NICE

IMITATION DE STRATONICE EN UN ACTE, EN PROSE, MELÉE DE VAUDEVILLES

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre du Vaudeville, le Mercredi 6 Juin 1792.

1793

par J.-B.-D. Desprès et A.-J.-P. de Ségur

Se trouve à Paris, à l'Imprimerie de la rue Mélé, Nº. 59 ; Chez MARET, Libraire, Palais de l'Egalité, Cour des Fontaines, et chez les Marchands de Nouveautés.


Texte établi par Paul FIEVRE, janvier 2024

Publié par Paul FIEVRE, février 2024

© Théâtre classique - Version du texte du 31/01/2025 à 19:34:34.


PERSONNAGES. ACTEURS.

MONSIEUR CHANCEUX. M. Chapelle.

MONSIEUR CHANCEUX, fils. M. Henry.

NICE, pupille de M. Chanceux. Mlle. Lescot.

MONSIEUR PÉNÉTRANT, Médecin. M. Bourgeois.

UNE GARDE-MALADE. Mlle. Bodin.

UN JOCKEY.

PLUSIEURS DOMESTIQUES.

La Scène est à Paris.


NICE

SCÈNE PREMIÈRE.

Le Théâtre représente une chambre à coucher, une table chargée de phioles.

MONSIEUR CHANCEUX FILS est étendu sur son lit ; plusieurs domestiques l'entourent en gémissant.

AIR : De l'amour tout subit les loix.

Ciel ! Ciel ! Ô ciel ! écoute nos voeux :

Nous mourrons pour lui, si tu veux ;

Pour le fils de notre bon maître,

Nous allons mourir, si tu veux.

UN DOMESTIQUE.

5   Prends plutôt, oui prends un de nous

Son Jockey, sa garde.....

LE JOCKEY, LA GARDE.

Ou bien vous.

TOUS.

À ce prix, nous pourrons, peut-être,

Apaiser ton courroux.

LE FILS.

Mes amis, gémissez plus bas ;

10   Dans ma chambre on ne s'entend pas :

Votre zèle compatissant,

Pardonnez, est un peu trop pressant.

LE CHEUR, piano.

Ciel ! Ô ciel ! Écoute nos voeux, etc.

LE FILS.

Mes amis, que fait mon père ?

LE JOCKEY.

Monsieur chanceux ! Il se désespère..... et se marie.

E FILS, avec douleur.

Mon père se marie !

Le choeur entoure le lit avec empressement.

LE FILS, au choeur.

AIR : On compterait les diamans, ou Non, non Doris.

Je suis touché de tous vos soins ;

15   Vous l'exprimer m'est impossible :

Mais daignez m'en rendre un peu moins

J'y pourrais être aussi sensible :

Vous voir ici me rassurer,

Me plaît, m'oblige et m'encourage ;

20   Si vous vouliez vous retirer,

Vous m'obligeriez davantage.

LA GARDE-MALADE.

AIR : Tirez le rideau.

Ah ! Monsieur, à ces bonnes gens,

Dites quatre mots obligeants.

LE FILS, d'un air affectueux.

Tirez le rideau,

25   Dondaine ;

Tirez le rideau,

Dondé.

SCENE II.

LE FILS, seul,

Les consolateurs sont désolants.

AIR : Piron dans sa Métromanie. (Des deux Panthéons.)

Impuissants à soulager l'âme,

Ils ressemblent aux médecins :

30   L'un et l'autre, à qui les réclame,

Ne font le corps, ni l'esprit sains :

Tous les deux rarement guérissent ;

Même ils n'ont pas l'art de tromper,

Et toujours tous les deux aigrissent

35   Les maux qu'ils n'ont pu dissiper.

D'une voix languissante.

Si j'essayais de me traîner jusqu'à la cheminée,..... mais je crois que je suis seul.... Oui, dieu merci ! Donnons-nous un petit moment de convalescence.

Il s'élance de son lit, et parcourt la scène à grands pas.

AIR : Ciel ! l'Univers va-t-il donc se dissoudre !

Cachons surtout, cachons bien à mon père

Que tout mon mal est un coeur amoureux ;

S'il est aimé comme il l'espère,,

N'allons pas troubler ses feux :

40   Laissons-le faire,

Qu'il soit heureux !

Il crie cette fin.

Mais à propos, je me meurs, et je crie comme un aigle.

Fin de l'air.

