AUX AVANT-POSTES

COMÉDIE EN UN ACTE.

1883

de Georges OHNET

Représenté pour la première fois en 1732 dans un théâtre particulier.


publié par Paul FIEVRE, décembre 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:22.


PERSONNAGES

DIANE DUCHESSE DE BLIGNY, jeune veuve.

GASTON DE BLIGNY, capitaine à Royal-Dragon.

La scène se passe au chapitre noble des Dames de Sainte-Croix, à Anthoin, la veille de la bataille de Fontenoy, 10 mai 1745.


AUX AVANTS-POSTES

Le théâtre représente un salon. Au fond, une porte. A droite, un cabinet. À gauche, en pendant, la fenêtre. Sur un guéridon, un souper préparé.

SCÈNE PREMIÈRE.

DIANE, elle entre par ie fond en costume de voyage, et parle à la cantonade.

Venez me prévenir sitôt que la voiture

Que j'attends sera là.

En scène.

La fâcheuse aventure !

Hier, je vais à Tournay pour activer le gain

D'un procès que depuis des mois je suis en vain,

5   Je vois mon procureur, je ranime son zèle,

Il m'atteste le ciel que la partie est belle...

Près des juges je fais sonner mon nom bien haut,

Je les trouve galants... Bref, tout va comme il faut !

Je reviens au couvent... Hélas ! Quelle arrivée !

10   Depuis le grand matin, ma tante s'est sauvée

Avec tout son chapitre noble, au premier bruit

Que les Anglais avaient marché, pendant la nuit,

Sur Fontenoy, pour y présenter la bataille.

Je trouve le tourier que la terreur travaille,

15   Et par lequel je peux péniblement savoir

Qu'en voiture on me doit venir chercher ce soir...

Et j'attends.

Elle fait deux pas vers la porte et se trouve près du guéridon.

Mais que vois-je ?... Une table servie...

Bon ! De mon estomac, ma tante se soucie

Malgré tout ! Je sens là sa bienveillante main !...

20   Ce souper aura tort, vraiment, je n'ai pas faim !

Allant à une chiffonnière.

Voyons, si dans l'ardeur de ce départ rapide

On a dans mes tiroirs avec soin fait le vide...

Elle ouvre un tiroir.

Tout est en place !... À temps, j'arrive, par bonheur

Pour sauver mes bijoux des mains d'un maraudeur !  [ 1 Maraudeur : Qui va marauder ; Piller par maraude. Marauder un village. [L]]

Elle ouvre un autre tiroir.

25   Mes lettres ! Vous aussi vous m'êtes précieuses,

Reliques des amours faites silencieuses

Par la mort !

Elle lit.

C'est du Duc de Bligny, mon époux...

Ô vieillard respecté comme un père, il m'est doux

De conserver en moi vivante et vénérée

30   La mémoire des soins dont tu m'as entourée,

Et je n'y puis penser, sans qu'un regret pieux

Ne me fasse monter des larmes plein les yeux...

Continuant à chercher, et à ouvrir ses lettres.

De Jeanne de Mercoeur, ma compagne d'enfance,

Que dit-elle ?

Elle lit.

« Ma chère Diane, le roi a relevé le duc de Bligny de ses fonctions de gouverneur de la Martinique... Et enfin te voici de retour en France. Mais que me racontes-tu ? À peine arrivée à Paris, déjà une aventure ?... Ce bal, ces insolents qui à l'adri de leur déguisement te poursuivent. Ce jeune homme qui intervient. Cette provocation, ces roses dérobées à ton corsage et reprises à la pointe de l'épée. Tout cela est surprenant, mais moins encore que ce galant cavalier conservant son masque avec obstination, tout en te faisant la cour. Je ne veux pas te le dépoétiser, mais il faut qu'il soit singulièrement laid !... Enfin il a fui à minuit sonnant comme Cendrillon. Tu ne le reverras jamais sans doute... Qu'importe donc que tu ne connaisses pas son visage... Puisqu'il n'a pas vu le tien.... »

Six mois sont passés, et j'y pense!

Prenant des fleurs dans le tiroir.

35   Non ! Ce bouquet conquis bravement et rendu

D'une tremblante main, je ne l'ai point perdu !

