L'AMOUR ET L'AMOUR PROPRE

COMÉDIE en un acte et en vers.

Janvier 1889.

P. G.

PARIS TRESSE, ÉDITEUR 10 ET 11, GALERIE DE CHARTRES (PALAIS-ROYAL)

À PARIS, DES PRESSES DE D. JOUAUST, Imprimeur breveté RUE SAINT-HONORÉ, 338


Texte établi par Paul FIEVRE, Mai 2020

publié par Paul FIEVRE, juin 2020

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:29.


PERSONNAGES

CÉLIMÈNE, jeune veuve.

DORANTE, amoureux de Célimène.

LE CHEVALIER, ami de Dorante.

DORINE, servante de Célimène.

PASQUIN, valet de Dorante.

La scène est à Paris, chez Célimène.

Extrait de "Entre les paravents, Petites récréations scéniques de salle et de famille", P.G., Janvier 1889, pp. 238-275. Cote BnF [8-YF-410]


L'AMOUR ET L'AMOUR PROPRE

SCÈNE PREMIÈRE.
Célimène, Dorine.

DORINE.

Madame, en vérité, je ne sais que penser

Des soupirs qu'aujourd'hui je vous entends pousser :

Au gré de vos désirs et de votre espérance

Tout semble aller pourtant ; après trois mois d'absence

5   C'est aujourd'hui qu'enfin Dorante est de retour,

Dorante à qui vous lie un mutuel amour.

Bien impatiemment vous paraissiez attendre

Ce retour fortuné de l'amant le plus tendre

Et pendant tout le temps que ce procès maudit

10   L'a forcé loin de vous de rester malgré lui,

Maintes fois je vous vis et triste et dépitée

Du retard qu'éprouvait l'union projetée

Entre vous. Et pourtant un flot d'admirateurs

Près de vous s'empressait. Leurs hommages flatteurs,

15   Si bien faits après tout pour distraire une femme,

Ne semblaient qu'importuns aux ennuis de votre âme

Et leur encens, leurs voeux, leur hommage pressant,

Ne pouvant adoucir vos regrets de l'absent,

Semblaient vous fatiguer au lieu de vous distraire.

20   Aujourd'hui, que défait d'une fâcheuse affaire,

Dorante enfin revient, que vous allez le voir

Bientôt combler vos voeux et remplir votre espoir,

Vous soupirez Madame ?

CÉLIMÈNE.

Hélas ! Oui, je soupire

Et j'en ai trop sujet, puisqu'il faut te le dire.

25   Non pas que d'un retour qui vient combler mes voeux

Aujourd'hui, cependant, mon coeur ne soit heureux ;

Dorante, je l'avoue, a toute ma tendresse,

Je l'aime et cet amour cause seul ma tristesse

Et je soupire enfin en songeant aujourd'hui

30   Combien peu j'ai sujet de me louer de lui.

DORINE.

Quoi ne croiriez-vous plus à son amour extrême ?

CÉLIMÈNE.

Oh ! Je crois bien encore assurément qu'il m'aime,

Mais il m'aime après tout, je le vois maintenant,

Avec calme, Dorine, et raisonnablement,

35   Avec tranquillité, comme aime tout le monde.

Ce n'est pas là l'amour, la passion profonde

Que j'osais me flatter de pouvoir inspirer ;

Ce n'est pas là celui que semblaient m'augurer

Ses protestations, ses brûlantes instances,

40   Qui surent, faible coeur, vaincre mes résistances

Lorsque je lui promis de lui donner ma main.

Non, il ne m'aime pas, je le vois trop enfin,

Comme je désirais qu'on m'aimât. Sa tendresse,

À l'entendre, c'était un délire, une ivresse,

45   Un feu brûlant, que sais-je ? Ah ! Ce n'est, maintenant

Rien moins, je le vois bien, non, c'est tout simplement

De l'amour.

DORINE.

Par ma foi, je sais plus d'une femme

Que ce simplement là contenterait, Madame.

CÉLIMÈNE.

De l'amour, il est vrai ; mais, à ce que je vois,

50   Un bien paisible amour, bien calme et bien bourgeois,

Et non pas celui-là qui seul peut satisfaire

Les rêves délicats d'une âme non vulgaire

Depuis qu'il est parti, comment depuis trois mois,

Dorine, à peine a-t-il écrit cinq ou six fois ?

55   Ses lettres, il est vrai, parlent de sa tendresse,

Mais je n'y trouve pas cette ardeur, cette ivresse,

Ni cette impatience enfin d'être éloigné,

Ce trouble, cette peur de se voir oublié,

Ni cet effroi jaloux des voeux et des hommages

60   Qui doivent m'entourer, inséparables gages

D'un coeur vraiment épris.

DORINE.

Cela prouve qu'il croit,

Madame, à la constance au moins de votre foi.

CÉLIMÈNE.

Autant qu'à son mérite au moins, je l'imagine,

Et bien plus qu'au pouvoir de mes charmes, Dorine.

DORINE.

65   J'y suis enfin : le coeur peut être satisfait,

Mais l'amour-propre, lui, ne l'est pas tout à fait.

CÉLIMÈNE.

Devons-nous donc hélas ! trop faibles que nous sommes,

Être dupes toujours des vains serments des hommes ?

Autant qu'entre la crainte et l'espoir constamment

70   Une femme sait bien retenir son amant,

C'est un sujet soumis, empressé, plein de zèle,

Ou plutôt c'est, Dorine, un esclave fidèle,

Implorant humblement, comme un très grand bonheur,

Un sourire, un regard, la plus mince faveur,

75   Employant son esprit, son âme tout entière,

Toutes ses facultés à s'efforcer de plaire,

Cherchant à prévenir sa moindre volonté,

Son plus petit caprice, et jamais rebuté.

Est-il position plus douce et plus charmante

80   Pour une femme ? - Oh ! Mais sitôt que l'imprudente

A laissé dans son coeur lire un jour, c'en est fait,

Dès qu'elle a laissé voir, trop faible, qu'elle aimait,

Tout aussitôt, l'esclave, abandonnant la gêne,

Fier et libre secoue une importune chaîne ;

85   Adieu l'obéissance et les soins empressés,

Le dévouement, le zèle et les transports passés ;

Dans une quiétude affligeante et parfaite

Il s'endort, désormais sûr de notre défaite ;

Dans son propre mérite et notre lâcheté

90   Il se confie alors avec sérénité

Et cesse enfin de prendre une inutile peine

Pour un bien dont il croit la conquête certaine.

DORINE.

Les hommes sont si fats.

CÉLIMÈNE.

Oui, c'est en vérité

Ce calme injurieux, cette sécurité,

95   Qu'on voit d'une façon claire et désespérante

Verser dans cette lettre écrite par Dorante,

Par laquelle il m'annonce aujourd'hui son retour,

Qui semble presque avoir refroidi son amour

Et qui fit naître en moi ces amères pensées

100   Que par tous mes efforts je ne puis voir chassées.

DORINE.

Vous sembliez pourtant, autant que j'ai pu voir,

En lisant cette lettre, heureuse, hier au soir,

Vous paraissiez joyeuse et vous voilà chagrine.

CÉLIMÈNE.

Il est vrai ; mais qu'hélas ! J'étais folle, Dorine.

105   Oui, s'il s'était offert à moi dans ce moment,

Dans ma joie imprudente à ce retour charmant,

Joyeuse dans ses bras je me fusse élancée.

Ô ciel ! Qu'aurais-je fait, malheureuse insensée ?

Mais au lieu des transports de l'accueil d'autrefois,

110   Auquel j'ai droit pourtant de m'attendre, je crois,

Si je n'avais trouvé, comme il pourrait se faire,

Qu'une réception froide et calme, au contraire,

Bien tranquille en un mot ; qui sait ? Peut-être un ton

Et de condescendance, et de protection.

115   Mais j'aurais donc montré, songe quelle imprudence,

Moi, tout l'empressement en cette circonstance ;

Les avances, Dorine, ainsi de mon côté,

Vois un peu quelle honte, eussent toutes été.

Et peut-être eût-il pris un peu le plaisir même

120   De faire le cruel.

DORINE.

  Ah ! Quel péril extrême !

Madame, en vérité, je n'y songeais pas, moi,

Mais c'eût été terrible, à présent je le vois.

Oh ! Vous l'échappez belle.

CÉLIMÈNE.

Aussi je viens de prendre

Un parti courageux pour garder et défendre

125   L'honneur de notre sexe. Oui, qu'il tremble qu'enfin

Son triomphe, après tout, ne soit pas si certain ;

Que de maint soupirant me voyant entourée

Il compte sa victoire un peu moins assurée ;

Qu'il voie, étant resté loin de moi si longtemps,

130   Que j'ai pu supporter l'absence et ses tourments

Tout comme lui ; que même il tremble et qu'il redoute

De se voir préférer un rival, et sans doute

Nous le verrons alors, comme par le passé,

Redevenir craintif, soumis, tendre, empressé ;

135   D'être vraiment aimée alors je serai sûre,

Car sa sécurité me paraît une injure.

DORINE.

Oui, Madame, je vois que vous avez raison,

Il faut qu'il en implore à vos pieds le pardon,

Il faut qu'à vos genoux au plus tôt il l'expie,

140   Votre gloire l'exige ; oui, qu'il tremble, supplie,

Avant de voir ses voeux comblés par vos faveurs,

Ce ne sera pas trop tôt même de quelques pleurs.

CÉLIMÈNE.

Précisément, Dorine. Aussi qu'avec réserve

Je vais le recevoir. Il faut que je l'observe,

145   Je veux le voir venir et régler mon accueil

De manière à lui faire abjurer son orgueil.

DORINE.

Fort bien. Mais en ces lieux voilà qu'il va paraître,

Pour commencer, je crois...

CÉLIMÈNE.

