RACINE À UZÈS

COMÉDIE EN UN ACTE, EN VERS AVEC PROLOGUE, ÉPILOGUE ET NOTES

d'après des DOCUMENTS NOUVEAUX ou INÉDITS

Représentée au théâtre du Vaudeville le 21 décembre 1864, pour le 225° anniversaire de la naissance de Racine.

1865.

PAR ÉDOUARD FOURNIER

PARIS, E. DENTU, ÉDITEUR. LIBRAIRE DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES, PALAIS ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLEANS.

PARIS. IMPRIME CHEZ BONAVENTURE, DUCESSOIS ET Cie, 55, QUAI DES AUGUSTINS.

Représentée au théâtre du Vaudeville le 21 décembre 1864, pour la 225e anniversaire de la naissance de Racine.


publié par Paul FIEVRE, septembre 2017.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:19.


PERSONNAGES. ACTEURS

JEAN RACINE, à 22 ans. M. Ariste.

GEORGES, son ami, lieutenant au régiment de Conti. M. Marius.

MONSINGRE, comédien de campagne. M. Saint-Germain.

COURTÈS, juge et serrurier à Uzès. M. Colson.

JEANNE, sa fille. Mme Laurence.

CLORINDE, comédienne Derieux.

LE PROLOGUE dit par M. Saint-Germain.

L'ÉPILOGUE. M. Munié.

La scène est à Argenteuil, vers 1692.


PROLOGUE

RACINE AU VAUDEVILLE

[RACINE].

Mesdames et messieurs, vous dites entre vous,

Que fêter Racine chez nous

Est une entreprise hardie.

Elle est du moins sans perfidie,

5   Et sans aucun piège trompeur.

Aussi, Messieurs, n'ayez pas peur,

Nous n'allons pas vous jouer la tragédie.

Voici le fait tout simplement :

Depuis tantôt six mois, vous le savez peut-être,

10   Les théâtres ont vu renaître ;

Par un heureux avènement,

La liberté !... Son plus beau privilège

Est le droit sacré d'admirer

En public, et de célébrer

15   Les maîtres, envers qui l'on semblait sacrilège

Sitôt qu'on les jouait autre part qu'aux Français,

À l'Odéon, ou... dans quelque collège.

Puisque enfin aujourd'hui, sans crainte de procès

Le droit nous est acquis par la loi qui protège,

20   De courber devant eux nos fronts,

Nous admirons.

Depuis que nous pouvons sans passer pour corsaires

Voguer sur ces grands flots, et prendre tous les tons,

Ce jour est le premier des grands anniversaires ;

25   Nous l'acceptons.

Avant Molière et Corneille, Racine

Premier en date, à son rang se dessine :

Nous le fêtons.

N'était-il pas déjà des nôtres,

30   Quand on le célébrait chez d'autres ?

Il fut toujours à nous : Par ses Plaideurs,  [ 1 Les Plaideurs, en trois actes et en vers seule com?die de Jean Racine, repr?sent?e en 1668.]

Par l'esprit de ses épigrammes,

Et par les brûlantes ardeurs,

Que, sans prétendre à ses grandeurs,

35   Nous tâchons de mettre en nos drames.

Il en eût fait, s'il vivait aujourd'hui...

De meilleurs, et qui sait ! - Je vais penser pour lui,

Pardon ! - Mais je crois bien que voyant qui nous sommes

Il rirait à nos faux Bonshommes ;  [ 2 Les Faux-bonhommes est une com?die de Th?odore Barr?re et Ernest Capendu, repr?sent?e le 11 nombre 1856 au th??tre du Vaudeville.]

40   Puis écoutant son coeur, à qui l'amour parla,

Il pleurerait à Dalila,  [ 3 Il existe un drame en trois actes d'Octve Feuillet nomm? Dalila de 1857.]

Dont l'auteur, - pardonnez encore ma parenthèse, -

Est à l'Académie assis dans son fauteuil.

Donc, nous pensions qu'on pouvait à son aise,

45   Lui faire fête ici, quand, le dédain dans l'oeil

Un vieil auteur me dit : « On rira par la ville ;

Racine est grand, mais incomplet ;

Il n'eût pas fait un quart de vaudeville

Il ne tournait pas le couplet,

50   « - Si fait, lui dis-je, et j'ai la preuve en poche »

Et là-dessus je lui décoche

Ces couplets, où l'on voit qu'il eût pu volontiers

Faire en chansons des actes tout entiers,

Comme jadis Panard et notre Désaugiers.  [ 5 D?saugiers, Marc-Antoine-Madeleine (1772-1827) : chansonnier, po?te et vaudevilliste.]

55   L'air en est vieux, mais respectable.

Vous l'excuserez. - C'est à table

Que Racine rima ces couplets certain jour,

Chez une dame de la Cour,

Qui, pour que son époux eût rang de capitaine,

60   Levait des soldats par centaine :

     

Vous faites des soldats au roi.

Iris, est-ce là votre emploi ?

Pour vous en éviter la peine,

Qu'Amour assemble seulement

65   Ceux qu'il a mis dans votre chaîne,

Vous en ferez un régiment.

     

J'y veux entrer, mais que l'argent

Ne soit pas mon engagement :

Je n'ai pas l'âme mercenaire;

70   D'un seul baiser faites les frais :

Engagé par un tel salaire,

Je ne déserterai jamais.

     

Mais n'allez pas, pour m'accepter

À ma taille vous arrêter ;

75   Grand ou petit, cet avantage

À la valeur ne fait en rien

C'est du coeur que part le courage,

Quand on aime, on sert toujours bien.

     

Les créateurs de ce théâtre

80   Desfontaines, Radet, et Piis, et Barré,  [ 6 Desfontaines, Radet, et Piis, et Barr? : chansonnier et dramaturges du th??tre du Vaudeville qui ?crivirent seul ou en soci?t?.]

Dans le grand homme avaient flairé

Le coupletier gaiment folâtre

Par la tragédie égaré.

     

Aussi, lorsqu'en l'an six vint son jour séculaire,

85   À sa mémoire ils crurent plaire

En le fêtant à leur façon,

C'est-à-dire avec la chanson.

Ils n'avaient que ce gai ramage,

Et personne ne s'en moquait.

90   La pièce qui fut leur bouquet

Avait pour un humble titre : Hommage  [ 7 Hommage au Petit Vaudeville au Grand Racine est une petite com?die de Coupigny, Barr?, Piis, Radet, Desfontaines de 1798.]

Du Petit Vaudeville au Grand Racine. - On voit

Qu'ils ne se flattaient guère, et c'est toujours adroit.

Le tout fut applaudi ; c'était simple, et sincère.

95   Nous ne voulons pas plus en cet anniversaire :

C'est un acte... de piété

Fait en pleine sincérité ,

Moitié grand jour, moitié nuit noire,

Sous forme d'ancien répertoire.

100   Et pourtant ce n'est qu'en tremblant

Que nous risquons cette partie.

Notre peur qui n'a pas le moindre faux semblant,

Ajoute à notre modestie.

Sur nos anciens je m'appuierai,

105   Pour commencer, je chanterai

Le couplet qu'Arlequin, de façon fort civile,

Fredonnait à la fin de leur gai vaudeville :

     

Si l'on trouve que nous sommes

Bien imprudents, bien hardis ;

110   Si l'on dit que les grands hommes

Chez nous deviennent petits,

Je dirai pour nous défendre :

Chez les Ombres je les prends :

Vous ne devez vous attendre

115   Qu'à des ombres de talents.

     

RACINE À UZÈS

La scène se passe sur la terrasse, qui est derrière l'église d'Uzès. Au fond le pavillon de Racine ; à droite, la boutique de Courtès ; à gauche, la maison de Georges.

SCÈNE PREMIÈRE.

COURTÈS.

Sortant de chez lui, ayant drapé sur une épaule sa robe rouge de juge, et sa sacoche de serrurier de l'autre.

Ma porte, en ce grand jour où je reprends ma charge,

Pour me laisser passer n'était pas assez large.

Mais irais-je d'abord, ou juge ou serrurier,

Me noircir à la forge ou bien à l'encrier ?

120   Que faire ? - Pour les gueux enfin saisis au piège

Forgerai-je des fers, ou bien condamnerai-je ?

Cela m'occupe fort, au point qu'en pleine nuit

Le jour pour moi commence.

Prenant un papier à sa ceinture.

Ah ! c'est le sauf-conduit.

