LES DAMES VENGÉES

ou LA DUPE DE SOI-MÊME

COMÉDIE

M. DC. XCV.

AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

À PARIS, Chez MICHEL BRUNET, dans la grand'Salle du Palais, au Mercure galant.

Représenté pour la première fois 1e 22 février 1695 au Théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain.


Édition critique établie par Sophie Tavenne dans le cadre d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier (2004-2005)

publié par Paul FIEVRE, octobre 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:03:20.


À MONSEIGNEUR LE DAUPHIN.

MONSEIGNEUR.

J'ose me flatter que vous aurez les mêmes bontés pour cette comédie que pour mes autres ouvrages, qui sont depuis dix-neuf ans sous votre protection. Votre auguste nom se trouve à la tête de plus de deux cents, qui renferment les actions les plus remarquables de votre illustre vie. Vous y paraissez toujours égal, toujours bon, et toujours infatigable dans la carrière qui conduit à l'immortalité. Vous en avez donné des preuves si éclatantes pendant la dernière campagne, que votre diligence pour prévenir les desseins de nos ennemis, a passé pour un prodige aux yeux de toute la terre. Vous avez acheté cette gloire par des fatigues dont l'Histoire fournit peu d'exemples, et vous avez passé des nuits entières sans prendre le repos auquel la nature assujettit tous les hommes. Je ne répéterai point ici, MONSEIGNEUR, ce qui a fait une des plus belles parties du grand nombre de volumes que vous m'avez permis de vous offrir. La matière est trop vaste, et les bornes d'une épître sont trop resserrées. Je dirai seulement qu'après avoir travaillé sur tout ce qui vous distingue autant par vous-même, que vous estes élevé par vostre auguste naissance, j'ai cru que je devais tâcher de contribuer à vos plaisirs. C'est ce qui m'a fait entreprendre la comédie que je prends la liberté de vous présenter. L'attention favorable dont vous avez bien voulu la favoriser, lors qu'elle a été représentée devant vous, m'engage à continuer de donner une partie de mes soins à d'autres ouvrages de cette nature, persuade que le désir de vous plaire et de vous divertir, me fera acquérir de nouvelles lumières pour un travail dont le succès est toujours douteux. Quel avantage pour moi, MONSEIGNEUR, si tout mon temps se trouve heureusement partagé entre votre gloire et vos plaisirs, et si en travaillant à votre Histoire, je puis en même temps devenir utile à vos divertissements ! La beauté de la matière m'assure du succès de tout ce qui parlera de vous. J'aurais tout à craindre de celle qui ne regardera que vos plaisirs, mais je suis sûr que mon zèle et votre bonté vous feront toujours excuser ce que vous y trouverez de défectueux. Je suis avec un profond respect,

MONSEIGNEUR,

Votre très-humble et très obéissant serviteur,

DE VIZE.


AU LECTEUR.

On veut que je fasse une préface pour rendre justice au bon goût du Public. L'affaire est délicate, puisque les louanges que je suis obligé de lui donner, semblent en devoir faire retomber sur moi. Voici le fait. Depuis quelques années les murmures du parterre et même ses éclats un peu trop vifs pour condamner ce qui lui déplaisait dans une pièce, et qui semblait approcher du sérieux, avaient fait croire qu'il ne voulait rien souffrir au théâtre dont les plaisanteries ne fussent outrées ; que toutes les scènes devaient être courtes pour lui plaire, et les acteurs toujours en action pour arrêter les mouvements de ce même parterre, qu'on prétendait vouloir toujours rire, et ne pouvoir se donner la patience d'entendre l'exposition d'un sujet. Toutefois le contraire vient d'arriver, puis que ce même public est entré dans toutes les délicatesses du rôle d'Hortense ; qu'il a applaudi à tout ce qu'elle a dit de fin à sa mère ; qu'il a écouté favorablement deux longues scènes qu'elle fait avec son amant, quoi que sérieuses ; qu'il a fait voir que les caractères galants de cette pièce ne le divertissaient par moins que les comiques, et qu'enfin dans cette comédie les applaudissements ont été mêlés aux éclats de rire. Tout cela est prouvé par un fait connu et incontestable. On m'avait tellement persuadé que je devais faire rire le Public, si je voulais que ma pièce en fût favorablement reçue, qu'il m'était échappé contre mon goût un cinquième acte plus comique que les quatre premiers, et auquel on a beaucoup plus ri qu'à tous les autres. Cependant cet acte n'a pas laissé d'être si généralement condamné, que le public ayant souhaité que je le changeasse, j'en ai fait un nouveau dans le goût des quatre premiers, et je l'ai fait avec d'autant plus de plaisir, que j'ai été détrompé par là de la mauvaise opinion qu'on m'avait voulu donner du goût du parterre, et que j'ai connu que les ouvrages fins, délicats et travaillez, plairont toujours plus que ceux dont les traits seront trop marquez, pour ne pas dire, qui auront un comique plus bas. Ainsi la carrière est présentement ouverte à tous ceux qui croyaient que l'esprit devait être banni du théâtre, et qui dans cette pensée n'osaient faire paraître sur la scène des Ouvrages dont ils s'imaginaient que le Public eut perdu le goût.


ACTEURS

SILVANIRE, mère de Lisandre et d'Henriette.

HENRIETTE, promise à Alcippe.

LISANDRE.

ORASIE, mère d'Alcippe et d'Hortense.

HORTENSE, aimée de Lisandre.

ALCIPPE, amant d'Henriette.

PASQUIN, Valet de Lisandre.

MARTON, suivante de Silvanire.

LISETTE, suivante d'Orasie.

MONSIEUR POLIDOR, Banquier.

La Scène est à Paris, dans la maison de Silvanire.


ACTE I

SCÈNE I.
Silvanire, Marton.

SILVANIRE.

Et bien, as-tu trouvé Monsieur Polidor ?

MARTON.

Oui, Madame. Lorsque je suis entrée dans son cabinet sa Cour était nombreuse. Il était occupé à recevoir une grosse somme que cent emprunteurs dévoraient des yeux.

SILVANIRE.

On ne doit pas juger de la richesse des Banquiers par l'argent que l'on voiture chez eux. Tel reçoit quelquefois de gros paiements, qui deux heures après en fait de plus grands. Ce n'est pas que Monsieur Polidor ne soit riche.   [ 1 Voiturer : Transporter d'une façon quelconque. [L]]

MARTON.

Ces Messieurs ont été fort en vogue depuis quelque temps, et la robe et l'épée ont rendu leurs très humbles respects à leurs caisses et à leurs comptoirs.

SILVANIRE.

Tu sais qu'il est correspondant de mon frère, qui demeure à La Rochelle.

MARTON.

Oui, je sais qu'il aime les correspondances, et si je voulais correspondre, il serait aussi mon correspondant, mais je n'entends pas le commerce.

SILVANIRE.

Il t'en a donc conté ?

MARTON.

Est-ce que les vieillards pécunieux n'en content pas à toutes les filles ?   [ 2 Pécunieux : Terme familier. Qui a beaucoup d'argent comptant. [L]]

SILVANIRE.

Il te connaît mal quand il s'adresse à toi. Mais le voici.

SCÈNE II.
Silvanire, Monsieur Polidor, Marton.

MONSIEUR POLIDOR.

Vous le voyez, Madame, je viens selon vos ordres. Bonjour, Marton.

MARTON, brusquement.

Bonjour, Monsieur, bonjour.

SILVANIRE.

Je voudrais savoir, Monsieur Polidor, si vous n'avez pas reçu depuis peu des nouvelles de mon frère.

MONSIEUR POLIDOR.

Un de mes amis et des siens, et qui connaît toute votre Famille, est arrivé depuis deux jours de La Rochelle. Il a trouvé les affaires de Monsieur Richard en si bon état, qu'il le croit riche de plus d'un million. Mais, Madame, je suis trop dans vos intérêts pour vous cacher qu'à mesure que sa fortune croît, son aversion augmente pour Monsieur votre fils.

SILVANIRE.

Voilà ce que j'ai toujours appréhendé.

MONSIEUR POLIDOR.

Si j'en crois mon ami, votre fils ne doit rien attendre de son Oncle. Prenez vos mesures là-dessus. C'est un bien acquis dont il peut disposer. Tout est à craindre.

SILVANIRE.

Je n'y vois point de remède.

MONSIEUR POLIDOR.

Mon ami a pris inutilement le parti de vôtre fils. Il faut que le bon homme ait ici des espions qui l'avertissent de tout le dérèglement de sa conduite.

SILVANIRE.

Est-il possible que rien ne puisse obliger mon fils à changer de vie ?

MARTON.

Il en changera.

SILVANIRE.

Il en changera ?

MARTON.

Oui, mais ce ne sera que lorsque Paris ne lui fournira plus de Coquettes.

MONSIEUR POLIDOR.

Ce ne sera donc pas si tôt ?

SILVANIRE.

Il semble que le chagrin de mon frère se répande aussi sur moi. Je lui ai mandé que j'étais sur le point de marier ma fille. Je l'ai instruit de tout ce qui regarde l'alliance que je vais contracter, et cependant je n'en ai reçu aucunes nouvelles.

MARTON.

Vous n'en devez pas aussi recevoir si tôt.

SILVANIRE.

Et pourquoi ?

MARTON.

Pourquoi ? L'usage veut qu'il fasse un présent de noces à votre fille, et les réponses sont lentes quand il s'agit de donner.

MONSIEUR POLIDOR.

Votre frère était un peu indisposé quand mon ami est parti de La Rochelle.

SILVANIRE.

Que dites-vous ?

MARTON.

Vous avez raison de vous alarmer. Les maladies des vieillards sentent le Testament, et les testaments sont dangereux pour les absents.

SILVANIRE, à Monsieur Polidor.

Mais croyez-vous que mon frère en ait fait un ?

MONSIEUR POLIDOR.

Je ne sais, Madame, mais croyez-moi, ne comptez que de bonne sorte sur sa succession. Votre frère est gouverné par une femme qu'il appelle sa commère, et à qui ce nom a donné de grands privilèges dans sa maison. Elle a fait chasser sous divers prétextes tous les domestiques qui n'étaient pas dans ses intérêts, et s'est rendue maîtresse absolue de son esprit.

MARTON.

Vos affaires vont mal. Ces sortes de gouvernantes ont un gouvernement bien dur pour les héritiers.

SILVANIRE.

Ne pourriez-vous point, Monsieur Polidor, trouver moyen d'avoir des nouvelles plus certaines de ce beau ménage-là ?

MONSIEUR POLIDOR.

Il me vient en pensée d'écrire à un de mes amis, qui en doit savoir quelque chose. Il est jour d'ordinaire. Adieu, Madame, comptez sur mes soins.

MARTON.

J'aimerais mieux compter sur son coffre fort.

MONSIEUR POLIDOR, se retournant.

Il ne tiendra qu'à toy d'y compter.

SILVANIRE.

Que dites-vous, Monsieur Polidor ?

MONSIEUR POLIDOR.

Je dis, Madame, que Marton peut venir chez moi de temps en temps pour savoir si j'aurai reçu des nouvelles.

MARTON.

Si mes visites étaient payées au poids de l'or, je vous fatiguerais peut-être.

MONSIEUR POLIDOR.

On ne peut me fatiguer quand on vient de la part de Madame.

SILVANIRE.

Elle ira, Monsieur Polidor.

MARTON.

Oui, vous n'avez qu'à m'attendre.

SCÈNE III.
Silvanire, Marton.

MARTON.

Il aime ses commodités, il faut aller chez lui.

SILVANIRE.

Je te devrai les services qu'il me rendra.

MARTON.

Vous ne lui en devrez donc guère.

SILVANIRE.

Ce qu'il vient de me dire me met de mauvaise humeur. Parlons d'autre chose. Tu sais qu'Alcippe à qui j'ai promis ma fille attend sa mère qui doit quitter la Province, pour venir ici mettre la dernière main à cette alliance ?

MARTON.

Je sais de plus que cette mère est tellement préoccupée de l'ancienneté de sa maison, qu'elle croit que ses aïeux étaient nobles avant qu'on eut inventé la Noblesse, et que lorsqu'elle veut prouver les chimères dont elle est entêtée là-dessus, elle ne déparle point.   [ 3 S'Entêter : ]

SILVANIRE.

Telle qui la condamne a peut-être des entêtements plus ridicules, mais puisque tu connais son caractère...

MARTON.

Ou plutôt sa folie.

SILVANIRE.

N'oublie pas d'encenser tous ses discours.

MARTON.

Oui, je la traiterai à la grandeur, j'admirerai toutes les sottises qu'elle dira.

SILVANIRE.

Garde-toi surtout, si on parle de mon frère de La Rochelle, de rien dire qui sente le Commerce.

MARTON.

S'il ne tient qu'à lui donner des Lettres de noblesse, je les étendrai...

SILVANIRE.

Doucement.

MARTON.

Si vous voulez, je le ferai descendre de Pharaon, ou de Richard sans peur. Vous n'avez qu'à parler.   [ 4 Richard Ier, 3ème duc de Normandie, dit Richard Sans-Peur (Fécamp v. 930-996)]

SILVANIRE.

Il n'est question que de dire qu'il est à une de ses Terres, près de la Rochelle.

MARTON.

Suffit. J'attacherai vingt fiefs à cette Terre, et j'y mettrai l'équipage de Chasse de Jean de Paris.

SILVANIRE.

Tu gâterais tout.

MARTON.

Dans l'humeur où je suis, j'ennoblirais toute la Ville.

SILVANIRE.

Souviens-toi plutôt de ne rien dire qui fasse tort à certaines lueurs de Noblesse, qui sont dans ma famille.

MARTON.

À dire vrai, ces lueurs ne luisent guère.

SILVANIRE.

Je t'instruirai de tout ce qu'il faudra que tu répondes, s'il arrive qu'on t'interroge là-dessus.

MARTON.

Ne vous mettez point en peine. S'il ne faut que rendre galimatias pour galimatias, comptez que l'avantage me demeurera, et que la Vieille et moy nous nous applaudirons sans nous entendre.   [ 5 Galimatias : ]

SILVANIRE.

Je crains que tu ne me fasses quelque affaire.

MARTON.

Une généalogie toute unie ne dit mot ; l'embarras en fait la beauté.

SILVANIRE.

Il faudra te laisser faire.

MARTON.

Si votre frère le Rochelais voulait vous donner une partie de son bien, vous seriez noble tout-à-fait. Rien ne rend plus noble que le bien. Les généalogistes ennoblissent peu de gueux.

SILVANIRE.

Ah, Marton, si mon Fils voulait changer de conduite, mon Frère ferait beaucoup pour nous. Il faut que nous le mariions, ma pauvre Marton, ce fils qui aime tant sans aimer. Le mariage le fera du moins aimer pour un temps.

MARTON.

Pour un temps ! C'est bien tout ce que le mariage peut faire aujourd'huy.

SILVANIRE.

Ce serait toujours beaucoup. Quoi que mon fils s'attache à cent Belles, il n'a pas assez d'amour pour en bien aimer une seule.

MARTON.

Je connais son amour. C'est une passion sans ardeur, un amusement éternel, un tissu de plaisirs fastueux, un amas de bonnes fortunes assez équivoques, qui joint à la vanité d'un jeune homme, qui veut être crû aimé de toutes les Belles, forme un amour aventurier, plus content du fracas que des réalités.

SILVANIRE.

Puisque tu connais si bien mon fils, ne l'épargne pas. Fais-lui honte de la vie qu'il mène, tourne-la en ridicule. Ces sortes de remontrances font quelquefois plus d'effet que les conseils et les réprimandes. Je vais écrire à mon frère, pour me plaindre de son silence.

SCÈNE IV.

MARTON.

Ma réputation doit être bonne, puisqu'on me choisit pour faire des remontrances. Cependant je ne suis pas faite d'un air à ne servir que pour le conseil, mais par bonheur pour moi, je suis munie d'une fierté qui assomme tous les importuns conteurs de sornettes. Je vois notre amant banal.   [ 6 Banal:]

SCÈNE V.
Lisandre, Marton.

MARTON.

Quoi, Monsieur ? Vous revenez déjà de la Ville ? Il faut que vous soyez sorti bien matin. Vouliez-vous surprendre quelque femme, avant qu'elle eut eu le temps de s'embellir ?

LISANDRE.

Je viens d'un rendez-vous, où j'ai trouvé une Fille assez jolie, vraiment. Elle est encore un peu Agnès, mais son ingénuité me plaît assez.   [ 7 Agnès ]

MARTON.

Il vous en faut de toutes les manières.

LISANDRE.

Ah, Marton, mon bonheur commence à me fatiguer. J'avais encore un rendez-vous, mais je m'en suis débarrassé. Tant de femmes me veulent du bien, que je les confonds, et rends quelquefois des visites à celles dont le tour n'est pas encore venu.

MARTON.

Ainsi vos méprises avancent leur bonheur. Mais savez-vous que votre beau-frère futur vient d'apprendre que sa mère et sa soeur sont en chemin, pour venir assister à son mariage ?

LISANDRE.

Nous allons donc être fatigués de deux provinciales ?

MARTON.

La mère se croit de la noblesse la plus antique ; elle veut que son fils relève sa Maison.

LISANDRE.

Ce ridicule enté sur les manières provinciales sera peu réjouissant.   [ 8 Enter : Insérer en général. [L]]

MARTON.

Mais votre famille profitera de ce ridicule, car cette bonne mère a persuadé à sa fille de donner tout son bien à son frère, afin qu'il ait de quoi paraître à l'exemple de ses aïeux. C'est ce que sa fille doit faire en signant le contrat de mariage de ce frère avec votre soeur. La cérémonie faite, vous savez qu'elle est résolue de se retirer dans un couvent, où elle se repentira à loisir de la sottise qu'elle va faire.

LISANDRE.

Il faut avoir l'esprit bien provincial, pour croire qu'une fille, après avoir respiré l'air de Paris, se mettra dans un couvent.

MARTON.

La parole fait le jeu, elle la tiendra.

LISANDRE.

Si je lui en disais deux mots, elle oublierait bientôt sa résolution, mais cette conquête ne me récompenserait pas des moments qu'elle me déroberait, et que j'emploierai mieux auprès de quelques objets plus appétissants qu'une beauté campagnarde.

MARTON.