Ses fleurs n'ont pas gardé leurs senteurs embaumées,

Leurs corolles se sont languissamment fermées,

Mais, pour moi, cent fois mieux qu'en leur fraîcheur d'un jour

40   D'elles s'exhale encore un doux parfum d'amour !

D'ici, dans un instant, je vais partir sans doute,

Chères fleurs, gardez-moi des périls de la route,

Restez là sur mon coeur...

La lettre qu'elle vient de lire glisse à terre.

Allons ! Cherchons encor...

D'où me vient ce billet à l'ambre, et timbré d'or ?

Elle lit.

« Mademoiselle, vous allez devenir ma tante. C'est trois cent mille livres de rente qu'il m'en coûte... mais n'allez pas croire que j'en garde rancune à vos seize ans. Je n'ose espérer que mon oncle puisse faire votre bonheur, mais je vous prie de ne rien négliger pour assurer le sien. C'est le seul voeu de celui qui met a vos pieds ses souhaits les plus dévoués. Gaston, Marquis de Bligny, cornette à Royal-Dragon. »

45   Quelle franchise on sent sous cette étourderie !

Accepta-t-on jamais qu'un oncle se marie,

Vous ruinant d'un trait en signant le contrat

D'un esprit plus joyeux et d'un coeur moins ingrat ?

Il me plaît ce Gaston... Je voudrais le connaître...

Elle va a la fenêtre.

50   Mais le temps fuit... J'attends et ne vois rien paraître...

Cette voiture est lente à venir... Ah ! Je crois

Qu'on m'appelle. j'entends marcher !... Et cette fois...

UNE VOIX, derrière la porte, avec l'accent de la terreur.

Madame la Duchesse !... Ah !

On entend un bruit confus qui se rapproche peu à peu.

DIANE, inquiète.

Pourquoi ce cri d'alarmes ?...

Elle va à la porte.

Quelle est cette rumeur subite ?... Et ce bruit d'armes ?...

55   Que se passe-t-il donc ici ?

Elle souffle vivement les lumières et se cache dans le cabinet à droite.

GASTON, dans la coulisse.

  Tenez-le bon !

Muselez-le, s'il crie, avec un fort bâillon...

SCÈNE II.

GASTON, seul. il entre, un large manteau sur les épaules, tenant de la main droite un pistolet, et de la gauche une lanterne de voiture avec laquelle il s'éclaire. Son sabre traîne.

Personne !... La maison est tout à fait déserte !

Il ouvre la fenêtre et parle et la cantonade.

Dragons, vous malmenez ce drôle en pure perte,

Il dit vrai, le logis est vide... Sur-le-champ

60   Qu'on le relâche, il est plus bête que méchant !

Vous, Monsieur de Civrac, chargez-vous des vedettes...

Recommandez-leur bien de demeurer muettes

Et de ne point bouger, car nous ne sommes pas

Éloignés des Anglais de plus de cinq cents pas !

65   Qu'on ne tire qu'en cas d'attaque violente...

C'est bien compris ?... Allez ! Et garde vigilante !...

En scène.

Comment diable ce point n'est-il pas occupé ?

Monsieur de Cumberland n'a pu s'être trompé

Sur sa grande importance... Et si c'est par méprise

70   Qu'il est libre, il nous faut craindre quelque surprise...

Dormons les yeux ouverts...

Il déboucle son ceinturon et pose son pistolet sur la cheminée, il voit la table préparée avec un en-cas.

Hein ! Un souper servi ?

Ce flambeau fume encore. quelqu'un se cache ici!

Il reprend ton pistolet, conrt au cabinet, en tire Diane par le bras sans la regarder.

Un geste et je tue !...

DIANE, épouvantée.

Ah !... Par grâce...

GASTON, étonné.

Une femme !

Deux couverts à la table... Eh ! Je crois, sur mon âme,

75   Que je viens de troubler un rendez-vous galant !

Pardieu ! C'est l'amoureux qu'il me faut maintenant

DIANE, se remettant et avec dignité.

Vous vous trompez, monsieur, je suis seule. et Française!

Éloignez vos soupçons. Il n'est rien qui me plaise

Plus que votre présence. Et contre le danger

80   Vous allez, en restant ici, me protéger.

GASTON, avec beaucoup de respect.

Madame, j'obéis, ne soyez plus en peine

Excusez-moi, je suis un simple capitaine,

Qui prépare, en faisant ce soir un coup de main,

La part qu'il devra prendre au combat de demain.