De ce jeune officier. Il doit certes l'attendre,

125   Et même si matin, il peut, je crois, m'entendre.

C'est son salut! - Quel sot ! Le prince de Conti,

Qui depuis quelque temps s'est, dit-on, converti,

Et dès lors a l'horreur des plaisirs trop profanes,

Sachant que des acteurs couraient en caravanes

130   Le Languedoc, lui dit : « George, allez les chasser,

Prenez-les... » Il les joint, et les laisse passer.

On dit que là-dessous se cache une amourette

De théâtre. Le Prince veut alors qu'on l'arrête

Lui-même, et qu'on le juge ! Ah ! Pour moi quel succès !

135   Racine son ami vient biffer le procès.

Biou vivant ! à mon nez, il lui donne un refuge

Là!... De plus, il me faut lui porter, moi, le juge,

Cette passe. - Il peut tout, ce petit drôle, ici,

Car son oncle est absent et notre évêque aussi.

140   La belle proie échappe, ah ! si j'avais la moindre !

Si ces comédiens du moins... Mais où les joindre?

- Quant à George, un recours reste à l'autorité,

Il manque au sauf-conduit une formalité,

Suffît ! chacun son droit, il connaîtra le nôtre,

145   D'une main je le lâche, et le reprends de l'autre ;

Et cela d'autant mieux que, croyant tout gagné,

Racine, pour deux jours, d'Uzès est éloigné.

SCENE II.
Georges, Courtès.

GEORGES.

Sortant du pavillon de gauche, et se dirigeant vers la droite, tandis que Courtès va du côte contraire.

Sortons, car ce refuge est moins gai qu'une geôle.

Il en coûte, Clorinde, hélas ! À qui s'enrôle

150   Dans vos amours ! - Morbleu ! comme elle m'a trompé !

Et pendant ce temps-là, comme ils ont décampé,

Ces acteurs... Et j'ai, moi, de sots comptes à rendre,

Un peu plus j'étais pris pour n'avoir pas su prendre.

Si j'étais un poète, elle m'eût traité mieux...

155   Il me faut désormais des coeurs plus sérieux.

COURTÈS.

Se heurtant contre un banc, prêt de tomber.

Aï !... Dans l'ombre à tout coup, je manque d'équilibre.

GEORGES.

Allons trouver ce juge, il faut que je sois libre.

COURTÈS, arrivant au pavillon de gauche.

Enfin, je tiens sa porte.

GEORGES, à la boutique de Courtès.

Ah ! Voici sa maison.

SCÈNE III.
Les mêmes, Monsingre.

MONSINGRE, sortant au fond.

Si j'en crois mon oeil d'aigle, on voit à l'horizon

160   Des ombres s'agiter, qui sont bien matinales.

Serait-ce de ces gens des justices... pénales,

Qui nous traquent partout...

GEORGES, frappant.

Monsieur!

MONSINGRE.

Il m'a semblé

Que j'entendais. . .

COURTÈS, frappant.

Monsieur...

GEORGES, frappant encore.

C'est...

MONSINGRE, écoutant.

À gauche.

MONSINGRE.

C'est sûr, on a parlé.

COURTÈS, frappant.

165   Je viens...

MONSINGRE.

  Non, maintenant à droite

GEORGES.

Pour ce sauf-conduit...

MONSINGRE.

Tiens ! Ce qu'ici je convoite.

COURTÈS.

Pour cette passe.

MONSINGRE.

Aussi !... Ma foi de mieux en mieux.

Ces deux inconnus-là sont des gens précieux.

GEORGES.

Monsieur, donnez-la-moi...

COURTÈS.

Monsieur, je vous l'apporte.

MONSINGRE.

170   Entre eux deux qui l'aura ?... Moi...

GEORGES.

  Je brise la porte

Si...

COURTÈS.

Parlez !

GEORGES.

Est-il mort ?

COURTÈS.

A-t-il fui ? Mauvais cas !

GEORGES ET COURTÈS, ensemble.

Répondez !...

MONSINGRE.

Je réponds... qu'on ne répondra pas.

GEORGES, s'en allant.

Je reviendrai plus tard. . .

COURTÈS, de même.

C'était de trop bonne heure.

MONSINGRE.

À votre aise, messieurs ; mais, morbleu ! Que je meure

175   Si Monsingre bientôt n'a pas ce sauf-conduit !

Ce bon tour est de ceux qui m'ont toujours séduit.

Quand je ne sais pourquoi l'on se met sur ma trace

Je trouve assez plaisant d'escamoter ma grâce.

Georges s'éloigne.

SCÈNE IV.
Monsingre, Courtès, Jeanne.

COURTÈS.

Rentrons...

MONSINGRE, à part, au fond.

Déjà ! Tant pis, j'aurais...

COURTÈS.

Voyant Jeanne qui passe le seuil de la maison.

Ma fille sort !

180   Pourquoi ?

JEANNE.

  Pour vous ouvrir, car vous frappiez si fort...

COURTÈS.

À l'autre porte ?...

JEANNE.

Non, à la nôtre.

COURTÈS.

Est-ce étrange ?

MONSINGRE, à part.

Nouvel imbroglio...

COURTÈS.

Ta tête se dérange

Pauvre petite... Mais passons... où t'en vas-tu ?

JEANNE.

Aux matines.

COURTÈS.

Très bien, va. - Piété, vertu,

185   Mon enfant, sont toujours filles de la Justice.

Que jamais avec toi l'innocent ne pâtisse,

On pourra dire alors que tu m'as ressemblé...

J'ai fait bien des arrêts, j'ai fait plus d'une clé

Ah !...

MONSINGRE, ironiquement.

Que n'a-t-il pas fait ?...

COURTÈS.

Vois ces deux mains ; chacune,

190   En jugeant ou forgeant, fabrique une fortune

Pour toi... Mérite-la. Garde-toi d'écouter

Tous ces godelureaux qui t'en pourraient conter,

Ces détrousseurs d'amour, à l'oeillade assassine.

JEANNE.

Aucun...

COURTÈS.

Tu dis !...

JEANNE.

Mon père...

JEANNE.

Et ce petit Racine?

COURTÈS.

195   Lui, c'est vrai !

COURTÈS.

Pourquoi diable est-il ici tombé

De Paris ?

JEANNE.

On m'a dit que c'est pour être abbé.

MONSINGRE, à part.

Et sa vocation en termes clairs s'explique.

JEANNE.

Puis, il est avocat...

COURTÈS.

Et vive est sa réplique.

Contre moi-même, aux plaids le drôle parle d'or.

JEANNE, avec admiration.

200   Et poète !...

COURTÈS.

Il est tout. T'écrit-il ?...

JEANNE.

  Pas encor...

COURTÈS.

Je le voudrais.

MONSINGRE, à part.

Bon père.

JEANNE.

Il est loin.

COURTÈS.

Qu'il revienne.

Son esprit me payera plus d'une dette ancienne.

Au moindre billet doux de ce maître rieur,

Je...

JEANNE.

Songez que son oncle est monsieur le prieur.

COURTÈS.

205   Bast ! Eut-il pour cousin le prélat de Toulouse,

Je rendrais un arrêt, comme il faut qu'il t'épouse.

MONSINGRE, à part.

Ce bon juge est celui qui nous veut de l'ennui;

Si pour le déjouer, en l'ennuyant bien, lui,

J'employais cet amour du noble enfant du Pinde !

210   Oui, ce serait adroit... Mais consultons Clorinde.

Il sort.

SCÈNE V.
Georges, Jeanne.

Pendant cette scène, le jour se fait peu à peu.

GEORGES.

Apercevant Jeanne qui, après avoir quitté son père rentré dans la maison, se dirige vers l'église.

Quelle est cette ombre au loin, leste et trotte menu?

Appelant.

Hé ?

JEANNE.

Plait-il ?

GEORGES, à part.

On répond.

JEANNE, à part.

Serait-il revenu?

Haut.

Est-ce vous ?

GEORGES.

Oui.

À part.

Toujours, en rencontres pareilles.

Un gentil oui menteur a produit des merveilles.

JEANNE.

215   Bien vrai !

GEORGES, à part.

  C'est un galant... Voyons, s'il perd ses soins.

JEANNE.

De retour ?... Quoi, déjà !

GEORGES, à part.

Ce déjà me plaît moins.

Bah !..

Il s'avance.

JEANNE.

N'approchez pas tant, j'ai peur de vous connaître.

GEORGES, à part.

Il est entreprenant ! Mais qui ce peut-il être ?