Les hommes sont de grands menteurs, quand il s'agit de nous déchirer.

LISANDRE.

Ah Marton, Marton, tu ne connais pas ton sexe. Si tu prenais une perruque et un chapeau, il te paraîtrait tout autre que tu ne penses.

MARTON.

En vérité, je ne vous comprends point. Le mépris à la bouche et l'amour dans le coeur, vous courez sans cesse après toutes les femmes, et vous en dites rage dans le temps qu'il semble que Paris n'en ait pas assez pour vous.

LISANDRE.

Il m'en faudrait moins si je n'en craignais la possession. Les femmes sont les plus amusantes créatures du monde quand on ne s'attache qu'à la superficie. Elles savent accorder le mouvement perpétuel avec l'oisiveté. Cent défauts embellis font tout leur brillant. Tout y surprend de loin, de près tout y détrompe. On y démêle l'esprit de bagatelle, l'amour des plaisirs, et la passion du luxe. Elles parlent toujours sans rien dire. Pour paraître jeunes elles deviennent enfants par leurs manières. Elles attaquent les coeurs par des regards étudiés, des langueurs affectées, et des sourires hors d'oeuvre. Leur bouche est mise au miroir, le son de leur voix est contrefait, et tous leurs mouvements sont comptés. Plus parfaites dans leur imagination qu'aux yeux des autres, elles passent leur vie à servir leur beauté. Rien n'est solide en elles, tout est dans les grimaces et dans les airs. Tout est art au dehors, au dedans tout est artifice, et la plus jolie femme n'a rien de naturel que le désir de plaire.

MARTON.

Médisant, vous croyez qu'en répandant votre venin sur ce qu'il y a de plus parfait, qu'en interprétant tout en mal et en détruisant les réputations, vous vous érigerez en bel esprit, et que vos médisances seront autant d'arrêts, dont il ne sera pas permis d'appeler, mais on a changé tout cela, et nous sommes vengées de ceux qui nous déchirent, par le peu de cas que l'on fait de leurs coups de langue.

LISANDRE.

Ah, Marton, la moitié du monde ne sait pas comment l'autre se gouverne.

MARTON.

Ah, Monsieur, votre peau durerait moins que celle d'Orphée, si toutes les honnêtes femmes entreprenaient de se venger de vos médisances.

LISANDRE.

Les honnêtes Femmes ! Mais voila Pasquin bien effaré.

SCÈNE VI.
Lisandre, Pasquin, Marton.

PASQUIN.

Je viens d'apprendre, Monsieur, que vous avez une maîtresse de moins, et que Bélise qui ne voulait point aller à la Campagne, où sa mère la veut marier, vient de partir.

LISANDRE.

Bélise vient de partir ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur. Elle vous aimait hier à la fureur, et ce matin elle est partie pour aller épouser un avocat normand.

MARTON.

Un avocat normand ?

PASQUIN.

Oui, la Normandie étant un pays de chicane, tous les avocats y font fortune.

LISANDRE.

Mais qui t'a dit que Bélise est partie ?

PASQUIN.

Personne.

LISANDRE.

Que viens-tu donc me conter ?

PASQUIN.

Ce que j'ai vu.

LISANDRE.

Quoi tu as vu partir Bélise ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur, dans le carrosse de Rouen. D'aussi loin qu'elle m'a aperçu, elle m'a fait des mines. Je ne sais si elles étaient pour vous ou pour moi, mais je m'en suis fait honneur.

LISANDRE.

Paris perdra une grande coquette.   [ 9 Coquette : Ce mot se prend en mauvaise part. Celle qui s'ajuste pour donner dans la vue des galants. [R]]

MARTON.

Voila un homme bien amoureux.

PASQUIN.

Quoi, vous ne vous pendez pas ?

LISANDRE.

Dois-je me désespérer ? Manque-t-on de coquettes à Paris ?

PASQUIN.

Après vous avoir vu comme un possédé pour Bélise, je la croyais la Sultane favorite. Je ne donnerai plus dans le panneau, et je vous verrais mort et enterré pour une Maîtresse, que je croirais encore que ce serait pour la tromper. Mais, Monsieur, votre amour ou façon d'amour, n'a pas les manières de qualité.

LISANDRE.

Je n'ai pas les manières de qualité, moi !

PASQUIN.

Non, Monsieur. Quand les gens de qualité quittent, ou sont quittés de leurs maîtresses, ils reprennent tous les bijoux qu'ils leur ont donnés, et font détendre jusqu'à la tapisserie. Voilà ce qui s'appelle suivre le bel usage.

LISANDRE.

Ces choses-là passent la portée de ton esprit.

PASQUIN.

N'en parlons donc plus. Savez-vous que Julie vient de venir ici ? J'ai dit que vous étiez sorti.

LISANDRE.

Je ne crois pas qu'il y ait sur la terre un plus malheureux mortel. Tu en jugeras, Marton. Julie est une petite personne, vive, piquante, toute de feu, qui éblouit, touche et emporte d'abord tous les coeurs.

MARTON.

Vous voudriez la mettre au nombre de vos conquêtes ?

LISANDRE.

Elle ne m'a pas donné le temps de l'attaquer. Elle est folle de moi ; sans cela j'en serais enchanté. Ne suis-je pas bien malheureux, Marton ?

MARTON.

Vous êtes plus à plaindre que vous ne croyez.

LISANDRE.

Je cherche un coeur qui n'ait pas résolu d'aimer. Je me fais par avance un plaisir de vaincre sa fierté, mais point ; tout cède dés que je parais, je n'ai pas même le temps de souhaiter. Un bonheur si uni me dégoûte, et rien n'est plus insipide qu'une fortune de plein pied. Non, te dis-je encore une fois, Marton, la terre n'a point de plus malheureux mortel. Si cela continue, je serai contraint de renoncer à tout le Sexe, je ne trouve point de Femme qui me veuille attendre.

MARTON.

Vous ? Paris est rempli de vos pareils qui se vantent de leurs bonnes fortunes, quand ils ont été rebutés.

PASQUIN.

Cela nous arrive quelquefois.

LISANDRE.

Encore un coup, Marton, tu connais mal les femmes. Un peu de complaisance fait tout. Je m'en sers à propos. Je suis joueur avec la joueuse, satyrique avec la médisante, économe avec l'avaricieuse, triste avec la mélancolique, indifférent avec l'insensible, et flattant les femmes dans tous leurs défauts, je les mets en état de me faire voir toute leur faiblesse.

MARTON.

Vous auriez beau découvrir la mienne, je vous arrêterais tout court.

LISANDRE.

Toi ? Je t'emporterais d'emblée.

PASQUIN.

Monsieur se saisit d'abord du corps de la Place. Défie-toi de ces donneurs d'assauts, ils connaissent le terrain.

MARTON.

Je le mets au pis, j'ai la parade bonne. Comment ferait-il ?   [ 10 Mettre au pis ]

LISANDRE.

Comment ? Je vanterais ta beauté, tes airs, tes manières. La complaisance jouerait son jeu, je louerais jusqu'à tes défauts. Mes transports confirmeraient mon amour, les présents suivraient, je te meublerais un appartement.

MARTON.

Ah tout beau, tout beau, vous me débauchez.

LISANDRE.

Si je voulais épargner les présents, mes soupirs et mes soins feraient la même chose, mais la place se rendrait plus tard.

MARTON.

Pour ce coup, il faudrait que le mariage s'en mêlât.

LISANDRE.

Le Mariage ! Moi, parler de Mariage ! Ai-je la mine d'un épouseur ?

PASQUIN.

Monsieur a-t-il l'encolure d'un sot ?

MARTON.

De plus rétifs ont subi le joug.

LISANDRE.

Tu verras plutôt les fleuves remonter vers leur source.

MARTON.

Vous croyez être né pour abaisser le sexe, et nous verrons peut-être le contraire. Que j'aurais de joie à vous voir soupirer, abjurer vos erreurs, et demander grâce. Vous avez beau rire. Quand l'heure sonne et que les yeux sont pris, il faut que le coeur chante.

LISANDRE.

J'ai su en rentrant qu'on attend à ma chambre la réponse de plusieurs billets. Tu vois, Marton.

MARTON.

Les Femmes sont bien enragées, d'aimer leur plus grand ennemi.

LISANDRE.

Adieu ; je vais faire plaisir à trois ou quatre Belles, en leur laissant croire qu'elles ne me sont pas indifférentes.

SCÈNE VII.
Marton, Pasquin.

MARTON.

Pasquin ?

PASQUIN.

Que veux-tu ?

MARTON.

Il faut que nous travaillions ensemble, mon enfant.

PASQUIN.

Que nous travaillions ensemble ? Oui da. De quoi est-il question ?

MARTON.

Il faut que nous mariions ton maître.

PASQUIN.

Parles-tu tout de bon ?

MARTON.

Oui.

PASQUIN.

À d'autres ; tu ne connAis pas le Pélerin.   [ 11 Pélerin ]

MARTON.

Les difficultés ne me font pas peur.

PASQUIN.

Ne vois-tu pas de quelle manière il parle de tout ton Sexe ?

MARTON.

Oui.

PASQUIN.

Et tu crois qu'après cela il osera se marier ?

MARTON.

Il l'osera, j'en réponds.

PASQUIN.

Je vois bien que tu ne sais encore que la moitié de ce qu'il dit des femmes. Écoute, voici ce qu'il ajoute à leur portrait. Il dit que vous n'êtes qu'un Salmigondis de fous rires imposteurs, de minauderies enfantines, de trompeurs je ne sais quoi, de riens éblouissants, de voix radoucies, où le coeur et le gosier n'ont point de part ; que le ton de coquetterie s'est fait naturaliser chez vous, et que c'est sur ce ton là que vos airs, vos coiffures, votre bouche, et vos yeux sont montés ; que les femmes ne sont enfin qu'un amas de brillants étrangers, formé de blanc, de rouge, de mouches, de points, de rubans, de rayons, et de firmaments, qui accompagnent un visage toujours masqué sans masque, et enterré dans des ornements, qui pendant le jour forment de belles tailles, qu'on ne revoit plus le soir, et qui déchargées du fardeau de la tête, et dégagées de la prison des pieds, se trouvent, en se mettant au lit, raccourcies de plus de trois quartiers.   [ 12 Salmigondis ]

MARTON.

Ton maître est un grand scélérat.

PASQUIN.

Passionné sans tendresse, il se moque des femmes à leurs genoux mêmes. Son coeur désavoue ce que sa bouche leur dit, et souvent il pleure d'un oeil, lorsque l'autre brille de joie. Juge après cela si mon maître est un homme mariable.

MARTON.

La difficulté m'anime. Je veux le marier malgré lui, et le faire hériter de son oncle. Il sera marié, je suis femme, et je le veux.

PASQUIN.

Tu le voudras inutilement. Il ne voit que les filles que les parents ne veulent ou ne peuvent pas marier si tôt, ou qui ne sont pas encore en pleine maturité.

MARTON.

Il aimera, te dis-je, malgré toutes ses précautions.

PASQUIN.

Quand son coeur serait pris, il ne donnera jamais en cérémonie des marques de son amour. Mais tu dois savoir qu'il aime plus qu'il ne pense ; ce n'est pourtant qu'en peinture.

MARTON.

Comment en peinture ? Que veux-tu dire ?

PASQUIN.

N'as-tu point vu un portrait de femme attaché à la ruelle de son lit ?   [ 13 Ruelle ]

MARTON.

Moi ? Pour qui me prends-tu ? Les honnêtes filles ne doivent point aller dans la chambre d'un homme, qui a si mauvais bruit.

PASQUIN.

Va, va, ce n'est que du bruit. Ton honneur y serait moins en danger que ta réputation. Mais pour t'apprendre l'histoire du portrait, il est d'un objet tout aimable. Mon maître le vit à un inventaire ; il en fut frappé et l'acheta, mais sans pouvoir apprendre le nom et la qualité de l'original. Cette aventure lui a valu depuis quelques bonnes fortunes. On crut que cette beauté charmante l'avait aimé jusqu'à lui faire présent de son portrait. Les Femmes à la mode ressemblent aux moutons. Quand le premier d'un troupeau franchit un fossé, le reste le suit. Lorsqu'une belle se rend à l'amour d'un cavalier, toutes les autres le courent, et veulent juger par elles-mêmes du charme qui a fait aimer les premières. Ainsi il n'y a qu'à mettre les moutons en voie.

MARTON.

C'est pour cela que l'on a vu Dorilas, quoi que petit et sans mine, couru d'un régiment de coquettes.

PASQUIN.

Il n'est pas le seul, mais pour t'achever l'histoire de ce portrait, mon maître en est devenu amoureux jusques à l'extravagance, il en a fait faire l'horoscope.

MARTON.

L'horoscope d'un portrait ?

PASQUIN.

Les devineurs ont aussi raisonné sur ce Portrait, et le Chevalier Cerbelus, qui a dupé tant de Femmes par ses fausses prédictions, n'en a pas donné plus d'éclaircissements que l'Abbé Jobin.   [ 14 ]

MARTON.

Mais encore, qu'ont dit tous ces diseurs de rien ?

PASQUIN.

Est-ce que ces gens-là savent quelque chose ? Ils viennent à l'heure du repas, mangent beaucoup, boivent encore davantage, disent force menteries pour amuser les payeurs, et sortent pour aller faire de nouvelles dupes.

MARTON.

Voila un bon métier.

PASQUIN.

Je ne sais ce qu'ils ont dit à mon maître, mais il cherche depuis longtemps l'original du portrait, au bal, à la comédie, à l'opéra, au cours, aux Tuilleries. Il regarde toutes les belles d'un air si passionné, qu'il s'en trouve quelquefois dont les regards croisent avec les siens. Il les agrège aussitôt au nombre de ses maîtresses.   [ 15 Cour de la Reine : Promenade de Paris située en bord de Seine en aval du Palais du Louvre et après les Tuileries.]

MARTON.

Ce nombre doit être grand.

PASQUIN.

J'en ai les noms sur mes tablettes. Je suis Conseiller Garde-maîtresses de mon maître.

SCÈNE VIII.
Henriette, Marton, Pasquin.

HENRIETTE.

Pasquin, mon frère est-il ici ?

PASQUIN.

Il travaille à ses dépêches.

HENRIETTE.

À ses dépêches ?

PASQUIN.

Pourquoi s'en étonner ? Il a des maîtresses, ou façons de maîtresses dans les seize quartiers de Paris.

HENRIETTE.

Le nombre le doit embarrasser.

PASQUIN.

Mon maître est un homme d'ordre. Aux heures du Palais, il plaide sa cause auprès des femmes de robe. Pendant l'absence des Officiers, il chasse sur leurs terres. Sous prétexte d'emplettes, il fait venir les plus belles marchandes chez lui, et voit en tout temps les filles jouissantes, et abusantes de leurs droits.   [ 16 Robe]

HENRIETTE.

Il faudra que toutes ces amours finissent avec le peu de bien qui reste à ton maître, et qu'un parti avantageux raccommode ses affaires.

PASQUIN.

Il n'en aura pas sitôt besoin.

MARTON.

Il a donc trouvé la Pierre Philosophale ?

PASQUIN.

Voici la pierre philosophale. Les déclarations brillantes et les vers galants font chanter les spirituelles. Les respectueuses oeillades et les feintes larmes gagnent les amantes héroïques. Les présents touchent les intéressées, et ce que mon maître tire des vieilles, un peu de crédit, quelques emprunts, et beaucoup de savoir faire, feront subsister encore longtemps ses amours.

HENRIETTE.

Quand il ne manquerait de rien, dès que son manège sera découvert par les Lettres qu'il écrit à toutes les Femmes qu'il trompe, on ne liera plus aucun commerce avec lui.

PASQUIN.

Il paraît dans ses lettres si reconnaissant des faveurs les plus légères, qu'il laisse encore à penser davantage, de sorte qu'il n'y a point de femme qui ose les sacrifier. C'est ainsi qu'on bride les coquettes. Marton, prends garde à toi.

MARTON.

Ah, le dangereux homme, le dangereux homme !

PASQUIN.

Aimé, souhaité par tout, amant sans amour, riche après avoir mangé son bien, et trompant tout le sexe sans en pouvoir être trompé, il n'aurait jamais d'embarras, si chez trop de belles à la fois, l'heure du Berger ne sonnait trop souvent pour lui. C'est une affaire, puisqu'on regarde toutes les femmes comme des pendules à répétition.

MARTON.

Les Hommes disent de nous tout ce qui leur plaît, et nous en faisons tout ce que nous voulons.

HENRIETTE.

Laissons cela. Je suis venue pour dire à Pasquin d'avertir mon frère de ne pas sortir, parce que la mère et la soeur d'Alcippe sont attendues à tous moments.

PASQUIN.

Comme vous êtes bonne soeur, vous l'en faites avertir, afin qu'il ne se trouve pas au logis.

HENRIETTE.

Que veux-tu dire ?

PASQUIN.

Vous savez qu'il hait tous les animaux de province. Que voulez-vous qu'il dise à une vieille, et à sa fille dindonnière, qui n'ayant été élevée que pour le Couvent, croira faire mal en écoutant un compliment galant, et cependant mon maître n'en peut faire d'autres.   [ 17 Dindonière]

HENRIETTE.

Va lui faire savoir ce que je t'ai dit. Il sera plus raisonnable que tu ne le crois.

PASQUIN.

Les enfants de Paris sont volontaires. Ils ne font que ce qu'ils ont en tête.

SCENE IX.
Henriette, Marton.

MARTON.

Vous êtes bien obligée à cette future belle-soeur, qui n'ayant de frère que votre amant, lui doit laisser tout son bien. Ce bien va servir à votre parure et à vos plaisirs, et vous gâter peut-être comme la plupart des jeunes femmes, qui souples sous le gouvernement des pères et des mères, se révoltent sous celui des pauvres maris.

HENRIETTE.

Marton, je serai veillée par deux mères. Le moyen de me révolter ?

MARTON.

Une belle-mère suffit pour contrôler, et pour faire enrager une jeune femme.

HENRIETTE.

Ah Marton !

MARTON.

D'où vous vient cette joie ?

HENRIETTE.

Ne vois-tu pas Alcippe ? Si tous les hommes étaient faits comme lui, peu de filles voudraient aller au Couvent.

MARTON.

Ah, ah, quelle vivacité !