DIANE, effrayée.

85   Quoi ! La bataille est-elle à ce point imminente ?...

GASTON.

Oui, Madame.

DIANE, a part.

Mon Dieu ! Que la voiture est lente !

GASTON.

Madame, quand je suis entré, n'alliez-vous pas

Souper ?... Je ne veux point troubler votre repas...

Je me retire...

Il fait uue fausse sortie.

DIANE, l'arrêtant.

Non ! Monsieur, c'est inutile !...

90   Dans un instant, je vais partir, gagner la ville.

GASTON.

Quoi ! Vraiment, cette nuit et sans avoir soupé ?

DIANE, souriant.

Je n'ai plus d'appétit, la peur me l'a coupé.

GASTON, étourdiment.

Vous êtes bien heureuse !...

DIANE.

Eh ! Mais, vraiment, j'y pense,

Vous n'avez pas, Monsieur, mes motifs d'abstinence,

95   Et peut-être.

GASTON, souriant.

Oh ! Peut-être est de trop !

DIANE.

  À mon tour...

Excusez-moi...

GASTON, gaiment.

J'y suis tout prêt !... Mais en retour,

Ma satisfaction s'en trouvera complète,

Faites-moi la faveur...

DIANE.

De ?

GASTON, avec hésitation.

De me tenir tête !...

Vivement.

Ne fût-ce qu'un instant !

DIANE, interdite.

Monsieur...

GASTON, gracieusement.

Vous fais-je peur ?

DIANE.

100   Non certes !

GASTON, joyeusement.

  Aux avant-postes !... Point de censeur !

Point d'indiscrets ! Laissez-moi mon rêve d'une heure,

Ne me refusez pas ?... Puisqu'en cette demeure,

Au lieu de ces périls dont j'étais anxieux,

J'ai encontre votre sourire et vos beaux yeux,

105   Puisqu'au lieu des senteurs de la poudre qui grise

J'ai trouvé d'un souper tout prêt l'odeur exquise,

Laissez-moi, jouissant de cet heureux hasard,

Satisfaire à la fois ma bouche et mon regard !

DIANE, à part.

Après tout, je le dois, puisqu'il est mon convive...

Haut.

110   Soit donc !

À part.

  En attendant que la voiture arrive !

GASTON, doucement.

À la fin du souper, si je vous fais la cour,

Ne vous offensez pas de mes propos d'amour,

Peut-être que demain, une balle ennemie

Saura mettre bon ordre à ma galanterie !...

DIANE.

115   Quel horrible présage ! Il n'y faut point penser !

GASTON.

Un sourire de vous suffit à le chasser.

Tenez ! Je vois tout rose, et d'honneur, je vous jure,,

Ce qui m'est arrivé ce soir est de nature

À faire regretter la vie amèrement...

DIANE, le menaçant du doigt en souriant.

120   Ah Nous ne sommes pas même au commencement.

Du souper, et déjà...

GASTON.

C'est juste ! Alors à table !

Regardant la table servie.

Cet ordre de bataille est vraiment admirable !

Ce pâté prend des airs de bastion !... Il faut

Pour me faire la main que je lui donne assaut !

Il ouvre le pâté et en offre à Diane.

125   Un peu, de grâce,... pour compléter la partie...

Sans cela vous allez troubler ma modestie...

DIANE, tendant son assiette.

Allons !

GASTON.

Bravo !

Il mange.

Ce sont des petits ortolans...

Manger fort délicat et des plus succulents...

-Vous y reviendrez... Mais, vous êtes mal à l'aise

130   Avec ce lourd chapeau de voyage qui pèse

Sur votre front....

Il se lève, s'approche et lui enlève son chapeau.

Souffrant... C'est fait ! Il est ôté !

DIANE, souriant.

La bonne camériste !

GASTON, debout.

Oh ! Quelle obscruité !

Ne vous semble-t-il pas ?...

DIANE.

Vraiment, cela vous gène ?

GASTON, très sérieusement.

Pour vous voir.

Il allume les candélabres.

DIANE.

Pour si peu vous prenez tant de peine ?

GASTON, très sérieusement.

135   Mais j'irais détacher pour voir votre beauté

Les étoiles d'argent de ce pur ciel d'été !

