LA CABALE

COMÉDIE EN UN ACTE

Représentée par les Comédiens Français, le 22 Mars 1740.

M. DCC. LXXVII.

Par Mr. DE SAINT-FOIX.

À PARIS, Chez la Veuve DUCHESNE, Libraire, rue Saint Jacques, au Temple du Goût.

Représentée pour la première fois, par les Comédiens Italiens, le 11 Janvier 1749.


Texte établi par Paul FIEVRE mars 2018

Publié par Paul FIEVRE avril 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 31/08/2023 à 16:12:01.


J'avais fait cette pièce en trois actes, elle avait pour titre : la Cabale à la Ville, la Cabale au Parnasse, la Cabale à la Cour. Je la lus dans une maison où j'allais souvent ; je vis qu'on applaudissait beaucoup à certaines scènes ; qu'on les appliquait à telles et telles personnes, et que malheureusement ces applications, auxquelles je n'avais pas pensé, n'étaient que trop naturelles. La Comédie dans les peintures et les détails qu'elle présente pour corriger les travers, les ridicules et les vices, ne doit employer que des traits généraux ; un trait, au Théâtre, qui désigne particulièrement quelqu'un, est très punissable par lui-même, et d'un exemple dangereux. Je déchirai ces scènes, et je n'en ai aujourd'hui qu'une idée très confuse. Je tâchai de les remplacer par d'autres ; mais bientôt le dégoût et la paresse me gagnèrent ; je pris le parti de réduire cette pièce à un acte ; le Public la reçut très favorablement. Si je l'avais donnée telle qu'elle était d'abord, elle eût sans doute fait une bien plus grande sensation ; on en aurait parlé, au moins pendant quinze jours, à tous les petits soupers ; j'aurais passé pour un méchant fort agréable, et qui méritait d'être encouragé.


ACTEURS.

LA CABALE.

LA VICOMTESSE DE QUINOLA.

BRILLANT.

LE COLPORTEUR.

LA MÉDISANTE.

LE JEUNE MAGISTRAT.

L'HOMME qui enseigne l'art de représenter.

L'HOMME DE COUR.

LE PHILOSOPHE.

L'HOMME DE LETTRES.

LE FINANCIER.

CIDALISE.

CLOÉ.

LE MARQUIS.

LE COMÉDIEN.

L'ACTRICE.

FRONTIN.

PASQUIN.

QUELQUES AUTRES PERSONNAGES.

Texte issu des Oeuvres complètes de M. de Saint-Foix, Historiographe du Roi. Tome premier. 1778. pp 533-592


LA CABALE.

SCÈNE PREMIÈRE.
Frontin, Pasquin,

PASQUIN.

Eh ! Mon cher Frontin, c'est toi ! Quelle heureuse rencontre! D'où viens-tu ? Qu'as-tu fait depuis un an que je ne t'ai vu ?

FRONTIN, gravement.

Qui êtes-vous ?

PASQUIN.

Qui je suis ? Parbleu je suis Pasquin.

FRONTIN.

Ah !... Pasquin... Oui.... Je me rappelle... J'ai quelque idée confuse

PASQUIN.

Que veux-tu dire ? Quelque idée confuse de moi, de ton ancien ami, avec qui tu as vécu toute la vie ?

FRONTIN.

Allons, je veux bien te reconnaître, quoique tu me paraisses tout aussi gueux, tout aussi pauvre que lorsque nous étions camarades.

PASQUIN.

Est-ce que nous ne le sommes plus ? As-tu fait fortune ?

FRONTIN.

Mais...

PASQUIN.

Mais, à ton accueil impertinent, on te croiroit déjà dans la Finance.

FRONTIN.

Je suis content ; cela suffit.

PASQUIN.

Où demeures-tu à présent ?

FRONTIN.

Ici.

PASQUIN.

Chez la Cabale ?

FRONTIN.

Je garde sa porte.

PASQUIN.

Oh ! Je ne m'étonne plus...

FRONTIN.

Tu sais que je servais un petit-maître, qui tranchait du bel esprit...

PASQUIN.

Et qui menaçait même, je crois, le public d'une tragédie de sa façon. A t-elle été représentée ?

FRONTIN.

Oui.

PASQUIN.

Et sifflée, apparemment?

FRONTIN.

Non ; car il la fit jouer chez lui. Or il me menait tous les soirs au spectacle, me donnait le mot, et suivant qu'il aimait ou haïssait les auteurs, j'y faisais tout le tapage que je pouvais. J'en fis tant à la représentation d'une comédie que nous voulions faire réussir, que j'impatientai quelques honnêtes gens, auprès de qui j'étais dans le parterre. Ils me dirent qu'il fallait écouter pour juger, et me prièrent de leur permettre d'entendre. Je répondis insolemment ; on me rossa. Cette pièce était spécialement sous la protection de la cabale ; elle me regarda comme son martyr, souhaita de me voir, et fut si contente de tout le dévouement que je lui marquai, malgré mon aventure, qu'elle me proposa d'entrer immédiatement à son service. J'y suis depuis six mois ; et je t'assure que je ne troquerais pas ma condition contre bien d'autres.

PASQUIN.

Je te dirai naturellement...

FRONTIN.

Quoi ?

PASQUIN.

Que je ne me plairais pas auprès d'une maîtresse, qui n'use de son crédit que pour nuire.

FRONTIN.

Sache, mon ami, qu'elle fait tout au moins autant de bien que de mal.

PASQUIN.

Pourquoi donc ne voit-on personne qui s'en loue ?

FRONTIN.

Pourquoi ? Parce que la plupart des hommes font des fats. Ils s'intriguent, ils manoeuvrent, ils se tourmentent. Échouent-ils ? La Cabale en est cause. Réussissent-ils ? Ils veulent qu'on croie que leur mérite seul a parlé pour eux. Tel qui est tous les jours ici, et qui, sans la Cabale, n'aurait jamais rien été, répond au compliment qu'on lui fait sur un poste qu'il vient d'obtenir : « en vérité ce qui me flatte le plus dans ceci, c'est qu'on ne pourra pas dire que j'aie sollicité ». D'ailleurs, qu'on méprise tant qu'on voudra ma maîtresse, que m'importe ? Si l'on ne devait servir que les gens estimables, il y aurait bien peu de domestiques.