SCÈNE X.
Henriette, Alcippe, Marton.

ALCIPPE.

Je n'ai pu rien savoir davantage, Madame, sinon que ma mère peut arriver à tout moment, et qu'elle ne vient point par la voie ordinaire. Elle en a pris une autre pour vous épargner, et à Madame votre mère, la peine d'aller au devant d'elle.

HENRIETTE.

Ce procédé est tout à fait honnête.

MARTON.

Il est peu provincial.

ALCIPPE.

Chaque pas qu'elle fait pour arriver ici, avance mon bonheur, et je vais être le plus heureux de tous les hommes. Mais Madame, il me semble que votre joie n'approche point de la mienne.

HENRIETTE.

La bouche ne doit pas toujours dire ce que pense le coeur. Il sied bien aux Hommes de parler de ce que les femmes doivent taire, ou dont elles doivent du moins parler avec modération.

ALCIPPE.

Je vous entends, Madame, et je commence à espérer que rien ne manquera à mon bonheur.

HENRIETTE.

Rentrons, Alcippe, ma mère nous attend.

MARTON, seule.

Rien n'est plus doux et plus fort qu'un jeune amour, ni plus faible qu'une passion qui ne peut plus augmenter. L'Amour ressemble à la Lune ; il diminue lorsqu'il ne saurait plus croître. Allons observer les Lunaisons.

ACTE II

SCÈNE I.
Lisandre, Henriette.

HENRIETTE.

Mais, mon frère, vous devriez faire plus d'attention à ce que je vous dis.

LISANDRE.

Mais, ma soeur, vous devriez me laisser en repos.

HENRIETTE.

Si vous examiniez...

LISANDRE.

Il faut que vous aimiez beaucoup à parler, pour recommencer si souvent la même chose.

HENRIETTE.

Je vous aime, mon frère, et je parle pour vos intérêts.

LISANDRE.

Si vous m'aimez, ma soeur, faites-moi le plaisir de m'aimer un peu moins, et de ne me plus fatiguer avec vos remontrances éternelles.

HENRIETTE.

Vous ne savez pas ce que vous perdrez.

LISANDRE.

Je perdrai ce que je perdrai, mais il me plaît de le perdre.

HENRIETTE.

Il faut que vous ignoriez que le bien de mon oncle monte à plus d'un million, que c'est un bien acquis dont il est maître, et qu'il vous échappera si vous n'y prenez garde.

LISANDRE.

Il faut que vous ignoriez aussi que ces oncles sont des oncles éternels, lents à mourir, et prompts à nous faire enrager ; qu'ils nous vantent longtemps ce qu'ils nous promettent, et nous vendent bien cher ce qu'ils nous donnent, et souvent même ce qu'ils ne nous donnent pas.

HENRIETTE.

Cependant mon oncle avait résolu de faire un testament où vous auriez eu bonne part.

LISANDRE.

Ah, pour son bien, je n'en veux point avec ses charges. Rien n'est plus terrible pour de jeunes gens, que des Oncles qui les menacent d'un gros héritage. Ils les prêchent sans cesse, et comme mon oncle peut vivre encore vingt ans, je veux fuir le chagrin que me donneraient ses fatigantes leçons, et je perdrais en les écoutant vingt années de bon temps qui valent mieux que vingt années de grimaces. Ainsi j'aime mieux, pour éviter la contrainte où je serais obligé de vivre, abandonner le stérile espoir d'une succession douteuse, que de renoncer à tous les plaisirs.

HENRIETTE.

Mais les sujets de plainte que vous donnez à mon oncle retomberont sur moi.

LISANDRE.

Je vois ce qui vous chagrine, le présent de noces n'est point venu, mais il peut arriver. En tout cas le bien que vous laisse la soeur d'Alcippe vous récompensera.

HENRIETTE.

J'aperçois ma mère, elle n'est pas contente de vous.

SCÈNE II.
Silvanire, Lisandre, Henriette.

HENRIETTE.

Savez-vous, Madame, qu'Alcippe est allé au devant de sa mère, et que lorsqu'il a feint d'ignorer par quelle voie elle devait venir, ce n'était que pour vous épargner la peine d'aller au devant d'elle ?

SILVANIRE.

Votre frère devait aller avec lui.

LISANDRE.

Moi ?

HENRIETTE.

Mon frère n'a d'empressement que pour ce qui le divertit.

SILVANIRE.

L'alliance que nous allons contracter...

LISANDRE.

Elles devaient faire savoir leur arrivée.

SILVANIRE.

Il fallait la deviner. Les provinciaux sont formalistes.

LISANDRE.

Tant pis pour eux. Une Duchesse m'a donné rendez-vous, l'heure se passe, ma soeur, vous ferez mes excuses.

HENRIETTE.

Vous n'y pensez-pas, mon frère.

LISANDRE.

Si j'y pensais bien, je ne les verrais point du tout de peur de m'ennuyer.

HENRIETTE.

Cependant on dit beaucoup de bien de la soeur d'Alcippe.

LISANDRE.

Tant pis, j'en ai encore plus mauvaise opinion ; les Héroïnes de province sont de grandes diseuses de rien. Elles gesticulent sans cesse, et se perdent dans des compliments ridicules.

SILVANIRE.

Hortense n'est peut-être pas de ce nombre.

LISANDRE.

Quand l'air est infecté, tous ceux qui le respirent sont attaqués de la même maladie.

HENRIETTE.

Ceux qui sont d'un bon tempérament en sont souvent garantis.

LISANDRE.

Je vous entends, mais quand Hortense aurait quelque esprit, il faut qu'elle soit de bien mauvais goût pour se résoudre à quitter le monde, à moins qu'elle ne soit laide ou contrefaite. Vous allez voir que je ne me trompe pas.

HENRIETTE.

On dit qu'elle est toute charmante, et que l'homme le plus délicat...

LISANDRE.

N'achevez pas de grâce, votre erreur me fait pitié. Pourrait-on aimer une provinciale quand on est fait à l'air de Paris ? Pour moi, je vous déclare que je ne veux pas seulement la regarder. Madame me permettra bien de feindre quelque affaire, afin de pouvoir sortir sitôt qu'elle sera arrivée.

SILVANIRE.

En verité, mon fils, vous devenez bien ridicule.

SCÈNE III.
Silvanire, Lisandre, Henriette, Marton.

MARTON, à Henriette.

Enfin vous n'attendrez plus, et vous perdrez bientôt le nom de fille. On débarque à notre porte.

SILVANIRE.

Il faut aller au devant. Allez les recevoir à la portière du carrosse, et nous les attendrons votre soeur et moi au haut du degré.

LISANDRE.

Quoi ? Vous voulez que j'essuie leurs premières embrassades !

SILVANIRE.

Ne perdez point de temps.

LISANDRE.

Oh, mon compliment n'est pas prêt ; je n'en sais qu'à l'usage de Paris.

MARTON.

Le jargon de Monsieur n'est entendu que des coquettes.

SILVANIRE, à Marton.

Cours vite, va leur dire que nous descendons.

MARTON.

Me voila maîtresse des cérémonies.

SILVANIRE.

Allons, mon fils, donnez-moi la main.

LISANDRE.

Au moins, ne croyez pas me retenir ici toute l'apres-dinée.

HENRIETTE.

Les voici. Votre lenteur est cause qu'elles nous ont prévenues.

LISANDRE.

N'avez-vous point peur que cela ne fasse rompre votre mariage ?

SCENE IV.
Orasie, Silvanire, Hortense, Henriette, Alcippe, Lisandre, Marton, Lisette.

SILVANIRE.

Si j'avais su votre arrivée, Madame, nous aurions été au devant de vous pour jouir quelques moments plutôt du plaisir de vous voir.

ORASIE.

Que cela est obligeant, Madame ! On dit bien vrai que Paris est le centre du bel esprit.

Elle se tourne vers Henriette.

Croyez, Mademoiselle, que si vous ne trouvez pas en moi les airs polis de ce pays-ci, vous y trouverez beaucoup d'estime et de tendresse pour vous.

HENRIETTE.

J'y répondrai, Madame, avec la même tendresse, accompagnée de beaucoup de respect.

LISANDRE, après avoir examiné Hortense attentivement.

Non, ce qui m'arrive aujourd'hui n'a point d'exemple.

SILVANIRE, embrassant Hortense.

Paris a peu d'aussi belles personnes.

HORTENSE.

Dites plutôt qu'il en a peu d'aussi obligeantes que vous.

SILVANIRE.

Mon fils.

LISANDRE.

Non, je ne puis sortir de ma surprise. Ce que je vois me semble incroyable. Je suis... Je sens...

SILVANIRE, à Lisandre.

Saluez donc.

ORASIE.

Monsieur a raison de faire peu de cas des provinciales.

LISANDRE.

Je suis si surpris de voir tant de charmes...

ORASIE.

Ma fille n'a point de beauté, mais elle a un coeur digne de sa naissance. Elle se retire dans un couvent et donne tout son bien à son frère pour soutenir l'ancien éclat de notre Maison.

LISANDRE.

Ah, Madame, si vous voulez voir briller votre sang, il faut laisser la belle Hortense dans le monde, et si votre fils fait revivre les exploits de ses aïeux, on parlera encore davantage des conquêtes de votre fille.

ORASIE.

Ma Fille, je vous l'ai bien dit, voila le langage de Paris. Cela est galant, mais cela ne doit guère persuader. Monsieur, tout est réglé entre nous : ma fille aura plus de gloire d'avoir contribué à faire revivre ses aïeux.

HORTENSE.

Ils sont assez connus, parlons d'autre chose.

ORASIE.

Que pourrais-je dire de meilleur ? Je veux que Madame sache les avantages dont notre maison se doit glorifier. Nous allons nous unir, et on ne sait peut-être pas bien ce que nous sommes.

ALCIPPE, à part.

Je suis au désespoir, son entêtement va paraître.

ORASIE.

Nous comptons dans notre maison de sept ou huit sortes de chevaliers, savoir des chevaliers bannerets, de la Table ronde, de l'Étoile, et de l'Ours. C'était jadis l'Ordre de la Noblesse Suisse.   [ 18 Banneret : Ancien titre des seigneurs qui avaient droit de lever bannière, pour composer une compagnie militaire de leurs vassaux. [L]]

MARTON.

Il y a donc beaucoup de gentilshommes Suisses ?

ORASIE.

Assez. J'oubliais l'Ordre du Croissant, dont il y a des Chevaliers dans toutes les branches de notre maison.

MARTON.

Cet Ordre s'étend loin, et l'on ne voit point d'Assemblée sans quelqu'un de ces Chevaliers.

ORASIE.

Nous avons parmi nos ancêtres de grands bouteillers, de grands arbalétriers, des vice-gérents, et des intendants des écuries de Hugues Capet. Enfin nous avons des alliances avec la Pucelle d'Orléans, Mélusine, et les Rois d'Ivetot. Rien n'est plus glorieux, et j'espère que par le moyen des nouvelles tiges que votre sang et le mien feront pousser, on verra bientôt reverdir l'arbre généalogique de notre Maison.   [ 20 Bouteiller : Officier qui a l'intendance du vin de la table d'un prince. [L]]

Marton sort du théâtre.

LISANDRE.

Si l'on doutait de son ancienneté, il suffirait de voir la belle Hortense pour en être convaincu. On lit dans ses yeux la noblesse de son âme. L'on ne peut rien ajouter à l'air majestueux qui paraît dans toute sa personne, et ce n'est pas d'aujourd'hui que sa beauté fait du bruit à Paris.

ORASIE.

On ne peut avoir vu ma Fille, à moins que d'être venu dans la Province.

SILVANIRE.

Mon fils ne peut avoir eu cet avantage. C'est un enfant de Paris, qui n'en a jamais sorti les portes que pour des parties de plaisir.

LISANDRE.

Il ne faut pas sortir de Paris pour savoir que la beauté d'Hortense s'y fait tous les jours des admirateurs. Il y a ici des gens assez heureux pour avoir son portrait.

ORASIE.

Son Portrait ! Que dites-vous ? Je me souviens que mon frère, le Commandeur de la Taillade, me l'avait demandé. Ce commandeur est mort, et je ne sais ce que ce Portrait est devenu.

LISANDRE.

N'en soyez point en peine. Le hasard l'a fait tomber en bonne main, et celui qui a le bonheur de le posséder, estime trop l'original pour n'en pas garder la copie.

SILVANIRE, à Orasie.

Allons dans ma chambre. Je vous aurais plutôt priée d'y entrer, si je n'avais appréhendé d'interrompre vos titres de Noblesse.

SCÈNE V.
Lisandre, Hortense, Lisette.

LISANDRE.

Madame, un moment. Mais mon trouble s'augmente, mon esprit s'embarrasse, mon coeur combat contre ma raison.

HORTENSE, à Lisette.

M'arrêter, me parler, et se taire tout à coup ! Ces manières me paraissent nouvelles.

LISANDRE.

Ah, Ciel ! Faut-il que je sois obligé de me démentir ?

HORTENSE.

D'où peut venir cette agitation ?

LISANDRE.

Peut-on voir tant de mérite et tant de charmes ?

HORTENSE.

Souffrez qu'en interrompant des louanges peu sincères, et que l'on donne ici à toutes les Femmes, je vous dise qu'on sait mieux dans les Provinces ce qui se passe à Paris, que dans Paris même, par le soin qu'on prend d'y mander jusques aux moindres choses ; que nous sommes voisines d'une jeune veuve, qui étant venue ici pour quelques procès, y a fait des amis, dont elle reçoit tous les ordinaires jusqu'aux moindres vaudevilles, et que ces mêmes amis vous ont dépeint dans leurs lettres comme un homme singulier, qui estimant peu tout le sexe, se fait une gloire d'en être aimé.

LISANDRE.

Je n'ai jamais refusé d'estime à ce qui m'a paru en mériter, mais je me suis toujours défendu d'aimer avec un entier abandonnement.

HORTENSE.

Je n'ai aucun intérêt à savoir de quelle manière vous aimez.

LISANDRE.

Mon coeur... Mais, Madame, ne souhaitez vous point d'apprendre en quelles mains votre portait est tombé ?

HORTENSE.

Quand on a beaucoup d'indifférence, on a peu de curiosité.

LISANDRE.

Mais, Madame, il y a certaines conjonctures...

HORTENSE.

Je les veux ignorer pour ne m'embarrasser de rien.

LISANDRE.

Rien ne peut embarrasser un esprit comme le vôtre.

HORTENSE, à Lisette.

Les portraits qu'on fait de Lisandre me paraissent peu ressemblants.

LISANDRE.

Si vous vouliez, Madame...

HORTENSE.

Dans la situation où je suis, la curiosité ne me convient pas.

LISANDRE.

Cependant...

HORTENSE.

Je pourrais apprendre ce que je ne veux pas savoir.

LISANDRE.

Quoi, Madame...

HORTENSE.

Vous me permettrez, s'il vous plaît, d'aller rejoindre la Compagnie.

SCÈNE VI.
Hortense, Lisandre, Pasquin, Lisette.

PASQUIN.

Monsieur.

LISANDRE.

Tais-toi. Ah, Madame, encore un moment.

HORTENSE.

La bienséance ne me permet pas de demeurer plus longtemps ici.

LISANDRE.

Que je vais souffrir sans être plaint !

SCÈNE VII.
Lisandre, Pasquin.

LISANDRE.

Non, jamais destinée ne fut égale à la mienne. Pasquin.

PASQUIN.

Me voilà.

LISANDRE.

Et ce qui fait mon désespoir, c'est que je ne vois pas par où sortir de l'abîme où je me trouve. Pasquin.

PASQUIN.

Me voila, vous dis-je.

LISANDRE.

Que faire dans cette extrémité ? Faut-il que je donne la Comédie au public ? Pasquin, Pasquin, ne veux-tu pas me répondre ?

PASQUIN.

Me voila, Monsieur, je vous l'ai déjà dit deux fois.

LISANDRE.

Ca maraud-là faisait le sourd.

PASQUIN.

Je n'entends que trop bien les injures dont vous m'honorez.

LISANDRE.

Prétends-tu que je passe la journée à t'appeler ? J'ai bien d'autres choses en tête.

PASQUIN.

Je crains qu'elle n'en soit trop remplie.

LISANDRE.

Non, mon coeur est fait pour l'aimer toute ma vie. Écoute donc.

PASQUIN.

J'écoute.

LISANDRE.

Ce coquin-là me fait enrager.

PASQUIN.

J'enrage moi-même.

LISANDRE.

Mais je suis bien en désordre aujourd'hui. Oui, je vois bien que je mourrai de douleur et d'amour !

PASQUIN.

Tant pis, si je ne suis payé auparavant.

LISANDRE.

Et bien, feras-tu ce que je t'ai dit ?

PASQUIN.

Et que m'avez-vous dit ?

LISANDRE.

Je perds patience.

PASQUIN.

Donnez-moi donc le temps d'ouvrir la bouche.

LISANDRE.

Ah Ciel ! Cette perruque me sied-elle bien ?

PASQUIN.

N'en avez-vous pas déjà vu des effets ? À peine l'eûtes-vous mise que deux prudes à longues manches devinrent folles de vous. Après cette épreuve vous pouvez vous en servir hardiment pour une affaire sérieuse. Mais, Monsieur, vous souvient-il que Clarice vous attend ?

LISANDRE.

Va lui dire que je ne saurais la voir aujourd'hui.

PASQUIN.

Vous savez qu'un carrosse doit vous venir prendre pour aller promener seul avec Lucrèce ?

LISANDRE.

Je n'irai point, dût-elle rompre avec moi.

PASQUIN.

Voilà une grande conversion. Fatigué des Provinciales que vous venez de quitter, vous ferez bien de vous reposer. Ce sont d'incommodes animaux, toujours abîmés dans les civilités. Vous avez baisé la vieille ?

LISANDRE.

Ah, Pasquin.

PASQUIN.

Et la jeune aussi.

LISANDRE.

Ne redouble point mon mal.

PASQUIN.

Elle a des défauts, et vous vous en êtes aperçu ?

LISANDRE.

Je n'en saurais entendre parler sans émotion.

PASQUIN.

Elle jase peut-être beaucoup, et ne sait ce qu'elle dit.

LISANDRE.

Que n'a-t-elle dit ce que j'aurais voulu entendre !

PASQUIN.