N'y devrait-il pas être

Déjà depuis longtemps, s'il sentait en effet

150   L'ardente passion dont il m'entretenait ?

À peine de retour, cet amant si fidèle

Devrait-il donc avoir pensée autre que celle

De venir se jeter à mes pieds à l'instant.

DORINE.

Pour ne pas plus que lui montrer d'empressement,

155   Si vous vouliez m'en croire, on le ferait attendre

Une heure ou deux ; ici bientôt il va se rendre,

Il ne serait pas mal de vous laisser enfin

Désirer quelque temps et d'aller ce matin

Faire avant qu'il n'arrive un petit tour en ville.

CÉLIMÈNE.

160   Penses-tu que vraiment la chose soit utile ?

Je suis impatiente et l'avoue aujourd'hui

De me trouver, Dorine, au plus tôt avec lui,

Attendu mes projets, et n'ai de promenade

Nul désir.

DORINE.

Voulez-vous donc qu'il se persuade

165   Que celle impatience est toute en sa faveur

Et s'aille prévaloir d'un désir si flatteur ?

CÉLIMÈNE.

Non, ton avis est bon ; surmontons ma faiblesse,

Je sors une heure ou deux ; il faut que je lui laisse

Le temps de faire encor jusques à mon retour

170   Quelques réflexions, et moi-même, à mon tour,

Je veux pouvoir un peu songer à la manière

Dont je dois aujourd'hui l'aborder la première.

Elle sort.

SCÈNE II.
Dorine, Pasquin.

DORINE.

Bon, justement déjà j'aperçois le valet.

De Madame sachons seconder le projet,

175   À la fatuité blessante et ridicule

De ces messieurs donnons sur les doigts sans scrupule.

Laissons-le m'aborder.

PASQUIN, entrant.

Eh ! Dorine, bonjour.

Grâce au ciel, à la fin nous voici de retour.

Ce n'est pas malheureux, pas vrai ? - Maudite affaire

180   Qui rendit un voyage importun nécessaire

Et nous força soudain à partir au Congo

Si fort à contretemps, tout près du conjungo.

Mais je te suis rendu, console-toi, ma chère,

Car cette fois enfin c'est pour longtemps, j'espère ;

185   De l'absence tu peux oublier les ennuis.

Mais je dois satisfaire autant que je le puis,

Avant de me livrer aux transports d'allégresse,

À mainte question dont la foule se presse

Sur tes lèvres, je vois. - Eh ! Bien notre procès ?

190   Gagné, ma chère enfant, victoire et plein succès.

Le voyage ? - Excellent, n'en sois point inquiète,

Il est fait sans encombre. Et ma santé ? - Parfaite.

Mais tu ne réponds rien. Le plaisir, je le vois,

Te coupe la parole. Ah ! Cela se conçoit,

195   Pauvre petite, au fait, après trois mois d'absence,

C'est un siècle cela, vois-tu, quand on y pense.

DORINE.

Trois mois ! Votre voyage a-t-il duré trois mois ?

PASQUIN.

Pas un seul jour de plus ni de moins, tu le vois.

DORINE.

Dieu, comme le temps passe.

PASQUIN.

Eh ! quoi ?

DORINE.

Vraiment, à peine

200   Vous croyais-je partis depuis une semaine.

PASQUIN.

Sais-tu bien que le mot n'est pas des plus flatteurs ?

Mais bah ! J'en suis bien sûr, tu maudis nos lenteurs.

Plus d'une fois aussi tu regrettas, sois franche,

Le bouquet que Pasquin t'apportait le dimanche.

205   Hein, friponne ?

DORINE.

  Oh ! Ma foi, du côté du bouquet,

Rassure-toi, mon cher, non rien ne me manquait ;

Car le galant Frontin, réparant ton absence,

A depuis quelque temps la même complaisance.

PASQUIN.

Frontin ! - Mais, redoutant un pénible trajet,

210   D'une commission alors qu'on te chargeait,

Tu t'es dit quelquefois en soupirant, ma chère :

Pasquin m'eût épargné la peine de la faire.

DORINE.

Je dois te l'avouer, Lafleur jusqu'à présent

Envers moi s'est montré tout à fait complaisant,

215   Il ferait tout Paris, sans même prendre haleine,

Pour m'épargner à moi la plus légère peine.

PASQUIN.

Lafleur ! - Mais au salon alors que par hasard

On prolongeait le soir la veillée un peu tard,

Tu ne m'avais pas là pour charmer ton oreille

220   Par d'aimables propos, et d'une longue veille

Pour te faire trouver le temps un peu plus court,

Tu regrettais Pasquin qui te faisait la cour.

Hein, sournoise ?

DORINE.

Oh ! Ma foi, je veux être sincère,

Scapin s'en acquittait d'admirable manière.

PASQUIN.

À part.

225   Quoi ! Scapin ! - Ah ! Traîtresse.

Haut.

  - Eh ! Je comprends, parbleu

Que le temps t'ait paru durer ainsi fort peu.

Peste, on a su pour vous l'abréger, ma commère.

Mais nous recauserons de tout cela j'espère.

De mon maître en ces lieux je devance les pas,

230   À me suivre lui-même il ne tardera pas,

Et, bien que de retour depuis une heure à peine,

Sera dans un instant aux pieds de Célimène.

DORINE.

Elle est en promenade et sans doute en ces lieux

Ne sera de retour que dans une heure ou deux.

PASQUIN.

235   Elle est en promenade.

DORINE.

Oui.

PASQUIN.

  Mais de la venue

De mon maître une lettre hier l'a prévenue.

Sans doute quelque amie a su la décider.

DORINE.

Du tout, elle était seule.

PASQUIN.

Elle ne peut tarder

À rentrer en ce cas, sachant combien mon maître

240   Brûle de la revoir.

DORINE.

  Sans doute ; mais peut-être

Elle aura rencontré là quelque cavalier,

Le Comte, le Marquis ou bien le Chevalier,

Qui voudra l'arrêter.

PASQUIN.

Ce Chevalier, ma mie,

Ce Comte, ce Marquis, qui sont-ils, je vous prie ?

DORINE.

245   De galants jeunes gens qui viennent chaque jour

Et font à ma maîtresse assidûment leur cour.

PASQUIN.

C'est charmant.

DORINE.

Je crois bien. Grâce à leur prévenance,

On supporte céans assez bien l'existence.

Ils mettent tour à tour pour sa distraction

250   La nature et les arts à contribution ;

À l'envi chacun brigue un regard favorable,

S'efforçant par ses soins de se rendre agréable :

Le matin un bouquet ou quelque madrigal,

Le spectacle le soir, les soupers ou le bal

255   Sont des attentions de leur galanterie.

Ici l'on se croirait en pays de féerie ;

Nous n'avons pas le temps de former un désir.

Est-il pour une femme un plus charmant plaisir

Que de faire mourir, et telle est notre vie,

260   Ses sigisbées d'amour, ses rivales d'envie ?  [ 1 Sigisbée : Homme, dit aussi cavalier servant, qui fréquente assidûment une maison et se montre très empressé auprès de la maîtresse. [L]]

PASQUIN.

Peste quelle gaillarde ! - Ah ! je vois aujourd'hui

Que ta maîtresse a pu supporter son ennui

De notre éloignement assez bien.

DORINE.

Mais sans doute.

PASQUIN.

Et tous ces soupirants, ma mie on les écoute ?

DORINE.

265   Dame, alors qu'on s'entend répéter chaque jour

Qu'on est belle et qu'il faut pour vous mourir d'amour...

PASQUIN.

Cela peut devenir quelque peu monotone.

DORINE.

Mais pas trop, je t'assure ; on arrive à l'automne

Avant que d'être las des parfums du printemps.

PASQUIN.

270   Bien. Mais quel est celui de ces amants constants

Qu'on favorise ?

DORINE.

Peuh ! J'ignore.

PASQUIN.

Oh ! la discrète,

Qui saura les secrets si ce n'est la soubrette ?

DORINE.

C'est que c'est tantôt l'un, tantôt l'autre en effet,

Cela dépend souvent, mon cher, du temps qu'il fait.

PASQUIN.

275   Plaît-il ? Jamais ma foi je n'entendis admettre

Qu'on réglât ses amours d'après son baromètre.

DORINE.

S'il fait beau, le Comte est pour nous accompagner,

Le matin à cheval, un parfait cavalier ;

S'il pleut, le Chevalier sait fort bien nous distraire

280   Par son esprit si vif ; et s'il faut au contraire

Faire briller sa grâce au bal, c'est le Marquis

Qui danse un menuet avec un goût exquis.

PASQUIN.

Fort bien, chacun son tour ainsi l'un après l'autre,

Ce matin c'est le mien, ce soir, Marquis, le vôtre.

285   Pourtant je gagerais qu'il en est un des trois

Qu'on favorise et que c'est le Marquis.

DORINE.

Tu crois ?

Pourquoi cela ?

PASQUIN.

Parbleu, c'est le plus sot, ma chère,

Cette qualité-là vaut bien qu'on le préfère.

DORINE.

Tu perdrais ta gageure.

PASQUIN.

Oh ! Veux-tu parier,

290   Si ce n'est le marquis, que c'est le Chevalier,

Voyons ?

DORINE.

Eh ! Mais, mon cher, cela pourrait bien être.

PASQUIN.

J'en étais sûr ; il est grand ami de mon maître

Et doit par conséquent être plus empressé

Que pas un autre à voir son bonheur traversé.

DORINE.

295   D'un ami tu n'as pas opinion fort bonne.

PASQUIN.

Bien moins d'une maîtresse encore, ma mignonne.

DORINE.

Des reproches, de la jalousie.

PASQUIN.

Oh ! Non pas.

À mon maître je cours annoncer de ce pas

Qu'il peut se dispenser de venir.

DORINE.

Au contraire,

300   Il fera grand plaisir.

PASQUIN.

  En vérité ; pour faire

Le numéro quatre, oh ! je pense cependant

Qu'il ne s'en souciera, ma mie, aucunement.

