CONJECTURES ACADÉMIQUES

1671

Abbé d'Aubignac

Version du texte du 28/09/2014 à 17:44:37.

INTRODUCTION

Justification du livre. Son but.

1.
Liberté en matière d'érudition.

J'ai toujours cru qu'un honnête homme ne devait point distinguer sa conduite par des sentiments contraires à ceux du public, ni former ses actions sur des maximes particulières, qui passent plutôt pour des emportements déréglés, que pour des effets d'une sagesse approuvée. Il faut être vertueux avec ordre, et sage à la mesure des autres ; les singularités ne sont bien souvent qu'une affectation de quelque fausse excellence dont notre vanité nous flatte, ou d'un mépris qui veut faire le procès à tout le reste du monde. Ceux qui ne suivent pas les routes ordinaires, sont presque toujours dans un égarement qu'ils ne connaissent pas, et pensant se distinguer par des perfections extraordinaires, ils sont souvent regardés comme des prodiges qui font peur, et dont personne ne peut aimer la société. Tout ce qu'ils disent et tout ce qu'ils font, ne sont que des censures publiques, et condamnant tout le monde, personne ne prend leur parti. Il faut des vocations particulières de la part de Dieu pour changer les choses établies par le cours des siècles, et par un long usage de tous les hommes, et si les miracles n'en soutiennent les nouvelles propositions, ils ne sont ordinairement que des insensés. Ce sont des âmes grandes, mais en folie ; ce sont des esprits forts, mais par l'opiniâtreté de mal faire, et jamais la tranquillité des états n'est troublée, ni la sainteté de la religion corrompue, que par ces gens qui veulent que toutes leurs opinions soient des vérités incontestables, et leurs extravagances des vertus à imiter. Mais il n'en est pas ainsi des matières d'érudition : il est libre, il est même très louable à tous ceux qui cultivent les sciences et les belles lettres, de rechercher quelques agréables curiosités, et de les communiquer aux autres avec plaisir. Dieu a donné l'univers à l'homme, pour un objet de sa curiosité, et nous pouvons par de continuelles expériences chercher ce que nos prédécesseurs n'ont point trouvé, ou du moins par de sérieuses réflexions découvrir ce que les ténèbres du temps dérobaient aux yeux des plus éclairés. J'ai toujours eu beaucoup de respect pour ceux qui mettent à l'épreuve les ouvrages de la nature, pour en mieux examiner les merveilles, et ceux qui travaillent sur les maximes de l'antiquité, pour y voir ce que la négligence nous avait laissé perdre ; et si un homme studieux était soutenu par sa propre fortune, ou par les secours des puissances, je m'assure que l'on regarderait comme des merveilles beaucoup de choses que les siècles passés ont condamné, et que l'on traiterait d'impostures et de ridicules la plus grande partie de celles que nous admirons. Il ne faut donc pas s'étonner si l'on s'élève contre moi, si j'entreprends de traiter un sujet qui semble contredire tous les auteurs, et même les plus fameux, qui ont écrit depuis plus de deux mille ans. Ils ont tous regardé comme un chef-d'oeuvre les poésies qui portent le nom d'Homère, et moi je prétends qu'à les bien prendre, ils sont tous remplis de faiblesse et de fautes contre le bon sens ; c'est un exercice d'esprit qui ne doit pas être désapprouvé, parce qu'il n'est pas défendu ; il n'y a point de loi dans la politique qui m'empêche d'examiner et de censurer cet ouvrage, sur les mémoires de l'antiquité, ni d'article de foi qui prononce excommunication majeure contre ceux dont les scrupules ne s'accorderont pas avec les écrivains des derniers siècles. Le sujet de ce discours est de ceux que de plus savants que moi pourraient condamner, mais il n'en faut rien craindre de funeste ; on peut soutenir qu'Homère n'était pas un bon poète, et que même il n'a jamais été, sans se rendre