JEANNE.

Tenez, Monsieur Racine...

GEORGES.

Ah ! Le petit mutin !

JEANNE.

220   Vous auriez pu ne pas revenir si matin ;

Car mon père défend que je vous entretienne.

Telle est sa volonté,

GEORGES.

Mais la vôtre ?

JEANNE.

Est la sienne.

Oui, mon coeur ne veut plus, monsieur, cire troublé,

Comme il l'est chaque fois que vous m'avez parlé.

GEORGES, à part.

225   Il voulait être abbé ! J'en rirais à me tordre.

JEANNE.

En moi la piété met le repos et l'ordre,

Et chaque mot de vous y vient tout déranger.

Je sens que c'est bien doux, mais j'en crains le danger,

J'ai peur des passions dont s'inquiète l'âme ;

230   Avec autant d'amour, je voudrais moins de flamme.

GEORGES, à part.

Des sentiments du Nord sous le ciel du Midi.

JEANNE.

Puis, vous n'attendez pas qu'on vous ait enhardi.

Vous savez donner trop d'éloquence au mot j'aime,

Il nous jette avec vous comme dans un poème,

235   Et ce qu'il dit alors va plus haut que mon coeur,

Et puis...

GEORGES, à part.

Ce n'est pas tout !

JEANNE.

Vous êtes trop moqueur.

Chez vous, et tout cela met mon père au supplice,

Le coeur a trop de feu, l'esprit trop de malice.

Pauvre père ! Combien vous l'avez lutiné.

240   Ne croyez pas au moins qu'il vous ait pardonné,

Non ! Ses ordres, monsieur, sont que je vous haïsse.

La charité, c'est vrai, défend que j'obéisse,

Le péché, c'est haïr...

GEORGES.

La vertu, c'est aimer.

JEANNE.

Oui.., que dis-je ? Adieu !

GEORGES, à part.

Non : Elle a tout pour charmer

245   Bonne, et je crois jolie, arrêtons au passage,

Haut.

Écoutez.

JEANNE, revenant.

Jamais !

GEORGES.

Là ! Si l'on devenait sage.

JEANNE, riant sous cape.

Eh bien ?...

GEORGES, balbutiant.

Si...

À part.

Je m'embrouille avec la raison, moi.

Si...

JEANNE.

J'ai bien entendu : si...

GEORGES, à part.

Je vais rester coi. .

Haut.

Vous comprenez.

JEANNE.

Mais non.

GEORGES, à part.

Je manque d'étude.

JEANNE.

250   C'est qu'il n'a plus du tout son esprit d'habitude.

GEORGES, avec explosion.

Enfin !

JEANNE.

Ni sa voix

Se retournant.

Ciel ! Un autre ! Que veut-il ?

GEORGES.

Perdu !

JEANNE, s'en allant.

S'il parlait mieux, il serait très gentil.

SCÈNE VI.
Georges, puis Racine.

GEORGES.

Mon éloquence, hélas ! Était bien dépourvue.

Que j'aurais mieux parlé, si je l'avais mieux [vue]

255   Il me faut ma revanche...

S'élançant pour la suivre.

RACINE, entrant vivement, et l'arrêtant.

Ah ! Georges.

GEORGES.

  Toi ? comment ?

Tu nous reviens ?

RACINE.

Pour toi ; car j'étais en tourment.

Je ne puis, mon ami, te savoir dans la peine.

GEORGES.

Brave coeur !

RACINE.

Ton danger est ce qui me ramène.

GEORGES.

Craindrais-tu donc ?

RACINE.

Beaucoup.

GEORGES.

Pourquoi ?

RACINE.

Désobéir

260   Chez le prince est un crime ; autant vaudrait trahir.

GEORGES.

L'ordre était trop sévère !

RACINE.

Il faut, à la puissance

Pour l'excès de rigueur, l'excès d'obéissance,

Et l'on frappe celui qui n'a pas su frapper.

GEORGES.

Avec le sauf-conduit je suis sûr d'échapper.

RACINE.

265   Je reviens pour cela. Donne que je le lise. ..

Il y manque, je crois, le cachet de l'Eglise,

Je le garde chez moi, quand mon oncle est absent,

Donne, j'en veux sceller ton brevet d'innocent.. .

GEORGES.

Je ne l'ai pas.

RACINE.

Courtès ?

GEORGES.

Dort... comme à l'audience...

270   Mais nous avons le temps...

RACINE.

  J'aime ta confiance,

Et m'en effraie.

GEORGES.

Ah! bah ! notre sort où va-t-il ?

De la plainte aux chansons, de l'amour au péril ;

Soldat, je prends les uns ; poète, prends les autres.

RACINE.

Amour, chansons !

GEORGES.

Le culte avec ses patenôtres.

RACINE.

275   Tu crois donc ?

GEORGES.

  Oh ! Je sais où rêve ton désir,

Ton choix...

RACINE.

Quand mon chagrin est de ne pas choisir !...

C'est ?...

GEORGES.

La jolie enfant, qui craintive, discrète,

Aime à si petit bruit, soupire et le regrette.

RACINE.

Jeanne qui loge là...

GEORGES.

Sa demeure, et son nom !

280   Tu la connais du moins ?

RACINE.

Oui.

GEORGES.

Tu l'adores ?

RACINE.

  Non.

Lorsque dans ce désert mon coeur cherche à s'entendre,

Au passage, il est vrai, je me plais à l'attendre,

J'essaie en la suivant la langue aux doux propos,

Je lui parle d'amour, comme on parle aux échos ;

285   Voilà tout...

GEORGES.

Et l'écho te répond-il ?

RACINE.

  Peut-être,

Mais il n'éveille pas ce qui chez moi veut naître.

GEORGES, à part.

Tant mieux !

Haut.

Bien vrai ?

RACINE.

Bien vrai ! Je suis toujours loyal !

Avec Jeanne je crois rentrer à Port-Royal,

Au temps où les Arnauld, ma tante Sainte-Thècle,

290   Me disaient : « Fuis le monde et les gloires du siècle. »

Or, vois-tu, ce n'est pas ce qu'il faut aujourd'hui

A l'immense désir qui fait mon long ennui.

GEORGES.

L'ennui ! dans la contrée où la nature est belle.

RACINE.

Plus elle est belle ainsi, plus elle m'est mortelle,

295   Je me fatigue à voir son immobilité,

Ce soleil sans un voile et l'éternel été ;

J'espère en vain la pluie en ces poudreux ombrages

Et suis las d'y sentir des souffles sans orages.

Ah ! Que j'aimerais mieux, sous la foudre et l'éclair.

300   Ces tourmentes qui sont les passions de l'air.

J'apprendrais à saisir dans leurs rages soudaines

Ce que sont nos fureurs : nos amours, et nos haines ;

Tout ce que je devine, hélas ! Et ne sais pas,

Car tempêtes, amours, sont les mêmes combats,

305   Je le sens, quel que soit le nom dont on les nomme,

Et la nature entière est dans le coeur de l'homme.

GEORGES.

Bien !... Que n'écris-tu pas ? Pour toi, c'est un devoir.

RACINE.

Je travaille, en effet...

GEORGES.

Quelle est l'oeuvre en espoir ?...

RACINE.

Ovide, ses amours...

GEORGES.

Et ses métamorphoses,

310   Bel inconstant !

RACINE.

  Changer, telle est la loi des choses.

À ce premier sujet si je devais faillir,

J'en ai mille autres là qui viennent m'assaillir.

GEORGES.

La muse de Corneille aura donc un émule.

RACINE.

Je prétends moins. Sa gloire, il est vrai, me stimule.

315   M'entraîne , mais je veux rester moi tout entier ;

S'il a le grand chemin, je prendrai le sentier,

Et j'y marcherai seul en pleine vie humaine.

Ses héros vont plus loin, moi je les y ramène,

Et veux remettre ainsi, palpitant sous nos yeux,

320   Ces grands hommes qu'il monte à la hauteur des dieux.

Échappant sans le fuir au joug sacré du maître,

Je dis, moi, ce qu'ils sont, lui, ce qu'ils devraient être,

Et cherche à prendre ainsi le peu qu'il a laissé

Dans cet art descendu, mais non pas abaissé.

325   Je te dis mon espoir, l'amour en est la trêve

Et peut-être pour moi n'est-ce qu'un double rêve.

Ah ! Que de fois, ami, seul, un livre à la main

Pour abréger le temps allongeant le chemin,

Des héros espérés j'évoque à moi l'élite.