Mais le voici déjà, je crois.

DORINE.

Prie-le d'attendre

Et dès que ma maîtresse en ces lieux va se rendre

305   Je m'en vais ordonner que l'on ait à l'instant

À l'avertir qu'ici Dorante enfin l'attend.

Elle sort.

SCÈNE III.
Dorante, Pasquin.

DORANTE.

À la cantonnade.

C'est bien, je l'attendrai.

Il entre.

- J'aurais pu, j'imagine,

Me presser un peu moins.

PASQUIN, à part.

Ça m'en a bien la mine,

Il avait tout le temps.

DORANTE.

Enfin je vous revois,

310   Chers témoins des serments, du bonheur d'autrefois,

Lieux charmants habités par celle que j'adore,

De si doux souvenirs tout parfumés encore.

PASQUIN, à part.

Je crains que ce parfum ne soit fort éventé.

Comment lui découvrir la triste vérité ?

DORANTE.

315   Te voilà, Pasquin.

PASQUIN, soupirant.

Oui, Monsieur.

DORANTE.

  L'impatience

De revoir Célimène après trois mois d'absence

Ne m'ayant pas permis de t'attendre, j'accours

Pressé de retrouver au plus tôt mes amours.

Qu'il est doux l'instant qui près d'elle me ramène

320   Pour toujours !

PASQUIN, soupirant.

À part.

  Oui Monsieur. - Il me fait de la peine.

DORANTE.

Ineffables transports du bonheur d'aujourd'hui,

Êtes-vous trop payés par quelques mois d'ennui ?

PASQUIN, soupirant.

Oui, Monsieur,

DORANTE.

Ah ! Ça, mais quelle diable de mine

Fais-tu donc ? Quels soupirs à fendre ta poitrine ?

325   Je ne remarquais pas ton air d'enterrement,

On voit chacun heureux alors qu'on est content.

Parle, brave Pasquin, morbleu je m'intéresse

À tes chagrins et veux soulager ta tristesse.

PASQUIN.

Ah ! Monsieur, tout le sexe est trompeur et léger.

DORANTE.

330   Peste ! Voilà, sais-tu, sévèrement juger.

Ce sont donc des chagrins d'amour, voyons, ta belle,

Pauvre garçon, est donc une ingrate cruelle ?

PASQUIN.

Hélas ! on m'a trahi, Monsieur, indignement.

Qui l'aurait cru ? Dorine...

DORANTE.

Ah ! Je te plains, vraiment.

PASQUIN.

335   Après m'avoir juré, moi qui croyais en elle,

Que jusques à la tombe elle serait fidèle,

Trois pauvres mois d'absence en sont venus à bout.

Cette fidélité n'a pas duré beaucoup

Plus de temps, si j'en juge à ses façons légères,

340   Qu'il ne nous en fallait pour franchir les barrières.

La perfide !

DORANTE.

En effet, de sa part c'est fort mal ;

Mais si je puis du moins écarter ton rival...

PASQUIN.

Mon rival ! Eh ! Monsieur, j'en ai demi-douzaine.

DORANTE.

Diable ! c'est différent. Va, ce n'est pas la peine

345   De t'affliger ainsi, mon garçon, dans ce cas :

Ce n'est qu'une coquette et qui ne valait pas

Ton amitié. Morbleu ! Console-toi bien vite,

À bon marché du moins encor t'en voilà quitte,

Car il pouvait se faire aussi bien qu'en partant

350   Tu l'eusses épousé, cet objet si constant.

PASQUIN.

Vous avez raison, mais, malgré sa perfidie,

Je l'aime et l'aimerai, je crains, toute ma vie.

DORANTE.

Quelle sottise affreuse ! Allons, tu trouveras

Des Dorines parbleu plus que tu n'en voudras.

355   Ta belle l'oubliant, le parti le plus sage

Est de faire comme elle, oublier la volage.

PASQUIN.

Vous en parlez, Monsieur, à votre aise, mais bah !

Voire conseil est bon, puisqu'elle me dauba,

Je saurai l'oublier. - Certes, à le bien prendre,

360   Qu'une femme nous trompe, il ne faut pas se pendre

DORANTE.

Certainement,

PASQUIN.

Ce sont des choses après tout

À quoi l'on doit s'attendre et c'est être bien fou

Que d'en perdre la tête.

DORANTE.

Eh ! Sans doute.

PASQUIN.

Il faut faire

Comme l'ingrate qui nous oublie, au contraire,

365   Et sans se consumer en vains regrets, aller

Auprès d'un autre objet vite se consoler.

N'est-il pas vrai, Monsieur ?

DORANTE.

Assurément, que diable.

Je suis ravi, Pasquin, de te voir raisonnable.

PASQUIN.

Et moi je suis ravi de vous voir maintenant

370   Comme vous faites là, parler si sensément.

Je vois que, professant un principe si sage,

Vous allez me donner l'exemple du courage ;

Car je puis vous conter que Dorine n'a fait

En cela qu'imiter sa maîtresse en effet.

DORANTE.

375   Maraud, qu'oses-tu dire ?

PASQUIN.

  Oh ! de votre colère

Accablez-moi, Monsieur, si cela peut vous plaire,

Mais mon zèle l'emporte et m'oblige aujourd'hui

À vous en avertir, ici l'on vous trahit.

DORANTE.

Cela ne se peut pas, elle dont la tendresse....

380   Morbleu, tu mens, coquin.

PASQUIN.

  Souvent, je le confesse,

Vous voyez que je suis sincère, et si jamais

J'ai dit la vérité, c'est, je vous le promets,

En ce moment.

DORANTE.

Alors on t'a trompé sans doute.

C'est une calomnie indigne qu'on l'écoute ;

385   Tu devais, je ne puis t'en soupçonner l'auteur,

Fermer du moins l'oreille à ce propos menteur.

Si cette trahison si cruelle et si noire

Est véritable, à qui jamais pourrai-je croire ?

PASQUIN.

Elle ne l'est que trop, Monsieur. Quel intérêt

390   Dorine aurait-elle eu, si ce n'était pas vrai,

À me conter ici de pareilles sornettes ?

Comme il est assez peu dans les moeurs des soubrettes

De garder les secrets avec fidélité,

Tout à l'heure, ici même, elle m'a raconté

395   Le train de vie aimable et fort joyeux que mène

Depuis notre départ à Paris Célimène :

Les fêtes, les soupers et les distractions

Qui de ses soupirants sont des attentions

L'aident à supporter les ennuis de l'absence ;

400   Un sémillant marquis, un comte aussi, je pense,

Surtout, dois-je le dire, un certain chevalier

D'un coeur qui ne devait jamais vous oublier

Se disputent l'accès ; on reçoit sans colère

Leurs voeux et leur encens, il est si doux de plaire.

DORANTE.

405   Que dis-tu, malheureux ? Si d'un pareil oubli

J'étais sûr, j'en mourrais de douleur et d'ennui.

PASQUIN.

Mourir, Monsieur ! Vraiment, à la philosophie

H vaut mieux recourir, je vous le certifie.

DORANTE.

Ah ! Les femmes, Pasquin, j'aurais dû le songer,

410   N'aiment pas comme nous. Hélas ! Leur coeur léger

Ignore un sentiment profond, inaltérable

Et par la vanité la plus impitoyable

Est toujours dominé. Trop malheureux le jour

Où l'amant imprudent a mis dans son amour

415   Son espoir, son bonheur, et sa vie, et son âme,

Pour n'avoir en retour dans le coeur d'une femme

Qu'une part aussi mince et que lui ravira

Le premier fat venu qui la flagornera.

PASQUIN.

C'est bien l'occasion, je pense, à l'instant même,

420   D'appliquer là, Monsieur, votre excellent système,

Et si vous m'en croyez, nous partirons soudain,

Nous consoler ailleurs de leur cruel dédain.

DORANTE.

Partir, sans la revoir ! Oh ! Jamais ce courage

Si j'étais assuré d'un si sensible outrage.

425   Mais non, ce front si pur et ces regards charmants

N'offrent pas le reflet d'indignes sentiments.

S'il était vrai pourtant, la femme est si légère,

Si mon amour profond, sérieux et sincère

Ne devait que fournir à l'orgueil féminin

430   La simple occasion d'un triomphe mesquin,

Ce serait bien cruel et quelle récompense

D'une si vive ardeur et de tant de constance.

Non, je veux la revoir, mais du moins mes efforts

De mon coeur pourront bien comprimer les transports,

435   Je saurai sur la sienne en réglant ma conduite

L'observer tout d'abord, et si je vois ensuite

Que je suis oublié, je n'éclaterai point

En reproches amers, mais je veux avec soin

Cacher mon désespoir sous la feinte apparence

440   Du calme le plus grand et de l'indifférence.

Notre sexe n'est pas, je lui prouverai bien,

Toujours à la merci des caprices du sien.

PASQUIN.

Morbleu ! Voilà parler, Monsieur, à la bonne heure.

Pour rendre la leçon plus complète et meilleure,

445   Serait-il pas bien vu qu'à d'autres désormais

On adressât ses voeux ?

DORANTE.

Quant à cela, jamais,

Si Célimène a pu trahir ainsi ma flamme,

Plus d'espoir de bonheur désormais pour mon âme,

Ce coup brise et détruit mon rêve le plus cher

450   Et si mon désespoir, que je saurai cacher,

Ne me met au tombeau, je fuis et je me cache

Aux regards d'un vain monde à qui rien ne m'attache,

Je romps avec un sexe ingrat et dangereux

Que je devrai haïr et... je me fais chartreux.

PASQUIN.

455   Oh ! Ne vous faites pas chartreux, je vous supplie.

DORANTE.

La voici, laisse-nous, - Ô ciel ! Quelle est jolie !

SCÈNE IV.
Célimène, Dorante.

DORANTE.

Agréez mes respects...

CÉLIMÈNE.