suspect d'être mal affectionné à la couronne, ni de mal penser de la religion ; l'on ne sera pas exposé pour cela aux peines des lois, ni aux anathèmes de l'église ; et cette opinion, singulière à la vérité, n'obligera personne à se défendre des orages de la cour, ni des foudres du vatican. Parlons-en donc avec une liberté entière, comme l'on en peut tout croire impunément. À bien prendre néanmoins ma pensée, on trouvera peut-être que je n'écris point ouvertement contre Homère, et que j'explique seulement les doutes que l'on peut former sur les oeuvres que l'on lui attribue. Mais quand j'entreprendrais sans aucun prétexte spécieux, de mettre au jour des fautes qu'on n'y aurait point remarquées, ou qu'on aurait voulu cacher ; quand je soutiendrais que ceux qui le traitent avec tant de vénération, et de respect, agissent plutôt par une complaisance d'habitude que par la lumière de leur connaissance, et quand on prétendrait que je me laisserais conduire par l'aversion ou par l'ignorance plutôt que par l'amour de la vérité, tout cela ne pourrait apporter aucun changement au fond de ce discours, et n'en rendrait aucune circonstance moins favorable, ni plus désavantageuse à la mémoire d'un nom si vénérable, et qui peut-être ne fut jamais qu'un simple nom. Quand Tacite veut assurer ses lecteurs de la sincérité de ses sentiments sur son histoire, il dit qu'il ne connaissait point les empereurs dont il écrit la vie, ni par les grâces qu'il en avait reçu, ni par les effets de leur haine. Ainsi il est bien plus raisonnable de considérer cette règle dans le sujet que j'entreprends. Il faudrait remonter bien haut dans les siècles passés pour voir ce poète, et peut-être que personne ne l'a jamais vu. S'il a vécu, c'est longtemps avant ceux qui l'ont nommé, et je ne sais s'il fut jamais ailleurs que dans la possibilité des choses ; mais il est certain que de tous les auteurs qui nous restent, pas un ne l'a jamais connu, et que pas un d'eux n'a donné une connaissance parfaite de ceux qui l'ont vu. On peut même librement ajouter que nous n'avons aucune tradition qui nous en ait apporté l'histoire d'écrivain en écrivain depuis le temps de la guerre qui se lit dans ses vers jusques au nôtre ; car depuis la ruine de Troie, jusques au premier auteur profane que nous avons, il y a plus de 700 ans écoulés. Le silence d'un si long cours d'années a tout abîmé dans un oubli général, ou du moins il est resté si peu de choses, qu'on ne peut en avoir aucun témoignage assuré. Ceux donc qui aiment ce nom, n'y sont engagés que par le plaisir qu'ils ont de lire les poésies qui le portent ; et quand j'entreprendrais de les censurer, ce ne serait pas par aversion, ou par mépris pour le bon Homère, quand il serait certain qu'il aurait vécu parmi les hommes de ces siècles perdus. Il ne faut ici juger de rien par autorité, mais seulement par des maximes indubitables ; il ne faut rien donner aux années, mais tout à la raison ; elle est de tout temps et l'on ne prescrit point contre elle ; ses lumières doivent être aussi vives qu'à la naissance de l'univers ; sa beauté nous doit plaire quand nous la connaissons, et sa force doit faire rendre les armes quand elle presse. Il ne faut point s'écrier ici par raillerie qu'il est tombé du ciel un troisième Caton, qu'il est venu des antipodes un nouvel historien ; chacun peut dans cette question penser ce qu'il voudra, et mettre hardiment au jour ce qu'il pense ; et ceux qui auront de quoi soutenir ces opinions communes, les peuvent écrire avec toute liberté. J'aurais grand tort de me fâcher si quelqu'un me contredisait, puisque j'ose bien contredire tous les autres ; et qui me montrera la vérité que je n'aurai pas connu, m'accordera une faveur dont je le remercierai quand il l'aura fait de bonne grâce.

2.
Homère a pu être discuté déjà.