DIANE, le menaçant da doigt.

Ah ! Nous ne sommes pas à la fin...

GASTON.

Oui ! J'avance,

C'est vrai ! Mais d'être exact accordez-moi dispense,

Ou bien j'abrégerai ce souper si discret

140   Au risque d'en garder un éternel regret.

Voyez quelle veillée adorable et bénie

Le hasard est vraiment un Dieu qu'on calomnie,

Il sera désormais, par moi, toujours fêté...

Et je veux commencer par boire à sa santé !

145   Que disent ces flacons ?

Il se lève.

  C'est le moment critique !

Du noble châtelain de ce manoir antique

Nous allons par son vin, dans un instant, pouvoir

Juger quel est le goût, et quel est le savoir.

[Il] débouche.

DIANE, étonnée.

Un châtelain, Monsieur, quelle erreur est la vôtre ?

150   Cette grave demeure où vous êtes, n'est autre

Qu'une sainte abbaye, un tranquille couvent !

GASTON, avec calme. Ôtant un bouchon.

En vérité ! Ma foi, l'on m'a conté souvent

Que dans tous les couvents la cave est sans pareille.

Nous allons en juger, cela tombe à merveille !

DIANE, à part.

155   Si ma tante l'abbesse à l'esprit pudibond

Me voyait attablée en face d'un dragon...  [ 2 Dragon : Dans l'ancienne armée, nom d'une cavalerie légère qui combattait tantôt cheval, et tantôt à pied. [L]]

Quels bras au ciel !

GASTON, versant le vin.

Sur moi, ne soyez pas en reste ?...

Vous direz votre avis...

Il goûte.

Du chambertin ! Ah ! Peste !

Le vin aimé du roi !... Le cellier a du bon !...

À Diane.

160   Une dernière grâce, et faites-moi raison ?

DIANE, levant son verre.

Monsieur, je suis Française, et bois à la victoire !

DIANE et GASTON, se levant ensemble.

À la victoire !

GASTON.

À vos beau yeux.

DIANE.

À votre gloire !

GASTON.

Ah ! Vous m'ordonnez là de vaincre ou de mourir...

Mais, pardieu, nous vaincrons ! Et je veux revenir

165   Porter au sommelier mon compliment sincère !

DIANE, riant.

Et si vous rencontrez l'abbesse ?

GASTON, avec inquiétude.

Elle est sévère ?

Bah ! Demain j'aurai vu des chocs plus sérieux !

Et si l'abbesse veut me faire les gros yeux...

Je lui fais les yeux doux, lui conte une folie,

170   Et pour peu qu'elle soit jeune et surtout jolie

Comme vous... Je l'enlève !

DIANE, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! Juste ciel !

Enlever noble dame Agathe de Mériel !...

GASTON, étonné.

Madame de Mériel ?

DIANE.

Oui !

GASTON.

Presque une parente !

Nous sommes alliés !...

DIANE.

Par qui donc ?

GASTON.

Par ma tante !...

175   Vraiment, c'est curieux ! Je suis chez elle ici ?

DIANE, soucieuse.

Votre tante ?

GASTON, gaiment.

Sans doute ! Une Mériel aussi,

De l'autre branche... et qui n'est pas octogénaire,

Car elle a dix-neuf ans cette tante bien chère !

DIANE, troublée.

Bien chère ?... Vous l'aimez, je le vois, de tout coeur ?

GASTON, étourdiment.

180   Je ne la connais pas ! Quand mon oncle eut l'honneur

De greffer cette fleur sur notre souche antique,

Je me battais, en Flandre... Elle, à la Martinique

Partait, quand je revins... Le sort mal disposé

Nous a fait faire ainsi, toujours chassé-croisé....

185   Je dis qu'elle m'est chère... en ce qu'elle me coûte

Cent mille écus de rente !...

DIANE, avec effort.

En vérité ?

GASTON.

Sans doute!

Mon oncle de Bligny, dont j'étais l'héritier,

Lui donna par contrat son héritage entier.

Mais, baste ! Il ne faut pas se plaindre d'une femme !

190   Et demain, voyez-vous, ou j'aurai rendu l'âme,

Ou serai colonel !

DIANE, à part.

Que mon coeur est troublé !

GASTON, doucement.