Je le vois bien, elle n'a dit que des sottises ?

LISANDRE.

Des sottises, Bourreau, des sottises ?

PASQUIN.

Bas.

Que veut dire ceci ?

Haut.

C'est peut-être une précieuse campagnarde.

LISANDRE.

Ah, Pasquin !

PASQUIN.

Qui a diverti la Compagnie par un langage et des contorsions ridicules.

LISANDRE.

Si tu ne te tais.

PASQUIN.

Peut-on se taire quand il s'agit de ces animaux-là ?

LISANDRE, le frappant.

Insolent, voila ce que tu mérites.

PASQUIN.

Et ce que j'attendais pour être éclairci. Rêveur, emporté, ne sachant ce que vous faites, ni ce que vous dites, vous me frappez, moi qui vous rends tous les jours des services chatouilleux. Vous aimez, et le pis que j'y trouve, c'est que vous aimez tout de bon.   [ 21 Chatouilleux : Fig. Qui s'offense aisément, qui se pique aisément. [L]]

LISANDRE.

Et comment veux-tu que je n'aime pas ? La soeur d'Alcippe est la dame du portrait, dont depuis deux ans j'ai l'idée embarrassée.

PASQUIN.

La Dame du Portrait ?

LISANDRE.

Oui, Pasquin, la belle Hortense est la Dame du Portrait.

PASQUIN.

Ah, Monsieur, il y a là-dedans du merveilleux, de l'étoile, de la constellation. Un ancien Moderne a fort bien deviné, lors qu'il a dit :

Et l'amour a son heure aussi bien que la mort.

La vôtre avait sonné il y a longtemps, vous aimiez sans le savoir, sans connaître ce qui vous charmait. Vous le voyez, il ne faut jurer de rien dans la vie. Mais, Monsieur, dites-moi, est-ce pour mariage, ou pour quelque chose d'approchant ?

LISANDRE.

Oses-tu me tenir ce langage ?

PASQUIN.

Vos amours sont si équivoques, que l'on ne sait quel sens leur donner.

LISANDRE.

Je ne dois plus différer à découvrir tout ce que je sens à la belle Hortense. L'aveu sera un peu précipité, mais il est nécessaire, puisqu'il pourra arrêter la donation de son bien, et sa retraite dans le Couvent, et dans la suite empêcher peut-être l'une et l'autre, si je puis trouver le secret de m'en faire aimer. Allons donc chercher les moyens de lui faire pressentir tout mon amour d'une manière qui l'empêche d'en douter.

SCÈNE VIII.

PASQUIN.

La plaie est profonde, et l'amour bien violent, lorsqu'on ne peut demeurer en place. Quand les coeurs sont si remplis d'amour, il faut des remèdes bien spécifiques pour guérir de pareilles réplétions.

SCÈNE IX.
Pasquin, Marton.

PASQUIN.

Ah, Marton, il y a bien des nouvelles. Devine tout ce que tu te peux imaginer de plus surprenant.

MARTON.

Quoi ? Une femme volontairement muette ?

PASQUIN.

Non.

MARTON.

Un peintre de femmes qui ne les flatte point ?

PASQUIN.

Non.

MARTON.

Un jeune abbé sans coquetterie ?

PASQUIN.

Non.

MARTON.

Une bataille gagnée par nos ennemis ?

PASQUIN.

Non, non, non.

MARTON.

Je m'y rends.

PASQUIN.

Mon maître aime matrimonialement.

MARTON.

Tu te moques, c'est superficiellement.

PASQUIN.

Non, ce n'est point en petit maître, c'est en homme sage, en amant bien féru, en épouseur enfin, et c'est la dame du portrait.

MARTON.

La dame du portrait ? Par quelle aventure ? Où l'a-t-il trouvée ?

PASQUIN.

Icy.

MARTON.

Ici ?

PASQUIN.

Ici, et c'est Hortense, soeur d'Alcippe.

MARTON.

La soeur d'Alcippe ! L'aventure est surprenante.

PASQUIN.

Pour connaître si son amour était de bon aloi, j'ai dit du mal d'Hortense ; il n'a pu le souffrir, et les coups qu'il m'a donnés m'ont appris ce que je voulais savoir.

MARTON.

L'expédient est admirable.

PASQUIN.

Oui, mais je ne m'en servirai pas souvent. Le voici.

SCÈNE X.
Lisandre, Pasquin, Marton.

LISANDRE.

Moins j'ai sujet d'espérer, plus je sens croître mon amour. Ah, Ciel !

PASQUIN.

Vois son agitation.

LISANDRE.

Ah juste Ciel !

MARTON.

Ces transports marquent une fièvre d'amour.

LISANDRE.

Il n'y a que la mort qui puisse guérir mes maux.

PASQUIN.

Il entre dans les convulsions.

LISANDRE, à Pasquin.

Quoi, je te retrouve encore ici ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur.

LISANDRE.

Comment, oui ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur.

LISANDRE.

Diras-tu toujours oui ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur.

LISANDRE.

Te souvient-il de ce que je t'ai dit ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur. Vous m'avez parlé de cent choses à la fois, et vous êtes rentré sans me rien dire.

LISANDRE.

Maraud.

MARTON.

Il a raison. Quand on dit tant de choses à la fois, on ne dit rien.

LISANDRE.

Et qui peut en l'état où je suis avoir la raison assez libre pour savoir ce qu'il dit ? Va m'attendre dans ma garde-robe.

PASQUIN.

Prendrai-je des eaux pour le teint, si on en apporte de nouvelles ?

LISANDRE.

Sans doute.

SCÈNE XI.
Lisandre, Marton.

MARTON.

Vous voulez plaire, Monsieur, c'est-à-dire que vous avez dessein de tromper.

LISANDRE.

Ah, Marton, ma pauvre Marton, ma chère Marton.

MARTON.

Est-ce à moi que vous parlez, et croyez-vous encore me prendre d'emblée ?

LISANDRE.

Non, Marton, mais j'ai besoin de toi.

MARTON.

De moi ?

LISANDRE.

Je suis le plus amoureux de tous les hommes.

MARTON.

Et l'homme du monde qui mérite le moins d'être plaint.

LISANDRE.

Ah, Marton, Marton, les choses ont bien changé. Je sens des mouvements qui ne me sont point connus. J'ai du respect, j'ai de l'estime pour la Beauté qui m'enchante. J'ai honte d'avoir soupiré pour d'autres. J'en aimais cent à la fois, et je sens dans ce moment que mon coeur suffit à peine pour en aimer une.

MARTON.

Voila le beau sexe à demi-vengé. Je ne crois pas que vous puissiez vous saisir d'abord du corps de la place.

LISANDRE.

Ne raille point.

MARTON.

Il faudra enfin que vous parliez en épouseur, mais je crains que ce ne soit inutilement.

LISANDRE.

Ne m'insulte point.

MARTON.

On devait plutôt voir les fleuves remonter vers leur source, que de vous entendre parler de mariage.

LISANDRE.

Ne cherche point à me désespérer.

MARTON.

Oh, Monsieur, laissez-moi rire, s'il vous plaît. Ah, ah, ah.

LISANDRE.

Tu cherches à chagriner les gens.

MARTON.

Peut-on s'empêcher de rire en vous voyant devenir la dupe de vous-même, après tout ce que vous m'avez dit ? Ah, ah, ah.

LISANDRE.

Et bien, ris-donc, mais ris vite, et ne ris pas toujours.

MARTON.

Je ris aussi. Hi, hi, hi. Il faudra que votre fierté s'humilie, et que vous fassiez l'amant transi.

LISANDRE.

Que tu es femme !

MARTON.

Nous verrons si vous soupirez de bonne grêce. Hi, hi, hi.

LISANDRE.

Rentreras-tu bientôt dans ton bon sens ?

MARTON.

Je ne rirai plus, mais mon sérieux vous plaira encore moins. Nous avions résolu Pasquin, votre mère, et moi, de travailler à vous rendre honnête homme, en cherchant à vous faire donner dans le mariage. Vous y donnez, mais mal, et gâtez tous nos projets et toutes vos affaires. Pensez-vous que la mère d'Hortense, qui ne cherche que les avantages de son fils pour soutenir sa chimérique grandeur, consente à votre mariage qui ôterait à son fils le bien que sa soeur lui donne, et si cette donation n'avait plus de lieu, croyez-vous que votre mère voulut que votre soeur épousât Alcippe avec moins de bien ?

LISANDRE.

J'avoue que ces obstacles paraissent invincibles, mais rien n'est impossible à l'amour.

MARTON.

L'amour fait quelquefois de ces sortes de miracles, mais c'est pour des amants en meilleure intelligence que vous n'êtes. Il faut du temps pour assiéger et prendre le coeur d'Hortense. Cependant elle signera dès aujourd'hui la donation de son bien, et vous n'emporterez peut-être pas en six mois un coeur aussi neuf que le sien.

LISANDRE.

Tout cela peut arriver, mais la donation signée, je puis toucher cette charmante personne et l'empêcher d'entrer dans un couvent.

MARTON.

Mais où prendrez-vous du bien ? Vous avez mangé tout le vôtre, Hortense aura donné tout le sien.

LISANDRE.

Veux-tu me réduire au désepoir ?

MARTON.

J'avais résolu de bien rire à vos dépens, mais l'état où je vous vois commence à me faire pitié.

LISANDRE.

Les obstacles sont insurmontables, je le vois, mais un amant ne renonce jamais à l'espérance, qu'il n'ait tout mis en usage pour se rendre heureux, et c'est ce que je vais faire.

MARTON.

Vous avez un grand rôle à soutenir.

LISANDRE.

L'amour a fait d'aussi grands miracles.

MARTON.

Nous allons voir. Celui-ci est des plus difficiles, et l'amour sera bien habile, s'il en peut venir à bout.

ACTE III

SCÈNE I.
Alcippe, Henriette.

ALCIPPE.

Non, Madame, non, je n'en puis douter. Votre frère soupire pour ma soeur. Il s'est approché d'elle d'un air inquiet et tremblant. Ses regards timides et pleins de feu ont parlé les premiers. Ses soupirs ont confirmé leur langage. Il a prononcé quelques mots d'un ton mal assuré, mais si bas que je n'ai pu les entendre qu'à demi. La rougeur a paru d'abord sur le visage d'Hortense. Votre frère a rougi de même, et leur émotion allait tout découvrir, lors qu'ils se sont séparés, pour cacher leur trouble que je n'ai que trop remarqué.

HENRIETTE.

Ce que vous dites ne me persuade que trop. Votre soeur a des charmes, elle a de l'esprit, et mon frère est prompt à s'enflammer.

ALCIPPE.

De quelque manière qu'il aime ma soeur, sa passion ne peut que m'offenser, et nuire à la nôtre. Ainsi soit qu'il aime d'une ardeur sincère, ou d'un feu passager, son amour nous sera toujours fatal.

HENRIETTE.

Je le vois, je le sens, et j'ai les mêmes inquiétudes.

ALCIPPE.

Cet amour me peut faire perdre le bien que ma soeur me doit laisser.

HENRIETTE.

Ce n'est pas ce qui m'inquiète, mais nos mères n'entrent point dans nos sentiments. Elles n'aiment pas, et n'ont que l'intérêt en vue. Mais j'aperçois la vôtre.

SCENE II.
Orasie, Henriette, Hortense, Alcippe, Lisette.

ORASIE.

J'aime à voir deux amants ensemble sur le point d'être unis, et j'en tire un bon augure pour la suite.

ALCIPPE.

Vous m'avez engagé dans de si beaux liens, que je ne me lasserai jamais de les porter.

ORASIE, à Alcippe.

Laissez-nous, je veux entretenir votre soeur.

SCENE III.
Orasie, Hortense, Lisette.

ORASIE.

C'est en vain que vous prétendez me déguiser votre chagrin ; il paraît trop depuis notre arrivée. Il faut que Paris ait bien peu de charmes pour vous, ou qu'il en ait que vous ayez peine à quitter.

HORTENSE.

Moi, Madame, moi ?

ORASIE.

Je ne vous ai point forcée à prendre le parti que vous avez bien voulu embrasser.

LISETTE, à part.

Quand les mères souhaitent, les filles font souvent voir une volonté peu volontaire.

ORASIE.

L'amour que vous avez pour votre maison vous a fait donner à votre frère de quoi marcher sur les traces de ses aïeux. S'il se distingue, la Gazette parlera de lui. Que cela vous doit causer de joie !

LISETTE, à part.

On n'en prend guère quand elle coûte si cher.

ORASIE.

Que dis-tu, Lisette ?

LISETTE.

Je dis que si j'avais un frère, je ne renoncerais pas au monde, pour le faire mettre dans la Gazette.

ORASIE.

Ma fille se plaint-elle, et serait-elle moins généreuse que les sept filles de Mirame, qui ont toutes pris le parti du Couvent, pour faire leur frère Colonel ?

LISETTE.

Leur retraite n'a mis qu'un Colonel dans leur famille, et si elles en avaient épousé chacune un, il y en aurait eu sept.

ORASIE.

Ce raisonnement me fait voir que tes conseils pourraient bien être cause du chagrin de ma fille.

HORTENSE.

Non, Madame, non, et si vous aimez mon repos, vous me mettrez bientôt en état de vous faire voir que je n'ai point changé de sentiment.

ORASIE.

Que vous allez être heureuse, ma fille, et que j'aie de joie d'apprendre que Paris n'a rien d'assez touchant pour mettre obstacle au bonheur dont vous allez jouir !

HORTENSE.

Soupirant à demi bas.

Hélas !

ORASIE.

Vous avez du chagrin, vous dis-je.

HORTENSE.

Il me prend souvent des mélancolies qui ne viennent que de mon tempérament.

ORASIE.

Il y a plus que du tempérament dans ce qui me paraît, et j'en veux savoir la cause.

HORTENSE.

Je vous demande en grâce de ne me point presser là dessus.

ORASIE.

Et je vous prie, moi, de m'obéir quand je vous l'ordonne.

HORTENSE.

Puisque vous le souhaitez absolument...

ORASIE.

Je crains d'apprendre quelque chose qui me chagrine. Et bien, parlerez-vous ?

HORTENSE, à part.

Que lui dirai-je ?

ORASIE.

Ce silence me fait soupçonner bien des choses.

HORTENSE.

Il faut vous avouer la vérité.

LISETTE, à part.

Voila une vérité qui cherche à mentir.

HORTENSE.

Il faudrait qu'après toutes les bontés que vous avez eues pour moi, j'eusse peu de naturel et de reconnaissance, si sur le point de vous quitter, je ne sentais pas tous les mouvements que la tendresse inspire en de pareilles occasions.

ORASIE.

Votre bon naturel me comble de joie, et je ne pourrais me résoudre à notre séparation, si elle ne vous était avantageuse. On trouve si peu d'hommes raisonnables, que je craindrais de me tromper, en vous choisissant un époux.

HORTENSE.

Cette crainte n'a point de part à ma retraite. Tous les hommes ne se ressemblent pas, et quand on n'est point la dupe de ses yeux, et que la raison choisit, on peut faire un bon choix.

ORASIE.

Les hommes sont bien trompeurs, et il est malaisé de les connaître quand ils ont résolu de se déguiser. Combien le frère de votre futur Belle-soeur a-t-il trompé de Femmes avec un air et des manières agréables ! Cependant c'est un homme qui n'a nulle estime pour le sexe, sans conduite, déréglé dans ses moeurs, et qui rendrait une femme malheureuse.

HORTENSE.

Il est jeune, il peut changer. Il ne serait pas le premier que l'âge a rendu raisonnable.

ORASIE.

Il faudrait être bien entêtée pour s'y fier.

HORTENSE.

Ne parlons point des hommes, puisque j'ai résolu de les fuur tous. Vous pouvez, Madame, me donner moyen de n'en voir aucun, en me permettant d'entrer au couvent, sitôt que j'aurai signé la donation que je dois faire. Si je demeure plus longtemps ici, je serai exposée dans les Assemblées qui se feront, aux fades douceurs de cent importuns, qui par conversation, font, dit-on, tous les jours, cent déclarations d'amour.

ORASIE.

Je voudrais pouvoir vous accorder ce que vous me demandez, mais cela marquerait trop de mépris pour la famille où nous entrons. Je vais songer à cent choses nécessaires pour sortir d'affaire entièrement. Cela finira dans trois ou quatre jours, et vous irez ensuite jouir de la tranquillité qu'on ne trouve point dans le monde.

SCÈNE IV.
Hortense, Lisette.

LISETTE.

Voila une bonne mère, elle veut que vous dansiez à la noce, mais elle ne vous laissera pas écouter les compliments du lendemain.

HORTENSE.

Je voudrais déjà être hors d'ici.

LISETTE.

Jargon que tout cela. Avouez la vérité ; vous ne savez pas bien ce que vous voulez.

HORTENSE.

Ah, Lisette, Lisette.

LISETTE.

Ah, Madame, Madame, votre coeur est plus malade que vous ne pensez. Vous ne pressez votre départ pour le Couvent, que parce que vous ne voulez point partir. Le dépit vous le fait souhaiter, et l'amour vous le fait craindre.

HORTENSE.

Garde-toi de rien deviner.

LISETTE.

Vous deviez me le défendre plutôt. J'ai connu d'abord que votre tendresse pour votre mère n'était pas une tendresse bien tendre, et le dépit vous ayant pris lors qu'elle a parlé contre Lisandre, vous avez eu recours au Couvent. Vous l'aimez ?

HORTENSE.

Lisandre ? Moi, j'aimerais Lisandre, l'ennemi de tout mon sexe, un présomptueux, qui n'a d'attachement que par rapport à ses plaisirs, qui n'a rien de solide, et qui n'est constant que dans son inconstance ?

LISETTE.

Vous savez trop bien ses défauts, pour ne pas connaître ses vertus. Vous l'aimez, vous dis-je.

HORTENSE.

Et que me servirait de l'aimer ? Notre amour trouverait cent obstacles, qui rendraient notre union impossible.

LISETTE.

Bon, impossible. Et qui peut empêcher ce que veulent les femmes et l'amour ?

HORTENSE.

Ne vois-tu pas que ma mère, dans l'entêtement qu'elle a d'enrichir mon frère pour élever sa maison, serait au désespoir si je lui manquais de parole ?

LISETTE.

Le temps raccommode tout.

