1881.
PAR NINA DE VILLARD
À PARIS, TRESSE, Galerie du Théâtre Français, PALAIS-ROYAL.
publié par Paul FIEVRE, juillet 2017.
© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2021 à 09:54:43.
PERSONNAGES
LE CLOWN.
Paru dans "Saynètes et monologues", Troisième série, Paris, Tresse Editeur, 1881. pp. 25-29
LE CLOWN
SCÈNE PREMIÈRE.
LE CLOWN.
À Coquelin-Cadet.
Mon cirque fait relâche, et j'en profite, amis,
Me trouvant ce soir libre et correctement mis,
Pour vous dire en deux mots ma singulière histoire.
J'ai commencé mes tours au bord d'un écritoire,
5 | Ah ! Dame, vous savez, on commence où l'on peut ; |
J'ai fait beaucoup de vers dont on se souvient peu,
J'ai célébré l'éther, l'Océan, la mouette,
La forêt, l'arc-en-ciel, l'amour: j'étais poète !
Vous aurez feuilleté mes livres sur les quais,
10 | Ils sont tous entassés sur le quai Malaquais ; |
J'ai rêvé des sommets altiers, les fières cimes
Qu'on peut escalader sur les ailes des rimes,
De ma jeunesse en fleur tel fut le clair matin.
Mais la vie est un rink où souvent le patin
15 | Nous emporte bien loin du but erreur fatale ! |
J'ai traîné l'habit noir du solliciteur pâle
Qui cache un manuscrit lourd, j'ai connu l'horreur
De l'antichambre où l'on attend qu'un directeur
Ait fini de causer avec des ingénues.
20 | J'ai vu naitre et mourir bien des jeunes revues, |
Et j'ai noctambulé triste, hagard, crotté,
Vêtu pendant l'hiver de jaquettes d'été,
Et d'ulsters poussiéreux pendant la canicule.
Mais un jour, lassé d'être un martyr ridicule,
25 | Pour dompter le public il faut, me suis-je dit, |
Employer quelque truc aussi fort qu'inédit.
Alors j'ai dédaigné les ornières connues,
Que suivaient les anciens pour aller jusqu'aux nues ;
Et, pour mieux m'écarter des vulgaires chemins,
30 | A la postérité j'ai marché sur les mains. |
Je suis le clown moderne et froid, ma jambe maigre,
Comme un piment confit longtemps dans du vinaigre,
À d'étranges zigzags où le songeur se plaît ;
Je sais poser mon front pensif sur mon mollet,
35 | En faisant de petits bonjours de ma bottine |
À la brune ambrée, aux senteurs de veloutine,
Qui profile son galbe aimable aux promenoirs.
Je vois s'illuminer les yeux verts, bleus ou noirs,
Quand, au son du hautbois, de mon orteil senestre
40 | Je mouche élégamment le nez du chef d'orchestre. |
Je porte une perruque écarlate, un maillot
Tout zébré de dessins fantasques, dernier mot
Des gommeux du tremplin ; mon sourcil circonflexe
Abrite mon regard qui trouble l'autre sexe.
45 | Je suis le roi des désossés ; comble de l'art, |
Je rase une table en faisant le grand écart,
Comme un rameur véloce en une périssoire,
J'improvise des pas sur une balançoire ;
Les applaudissements gantés me sont acquis,
50 | Quand je jongle avec les couteaux, d'un air exquis. |
BriUant d'une gaité féroce et japonaise,
Tantôt guépard, tantôt boa, toujours à l'aise,
Je sais bondir, ramper, m'aplatir chaque soir,
Et ce qui sert aux autres hommes à s'asseoir
55 | Me sert à à moi, le clown rêveur, de mandoline, |
Pour ma chanson sans mots, sans notes, mais câline.
C'est alors que je plane - et je reprends mon rang
De descendant direct du père orang-outang.
D'être son petit-fils je sens si peu la honte
60 | Que vers ce grand aïeul fièrement je remonte. |
Loin de répudier sa haute parenté,
Je le prends pour modèle, et c'est ma vanité,
Qu'on dise quand, rasé, ganté de frais, le linge
Éclatant de blancheur, je parais : « Tiens, un singe ! »