Mais vous ne mangez plus ?... J'aurais bien appelé

Un dragon pour servir, mais je me faisais fête

De vous rendre ces soins, moi-même, en tête-à-tête.

DIANE, après un temps.

195   Donc, vous êtes, Monsieur, le Marquis de Bligny ?

GASTON, riant.

En personne ! Un illustre inconnu !

DIANE.

Que nenni !

GASTON, surpris.

Quoi ! Vous me connaissez ?

DIANE, sérieuse.

Beaucoup !... De renommée !...

GASTON, inquiet.

Par qui faite.

DIANE.

Une amie intime et très aimée.

Armande de Beauval...

GASTON, gaiement.

Armande ? Pauvre enfant !

200   Donnée en mariage à ce vieux Vilmorant,

Un maître sot, doublé d'un intraitable avare...

Vilain ! L'air d'un vieux bouc !... Et j'ai, mérite rare,

Parfait la ressemblance !...

DIANE, baissant la tête pour rire.

Oh !

GASTON, vivement.

Vous avez raison !

Je m'égare, et vous traite un peu trop en garçon.

DIANE, avec curiosité.

205   Aux avant-postes ! Bah ! Vous êtes excusable !

Alors ?...

GASTON, avec une confusion feinte.

Eh bien !... Oui !... Mais le plus invraisemblable.

DIANE, riant.

Vous lui fûtes fidéle ?

GASTON, étourdiment.

Oh non !... quand je dis non !...

J'ai tort... et cependant....

DIANE.

Quelle confusion !

GASTON, plus sérieux.

Vous allez me comprendre. Il faut d'abord vous dire,

210   Que si je ne suis pas, devant votre sourire,

Devenu fou de vous, c'est qu'il est en mon coeur

Un souvenir duquel nul attrait n'est vainqueur...

Diane fait un geste, Gaston poursuit avec un ton tout à fait grave.

C'est celui d'une femme ardemment adorée

Qui, comme un doux rayon, dans ma vie est entrée,

215   Et qu'ainsi j'aimerai follement jusqu'au jour,

Où je mourrai du mal que me fait mon amour !

Diane fait un geste de surprise.

Je vous étonne, moi dont les gaités frivoles

S'épanchaient à l'instant en joyeuses paroles !

Je ne suis pas de ceux, n'est-ce pas, qu'on dirait

220   Marqués du sceau fatal d'un éternel regret.

Je ris, j'aime le bruit, les chants, et l'on m'admire !...

Si l'on savait combien de pleurs sont sous ce rire,

Si l'on pouvait savoir, sous ces bruyants éclats

Combien mon âme est triste et mon esprit est las...

225   On verrait que ma joie est la lutte insensée

Entreprise par moi pour dompter ma pensée !

DIANE.

Vous n'êtes pas aimé ?

GASTON, avec un sourire triste.

J'ose à peine avouer

La vérité. J'ai l'air de vouloir me jouer...

DIANE, avec intérêt.

Dites...

GASTON.

Celle que j'aime... Elle m'est inconnue !

230   Pendant une heure, hélas trop courte, je l'ai vue...

Et quand je dis j'ai vu... Je me vante et j'ai tort,

Car elle était masquée !

DIANE, avec un tressaillement. À part.

Oh ! Ciel !

GASTON.

Mais sa voix d'or

Qui m'est allée au coeur comme un chant de sirène,

Sans cesse en moi résonne, adorable et sereine...

235   Elle me suit, je crois la retrouver partout.

Et tenez ! Vous allez me prendre pour un fou,

Mais je vous écoutais me parler tout à l'heure

Et vous aviez sa voix !... Ce n'était qu'un doux leurre,

Et pourtant j'oubliais dans cette volupté

240   Les amères douleurs de la réalité.

DIANE.

Mais si vous n'avez pu distinguer son visage,

Elle a pu voir le vôtre au moins ?...

GASTON.

Pas davantage !

J'étais alors en Flandre avec mon régiment.

J'apprends qu'on donne un bal à travestissement

245   Chez monsieur de Beauval. De voir Armande avide,

Sans la permission je pars à toute bride.

Je risquais follement ma vie et mon honneur ;

J'étais, quittant l'armée, un simple déserteur...

Mais à vingt ans ! Je mets un masque pour paraître

250   À ce bal sans que nul puisse me reconnaître,

Et dans les fleurs, au bruit des danses, je la vois

Pour la première, hélas, et la dernière fois !