Eh ! Dorante, bonjour,

Je suis charmée ici de vous voir de retour.

DORANTE.

On n'est pas plus polie.

CÉLIMÈNE.

Heureusement, j'espère,

460   Votre petit voyage en somme a pu se faire,

À cela près pourtant de quelques jours d'ennui

Au fond d'une province insipide.

DORANTE.

Mais oui,

Assez bien, Dieu merci, mille grâces, Madame,

Mais je me félicite et du fond de mon âme

465   De ne pas concevoir en cela, pour ma part,

Une appréhension semblable à votre égard,

Une femme jolie et jeune oh ! peut sans craintes,

À Paris, de l'ennui défier les atteintes.

CÉLIMÈNE.

Il est vrai que Paris est une ville au moins

470   En ressources féconde, agréable en tous points.

DORANTE.

Paris est une ville où sans peine on oublie.

CÉLIMÈNE.

Plaît-il ?

DORANTE.

Que le temps vole et fuit.

CÉLIMÈNE.

Ville polie

Oh les distractions de fait ne manquent pas.

DORANTE.

Et vous savez, Madame, en profiter. Hélas !

475   Vous autres habitant la grande capitale,

Vous êtes tout imbus d'une erreur bien fatale ;

Un préjugé si fort occupe vos esprits

Qu'il n'est pas de salut pour vous hors de Paris.

On peut vivre pourtant, on vit même, au contraire,

480   En province bien mieux qu'à Paris ; je préfère

Le calme qu'on y trouve et la tranquillité

À tout ce tourbillon de la grande cité.

Là, Madame, on parcourt, sans fatigue et sans peine,

Le chemin de la vie, au pas on s'y promène,

485   Tandis qu'il semble ici qu'au galop enlevé

On y coure la poste en brûlant le pavé.

CÉLIMÈNE.

Ainsi vous vous plaisiez là-bas ?

DORANTE.

Beaucoup, sans doute.

Comment ne pas aimer ce repos qu'on y goûte,

Repos charmant du corps ainsi que de l'esprit,

490   Loin d'un monde exigeant, des tracas et du bruit,

Cette paix qu'on savoure au soin de la nature ?

CÉLIMÈNE.

Regarder couler l'onde et pousser la verdure,

Voir les bergers naïfs souffler dans leurs pipeaux

Pendant que sur les prés vont beuglant les troupeaux,

495   Les bergères sauter sur l'herbe verdoyante.

Vous êtes devenu bien pastoral, Dorante,

Il fallait donc, avec cet amour et ce goût,

Qui pour la vie aux champs vous poussa tout à coup,

Il fallait vous fixer dans ce séjour champêtre.

DORANTE.

500   C'est aussi mon projet.

CÉLIMÈNE.

  Prochainement ?

DORANTE.

  Peut-être.

CÉLIMÈNE.

Fort bien, ce n'est pas moi jamais, assurément,

Que vous convertirez à votre sentiment,

Car un ennui profond, invincible me gagne

Quand j'ai passé huit jours entiers à la campagne.

DORANTE.

505   Diable, voilà qui rend impossible à peu près

Toute exécution de nos anciens projets,

Dont au reste peut-être il ne vous souvient guère.

CÉLIMÈNE.

Quoi donc ?

DORANTE.

Vous ignorez ?...

CÉLIMÈNE.

Oh ! Non pas, au contraire,

Projets de mariage, oui, j'y suis maintenant.

510   Vous y pensez encore, hein ? Sérieusement,

Regardez-moi, voyons.

DORANTE.

Pour que je les oublie,

Ce n'est pas le moyen.

CÉLIMÈNE.

De la galanterie.

Et bien, moi, voyez-vous, je suis franche et je veux

Vous mettre à votre aise, eh ! Cela vaut-il pas mieux ?

515   Une autre vous dirait que, triste et délaissée,

Sur vous s'est constamment concentré sa pensée,

Que pendant votre absence, affreuse à son amour,

Elle n'a soupiré qu'après votre retour ;

Que sais-je ? Il est des gens pleins de la fantaisie

520   De faire du roman et de la poésie.

À quoi bon ? Dans un livre, eh ! Je le sais, vraiment,

Tous ces jolis discours sont d'un effet charmant,

Mais avec un ami quand dans la vie on cause,

N'est-il pas plus sensé de rester dans la prose ?

DORANTE.

525   Sans nul doute, Madame, oui, vous avez raison,

La poésie ici serait hors de saison,

Ces grandes phrases-là, selon moi, je vous jure,

N'ont pas en vérité le sens commun.

À part.

- Parjure !

CÉLIMÈNE.

Je vois que là-dessus vous pensez comme moi.

530   Un autre se serait imaginé, je crois,

Pour être demeuré huit jours loin de sa belle,

Devoir lui protester d'une ardeur éternelle,

Parler de ses beaux feux et des cruels tourments

Que l'absence a toujours procurés aux amants ;

535   Il se fût mis en frais...

DORANTE.

  Fadaises surannées,

Aux bergers de l'Astrée enfin abandonnées.  [ 2 L'Astrée est un très long roman pastoral d'Honoré d'Urfé (1567-1625) publié entre 1607 et 1627.]

CÉLIMÈNE.

Il eût pensé bien faire en se jetant alors

À mes pieds, se livrant à mille et un transports

D'extravagante ivresse et d'amour...

DORANTE.

Niaiserie

540   Qu'on laisse aux vieux romans de la chevalerie.

CÉLIMÈNE.

À part.

Perfide.

Haut.

Vous voyez, Dorante, qu'il est clair

Qu'il vaut mieux, comme nous, parler à coeur ouvert.

Dans le cours de trois mois de mainte circonstance

Les situations subissent l'influence ;

545   Car il se passe bien des choses en trois mois.

DORANTE.

Bien des choses, c'est vrai, se passent, je le vois.

CÉLIMÈNE.

Vous dites ?

DORANTE.

Rien, j'approuve.

CÉLIMÈNE.

Aurions-nous la faiblesse

De nous croire à jamais liés par la promesse

Qui fût faite...

DORANTE.

Je crois, légèrement.

CÉLIMÈNE, à part.

Trompeur !

Haut.

550   Dont l'époque...

DORANTE.

  Se perd dans l'obscure vapeur

Des temps les plus anciens.

À part.

- Trois mois au plus, coquette !

CÉLIMÈNE.

Et réclamer de vous rigoureuse et complète

Son exécution, serait-ce pas vraiment

De ma part ridicule ?

DORANTE.

Et réciproquement.

CÉLIMÈNE.

555   Sans doute. - Ce n'est pas qu'il nous soit nécessaire

D'oublier à jamais...

DORANTE.

En aucune manière,

À ces projets anciens nous pourrons revenir ;

Nous biffons le passé sans lier l'avenir.

CÉLIMÈNE.

Oui, vous me comprenez.

DORANTE.

Parfaitement, Madame,

560   Vous allez voir : je puis avec la même flamme

Recommencer chez vous ma cour sur frais nouveaux,

C'est à moi de savoir effacer mes rivaux.

Parmi ces soupirants dont vous êtes suivie

Je puis reprendre place, et s'il vous prend envie

565   De distinguer encor votre valet, voilà,

Alors tant mieux pour moi, n'est-ce pas ?

CÉLIMÈNE.

C'est cela.

DORANTE.

Sinon, je me renterre aux champs et recommence

Théocrite et Maron.  [ 4 Théocrite : Poète antique.]  [ 3 Maron : personnage de la mythologie, fils d'Ariane, attaché au vin.]

CÉLIMÈNE.

Fort bien. D'intelligence

Vous vous montrez rempli.

DORANTE.

Me croyiez-vous un sot,

570   S'il vous plaît ?

CÉLIMÈNE.

  Oh ! Non pas, Dorante, tant s'en faut.

DORANTE.

D'une rare franchise en vous est le mérite.

CÉLIMÈNE.

Aviez-vous cru jamais que je fusse hypocrite ?

DORANTE.

Quelle erreur c'eût été.

CÉLIMÈNE.

Voyez, présentement,

Quel calme l'on éprouve et quel contentement

575   Aux situations franchement dessinées,

Quand les positions sont bien déterminées

À part.

On se sent plus tranquille. - Il est de glace, ô ciel !

Je n'y puis plus tenir

DORANTE.

Il est vrai, rien n'est tel

Et c'est précisément ce qu'aujourd'hui j'observe.

580   Au lieu de l'embarras que toujours on conserve

Tant que l'on ne s'est pas parlé sincèrement,

L'explication faite on agit librement,

On respire, aisément chacun se détermine,

Je me sens un quintal de moins sur la poitrine.

À part.

585   Je suis à bout, j'étouffe.

CÉLIMÈNE.

  Ainsi donc, maintenant...

DORANTE.

Je vais pour le Berry partir incontinent.

CÉLIMÈNE.

Comment ?

DORANTE.

En poste.

CÉLIMÈNE.

Eh ! bien, voyez la différence ;

Quelques instants plus tôt, vous eussiez, je le pense,

Pour faire vos adieux été gêné, contraint,

590   Embarrassé longtemps ; peut-être auriez-vous craint

De plonger dans mon coeur un poignard qui le brise,

Et maintenant, après quatre mots de franchise

Réciproque...

DORANTE.

Il ne peut me rester, pour ma part

Du moins, le plus léger scrupule à cet égard.

CÉLIMÈNE.

À part.

595   C'est charmant. - Ce sang-froid m'indigne.

Haut.

  - Il peut se faire

Que nous allions bientôt vous voir à votre terre,

Si je donne en effet ma main au Chevalier.

DORANTE.

Au Chevalier, comment ?...

CÉLIMÈNE.

Oui, j'allais oublier

De vous conter cela, mais vraiment il me presse

600   Vivement là-dessus et je crains ma faiblesse.

DORANTE.