Il est vrai que depuis plusieurs années le nom d'Homère est en grande réputation, et qu'il est célébré par une infinité d'éloges répétés et multipliés par une longue suite d'écrivains. On a cru, non seulement qu'il était homme, mais on a dit que cet homme était divin ; on l'a nommé prince des poètes, la fontaine de toutes les sciences et de toutes les vertus, la source des beaux esprits ; on ajoute qu'il n'avait point eu de modèle ni d'imitateurs ; on le peint au milieu d'un grand nombre de poètes, se nourrissants des choses qu'il avait rejetées par faiblesse d'estomac, ou par l'effet de quelque débauche. On lit qu'Alcibiade n'ayant point trouvé ses oeuvres chez un maître d'école qu'il visitait, l'en châtia fort rudement, et qu'Alexandre les gardait soigneusement dans une cassette très précieuse, où Darius roi de Perse avait auparavant accoutumé de mettre ses parfums les plus exquis ; à quoi chacun s'est efforcé d'ajouter toutes les considérations qui en ont pu augmenter la vénération. Il ne faut pas néanmoins s'imaginer que les sentiments que je pourrais avoir contre cette réputation, si généralement étendue en faveur d'Homère, procède d'une opinion bizarre et toute nouvelle dans l'empire des lettres, car ce grand bruit n'a pas fermé la bouche à tout le monde ; et plusieurs n'ont pas feint de résister à ce torrent, et de s'opposer à ce sentiment général. Supposons donc pour quelques moments qu'Homère n'est pas un simple nom, mais qu'il a été autrefois un homme, grand poète, auteur de l'Illiade et de l'Odyssée, et voyons quel jugement les savants en ont fait, et ce que chacun en peut penser raisonnablement. Nous n'avons point de livre plus ancien que les poésies qui portent ce nom, tous ceux qui les ont précédées sont ensevelis dans l'abîme des temps, et la bonne fortune l'en a fait triompher, sans qu'il reste aucun auteur qui lui puisse disputer sa gloire. De sorte que nous ne pouvons dire au vrai, s'il ne s'est point trouvé de poète plus excellent avant ses ouvrages, bien qu'on puisse assurer qu'ils n'ont pas été les premiers. Nous avons assez de mémoires de l'antiquité pour en être pleinement persuadés. Je ne m'arrête pas à ce que les fables ont dit d'Amphion et d'Arion, qui charmaient les rochers et les bêtes par leur musique et par leur poésie, et peut-être par tous les deux ensemble. Il faut chercher des preuves plus certaines. Je pourrais observer que Cnophile que l'on fait plus ancien qu'Homère, avait écrit un poème de la captivité d'Oechalie, mais je ne veux pas le mettre en considération parce qu'il vivait sous les premiers rois de Rome, et que les amateurs d'Homère le font plus ancien de deux cents ans et davantage. Cependant Corrinnus avait écrit une Illiade au temps de la guerre de Troie. Syagrius en avait fait de même, et l'on assure qu'il fut fort en colère contre Homère qui l'avait imité ; mais je crois que c'est une vision de quelque moderne et que cet Homère que je crois un auteur imaginaire, n'en a jamais été connu non plus que de Corrinnus. Aristéas avait écrit un poème intitulé Arimaspia, où l'histoire des Arimaspes, dont Pline a tiré beaucoup de remarques curieuses. épiménides, le dormeur de quarante ans, avait fait un poème des argonautes, car cette aventure fut un sujet assez commun avant la guerre de Troie. Démodocus, de l'île de Corcyre, avait déjà écrit la ruine de Troie, et Héraclides De Pont, qui a fait les allégories d'Homère, veut que ce dernier, s'il a jamais été, en ait imité beaucoup de choses. Orphée, que l'on met ordinairement avant la guerre de Troie, onze générations de sept années chacune seulement, ou de trente, comme quelques-uns le prétendent, ce que je ne crois pas qu'on doive entendre ici de cette sorte, avait écrit déjà le voyage des argonautes, non pas comme nous l'avons maintenant, car cet oeuvre est de quelque curieux plus récent de la ville de Crotone, qui voulut ainsi par allégorie décrire l'histoire naturelle de la pierre philosophale. Nous avons deux épitaphes de cet ancien auteur, et les diverses fables qui se content en sa faveur nous montrent assez que toute l'antiquité l'a révéré comme un excellent poète ; car de nous avoir dit qu'après sa mort, sa tête séparée de son corps chantait encore mélodieusement ; que les rossignols qui s'arrêtaient sur sa