Mon état, je le vois,

Et j'en soupire,

N'a rien de pire ;

45   Quand on expire,

On n'a pas tant de voix.

Mais, j'entends mon père.

Il se jette dans uu fauteuil et joue l'abattement.

Reprenons l'air et le ton du rôle..... Ah !

SCÈNE III.
Monsieur Chanceux, Son fils.

MONSIEUR CHANCEUX.

Oh fort bien ! À la bonne heure ; j'approuve ce négligé ! Sais-tu bien, mon ami, que tu n'étais pas vêtu ? Non, pas du tout.

LE FILS.

Nice !

Il feint de tomber en faiblesse.

MONSIEUR CHANCEUX.

Oh ciel !... Mon fils ! Mon fils ! Et seul, et point de secours ! Que pourrait-on lui donner ?

Il court à la table chargée de fioles. Lisant.

Esprit de sel, esprit de vinaigre, esprit volatil. Est-ce qu'il n'y a que des esprits sur cette table-là ?

LE FILS, d'une voix mourante, en appelant du geste Nice qu'il aperçoit.

Cherchez le meilleur de tous, mon père, et vite et vite.

MONSIEUR CHANCEUX.

Le meilleur esprit ! Et lequel ? Lequel ?

LE FILS.

Apportez-moi des gouttes d'Hoffman.   [ 1 Gouttes d'Hoffman : préparation pharmaceutique inventée en 1728 en Russie et achetée en France par le Général Antoine Duru de La Motte qui en fit fortune. Cette préparation permet de lutter contre plusieurs types de douleurs.]

SCÈNE IV.
Les précédents, Nice.

Nice arrive, sans être vue de Monsieur Chanceux. Le fils se précipite sur sa main et la baise, en disant :

LE FILS.

Ne cherchez plus, mon père ; j'ai ce qu'il me faut.

MONSIEUR CHANCEUX.

Ah ! Nice, il m'a fait une frayeur..... J'ai cru que j'allais perdre mon fils.

AIR : Le chagrin imprime sa trace.

À présent sa mine est meilleure ;

L'accès tout à coup s'est calmé :

Son regard même est animé,

50   Il était mourant tout à l heure.

LE FILS ET NICE.

Il ne faut s'étonner de rien

Il n'est qu'un pas du mal au bien.

MONSIEUR CHANCEUX.

Cela n'empêche pas que je ne sois très effrayé pour la suite. Écoute, mon ami, dans des maladies aussi fâcheuses, il faut recourir à tout, même aux médecins. Je ne te cache pas que j'en ai fait appeler un, et qu'il va venir.

LE FILS.

Un médecin, mon père ! Et pourquoi ? Je ne suis pas assez fort pour me mettre entre les mains de ces messieurs.

MONSIEUR CHANCEUX.

Celui-ci ne ressemble point aux autres : c'est un homme supérieur, et pour te répéter mot-à-mot ce que m'en a dit la personne qui me le propose, ce médecin.....

AIR : Du menuet d'Exaudet.

N'a dit-on,

Ni le ton,

55   Ni la mine

De ces charlatans fourrés,

De grec, de latin bourrés,

Sous la robe et l'hermine,

Chose à l'art

60   De Bouvart

Étrangère ;

L'étude n'a point gâté

La fleur de sa gaîté

Légère.

65   Il a la grâce et l'aisance,

Petits soins et complaisance ;

Cent talents

Très brillants,

Qu'on estime :

70   Penseur fin, conteur profond,

Chanteur élégant, bouffon,

Sublime.

Sous des traits

Moins parfaits,

75   Il sait plaire ;

Indulgent gent pour

ce qu'il dit,

Ardent s'il est contredit,

Dissertateur colère ;

80   Trop bourrant

L'ignorant

Qui l'ennuie :

Aussi le docteur n'a qu'à

Renoncer à l'aca

85   Démie.

Ce grand homme s'appelle Monsieur Pénétrant.

NICE.

Mon ami, voyez ce docteur-là, je vous en supplie.

LE FILS, en la regardant.

Je vois un docteur mille fois plus habile, quoiqu'il soit moins pénétrant.

SCENE V.
Les précédents, Un petit Valet niais.

LE VALET.

AIR : Où s'en vont ces gais Bergers !

0   Ce monsieur qui vient pour voir
0   Comment monsieur se porte .....

MONSIEUR CHANCEUX.

0   Il tarde ; mais pour l'avoir,
0   Il faut forcer sa porte :

LE VALET.