Divin ! - Voyez, avant la conversation

Que nous venons d'avoir, votre discrétion

N'eût jamais avec moi cru pouvoir assez prendre

De doux ménagements, de détours pour m'apprendre

605   Une chose pourtant aussi simple après tout.

Vous eussiez cru me voir, foudroyé tout à coup,

Expirer sous vos yeux ; et tandis qu'à cette heure...

CÉLIMÈNE.

Je n'ai plus nul effroi de ce genre, ou je meure.

À part.

Le traître, le trompeur.

DORANTE.

Adieu, Madame, adieu,

CÉLIMÈNE.

610   Adieu, Monsieur.

À part.

  - Il part, voilà donc ce beau feu,

Cette constante ardeur que jurait le volage.

DORANTE, à part.

Fuyons, j'éclaterais de douleur et de rage.

CÉLIMÈNE.

Vous me quittez, Monsieur, bien vite, mais pourtant

Je crains avec raison d'être en vous arrêtant

615   Indiscrète et serais désolée...

DORANTE.

  Ah ! Madame,

Vous ne le croyez pas. Un devoir me réclame

Et je vais...

CÉLIMÈNE.

Adieu donc,

DORANTE.

Je reviendrai plus tard

Vous offrir mes respects.

CÉLIMÈNE.

Et quand ?

DORANTE.

À mon départ.

Il sort.

SCÈNE V.
Célimène, Dorine.

DORINE, entrant.

De la présomption masculine, j'espère,

620   Vous triomphez, Madame, et vous avez su faire,

Au prix d'une leçon dont il se souviendra,

Que Dorante... mais quoi ? Vous pleurez ?

CÉLIMÈNE.

Oh ! L'ingrat !

C'en est fait ; ah je suis indignement trahie,

Car il ne m'aime plus,

DORINE.

Se peut-il qu'il oublie ?..

625   Voilà qui n'est pas bien, non.

CÉLIMÈNE.

  C'est affreux, ô ciel !

Après mille serments d'un amour éternel.

Combien à la froideur de sa correspondance

J'eus raison ce matin, suspectant sa constance,

De vouloir l'éprouver. Pourtant, en vérité,

630   Je n'aurais jamais cru pareille lâcheté ;

N'a-t-il feint tant d'ardeur en cherchant à me plaire,

(Car sais-je maintenant s'il fût jamais sincère) ?

Et tant d'empressement en me peignant ses feux

À m'arracher jadis de funestes aveux,

635   Que pour mieux accabler mon coeur tendre et sensible

De mépris outrageants et serait-il possible

Qu'auprès de moi lui-même il n'ait rien souhaité

Qu'un triomphe mesquin d'indigne vanité ?

DORINE.

Ce serait bien petit.

CÉLIMÈNE.

Oh ! Ce serait infâme

640   De s'être ainsi joué de l'amour d'une femme

Crédule et confiante. Et s'il en est ainsi,

Je l'avoue à ma honte, il a trop réussi,

Hélas ! Je l'aime encor quelque mal qu'il me fasse.

DORINE.

Vous êtes par ma foi bien bonne, à votre place,

645   Je ne songerais moi qu'à venger mon honneur,

Et loin de lui donner le plaisir trop flatteur

De me voir languissant d'amour pour son mérite,

Oh ! Je le chasserais de mon coeur au plus vite.

CÉLIMÈNE.

Le puis-je hélas ! Je l'aime autant que je l'aimais,

650   Et son image est là gravée à tout jamais.

Je ne puis après tout me résigner à croire

À cette trahison si cruelle et si noire,

Que mon amour, malgré tout ce flegme apparent,

Ait pu lui devenir si vite indifférent.

655   Avec le Chevalier j'ai parlé d'alliance,

J'ai cru le voir pâlir, il s'est troublé, je pense.

Ah ! Peut-être ai-je eu tort de l'éprouver ainsi ;

N'a-t-il pu le premier se croire aussi trahi ?

Eh ! Bien, Dorine, au moins je veux, coûte que coûte,

660   Réparer ma folie, avouer...

DORINE.

  Et sans doute

Lui demander pardon de n'avoir pas montré

Autant d'empressement qu'il en eût désiré ;

En le priant bien fort, il se peut qu'il l'accorde.

Tenez, Madame, il faut qu'une mouche vous morde,

665   Je ne vous comprends plus aujourd'hui ; ce matin,

Contre les torts affreux du sexe masculin

Je vous vois emporter, et, prenant la défense

Très chaleureusement du nôtre qu'on offense,

Vous voulez sur le champ châtier à la fois

670   Chez lui l'ingratitude et l'oubli de nos droits.

Aussi votre éloquence au même instant, Madame,

D'une émulation généreuse m'enflamme,

Pour ouvrir la campagne, avec succès complet

Je gagne une victoire ici sur le valet,

675   Et je vous trouve hélas ! vaincue et désarmée,

En déroute en un mot, mon général d'armée.

CÉLIMÈNE.

Ah ! Tu n'aimes pas, toi.

DORINE.

Ce n'est pas bien certain.

Mais enfin je vous vis, Madame, ce matin,

Vous armant de froideur ainsi que de courage,

680   Sur un simple soupçon, prête à punir l'outrage

Qu'un amour un peu tiède à votre amour a fait.

À présent que le crime est prouvé tout à fait,

Que vous l'avez enfin convaincu, j'imagine...

CÉLIMÈNE.

Ah ! C'est que j'espérais du repentir, Dorine,

685   J'espérais des regrets ; hélas ! je croyais bien

à de l'amour encore en un mot ; mais non, rien,

Calme désespérant, complète indifférence.

C'est affreux.

DORINE.

Bon, je vois en cette circonstance

Que vous ne vouliez pas la perle du pécheur,

690   Mais sa conversion.

CÉLIMÈNE.

  Malgré tant de froideur,

Je ne puis faire encor que mon coeur se décide

À croire de sa part un oubli si perfide,

Non, non, je ne puis croire à tant d'indignité.

Ce beau flegme après tout peut n'être qu'affecté.

695   Je veux encourager son rival, s'il demeure

Impassible et tranquille ainsi que tout à l'heure,

S'il m'oublie, à mon tour je saurai l'oublier

Et donner sous ses yeux ma main au Chevalier ;

Qu'il sache, si je perds son précieux hommage,

700   Que je puis aisément réparer ce dommage.

DORINE.

A la bonne heure donc. - Et justement voici

Le Chevalier qui vient, Madame.

CÉLIMÈNE.

Quel ennui.

Crois-tu, pour peu qu'encor Dorante ait de tendresse,

Qu'il me laisse épouser...

DORINE.

Allons, pas de faiblesse,

705   Il s'agit de venger notre sexe aujourd'hui.

CÉLIMÈNE.

Prends bien soin que Dorante au moins soit introduit

Sitôt qu'il reviendra.

Dorine sort.

SCÈNE VI.
Célimène, Le Chevalier.

CÉLIMÈNE.

Chevalier, sur mon âme,

Vous venez aujourd'hui bien tard me voir.

LE CHEVALIER.

Madame,

Trop bonne de l'avoir remarqué ; peu s'en faut

710   Que je ne sois pourtant, je crois, venu trop tôt.

CÉLIMÈNE.

Ingrat, moi qui parlais de vous à l'instant même.

LE CHEVALIER.

Eh ! Quoi vous m'auriez fait cette faveur extrême

Et sur moi vos pensers se seraient arrêtés ?

CÉLIMÈNE.

On s'en occupe plus que vous ne méritez.

LE CHEVALIER.

715   C'est trop de grâce. Mais je viens tantôt d'apprendre

Le retour de Dorante, il va venir vous rendre

Visite sans nul doute.

CÉLIMÈNE.

Il sort d'ici.

LE CHEVALIER.

Hé ! bien

C'est pour vous dire adieu, Madame, que je viens,

Car je pars me fixer demain à la campagne.

CÉLIMÈNE.

720   Comment ? Ah ! Mais c'est donc une fureur qui gagne

Tout le monde. Aux champs quoi vous voulez vous cacher ?

Mais Paris n'a donc rien qui vous puisse attacher ?

LE CHEVALIER.

Au contraire, en partant, pour mon malheur extrême,

J'y laisserai mon coeur et moitié de moi-même.

CÉLIMÈNE.

725   En ce cas, vous feriez beaucoup mieux, entre nous,

De rester avec lui, croyez-moi.

LE CHEVALIER.

Quoi c'est vous

Qui me le conseillez ? Non, non, je vous l'atteste,

Je trahirai l'honneur, l'amitié si je reste.

CÉLIMÈNE.

Si vous me proposez des charades, ma foi,

730   Vous n'avez pas trouvé votre OEdipe dans moi,

Car je n'en ai jamais deviné de ma vie.

LE CHEVALIER.

Oh ! Ne me faites pas expliquer, je vous prie,

Plus clairement, Madame ; eh ! Qu'en est-il besoin ?

Vous m'avez trop compris sans que j'aille plus loin.

735   Dorante vient, je pars.

CÉLIMÈNE.

Mais pourquoi ?

LE CHEVALIER.

  J'imagine

Que votre esprit, Madame, aisément le devine.

CÉLIMÈNE.

Je ne devine rien ; mon esprit, Chevalier,

En voulant être fin craint de se fourvoyer.

Vous partez et venez faire un adieu suprême,

740   Parce que, dites-vous...

LE CHEVALIER.

  Parce que je vous aime.

CÉLIMÈNE.

J'étais loin de m'attendre à la péroraison,

Mais je vous avouerai que c'est une raison,

À votre jugement, Chevalier, n'en déplaise,

Qui me paraît pourtant on ne peut plus mauvaise.

LE CHEVALIER.

745   Comment ? Je vous comprends mal à mon tour, je crois.

CÉLIMÈNE.

Je ne suis pourtant pas énigmatique, moi.

LE CHEVALIER.