sépulture, chantaient plus agréablement que les autres ; que sa lyre fut portée par les eaux sur les rochers de lyrnesse, et que malgré leur dureté naturelle, ils en eurent le don de parler agréablement ; mais que Néanthus ayant trouvé moyen de l'avoir, en joua si mal, que les chiens le dévorèrent ; qu'un berger s'étant par hasard endormi sur la sépulture de ce poète, en obtint le don de chanter ses vers avec tant de mélodie qu'il charmait ceux qui l'écoutaient, et que sa statue ayant rendu quelque liqueur semblable à la sueur, sous le règne d'Alexandre, fut un présage que les poètes auraient bien de la peine à chanter dignement les hauts faits de ce héros : c'est nous avoir publié la beauté de son esprit, et les merveilleux effets de sa poésie. Si nous en croyons Virgile, il faut bien que musée fut un poète célèbre, puisqu'il le met à la tête de tous les fameux, quand il décrit leur apparition au prince Aenée, peu de temps après la guerre de Troie ; aussi l'ouvrage que nous en avons sous son nom, et dont plusieurs savants le reconnaissent auteur, est jugé par Scaliger plus doux et plus fort en poésie que ceux d'Homère, quoique d'autres ne veulent pas que les vers qui nous restent sous son nom soient de lui. On avait même de Linus une Cosmogonie, ou génération du monde avec le cours du soleil et de la lune, et on trouve de ses vers allégués par de bons auteurs. Et si nous remontons encore plus haut, nous verrons la savante Phéménoé, que l'on dit avoir inventé les vers hexamètres avant Linus et Orphée, illustre en poésie, et dans un temps où sans doute il y avait déjà plusieurs poètes fameux, puisque les femmes entreprirent de faire des vers. Aussi l'histoire ancienne nous apprend qu'elle fut suivie de plusieurs poètes, dont les noms n'ont pas seulement été conservés ; si ce n'est qu'on veuille croire que Paléphatus dont on avait environ vers ce temps une Cosmopée, ou création du monde, ait vécu avant elle comme quelques-uns nous en assurent. Je pourrais même ajouter que l'histoire de Job est écrite en vers, excepté quelques parties du commencement et de la fin, et que la poésie avait pu passer, dès ce temps là, de la Palestine dans la Grèce, parce que nous avons des témoignages qu'à la sépulture de Thésée, qui mourut avant la guerre de Troie, il y eut des jeux de poésie entre les habiles de ce temps là qui en disputèrent le prix. Si donc on veut dire que, de tous les grecs qui nous restent, Homère est le premier rempli de cet esprit divin qui fait les poètes, que l'on ne peut tirer de plus loin les règles des sciences et des vertus, que nous n'avons point de poème épique plus ancien qu'il ait pu suivre, comme nous n'avons point d'ouvrage de cette qualité depuis ce temps jusques à des siècles fort postérieurs, tous ces éloges seront véritables, et je ne veux pas nier qu'ils ne lui soient fort glorieux ; mais de prétendre que l'auteur de cette poésie ait eu les vertus infuses pour les enseigner aux âges suivants, qu'il en ait été la source, sans jamais en avoir rien puisé d'ailleurs, cela est ridicule ; il les avait apprises de ceux qui l'ont précédé ; il avait vu les ouvrages qui lui ont ouvert le chemin pour aller aux grandes choses ; et si nous n'avons pas de quoi reconnaître ce qu'il avait imité des autres, et ce qu'il a donné pour enrichir leurs inventions et leur art, il le faut croire heureux de ce qu'il n'a pu être dévoré comme les autres par la fureur des temps. Et cette peinture dans laquelle il était représenté au milieu de ceux qui vivaient de ce qu'il vomissait, me semble aussi désavantageuse pour lui que pour ceux qui pillaient ses ouvrages. Car si cette allégorie nous fait entendre leur indigence, elle nous montre son imperfection sous la figure d'un estomac débilité par débauche, ou par maladie, et d'un aliment mal digéré ; autrement il eût fallu représenter ses membres, déchirés et mangés par ceux qui s'en voulaient nourrir, comme Théophile parle de ceux qui imitent et volent les oeuvres de Malherbe, au moins est-il certain que l'allégorie en serait plus juste. Cherchons cependant d'où ce grand bruit de gloire a pu tirer son origine. Il faut savoir que les princes des siècles passés avaient accoutumé, comme de notre temps, d'avoir quelque musique à leurs festins ; mais au lieu que la nôtre n'est qu'une harmonie