0   Pas du tout, p'isque je viens de voir
0   Son carrosse à la porte.

MONSIEUR CHANCEUX.

Bon ! Il est en carrosse ?

LE VALET.

Eh ! Mais, sûrement, Monsieur.

MONSIEUR CHANCEUX.

On m'a bien dit que c'était un homme d'un grand talent... Je vais le recevoir, mon fils, et je te l'amènerai sur-le-champ.

SCÈNE VI.
Le Fils, Nice.

NICE.

Mon ami , tu tombes dans la langueur et dans l'abattement.

LE FILS.

N'en crois rien.

AIR : De la musette de Nina.

0   Ah ! Nice , en moi le malheur
0   Produit un effet tout contraire,;
0   Et plus j'ai de douleur,
0   Plus s'accroît mon ardeur.
0   Le terme approche, ma chère :
0   Ah ! Si l'on peut le prévenir,
0   Je sens...... tout n'est pas mort , j'en pourrai revenir.
0   Oui , Nice , en moi le malheur , etc.

NICE, avec embarras.

AIR : Rendez donc les chemises à Gorsas.

0   J'en pourrais trop dire à présent ;
0   Adieu, je me retire.

LE FILS.

0   Mon secret
0   On le sait
0   Tu le sais chacun sait
0   Ce que je désire.
0   Que pourrais-tu dire à présent ?

NICE.

0   Adieu, je me retire.

Elle fait quelques pas pour sortir.

LE FILS.

AIR : C'est ce qui me console.

0   Est-on malheureux à ce point ?
0   Nice, je souffre et ne meurs point,
0   C'est ce qui me désole.

NICE revenant, et d'un air malin.

0   Ne compte point sur le trépas,
0   Mon ami tu n'en mourras pas
0   C'est ce qui me console.

LE FILS.

AIR : Du vaudeville de la Fausse Magie.

0   Mais, si l'amour seul me procure
0   Ces maux dont j'aime la rigueur :
0   Si mon seul remède est ton coeur
0   Voudras-tu bien tenter la cure !

NICE.

0   Qui mon ami, si tu promets
0   Que tu n'en guériras jamais.

LE FILS.

0   Oui, ma Nice, je te promets
0   Que je n'en guérirai jamais.

NICE.

Fripon ! Tu joues la comédie, j'en suis sûre, et si ce médecin s'en aperçoit...

LE FILS.

Pourquoi veux-tu qu'il voie mieux le mal qu'on n'a pas, que celui qu'on a ?

NICE.

Ne t'y fie point, c'est un homme de beaucoup d'esprit.

LE FILS, chantant.

Ces esprits dont on nous fait peur,

Sont les meilleures gens du monde.

NICE.

Et t'es-tu résigné, pour longtemps, à l'ennui d'être seul ?

LE FILS.

Je pense à toi ; je ne suis jamais seul.

NICE.

Ton père et moi, nous te tenons la plus triste compagnie ; tu n'oses me parler.

LE FILS.

Je t'entends !

NICE.

Et quand je ne suis pas là ?

LE FILS.

Je t'attends !

NICE.

Mais dis-moi ; comment supportes-tu la diète que tu t'es imposée ?

LE FILS.

La diète ne me coûte rien.

AIR : Le coeur de mon Anette.

Le dîner de ma garde,

Et le mien ne font qu'un.

NICE.

90   Ton secret, prends-y garde,

Court des dangers :

LE FILS.

Aucun.

LE FILS.

Tu conçois bien,

Qu'ainsi la diète ne me coûte rien.

NICE.

Je conçois bien,

95   Qu'ainsi la diète ne te coûte rien.

NICE.

Je crois entendre le docteur et ton père.

AIR : Va-t'en voir s'il viennent, Jean ? TYR.

Je m'enfuis, je crains leurs yeux ;

Car s'ils nous surprennent.....

LE FILS.

Au fond du jardin, tous deux,

Là-bas s'entretiennent.

NICE.

100   Je vais voir s'ils viennent ;

LE FILS.

Va.

NICE.

Je vais voir s'ils viennent.

Elle sort.

SCÈNE VII.

LE FILS, seul.

Mais en effet, comme dit Nice, si ce médecin allait s'apercevoir... Oh ! Non, non ; il ne me jouera pas ce tour-là, j'en suis sûr.