Comment, quand je vous aime et quand avec silence,

Ne trouvant de bonheur que dans votre présence,

J'ai nourri cet amour en mon coeur trois longs mois

750   Et qu'il ose parler pour la première fois,

Quand Dorante, qui dans mon amitié sincère

Croit pouvoir reposer en confiance entière,

Revient vous apporter son coeur avec sa main

Et serrer avec vous les doux noeuds de l'hymen,

755   Cruelle, vous voulez, vous voulez que je reste

Pour être le témoin de cet hymen funeste,

De ce bonheur fatal qui causera ma mort,

Ou bien pour le troubler par mon lâche transport ?

Vous voulez...

CÉLIMÈNE.

Doucement, Monsieur, votre éloquence

760   Vous emporte dans mainte et mainte extravagance.

Et d'abord votre ami n'apporte pas du tout

Ni son coeur, qu'il aura laissé je ne sais où,

Ni sa main, dont ma foi fort peu je me soucie.

LE CHEVALIER.

Est-il possible ?

CÉLIMÈNE.

Oh ! Rien n'est plus vrai.

LE CHEVALIER.

Je vous prie,

765   Expliquez-moi...

CÉLIMÈNE.

  J'aurais voulu que ce matin

Vous eussiez assisté, vous, à notre entretien,

Il ne vous resterait nul doute ce me semble,

Car nous avons rompu complètement ensemble,

Très aimablement et d'un commun accord,

770   Enchantés tous les deux d'être libres encor.

Vous voilà renseigné d'une façon complète,

Si vous partez encore, il faut que j'interprète

Votre fuite à présent d'une façon, ma foi,

Convenez-en, fort peu favorable pour moi.

LE CHEVALIER.

775   Partir ! Ah ! Maintenant, mais, s'il est vrai, Madame,

D'un peu d'espoir alors je puis flatter ma flamme.

CÉLIMÈNE.

C'est à vous d'en juger.

LE CHEVALIER.

Oh ! Mais non, pour mon coeur

Ce serait en ce jour vraiment trop de bonheur.

Retirez-moi bien vite une faible espérance

780   Oui plus tard laisserait plus vive ma souffrance.

Non, Dorante vous aime et vous garde sa foi,

Il vous chérit, bien plus, vous l'aimez toujours.

CÉLIMÈNE.

Moi !

Ah ! Je vous jure...

LE CHEVALIER.

Oh ! Non, ce serait un blasphème,

Car vous l'aimez encore et toujours il vous aime,

785   Quelque brouille, une pique, et pour de légers torts,

Va rendre plus ardents avant peu vos transports,

À déchirer ainsi mon coeur qui vous oblige ?

Laissez-moi fuir, hélas ! Madame.

CÉLIMÈNE.

Eh ! Non, vous dis-je,

Non, c'est une rupture en forme et tout de bon.

LE CHEVALIER.

790   Je puis donc vous aimer, Madame, je puis donc,

Sans remords maintenant, vous parler de ma flamme.

Parviendrai-je jamais las ! À toucher votre âme

Toute remplie encor, je le crains fortement,

D'une autre pensée ?

CÉLIMÈNE.

Ah ! C'est de l'entêtement.

LE CHEVALIER.

795   Eh ! Bien je dois vous croire avec toute assurance.

Ainsi vous permettez à mon coeur l'espérance.

CÉLIMÈNE.

C'est bien le moins.

LE CHEVALIER.

Ô ciel ! Que ces mots généreux,

Célimène adorable, ont fait mon sort heureux.

CÉLIMÈNE.

À part.

J'entends quelqu'un, c'est lui, lui qui revient si vite.

800   Ah ! Faible que je suis, c'est mon coeur qui palpite,

Ce sont ses battements précipites soudain

Qui m'en ont avertie. Ah ! Du courage enfin.

LE CHEVALIER.

Mais qu'avez-vous, parlez ; ô belle Célimène ?

CÉLIMÈNE.

Rien, c'est l'émotion, une femme avec peine

805   Entendrait de sang-froid les aveux d'un amant.

LE CHEVALIER.

Si je l'interprétais trop favorablement ?

CÉLIMÈNE.

Comme vous voudrez. Ah !

Elle pousse un cri en voyant paraître Dorante, et laisse tomber son mouchoir. Le Chevalier le lui rend en lui baisant la main.

LE CHEVALIER.

Il faut qu'on vous adore.

SCÈNE VII.
Célimène, Le Chevalier, Dorante.

DORANTE, à part.

Dieu ! Du courage, allons, pour cette fois encore.

CÉLIMÈNE.

Quoi, déjà de retour, c'est bien aimable à vous.

DORANTE.

810   Je trouble un tête-à-tête, il me semble, assez doux,

Pardon d'être importun.

CÉLIMÈNE.

Eh ! Non, votre présence

Ne trouble rien, jamais auprès de nous, je pense,

Un véritable ami ne peut être de trop.

DORANTE, à part.

Fort bien.

LE CHEVALIER.

J'ai de Madame appris ici tantôt

815   Qu'entre vous tout était rompu, sans que Dorante,

Croyez bien...

DORANTE.

Eh ! Mon cher, la chose est évidente,

Venez donc, Chevalier, venez donc dans mes bras.

Depuis un siècle au moins, nous ne nous voyons pas.

CÉLIMÈNE, à part.

Est-il possible, ô ciel ! Que tant d'indifférence

820   Soit sincère ? Ah ! Je veux en avoir l'assurance.

LE CHEVALIER.

Merci bien, cher ami, j'ai su votre succès,

Et suis heureux de voir gagné votre procès.

DORANTE.

Votre sort ne saurait rien envier au nôtre,

Morbleu, vous n'avez pas, je crois, perdu le vôtre.

LE CHEVALIER.

825   Vos affaires, là-bas, vont au mieux en ce jour,

Je vous en félicite aussi.

CÉLIMÈNE.

De son séjour

Dorante est tellement ravi que tout de suite

Il retourne en Berry s'installer.

LE CHEVALIER.

Quoi, si vite,

Et sans nous accorder quelques jours seulement ?

CÉLIMÈNE.

830   Il ne vous fera pas grâce d'un seul moment.

LE CHEVALIER.

Vraiment, Dorante ?

DORANTE.

Hélas ! Tout ce que je regret ?

Dans ce départ si brusque est qu'il ne me permette.

De voir se compléter votre félicité.

LE CHEVALIER.

Êtes-vous bien sincère ?

CÉLIMÈNE.

Oh ! La sincérité,

835   Chevalier, c'est son fort, c'est justice à lui rendre.

LE CHEVALIER.

Mais alors, si pour nous il ne saurait attendre,

Madame, nous pourrions, nous, nous hâter pour lui.

CÉLIMÈNE.

Vous croyez ? C'est un peu précipité ceci,

Je trouve, Chevalier. Mais qu'en pense Dorante ?

DORANTE.

À part.

840   Ciel ! Oh ! Dissimulons.

Haut.

  - L'idée est excellente.

CÉLIMÈNE.

À part.

Infâme.

Haut.

- Du moment que notre ami commun

L'approuve, je n'y vois pour moi d'obstacle aucun.

LE CHEVALIER.

Madame, ah ! Vous voulez me rendre fou d'ivresse.

CÉLIMÈNE, à part.

Il se trouble ; voyons si cette âme traîtresse

Haut.

845   Poussera jusqu'au bout... Dorante nous fera,

Je gage, le plaisir de signer au contrat.

DORANTE.

Comment donc, des deux mains.

Haut.

- Ô Dieu l'épreuve est forte.

LE CHEVALIER.

Oh ! Vous me ravissez de parler de la sorte,

Dorante, j'avais craint qu'un reste de penchant,

850   Je dois vous l'avouer...

CÉLIMÈNE.

  Eh ! Mon cher, nullement,

Il n'en peut rester trace en moi, je vous l'atteste.

LE CHEVALIER.

Vous me charmez.

CÉLIMÈNE, à part.

Oh ! C'est fini, je le déteste.

DORANTE.

Volontiers je m'astreins à ce léger retard

Et pour vous voir heureux recule mon départ.

LE CHEVALIER.

855   Pour ne par abuser de l'obligeance extrême

Que vous montrez, on peut d'ailleurs aujourd'hui même...

CÉLIMÈNE.

En effet.

DORANTE, à part.

Je la dois haïr présentement.

Haut.

Sans doute,on ne saurait trop hâter le moment

D'être heureux ; Chevalier, croyez-moi, pour bien faire,

860   Nous irons de ce pas tous deux chez le notaire.

LE CHEVALIER.

Quoi vous consentiriez ?...

CÉLIMÈNE, à part.

Indigne ! Eh ! Bien tant mieux,

Il verra bien qu'il m'est à présent odieux.

DORANTE.

Eh ! Sans doute parbleu, venez donc.

LE CHEVALIER.

Sur mon âme,

Je ne sais si je rêve.

DORANTE.

Avant ce soir, Madame,

865   Nous aurons établi les bases d'un hymen

À part.

Tant souhaité. - Dussé-je en expirer demain.

CÉLIMÈNE.

Merci, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Allons, voilà, mon cher Dorante,

Un dénouement qui passe à coup sûr mon attente.

Ah ! Madame,je n'ose exprimer mon transport.

À Dorante.

870   Vous me rendez la vie.

DORANTE, à part.

  Et me donne la mort.

SCÈNE VIII.
Célimène, puis Dorine.

CÉLIMÈNE.

Dorine, Dorine ! - Ah ! Venez donc quand j'appelle.

DORINE.

Mais Madame voit bien que j'accours auprès d'elle.

- Comme vous paraissez agitée.

CÉLIMÈNE.

Il se peut,

Dorine, et j'ai sujet aussi de l'être un peu.

875   C'est le plaisir, je suis ravie.

DORINE.

  Ah ! Ma parole,

Vous avez plutôt l'air d'avoir la fièvre.

CÉLIMÈNE.

Folle,

Bien loin d'être malade, ah ! Félicite m'en,

Je suis enfin guérie et radicalement.

DORINE.