PASQUIN.

Tu as raison..

FRONTIN.

Tandis que je me trouverai bien auprès d'elle j'y resterai. Outre les profits, qui sont assez considérables, il y a certains petits agréments... tu sais que j'ai toujours été idolâtre du beau sexe...

PASQUIN.

Oui.

FRONTIN.

Eh bien, il ne se passe guère de jour, qu'il ne vienne ici quelque actrice, quelque chanteuse, quelque danseuse. L'une veut engager la cabale à s'intéresser pour elle ; l'autre veut faire siffler une camarade. Y a-t-il bien du monde là haut, Monsieur Frontin ? Oui, Mademoiselle Cela est désespérant ; je voulais n'être pas vue. On pourrait, Mademoiselle, vous introduire par un petit escalier dérobé. Que je vous serais obligée ! Alors je donne la main. Où m'avez vous donc amenée ? Je crois que je suis dans votre chambre ? Vous n'y pensez pas ; une fille comme moi dans la chambre d'un garçon ! C'est pour que vous vous reposiez un moment, Mademoiselle. Oh ! Mais, Monsieur Frontin, promettez-moi donc d'être sage. Peut-on l'être avec vous, Mademoiselle ! Quelle taille ! Le joli pied ! La jolie jambe ! Eh bien, ne voilà-t-il pas déjà, petit badin ? Finissez-donc ; en vérité, vous êtes d'une folie....

PASQUIN, apercevant la Cabale.

Voici peut-être quelque une de ces Demoiselles ?

FRONTIN.

Non, parbleu, c'est ma maîtresse.

PASQUIN.

La Cabale ?

FRONTIN.

Elle-même.

PASQUIN.

Mon ami, tu devrais bien me présenter, et la prier de s'intéresser pour moi.

FRONTIN.

Nous verrons. Tandis qu'elle achèvera de donner ses audiences, allons boire un coup. As-tu déjeuné?

PASQUIN.

Je ne m'en souviens pas.

FRONTIN.

C'est-à-dire, que tu n'as pas la mémoire aussi bonne que l'estomac ? Viens, suis-moi.

SCÈNE II.
La Cabale, La Vicomtesse de Quinola.

LA VICOMTESSE.

Madame, ne voulez-vous pas m'écouter ?

LA CABALE.

Je n'écoute jamais, Madame, quand on commence par me gronder.

LA VICOMTESSE.

Mais, Madame.

LA CABALE.

Mais, Madame, vous m'avez abordée d'un air et d'un ton.

LA VICOMTESSE.

C'est que j'ai bien à me plaindre de vous.

LA CABALE.

De moi?

LA VICOMTESSE.

Oui. Ne vins-je pas vous trouver, il y a un an ? Ne vous dis-je pas que m'étant remariée en sixièmes noces avec un Seigneur Italien, le Vicomte de Quinola, j'avais pris une assez belle maison dans le quartier du Palais-Royal, et que mon dessein était de donner à jouer ? Ne vous offris-je pas d'envoyer ici, tous les matins, prendre langue sur les bruits sourds, les médisances qu'il faudrait débiter le soir à mon assemblée, et sur la bonne ou la mauvaise tournure qu'il y aurait à donner à la nouvelle du jour ? Combien de Fats n'ai-je pas exaltés, parce que vous les protégiez ? Combien d'honnêtes gens n'ai-je pas décriés, parce qu'ils avaient le malheur de vous déplaire ? Combien de fois ne me suis-je pas abaissée jusqu'à débiter moi-même et forcer les personnes qui venaient chez moi, d'acheter les ouvrages de trois ou quatre plats auteurs, à qui vous pourrez faire obtenir des grâces, mais que ces grâces ne rendront que plus ridicules aux yeux du Public ? De votre côté, Madame, ne me promîtes-vous pas de me vanter aux Provinciaux et aux étrangers, comme une femme chez qui l'on était sûr de trouver toujours une compagnie choisie ?

LA CABALE.

Je vous ai tenu parole.

LA VICOMTESSE.

J'avoue que dans les commencements j'ai eu lieu d'être contente ; mais il faut que depuis quelque temps vous vous soyez bien refroidie. De jour en jour, ma maison est moins fréquentée ; à peine ai-je à présent, dans toute une soirée, cinq ou six parties de jeu.

LA CABALE.

Eh ! Madame, tandis que chez vous le prix des cartes est exorbitant, suis-je cause que vous avez un mauvais cuisinier, du vin détestable et un mari qui fatigue tout le monde par des récits de sièges et de batailles où il ne s'est jamais trouvé ? Suis-je cause que vous grondez les jeunes femmes ; lorsqu'elles restent à s'entretenir avec leurs amants et qu'elles ne veulent pas faire une quatrième partie ? Est-ce ma faute, si les jeunes gens se plaignent que vous les mettez à jouer avec des vieilles qui veulent être aussi friponnes, que si elles n'avaient encore que vingt ans ? Vous ai-je conseillé de chasser ces deux jolies femmes de chambre.

LA VICOMTESSE.

Je ne pouvais plus avec honneur les garder.

LA CABALE.

Madame, dans votre métier, il ne faut pas avoir tant de délicatesse.

LA VICOMTESSE.

Dans mon métier, Madame.

LA CABALE.

En un mot, Madame, pour vous prouver que je suis toujours de vos amies, envoyez-moi demain votre fils l'Abbé ; je le mettrai auprès de Belisse, cette riche veuve.

LA VICOMTESSE.

On dit qu'elle est d'une humeur si changeante.

LA CABALE.

Mais non ; depuis dix ans je lui vois les mêmes chiens, les mêmes chats, les mêmes perruches ; il est vrai qu'elle change d'Abbé presque tous les six mois ; mais elle n'en renvoie aucun sans lui faire obtenir quelque place, ou quelque pension. Je l'engagerai à prendre votre fils. À l'égard de votre fille, retirez-là du couvent ; je la garderai chez moi jusqu'à ce que je lui aie trouvé un mari, quelque sot, quelque provincial, quelqu'étranger.