330   Ils viennent, c'est Pyrrhus, Andromaque, Hippolyte,

Phèdre !... me racontant tout ce qu'ils ont souffert,

Et de leur désespoir emplissant mon désert.

Ah ! Que ne puis-je enfin les détacher du livre,

Et les montrer vivants comme je les sens vivre !

335   Que ne suis-je où l'on donne un corps à ces esprits,

À ces âmes la voix !...

GEORGES.

Tu voudrais donc ...?

RACINE.

Paris.

GEORGES.

Son théâtre.

RACINE.

Eh bien ! oui, c'est là ce que j'appelle,

Tout le reste me pèse, et je m'y sens rebelle.

GEORGES.

Quoi ! La religion ?

RACINE.

Ah ! j'en voudrais sortir.

GEORGES.

340   Pour y rentrer plus tard avec le repentir.

RACINE.

Peut-être... Maintenant, je n'ai là qu'une flamme !

Sans parler du Seigneur, on peut élever l'âme.

L'art tel que je le sens est humain, et mortel;

Mais s'il vit sur la terre, il s'éclaire du ciel ;

345   La passion qu'il porte est celle de la vie,

Mais superbe, et jamais aux jours vils asservie.

L'homme, même tombé, doit y paraître grand.

GEORGES.

Avec ces passions, une autre encore vous prend,

Les femmes de théâtre alors...

RACINE.

Serait-ce un crime

350   D'enseigner en aimant l'amour à qui l'exprime ?

Le poète amoureux est le plus excellent.

On n'a qu'à l'écouter pour avoir du talent.

GEORGES.

Avec toi l'on ferait vite un apprentissage.

RACINE.

Chez le prince, dis-moi, tu connus au passage

355   La Du Parc ?

GEORGES.

  Oui beaucoup.

RACINE.

  Ou vantait sa beauté.

GEORGES.

On parlait plus encore de sa légèreté.

RACINE.

C'est qu'on n'avait pas su lui faire une constance.

Je l'aimerais, je crois...

GEORGES.

À très longue distance,

Car elle est à Paris avec Molière.

RACINE.

Hélas!

360   Chez Moutfleury l'on cite avec de grands éclats

La jeune Champmeslé...

GEORGES.

Tu voudrais la connaître.

RACINE.

J'en brûle.

GEORGES.

Et que dira la Duparc !

RACINE.

Raille, traître,

Raille, si tu le veux. Des deux je suis épris.

Il semble que leur voix me parle quand j'écris,

365   Se môle à mes pensers, les suit ou les devance,

Comme un écho charmant qui répondrait d'avance.

GEORGES, riant.

Ha ! ha !

RACINE.

N'as-tu jamais entendu soupirer

En toi, celle qu'un jour tu devais adorer ?

GEORGES.

Jamais...

RACINE.

Clorinde même !

GEORGES.

Ah ! Plus un mot sur elle.

370   De pareils souvenirs s'en vont à tire d'aile.

Il me faut aujourd'hui des amours plus constants.

RACINE.

Tu l'adoras. . .

GEORGES.

Un jour, et ce fut trop longtemps.

Plus de ces passions qu'on joue à l'étourdie !

Déesses d'aventure, anges de comédie,

375   Chez qui, je le sais trop, le coeur est un absent,

L'esprit un étranger et l'amour un passant,

Adieu ! Ce que je veux, c'est candeur et tendresse,

Le sentiment qui va sans ruse et sans adresse,

La femme près de qui portant son coeur lassé,

380   On se repose en paix des amours du passé,

Qui sans de longs soupirs vient à vous d'elle-même,

Et commence d'aimer, dès qu'elle croit qu'on l'aime.

Tu peux rêver encor, je suis las de rêver ;

Te moquas-tu de moi, si je pouvais trouver

385   Une naïve enfant, que rien d'impur ne fane

Discrète et même un peu dévote...

RACINE.

Qui, pendant ce temps, écrit sur ses tablettes ; à part.

Il a vu Jeanne.

GEORGES, continuant.

Laissant comme un parfum, autour de sa beauté

La pudeur de son âme, et sa sérénité

RACINE, de même.

Il l'aime...

GEORGES.

Je serais heureux, ne t'en déplaise.

390   Le calme du foyer, quand tu veux la fournaise,

Voilà mon lot.

RACINE.

J'entends.

GEORGES.

Sans avoir écouté.

RACINE.

Si fait...

GEORGES.

En écrivant ?

RACINE.

Ce que tu m'as dicté.

GEORGES.

Moi ?

RACINE.

Lis plutôt. ..

GEORGES, lisant.

C'est vrai « Stances : L'Amour tranquille. »

Vers charmants !

RACINE.

Tu dictais, c'était assez facile.

GEORGES.

395   Je les prends...

RACINE.

  Soit, mais dis partout qu'ils sont de toi.

GEORGES.

Jamais...

RACINE.

Rends-les alors.

GEORGES.

Non.

RACINE.

Si.

GEORGES.

Mais...

RACINE.

Ah !

GEORGES.

Qui pendant le débat s'est rapproché de la rampe de la terrasse, et à qui les tablettes viennent d'échapper.

Ma foi !

Dans la ruelle ils sont tombés pendant la lutte.

RACINE.

Si mes oeuvres déjà font ainsi la culbute,

Triste augure ! Courons.

Il sort.

SCÈNE VII.
Georges, puis Monsingre.

GEORGES.

Allant vers la maison de Courtès.

Moi, chez le juge

On entend une cloche.

Non.

400   La messe finit, Jeanne alors... guettons-la.

MONSINGRE, se heurtant contre lui.

  Bon !...

Butor !

GEORGES, se retournant vivement.

Hein ?

MONSINGRE, qui le reconnaît.

Ciel !

S'inclinant et se cachant le visage avec la plume de son chapeau.

Monsieur !

GEORGES.

J'ai déjà vu ce drôle...

Il sort.

SCÈNE VIII.
CLORINDE, MONSINGRE.

CLORINDE.

Lisant les tablettes qu'elle vient de trouver.

L'auteur de ces vers-là pourrait m'écrire un rôle.

MONSINGRE, regardant Georges s'en aller.

Il nous arrêterait sans que ça fit un pli,

Car c'est lui, j'en suis sûr...

CLORINDE, lisant toujours.

Joli.

MONSINGRE.

Quoi ?

CLORINDE.

Très joli !

MONSINGRE.

405   Notre danger, sans coeur !

CLORINDE.

  Ce que je viens de lire.

Les vers trouvés en bas...

MONSINGRE.

Oh ! Mais c'est du délire !

Tu lisais quand partout on nous traque, on nous suit.

CLORINDE.

Ne dois-tu pas avoir bientôt ce sauf-conduit ?

MONSINGRE.

Sans doute... En attendant, on nous serre à la gorge.

410   Il faut absolument quitter ce pays. - George

Qui doit nous en chasser sous peine de prison

Est ici.

CLORINDE.

D'un sourire on en aura raison.

MONSINGRE.

Tu l'as déjà joué, j'ai peur qu'il ne se venge.

CLORINDE.

C'est un morceau charmant !

MONSINGRE.

Encore.

CLORINDE, reprenant sa lecture.

Il est étrange

415   Qu'on fasse de tels vers aussi loin de Paris.

MONSINGRE, prenant les tablettes.

Voyons donc

Lisant.

Pas trop mal ! Je les aurais écrits...

CLORINDE.

Fat !

MONSINGRE.

Le tour est galant, l'allure décidée.

Je les garde.

CLORINDE.

Pourquoi ?

MONSINGRE.

Nous avons notre idée.

CLORINDE.

En connais-tu l'auteur ?

MONSINGRE.

Oui ; c'est, j'en jurerais,

420   Ce jeune abbé manqué, logé là tout auprès.

Chez les Muses souvent monsieur fait des sorties.

Il veut, dit-on, jeter son froc à leurs orties.

CLORINDE.

Il s'appelle ?...

MONSINGRE.

Racine... un nom de végétal.

CLORINDE.

Corneille à mon avis sonnait tout aussi mal.

425   Qu'ils dérivent ou non des bêtes ou des herbes,

Sitôt qu'ils sont fameux ces noms-là sont superbes.

MONSINGRE.

Des phrases ! Il nous faut beaucoup mieux aujourd'hui.

Ce jeune homme est puissant. On peut trouver chez lui

Des moyens de salut ; voilà ce qui m'importe.

CLORINDE.

430   Je t'admire.

MONSINGRE.