AIR : Un bandeau. ( De Richard Coeur-de-Lion. )

Un bandeau couvre leurs yeux :

Le docteur le plus fameux,

Toujours dans la nuit du doute,

105   Toujours flottant, hasardeux,

N'a jamais l'air plus lumineux

Que quand il n'y voit goutte.

Je gagerais même, que si je lui confie que je me porte bien, il ne le croira pas. Essayons... Chut ! C'est lui-même.

SCÈNE VIII.
Le Fils, Monsieur Chanceux ; Monsieur Pénétrant, en habit de couleur, au fond du théâtre.

MONSIEUR CHANCEUX.

Pardon, Monsieur le docteur, mille fois, pardon ! Mais mon étonnement n'est pas encore passé ; je cherche encore sous cette écorce brillante, sous les couleurs même de la mode, l'homme profond, l'homme consommé dans l'art de guérir.....

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Eh ! Mon cher monsieur, n'était-il pas temps de nous affranchir de la représentation funèbre , à laquelle nous étions condamnés ?

AIR : de la ronde du Seigneur Bienfaisant.

0   De la pesanteur magistrale ,
0   Nous allons nous débarrasser ;
0   Par la perruque doctorale ,
0   La réforme doit commencer.

MONSIEUR CHANCEUX.

Ah ! C'est très bien fait.

MONSIEUR PÉNÉTRANT, continuant l'air.

0   Ignorant et sot à son aise,
0   Plus d'un cachait, incognito
0   Son très petit mérite in-seize,
0   Sous sa perruque in-folio.

MONSIEUR CHANCEUX.

Mais en effet.... Monsieur, voilà mon fils ; je le recommande à votre intérêt, et je vous laisse avec lui.

Il sort.

SCENE IX.
Monsieur Pénétrant, Le Fils.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Monsieur votre père a désiré, Monsieur, me consulter sur votre santé ; j'imagine que l'altération qu'elle éprouve ne résistera pas longtemps à mes soins.

LE FILS.

Je sais, Monsieur, toute la confiance qui vous est due quelles cures vous avez faites , et quels services vous rendez à l'humanité.

MONSIEUR PÉNÉTRANT, avec suffisance.

Sur ce théâtre de la vie, chacun a son rôle à jouer, et doit s'en acquitter le mieux qu'il le peut. Moi , je fais le médecin...

LE FILS, vivement.

Et moi, Monsieur, je fais le malade.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

AIR : Jusques dans la moindre chose.

0   Jusques dans la moindre chose ,
0   Instruisez -moi sans détour ;
0   Quand j'aurai connu la cause ,
0   Les effets auront leur tour .
0   Ma méthode est assez sûre ,
0   Et nul n'a mieux possédé
0   Le secret de la nature ....

LE FILS, gaiment

0   C'est un secret bien gardé.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Commencez par me rendre compte de l'état habituel de la journée. Les nuits ?

AIR : Frère Jacques.

0   Sont-ell' bonnes ?

Bis.

0   Dormez-vous !

Bis.

LE FILS.

0   Oui cela m'arrive .

Bis.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

0   Bon ! fort bien !
0   Et combien ?

LE FILS.

AIR : De Calpigi.

0   Une heure, deux heures, trois heures, quatre heures,
0   Cinq heures, six heures, sept heures, huit heures
0   Neuf heures, dix heures, communément,

Bis.

0   Et toujours très profondément
0   Alors, en sursaut, je m'éveille :
0   Depuis cet instant-là, je veille...

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

0   Quoi ! Sans pouvoir vous rendormir !

LE FILS.

0   Sans même en avoir le désir.

Bis.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

0   Insomnie, subsultus, agrypnie.  [ 2 Agrypnie : perte totale prolongée du sommeil. ]

LE FILS.

Mes yeux sont à peine ouverts, que je sens ici... là , tenez, monsieur, un aiguillon pressant, et je ne peux en être quitte qu'en mangeant beaucoup, comme...... si je déjeunais : alors un mouvement involontaire me chasse de mon lit, et m'entraîne à grands pas, soit au bois de Boulogne, soit ailleurs, surtout (j'ai remarqué cela) quand le ciel est serein et la chaleur tempérée.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Jactation turbulente..   [ 3 Jactation : Terme de médecine. Agitation continuelle qui oblige un malade à changer sans cesse de position dans son lit. [L]]

LE FILS.

Je reviens à l'heure où dînent ceux qui se portent bien...... Je ressens, pour la seconde fois, cet aiguillon du matin ; je me mets à table, je me précipite sur ce qu'on sert ; je dévore.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

La boulimie.