HORTENSE.

Elle me refuserait son consentement.

LISETTE.

Vous passerez par dessus cette formalité. Les choses défendues ont plus de goût que les autres.

HORTENSE.

Pour se venger de moi, elle donnerait tout son bien à mon frère. Elle ferait pis, Lisette, elle se remarierait.

LISETTE.

Cela se peut. Quand les vieilles trouvent un bon prétexte, elles ne manquent jamais de faire le saut ; mais Lisandre vous consolerait de tout.

HORTENSE.

Oui, Lisandre, bonne ressource. Lisandre a fait une grande brèche à son bien ; il a fort endommagé celui de ses amis ; il n'a pas épargné celui des marchands ; il n'a rien, que ferions-nous ?

LISETTE.

Voulez-vous que je vous parle net ? Toutes ces difficultés me paraissent insurmontables.

HORTENSE.

Je ne le sais que trop, mais ne trouves-tu pas que Lisandre a de quoi plaire ; qu'il est bien pris dans sa taille ; qu'il a l'air noble, aisé, engageant ? Ah, Lisette, ne m'en parle point.

LISETTE.

C'est justement me demander que je vous en parle.

HORTENSE.

Non, je vois bien qu'il ne peut être à moi. Je veux... Oui, je veux l'oublier.

LISETTE.

Vous ne l'oublierez point, tant que vous en parlerez.

HORTENSE.

Informe-toi de Pasquin, s'il est tel qu'on le dépeint. Il peut avoir des envieux. Tâche de savoir l'état de ses affaires, et n'oublie pas à demander des nouvelles de son coeur. Que dis-je ? Fortifie-moi plutôt dans le dessein que j'ai de le mépriser. Dis-moi sans cesse... ou plutôt ne me parle point de lui. Mais je le vois. Lisette, ne m'abandonne pas. Je serais au désespoir qu'il connût ma faiblesse, tu m'aideras à la cacher.

SCÈNE V.
Lisandre, Hortense, Lisette.

LISANDRE.

Madame... mais que vois-je ? Cet air indifférent me fait connaître que vous êtes peu sensible à ma passion. Cependant je m'étais toujours fait une gloire de conserver en aimant la meilleure partie de mon coeur. Vos yeux ont su me le ravir tout entier, et ne me laissent pas seulement le désir de briser mes fers. Je ne suis plus maître de garder un caractère qui m'était cher, puisqu'il me faisait aimer avec tranquillité. Vous me la ravissez, cette heureuse tranquillité, que je ne perds qu'avec peine, et que pourtant je veux perdre.

HORTENSE.

Il ne tiendra pas à moi que vous ne la conserviez.

LISANDRE.

Je le vois. Vous me voulez accabler par votre indifférence.

HORTENSE, bas à Lisette.

Quelle indifférence !

LISANDRE.

Pourquoi paraître ici avec tant d'attraits et de mérite, si vous ne vouliez pas être aimée ? Il n'est point de mortel qui après vous avoir vue, ne mette aussitôt la raison du parti de son amour.

HORTENSE.

Mille raisons me doivent empêcher de vous répondre, et je risquerais trop en épousant l'ennemi de mon sexe.

LISANDRE.

Ah, Madame, qui sait mieux que moi, que votre sexe fait la plus belle moitié du monde, qu'il est l'admiration de l'Univers, le charme des coeurs, et les délices des yeux, que les hommes consument leur jeunesse à se faire un esprit que les femmes ont en naissant ; que leur goût nous sert de règle, que la vraie politesse se trouve chez elles ; que la délicatesse y règne, et que nous apprenons le chemin de la gloire, quand pour mériter leur amour, nous marchons sur les traces des héros ?

HORTENSE, à Lisette.

Ah, Lisette ! S'il était bien persuadé de ce qu'il vient de dire.

LISANDRE.

Ah, Madame, l'entretien de Lisette vous plaît plus que le mien, et vous avez fait peu d'attention sur ce que je vous ai dit ?

HORTENSE.

Les louanges que vous donnez à mon Sexe* ne suffisent pas pour gagner l'esprit de ma mère. Comme elle s'est flattée que je laisserais tout mon bien à mon frère, pourrait-elle, sans se plaindre, me voir changer de résolution ?

LISANDRE.

Si vous pouviez connaître...

HORTENSE.

Il est inutile de répliquer à ce qui n'a point de remède. Tout ce que nous dirions serait superflu. Je rejoins votre mère et la mienne.

LISANDRE.

Mon amour ne doit pas être regardé comme un amour naissant et passager. Votre seul portrait depuis plus d'une année, a plus fait d'impression sur mon coeur, que cent objets d'une beauté reconnue.

HORTENSE.

Adieu, Lisandre, je ne dois plus vous écouter. Allons, Lisette.

LISETTE.

Si vous n'allez pas plus vite, vous n'arriverez de longtemps au couvent.

HORTENSE, à Lisette.

Quand on ne sait ce qu'on veut, peut-on savoir ce qu'on fait ?

LISANDRE.

Et quoi ? Vous me quittez si cruellement ? Si l'Ingrate sentait pour moi tout ce que je sens pour elle, elle trouverait autant de raisons pour justifier son amour, qu'elle en trouve pour justifier ses refus.

SCÈNE VI.
Lisandre, Marton.

LISANDRE.

Ah, ma pauvre Marton, mes affaires reculent au lieu d'avancer, et je suis le plus malheureux de tous les mortels. Hortense me traite avec la dernière rigueur.

MARTON.

Souffrez, Monsieur, que je vous en félicite.

LISANDRE.

Comment ? Me féliciter d'une indifférence si cruelle qu'elle va jusqu'au mépris ?

MARTON.

Jusqu'au mépris ! Je dois redoubler mes compliments. Que vous allez avoir de gloire et de plaisir !

LISANDRE.

As-tu perdu le sens ? Il ne m'est pas seulement permis d'espérer.

MARTON.

Tant mieux, Monsieur, tant mieux.

LISANDRE.

Comment tant mieux ? Rien n'approche des maux dont mon coeur est déchiré.

MARTON.

Que vous avez lieu d'être content ! Allégresse, Monsieur, allégresse.

LISANDRE.

Puis-je être content lorsque tout s'oppose à mon bonheur ?

MARTON.

Et c'est ce qui va le rendre plus parfait. Que vous êtes heureux, Monsieur, que vous êtes heureux !

LISANDRE.

Que veux-tu dire heureux ? Prends-tu plaisir à me désespérer ?

MARTON.

Non, Monsieur, je sais ce que je dis. N'est on pas heureux quand on est au comble de ses souhaits ?

LISANDRE.

Sans doute.

MARTON.

Vous y voilà, Monsieur, vos souhaits sont accomplis. Vous cherchiez un coeur qui se défendît, le voilà trouvé. Hortense ne vous donnera point de rendez-vous, et vous ne la confondrez point avec toutes celles qui veulent que vous les aimiez.

LISANDRE.

Ne crois pas...

MARTON.

Vous étiez un malheureux mortel qui n'avait pas le temps de former des souhaits. Vous avez à présent le champ libre, et vous pouvez souhaiter à loisir.

LISANDRE.

N'aigris point ma douleur.

MARTON.

Vous regardiez avec mépris un bonheur tout uni, et vous étiez au désespoir d'entrer de plein-pied dans un coeur. Vous allez être content. Hortense vous a attendu, mais vous attendrez peut-être longtemps après elle.

LISANDRE.

Mon aventure est des plus surprenantes.

MARTON.

Vous le voyez, l'heure a sonné pour vous, mais ce n'est pas l'heure du Berger ; c'est l'heure des soins et des soupirs. Il vous en coûtera dont l'intérêt sera mal payé.

LISANDRE.

Ah, Marton !

MARTON.

Ah, Monsieur, vous connaissiez mal le Sexe quand vous avez cru que toutes les femmes étaient formées sur le modèle des Coquettes.   [ 22 Sexe doit être compris comme les femmes ou la gente féminine en général.]

LISANDRE.

J'ai tort, je l'avoue.

MARTON.

Cet aveu ne suffit pas, il faut que les Dames soient vengées, non seulement de toutes vos médisances, mais aussi de vo tre peu d'attachement pour les plus parfaites. Il faut que votre repentir éclate. Il faut que vous aimiez longtemps, et peut-être éternellement sans être aimé, et je ne sais pas même si pour faire un grand exemple, l'amour ne voudra point que vous soyez du nombre des amants qu'une passion mal reçue a fait partir pour l'autre monde.

LISANDRE.

Si tout mon sang pouvait mériter l'estime d'Hortense.

MARTON.

Voilà le ton que vous devez prendre pour vous raccommoder avec le sexe.

LISANDRE.

Oui, je mourrais content, si j'étais sûr que la belle Hortense donnât quelques larmes à ma mort.

MARTON.

Vous commencez à me faire pitié.

LISANDRE.

Fais donc quelque chose pour moi.

MARTON.

Comptez que je voudrais vous servir. Après tout les femmes sont d'une bonne pâte, elles ne sauraient voir souffrir personne.

LISANDRE.

Enfin, Marton, je me repose sur toi. Fais en sorte de pressentir dans quels sentiments serait ma mère, si elle savait mon amour, mais ne lui dis pas sitôt le nom de la Beauté qui le cause. Tâche de pénétrer dans le coeur d'Hortense pour savoir ce qui s'y passe. Écoute tout, examine tout, ne laisse échapper aucune occasion de me servir, et si tu en viens à bout, je te rendrai si heureuse, si heureuse... Ne m'abandonne pas, me le promets-tu ? Ne m'oublieras-tu point ? Te serviras-tu de tout ton esprit, de toute ton adresse pour sauver la vie du plus malheureux de tous les amants ?

MARTON.

Quel torrent de paroles, et que les amants en disent d'inutiles ! On gâterait bien des affaires si pour les servir on se donna0it des mouvements aussi empressés que leur amour. Vous allez voir si nous avons de l'esprit. Je prends sur mon compte Hortense et votre mère, et si d'abord je ne vous les rends pas favorables, j'exciterai de si grands troubles dans leur coeur, qu'elles seront dans peu contraintes de capituler. Je prouverai ensuite à Hortense que vous n'aimez ni la table, ni le jeu, et que vous n'êtes point de ces héros nocturnes, qui disputent le haut du pavé aux Archers du Guet. Je lui ferai voir que n'ayant soupiré que pour des Coquettes que vous estimez peu,

Pasquin paraît.

vous ne quitterez point pour vous marier, de ces Maîtresses que l'on reprend après quelques jours de mariage. Je n'oublierai point à parler de votre esprit, Hortense m'écoutera ; elle réfléchira sur tout ce que je lui dirai, l'amour s'en mêlera, la raison parlera plus bas, et l'hymen pour nous réjouir sera suivi de cent épithalames.   [ 23 Épithalame : Petit poème pour célébrer un mariage ; genre qui nous vient de l'antiquité, où il était particulièrement usité.]

LISANDRE.

Ah, Marton, ma chère Marton, je te devrai tout le bonheur de ma vie. Va vite exécuter tout ce que tu as projeté. Ne tarde point, cours, et reviens m'en dire des nouvelles.

MARTON.

Si je puis aller aussi vite que vos souhaits, vous serez bientôt satisfait.

SCÈNE VII.
Lisandre, Pasquin.

PASQUIN.

Il faut l'avouer, les femmes sont habiles en tout. À quinze ans une fille est faite, et souvent à trente un homme n'est qu'un sot. L'esprit leur vient avant la raison, et quand leurs frères sont encore à l'alphabet, elles régentent dans les ruelles.   [ 24 Ruelle : Fig. Ruelle du lit, ou, simplement, la ruelle, espace laissé entre le lit et la muraille. [L]]

LISANDRE.

Les Femmes sont donc bien dans ton esprit ?

PASQUIN.

Depuis que vous les estimez, il m'a pris envie de les estimer aussi. Les femmes sont les délices de la vie, la joie de la table, le soleil des ruelles, la lune des voyageurs nocturnes, la boussole des marins, et la ressource des officiers ruinés. Sur leurs simples recommandations on donne des agréments de charges, des audiences, des emplois, des arrêts, et des licences en Droit. Elles font les académiciens, les orateurs ont besoin de leur cabale. La plupart des traitants leur doivent toute leur fortune. Elles font partout la pluie et le beau temps,

Elles donnent l'esprit, le mérite, le bien,

Tout se fait par le sexe, et sans le sexe, rien.

LISANDRE.

Tu viens de voir que Marton prend mon parti. Que feras-tu pendant qu'elle agira pour moi ?

PASQUIN.

Rien, Monsieur.

LISANDRE.

Comment rien ?

PASQUIN.

Non, Monsieur, puisque Marton fera tout.

LISANDRE.

Je n'aurai pas trop de ton secours et du sien. L'excès de mon amour me cause une espèce de léthargie qui me rend tout stupide. Ah, Pasquin, quel changement, lors qu'on aime de bonne foi ! Quand je n'avais affaire qu'à des coquettes, et que le plaisir était le seul but de ma passion, je faisais, sans m'embarrasser, vingt déclarations par jour, et cent faux serments, avec l'air le plus assuré ; et depuis que j'aime Hortense, je n'ose qu'en tremblant découvrir la vérité.

PASQUIN.

Je vois que vous avez besoin de mes conseils et de mon secours. Je ne vous dis point ce que je ferai, mais vous en apprendrez des nouvelles.

LISANDRE.

Il faut que nous gagnions la mère et la fille.

PASQUIN.

L'une après l'autre, s'il vous plaît, gagnons la fille.

LISANDRE.

Oui, mais c'est pour le mariage, ayons la mère. Sans la mère nous ne tenons rien.

PASQUIN.

Est-ce que vous voulez aussi épouser la mère ? Si je l'épousais, moi, vos affaires iraient plus vite ?

LISANDRE.

Ne plaisante point.

PASQUIN.

Parlons donc sérieusement. Aimez-vous Hortense à la vie et à la mort ?

LISANDRE.

Oui, Pasquin, je te le jure.

PASQUIN.

Quoi, sans elle la vie ne vous serait rien ?

LISANDRE.

Non, Pasquin, je ne saurais vivre sans elle.

PASQUIN.

Et si vous la perdiez, vous seriez homme, là, à ne pas craindre la mort ? Vous chancelez, Monsieur, vous n'êtes pas homme d'exécution.

LISANDRE.

Non, te dis-je, je suis résolu de mourir, ou d'emporter le coeur d'Hortense.

PASQUIN.

Allez, Monsieur, vous aimez, et vous aimez pour la première fois de votre vie. On ne fait jamais que dans une première passion la sottise de se vouloir tuer.

LISANDRE.

Je voudrais faire encore davantage pour l'incomparable Hortense. Je regarde tous mes autres engagements comme des méprises d'un coeur qui la cherchait dans toutes les autres beautés.

PASQUIN.

La voila trouvée autant vaut. Elle est Fille, elle est belle. Sa Mere la sacrifie. Si vous sçavez bien vous y prendre, elle est à vous. Feignez seulement de vouloir vous tuer pour elle.

LISANDRE.

Si la feinte ne peut réussir, je ne répons pas de ne point passer aux effets.

PASQUIN.

Si vous vous tuez pour Hortense, il est certain qu'elle vous aimera. Une fille nourrie en Province ne doit pas être insensible à une pareille déclaration d'amour. Cependant un amant mort n'est pas longtemps préféré. Vivez, mais si vous trouvez Hortense opposée à votre amour, abandonnez-vous au désespoir. Dites-lui qu'elle se plaît à vous voir souffrir, que c'est une cruelle, une tigresse qu'un pur amour ne saurait toucher, jetez vos gants, enfoncez votre chapeau, frappez du pied contre terre. Que l'amour et la mort aient plus de part dans vos discours que la raison. Entrecoupez vos paroles de sanglots, et faites le possédé comme un financier qui trouve sa maîtresse en faute.

Pasquin revient après avoir fait deux ou trois pas.

Non, vous n'en viendrez jamais à bout. Vous n'êtes point accoutumé à mourir pour vos maîtresses ; vous n'aurez jamais la patience d'essuyer de longs refus. Vous reprendrez vos airs méprisants, et vous gâterez tout.

LISANDRE.

Ne crains rien.

PASQUIN.

Si tous vos empressements sont sans effet, allez jusqu'à l'évanouissement. C'est une pierre de touche merveilleuse pour éprouver l'amour. Souffrez jusques au seau d'eau en homme tout-à-fait mort, pour faire voir que rien ne peut noyer votre amour. Enfin en évanoui bien sensé, soyez sourd à toutes les voix qui vous appelleront. Que celle d'Hortense vous fasse seule entrouvrir les yeux, et dites-lui du ton d'un homme de l'autre monde, que sa voix vous a fait revenir des portes du trépas. Si vous remarquez que vous soyez ressuscité trop tôt, redevenez mort, et selon que vous le jugerez à propos, soyez dans la suite, sage, emporté, doux, mort ou vivant. Il ne s'agit que d'être bon comédien. Par là les plus fins sont dupés, et les plus belles en tiennent.

LISANDRE.

C'est assez, je n'oublierai rien, mais songe à ce que tu me promets.

SCÈNE VIII.

PASQUIN.

S'il réussit, mes avis seront récompensés. Ceci prend un bon chemin. La folie des maîtres doit être utile aux valets, et quand nous nous engageons avec un jeune homme, nous devons moins compter sur nos gages, que sur ce que ses plaisirs et ses amours nous rapportent. C'est dans ces occasions que nos services sont payés comptant. C'est par là qu'un maître-valet gagne de quoi acheter une noblesse, qui sert d'époussette à toutes les ordures de sa vie. Nombre de mes camarades sont déjà bien époussetez. Travaillons à gagner de quoi nous décrotter comme eux. Les désordres des maîtres ne doivent pas moins contribuer à l'établissement des valets, que la ruine des grandes maisons à la fortune des intendants. Allons mettre à profit nos maximes et nos lumières.

ACTE IV

SCÈNE I.
Orasie, Alcippe.

ORASIE.

Quoi ! Vous croyez que Lisandre aime votre soeur. Que m'apprenez-vous ?

ALCIPPE.

Je ne le sais que trop.

ORASIE.

Il ne se peut vanter d'être aimé, puis qu'Hortense voulait entrer dans un couvent dés aujourd'hui.

ALCIPPE.