Parbleu

CLORINDE.

  Qui t'instruit de la sorte ?...

MONSINGRE.

On n'est jamais perdu, quand on sait écouter,

Et j'écoute... partout. - Dieu daigna te doter....

D'un frère que jamais le péril ne submerge,

Clorinde, bénis-le, puis retourne à l'auberge.

CLORINDE, en s'éloignant.

435   Guettons ce poète.

SCÈNE IX.
Monsingre, Courtès, qui sort de sa maison.

MONSINGRE, l'apercevant.

  Ah ! L'homme au papier sauveur !

COURTÈS, se dirigeant vers la maison de Georges.

Portons ce sauf-conduit.

MONSINGRE.

Encor cette faveur !

Ciel ! Fais que je l'attrape... Il l'a mis dans sa poche.

Bien...

COURTÈS.

Ce jeune officier m'a tantôt, sans reproche,

Fait trop attendre. Aussi, quand j'aurai bien frappé,

440   S'il ne répond pas mieux, j'ai mon plan.

MONSINGRE, enlevant lestement le papier.

  Attrapé !

COURTÈS, frappant.

Là !...

MONSINGRE, lisant le sauf-conduit.

Noms en blanc !... J'y mets : Monsingre avec sa troupe,

Et lestes nous partons, la Tragédie en croupe.

COURTÈS, réfléchissant.

Après, sur ces acteurs...

MONSINGRE, qui l'entendu.

Hein !

COURTÈS.

Je me lance.

MONSINGRE.

Bon !

COURTÈS.

Je les suis.

MONSINGRE.

Bien !

COURTÈS.

Les joins.

MONSINGRE.

Très bien.

COURTÈS.

Et les prends...

MONSINGRE.

Non !

445   C'était prévu... De peur qu'il ne nous inquiète,

Il faut l'inquiéter...

COURTÈS, frappant encore.

Hé !

MONSINGRE.

Les vers du poète

Suffiront. Laissons-les, comme un piège tendu

À sa fille.

Il met les tablettes sur le banc.

COURTÈS, attendant qu'on ouvre.

Encor rien !

MONSINGRE.

Il croira tout perdu.

L'inquiétude alors le talonne, le gagne.

450   Quand nous courrons les champs, il battra la campagne.

COURTÈS.

Peut-il, puisqu'il m'attend, être déjà sorti?

Non, il est là qui dort ; moi, je prends un parti !

Je l'enferme.

Il donne un tour de clef.

MONSINGRE, qui a entendu les derniers mots.

Qui donc ? Il faut que je l'observe.

COURTÈS.

C'est un morceau de roi qu'ainsi je me conserve.

455   Ce Georges...

MONSINGRE, à part.

Quoi, c'est lui ?

COURTÈS, continuant.

  M'appartient. - On dira

Qu'avec le sauf-conduit...

MONSINGRE, riant.

Quoi ! C'était le sien, ha !

Coup double !

COURTÈS, continuant.

Il aurait fui, soit...

MONSINGRE.

Le gibier espiègle

Part, le chasseur est pris...

COURTÈS.

Mais il n'est pas en règle

Le sauf-conduit.

MONSINGRE.

Comment ?

COURTÈS.

Ce n'est qu'un vil papier,

460   Sans le cachet.

MONSINGRE, regardant.

  Il manque ! Ah ! J'en voudrais crier.

COURTÈS.

Il faudrait pour l'avoir le retour de Racine,

Et Racine est bien loin.

MONSINGRE.

Voilà qui m'assassine.

Secouant la porte du pavillon.

Et dire qu'il est là ce cachet endiablé ;

Là, dans ce pavillon, et qu'un seul tour de clé...

Se retournant vers Courtès.

465   Ah !...

COURTÈS, l'apercevant.

  Que fait ce monsieur planté devant la porte...

MONSINGRE, réfléchissant.

Oui... très adroit !

COURTÈS, le regardant.

Son air ferait crier main-forte.

MONSINGRE, avec inspiration et se cambrant.

J'ai mon rôle...

COURTÈS.

Un acteur !... de ceux que je poursuis

MONSINGRE.

S'il me connaissait ?... Non...

COURTÈS.

Arrêtons !... Si je puis !...

Il est armé.

MONSINGRE.

Rusons !

COURTÈS.

Soyons fin.

MONSINGRE.

Soyons ferme.

470   C'est là qu'il faut entrer...

COURTÈS.

  C'est là que je l'enferme.

MONSINGRE.

Brave homme...

COURTÈS.

Monseigneur.

MONSINGRE, à part.

Il ne me connaît pas.

COURTÈS, à part.

Monseigneur ! Sacripant ! Tu me la pagueras.

MONSINGRE, haut, montrant la porte.

Je voudrais...

COURTÈS.

Volontiers...

MONSINGRE, à part.

Le sot vient de lui-même !

Haut.

Racine...

COURTÈS.

Est votre ami...

MONSINGRE.

Je le protège, et l'aime.

COURTÈS, à part.

475   Quel drôle !...

MONSINGRE.

  Près d'ici je l'avais rencontré,

Et d'avis, en causant, nous avions différé

Sur un point...

COURTÈS.

De morale ?...

MONSINGRE.

Oh ! Mais de la plus haute !

COURTÈS, à part.

Gredin !

MONSINGRE.

Je le serrais, il allait être en faute

De raisonnement.

COURTÈS, à part.

Lui ! Qui m'a vaincu souvent !...

MONSINGRE.

480   Quand il dit : « J'ai chez moi certain livre savant,

Qui vous battrait ! » Morbleu ! Je veux l'avoir ce livre,

Car la discussion comme un combat m'enivre,

Je suis fort à l'épée et plus à l'argument,

Il me faut à tout prix ce bouquin ; mais comment ?

485   Tout est clos !...

COURTÈS.

Me voici pour ouvrir...

On ouvre.

MONSINGRE, entrant.

  Ce service

Me plaît... En m'obligeant vous servez la justice.

COURTÈS.

Je le sais

Donnant un tour de clef.

Aussi...

MONSINGRE, dans la maison.

Là ! Vous m'avez enfermé.

Ouvrez, qu'attendez-vous?

COURTÈS.

Un plus ample informé...

MONSINGRE.

Suis-je en prison ?

COURTÈS.

Oui !...

MONSINGRE.

Mais !...

COURTÈS.

L'esprit s'y fortifie

490   C'est là qu'on fait le mieux de la philosophie.

Adiousias, moûsû !

SCÈNE X.
Courtès, Jeanne.

JEANNE.

Qui a pris les tablettes sur le banc. ? Après avoir lu.

Que ces vers sont charmants !

COURTÈS, se parlant à lui-même.

Deux captifs, deux procès et deux bons jugements.

Quelle aubaine !

JEANNE, de même.

Ah ! Parfait !

COURTÈS.

Que faites-vous là, Jeanne ?

JEANNE.

Je lis des vers...

COURTÈS.

D'amour. ..

JEANNE.

Non.

COURTÈS.

Ce que je condamne.

JEANNE.

495   Ils sont bien innocents, je les ai trouvés là,

Et j'ai cru que c'est vous...

COURTÈS.

Par exemple !... Voilà

Que de vers amoureux, je deviendrais complice !

Autre affaire, avec preuves à l'appui... comme on glisse

Par tous moyens le mal au coeur qu'il doit ternir

Lui prenant les tablettes.

500   Donnez ! Et gardez-vous de vous en souvenir...

Il sort.

SCENE XI.
Jeanne, puis Clorinde.

JEANNE.

Les vers qui vont au coeur, est-ce qu'on les oublie ?

L'âme qu'ils ont émue en est comme embellie,

Et par reconnaissance en garde le parfum.

Si Racine ?... Mais non ! Des vers calmes ! Pas un

505   Ne peut être de lui. - Sans me croire insensée,

J'aimerais bien celui dont ils sont la pensée...

Ce jeune homme, tantôt, aux aveux si couverts ?...

Peut-être...

Après un silence et comme récitant.

« Amour tranquille... »

CLORINDE, qui a entendu les derniers mots.

Ah ! Vous savez ces vers

Déjà, mademoiselle ?

JEANNE.

Et pourquoi pas, Madame ?

CLORINDE.

510   Ce n'est pas qu'autrement ici j e les réclame ,

Mais...

JEANNE.

J'ai dû les savoir la première...

CLORINDE.

Pourquoi ?

JEANNE.

C'est que je pense bien qu'on les a faits pour moi.

CLORINDE.