LA VICOMTESSE.

Je vous suis obligée, Madame ; mais, mon jeu ?

LA CABALE.

Oh ! Je vous déclare que je ne veux plus m'en mêler. Approchez, Monsieur Brillant, approchez.

Faisant la révérence à la Vicomtesse, et la congédiant.

Adieu, Madame, je suis votre très humble servante.

SCÈNE III.
La Cabale, Brillant.

LA CABALE.

Il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon cher Brillant ?

BRILLANT.

Depuis un mois, divine Cabale, je travailla sans cesse.

LA CABALE.

Allez-vous nous donner quelque chose de nouveau ?

BRILLANT.

Une Tragédie.

LA CABALE.

Une Tragédie, mon cher Brillant ! Une Tragédie ! Quelle joie parmi tous nos amis ! Il me semble déjà voir le bon Dorilas pleurer au seul titre d'une Tragédie de vous. Sera-t-elle bientôt finie ?

BRILLANT.

Incessamment.

LA CABALE.

Dites-m'en le sujet ?

BRILLANT.

Cela me serait impossible ; je n'y ai pas encore songé.

LA CABALE.

Vous n'avez pas encore songé au sujet ; et cependant elle sera bientôt finie ?

BRILLANT.

Oui. J'ai commencé par travailler différents morceaux sur la gloire, l'ambition, l'amour, la vengeance et la haine. Ils font en tirades ; et j'ai tâché qu'ils finissent tous par deux vers bien sonores. Il ne s'agit plus à présent, que d'imaginer une action, et d'arranger des actes et des scènes où je ferai entrer le tout à la faveur des vers de liaison. Je prévois seulement que, comme mon recueil abonde en petits madrigaux assez tendres, en maximes contre les Rois, et en réflexions sur la mort et sur la destinée, il faudra qu'il y ait dans ma pièce un jeune Prince et une jeune Princesse fort amoureux l'un de l'autre, une espèce de tyran, et un ministre des Dieux qui en parlera très cavalièrement.

LA CABALE.

À merveilles, mon cher Brillant, à merveilles ! Un jeune auteur, pour faire promptement du bruit, doit se permettre les traits les plus hardis. D'ailleurs aurons-nous un oracle, un songe, des reconnaissances ?

BRILLANT.

Je tâcherai qu'il y ait de tout cela.

LA CABALE.

Et vous ferez bien : c'est ce qui doit faire le fond d'une tragédie, et non pas tous ces détails, ces grands tableaux d'histoire par lesquels on prétend élever l'âme et fortifier, dans le coeur de sa Nation, les sentiments de vertu, de grandeur et de fermeté. J'ai promis d'y bailler ; et je tiens parole. Je le dis publiquement ; votre Corneille m'ennuie.   [ 1 Corneille, Pierre (1606-1684), auteur dramatique.]

BRILLANT.

Ma foi, Madame, je ne vois guère à présent que les étrangers qui l'estiment.

LA CABALE.

Dépêchez-vous, mon cher Brillant, dépêchez-vous de nous donner ce chef-d'oeuvre que vous avez entrepris.

BRILLANT.

Hélas ! Madame, il serait déjà fini, si je ne balançais pas à me servir d'une tragédie qui fut joué il y a cinquante ou soixante ans.

LA CABALE.

Et pourquoi balancez-vous ?

BRILLANT.

Je crains qu'on ne me reprochât d'être un plagiaire, un copiste.

LA CABALE.

Le reproche serait mal fondé. N'aurez-vous pas reversifié à neuf cette tragédie ? Ne l'aurez-vous pas semée de sentences et de maximes qui n'y étaient point ? N'y aurez-vous pas encadré ces morceaux que vous dites avoir faits sur l'amour, la vengeance, et les autres passions qui agirent ordinairement les héros et les héroïnes de théâtre ?

BRILLANT.

Malgré tout cela, Madame, vous verriez qu'on dirait que je ne sais ni imaginer un sujet, ni l'arranger , ni le conduire, et qu'avec toutes mes couleurs et mon vernis, je ne suis qu'un simple bel esprit sans génie, dès que je ne puis pas créer. Peut-être même ajouterait-on que, lorsqu'on s'est accoutumé de jeunesse à faire des vers, ils viennent d'eux-mêmes, et qu'il ne faut donc ni beaucoup d'esprit ni beaucoup de talent pour paraphraser l'ouvrage d'un autre ; qu'à l'égard des sentences et des maximes, ce font choses usées, qui n'éblouissent que les sots ; et que chaque poète, avec un peu de travail, rajeunit et rimaille d'une façon plus ou moins sonore.

LA CABALE.

Comptez-vous sur moi, Monsieur, ou n'y comptez-vous pas ?

BRILLANT.

Je compterai toute ma vie sur vos bontés.

LA CABALE.

Eh bien ! Prenez, appropriez-vous telle tragédie , ou tel autre ouvrage qu'il vous plaira ; et ne vous inquiétez pas : si la Critique crie contre vous, je crierai contre elle. On la regardera comme une jalouse, une envieuse, et moi comme la protectrice des jeunes talents.

BRILLANT.

Me voilà décidé. Je cours me renfermer chez moi ; et je n'en sortirai que pour venir mettre à vos pieds les nouveaux fruits de vos encouragements et de votre divine protection.

Il sort.

LA CABALE.

Je les attends avec impatience.

SCÈNE IV.
La Cabale, Un Colporteur.

LA CABALE.

Que voulez-vous ?

LE COLPORTEUR.

Vous présenter mes très humbles respects.

LA CABALE.

Qui êtes-vous ?

LE COLPORTEUR.

Un homme toujours prêt à vous servir et le public. J'ai été clerc, soldat, garçon de café, oncle pendant trois mois auprès d'une fille galante, baron Suisse tout un hiver, médecin étranger, souffleur dans une troupe de comédiens de province, commis, breteur, recors ; à présent j'ai l'honneur d'être Colporteur.