Guérie ? Et de quoi donc ?

CÉLIMÈNE.

De quoi ? De ma sottise,

880   De ma faiblesse, enfin, s'il faut que je le dise,

De l'amour qu'à Dorante avait gardé mon coeur.

DORINE.

La guérison hélas ! Est prompte et j'ai bien peur

Des rechutes, Madame.

CÉLIMÈNE.

Oh ! Non, sois bien tranquille,

Car pour rendre la cure et certaine et facile,

885   Dorine, au Chevalier je vais donner ma main.

DORINE.

Ce n'est pas fait encore.

CÉLIMÈNE.

On doit signer demain

Le contrat.

DORINE.

Vraiment.

CÉLIMÈNE.

Oui ; peut-être aujourd'hui même.

DORINE.

Madame, ah ! Ce serait d'un héroïsme extrême

Si vous faisiez cela, ce serait beau vraiment.

CÉLIMÈNE.

890   Pourquoi donc ? Pas du tout : je croyais sottement

Hier qu'un tel parti n'eût coûté davantage,

Mais il n'a pas fallu grand effort de courage,

Il faut prendre une fois son parti là-dessus

Et c'est fini, déjà, vois, je n'y pense plus.

895   Ce n'est pas que mon coeur tienne en aucune sorte

Plutôt au Chevalier qu'à tout autre ; il n'importe,

J'ai pris celui que j'ai trouvé là sous ma main

Parce qu'il me fallait ma revanche soudain.

Et maintenant, Dorine, oh ! Je suis bien contente,

900   Je gage dans huit jours que je pense à Dorante

Moins qu'au grand chah de Perse.

DORINE.

Allons, tant mieux, bravo,

Madame, vous avez pris le parti qu'il faut.

Que sitôt qu'on se montre à ses voeux favorable,

Un homme n'aille pas se croire indispensable

905   À notre bonheur. Mais êtes-vous s'il vous plaît,

Bien sûre au moins de vous ?

CÉLIMÈNE.

J'en réponds, il faudrait

Que je fusse à présent bien lâche, je te jure,

À lui pour revenir après semblable injure.

Ah ! Si tu l'avais vu, quel air indifférent ;

910   C'est avec le dédain, le mépris le plus grand

Qu'il m'a traitée ici. De quelle grâce extrême

Il a contre son coeur pressé dans l'instant même

Son rival qu'à mes pieds il avait trouvé là.

- Ah ! J'en suis enchantée et j'aime mieux cela

915   Que de l'hypocrisie, on a cet avantage

Qu'on est fixée. - Et quand de notre mariage

J'ai parlé d'avancer aujourd'hui le moment

Pour l'éprouver, avec quel vif empressement

Sur mon impatience il renchérit lui-même,

920   Lui, lui qui prétendait m'aimer, bassesse extrême ;

Il a menti, Dorine, oui menti constamment.

Et je fus folie assez pour le croire un moment.

DORINE.

Madame, calmez-vous.

CÉLIMÈNE.

Je suis calme, Dorine.

C'est le plaisir de voir que ceci se termine.

925   Il n'a même pas mis dans son indignité

La moindre forme au moins de simple urbanité.

Et bien tant mieux encor, j'aime mieux la manière

Brutale, indifférente et tout à fait grossière

Avec laquelle il a semblé vouloir, hélas !

930   Le pousser au plus tôt lui-même dans mes bras.

Je crois que pour un rien il eût crié lui-même

À son ami, dans son impatience extrême :

Ah ! Prenez-la bien vite et débarrassez-moi,

Depuis assez longtemps sa tendresse, ma foi,

935   M'importune et m'assomme.

Elle fond en larmes.

DORINE.

  Ah ! Madame, Madame,

C'est donc ainsi que vous avez guéri votre âme ?

CÉLIMÈNE.

Ce n'est rien, vois-tu bien, je pleure, c'est nerveux,

Car je suis enchantée, au comble de mes voeux,

Je n'ai pas de regrets, oh ! Non, je suis ravie

940   Et n'éprouvai jamais tel plaisir de ma vie.

Le Chevalier m'adore et fera mon bonheur,

Je déteste Dorante, oh ! du fond de mon coeur,

Et des femmes je suis, dans ma joyeuse ivresse,

La plus heureuse enfin.

Elle éclate en sanglots.

DORINE.

Dieu ! Ma pauvre maîtresse !

945   De grâce, cachez-vous, j'aperçois son valet,

En un pareil état, bon Dieu, s'il vous voyait.

Célimène s'enfuit. - Pasquin entre et l'aperçoit.

SCÈNE IX.
Dorine, Pasquin.

PASQUIN.

Que vois-je là ? Qu'a donc ta maîtresse, ma chère ?

DORINE.

Toi, laisse-nous en paix. Ici que viens-tu faire ?

PASQUIN.

Je viens chercher mon maître afin de l'avertir

950   Que les chevaux sont prêts et que l'on peut partir.

J'étais loin de m'attendre...

DORINE.

Eh bien ! Tu vois sans doute

Qu'il n'est pas là. Morbleu, mettez-vous donc en route

Puisque votre berline est prête, Dieu merci,

Et ne rentrez jamais ni l'un ni l'autre ici,

955   Vous nous obligerez, allez tous deux au diable.

PASQUIN.

Bien, le congé, ma chère, est tout à fait aimable.

Mais que se passe-t-il donc ici ? Te voilà

Toute émue et Madame en pleurs.

DORINE.

C'est faux cela.

PASQUIN.

Comment ? Je ne l'ai pas tout à l'heure aperçue

960   Cherchant à dérober ses larmes à ma vue ?

Mais on n'est point aveugle et moins encore auprès

De la beauté.

DORINE.

Vraiment, tu m'impatienterais

Par ton aplomb. Tu bats la campagne, imbécile,

Tu vois trouble ; va-t-en et nous laisse tranquille,

965   Ton maître ainsi que toi.

PASQUIN.

  Quant à nous en aller,

C'est ce dont il n'est pas besoin de nous prier,

Car C'est bien sur-le-champ ce que nous comptons faire.

Pour vous donner la paix, ah ! C'est une autre affaire ;

Que ce départ vous laisse en un paisible état,

970   Je ne suis pas bien sûr d'un pareil résultat.

DORINE.

De rire ici, mon cher, tu me donnes envie

Par ta prétention grotesque. Ah ! ah !

PASQUIN.

Ma mie,

Cette gaîté n'est pas d'un aussi bon aloi

Que les pleurs qu'à l'instant j'ai remarqués ma foi.

DORINE.

975   Encor ! Si tu redis cette sottise amère

Je t'arrache les yeux.

PASQUIN.

Quoi tu prétends, ma chère,

Que ta maîtresse, ici quand j'entrai par hasard,

Ne pleurait pas ?

DORINE.

Eh ! Non, non, cent fois non, pendard,

Pour en avoir envie elle était trop contente

980   D'être débarrassée enfin de ton Dorante.

PASQUIN.

Tu feindrais avec moi très inutilement,

Madame pleurait bien.

DORINE.

Non.

PASQUIN.

Et ne fais pas tant

La vaillante, qui sait ? Peut-être que toi-même...

DORINE.

Ah ! C'est trop fort cela. Quel amour-propre extrême !

PASQUIN.

985   Oh ! Mais n'espérez pas nous attendrir.

DORINE.

  Pasquin,

Ne m'exaspère pas.

PASQUIN.

Non, vois-tu, de dessein

Vous ne nous ferez pas changer, je te le jure.

C'est bien fini.

DORINE.

Je vais t'arracher la figure.

PASQUIN.

Nous n'écoutons plus rien, nous partons.

DORINE.

Tiens, il faut

990   Que je t'étrangle enfin, faquin, triple maraud.

PASQUIN.

Au meurtre ! À l'assassin !

SCÈNE X.
Dorine, Pasquin, Le Chevalier, Dorante.

LE CHEVALIER.

Quel est tout ce tapage ?

PASQUIN.

Pour me sauver, Monsieur, des effets de sa rage

Vous venez à propos, Dorine ne parlait

Rien moins que d'étrangler ici votre valet.

LE CHEVALIER.

995   Se peut-il ? Quel motif a pu porter Dorine

À ces velléités de fureur assassine ?

Tu voulais l'étrangler ?

DORINE.

Il l'aurait mérité

Et plutôt mille fois qu'une, cet effronté.

LE CHEVALIER.

Expliquez-vous enfin.

PASQUIN.

Hélas ! Vos seigneuries

1000   D'une femme jalouse ici voient les furies.

DORINE.

Tu mens, pendard.

LE CHEVALIER.

Voyons, laisse-le s'expliquer,

Quand il aura fini tu pourras répliquer.

PASQUIN.

Ce transport ne doit rien avoir qui vous étonne,

Il vient de ce qu'on part, de ce qu'on l'abandonne.

DORINE.

1005   De tout ce qu'il vous dit ne croyez pas un mot.

Croit-il qu'on tienne autant à lui, ce maître sot ?

Je me moque ma foi qu'il parte ou bien qu'il reste.

PASQUIN.

Cela n'est pas facile à croire.

LE CHEVALIER.

Il est modeste.

Mais pourquoi l'étrangler alors ?

DORINE.

Quoi ? Ce faquin

1010   Calomniait Madame indignement.

DORANTE.

  Coquin,

S'il était vrai, morbleu, qu'un discours téméraire...

PASQUIN.

Il n'en est rien, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Calmez votre colère,

Dorante, et me laissez à clair tirer ceci.

D'où vînt votre querelle en un mot ?

PASQUIN.

1015   Le voici.

DORINE.

  Il va vous répéter encor quelque imposture.

LE CHEVALIER.

Nous verrons, laisse-le parler.

PASQUIN.

C'est, je vous jure,

La pure vérité : Quand je vins en ces lieux,

Célimène en sanglots, un mouchoir sur les yeux...

DORINE.

Il ment.

LE CHEVALIER.