Cette retraite fait voir que Lisandre ne lui est pas indifférent. Elle ne trouve que ce remède pour empêcher le progrès d'un feu puissant. Elle craint Lisandre, elle cherche à le fuir, elle l'aime.

ORASIE.

Ah ! Mon fils, encore une fois, que m'apprenez-vous ?

ALCIPPE.

Vous craignez que je ne perde le bien qu'elle a résolu de me donner, et ce n'est pas ce qui fait ma peine. J'aime ma soeur, elle se sacrifie pour moi, elle est généreuse, elle veut partir, elle dévore son amour, j'en suis cause, j'endure tout ce que je lui fais souffrir, le chagrin m'accable, je ressens tout ce que cet amour va causer d'inquiétude à la belle Henriette, je crains de la perdre. Peut-on sentir plus de maux à la fois ?

ORASIE.

Il faut trouver le moyen de les adoucir. Je veux parler à votre soeur.

ALCIPPE.

Ah, Madame, vous allez les augmenter si vous la chagrinez.

ORASIE.

Soyez en repos là-dessus.

ALCIPPE.

La voici. Je me retire, son embarras me ferait trop de peine.

SCÈNE II.
Orasie, Hortense, Lisette.

ORASIE.

Venez, ma Fille, venez apprendre une nouvelle qui doit vous réjouir. J'ai pesé vos raisons, je consens que vous entriez dès aujourd'hui dans un couvent, je ne veux plus vous contraindre.

HORTENSE.

Quand il s'agit de vous obéir, je ne me fais aucune violence.

ORASIE.

Pour reconnaître cette soumission, je vous accorde ce que vous m'avez demandé. Vous étiez tantôt prête de quitter le monde. Ainsi rien ne doit vous arrêter.

HORTENSE.

Vos bontés, Madame, me font souhaiter de demeurer encore quelques jours auprès de vous. Ce n'est pas trop pour vous bien marquer ma reconnaissance.

ORASIE.

S'il arrivait que vous prissiez quelque attachement, vous m'imputeriez les maux qu'il pourrait vous causer.

HORTENSE.

Vous ne devez rien craindre là-dessus, je suis preste à suivre mon devoir.

ORASIE.

Pour le suivre, il faut entrer tout à l'heure dans un couvent, puisque c'est le parti où vous êtes résolue.

HORTENSE.

Ah, Ciel !

ORASIE.

D'où vient cette répugnance pour ce que vous souhaitiez si ardemment ?

HORTENSE.

Madame...

ORASIE.

Et bien ?

HORTENSE.

Mon frère me prie de ne le pas quitter si tôt. Je l'aime, et je suis bien aise d'avoir pour lui cette complaisance.

ORASIE.

Votre frère ?

HORTENSE.

Oui, Madame.

ORASIE.

J'aurai soin d'empêcher qu'il ne se plaigne.

HORTENSE.

Il ne veut pas que vous sachiez la prière qu'il m'a faite.

ORASIE.

Je sais tout ce que je dois savoir là-dessus.

HORTENSE.

Mais que croira-t-on quand on saura que vous précipitez ma retraite, que vous ne vouliez pas qui se fît si tôt ?

ORASIE.

Et que peut-on croire ?

HORTENSE.

Que sais-je ? Le monde est si médisant.

ORASIE.

Vous avez raison, la médisance commence à parler. Il faut empêcher qu'elle ne continue.

HORTENSE.

Quoi, Madame, on parle déjà de moi ?

ORASIE.

Oui, ma fille.

HORTENSE.

Je vous demande en grâce de me souffrir encore quelque temps dans le monde, pour le détromper par ma conduite.

ORASIE.

Il faut l'avouer, rien n'est plus ingénieux que vos détours, mais ils ne produiront rien, puisque j'en connais la cause.

HORTENSE.

Et que savez-vous, Madame ?

ORASIE.

Je sais, puis qu'il faut m'expliquer clairement, et que vous ne voulez pas m'entendre, que Lisandre vous aime.

HORTENSE.

Lisandre m'aime, Madame ! Lisandre ! Lisandre n'aime rien. Vous me l'avez dit, et vous avez même pris soin de me le prouver.

ORASIE.

Il est vrai, mais l'amour a trompé Lisandre aussi bien que moi.

HORTENSE.

Quoi ? Lisandre serait capable d'un véritable attachement ? Cela ne se peut.

ORASIE.

C'est pourtant une vérité.

LISETTE, à Hortense.

Vous devez croire ce que vous dit Madame. Voudrait-elle vous tromper ?

ORASIE, à Lisette.

Taisez-vous, vous estes une raisonneuse.

À Hortense.

En un mot, je ne veux point savoir si Lisandre vous aime, ni si vous l'aimez. Je ne veux rien voir, j'excuse tout. Vous avez pris le parti du couvent, vous m'avez fait prendre des mesures là-dessus, vous m'avez fait venir à Paris ; vous savez ce que cela veut dire, je vous y laisse rêver.

SCENE III.
Hortense, Lisette.

LISETTE.

Cela veut dire qu'il faut vous résoudre à partir. Deviez-vous vous engager à ce voyage sans retour, avant que de savoir si votre coeur en serait toujours d'accord ?

HORTENSE.

À peine ai-je su parler qu'on m'a fait dire que je voulais aller dans un couvent. J'ai cru que ce langage était ordinaire aux enfants. Je l'ai trop tenu sans savoir ce que je disais, et cependant il faut partir.

LISETTE.

C'est ainsi qu'on enrôle les filles pour le couvent. Il faut de l'adresse pour enrôler.

HORTENSE.

Je vois la mère de Lisandre. Retirons-nous, je ne suis pas en état de lui parler.

SCÈNE IV.
Silvanire, Marton.

SILVANIRE.

Il semble qu'Hortense ait voulu m'éviter.

MARTON.

Elle parlait d'action, je ne crois pas qu'elle vous ait vue.

SILVANIRE.

Quoi, Marton, tu peux croire que mon fils aime sérieusement ?

MARTON.

Oui, Madame, il aime du plus grand sérieux du monde.

SILVANIRE.

Il se trompe, Marton.

MARTON.

Il vous trompe vous-même, puis qu'il aime en honnête homme, et que vous n'en croyez rien.

SILVANIRE.

Plut au Ciel qu'il me trompât ainsi !

MARTON.

Il aime, vous dis-je, en tout bien et en tout honneur. Je m'en mêle, Madame, c'est tout dire.

SILVANIRE.

Oui cela dit quelque chose, mais comment peux-tu le savoir ? Les plus coquettes ne s'aperçoivent de ses tromperies qu'après qu'il les a quittées.

MARTON.

Oh, je n'ai point de caution à vous donner. Je vous en réponds, et ma parole vous doit suffire. Je le sais, je le vois, et je vois clair.

SILVANIRE.

Je voudrais bien qu'il put se fixer. Un attachement véritable l'occuperait entièrement, et il serait plus souvent avec sa mère. Marton, si mon fils aime à bonne intention, il va se faire honnête homme.

MARTON.

Oui, mais en ce temps-ci, les jeunes gens se marient assez d'eux-mêmes, et leur choix n'est pas toujours au gré de leurs parents.

SILVANIRE.

Comment ? Est-ce que mon fils voudrait épouser quelque fille d'un mérite douteux ?

MARTON.

Oh, Madame, ces créatures-là n'ont guère de maris qu'en détrempe, leur mariage ne dure tout au plus que pendant un quartier d'hiver. Votre fils a trop d'honneur, il tient de vous.

SILVANIRE.

Ah, pour de l'honneur...

MARTON.

Votre fils veut épouser une fille qui en regorge, mais si sa dot était moindre que son honneur, je crois qu'en considération de sa vertu, vous fermeriez les yeux sur son bien.

SILVANIRE.

Mon fils aimerait-il une coquette humanisée ?

MARTON.

Vous vous gendarmez déjà. Vous voulez le bien et l'honneur des gens, c'est trop, et quand l'honneur est sans tache, toute une famille devrait se cotiser pour l'acheter.

SILVANIRE.

Va chercher mon fils, je veux lui parler.

MARTON.

Mais n'en déplaise au pouvoir maternel, vous autres mères vous êtes un peu difficiles sur le chapitre des brus que vous n'avez pas choisies. S'il arrive que vous n'approuviez pas le choix de votre fils, ne vous avisez pas d'appuyer sur le refus. Les amants s'emportent lorsque l'on s'oppose à leur amour. Approuvez d'abord, vous refuserez ensuite.

SILVANIRE.

Va chercher mon fils, dépêche toi.

MARTON.

Souvenez-vous au-moins que si vous le cabrez, vous ne tenez rien. C'est le gentilhomme de France le plus rétif.

SILVANIRE.

Ce n'est pas là ton affaire. Dis-moi seulement le nom de la personne qu'il aime.

MARTON.

Vous l'apprendrez de sa bouche. Je vais lui dire que vous lui voulez parler.

SCÈNE V.

SILVANIRE.

Je serai bien-aise de l'interroger sur son amour, avant qu'il se soit préparé à me répondre. Il ignore que sa passion me soit connue. Mais voici Orasie.

SCÈNE VI.
Silvanire, Orasie.

SILVANIRE.

Vous venez tout à propos, Madame, pour vous réjouir avec moi.

ORASIE.

Ce qui fait la joie des uns, fait souvent le chagrin des autres.

SILVANIRE.

Mon fils veut s'attacher au mariage, et j'en suis ravie.

ORASIE, à part.

Je ne le suis pas, moi.

SILVANIRE.

Nous pourrions faire ces deux mariages en même temps.

ORASIE.

Si vous considériez...

SILVANIRE.

J'ai tout considéré. Mon fils étant fort jeune quand son père est mort, a toujours vécu avec une espèce de désordre que les pauvres veuves ne sauraient empêcher ; mais avec une beauté sage, je suis sûre qu'il aimera sagement.

ORASIE.

Si mon fils n'était pas plus sage, je l'enfermerais, moi, entendez-vous ?

SILVANIRE.

Abus. Il vaut mieux souffrir un peu des enfants que de les perdre dans le monde. L'âge corrige la jeunesse. Le mariage le fixera bientôt. Les caresses d'une jeune femme, sage, belle et spirituelle, changent tout un homme. Quel plaisir j'aurai de le voir marié ! Il me semble que vous ne me félicitez point assez.

ORASIE.

Ce mariage n'est pas encore fait.

SILVANIRE.

Non, mais il sera bientôt résolu, si tout est comme on me l'assure.

ORASIE.

Nous verrons si mon opposition ne servira de rien.

SILVANIRE.

Mais, Madame...

ORASIE.

Mais, Madame, il n'en sera que ce qu'il me plaira.

SILVANIRE.

En vérité...

ORASIE.

En vérité, Madame, vous devriez avoir plus d'égards pour moi.

SILVANIRE.

Vous devriez en avoir vous-même. Vous pouvez rompre le mariage de votre fils avec ma fille, mais mon fils peut se marier sans votre consentement.

ORASIE.

Comment l'entendez-vous, Madame ? Se marier sans mon consentement ?

SILVANIRE.

Je l'entends comme il faut l'entendre. Mon fils ne dépendant que de moi, rien ne l'empêchera de se marier quand il me plaira.

ORASIE.

Je sais que chacun peut consentir ou non au mariage de ses enfants, et c'est par cette raison que je n'approuverai jamais le mariage dont vous me parlez.

SILVANIRE.

Je terminerai pourtant l'affaire, si elle m'accommode.

ORASIE.

Cela n'est pas en votre pouvoir.

SILVANIRE, à part.

La tête lui a tourné.

Haut.

Avez-vous bien pensé à ce que vous dites ?

ORASIE.

Oui, Madame, et je ne consentirai jamais que votre fils épouse ma fille. Il semble que vous preniez à tâche de m'empêcher de rétablir ma maison, puisque les biens partagés...

SILVANIRE.

Je n'ai jamais pensé à ce mariage.

ORASIE.

Pourquoi m'en parlez-vous donc ? Je sais que votre fils est éperdument amoureux de ma fille, et comme vous me parlez de le marier à ce qu'il aime, pouvais-je croire autre chose sinon que vous aviez conclu ce mariage ?

SILVANIRE.

On venait de me parler de l'amour de mon fils, sans me nommer la personne qui le cause. Je vous ai ouvert mon coeur, et nous nous sommes chagrinées faute de nous entendre. Mais j'aperçois mon fils. Je veux lui parler doucement, pour mieux travailler à sa guérison.

SCÈNE VII.
SIVANIRE, ORASIE, LISANDRE.

SILVANIRE.

Que viens-je d'apprendre, mon fils ? On dit que vous voulez épouser Hortense. Avez-vous pensé à tous les obstacles qui vous arrêteront, au chagrin que vous donnerez à Madame, à moi, et à votre soeur, dont vous ferez rompre le mariage ? Votre amour est même désobligeant pour Hortense, puisqu'il marque que vous la croyez assez faible pour vous aimer dès le premier jour, et pour quitter la généreuse résolution que sa vertu, et son bon naturel lui ont fait prendre.

LISANDRE.

Oui, Madame, j'aime Hortense, et je l'aime avec toute l'ardeur dont un coeur puisse être capable. Il n'est plus question de le cacher. J'ai prévu tout ce que vous venez de me dire, et rien n'a pu reculer un instant l'aveu de mon amour. Je l'aimais sans la connaître. Il était arrêté que je l'aimerais, et ce sont de ces passions violentes qui ressemblent aux torrents, dont rien ne peut arrêter la rapidité.

ORASIE.

Songez-vous que vos plaisirs vous coûtent la meilleure partie de votre bien ?

LISANDRE.

Animé des beaux yeux de l'aimable Hortense, échauffé du plus pur et du plus ardent amour, je saurai m'ouvrir le chemin qui mène à la plus solide gloire. Cette gloire conduit à la fortune, et quand une fois j'en serai favorisé, tout me sera facile pour élever ce que j'aime.

ORASIE.

Tout ce raisonnement sera inutile. Ma fille me persécute pour entrer dans un couvent, et son frère marié, elle monte en carrosse, et dit adieu aux vanités du monde.

LISANDRE.

Je n'obtiendrai donc rien ni de vous ni d'Hortense ?

ORASIE.

Votre coeur est rempli de tant d'objets, que ma fille y trouverait trop peu de place. Je suis venue exprès pour terminer nos affaires. Voulez-vous, Madame, que nous y travaillions ?

SILVANIRE.

Entrons dans mon Cabinet, pour être moins interrompues.

SCÈNE VIII.

LISANDRE.

Peut-on trouver un amant dans une situation plus cruelle ? Le coeur rempli de la plus violente passion qui fut jamais, méprisé par la beauté que j'adore, deux vieilles des plus obstinées contraires à ma flamme, la fortune aussi peu favorable que l'amour, raillé de tous ceux qui ont connu mon peu d'estime pour le sexe, accablé d'obstacles insurmontables, en faut-il davantage pour désespérer un amant ? Mais j'aperçois Hortense. Faut-il que tout s'oppose à mon amour ?

SCÈNE IX.
Lisandre, Hortense, Lisette.

HORTENSE, à part.

Je le vois. Après avoir découvert les sentiments de ma mère, je dois plus que jamais lui cacher ceux de mon coeur.

Haut.

Enfin, Monsieur, vous voulez que vos sentiments, vrais ou faux, ne soient plus inconnus. Ma mère vient de m'entretenir, et la vôtre n'en est pas moins instruite. Je ne puis donc plus les ignorer.

LISANDRE.

Non, Madame, non, vous ne sauriez plus douter...

HORTENSE.

Doucement, Lisandre. Ces transports ne seront pas de notre conversation, où je la finis sur l'heure.

LISANDRE.

Quoi ? Vous avez la dureté ... Ah, Ciel !

HORTENSE.

Songez, Lisandre, que vous n'êtes pas en droit de me faire le moindre reproche. Nous ne nous connaissons qu'à peine. Votre coeur a changé mille fois, le mien n'a jamais aimé. Je ne vous ai rien promis, et si je vous dois quelque reconnaissance, cet entretien m'en acquitte. C'est pour la première fois que j'écoute, et que je réponds sur un ton que je n'ai jamais connu.

LISANDRE.

Ah, Madame, vos manières enchantées redoublent ma passion. Quel trésor ! Les Femmes raisonnables sont rares, je serais sûr d'en trouver une en vous.

HORTENSE.

Que savez-vous, Lisandre, et que sais-je moi-même de quoi je serais capable après avoir vu le monde ? L'exemple gâte, l'usage séduit, et le mariage nous dérange terriblement de nos devoirs.

LISANDRE.

Avec ce discernement on ne saurait avoir de défauts.

HORTENSE.

Avec cette prévention on ne peut être bon juge.

LISANDRE.

Vous avez tout ce qui peut rendre un époux heureux.

HORTENSE.

On assure que tous les amants parlent de même.

LISANDRE.

J'ai plus qu'eux étudié les femmes.

HORTENSE.

Elles en ont trompé de plus vieux et de plus habiles.

LISANDRE.

Je suis sûr que vous ne me tromperiez pas.

HORTENSE.

Chacun vante ce qu'il aime, et les amants font parler la raison d'une maîtresse, quand les yeux seuls leur ont parlé.

LISANDRE.

Le contraire paraît à votre égard. Votre mérite achève l'ouvrage de vos yeux.

HORTENSE.

S'ils ne parlent pas comme moi, ce sont des imposteurs que je désavoue.

LISANDRE.

Leur pouvoir... Mon amour...

HORTENSE.

Ce discours convient mal au dessein que j'ai formé. Trouvez bon que je vous quitte.

LISANDRE.

Non, Madame, le temps et mon amour me fourniront des moyens pour lever les obstacles qui s'opposent à mon bonheur.

HORTENSE, à part.

Que ne dit-il vrai ! C'est trop demeurer ici, adieu, Lisandre.

Elle fait quelques pas et se retourne.

LISANDRE.

Quelle injustice ! Mais elle ne m'écoute pas.

LISETTE, à Hortense.

Écoutez-le, Madame.

LISANDRE.