LE FILS.

Survient un engourdissement léger.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Atonie.

LE FILS.

Dont je ne sors qu'avec le besoin de m'abandonner à la gaîté factice, à l'enjouement artificiel du théâtre, et là, si j'ai le malheur de tomber sur Préville ou Raffanelli, des éclats de rire fous, irrésistibles....

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Convulsions dans les muscles de la bouche ; tendance même au rire sardonique.

LE FILS.

Je rentre à dix heures ; troisième accès d'appétit ; après quoi, Monsieur le docteur, je baille...

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Oscitation.

LE FILS.

Je m'étends.....

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Pandiculation caractérisée.   [ 4 Pandiculation : Terme de médecine. Mouvement automatique des bras en haut, avec renversement de la tête et du tronc en arrière, et extension des membres abdominaux. [L]]

LE FILS.

Je m'endors pesamment, jusqu'au lendemain matin.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Léthargie.

LE FILS.

Telle est mon affligeante position.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Nous vous ôterons tout cela, Monsieur, et je m'en charge, moi : soyez bien rassuré.

Il lui tâte le pouls.

AIR : Et zig et zig et zag.

Lentement et très également.

Tic, tic, et tic et tac ;

Et tic et tic et tac,

110   Notre pouls est excellent,

Mais il est tranquille et lent.

Le moral est- il paisible ?

Quand on est tendre et sensible...

LE FILS, ardemment.

Quand on est tendre et sensible...

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

115   Ah ! Le pouls est redoublé !

Plus fort que la première fois.

Tic, tic, tic, tic tic, tac,

Tic, tic, tic, tic, tic, tac,

Le pouls est toujours réglé ;

Mais il est fort redoublé !

LE FILS, avec un peu de désordre.

120   Il faudrait dire à mon père.....

L'hymen qu'il est prêt à faire.....

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Quelle est celle qu'il préfère !

SCÈNE X.
Les précédents, Nice.

LE FILS, vivement.

Tenez, Monsieur, la voilà.

MONSIEUR PÉNÉTRANT, tâtant toujours le pouls.

Très Vite.

Et tic, et tic, et tic, et tac,

Mais quel pouls est celui- là

125   Mon ami, la fièvre est là.

LE FILS.

AIR : Je ne vous dirai pas j'aime.

Je ne vous dirai pas j'aime,

Mon coeur s'en est fait la loi ;

Ma Nice est la beauté même,

Et Nice n'est pas pour moi.

Bis.

130   Hélas ! mon secret, si j'aime,

Dans mes regards est écrit ;

Je ne vous dirai pas j'aime ;

Mais vous avez tant d'esprit !

MONSIEUR PÉNÉTRANT, à part.

C'est ici qu'avoir

135   Un certain savoir,

Nous sert à bien voir

Quel est du coeur le pouvoir.

Oh ! oui, tous les deux,

Ils sont amoureux,

140   Hé bien ! Sans orgueil,

C'est-là, du coup d 'oeil ?

LE FILS.

Je ne vous dirai pas j'aime,

Mon coeur s'en est fait la loi :

Mais Nice est la beauté même,

145   Et Nice n'est pas pour moi.

Hélas ! mon secret, si j'aime,

Dans mes regards est écrit ;

Je ne vous dirai pas j'aime ;

Mais vous avez tant d'esprit !

Le docteur prend une plume.

NICE.

150   Il ne vous dira pas j'aime,

Son coeur s'en est fait la loi.

Hélas ! son secret, s'il aime,

Dans ses regards est écrit :

Il ne vous dira pas j'aime ;

155   Mais vous avez tant d'esprit !

LE FILS.

Que m'ordonnez-vous, monsieur le docteur ?

MONSIEUR PÉNÉTRANT, après un silence.

Ce que je vous ordonne ?... Mademoiselle.

LE FILS.

Oh ! Ce n'est pas la peine d'écrire... Allez je ne l'oublierai pas.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Je vais m'occuper de ce qui vous intéresse tous les deux : en attendant, permettez-moi de vous envoyer promener.

Il leur indique le jardin.

LE FILS.

Promener ?

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

AIR : Vous m'ordonnez de la brûler.

Allez chercher dans le jardin

La fraîcheur du feuillage :

Nicette, en lui donnant la main,

Gagnez tous deux l'ombrage.