Vous possédez alors l'amour d'un vrai poëte ,

Je m'y connais...

JEANNE.

C'est plus que Jeanne ne souhaite...

CLORINDE.

515   Dédaignez-vous l'éclat d'un nom étincelant ?

JEANNE.

Le coeur me suffirait.

CLORINDE.

Je voudrais le talent.

JEANNE.

Sans passion trop vive...

CLORINDE, avec ironie.

Un talent de ménage.

JEANNE.

Que le bonheur...

CLORINDE.

La gloire est son seul apanage.

JEANNE.

Guidé par le devoir...

CLORINDE.

Le devoir l'éteindrait...

JEANNE.

520   Que de péchés alors !...

CLORINDE.

  L'amour l'en absoudrait...

SCENE XII.
Les mêmes, Racine.

RACINE.

Vous discutez, je crois, puis-je en savoir les causes?

Car la dispute éclaire ou brouille bien des choses...

JEANNE.

Monsieur Racine !

CLORINDE, à part.

Lui !

JEANNE, à part.

Je vais enfin savoir

Si ces vers...

CLORINDE.

Nous parlions de l'art et du devoir.

RACINE.

525   Très bien...

CLORINDE.

  Mademoiselle, en prude jeune fille,

Plaidait...

RACINE.

Je le comprends, plaidait pour la famille...

Pourquoi non ?

JEANNE.

Ah !

RACINE.

Je suis à d'autres goûts enclin,

Mais penche à celui-là. - Je naquis orphelin,

Mon enfance ne fut que solitude amère,

530   Et pour savoir enfin ce que c'est qu'une mère,

Je me rêve une épouse avec de beaux enfants...

Plus tard...

JEANNE.

Donc ces pensers ?...

RACINE.

En vain je m'en défends.

Est-ce un pressentiment dont je subis le charme ?

Mais je leur dois déjà plus d'une douce larme.

535   L'autre jour des enfants préparaient sous les fleurs

Un autel à la Vierge : en mêlant ces couleurs,

Comme ils semblaient heureux, que leur joie était pure,

Et quels soins ils mettaient à la sainte parure !

Le père, souriant, était au milieu d'eux,

540   Applaudissant leurs cris, applaudissant leurs jeux.

À l'instant solennel, il mit la croix bénie,

Et grave, précéda l'humble cérémonie ;

Et j'admirais alors en sa sérénité

L'accord de la famille et de la piété.

545   Je les suivis longtemps des yeux et du sourire ;

Et quand ils furent loin ? Ah ! Qui pourra me dire

Ce qui dans ces moments se passe au fond de nous -

Je me sentis en pleurs, et j'étais à genoux.

D'avance en ce tableau j'ai cru me reconnaître.

550   Ce père souriant, ce sera moi, peut-être !

J'aime, vous le voyez, les plus calmes plaisirs,

Et la paix domestique est un de mes désirs.

JEANNE, à part.

Oui, ces vers sont de lui !

CLORINDE.

Pour devenir les vôtres,

Il faut que ces désirs soient devancés par d'autres.

555   Gardez-les pour les temps du lointain avenir,

Où l'homme qui s'éteint demande à bien finir.

Ce n'est pas en naissant que notre âme sommeille,

Écoutez votre coeur que le génie éveille.

RACINE.

Le génie ? oh ! non.

CLORINDE.

Certes...

JEANNE, bas à Racine.

Elle veut vous flatter,

560   Comme le Tentateur...

CLORINDE.

  Laissez-vous emporter

A ce charme éloquent dont le doux feu pénètre.

RACINE.

Mais...

CLORINDE.

J'ai lu de vos vers, et je crois vous connaître.

RACINE.

Ils ne sont qu'amoureux.

CLORINDE.

Ils pourront être forts.

La passion est tout.

RACINE.

Mais qu'il faudrait d'efforts !

CLORINDE.

565   En triomphes toujours la gloire sait les rendre.

Le théâtre est à vous, si vous savez le prendre...

JEANNE.

Le théâtre !... Mon Dieu ! Mais il sera damné.

CLORINDE.

Tout ce qui vient du ciel est du ciel pardonné,

Et le génie envient; tout est saint, qui s'élève.

JEANNE, à Racine.

570   Mais vous n'y pensez pas, vous, du moins ?

RACINE.

  C'est mon rêve

JEANNE, à part.

Et j'aurais pu l'aimer !...

RACINE, continuant.

Mon plus ardent espoir.

JEANNE, indignée.

Ah !

CLORINDE.

N'hésitez donc plus, vous n'avez qu'à vouloir.

Athlète fatigué, Corneille, sous la tente,

Recueille en vers pieux sa muse pénitente,

575   Traduit les livres saints.

RACINE.

  C'est là que doit aller

Tout homme à bout de jours qui veut se consoler.

JEANNE.

Bien !...

CLORINDE.

Remplacez sa voix qui s'obstine à se taire,

Et pour nos temps nouveaux pourrait sembler austère.

Il était la Grandeur; allez, soyez l'Amour;

580   Quel triomphe pour vous dans cette jeune cour,

Qui, de ses sentiments cherchant qui l'entretienne,

Aime les passions, où s'enflamme la sienne.

RACINE.

Et le roi ?

CLORINDE.

Vous l'aurez pour premier partisan.

RACINE.

Vous croyez ?

CLORINDE.

J'en réponds, mais soyez courtisan.

RACINE.

585   Corneille l'était peu.

CLORINDE.

  Soyez-le davantage.

Le courtisan d'esprit a le meilleur partage.

RACINE.

Le malheureux par lui peut être défendu ?

CLORINDE.

Oui, mais il risque alors d'être mal entendu.

RACINE.

Si l'on parlait au roi de son peuple qui souffre,

590   Si l'on osait lui dire ?...

CLORINDE.

  On irait droit au gouffre,

Soi-même on se perdrait, sans rien faire pour tous.

Le danger serait là. ..

RACINE.

Mais qui donc êtes-vous ?

CLORINDE.

Moi, le reflet, l'écho, l'ombre, un rien qui tout frôle.

RACINE.

Et pour ces bons conseils que vous donner?

CLORINDE.

595   Un rôle.

JEANNE, à part.

Que dit-elle ?

CLORINDE.

  À présent vous me connaissez bien...

RACINE.

Vous savez tout, comment ?

CLORINDE.

C'est que je ne suis rien.

Je connais mal Paris, et beaucoup les provinces.

J'ai chez eux observé seigneurs et petits princes,

Et de ceux de la cour ils sont peu différents.

600   En voyant les petits, j'ai deviné les grands.

RACINE.

Mais enfin, dites-moi ?...

CLORINDE.

Fille de gentillâtre

Et pour monter d'un rang princesse de théâtre.

JEANNE, s'enfuyant.

Une comédienne, ah !...

CLORINDE.

Je n'ai qu'un espoir,

Paris. J'y vais ; mon nom est Clorinde. Au revoir.

Elle sort.

SCÈNE XIII.

RACINE, seul.

605   Il me semble à présent que je commence à vivre.

J'espère en moi, je crois. - Avant que de la suivre,

Donnons à mon ami les moyens de partir.

Il va au pavillon et l'ouvre.

SCÈNE XIV.
Racine, Monsingre.

MONSINGRE, sortant vivement.

Ah !

RACINE, stupéfait.

Qu'êtes-vous ?

MONSINGRE.

Merci de m'avoir fait sortir,

Merci !...

RACINE, se posant d'une façon menaçante.

Parlez, j'attends.

MONSINGRE.

Très bien, mine hardie.

610   Ton fier...

RACINE, avec la plus vive impatience.

Ah !

MONSINGRE.

  Vous joueriez fort bien la tragédie.

RACINE, lui prenant le papier qu'il tient.

Et quel est ce papier ?

MONSINGRE.

Geste net ! Encor mieux,

Pour les jeunes Héros et pour les jeunes Dieux,

Parfait!

RACINE, regardant le papier.

Le sauf-conduit ! vous l'avez osé prendre...

MONSINGRE, s'inclinant.

Et dans quelques instants vous allez me le rendre.

RACINE.

615   Moi !

MONSINGRE.

Vous.

RACINE.

Mais de quel droit !

MONSINGRE.

Le malheur.

RACINE.

  Savez-vous

Que !...

MONSINGRE.

Voyez-y mon nom ; tous deviendrez plus doux.

RACINE.

Il a mis le cachet !

MONSINGRE.

Il fallait être en règle.

RACINE.