LA CABALE.

J'ai toujours fait grand cas de Messieurs les colporteurs ; ils me font quelquefois très utiles.

LE COLPORTEUR.

Ah ! Madame, si vous avez véritablement de la bonté pour eux, vous pouvez leur rendre un grand service.

LA CABALE.

En quoi ?

LE COLPORTEUR.

En obtenant que l'imprimerie soit défendue en France, comme elle l'est en Turquie.

LA CABALE.

Les Colporteurs voudraient qu'on défendît l'imprimerie ?

LE COLPORTEUR.

Oui, Madame. Quelles délicieuses brochures vous verriez alors sortir sans cesse de dessous la presse ! Car vous croyez bien que furtivement on imprimerait toujours.

LA CABALE.

Mais, si furtivement on continuait toujours d'imprimer, à quoi vous servirait donc la défense ?

LE COLPORTEUR.

À quoi ? Comptez, Madame, que l'espoir et la facilité qu'ont aujourd'hui les auteurs de publier des ouvrages où il n'y a rien contre les moeurs, leur inspirent l'amour de la belle réputation, les rend sages ; circonspects, et détourne leur esprit de tout ce qui pourrait choquer les bienséances ; au lieu que si l'Imprimerie était absolument défendue, ou du moins, Madame, si vous faisiez en sorte, par votre crédit, que l'on ne nommât pour censeurs, que des hommes ineptes, minutieux, bizarres, envieux, paresseux, impolis ; brutaux, vous verriez que ces mêmes auteurs gênés, tracassés, tourmentés, éprouvant à chaque instant de nouvelles difficultés.

LA CABALE.

Se guériraient de la fureur d'écrire.

LE COLPORTEUR.

On n'en guérit point, Madame. Ils prendraient le parti de composer secrètement ; et alors, comme rien ne retiendrait plus les écrivains qui se verraient réduits à devenir furtifs et anonymes, ils se livreraient aux écarts de leur imagination, au plaisir de flatter et d'exciter les passions ; et s'étudiant dans l'art de mêler le sel de la satyre avec les tableaux de l'amour les plus séduisants, ils rempliraient leurs nouvelles productions de traits malins, d'aventures de personnes connues, et de ces descriptions voluptueuses qui font, dit-on, tant de tort à l'innocence, et tant de bien aux pauvres colporteurs.

LA CABALE.

Je réfléchirai à tout ce que vous me dites ; revenez demain.

LE COLPORTEUR.

Permettez, Madame, que ce soit le matin ; car je commence à être fort occupé les après-midi avec mes étrangers.

LA CABALE.

Avec vos étrangers ? Que voulez-vous dire?

LE COLPORTEUR.

Voyant la paix faite, et que Paris allait redevenir plus que jamais la Capitale des Nations, j'ai fait courir des billets dans les hôtels garnis ; et ils m'ont déjà procuré quelques écoliers.

LA CABALE.

Eh ! Qu'apprenez-vous à ces écoliers ?

LE COLPORTEUR.

Moyennant vingt fous par heure ( on me loue même, si l'on veut, pour la journée ) tout étranger, nouvellement arrivé, peut m'envoyer chercher. Je prends un habit propre, un chapeau, une épée ; je l'accompagne aux Tuileries, au Cours et autres promenades publiques ; et dès que nous rencontrons quelque personne, de l'un ou de l'autre sexe, un peu distinguée par son rang, sa naissance ou ses talents, je la lui fais remarquer ; je lui dis son nom, son surnom, sa qualité ; et j'y joins le sobriquet, les plaisanteries, les aventures tristes ou ridicules, en un mot toutes les petites anecdotes qui ont couru ou qui courent encore sur elle : c'est une petite idée qui m'est venue...

LA CABALEn ironiquement.

Et dont le public doit vous être fort obligé.

LE COLPORTEUR.

Si mes écoliers veulent que je les suive à l'Opéra, à la Comédie, je leur nomme de même les acteurs, les actrices...

LA CABALE.

Et toujours avec les petites anecdotes ?

LE COLPORTEUR.

Toujours. Je me suis même aussi chargé, par mes billets, de leur fournir toutes les chansons et épigrammes de ce fameux poète...

LA CABALE.

Je fais qui vous voulez dire.

LE COLPORTEUR.

Il m'aime beaucoup, et ne fait pas un couplet malin, qu'aussitôt il ne me l'envoie : c'est un bien galant homme.

LA CABALE.

Et vous aussi à ce qui me paraît ; mais pour vous ériger en historien de la Cour et de la ville, avez-vous donc d'assez bons mémoires ?

LE COLPORTEUR.

Si j'ai de bons mémoires, si j'ai de bons mémoires. Madame ! J'ai une soeur revendeuse à la toilette à Versailles ; une cousine sage-femme près de la comédie ; ma femme est coiffeuse ; mon beau-père, maître à danser, et mon oncle tailleur de corps à l'Opéra.

LA CABALE.

Oh ! Vous devez être bien fourni. Allez, et te; venez donc demain matin.

Seule.

La jolie façon de gagner sa vie ! Après tout, n'est-il pas plus excusable que cent autres, qui font journellement le même métier uniquement pour leur plaisir ?

SCÈNE V.
La Cabale, La Médisante.

LA MÉDISANTE.

Vous m'avez écrit que vous vouliez me parler ?

LA CABALE.

Oui.

LA MÉDISANTE.

De quoi s'agit-il ?

LA CABALE.

Je veux vous gronder.

LA MÉDISANTE.

Qu'ai-je fait ? Voyons.

LA CABALE.

Belle Orphise, vous avez beaucoup d'esprit ; mais le plaisir d'en avoir vous emporte quelquefois ; et votre imagination vive, brillante, pleine de feu, pleine de saillies, dès qu'un ridicule la frappe...

LA MÉDISANTE.

J'entends ; j'en ai donné à quelques gens que vous aimez ?

LA CABALE.

Il est vrai.

LA MÉDISANTE.

Et croyez-vous que j'épargne davantage ceux que vous n'aimez pas ?

LA CABALE.

Non ; je sais que vous ne ménagez personne.