Ciel ! Me quitter quand je suis prêt de m'abandonner aux plus cruels transports ! Quelle reconnaissance de ma passion ! Que toutes les femmes sont injustes ! Traiter ainsi le plus pur et le plus ardent amour ! Que je veux de mal à mon coeur de m'avoir trahi ! Je savais que les femmes obstinées, contrariantes, n'aiment que ceux qui les fuient. Que je les connaissais bien ! Hortense, injuste Hortense, vous n'aurez pas le plaisir de me voir mourir d'amour. Votre cruauté est un remède au mal que m'ont fait vos yeux.

Il aperçoit Hortense.

Que vois-je ?

HORTENSE.

Je vous félicite d'une si prompte guérison.

LISANDRE.

Je ne m'en dédis point. Oui, mon coeur, mon lâche coeur m'a trahi. Je n'étais pas né pour aimer constamment. Ah, ne m'écoutez point, Madame, vos mépris sont cause que je ne sais ce que je dis, je ne me connais plus. Vous êtes au dessus de tout votre sexe, et vous méritez seule l'hommage de tout l'Univers.

HORTENSE.

Reprenez votre indifférence, elle vous siéra mieux.

LISANDRE.

Je la reprendrai, cruelle, oui, je la reprendrai.

HORTENSE.

Voila votre vrai caractère. La constance conviendrait mal avec le peu d'estime que vous avez pour les femmes.

LISANDRE.

Vous n'en avez que le nom. La terre n'a rien de plus parfait, de plus digne d'être aimé, et la passion...

HORTENSE.

Souvenez-vous que vous me verrez toujours fuir, dès que vous parlerez d'amour.

LISANDRE.

Et bien, demeurez, n'en parlons plus. Ah, Ciel ! En quel état suis-je réduit ? Je ne vous dirai donc rien de ce que je sens. Ah, Madame, considérez les bassesses où vous forcez mon orgueil. Je me rends, tout est contre mon amour. Ma mère et ma soeur s'en doivent plaindre. Votre frère me doit haïr, et je dois me vouloir mal à moi-même, puisqu'on trouve de la honte à se démentir, même en se corrigeant. J'ai tort enfin de vouloir empêcher une action, dont le Ciel doit vous tenir compte. Je vois tout cela s'élever contre moi. Je le sens, je me le reproche, et cependant je vous aime. N'avez-vous point pitié de moi ?

HORTENSE, à Lisette.

C'est ici où j'ai besoin de toute ma raison. Et bien, Lisandre, je vous plains. Que puis-je davantage ?

LISANDRE.

Un mot de plus, un regard, un soupir de pitié me ferait mourir content. Quoi ! Je n'obtiendrai rien ? Vous détournez les yeux, vous cherchez à me fuir. Je voudrais vous imiter, mais je n'en ai pas la force. Je demande du secours à ma raison, elle me le refuse. J'implore celui de l'amour, il ne m'écoute pas. Ainsi tout m'est contraire, le repos me fuit, la raison me quitte, l'amour me demeure, votre cruauté me tue.

HORTENSE.

En l'état où sont les choses, vous seriez bien embarrassé de mon amour. L'aveu que vous souhaitez devrait vous faire trembler, et ne servirait qu'à vous rendre malheureux.

LISANDRE.

Ah, Madame, que ce malheur me donnerait de joie !

HORTENSE.

Vous n'y pensez pas, Lisandre. Vous n'avez à présent que le chagrin de ne pouvoir être à ce qui ne vous aime pas, et vous auriez celui de ne pouvoir posséder ce qui vous aimerait. Cet aveu serait si cruel, que je vous aime trop pour vous dire que je vous aime.

SCÈNE X.
Lisandre, Marton.

MARTON.

Je vous cherchais, pour vous dire d'aller parler à votre mère.

LISANDRE.

Je viens de la quitter.

MARTON.

Je l'avais préparée à vous écouter favorablement. Cependant je n'ai pas encore nommé la personne que vous aimez, mais j'en ai dit assez pour empêcher que sa surprise ne soit aussi grande qu'elle devrait être quand elle l'apprendra.

LISANDRE.

Mais qu'as-tu fait auprès d'Hortense ? Que t'a-t-elle dit ?

MARTON.

Rien, je me suis seulement fait écouter. C'est beaucoup, le reste viendra.

LISANDRE.

Apprends la suite de ce que tu as commencé. Étant venu pour voir ma mère, j'ai trouvé celle d'Hortense avec elle. Elles savaient mon amour. Ma mère m'en a paru fâchée, mais sans me marquer d'aigreur ; et la mère d'Hortense m'ayant ensuite ôté tout espoir, elles m'ont laissé seul, pénétré de douleur et d'amour.

MARTON.

Votre coeur était donc bien malade ?

LISANDRE.

Hortense a paru un moment après.

MARTON.

Cela vous a tout réjoui ?

LISANDRE.

Elle venait pour me persuader d'étouffer mon amour.

MARTON.

Et c'est à quoi vous n'avez pas consenti ?

LISANDRE.

Ses yeux à demi baissés et languissants, et sa voix mal assurée, m'ont fait remarquer un trouble qu'une douce fierté voulait me dérober. Je voyais l'embarras d'un coeur engagé, qui, craignant de se commettre, avoue en niant, cède en se défendant, et se découvre dans le temps qu'il cherche à se déguiser. Plus cette belle affectait d'indifférence, plus un feu timide et discret se faisait remarquer. Ses discours prenaient le parti de sa raison, et ses yeux celui de son coeur, et son trouble avait un charme capable de tout enflammer, et qui m'a fait goûter le plaisir de savoir que l'amour me doit la conquête d'un coeur qui n'avait pas dessein de le reconnaître.

MARTON.

Ainsi Hortense est venue vous dire d'étouffer votre amour, pour vous apprendre le sien ?

LISANDRE.

Quand notre amour serait réciproque, il serait encore traversé pas tant d'obstacles, que j'ai lieu de croire que je serai toujours malheureux.

MARTON.

De quoi vous plaignez-vous, quand vos affaires commencent à bien aller ? Calmez vos inquiétudes, l'Amour et Marton sont pour vous, laissez-nous faire, nous avons assez bien commencé. Je vous ai fait honnête homme, il ne vous manque que du bien ; c'est à Pasquin à vous en donner. Travaillez-y tous deux, je m'en vais penser au reste.

LISANDRE.

Et moi, je vais penser à toi, comme je le dois.

SCÈNE XI.

LISANDRE.

Mes affaires prennent un assez bon train, mais quand il s'agit de mariage, le bien en fait plus avorter que l'amour n'en fait conclure. Mais voici Pasquin.

SCÈNE XII.
LISANDRE, Pasquin.

PASQUIN.

Enfin, Monsieur, tout va le mieux du monde. J'ai vu mon ami de la Rochelle, qui sait votre oncle par coeur. Nous avons concerté ce qu'il doit dire à votre mère, et si cet oncle s'avise de ne vouloir pas mourir si tôt, je me charge de le faire mort pour vous rendre riche, jusqu'à ce que votre mariage soit fait. Songez seulement à empêcher qu'Hortense ne veuille entrer au couvent.

LISANDRE.

C'est là tout ce que je crains ; mais, Pasquin, il faudra que tôt ou tard la vérité soit connue.

PASQUIN.

Vous m'avez demandé du temps, je prétends vous en donner, servez-vous en pour gagner votre oncle. Mandez-lui votre conversion. Faites qu'il l'apprenne par tous vos amis. Si son mal continue, employez des gens de bien pour lui parler en votre faveur. S'il revient en santé, servez-vous de ses amis de plaisir et d'affaires.

LISANDRE.

Tu raisonnes fort juste.

PASQUIN.

J'ai donné rendez-vous à Lisette pour vos interêts ; elle vient, laissez-nous.

LISANDRE.

Mais...

PASQUIN.

Mais laissez-moi faire, et vous serez content.

LISANDRE.

Je te laisse.

SCÈNE XIII.
Pasquin, Lisette.

PASQUIN.

Te voila tout à propos, écoute. Tu es Lisette ?

LISETTE.

Attends, je crois qu'oui. Oui, je suis Lisette.

PASQUIN.

Et moi, je suis Pasquin.

LISETTE.

Tu es Pasquin ?

PASQUIN.

Oui.

LISETTE.

Et moi Lisette.

PASQUIN.

Lisette qui sert Hortense ?

LISETTE.

Oui.

PASQUIN.

Et moi Pasquin, valet de Lisandre.

LISETTE.

Et que signifient tous ces Pasquins et toutes ces Lisettes-là ?

PASQUIN.

Ils signifient qu'il faut que Lisette et Pasquin fassent fortune, s'ils savent leur métier, et que Lisette demeure à Paris.

LISETTE.

À Paris ? Je l'aime de tout mon coeur.

PASQUIN.

Il est pourtant bien fourré de malice.

LISETTE.

Qu'il est rempli d'honnêtes gens ! Dès que je fais un pas dans la rue, j'entends que l'un dit, elle marche bien ; l'autre, elle est bien chaussée. L'un m'offre la main, l'autre me veut prêter son carrosse, et si je fais un faux pas, un autre me retient. Vive Paris, les femmes y sont trop heureuses.

PASQUIN.

J'ai songé à t'y faire demeurer pour toujours.

LISETTE.

Tout de bon ?

PASQUIN.

Tout de bon, et si tu me crois, tu gagneras tout ce que tu voudras.

LISETTE.

Et à quel jeu ?

PASQUIN.

Oh, c'est en travaillant, et non en jouant. Il faut se mettre en quatre pour servir nos maîtres.

LISETTE.

À qui parles-tu ? Je fais tout chez nous, je blanchis, je coiffe, je suis à la chambre, à la garde-robe, et fais toute la besogne du logis.

PASQUIN.

Avec tous ces services-là, tu serviras toujours. Il faut que les services des gens d'esprit comme nous, soient plus relevez et plus selon le coeur de nos maîtres, et que notre tête mette notre esprit en besogne pour ceux que nous servons. Ils nous font alors la Cour, nous les querellons, loin d'en être querellés, et nous devenons maîtres de notre service, et patrons de nos maîtres.

LISETTE.

Ah, Pasquin, que tu en sais long ! Je vois bien qu'il y a à profiter avec toi.

PASQUIN.

Profites-en donc. Mon maître perd l'esprit pour ta maîtresse, il faut le servir. Il est galant homme, libéral...

LISETTE.

Si tu dis vrai, je t'apprendrai quelque chose qui le fera bien-aise.

PASQUIN.

Bien-aise, Lisette ? Parle, ne le fais point languir. Mon maître est l'homme du monde qui aime le mieux à être bien-aise.

LISETTE.

Les Parisiens sont-ils secrets ?

PASQUIN.

Secrets ! Ils ne parlent jamais de ce qu'ils ignorent.

LISETTE.

Je les estime à cause de leur franchise.

PASQUIN.

Et parce qu'ils te trouvent le pied bien tourné ; mais sachons ce secret.

LISETTE.

Les secrets ne se disent pas comme cela.

PASQUIN.

Crois-moi, mon maître les payera bien.

LISETTE.

Il faut vouloir ce que tu veux. Ma maîtresse...

PASQUIN.

Et bien, ta maîtresse ? Ta maîtresse ? As-tu perdu la parole ?

LISETTE.

Quand j'aimerais, je n'aurais pas plus de peine à te le dire.

PASQUIN.

Elle aime donc ?

LISETTE.

Non pas encore tout-à-fait ; mais elle a déjà senti de petits commencements d'amour pour ton maître.

PASQUIN.

Oui ? De petits commencements d'amour ?

LISETTE.

Oui.

PASQUIN.

Il faut que tu les fasses devenir grands, et ta fortune croîtra à mesure qu'ils grandiront.

LISETTE.

Elle en sentirait de bien plus grands, si ton maître avait du bien.

PASQUIN.

Va, va, s'il ne tient qu'à cela, elle n'a qu'à sentir toujours, le bien lui viendra.

LISETTE.

Qu'il lui vienne donc, et nous ferons venir de l'amour pour lui. Mais adieu. Si ma maîtresse nous trouvait ensemble, elle ne m'ouvrirait plus son coeur, et nous avons encore besoin de voir ce qu'il y a dedans.

PASQUIN.

Fort bien. Tu seras bientôt aussi grande fourbe que moi.

LISETTE.

Oh, cela te plaît à dire.

PASQUIN.

C'est un métier, dont il y a de grands maîtres à Paris. Mais au moins n'oublie pas...

LISETTE.

Les Filles feraient de la fausse monnaie, pour passer seulement un quartier d'hiver à Paris.

PASQUIN.

Je le crois, il y a assez d'Officiers qui cherchent à les divertir.

LISETTE, bas en s'en allant.

Il me croit plus ingénue que je ne suis, mais je n'ai dit que ce que j'ai voulu dire.

SCÈNE XIV.

PASQUIN.

Victoire, victoire. Que j'ai fait un beau coup, en arrachant le secret que Lisette vient de m'apprendre, et dont mon maître se doutait seulement! Après cela nous pouvons agir, puis qu'il est sûr que le seul manque de bien peut empêcher son bonheur. C'est un trésor que les valets comme nous, pour les maîtres qui ont l'amour en tête ; ils seraient bien embarrassés s'ils ne nous avaient pas. De fausses langueurs, des soupirs réitérés, des je me meurs sans mourir, commencent leurs affaires, mais il leur faut des Pasquins et des Martons pour les achever. Mon maître avait perdu tout espoir d'épouser Hortense. Il faut voir si mon adresse sera employée inutilement.

ACTE V

SCÈNE I.
Hortense, Lisette.

HORTENSE.

Non, il n'y a rien de plus cruel que l'état où je me trouve. Quelque parti que prenne mon coeur, il est destiné pour souffrir toujours.

LISETTE.

Les amants font toujours le mal plus grand qu'il n'est.

HORTENSE.

Ah, Lisette, puis-je me consoler d'avoir laissé apercevoir à Lisandre qu'il ne m'est pas indifférent ? J'ai fait réflexion sur son caractère. Aucun objet ne l'arrête, et il ne cherche à voir tout mon faible, que pour en tirer vanité.

LISETTE.

Mais il demande à vous épouser.

HORTENSE.

Je n'en serai que plus malheureuse. Les Inconstants le sont toujours. Le mariage le dégoûtera. Mon amour augmentera tous les jours, le sien s'évanouira, et j'aurai le désespoir de l'aimer sans être aimée. Non, Lisette, le péril est trop grand, et je veux pour l'éviter...

LISETTE.

Dites le vrai, vous ne voulez rien de tout ce que vous voulez.

HORTENSE.

Ah, ce n'est pas la volonté qui me manque, mais il est des résolutions que l'on exécute lentement. Mais comme mon coeur s'est échappé malgré moi, il faut que ma raison le rappelle. C'en est fait, je ne veux plus voir Lisandre.

LISETTE.

Et quand il vous cherchera, aurez-vous le courage de le fuir ?

HORTENSE.

Oui, je le fuirai, pour ne le plus voir, pour ne plus l'entendre.

LISETTE.

Fuyez tant qu'il vous plaira, vous n'irez pas loin sans revenir.

HORTENSE.

J'ai reconnu mon erreur, et pour te montrer que je parle tout de bon, comme il pourrait venir me chercher ici, ne me voyant pas avec ma mère, je quitte la place.

LISETTE.

Vous avez deviné ; je le vois venir.

HORTENSE.

Ah, Lisette !

LISETTE.

Je savais bien, moi, que vous ne tiendriez pas votre serment.

HORTENSE.

Tu vas voir si je veux manquer à le tenir.

SCÈNE II.
Hortense, Lisandre, Lisette.

HORTENSE.

Si vous avez quelque égard pour moi, j'ai une grâce à vous demander. Me l'accorderez-vous ?

LISANDRE.

Parlez, Madame, parlez. Est-il quelque chose que je puisse refuser, quand je vous ai donné tout mon coeur ?

HORTENSE.

Vous avez peu d'estime pour toutes celles à qui vous parlez d'amour. Faites-moi voir que vous m'estimez en cessant de m'aimer.

LISANDRE.

Moi, Madame, je pourrais cesser de vous aimer ?

HORTENSE.

Ma conquête vous donnerait peu de gloire. Si vous m'aimez, ne troublez point le repos de mon coeur.

LISANDRE.

Et croyez-vous qu'il soit possible d'étouffer un amour aussi fort que le mien ?

HORTENSE.

Vous pouvez du moins me le cacher. L'effort que vous vous ferez sera mille fois plus obligeant pour moi, que toute votre passion.

LISANDRE.

Si mes inconstances passées vous alarment, dites-moi de quelle manière je dois vivre. Faut-il vous mériter par de longs services ? Faut-il renoncer à tous les plaisirs ? Faut-il vous suivre dans un désert ?   [ 25 Désert : lieu à l'écart, dépeuplée, sans intérêt. La province pour les habitants de Paris.]

HORTENSE.

Que vous estes cruel de me tenir ce langage ! Ah, Lisandre, que vous ai-je fait ? Au nom de votre amour, faites-en moins paraître pour moi.

Bas à Lisette.

Que tu me connaissais bien, Lisette, et qu'il est malaisé de fuir ce qui plaît !

SCÈNE III.
Orasie, Hortense, Lisandre, Lisette.

ORASIE.

Quoi, ma Fille avec Lisandre ! C'en est trop. Vous vouliez demeurer encore quelque temps dans le monde, pour faire taire la médisance, mais si vous continuez, elle parlera plus que jamais. Il ne faut plus différer à entrer dans le couvent.

HORTENSE.

Madame.

LISANDRE.

Non, Madame, non, je ne souffrirai point que la belle Hortense vous quitte. Il n'y a point d'extrémité où mon amour ne me porte, pour empêcher ce malheur.

ORASIE.

Je vous trouve admirable de vouloir épouser ma fille malgré moi, et malgré elle-même. Puisque vous le prenez sur ce ton-là...

HORTENSE.

Je dois rendre justice à la vérité. C'est moi, Madame, qui ai souhaité de parler à Lisandre.

ORASIE.

Quoi, vous avez la hardiesse...

HORTENSE.

Les apparences sont contre moi, mais si vous voulez bien m'écouter, je serai bientôt justifiée. Vous savez, Madame, que Lisandre a mon portrait. Je veux le retirer de ses mains, et je le pressais de me le rendre quand vous nous avez surpris.

LISANDRE, à part.

Je n'ai plus sujet de douter de son amour.

HORTENSE, à Lisandre.