Et son nom, en effet : « Monsingre. »

MONSINGRE.

Dit : L'oeil d'aigle.

RACINE, continuant de lire.

« Avec sa compagnie. » Oh ! Sa bande.

MONSINGRE.

Plaît-il ?

620   Pour un Roi détrôné, soyez moins incivil,

Jeune homme, croyez-moi. . .

RACINE.

Pour un roi ?

MONSINGRE.

Mieux encore

Un Tyran...

RACINE.

Vous seriez ?...

MONSINGRE.

Tous les soirs Matamore.

RACINE.

Tiens !...

MONSINGRE.

Il se radoucit...

RACINE, à part.

Pauvre comédien !

MONSINGRE.

C'est l'effet d'un beau nom, j'étais bien sûr du mien.

RACINE.

Se ravisant et voulant déchirer l'écrit.

625   N'importe !

MONSINGRE.

Attendez...

RACINE.

  Non... Qui certifie au reste

Que vous soyez vraiment ?...

MONSINGRE.

Mon beau talent l'atteste,

Vous faut-il ?

RACINE.

Une preuve.

MONSINGRE.

Eh bien !

RACINE.

Voyons un peu.

MONSINGRE.

Un morceau de l'Esther que fit Pierre Mathieu.

RACINE.

Esther, bien ! Beau sujet !...

MONSINGRE.

Et quel titre ample et riche !

630   On ne sait plus, monsieur, composer une affiche..

Il fallait voir écrit, avec tout son détail,

Ce titre qui lui seul est un si beau travail :

« Esther, histoire tragique en laquelle est représentée la condition des Rois et Princes sur le théâtre de la Fortune, la prudence de leur conseil, les désastres qui surviennent par l'orgueil, l'ambition, l'envie et la trahison ; combien est odieuse la désobéissance des Femmes, finalement comme les Reines doivent amollir le courroux des rois endurcis sur l'oppression de leurs sujets. »

RACINE.

Ouf !

MONSINGRE.

Je disais, monsieur, tout cela d'une haleine

Quand je faisais l'annonce à voix sonore et pleine.

RACINE.

635   Les vers...

MONSINGRE.

  Je prends la scène où l'exécrable Aman

- C'était moi, - prie Esther à genoux, humblement :

« Chef d'oeuvre de beauté, réjouissante face,

Le maltalent du Roy et mes erreurs efface !

Par le jour rougeoyant qui ci-bas t'envoya,

640   Par l'aspect bienheureux qui sur toy flamboya.

Par tes yeux rayonnants et par cette couronne,

Qui décore ton chef, permets qu'il me pardonne. »

RACINE.

Assez !

MONSINGRE.

Hein ? Que c'est beau !...

RACINE.

C'est horrible, odieux !

MONSINGRE.

Vous êtes difficile.

RACINE.

On pourra faire mieux...

MONSINGRE, à part.

645   Ces jeunes gens vraiment sont d'une suffisance !

Haut.

Mais, moi, j'étais touchant, dites sans complaisance

Vous étiez ému ?...

RACINE.

Peu.

MONSINGRE.

Peu! vous n'avez rien là!

De Gabriel Gilbert l'oeuvre me révéla.

Sa pièce, vous savez...

RACINE.

Sujet inaccessible,

650   Oui, Phèdre !...

MONSINGRE, le reprenant.

  Hippolyte ou le Garçon insensible

Citez donc bien. - Je prends le morceau remarqué,

Récitant.

« Ce prodige »

Parlant.

L'effet n'en a jamais manqué.

Récitant.

« Ce prodige. »

Parlant.

Il s'agit du dragon effroyable,

Qui mit en cent morceaux le prince pitoyable.

Récitant.

655   « Ce prodige au lieu d'yeux »

Parlant.

Hein !

Récitant.

  « Portant deux flambeaux

Semblait tirer des feux du sein des mêmes eaux. »

Parlant.

Hein !

Récitant.

« Ses chevaux troublés qu'il retire en arrière,

Malgré tous ses efforts enfilent la carrière.

Le monstre leur fait peur avec son oeil ardent.

660   Lors Hippolyte tombe. Ô funeste accident !

Son sang rougit les lieux par où la mort le passe,

Nous, les larmes aux yeux, suivons sa rouge trace,

Et nous maudissons tous, en regrettant sa mort,

Les rênes, les chevaux, et le monstre, et le sort. »

RACINE, suffoqué.

665   Ah !

MONSINGRE.

  Je n'ai pas tout dit, et c'est vraiment dommage,

La force m'eût manqué pour gémir davantage.

RACINE.

Quel âge a ce morceau ?

MONSINGRE.

Quinze ans.

RACINE.

Il est bien vieux...

Le vrai, le naturel y manque.

MONSINGRE.

Eh bien ! Tant mieux !

Le naturel toujours ! voilà ce qui m'irrite.

670   Si c'était naturel, où serait le mérite !

Voyons, j'ai du talent, dites-le.

RACINE.

Pas du tout,

MONSINGRE.

Vous m'étonnez bien, mais que me faut-il ?

RACINE.

Le goût

D'abord...

MONSINGRE.

Ah ! La remarque est par trop singulière !

Je manquerais de goût, moi !... L'ami de Molière !

RACINE, se rapprochant.

675   Molière ?

MONSINGRE.

  Est mon ami, mon camarade, bref,

Dans la troupe, Monsieur, dont il était le chef

Je fus premier emploi. - Nous courions ces contrées ;

C'étaient de tristes jours, mais de belles soirées.

Et pourtant j'avais moins de talent qu'aujourd'hui,

680   Molière parlait peu, mais je parlais pour lui.

Bon, obligeant, il m'a prêté plus d'une somme.

On dit qu'il est en train de devenir grand homme,

J'irai le voir... Comment voulez-vous s'il vous plaît

Que moi, qui suis Tyran, lorsqu'il n'est que valet :

685   Mascarille ou Scapin ; que moi, Capitan, traître,

Prince, à qui pour qu'on tremble il suffit de paraître,

Je puisse - s'il est vrai qu'on le dise excellent -

Je puisse, moi, Monsieur, n'avoir pas de talent ?

J'en ai plus, oui morbleu! Bien plus...

RACINE.

C'est sans réplique.

MONSINGRE.

690   Vous voyez bien ! Mon Dieu, monsieur, cela s'explique.

C'est qu'il est à Paris, à Paris !... j'y vais.

RACINE.

Ah !

MONSINGRE.

Je m'y décide enfin. C'est alors qu'on verra !

La province une fois obtiendra donc justice,

Il fallait un grand coup pour qu'ainsi je partisse.

695   Le prince de Conti nous renvoie et...

RACINE.

  Comment !

Cette troupe chassée...?

MONSINGRE.

Est la mienne.

RACINE.

Vraiment !

Clorinde est donc alors ?...

MONSINGRE.

Ma soeur, mon écolière,

Mon joyau... Beau talent ! Qu'estimait fort Molière.

RACINE, avec effusion.

Mon ami.

MONSINGRE.

Que dit-il !

RACINE.

Prenez ce sauf-conduit.

700   Partez !

MONSINGRE.

  J'étais bien sûr que je l'aurais séduit.

Il sort.

SCÈNE XV.
Racine, Georges.

GEORGES, regardant partir Monsingre.

Cette fois, j'en réponds, c'est Monsingre, son frère,

Tu ne le retiens pas ?

RACINE.

Pauvre diable ! Au contraire,

C'est moi qui l'aide à fuir.

GEORGES.

Pourquoi ?

RACINE.

Tu le sauras.

Avec ton sauf-conduit...

GEORGES.

Mais.

RACINE.

Tu t'en passeras.

GEORGES.

705   Soit ! Aussi bien, je reste.

RACINE, surpris.

Hein !

GEORGES.

  Jeanne est adorable.

Je l'ai revue... On dit son père inexorable

Par malheur...

RACINE.

Nous verrons.

SCÈNE XVI.
Les mêmes, Courtès, Jeanne.

COURTÈS, en robe.

Voici le grand moment.

Je vais juger! - Voyons d'abord ce garnement

Que j'ai tantôt joué d'une si bonne sorte...

Il va vers le pavillon, devant lequel s'est placé Racine.

710   Ah ! Lui !

RACINE.

Que voulez-vous ?

COURTÈS.

Rien.

RACINE.

  Ouvrir cette porte ?...

COURTÈS.

Oui !

RACINE, à part.

J'entends...

Haut.