LA MÉDISANTE.

Eh bien, que l'un aille pour l'autre ; embrassez-moi ; et ne soyez plus fâchée.

LA CABALE.

Oh ! Je le ferai toujours, tandis que je verrai que vous vous piquerez de n'avoir point d'amis.

LA MÉDISANTE.

Et moi je ferai toujours étonnée que vous vous imaginiez qu'on peut en avoir.

LA CABALE.

Vous croyez donc qu'on ne vit ensemble que pour se haïr ?

LA MÉDISANTE.

Il ne me paraît pas du moins que ce soit pour s'aimer.

LA CABALE.

Les jolis principes !

LA MÉDISANTE.

Ils ne sont que trop vrais. Jetez un coup-d'oeil sur notre sexe. La laide hait la jolie ; la jolie jalouse la belle ; la belle n'aime qu'elle seule ; la coquette et la prude haïssent et déchirent tout l'Univers. Parmi les hommes, les courtisans cherchent à se supplanter ; les Beaux Esprits à se rabaisser ; les voisins à se ruiner ; les parents à se dépouiller, et deux maris galants, dont les femmes font jolies, à se déshonorer. L'épée et la robe, toujours prêtes à se déprimer réciproquement, ne s'accordent que dans leur mépris pour l'homme de finance, qui, de son côté, hait tant le public, qu'en le pillant, il se plaît encore à le narguer par son faste et son impertinent orgueil.

LA CABALE.

Tenez, belle Orphise, malgré tout ce que vous dites, je suis persuadée que vous n'êtes point naturellement méchante, et qu'il n'y a que l'envie de briller par un badinage vif et plaisant, qui vous fait prendre un ton de malignité. J'ai toujours souhaité d'être de vos amies ; allons, promettez-moi de ménager un peu plus à l'avenir ceux à qui je m'intéresse, et entre autres Alcimon.

LA MÉDISANTE.

Ah ! Si ! Si ! Ne m'en parlez pas ! Vous devriez à jamais rougir de l'avoir mis dans une place si considérable. Quel homme ! À force de brailler dans un barreau et d'y discuter le pour et le contre, il a acquis, je l'avoue, une espèce de facilité à s'énoncer ; mais qu'énonce-t-il ? Des lieux communs, de vieux axiomes, et de vaines idées de réforme. Impérieux et faible, il brave, et bientôt après s'humilie bassement. D'ailleurs, trop borné pour sentir qu'il ne peut pas tout examiner par lui-même, il veut entrer dans les plus petits détails, est incapable des grands, toujours indécis et ne finissant rien. Vous ne sauriez croire à quel point de pareils protégés vous décrient ; ils font dire que vous n'agissez que par haine, caprice et sollicitation, et que loin d'être fille, comme vous voulez le persuader, du Goût et de la Raison, l'amour-propre et l'envie sont vos vrais parents.

LA CABALE.

Une autre se fâcherait ; je ne me fâcherai pas ; je veux absolument que vous soyez de mes amies ; je l'ai résolu. Vous connaissez le petit Cléon ; qu'en pensez-vous?

LA MÉDISANTE.

Je l'ai vu souvent cet automne a la campagne ; nous représentions des comédies ; c'était notre souffleur. Il fait un peu de musique, joue passablement du violon, ne tarit point sur les anecdotes, applique assez plaisamment les portraits d'une brochure nouvelle. Sa figure n'est pas mal ; et il commence à être fat avec assez d'aisance : de tous nos jeunes gens de robe, c'est celui qui m'a paru se façonner le plus vîte.

LA CABALE.

Il sera très riche un jour. Éliante l'aime et compte l'épouser ; je sais que vous la haïssez.

LA MÉDISANTE.

Oh ! Très cordialement.

LA CABALE.

Je romps ce mariage.

LA MÉDISANTE.

Vous me serez plaisir.

LA CABALE.

Il épousera dès ce soir votre petite cousine Julie, pour qui vous paraissez avoir de l'amitié.

LA MÉDISANTE.

Julie est une bonne enfant, mais qui n'a pas assez de fortune.

LA CABALE.

Elle lui apportera en dot un poste très brillant en province, et qu'il croira avoir obtenu par votre crédit et en considération de cette alliance.

LA MÉDISANTE.

Si vous exécutez ce que vous me dites, me voilà dévouée à vous pour toute ma vie.

LA CABALE.

Embrassez-moi donc ; je n'ai voulu vous parler de cette affaire qu'après l'avoir terminée ; j'obtins hier au soir le poste en question ; ce matin, j'ai envoyé chercher Cléon ; il est enchanté ; Eliante sera furieuse, désespérée.

LA MÉDISANTE.

Il faut que leur rupture se fasse avec bien de l'éclat, bien du scandale.

LA CABALE.

Vous serez contente. Je vais vous le présenter pour qu'il vous remercie, et que vous le meniez ensuite chez les parents de Julie.

LA MÉDISANTE, seule, tandis que la Cabale va chercher Cléon.

Je ne pouvais souffrir cette Cabale ; et je n'entretenais commerce avec elle, que pour me donner le plaisir de la contrarier et de lui dire souvent des duretés ; je commence à la trouver une assez bonne femme.

SCÈNE VI.
La Cabale, La Médisante, Cléon, L'Homme quienseigné l'art de représenter.

CLÉON, d'un ton fade, à la Médisante.

Ah ! Madame, qu'il est agréable et doux, séduisant et flatteur de penser que la personne que l'on considère et qu'on estime le plus, veut bien s'intéresser à nous !

LA MÉDISANTE.

Connaissant tout votre mérite, Monsieur, je ne pouvais pas faire moins pour vous que je n'ai fait.

CLÉON.

Ah ! Madame.

LA MÉDISANTE, à la Cabale, en lui montrant l'homme qui enseigne l'art de représenter.

Qu'est-ce que cet homme ?

LA CABALE.