DIANE, à part, avec une vive émotion.

Plus de doute ! C'est lui ! Dieu ! S'il allait apprendre...

Exalté comme il l'est !..

Écoutant et allant à la fenêtre.

Enfin ! Je crois entendre

255   Une voiture...

GASTON, étonné.

  Vous me faites souvenir...

Quand nous sommes entrés, nous avons vu venir

Une berline vide... étroitement fermée...

J'ai même pris en main sa lanterne allumée,

Afin de m'éclairer dans ce logis obscur...

DIANE, avec inquiétude.

260   Ah mon Dieu !... Mais est-elle encore là ?

GASTON.

  J'en suis sûr.

DIANE.

Mais pourquoi ne m'avoir pas dit ?...

GASTON.

En conscience

J'ignorais le motif de votre impatience !

La voiture depuis deux heures vous attend...

DIANE.

Quel contre-temps fàcheux !

Elle remet son chapeau.

GASTON, avec surprise.

Vous partez ?

DIANE.

À l'instant !

GASTON.

265   C'est dangereux ! La route est pleine d'embuscades

D'où l'on peut vous tirer de bonnes mousquetades.  [ 3 Mousqutade : Plusieurs coups de mousquets tirés à la fois ou continûment par des gens armés. [L]]

Vous risquez de tomber aux mains des ennemis.

Restez !

DIANE, avec fermeté.

Je dois partir, monsieur, je l'ai promis !

GASTON, s'inclinant.

Soit ! Mais au moins souffrez que je vous reconduise.

DIANE, vivement.

270   Non certes !

À part.

  De mes gens je crains quelque sottise.

GASTON, ému lui tendant la main.

Adieu ! Le souvenir de ces instants trop courts,

Est, croyez-le, gravé dans mon coeur pour toujours.

DIANE, à part, s'arrêtant très émue.

Ah ! Le quitter ainsi, lorsque la mort, peut-être...

GASTON, la voyant hésiter.

Restez !

DIANE, avec force, à part.

Mon lâche coeur ne sera pas le maître !...

Haut.

275   Adieu !

Elle sort vivement.

SCÈNE III.

GASTON, seul. Il reste un instant silencieux, puis avec tristesse.

  Me voilà seul ! C'est bizarre, vraiment,

Mais je viens d'éprouver comme un déchirement

En la voyant partir si vite ! Ah ! Tête folle !

Il semble qu'à plaisir vraiment, je me désole !

Il marche avec agitation.

Mais ! J'ai beau raisonner !... Amant mystérieux

280   D'une femme qui s'est dérobée à mes yeux,

Je n'en puis rencontrer une et la trouver belle

Sans me dire aussitôt : Ne serait-ce pas elle ?

Allons ! N'y pensons plus ! Arrangeons-nous ici

Pour dormir.

Il s'assied.

Si l'Anglais le permet

Il voit la lettre que Diane a laissé tomber à ta première scène, il la ramasse.

Qu'est ceci

285   Une lettre ?... Sans doute, à ma charmante hôtesse...

Qui vient de l'oublier...

Il lit l'adresse.

Madame la Duchesse

De Bligny...

Étonné.

Ça ! Je rêve éveillé !

Il relit.

Ma foi non !

Et si fou que je sois je sais lire mon nom !

Avec éclat.

Alors j'ai fait la cour à ma tante en personne

Avec stupeur.

290   Ah ! Maugrebleu, Marquis, cette aventure est bonne !...

Avec gaité.

Comment ! C'est la duchesse... à qui...

Il éctate de rire.

Bon ! Par ma foi,

Quelle idée aura-t-elle été prendre de moi ?

Tenant machinalement la lettre entre ses doigts.

Si je lisais ?... Oh !...

Avec un air dégagé.

Bah ! Quel crime est-ce commettre,

Que, de tante à neveu, parcourir cette lettre ?

295   Lisons !...

Avec une grande agitation.

  Que vois-je ? Et quel vertige me saisit ?

Ce bal !... Ces fleurs !... Mon rêve est tout entier ici !...

Agitant la lettre avec joie.

Celle que j'aime existe et je suis sur sa trace !...