Je vous l'ai déjà dit, Monsieur, je ne veux point, lorsque je renonce à tout, laisser aucun lieu de faire de méchants contes. Cela ne manquerait pas d'arriver si vous gardiez mon portrait. On croirait que vous le tiendriez de moi, et j'ai résolu de ne point partir que vous ne me l'ayez rendu.

ORASIE.

Je vous entends, ma fille.

HORTENSE.

Ma conduite sera justifiée dans le monde, quand on saura ce qui m'y retient.

ORASIE.

Je vois que vous avez vos raisons, et comme votre demande est juste, Lisandre ne refusera pas de vous rendre votre portrait.

LISANDRE.

Moi ? Je perdrais plutôt mille fois la vie.

HORTENSE.

Je vous conseille, Monsieur, de ne le pas donner.

LISANDRE.

Il m'est trop cher pour l'abandonner jamais.

HORTENSE.

Je voudrais bien vous le voir garder.

ORASIE.

Vous êtes sincère, ma Fille, mais Lisandre aura peut-être moins de peine à vous le rendre, que vous ne pensez. J'en sais plus que l'on ne croit.

À Lisandre.

Connaissez-vous Clarice ?

LISANDRE.

Oui, Madame.

Bas.

C'est une jalouse qui aura fait quelque éclat.

ORASIE.

Elle m'a fait rendre cette lettre. Écoutez, ma fille.

LISANDRE.

Bas.

Je reconnais ses manières.

Haut.

Madame...

ORASIE lit.

Je ne vous verrai point aujourd'hui, ma chère enfant. Le mariage de ma soeur me dérobe tout le temps que je vous avais destiné. Plaignez-moi d'être obligé de passer la journée avec des campagnardes. Si votre amour est aussi fort que le mien, vous devez juger par vous-même de l'excès de mon chagrin. Rien ne me plaît, rien ne me divertit quand je ne suis pas auprès de vous, et je compte pour rien tout le reste du monde.

LISANDRE.

Il est vrai que cette lettre est de moi, mais...

ORASIE, à Hortense.

Et bien, ma fille, qu'en dites-vous ?

HORTENSE.

Souffrez, Madame, que je me retire, pour n'être point exposée à voir plus longtemps le plus perfide de tous les hommes.

Elle sort.

LISANDRE, à Hortense.

Ah, Madame, arrêtez.

ORASIE.

Vous n'y pensez pas, Monsieur, c'est une campagnarde.

LISANDRE.

Ne me désespérez point, Madame. Cette lettre a été écrite avant votre arrivée à Paris. Je ne savais pas alors tout ce que vous valez, et la belle Hortense m'était inconnue. Mais, Madame, permettez que je la cherche pour me justifier.

ORASIE.

Elle sait trop son devoir pour vous écouter davantage.

SCÈNE IV.

ORASIE.

Je dois plus que jamais m'opposer à son amour. Depuis que je suis ici, j'observe tout ce qui s'y passe, et j'ai remarqué cent choses qui sentent la roture. J'entends parler sourdement de parents banquiers, et d'un oncle de la Rochelle, qui se mêle de négoce. Cependant on dresse le contrat de mon fils, et la donation de sa soeur. Il faut rompre ou conclure, et je me trouve dans un cruel embarras. J'ai fait dire à Marton que je voulais lui parler. Je la vois, elle pourra m'éclaircir de bien des choses.

SCÈNE V.
Orasie, Marton.

ORASIE.

Je veux prendre soin de ta fortune, Marton. J'ai dit à mon fils de te laisser auprès de ta jeune maîtresse, quand elle sera mariée.

MARTON.

Il faut l'avouer. La vraie noblesse a toujours l'âme bienfaisante.

ORASIE.

À propos de noblesse, il y a des gens qui médisent de celle de ta maîtresse.

MARTON.

Ce sont de francs imposteurs.

ORASIE.

Cependant tous ses parents...

MARTON.

Tous ses parents sont d'aussi bonne maison qu'elle.

ORASIE.

Et l'Oncle Richard ?

MARTON, à part.

J'aurai bien de la peine à l'ennoblir.

ORASIE.

Richard ! Ce nom fait pitié. Est-il un nom de plus méchant air, de plus mauvais goût, et qui soit plus mince et plus gueux ? Richard ! Ah Richard ! Il n'y a pas une syllabe de noble dans tout ce nom-là.

MARTON.

Mais...

ORASIE.

Mais il faut que ce nom-là soit roturier. Il n'est sur aucun des rôles de l'arrière ban, que j'ai lus et relus.

MARTON.

Les Richards roturiers ! Les Richards qui sont d'une noblesse moulée, et qui descendent d'un Duc Normand !

ORASIE.

Quoi ? Ce Richard descendrait d'un Duc !

MARTON.

Oui, Madame, il en descend en ligne perpendiculaire.

ORASIE.

Ah, ah !

MARTON.

Vous riez, mais je dis vrai. Si je m'explique mal...

ORASIE.

Mais ta maîtresse devrait se faire plus d'honneur d'une noblesse ducale.

MARTON.

Ce n'est pas l'usage de ce pays-ci. En Province, les titres les plus moisis ont le pas ; à Paris les habits donnent les rangs, et les plus dotés passent les premiers. Ce n'est pas que ma maÏtresse ait besoin de ces titres-là, et quand on descend de Monsieur Richard sans peur, on se fait jour au travers de la plus épaisse dorure. Mais venons au fait. Monsieur Richard est peut-être à l'agonie. Son corps, dont il ne sera plus parlé après sa mort, demeurera à la Rochelle, on oubliera jusqu'à son nom, ses millions viendront ici, vos enfants les partageront, et l'argent de la roture servira à faire briller la noblesse.

ORASIE.

Quand cela arrivera, nous verrons ce que nous aurons à faire. Je connais ici un banquier qui a de grandes correspondances à la Rochelle. Je suis sûre qu'il ne me déguisera rien de tout ce qui regarde Monsieur Richard.

MARTON.

Sans aller plus loin, voici un homme qui vous dira mieux que personne tout ce que vous voulez savoir.

SCÈNE VI.
Orasie, Monsieur Polidor, Marton.

MONSIEUR POLIDOR, regardant Orasie.

Que vois-je ? Non, je ne me trompe point.

ORASIE.

Je croiw que c'est Monsieur Polidor.

MONSIEUR POLIDOR.

Oui, Madame, c'est lui-même.

MARTON.

Quoi, Madame, vous connaissez Monsieur Polidor ?

ORASIE.

C'est celui dont je parlais tout à l'heure.

MARTON.

Tant mieux. Monsieur Polidor est un honnête homme, il vous dira la vérité.

MONSIEUR POLIDOR.

Marton répond pour moi. Je te suis obligé, Marton.

MARTON.

Vous voudriez me l'être encore davantage.

MONSIEUR POLIDOR.

Mais, Madame, par quelle aventure êtes-vous ici ?

MARTON.

Quoi ! Vous ne savez pas que le fils de Madame épouse ma jeune maîtresse ?

MONSIEUR POLIDOR.

Je savais bien qu'elle se mariait à un gentilhomme de province, mais j'ignorais que ce fût au fils de Madame.

ORASIE.

Et ne pourrait-on point aussi savoir ce qui vous amène ici ?

MONSIEUR POLIDOR.

J'y viens pour une affaire pareille à la vôtre.

ORASIE.

Comment ? Pour un mariage ?

MONSIEUR POLIDOR.

Oui, pour un mariage.

MARTON.

Est-ce que vous voulez épouser ma vieille maîtresse ou moi ? Il n'y a plus ici que nous deux à marier.

MONSIEUR POLIDOR.

Je suis venu dans le dessein de proposer un mariage pour Lisandre.

ORASIE.

Vous voulez marier Lisandre ! Et ne savez-vous pas qu'il a dissipé la plus grande partie de son bien ?

MONSIEUR POLIDOR.

Je sais ce que je fais, et je vous garantis que Lisandre et sa soeur sont aujourd'hui deux des plus grands partis de France.

ORASIE.

Expliquez-vous, Monsieur Polidor.

MARTON.

Vous êtes muet ? Vous ne l'avez pas toujours été avec moi. Si je suis de trop, vous n'avez qu'à parler, je me retirerai.

MONSIEUR POLIDOR.

Non, Marton, demeure. Tu sais que je n'ai point de secrets pour toi. Je viens de recevoir des Lettres de la Rochelle, qui m'apprennent que Monsieur Richard est mort.

MARTON.

Il est mort ?

MONSIEUR POLIDOR.

Oui, et sans avoir fait de testament, et comme il est riche à millions...

MARTON, à Orasie.

Entendez-vous, Madame ?

MONSIEUR POLIDOR.

Je voulais être le premier a parler de mariage pour Lisandre, et lui faire épouser une fille de qualité, à qui je suis bien-aise de rendre service. Elle a peu de bien, mais sa naissance doit lui en tenir lieu ; et comme je ne doute pas que dès que la mort de Monsieur Richard sera su, on ne lui propose cent partis...

ORASIE.

Mais la roture et le commerce de la famille de Lisandre.

MONSIEUR POLIDOR.

Lisandre n'est roturier que du côté de sa mère.

MARTON.

La noblesse vient du côté de la barbe. Vous voyez que nous ne sommes pas si roturiers que vous pensiez, et que nous avons des millions. Vous croyez les tenir, mais ils pourraient bien vous échapper. La mort rompt tous les traités, et je ne sais si ma maîtresse se voyant tant de bien, loin de consentir au mariage de son fils, ne voudra point rompre celui de sa fille. Cependant il faut faire les deux mariages, et mettre tout son bien dans votre famille. Ce sera un beau coup de filet. Monsieur Polidor peut vous servir. Il est de vos amis, il est galant homme, et je suis sûre qu'il voudra bien aussi faire quelque chose pour moi. Me refuserez-vous, Monsieur Polidor ?

MONSIEUR POLIDOR.

Il faut examiner...

MARTON.

Point de raisonnement. Voulez-vous, ne voulez-vous pas ?

MONSIEUR POLIDOR.

Ça voyons, de quoi s'agit-il ? Il n'y a rien que je ne fasse pour servir Madame.

MARTON.

Il faut que vous nous promettiez, non seulement que vous ne parlerez point du mariage que vous vouliez proposer pour Lisandre, mais que vous ne découvrirez pas même la mort de Monsieur Richard, que ma maîtresse n'ait consenti aux deux mariages.

MONSIEUR POLIDOR.

Mais...

MARTON.

Si vous me refusez, je n'écouterai plus. Vous m'entendez, Monsieur Polidor. Mais voici ma maîtresse.

MONSIEUR POLIDOR.

Tu écouteras donc ?

MARTON.

Oui, j'écoute tant qu'on veut, mais je ne conclus jamais.

SCENE VII.
Silvanire, Orasie, Monsieur Polidor, Marton.

SILVANIRE.

Le Contrat est dressé, Madame, et nous le signerons quand il vous plaira. Bonjour, Monsieur Polidor.

ORASIE.

Rien ne me fait peine en le signant, que de voir Lisandre dans un excès de chagrin, et je lui donnerais volontiers ma fille, si je croyais que ce double mariage vous fît plaisir.

SILVANIRE.

Je ne souhaite rien tant que de marier mon fils. J'estime la belle Hortense, et si Lisandre n'avait point dissipé son bien, ou que la fortune lui devint favorable, je verrais ce mariage avec joie. On peut compter sur ma parole.

MARTON.

Il n'est donc plus question que de la tenir. Votre Fils peut faire la fortune de celle qu'il épousera. Demandez à Monsieur Polidor.

MONSIEUR POLIDOR.

Oui, Madame, et j'ai des nouvelles certaines que Monsieur Richard est mort sans avoir fait de testament.

SILVANIRE.

Mon frère est mort ? Je ne puis donner trop de larmes à la perte d'un frère qui m'aimait tendrement.

MARTON.

Pleurez donc pour la forme, et riez pour le fond.

SCÈNE VIII.
Silvanire, Orasie, Lisandre, MONSIEUR Polidor, Marton.

LISANDRE.

Ah, Madame, si mon Oncle est mort, comme on vient de me le dire, je crois que vous voudrez bien consentir que j'épouse la belle Hortense.

À Orasie.

Et vous, Madame, voudriez-vous me la refuser ? Accordez la moi, je vous en conjure par tout ce que l'amour a de plus touchant.

ORASIE.

Remerciez Madame votre mère, qui a bien voulu consentir à ce mariage.

LISANDRE.

Madame, que vous me rendez heureux !

SCENE IX.
Silvanire, Orasie, Lisandre, Monsieur Polidor, Pasquin, Marton.

PASQUIN.

Ah, Monsieur ! Il y a bien des nouvelles.

LISANDRE.

Quel malheur viens-tu nous annoncer ?

PASQUIN, à Orasie.

Ah, Madame !

ORASIE.

Explique-toi.

SILVANIRE.

Tire nous d'inquiétude.

PASQUIN.

Vous avez tout perdu, Monsieur, vous avez tout perdu.

LISANDRE.

Ignores-tu qu'on me rend le plus heureux de tous les hommes ?

PASQUIN.

Vous changerez bientôt de langage.

LISANDRE.

Ma mère consent que j'épouse Hortense, et la sienne ne s'y oppose plus.

PASQUIN.

Vous n'en serez que plus malheureux.

LISANDRE.

J'ai du bien pour soutenir sa qualité.

PASQUIN.

Ce bien fera redoubler vos maux, et je ne réponds pas de votre vie.

ORASIE.

Que peut-il être arrivé ?

SILVANIRE.

Je suis dans une inquiétude mortelle.

PASQUIN.

Voici Lisette, qui en sait plus que moi.

SCÈNE X.
Silvanire, Orasie, Lisandre, Monsieur Polidor, Lisette, Pasquin, Marton.

LISETTE, à Orasie.

Ah, Madame ! Je ne saurais parler. Quel dommage ! Que Paris perd aujourd'hui !

LISANDRE.

Je sens un trouble incroyable.

PASQUIN.

Les Dames sont vengées, Monsieur, les Dames sont vengées. Il n'y a plus d'Hortense pour vous.

LISANDRE.

Hortense serait-elle morte ?

PASQUIN.

Ce ne serait rien, et vous l'oublieriez plutôt.

LISETTE.

Elle est dans un couvent.

LISANDRE.

Dans un couvent !

LISETTE.

Oui. Je viens de l'y laisser.

ORASIE.

Ma Fille dans un couvent ?

SILVANIRE, à Orasie.

Quoi, sans vous avoir rien dit ?

PASQUIN.

Elle est partie impromptu, de peur de changer de résolution.

LISANDRE, à Orasie.

Allons, Madame, allons la presser de revenir, elle ne vous refusera pas.

LISETTE.

Elle déteste tous les hommes, et veut avoir la gloire de venger le sexe.

MARTON.

Quand le dépit fait aller au couvent, on part incognito, et on revient en cérémonie.

ORASIE.

Elle ne reviendra pas.

LISANDRE.

Et qui pourrait l'y retenir, quand elle saura que mon oncle est mort, et que vous consentez que je l'épouse ?

ORASIE.

J'y consentais avec peine, mais puisqu'elle a suivi son devoir et ma volonté, c'est une affaire finie.

LISANDRE.

Quoi ? Je la perdrais quand la fortune me donne du bien, et que vous l'avez l'une et l'autre accordée à mon amour ? Fut-il jamais un amant plus malheureux ?

MARTON.

Plus vous souffrirez, plus les dames seront vengées.

PASQUIN.

Son ascendant n'est pas pour les honnêtes femmes.

ORASIE, à Silvanire.

Allons, Madame, allons terminer notre autre affaire.

MARTON.

Il est dangereux d'offenser le sexe, l'Amour le venge tôt ou tard.

 


Extrait du Privilège du Roi.

Par Grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le 17. jour d'Avril 1695. Signé, Par le Roy en son Conseil, DELAISTRE ; Il est permis à MICHEL BRUNET Marchand Libraire à Paris, d'imprimer, vendre et débiter un Livre intitulé, Les Dames vengées, ou la Dupe de soi-même, Comédie ; durant le temps et espace de six années, à compter du jour qu'il sera achevé d'imprimer ; et défenses sont faites à tous Libraires et Imprimeurs d'imprimer, faire imprimer, vendre ni débiter ledit Livre, mesme d'impression étrangère, sans le consentement de l'Exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de quinze cens livres d'amande, confiscation des Exemplaires contrefaits, et en tous dépens, dommages et intérêts, ainsi qu'il est plus amplement expliqué par ledit Privilège.

Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, suivant le Règlement de 1618, et l'Edit donné au mois d'Août 1686, le 23. Avril 1695.

Signé, AUBOÜYN, Syndic.

Achevé d'imprimer pour la première fois, le 22. Avril 1695.


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Notes

[1] Voiturer : Transporter d'une façon quelconque. [L]

[2] Pécunieux : Terme familier. Qui a beaucoup d'argent comptant. [L]

[3] S'Entêter :

[4] Richard Ier, 3ème duc de Normandie, dit Richard Sans-Peur (Fécamp v. 930-996)

[5] Galimatias :

[6] Banal:

[7] Agnès

[8] Enter : Insérer en général. [L]

[9] Coquette : Ce mot se prend en mauvaise part. Celle qui s'ajuste pour donner dans la vue des galants. [R]

[10] Mettre au pis

[11] Pélerin

[12] Salmigondis

[13] Ruelle

[14

[15] Cour de la Reine : Promenade de Paris située en bord de Seine en aval du Palais du Louvre et après les Tuileries.

[16] Robe

[17] Dindonière

[18] Banneret : Ancien titre des seigneurs qui avaient droit de lever bannière, pour composer une compagnie militaire de leurs vassaux. [L]

[19] Vice-gérent : Celui qui tient la place de l'official en son absence. [L]

[20] Bouteiller : Officier qui a l'intendance du vin de la table d'un prince. [L]

[21] Chatouilleux : Fig. Qui s'offense aisément, qui se pique aisément. [L]

[22] Sexe doit être compris comme les femmes ou la gente féminine en général.

[23] Épithalame : Petit poème pour célébrer un mariage ; genre qui nous vient de l'antiquité, où il était particulièrement usité.

[24] Ruelle : Fig. Ruelle du lit, ou, simplement, la ruelle, espace laissé entre le lit et la muraille. [L]

[25] Désert : lieu à l'écart, dépeuplée, sans intérêt. La province pour les habitants de Paris.

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