d'instruments avec des tons agréables sans paroles, ou tout au plus avec quelque petite chanson d'amourettes, inutiles à l'instruction des moeurs, ceux-là faisaient chanter devant eux les hauts faits des héros, ou les merveilles de leurs divinités. Nous en avons des exemples même dans l'Illiade et dans ceux qui ont dit que les muses ont quelquefois chanté devant Jupiter la défaite des géants, ou la guerre qu'ils entreprirent contre les dieux. Et comme l'on n'avait pas toujours des poètes pour avoir de nouveaux ouvrages, on s'avisa de prendre des épisodes, ou pièces détachées de ceux qui avaient quelque réputation, et ceux qui s'appliquaient à ce métier étaient nommés rhapsodes, qui non seulement chantaient, mais qui dansaient encore, exprimant dans leurs postures le sens des vers avec beaucoup d'art et de grâce ; et comme l'usage des plus belles choses passe ordinairement de la cour parmi le peuple, ce plaisir tomba du trône dans le carrefour, c'est-à-dire de la table des princes au divertissement des moindres bourgeois ; jusque-là même que c'était souvent l'occupation des mendiants, et surtout des aveugles. Mais il y en avait qui chantaient toute sorte de poésie, et d'autres dans la suite du temps ne s'appliquèrent qu'à celles d'Homère, dont ils furent nommés homéristes, parce que les autres poètes n'ayant fait que de petits ouvrages, il n'était pas difficile de les chanter tous ; mais l'Illiade et l'Odyssée étaient d'une trop longue étendue pour les bien savoir, et s'appliquer encore aux autres poésies. Nous l'apprenons clairement dans le dialogue de Platon, intitulé Ion, qui fut un des rhapsodes homériques, et des plus estimés de son siècle ; et les disputes publiques de ces chanteurs et danseurs des vers d'Homère furent supprimées dans Sicyone par Clisthènes qui en fut tyran, quelques années avant Hérodote, parce qu'il avait eu guerre contre les argiens, et que dans ces poésies la ville d'Argos et les argiens étaient hautement loués ; mais elles restèrent dans les autres villes de Grèce. Or, ces homéristes, pour faire valoir leur métier, ne pouvaient se modérer dans les louanges d'Homère ; c'était leur divinité comme c'était leur gagne-pain, il fallait qu'ils donnassent une estime incomparable à ses vers, parce que s'ils n'étaient recherchés, ils courraient fortune de tomber dans une misérable mendicité, de sorte que partout ils prônaient le mérite d'Homère, ils publiaient les louanges de sa poésie, ils faisaient résonner hautement tous ses vers jusques aux plus faibles, et ne prononçaient pas une de ses paroles sans admiration ; et comme on se laisse persuader à ce qu'on n'entend pas, et dont on n'est pas capable de juger, les peuples furent si aisément persuadés par l'ignorance et le plaisir, que ce poète passa pour un homme miraculeux, et les plus habiles n'osaient, ou ne se souciaient pas de les détromper. Cela fut encore soutenu des grammairiens et de tous ceux qui tenaient les écoles publiques ; car n'ayant point d'auteur plus ancien plus simple et plus diversifié qu'ils pussent enseigner, ils étaient obligés de le louer, non seulement pour donner de l'autorité et du poids à leurs instructions, mais encore pour conserver le profit qu'ils en recevaient, et les jeunes gens, imbus de cette opinion dès leur enfance, ne s'en défaisaient pas aisément, ou parce qu'ils ne voulaient pas se donner la peine d'en examiner les ouvrages, ou parce qu'ils n'avaient pas de règle pour y discerner le bien et le mal, ou plutôt qu'ils ne pensaient pas qu'il fût honnête ni possible de contredire leur maître qu'ils avaient reconnu plus savant qu'eux. De là vint qu'Alcibiade, jeune étourdi, prompt, et téméraire, frappa ce pédant qui n'avait point les oeuvres d'Homère chez lui, comme lui reprochant qu'il ne devait pas être sans un livre qui seul pouvait l'empêcher, aussi bien que les autres, de mourir de faim. Jugez donc si cette réputation, répandue de tous côtés par tant de personnes, qui ne chantaient autre chose en public et qui ne faisaient rien durant toute leur vie plus ordinairement que de louer ce poète, n'est pas facilement venue jusqu'à nous. On se laisse facilement prévenir des opinions générales. On croit que tant de gens, et souvent habiles, n'ont pu se tromper, que ce serait du temps perdu de les contredire, et l'on