Tu répondras, Dorine, tout à l'heure.

DORINE, à part.

1020   J'enrage.

PASQUIN.

  Si je mens d'un seul mot, que je meure.

DORANTE.

Célimène, dis-tu ?...

PASQUIN.

Je la vis tout en pleurs

S'enfuir en me voyant pour cacher ses douleurs.

DORANTE.

Célimène, grand Dieu !

DORINE.

Quoi ? vous allez le croire ?

LE CHEVALIER.

Quel motif aurait-il d'inventer cette histoire ?

DORINE.

1025   Je ne sais, mais, Monsieur, c'est un fourbe, un menteur.

LE CHEVALIER.

Et pourquoi t'emporter avec tant de chaleur ?

Quel tort, dis-moi, cela fait-il à ta maîtresse

D'avoir quelque chagrin ?

DORINE.

Aucun, je le confesse ;

Mais c'est ce que ce fat-là s'imaginait...

LE CHEVALIER.

Quoi donc ?

1030   Qu'elle déplorait là le cruel abandon

De Dorante. Eh ! Ma chère, évidente est la chose,

De ses larmes voilà quelle est la seule cause.

DORINE.

Ah ! Monsieur.

DORANTE.

Vous croyez.

PASQUIN.

Et j'en suis très sûr, moi.

LE CHEVALIER.

Oui, Pasquin a raison.

DORANTE.

Se pourrait-il ?

LE CHEVALIER, à Dorine.

Pour toi,

1035   Avertis à l'instant la belle Célimène

Qu'ici l'attend un coeur que l'amour lui ramène.

DORANTE, à part.

Dieux ! Elle m'aime encore et moi seul en ce jour

J'ai détruit mon bonheur, méconnu son amour.

LE CHEVALIER.

Pasquin, fais amener la chaise à cette porte

1040   Et dans une heure au plus, tu m'entends, fais en sorte

Qu'au départ postillon et chevaux soient tout prêts.

Nous signons le contrat et bon voyage après.

SCÈNE XI.
Dorante, Le Chevalier.

LE CHEVALIER.

Pour éteindre un amour de cette violence

Il n'est d'autre remède à présent que l'absence.

DORANTE.

1045   Quoi vous croyez vraiment, Chevalier, que son coeur

Conserve encor pour moi... ?

LE CHEVALIER.

Parbleu, de sa douleur

J'étais bien sûr, mon cher, malgré l'indifférence

Que son orgueil sans cesse affecte et par avance

Je savais qu'elle n'a, pas même un seul instant,

1050   Cessé d'avoir pour vous l'amour le plus constant.

DORANTE.

Vous l'épousez, croyant qu'elle en chérit un autre ?

LE CHEVALIER.

Je parviendrai peut-être, à la place du vôtre,

À mettre dans son coeur, à force de bons soins,

Un peu d'amour pour moi, je l'espère du moins.

1055   Puisque moins que le sien votre coeur est fidèle,

Que vous ne l'aimez plus et ne voulez plus d'elle,

J'espère que le temps plus tard affaiblira

Un amour sans retour et puis l'effacera.

D'ailleurs je ne suis pas le seul à qui sa femme

1060   N'apporte pas un coeur bien pur de toute flamme.

DORANTE.

Vous croyez qu'elle m'aime ?

LE CHEVALIER.

Oui certes, en Berry

C'est avec grand plaisir que vous voit son mari.

DORANTE.

Mais comment accorder cet amour, je vous prie,

Avec tous les écarts de sa coquetterie ?

1065   Car de plus d'un rival, lorsque j'étais absent,

J'ai su qu'elle acceptait un hommage pressant.

LE CHEVALIER.

Que me dites-vous là ? Pendant votre voyage

Je la voyais souvent, et ce pressant hommage

De tous ces soupirants, encouragé fort peu,

1070   Importunait son coeur tout plein d'un autre feu.

Je m'en aperçus bien et, pardonnez Dorante,

J'enviais votre sort d'avoir si tendre amante.

Mais personne ici-bas ne peut apprécier

Le bonheur du prochain ; on nous voit envier

1075   Chez autrui des trésors qu'il prise peu lui-même.

DORANTE, à part.

Il me perce le coeur. Qu'ai-je fait ? Elle m'aime.

LE CHEVALIER.

C'est un garant pour moi que sa fidélité

Des vertus d'un coeur plein de sensibilité

Célimene paraît.

Voyez, qu'elle est charmante

DORANTE, à part.

Oh ! Oui, je vois des larmes

1080   La trace qui rehausse encor mieux tant de charmes.

LE CHEVALIER.

Ah ! J'oubliais un ordre à donner important,

Pardon de vous quitter, j'ai fait dans un instant.

Il sort.

SCÈNE XII.
Dorante, Célimène, puis Le Chevalier.

CÉLIMÈNE, à part.

Il me laisse avec lui.

DORANTE.

Célimène adorable,

Pardon, cent fois pardon, je sois un misérable.

CÉLIMÈNE.

1085   Que faites-vous, Monsieur ?

DORANTE.

  Grâce, ô grâce, pitié,

Quittez, quittez ce ton de froide inimitié,

Je reconnais mes forts, ici je les expie

De mon bonheur, bientôt ce sera de ma vie ?

CÉLIMÈNE.

Dorante !

DORANTE.

Plaignez-moi, pardonnez-moi ; mais non,

1090   Je suis un malheureux indigne de pardon,

Un instant j'ai douté d'un coeur comme le vôtre,

Étrange aveuglement qui ne cède à nul autre ;

J'ai pu m'abandonner à des transports jaloux.

Quand l'amour dans mon coeur parlait si haut pour vous.

1095   En ce jour, à sa voix pour imposer silence,

Je me suis fait la plus cruelle violence ;

J'ai détruit mon bonheur et de ma propre main

De cent coups de poignard me suis percé le sein ;

Moi-même à mon rival je vous livrais encore,

1100   Quand vous m'apparteniez et quand je vous adore.

CÉLIMÈNE.

Ah !

DORANTE.

Qu'un mot de pardon de vos accents si doux...

Un seul mot, je l'implore, hélas ! à vos genoux.

CÉLIMÈNE.

Ah ! Dorante.

LE CHEVALIER, entrant.

Voyons, pardonnez-lui, Madame,

Un pareil repentir doit attendrir votre âme

1105   Et puis songez, s'il fut coupable dans ce jour,

Que ce n'est après tout que par excès d'amour.

CÉLIMÈNE.

Monsieur.

DORANTE.

Vous abusez...

LE CHEVALIER.

Pourriez-vous bien me faire

La grâce d'écouter quatre mots sans colère ?

Dorante, vous m'aviez trompé, quand ce matin

1110   Vous disiez votre feu complètement éteint.

Je n'ai pas un instant été dupe moi-même

De Madame et de vous.

DORANTE.

Votre audace est extrême,

Une pareille insulte est très hors de saison,

Sur le champ, Chevalier, vous m'en rendrez raison.

LE CHEVALIER.

1115   Ne vous emportez pas, et veuillez bien m'entendre :

Je savais, ai-je dit, que l'amour le plus tendre

N'a cessé d'exister dans vos coeurs un instant

Quand un faux point d'honneur vous aveuglait pourtant.

Dans un semblable cas l'un ni l'autre ne cède.

1120   J'ai voulu vous venir à tous les deux en aide :

C'est en vous conduisant aujourd'hui jusqu'au bord

De l'abîme de maux qu'un moment de transport

Peut creuser sous nos pas que je vous fis bien vite

Abjurer à tous deux votre folle conduite,

1125   Vous pardonner enfin l'un h l'autre vos torts

Et vous rendre à jamais à vos anciens transports.

Si de nous battre encor vous avez quelque envie...

CÉLIMÈNE.

Se peut-il ?

DORANTE.

Cher ami, je vous dois donc la vie.

CÉLIMÈNE.

Mais ce contrat, Monsieur ?

LE CHEVALIER.

C'est un nom à changer,

1130   Et Dorante pourra de bon coeur le signer,

Si vous y consentez.

DORANTE.

Célimène.

CÉLIMÈNE.

Ah ! Dorante,

Ne soyez plus jaloux.

DORANTE.

Ne soyez plus méchante.

PASQUIN, entrant.

Le postillon, Monsieur, est en selle.

DORANTE.

Ah ! Ma foi,

De départ il n'est plus question.

LE CHEVALIER.

Pardonnez-moi.

1135   Le rôle est délicat que je viens d'entreprendre ;

J'ai feint ici l'ardeur de l'amour le plus tendre.

Tant d'attraits chez Madame et de beaux yeux si doux

D'un peu de jalousie excusent son époux,

Si vous le permettez, c'est moi qui dans ma terre

1140   Irai passer six mois, n'ayant plus rien à faire.

CÉLIMÈNE.

Ah ! C'est là sa conduire en véritable ami.

LE CHEVALIER.

À quoi bon faire aussi les choses à demi ?

Il n'en coûte pas plus pour les faire avec zèle.

DORANTE.

Oh ! Ma reconnaissance en doit être éternelle.

LE CHEVALIER.

1145   Je souhaite pour vous qu'au moins à l'avenir

De cette leçon-là vous gardiez souvenir.

CÉLIMÈNE.

De l'amour-propre, allez, nous saurons nous défendre,

Ce sont mauvais conseils que ceux qu'il fait entendre ;

Redoutons les chagrins qu'il pourrait nous coûter.

1150   Ah ! Ce n'est que son coeur que l'on doive écouter.

 



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Notes

[1] Sigisbée : Homme, dit aussi cavalier servant, qui fréquente assidûment une maison et se montre très empressé auprès de la maîtresse. [L]

[2] L'Astrée est un très long roman pastoral d'Honoré d'Urfé (1567-1625) publié entre 1607 et 1627.

[3] Maron : personnage de la mythologie, fils d'Ariane, attaché au vin.

[4] Théocrite : Poète antique.

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