Comme je fais que l'on ne juge souvent que sur l'extérieur, s'il m'arrive de faire obtenir un poste à quelqu'un qui n'y soit pas propre, j'ai Monsieur qui est un homme merveilleux pour enseigner en peu de jours l'art de la représentation, c'est-à-dire, les attitudes, les tons, les airs, le maintien, les dehors, en en mot toutes les manières convenables à la place qu'on va occuper.

À Cléon.

N'a-t-il pas commencé à vous donner une leçon ?

CLÉON.

Oui, Madame.

LA MÉDISANTE.

Oh ! Je serais charmée d'être présente à quelques-unes de ces leçons-là ; cela doit être plaisant.

LA CABALE.

Il est aisé de vous satisfaire.

À Cléon.

Cela ne vous fera-t-il pas de peine ?

CLÉON.

Tout ce qui peut faire plaisir à Madame, ne saurait que m'être très agréable.

À l'Homme qui enseigne l'art de représenter.

Allons, Monsieur, recommençons.

L'HOMME, qui enseigne l'art de représenter.

Recommençons, Monsieur. Je vous suppose donc arrivé dans cette province, où votre place met tout le monde dans le cas d'avoir affaire à vous. Tous les matins, vers les dix heures, votre salle d'audience commence à se remplir. Vous êtes dans votre cabinet, mystérieusement renfermé, caressant vos chiens, fredonnant un vaudeville, tandis que votre secrétaire vous lit succinctement les lettres qui vous font adressées de tous côtés ; il en fait ensuite le partage avec un renvoi aux différents commis, qui doivent y répondre. Quatre ou cinq hommes furtifs, mal famés, qui ont chez vous les petites entrées, viennent vous conter les aventures scandaleuses et plaisantes qui font arrivées pendant la nuit ; vous riez, vous plaisantez, vous êtes familier avec ces gens-là.

CLÉON, d'un ton dédaigneux.

Familier ?

L'HOMME, qui enseigne l'art de représenter.

Oui, Monsieur, et très familier : c'est la seule espèce d'hommes qui soit véritablement chérie des personnes en place et des Grands. Enfin l'heure approche où vous devez sortir de votre cabinet et vous montrer en public. Voyons quel maintien vous vous composerez ?

CLÉON.

Eh ! Mais, celui-là.

L'HOMME, qui enseigne l'art de représenter.

Eh ! Fi ! Fi donc, Monsieur ! Vous prenez la morgue, et l'air refrogné d'un vieux Conseiller. Dans la place que vous occupez, il faut que votre physionomie soit moitié ouverte, et moitié fatiguée des travaux de votre emploi. Vous répondrez à l'un, nous verrons ; à l'autre, j'examinerai ; vous serez une légère inclination de tête, avec un petit souris, à ceux qui viennent uniquement pour vous faire leur cour. Si vous voyez arriver quelque personne d'une naissance distinguée, vous irez deux ou trois pas au-devant d'elle ; vous la séparerez de la foule ; mais vous aurez toujours attention de glisser, dans vos politesses mêmes, un air de supériorité.   [ 2 Refrogné : renfrogné. [L]]

LA MÉDISANTE, à l'Homme qui enseigne l'art de représenter.

C'en est allez ; et Madame avait raison de dire que vous êtes un homme merveilleux.

L'HOMME, qui enseigne l'art de représenter.

Cependant je n'ai été que pendant trois mois valet-de-chambre d'un Intendant.

LA MÉDISANTE, à Cléon.

S'il y avait des loges dans votre salle d'audience, j'entretiendrais une pour la première représentation. Allons, venez ; je vais vous présenter aux parents de Julie.

Embrassant la Cabale.

Adieu, ma bonne amie ; comptez que je vous suis désormais aussi attachée, que si j'étais déjà dans l'âge de quitter le rouge et de me faire dévote.

SCÈNE VII.
La Cabale, L'Homme qui enseigne l'art de représenter.

LA CABALE, lisant un billet qu'un laquais lui apporte.

C'est une épigramme contre un homme de mérite qui m'a toujours négligée. L'Auteur est un maladroit ; il fallait la mettre en chanson ; cela court plus vite, se retient mieux et dure à jamais. Ne pourrait-on pas arranger les vers sur un air bien connu ?... Oui... Il me semble qu'en raccourcissant les deux premiers... à merveilles ! C'est ainsi qu'il faut la faire courir. Rentrons ; je vais vous dicter cette chanson ; vous aurez soin qu'elle soit répandue ce soir dans tout Paris.

SCÈNE VIII.
L'Homme de Cour, Le Philosophe.

L'HOMME DE COUR.

Quoi vous ? Un Philosophe, chez la cabale ?

LE PHILOSOPHE.

Quand des affaires indispensables m'appellent à la ville, avant que de retourner dans ma retraite, je ne manque guère de venir ici. J'y vois les chagrins et les maux que se font mutuellement les hommes ; les jalousies, les haines, les craintes, les espérances et toutes les vaines illusions qui sans cesse les agitent. J'y vois le vice, avec des talents superficiels, l'emporter presque toujours sur le vrai mérite, parce que le vice est impudent, parce qu'il est insensible aux rebuffades, et qu'il fait d'ailleurs employer adroitement la flatterie, l'imposture, les manoeuvres sourdes et les petits souterrains ; au lieu que l'homme de mérite se présence avec modestie, demande avec noblesse, et se rebute aisément, ne pouvant vaincre l'honnête fierté qu'il a dans l'âme.

L'HOMME DE COUR, d'un ton moqueur.

Voilà, mon très cher, les plaintes ordinaires de tous ceux qui n'ont pu réussir dans le monde.

LE PHILOSOPHE, fièrement.

Sachez que je ne me plains point, et que d'ailleurs je crois que jusqu'à présent j'ai mieux réussi dans le monde, que beaucoup de gens qui sont dans des portes très élevés.

L'HOMME DE COUR.

Oh ! Parbleu, votre philosophie me ferait plaisir de me prouver cela.

LE PHILOSOPHE.