160   Ce moyen peut être aussi sûr

Que ma science même ;

On respire un air doux et pur

Auprès de ce qu'on aime.

Ils sortent.

SCÈNE XI.
.

MONSIEUR PÉNÉTRANT, seul.

Comment apprendre à Monsieur Chanceux que son fils, qu'il croit mourant, est son rival, et son rival favorisé ? La confidence est délicate. Il faut de l'esprit ici, voilà tout.

SCÈNE XII.
Monsieur Chanceux, Monsieur Pénétraant.

MONSIEUR CHANCEUX.

Eh ! Bien, Monsieur, la fièvre a-t-elle quitté mon fils ?

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Point du tout, monsieur, car il vient de sortir avec elle.

MONSIEUR CHANCEUX.

Comment ! Il vient de sortir avec elle ?

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

C est à dire qu'il se promène avec Mademoiselle Nice, par mon conseil.

MONSIEUR CHANCEUX.

Ah ! Çà, docteur, avez-vous découvert ?.....

MONSIEUR PÉNÉTRA??.

Mais, tout à-peu-près. Il aime, il n'ose vous le dire, et et voilà ce qui fait que votre fils est muet.

MONSIEUR CHANCEUX.

Il est amoureux ! À son âge !

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Croyez-vous qu'on ne puisse d'être qu'au vôtre ?

MONSIEUR CHANCEUX.

Mais, docteur, en ce cas-là, le remède est aisé. Qu'il nomme la personne qui lui plaît, et je le marie.

AIR : Philis demande son portrait.

Secondez-moi dans ce projet.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

165   Cela n'est pas facile.

MONSIEUR CHANCEUX.

Et !.... quand nous connaîtrons l'objet....

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Encor plus difficile.

MONSIEUR CHANCEUX.

Nous la supplierons, à genoux,

De terminer sa peine.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

170   Écoutez donc, c'est qu'entre nous,

Cette femme est la mienne.

MONSIEUR CHANCEUX.

Mame Pénétrant ?

MONSIEUR PÉNÉTRA??.

Madame Pénétrant.

MONSIEUR CHANCEUX.

J'en suis enchanté, docteur ; partagez ma joie.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

C'est que je ne sens pas précisément ce que la chose a de très réjouissant pour moi.

MONSIEUR CHANCEUX.

Mais..... quand j'y pense, cet amour est impossible. Mon fils ne la connaît point; il ne l'a jamais vue.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Pardonnez-moi ; l'été dernier.....

AIR : Au fond du bois.

Allant à la campagne,

Un jour il l'accompagne :

MONSIEUR CHANCEUX.

Eh ! Quand donc çà ?

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

175   Il est jeune, elle est belle :

L'amoureuse étincelle

Montrant le coeur.

Là se glissa :

Ah ! ah ! ah ! ah !

MONSIEUR CHANCEUX.

Je reconnais çà.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Cela ne m'alarmait pas précisément, parce qu'enfin.....

Même air.

180   Jamais la jalousie,

Lugubre frénésie

Ne me tint là !

Mais pourtant à ma femme

Je dis, partons, Madame....

185   P'-t-être, sans çà....

MONSIEUR CHANCEUX.

Ah ! ah! ah ! ah !

Çà s'est vu çà.

Nous voilà donc décidément éclairés sur les causes de la maladie ! La maladie, c'est Mame Pénétrant ; la cure...

MONSIEUR PÉNÉTRA??.

Quelle est elle ?

MONSIEUR CHANCEUX.

AIR : Dieu des beaux arts.

Il ne faut pas être un docteur qu'on cite,

Un grand esprit, pour traiter ce point-là :

190   Pardi ! moi, je prendrais la plume et j'écrirais :

Suite de Pair.

Puisque l'amour est le mal qui l'agite,

Son seul remède, et sans tarder, sera,

La dera, la, la, la, la, la, la, la;

L'effet est sûr, et mon fils guérira.

MONSIEUR PÉNÉTRANT

J'entends fort bien ; mais le médicament dont il a besoin ne sera jamais de mon ordonnance.

MONSIEUR CHANCEUX, avec désespoir.

Je serai malheureux, et peut-être fou, je ne sais pas ce que je ne serai pas, si je perds mon fils...

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Moi je sais bien ce que je serai, s'il guérit ainsi.

MONSIEUR CHANCEUX.

Docteur, après un tel succès, quel laurier.... Je vois sur votre tête !

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

À la bonne heure; mais n'y voyez-vous que cela !