Dans mon esprit troublé le doute obscur s'efface,

Je ne suis pas le plus infortuné des fous,

300   Et je vais donc pouvoir tomber à ses genoux !

Ah ! Que je suis heureux !

Il s'arrête subitement.

Mais, c'est ma tante ! Ah ! Diable ?

J'oubliais ce détail...

Il reste pensif, puis avec rage.

Destin impitoyable !

Vas-tu donc me poursuivre avec acharnement ?

Il s'assied découragé, puis relevant la tête.

Au fait mon oncle est mort, et moi je suis vivant !

305   Faut-il donc m'immoler sur sa tombe fermée ?

Ah ! Non !

Avec extase.

Elle était là, ma douce bien-aimée,

Sereine, et rayonnant l'éclat de ses vingt ans...

Ah ! Lorsque poursuivi par des rêves ardents,

Devant mes yeux passait son image indécise,

310   Jamais je ne la vis plus chaste et plus exquise !

J'oublie en un moment, par la joie enivré

Les jours où j'attendais, les nuits où j'ai pleuré

Fusillade dans la lointain.

Allons ! Bon ! Je planais dans un ciel sans nuage...

Revenons sur la terre...

La fusillade redouble.

Eh Mais le feu fait rage...

315   C'est sérieux !... Ah ça ! Marquis, soyons prudent ;

It n'est plus question de mourir à présent !

Il prend son sabre et sort en courant.

SCÈNE IV.

DIANE, entrant par la porte de gauche ; elle tombe éperdue sur un siège.

On se bat ! Il me semble en sinistres rafales

Entendre à mon oreille encore siffler les balles...

Que je viens d'avoir peur, mon Dieu !...

Écoutant.

Le feu s'éteint...

320   Les détonations se perdent au lointain.

L'attaque a, par nos gens, été très bien soutenue !

Elle se lève.

Et voilà près de lui que je suis revenue,

M'échappant d'un danger soudain et menaçant,

Pour tomber dans un autre, au moins aussi pressant !...

325   Ah ! Qu'importe !... Je sens que la raison est vaine,

Un charme irrésistible à ses côtés m'enchaîne...

Et je jouis déjà du plaisir de pouvoir,

Inconnue à ses yeux, lui parler et le voir !

Mais malgré tout, il faut, à tout prix, qu'il ignore

330   Qui je suis !...

On entend marcher.

Le voici !

Portant le main à son coeur.

  Folle ! Je tremble encore !

SCÈNE V.
Diane, Gaston, entrant vivement.

GASTON.

Fausse alerte.

Il la voit, à part.

Elle !

Haut.

Vous madame !

DIANE, à part.

Il s'est troublé.

Il est devenu pâle, et sa voix a tremblé !

GASTON, la dévorant des yeux. - Doucement.

Eh bien ! Vous le voyez, mon conseil était sage,

Et vous n'avez pas pu découvrir un passage.

DIANE, pour se donner une contenance assurée, parlant vite.

335   Nous venions de partir, et nous allions grand train,

Je l'avais ordonné, pour gagner du terrain...

Quand un gros d'éctaireurs accourt et nous arrête...

Leur chef nous dit : « Battez promptement en retraite,

Car vous allez ainsi tout droit aux ennemis ! »

340   À cet ordre aussitôt nous nous montrons soumis,

Et nous nous décidons à prendre la traverse...

Nous faisons deux cents pas... Soudain, comme une averse,

Les balles en sifflant pleuvent de tous côtés.

Nous tournons... Les chevaux par la peur emportés

345   S'éiancent au galop, et plus morte que vive

Ici, d'où je venais de m'éloigner, j'arrive.

Un temps. - Gaston s'avance lentement et silencieusement.

Diane interdite.

GASTON.

Que voulez-vous, Monsieur ?

GASTON.

Ah ! M'approcher de vous,

Commè pour prier Dieu, me mettre à vos genoux,

Et jouir longuement, ivresse sans seconde,

350   Du bonheur de vous voir et d'oublier le monde.

Diane fait un mouvement.

Ne vous éloignez pas, madame, par pitié !...

DIANE, gravement.

Je vous ai témoigné de la franche amitié...

Parce que, malgré moi, je me trouve recluse,

En abuserez-vous ? Vous seriez sans excuse !

355   Et dans le camp anglais j'irais me rejeter

Pour voir si, mieux qu'ici, l'on m'y sait respecter !