Ma philosophie vous dira que je suis un simple gentilhomme, avec une fortune médiocre que j'entrai fort jeune dans un régiment ; que je m'y attachai à mes devoirs avec toute l'application possible ; que je fus même assez heureux pour avoir une occasion de me distinguer à la bataillt de Guastalle ; que je ne m'attendais pas que bientôt après on me feroit un passe-droit ; qu'on m'en fit un ; que je quittai le service et me retirai dans une petite terre de trois à quatre mille livres de rente en quoi consiste tout mon bien ; que sachant borner mes besoins, quelque médiocre que soit mon revenu ; il m'en reste toujours assez pour être en état de soulager le malheureux paysan, à qui il arrive des pertes ou quelque maladie ; que m'étant acquis l'estime et la confiance de mes voisins, s'il survient quelques contestations entre eux, je les accommode ; et qu'ainsi ma vie étant honnête, et même utile dans la petite place que la Providence m'a assignée, je crois mieux réussir dans le monde, que certains prétendus Seigneurs, qui sans avoir jamais été connus à l'armée que par la fastueuse incommodité de leurs équipages, devenus Lieutenants-Généraux à trente ans, parce qu'ils ont été faits colonels à seize, ne s'occupent que de tracasseries, d'intrigues, et qu'à paraître des importants dans la galerie et les antichambres ; plus jaloux de respects que d'estime ; n'aimant à vivre qu'avec des hommes vils ; caressant le baladin, protégeant le chansonnier ; haïssant l'homme de Lettres, et recevant froidement le vieux militaire ; enfin prouvant chaque jour, qu'avec de grandes richesses, un beau nom, et une belle Charge à la Cour, on peut être très petit dans l'État.

L'HOMME DE COUR.

J'aperçois quelqu'un à qui j'ai à parler. Adieu, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Je vois que s'il vaquait demain une autre pension, l'intendant de vos plaisirs nocturnes, qui a fait je ne sais quel roman, pourrait se flatter que vous l'aideriez de même de votre crédit, et de toute votre prudence contre l'homme qui aurait le plus de mérite.

L'HOMME DE COUR.

Ma foi oui. Je vais parler à la Cabale. Adieu, à ce soir, je compte sur toi et tes amis.

LE CHEVALIER, seul.

Faire tomber la pièce d'un auteur, parce qu'il pourrait prétendre à une pension qu'on veut faire obtenir à un sot, pour se dispenser de lui payer des gages ; cela m'indigne !

SCÈNE X.
Le Chevalier, Un Comédien.

LE CHEVALIER.

Je suis bien aise de vous rencontrer; je viens d'apprendre à l'instant qu'il y a une furieuse conspiration contre la pièce nouvelle; pour moi, je ferai tout mon possible pour la soutenir.

LE COMÉDIEN.

Nous vous sommes bien obligés ; mais ; Monsieur le Chevalier, permettez-moi de vous rappeler qu'à la dernière que nous avons jouée, vous me dites la même chose; cependant je remarquai que vous ne l'écoutiez pas, et que vous ne fites que rire et causer avec trois ou quatre de vos amis.

LE CHEVALIER.

Il est vrai; mais je n'applaudissais pas moins de temps en temps ; et vous savez que lorsqu'elle fut finie, j'allai dans le foyer et que je dis hautement que je la trouvais admirable qu'écoutant attentivement, et regardant à propos de loge en loge, ils pourront se préparer de loin des conquêtes par la connaissance qu'ils acquerront du coeur de telle et telle femme et par conséquent de la façon de s'y prendre pour se la procurer. Par exemple, à l'Opèra, dès que l'on commence à jouer certains airs passionnés, l'âme de la jeune Cephise paraît saisie, au lieu que celle de Julie ne s'émeut et ne s'attendrit que peu à peu : il y a toute apparence que dans le tête-à-tête on pourra risquer assez vite avec Cephise ce qu'on ne doit tenter avec Julie que par gradation. Dorise plutôt couchée qu'assise dans sa loge, fait des noeuds et ne marque quelque attention qu'aux ariettes : avec Dorise tout l'étalage du sentiment serait inutile ; ce n'est pas son coeur qu'il faut d'abord entreprendre de toucher ; c'est son esprit qu'il faut tâcher d'éblouir par un jargon léger, le badinage et l'enjouement.

LE CHEVALIER.

Votre raisonnement me frappe beaucoup mais beaucoup.

LE COMÉDIEN.

Je voudrais bien qu'il put frapper de même tous vos amis.

SCÈNE XI.
Le Chevalier, Le Comédien, La Cabale, Une Jeune Fille.

LA CABALE, au Comédien.

Ah ! Vous voilà ; je vous attendais avec impatience ; je vous ai envoyé chercher, pour que vous m'aidiez à rendre service à cette aimable enfant. Elle voudrait débuter à la Comédie.

LE CHEVALIER, vivement.

Je lui promets de bien l'applaudir. Sa figure est charmante.

LE COMÉDIEN.

Certainement, mais...

LE CHEVALIER.

Mais, quoi ? Quoi ?

LE COMÉDIEN.

Elle est encore bien jeune.

LE CHEVALIER.

Bien jeune? Bien jeune? Comme si au théâtre on tardoit à devenir nubile.

LA JEUNE FILLE.

Il veut quelquefois nous faire jouer des choses.

LA CABALE.

Quoi donc ?

LA JEUNE FILLE.

Il a une grande soeur, en âge d'être mariée, et qui a une femme-de-chambre ; il vint nous dire hier, qu'il avait vu le domestique d'un Monsieur qui avait donné à cette femme-de-chambre une lettre qu'elle avait aussitôt portée à sa maîtresse ; qu'ensuite le Monsieur était venu ; qu'il s'était jeté aux genoux de sa soeur, et qu'ils ne s'étaient séparés qu'après s'être marqué bien de l'amitié. Toute la société dit qu'il fallait jouer cela ; l'un fit le valet ; une de mes petites cousines, qui est fort gaie, fit la femme-de-chambre ; j'étais la la grande soeur, et lui le Monsieur. Il s'était mis à mes genoux ; il me baisait les mains ; et en vérité je ne fais où il prenait tout ce qu'il me disait, et où je prenais moi-même tout ce que je lui répondais ; mais cela me paraissait bien, lorsque tout-à-coup il voulut m'embrasser ; je le repoussai ; il prétendit qu'à travers le trou de la serrure, il avait vu le Monsieur emballer sa soeur ; que cela était de la pièce, et que par conséquent...