MONSIEUR CHANCEUX, avec instance.

Docteur !

MONSIEUR PÉNÉTRA??.

Mais votre proposition est étrange... Si vous étiez à ma place... Tenez.... Vous aimez, dit- on, votre pupille... Si je vous disais :

AIR : J'ai du bon tabac.

195   Nice a des appas,

Nice est gente et vive....  [ 5 Gente : Terme du style archaïque ou du style badin. Gentil, joli. [L]]

Je pressens d'ici votre réponse,

Nice a des appas,

Tu ne l'auras pas.

MONSIEUR CHANCEUX.

AIR de Joconde.

200   Je comprends..... attendez docteur,

Ce n'est point votre femme

Qui, par un attrait séducteur,

A subjugué son âme.

À Nice il a donné sa foi.

205   Plaît-il ? Je le soupçonne.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Eh ! bien, vous voyez mieux que moi

Qui vois mieux que personne

Comment faites-vous pour entendre ce que le médecin ne vous dit pas ?

MONSIEUR CHANCEUX, avec humeur.

Eh ! Comme le médecin fait, pour dire ce qu'il n'entend pas.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

C'est que vous avez parfaitement deviné, C'est elle.

MONSIEUR CHANCEUX.

Mon fils et ma pupille..... Je gagerais qu'ils sont d'intelligence.

MONSIEUR PÉNÉTRA??.

Vous gagneriez.

MONSIEUR CHANCEUX.

Nice que je me promettais à moi-même ! Je m'étais mis mariage dans la tête.

MONSIEUR PÉNÉTRA??.

Il se l'était mis dans le coeur ; cela tient mieux.

MONSIEUR CHANCEUX,

Nice aurait été la joie de ma vieillesse.

MONSIEUR PÉNÉTRANT

Cela n'aurait-il pas fait un peu de chagrin à sa jeunesse ?

MONSIEUR CHANCEUX.

Y renoncer !... Car enfin, vous sentez que si mon fils l'épouse...

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Vous ne l'épouserez probablement pas.

MONSIEUR CHANCEUX, à la coulisse.

Hola ! Garde !.... La garde de mon fils !

SCÈNE XIII.
Les précédents, La Garde.

MONSIEUR CHANCEUX, à la garde.

Nice et le malade sont dans le jardin; allez leur dire que je les attends ici.

La garde sort.

SCÈNE XIV.
Monsieur Chanceux, Monsieur Penetrant.

MONSIEUR CHANCEUX, avec un peu d'humeur.

Docteur, quand vous n'auriez pas découvert cette maladie-là, qui n'en est pas une....

MONSIEUR PÉNÉTRA??.

C'est bien pire.

AIR : Je suis Lindor.

Longtemps encor, cette ardeur concentrée,

De ses beaux jours eût moissonné la fleur ;

MONSIEUR CHANCEUX.

210   Ah ! Cette perte eût déchiré mon coeur.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Et votre hymen l'aurait-il réparée ?

SCÈNE XV et dernière.
Les PrécédenTs, Le Fils, Nice.

MONSIEUR CHANCEUX, à son fils.

AIR : Mon cousin l'allure.

L'air vous a réussi,

Mon ami ;

Vos couleurs sont très belles :

215   Ce teint fais et fleuri,

Mon ami,

Calme mes peurs mortelles

Mon ami :

Vous vous portez bien ; le docteur,mon ami,

220   M'a donné de vos nouvelles.

LE FILS.

Monsieur me flatte, on s'abuse, mon père.

MONSIEUR CHANCEUX, à Nice.

AIR : Vive les fillettes.

Vive les fillettes !

Leurs soins caressants

Sont douces recettes

Aux coeurs languissants.

225   La reconnaissance,

Souvent à leurs yeux,

D'un air d'innocence

Couvre d'autres feux.

NICE.

Monsieur ; croyez qu'il n'a pas pour moi les sentiments...

MONSIEUR CHANCEUX, avec ironie.

Non ?

Reprise de l'air.

Vive les fillettes, etc.

Mon fils toujours malade !..... Ma pupille point aimée !..... Cela renverse mes projets.

AIR : Vous voulez me faire chanter.

230   Je t'arrangeais un doux lien ;

Mais ta santé contraire....

LE FILS.

Je crois pourtant que je suis bien,

Pas mal du tout, mon père.

MONSIEUR CHANCEUX.