aime mieux déférer à de telles erreurs sans conséquence, que de prendre la peine d'en rechercher la vérité. Mais quoi, dira-t-on, Aristote était-il capable d'être ébloui par ces petits esprits, et n'a-t-il pas assez bien examiné les oeuvres d'Homère, puisqu'il en a tiré les règles de son art poétique ? Le nom de cet illustre philosophe pourrait faire tomber les armes des mains de ceux qui suivraient aveuglément l'autorité ; mais d'ailleurs ceux qui ne veulent déférer qu'à la raison, sans que les exemples fameux ni les grands noms les puissent engager contre elle, ne se rendent pas, qu'ils ne soient entièrement convaincus, et j'ai des scrupules qui m'empêchent de suivre le sentiment d'Aristote dans le sujet dont nous parlons. Premièrement, les opinions de ce philosophe ne doivent point être reçues comme des vérités infaillibles qui nous ôtent la liberté de la dire ; il était homme capable d'errer, son imagination n'était pas exempte de prendre de mauvaises vues, ni son jugement de faire de fausses démarches, sa doctrine a eu ses contradicteurs, et les écoles d'Athènes ont vu dans un même temps un grand nombre de sectes différentes qui tenaient des partis opposés aux siens, en toute sorte de discipline. Son bonheur a voulu que ses écrits aient évité la rigueur des années, et si ses opinions ont été vénérables à la postérité durant plusieurs siècles, c'est qu'elles étaient seules restées du débris d'Athènes, ce grand arsenal, et ce divin sanctuaire des sciences ; mais si nous avions les livres des premiers épicuriens, des mégariens, et de ceux qui les avaient devancés, des écoles de Samos et de Milet, et de toutes les autres, qui n'ont pas été d'accord avec le lycée, nous verrions bien qu'il a toujours été libre de ne pas consentir aveuglément aux maximes d'Aristote et que ceux qui l'ont contredit n'ont pas manqué de raisonnements aussi difficiles à combattre que les siens. Nous avons vu depuis cinquante ans un particulier composer un corps de philosophie, sans vouloir déférer à rien de tout ce qu'il avance dans la sienne ; et nous avons à présent des curieux qui par de fortes méditations et de soigneuses expériences, obligent tous ceux qui les écoutent à rejeter les pensées de ce philosophe, comme des erreurs, ou à chercher de nouvelles explications de ses paroles pour les concilier avec les ordres de la nature. Je ne veux pas même prendre ici avantage de ces dangereuses opinions, que l'église a condamnées, non seulement comme des erreurs, mais comme des impiétés ; car la matière que nous traitons ne regarde point les mystères de la religion, ni les principes de la physique : enfin Aristote n'est pas un tyran qui puisse violenter nos esprits, contraindre nos sentiments d'obéir à ses fantaisies, et nous ôter la liberté de parler contre ce qu'il a dit ; nous ne sommes pas obligés de le croire par aucun serment solennel que nous ayons fait en ses maximes, ni par aucune servitude qu'il ait eu droit de nous imposer ; nous sommes libres, et quand nous n'aurions point d'autres prétextes de lui résister que notre volonté, on ne pourrait pas nous réduire à la nécessité de la changer. Entrons néanmoins dans des considérations plus particulières. Aristote fut préposé à l'instruction d'Alexandre Le Grand, le choix en fut fait sans doute avec une sage délibération, parce qu'il était un des plus savants et des plus beaux génies de son temps. Mais pour satisfaire à cette obligation, il commença de bonne heure à nourrir l'esprit de ce jeune prince dans l'amour de la guerre, à laquelle il était de lui-même assez enclin ; et comme on n'avait point alors d'autres poésies que celles d'Homère, où l'on pût trouver tant de combats, et plus agréablement décrits, il ne manqua pas de lui en donner une exacte connaissance ; et pour ne point diminuer la croyance qu'il devait prendre en ce qu'il lui enseignait, il ne manqua pas de lui faire souvent l'éloge de ces poésies, de lui faire observer toutes les beautés qui s'y trouvaient en assez grand nombre, et de s'entretenir avec lui dans une estime singulière de tous ses ouvrages ; de sorte qu'il ne pouvait pas se défendre d'en parler avantageusement dans tous les écrits qu'il faisait de poétique, ou d'éloquence, qu'il dressa même exprès pour l'en instruire. Et si nous voulons juger franchement de