Je ne veux en aucune façon

Que du lieu que j'habite on fasse une prison,

Monsieur...

COURTÈS, à part.

Il l'a fait fuir.

RACINE.

Vous m'en rendriez compte,

Sachez-le bien...

COURTÈS.

J'en suis là pour ma courte honte.

Allant a l'autre porte.

715   Mais...

Voyant Georges.

  Quoi ! Décidément ces gens là sont très forts.

Je l'avais enfermé.. .

RACINE.

Quand il était dehors,

Avec l'écrit d'ailleurs que vous allez lui rendre.

Il peut... Donnez-le...

COURTÈS, après avoir cherché sur lui.

Ciel...

RACINE.

Vous l'avez laissé prendre.

COURTÈS, à part.

Battu sur tous les points ; mais je vais me venger,

720   Et de telle façon qu'il en puisse enrager.

Haut.

Monsieur, j'ai dit cent fois, vous le savez peut-être

J'ai dit que si jamais galantin, petit maître,  [ 8 Galantin : Terme familier. Homme ridiculement galant. [L]]

Rôdait autour d'ici, lançait des billets doux.

RACINE.

Il épouserait Jeanne... Et qui donc l'osa ?

COURTÈS.

Vous !

RACINE.

725   Je n'ai pas mérité l'adorable supplice.

COURTÈS.

J'ai le corps du délit là.

RACINE.

Si j'en suis complice

C'est tout..

COURTÈS.

Mais cependant ces stances qu'aujourd'hui,

Ces vers qu'elle lisait, de qui sont-ils ?

RACINE, montrant George.

De lui !...

GEORGES.

Mais !

RACINE.

Tu les dictas...

JEANNE.

Vrai ?

RACINE.

C'est sa pensée entière.

JEANNE.

730   Alors...

GEORGES, à Courtès.

Monsieur...

JEANNE.

Mon père...

RACINE.

  Écoutez leur prière.

COURTÈS.

Moi ! Non.

RACINE.

À les unir vous êtes condamné

Par vous-même.

COURTÈS.

Jamais ! Me voir joué, berné,

Et sans revanche encor.

RACINE.

Vous avez la rancune.

COURTÈS.

Quel est-il ce monsieur ?

GEORGES.

Officier.

COURTÈS.

De fortune,  [ 9 Officier de fortune : S'est dit autrefois des officiers qui vendaient leurs services ou s'engageaient à qui voulait les payer. [L]]

735   Donc, sans un sou... Je suis, riche! - Les marier,

Moi, le juge...

RACINE, à part.

Il oublie un peu le serrurier.

JEANNE, pleurant.

Ha.

RACINE.

Donc c'est entendu.

COURTÈS.

L'affaire est décidée.

RACINE.

Très bien ! Je puis alors reprendre mon idée.

COURTÈS.

Quelle idée ?

RACINE.

Elle aura, je crois, un beau succès.

COURTÈS.

740   Mais quelle est-elle enfin ?

RACINE.

  Je veux faire un procès

Aux juges... sur la scène.

COURTÈS.

Eh ! Quoi ?

RACINE.

L'on n'y recule.

Devant rien, s'il s'agit, Monsieur, d'un ridicule.

Alors...

COURTÈS.

Vous oseriez turlupiner le mien.  [ 10 Turlupiner : Se moquer de quelqu'un, le tourner en ridicule. [L]]

RACINE.

Mariez-les, sinon soyez-en sûr !

COURTÈS.

Eh bien !

745   J'accorde. - En fait d'abus donc ?...

RACINE.

  J'oublierai les vôtres.

COURTÈS.

Je ne vous défends pas de vous moquer des autres.

À Jeanne et à Georges.

Chers enfants, que je suis heureux de vous unir.

Ces chaînes de l'hymen, laissez-moi les bénir.

RACINE.

Le juge les bénit, le serrurier les forge...

JEANNE.

Bon père.

RACINE.

750   Moi, je pars, adieu, Jeanne ! Adieu, George !

GEORGES.

  Mais où vas-tu ?

RACINE.

Je vais où le combat m'attend.

Serai-je obscur soldat ou noble combattant,

La muse que je suis est-elle esclave ou reine

N'importe ! II faut aller où son appel m'entraîne ;

755   J'ai là trop de pensers qu'il faut mettre au dehors.

L'avenir nous dira si c'étaient des trésors.

Chez les dieux dont les voix me parlent en tumulte,

Le malheur bien souvent paya les frais du culte,

Je le sais, et je puis me laisser consumer

760   Au feu des passions que je vais allumer.

J'accepte tout, je pars. La foi qui me seconde,

Est dans l'Antiquité souveraine et féconde ;

Dût-on faiblir, la gloire est au bout du chemin,

Pour qui s'avance, Homère et la Bible à la main.

765   Oui, l'on peut tout oser d'un essor intrépide

Lorsque l'on suit Sophocle, Isaïe, Euripide,

Je vais donc essayer, guidé par ces élus,

De donner au théâtre un poète de plus.

ÉPILOGUE

[LOCUTEUR DE L'ÉPILOQUE].

Le grand art décroît, le grand art décline,

770   Se cherchant en vain dans ce qu'il promet,

Et le mont sacré, devenu colline,

A vu s'abaisser son altier sommet.

L'instant est venu d'éveiller encore

Les gloires d'un temps qu'on croit effacé :

775   Avec ses lueurs on refait l'aurore,

On prend l'avenir où dort le passé.

Il le savait bien, celui que l'on fête :

S'il faut l'admirer, c'est qu'il admira.

Du poêle grec, au divin prophète,

780   Il suivit le beau, le beau l'éclaira.

Il faut au génie, il faut des ancêtres,

Racine eut toujours ce suprême appui ;

C'est parce qu'il sut adorer les maîtres,

Qu'il est, à son tour, un maître aujourd'hui.

785   Il fut, sans effort, grand, dans un grand règne,

Il eut l'art divin des belles douleurs,

Et, ce qu'à présent on fuit ou dédaigne:

Il eut dans l'amour le secret des pleurs.

Notre art est bien loin de l'auteur de Phèdre,

790   Mais est-il tombé, s'il est descendu ?

Non, l'on peut grandir de l'hysope au cèdre,  [ 11 Hysope : Fig. Depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, ou depuis l'hysope jusqu'au cèdre, depuis ce qu'il y a de plus grand jusqu'à ce qu'il y a de plus petit. [L]]

Non, l'art n'est pas mort, l'art n'est pas perdu.

Peut-être un instant, pour mieux voir sa course

Lassé du chemin, il peut s'arrêter.

795   Qu'il trempe son pied à la pure source,

Jusqu'au ciel encore il peut remonter.

Sa jeunesse était dans la fantaisie,

La suivre toujours serait s'égarer.

Sa virilité, c'est la poésie ;

800   Et Racine est là pour la lui montrer.

Deux siècles sont lourds sur une mémoire,

Mais par lui ce poids est si bien porté,

Que les deux cents ans de sa jeune gloire

Ne semblent qu'un jour d'immortalité.

 


 

Notes

[1] Les Plaideurs, en trois actes et en vers seule comédie de Jean Racine, représentée en 1668.

[2] Les Faux-bonhommes est une comédie de Théodore Barrère et Ernest Capendu, représentée le 11 nombre 1856 au théâtre du Vaudeville.

[3] Il existe un drame en trois actes d'Octve Feuillet nommé Dalila de 1857.

[4] Panard, Charles-François (1689-1765) : chansonnier et dramaturge qui écrivit seul ou en collaboration pour l'Opéra comique et du théâtre de la Foire.

[5] Désaugiers, Marc-Antoine-Madeleine (1772-1827) : chansonnier, poète et vaudevilliste.

[6] Desfontaines, Radet, et Piis, et Barré : chansonnier et dramaturges du théâtre du Vaudeville qui écrivirent seul ou en société.

[7] Hommage au Petit Vaudeville au Grand Racine est une petite comédie de Coupigny, Barré, Piis, Radet, Desfontaines de 1798.

[8] Galantin : Terme familier. Homme ridiculement galant. [L]

[9] Officier de fortune : S'est dit autrefois des officiers qui vendaient leurs services ou s'engageaient à qui voulait les payer. [L]

[10] Turlupiner : Se moquer de quelqu'un, le tourner en ridicule. [L]

[11] Hysope : Fig. Depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, ou depuis l'hysope jusqu'au cèdre, depuis ce qu'il y a de plus grand jusqu'à ce qu'il y a de plus petit. [L]

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