GASTON.

Non ! Restez ! Votre voix me charme et m'ensorcelle !...

Croyez-moi, si l'amour dans mes yeux étincelle,

Mon coeur, où vous régnez souveraine, est rempli

360   D'un respect dévoué dont je n'ai point l'oubli.

Hélas, si vous saviez quand vous êtes partie,

Quelle douleur profonde en moi j'ai ressentie !

Avec vous, ce séjour me semblait enchanté...

Votre départ a fait soudain l'obscurité.

365   Et voyant tout glacé comme un foyer sous flamme,

J'ai compris qu'avec vous vous emportiez mon âme...

DIANE, très émue.

Taisez-vous!

GASTON, se rapprochant.

Attristé de mon rêve perdu

Je reviens... Je vous vois ! Mon bonheur m'est rendu !

C'est bien vous ! Et fermant les yeux, je puis entendre

370   Résonner votre voix, qui sait si bien me rendre

Le riant souvenir du plaisir d'un moment,

Dont mon coeur a gardé l'exquis enivrement.

À cette illusion adorable je cède,

Celle que j'aime est là, j'entends, je la possède...

375   Et vers la vision alors je tends les bras,

En m'écriant : C'est vous ! C'est bien vous, n'est-ce pas ?

Le voile qui couvrait mon regard se déchire !

Oui, c'est bien vous, enfin

Il s'agenouille devant elle.

Ah ! Laissez-moi vous dire,

À vos pieds, tout l'amour en mon coeur enfermé...

380   Laissez-moi me bercer de l'espoir d'être aimé !

DIANE, lui abandonnant ses mains.

Mon Dieu ! Sa douce voix me pénètre et m'enchante,

Et j'entends dans mon coeur ma jeunesse qui chante,

Comme un oiseau des cieux qui fête le printemps,

L'ineffable et charmant éveil de mes vingt ans !

385   Eh ! Bien ! Oui ! C'était moi ! Je ne veux plus me taire,

Car je souffrais autant que vous de ce mystère...

Et, puisque cet aveu doit vous rendre au bonheur...

Soyez heureux ! Je m'en remets à votre honneur !

Elle se détourne en rougissant.

GASTON, transporté. Doucement.

Ah ! Ne rougissez pas ! Vous n'avez rien à craindre,

390   Il suffirait d'un mot de vous pour me contraindre

Moi, dont l'unique joie est de vous adorer

À m'éloigner d'ici sans même murmurer.

Saintement je vous aime, et fantaisie étrange,

Moi qui longtemps ai cru que vous étiez un ange,

395   Il me semble, en voyant votre exquise beauté,

Que vous vous rapprochez de la divinité !

DIANE.

Ah [!] Que n'en ai-je, au moins, la suprême puissance.

Je vous protégerais !... Mon coeur glacé, d'avance

En pensant aux dangers que vous allez courir,

400   Dans l'épouvante et dans l'effroi se sent mourir !...

GASTON.

Ah ! Gardez vos beaux yeux souriants et paisibles...

Mon bon ange étendra ses ailes invisibles

Sur mon front, si pour moi vous implorez les cieux.

DIANE, lui tendant les fleurs fanées.

Reprenez ce bouquet fané, si précieux !

405   'De mon sincère amour pour vous qu'il soit le gage...

GASTON.

Je le mets sur mon coeur et demain je m'engage

À vous le rapporter intact et glorieux !

On entend le canon au loin.

DIANE, avec effroi.

Mon Dieu !

GASTON, ouvrant la fenêtre, le jour paraît.

C'est le canon qui tonne furieux...

C'est l'appel du combat !

DIANE.

C'est le signal des larmes !

410   Dieu de bonté daignez favoriser nos armes...

Et de mon bien-aimé détournez le trépas !

GASTON.

Quand on a tant d'amour au coeur, on ne meurt pas !

Il a'étance an dehors, en lui faisant avec la main 'jn signe d'adieu.

 



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Notes

[1] Maraudeur : Qui va marauder ; Piller par maraude. Marauder un village. [L]

[2] Dragon : Dans l'ancienne armée, nom d'une cavalerie légère qui combattait tantôt cheval, et tantôt à pied. [L]

[3] Mousqutade : Plusieurs coups de mousquets tirés à la fois ou continûment par des gens armés. [L]

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