ce qu'il a dit d'Homère, nous recevrons tout comme les propos d'un homme prudent, commis à l'éducation d'un jeune prince, et les adresses d'un bon courtisan, qui ne voulait pas lui déplaire dans un âge plus avancé. Mais ceux qui sont délivrés de tous ces engagements, qui par leur emploi, ou par la complaisance, ne doivent prendre aucun sentiment contraire à leur propre lumière, peuvent n'être pas d'accord avec Aristote, sans blesser l'honnêteté de leur conduite ni la sagesse de la cour. C'est ici que je dois répondre à ceux qui font un si grand bruit à l'avantage des poésies d'Homère, de ce qu'Alexandre les voulut mettre dans la précieuse cassette où le roi Darius avait accoutumé de conserver ses parfums ; car ce fut l'effet des discours d'Aristote en faveur de ces vers, et du plaisir qu'Alexandre prenait à lire les combats qui s'y trouvaient décrits, mais ce n'est pas une aventure qui doive passer pour une raison invincible, et nous empêcher de chercher si les louanges qu'Aristote donnait à ce poète étaient bien établies, et si la joie d'Alexandre a pu faire les règles d'un art qui ne dépend pas de la souveraineté. À toutes ces réflexions j'en ajoute une autre qui joint encore de plus près notre sujet. Aristote voulut écrire de l'art poétique, et principalement du poème épique, ou épopée, dont il avait parlé fort au long dans les deux derniers livres, que nous avons perdus, et nous n'en avons rien que ce qu'il en a dit dans le premier, à l'occasion de la tragédie. Pour en déduire quelques différences ou quelques conformités, on peut néanmoins juger assez raisonnablement que n'ayant entre les mains aucun traité de cet art que les siècles eussent laissé venir jusqu'à lui, il fut obligé de prendre un ouvrage pour en tirer les preuves de ses règles et les exemples, et n'ayant point d'autre poésie que celle d'Homère, qu'il avait tant estimé, il se persuada qu'il ne pouvait rien faire de mieux que d'y chercher toutes les lumières dont il avait besoin ; de sorte qu'il regarda ce poète comme un exemplaire de perfection, et ses poésies comme un chef-d'oeuvre de l'art ; il en tirait l'autorité de ses maximes, l'éclaircissement de ses doutes, et les raisonnements qui devaient rectifier ses pensées : et l'on ne doit pas trouver étrange si dans ce dessein il a rempli ses écrits des éloges d'Homère, et si, n'ayant que ses oeuvres pour servir de fondement à sa doctrine, il en a toujours parlé avantageusement ; mais comme nous ne savons pas au vrai si dans la suite de sa poétique, il n'avait point observé quelque faiblesse dans sa poésie, quelques indigences, ou même quelques fautes, ni s'il les avait bien excusées, il est encore permis de nous en éclaircir, et même de condamner ce qu'il aurait mal observé et mal excusé. Après tout l'autorité de ce philosophe, et l'estime qu'il a fait des poésies d'Homère, n'ont pas empêché beaucoup de savants d'en parler autrement que lui ; et dans le cours des siècles nous en avons toujours eu qui n'ont pas été si fortement persuadés que ce poète fût incapable de faillir. On ne peut dire quels ont été les sentiments de ceux qui vivaient du temps d'Homère, s'il a jamais été, ni de ceux qui l'ont suivi durant plusieurs siècles, parce qu'il ne se trouve point d'écrivain qui en ait donné aucune connaissance ; mais Hérodote, le plus ancien de tous les auteurs profanes qui nous restent, condamne tout le sujet de l'Illiade, et tient qu'il est absolument contre le bon sens. Il prétend qu'il n'est point vraisemblable que Priam et les princes de son sang, et moins encore ceux qui prirent son parti eussent été si dépourvus de raison, que si Paris et Hélène eussent été dans Troie, comme le poète le suppose, ils eussent voulu soutenir une guerre qui désolait toutes leurs provinces, ruinait la ville capitale et mettait en péril ce grand royaume, pour défendre les plaisirs criminels d'une femme adultère et d'un jeune débauché. Thucydides fut si peu curieux de connaître Homère, qu'il en parle comme d'un pauvre aveugle, et qu'il lui attribue des hymmes que les critiques soutiennent avec raison avoir été faites par un autre poète. Platon, qu'on appelait divin, et qu'Aristote néanmoins s'est efforcé de contredire presque partout, ne peut approuver une infinité de choses qui se lisent dans l'Illiade, touchant les