LE CHEVALIER.

Il avait raison.

LA JEUNE FILLE.

Il avait raison ! Comment donc, il n'y aura qu'à venir dire comme cela qu'on a vu... Oh non !

LA CABALE.

Elle s'exprime avec une grâce, un naturel, une naïveté qui enchantent ! Mon aimable enfant, vous n'avez du tout pas besoin de moi pour réussir.

Au Comédien.

Je compte, Monsieur, que vous lui faciliterez les moyens de débuter.

LE COMÉDIEN.

Je lui rendrai tous les services que je pourrai, pourvu que ce ne soit pas ouvertement ; elle est trop jolie ; je me brouillerais à jamais avec toutes celles de nos Demoiselles qui se piquent encore de l'être.

SCÈNE XII.
La Cabale, Le Chevalier, La Jeune fille, Le Comédien, Frontin, Pasquin.

FRONTIN.

Madame, ce Monsieur qui est venu ce matin ; demande si vous voulez qu'on commence la répétition du ballet dont il vous a parlé.

LA CABALE.

Oui ; j'ai du temps ; l'élection ou je dois me trouver à l'Académie, ne commencera qu'à trois heures.

LE CHEVALIER.

J'espère que vous vous souviendrez de mon protégé.

LA CABALE.

Mais, Chevalier, songez donc que votre protégé n'a jamais rien fait.

LE CHEVALIER.

Parbleu, c'est ce qui doit lui donner un grand avantage sur ses deux concurrents, et sur tant d'autres que vous y avez fait recevoir. D'ailleurs vous m'avez promis.

LA CABALE.

Eh bien, nous verrons.

Ils sortent.

SCÈNE XIII ET DERNIÈRE.
Frontin, Pasquin.

FRONTIN.

Quand le ballet fera fini, je trouverai le moment de faire ton affaire.

PASQUIN, l'embrassant.

Mon cher Frontin, tu es le plus aimable garçon, le meilleur coeur, le plus véritable ami que je connaisse.

FRONTIN.

Finis donc ; tu as le vin trop tendre.

PASQUIN.

Tu ne te contentes pas de me bien régaler ; tu te donnes encore la peine de dresser un placet pour moi, et tu veux bien le présenter toi-même à ta maîtresse. Fais-moi le plaisir de me le lire.

FRONTIN.

Volontiers. Je crois n'avoir rien oublié.

Lisant.

« MADAME, Frontin a l'honneur de vous recommander très particulièrement... »

PASQUIN, l'embrassant.

Très particulièrement.

FRONTIN.

« Pasquin son intime ami... »

PASQUIN, l'embrassant encore.

Son intime ami !

FRONTIN.

« Et de vous supplier de lui faire obtenir quelque emploi. C'est un garçon qui n'est propre à rien... »

PASQUIN.

Comment ?...

FRONTIN.

« Une bête, un animal... »

PASQUIN.

Animal toi-même ; est-ce ainsi que tu me recommandes ?

FRONTIN.

Patience, patience.

Continuant de lire.

« Un ivrogne, un fainéant ; rien ne prouvera plus votre crédit, illustre Cabale, que d'avoir pu faire employer un pareil vaurien. »

Cela n'est-il pas bien tourné ? Tu vois comme je la pique d'honneur pour l'engager à s'intéresser à toi. Achevons.

« Je vous assure, Madame, que tous ceux qui connaissent ledit Pasquin, vous en rendront un pareil témoignage. »

PASQUIN.

Si tu oses présenter ce placet...   [ 3 Placet : Demande succincte par écrit, pour obtenir justice, grâce, faveur (on dit aujourd'hui pétition). [L]]

FRONTIN.

Il est bien, mon ami ; il est bien ; dans le vrai, dans le simple, dans le naturel. Je ne donne point, moi, dans le galimatias, dans l'emphase ; j'expose tout uniment les choses.

Tirant un cornet, une plume, et la lui présentant.

Allons, signe-le.

PASQUIN.

Que je le signe ?

FRONTIN.

Sans doute. Tout placet ne doit-il pas être signé de celui qui sollicite.

PASQUIN.

Monsieur Frontin, vous êtes un coquin.

FRONTIN.

Quoi ! Tu me dis des injures quand je cherche à te rendre service ? Vas, tu es un ingrat ; tu ne mérites pas que je raccorde ma protection ; j'avais en vue pour toi une des meilleures conditions...

PASQUIN.

Mais...

FRONTIN.

J'espérais te faire placer cuisinier chez un des hommes de Paris qui fait la plus grande chère.

PASQUIN.

Autre impertinence ! Moi cuisinier, qui n'ai fait de ma vie aucuns ragoûts !

FRONTIN.

Eh qu'importe ? Crois-tu donc qu'aujourd'hui, pour posséder un emploi, il soit nécessaire de savoir l'exercer ? Tu auras sous toi de bons aides de cuisine, de bons marmitons : si les ragoûts sont bien faits, tout l'honneur t'en appartiendra, comme au chef ; s'ils sont mauvais, ce sera la faute de tes commis qui auront mal exécuté tes ordres. Allons, décide-toi,

PASQUIN.

Songe donc que dans ce placet tu me traites...

FRONTIN.

Je t'y traite ? Je t'y traite ? Oh ! Si tu es un glorieux... Écoute, mon ami ; il est rare que les glorieux fassent fortune.

PASQUIN.

Faudra-t-il que je sois présent quand tu le présenteras ?

FRONTIN.

Sans doute. Ta physionomie aidera beaucoup à confirmer tout ce que j'y dis de favorable pour toi. Mais, j'entends les violons ; pendant le ballet, tu as le temps de te déterminer.

 



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Notes

[1] Corneille, Pierre (1606-1684), auteur dramatique.

[2] Refrogné : renfrogné. [L]

[3] Placet : Demande succincte par écrit, pour obtenir justice, grâce, faveur (on dit aujourd'hui pétition). [L]

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