Je me suis dit faire un hymen,

235   Pour le rompre la veille !

LE FILS.

Je suis bien mieux.

MONSIEUR CHANCEUX, montrant Nice.

C'était sa main....

LE FILS, avec transport.

Je me sens à merveille.

M. CHANCEUX, à Nice.

Même air.

Si de mon fils, Nice eût hélas ! vaincu l'indifférence....

NICE.

Mais, monsieur, il ne me hait pas,

240   Et j'en ai l'assurance.

MONSIEUR CHANCEUX.

Leurs coeurs, l'un à l'autre enchaînés....

NICE.

Je lui parais jolie.

MONSIEUR CHANCEUX.

Le mariage...

NICE.

Eh ! Bien tenez,

Il m'aime à la folie.

MONSIEUR CHANCEUX.

Fripons ! Je vous y prends, vous vous aimez donc tous les deux...

LE FILS.

Ah ! Mon père, notre tendresse pour vous....

MONSIEUR CHANCEUX.

Soit, nous nous aimons tous les trois ; mais vous m'avez trompé.

LE FILS, vivement.

Non, mon père, je ne vous ai pas trompé. Je mourais du chagrin de sentir que j'étais votre rival, et vous ne l'auriez jamais su. C'était en effet tout mon mal ; mais croyez-vous qu'un bon fils puisse en éprouver un plus douloureux que celui d'affliger un père ?

MONSIEUR CHANCEUX.

AIR : il pleut, il pleut Bergère,

245   Il tourne bien la chose ;

Je dois la prendre ainsi.

MONSIEUR PÉNÉTRANT.

Renoncez-y, pour cause

Et formez ces noeuds-ci.

MONSIEUR CHANCEUX.

Oui, Docteur, tout m'engage

250   A serrer ce lien :

L'amour est de leur âge,

Et la raison du mien.

Vous êtes bien heureux qu'il soit plus doux de pardonner que de punir.

AIR : De la Baronne.

Je te le donne,

Ce coeur dont j'étais trop épris :

255   Fort à regret je l'abandonne ;

Mais enfin puisque tu l'as pris,

Je te le donne.

LE FILS, avec impétuosité.

Mon père ! Quelle bonté !... Monsieur le docteur, vous me rendez la vie.

MONSIEUR PÉNÉTRA??.

Mais.... Je ne fais que cela.

VAUDEVILLE.

AIR des paniers.

LE FILS.

Du silence j'obtiens le prix ;

Cet exemple m'éclaire :

260   Soyons discrets, tendres, soumis,

Nous parviendrons à plaire.

Aux voeux bruyants le coeur est sourd :

Moins d'éclat vaut plus de retour :

Le ciel créa, le même jour,

265   L'amour et le mystère.

MONSIEUR PÉNÉTRA??.

Sexe charmant, qu'un feu discret

Et tourmente et domine,

A me voiler son doux secret,

Votre âme en vain s'obstine :

270   Le découvrir, c'est vous fâcher ;

Ai-je besoin de le chercher ?

Vous faites tant pour le cacher,

Qu'enfin on le devine,

MONSIEUR CHANCEUX, à Nice.

Mon fils a ton coeur et ta main ;

275   Lui, c'est encor moi-même :

Je suis supplanté sans chagrin

Par un rival que j'aime ;

L'hymen seul n'eût fait qu'un heureux ;

Joint à l'amour, il en fait deux.

280   - Vous, en m'aimant bien tous les deux,

Chargez vous du troisième,

NICE, au public.

Vous avez, avec équité,

Couronné Statonice :

Messieurs, son succès mérité

285   Doit nous être propice :

N'en perdez pas le souvenir,

Et pour ne pas vous démentir,

Parodiez votre plaisir,

En applaudissant Nice.

 



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Notes

[1] Gouttes d'Hoffman : préparation pharmaceutique inventée en 1728 en Russie et achetée en France par le Général Antoine Duru de La Motte qui en fit fortune. Cette préparation permet de lutter contre plusieurs types de douleurs.

[2] Agrypnie : perte totale prolongée du sommeil.

[3] Jactation : Terme de médecine. Agitation continuelle qui oblige un malade à changer sans cesse de position dans son lit. [L]

[4] Pandiculation : Terme de médecine. Mouvement automatique des bras en haut, avec renversement de la tête et du tronc en arrière, et extension des membres abdominaux. [L]

[5] Gente : Terme du style archaïque ou du style badin. Gentil, joli. [L]

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