dieux du paganisme, et la vertu des héros. Il montre que ce sont des impiétés contre la raison naturelle, et des maximes d'une morale corrompue ; et comme la lecture en est dangereuse, il tient qu'un homme sage ne devait pas les écrire ; il condamne toutes les fables qui contiennent les mensonges, les passions et les crimes des dieux, comme de mauvais exemples à tous les citoyens et à tous les gouverneurs des républiques et ne tient pas qu'on les puisse excuser par des allégories, parce que les jeunes gens n'en peuvent faire la différence. Il ne peut souffrir que la perfidie de Pandarus soit attribuée à une divinité. Il blâme le songe que Jupiter envoie à Agamemnon, parce qu'il agissait en fourbe, et le ris immodéré des dieux voyant Vulcain marcher de travers. Il n'est pas plus favorable aux imperfections des héros de ce poète, car il dit que leurs mensonges et leurs passions vicieuses sont de mauvaises copies dont il ne faut point avoir de si nobles originaux. De plus, l'on ne doit pas prendre avantage de ce que dans le dialogue intitulé Ion, Homère est nommé le plus excellent des poètes et le plus divin, car ce n'est là qu'une raillerie, pour avoir occasion de se moquer des impertinences d'Ion ; c'était un rhapsode qui ne chantait, et ne dansait que les paroles d'Homère, mais avec tant d'agitation et d'emportement qu'il s'imaginait être égal à ce poète, à cause qu'il en expliquait les vers, c'est-à-dire qu'il faisait entendre sommairement à ceux qui l'écoutaient, quelles épisodes il allait chanter, d'où elles étaient tirées, et ce qu'elles contenaient, afin qu'on eût plus de plaisir à ses chansons et à ses postures, comme nous voyons ceux qui aident à la représentation de nos marionnettes pour en faire connaître la danse et les bouffonneries, dont ils discourent par habitude et sans rien savoir de ce qu'ils expliquent. Sur quoi Platon dit à ce rhapsode, ou chanteur d'Homère, que sans doute l'esprit du poète, resté dans ses vers, passait dans son esprit, et lui communiquait pour les chanter et les danser le même enthousiasme, qui avait échauffé ce poète en les composant ; de sorte qu'il lui fait avouer qu'il n'est point rhapsode par art, mais par une fureur divine qui le rendait insensé. Il se moque du chanteur qui se croit fort habile, et du poète dont il a condamné les ouvrages par tant de considérations. Aristarque, grand admirateur d'Homère, n'en a pas approuvé tous les vers, mais il prétendait que tous ceux qu'il trouvait défectueux n'étaient pas de lui, et c'est un plaisant moyen pour défendre un auteur, car après en avoir retranché toutes les fautes, il n'y doit plus rien rester que de bon. Athénée allègue des savants qui désapprouvent beaucoup de vers qu'il disait être mal faits et contre les bonnes règles, quelques-uns au commencement et d'autres à la fin, et qu'il y en avait de lâches, et de mauvaises pensées. Protagoras condamnait le premier vers qui contient l'invocation, et Aristote s'est efforcé de le défendre, néanmoins il cite lui-même quelques endroits qu'il taxe d'obscurité. Lucien ne s'est pas contenté de se railler d'Homère, comme d'un poète dont il ne faisait pas grand état, mais il marque précisément que ses mouvements étaient bien plus faibles que ceux de Démosthènes, que les longs entretiens qu'il faisait faire à ses héros au milieu d'un combat sont fort impertinents, et que mal à propos Achille appelle Agamemnon ivrogne, comme Démosthènes avait fait la même injure à Philippe. Le même Lucien traite les poésies d'Homère de rhapsodies, et dit bien des choses peu avantageuses à ce poète en différents endroits de ses dialogues. Plutarque avait beaucoup d'estime pour Homère, mais il n'en a pas tout approuvé ; il tient que le premier vers de l'Illiade ne valait rien, mais que l'auteur ne voulut pas le corriger, dans la croyance que la bonté des autres le ferait passer. Il écrit aussi contre beaucoup de ses fictions, et que ceux qui voulaient les excuser les tiraient par les cheveux, pour les faire venir à quelque allégorie. Zoïle entreprit autrefois de détromper le monde de cette estime aveugle qu'on avait pour ce poète, et fit un grand ouvrage de neuf livres pour appuyer ses observations ; je sais bien que ses ennemis, c'est-à-dire les suppôts d'Homère, en prirent sujet de le mettre mal à la cour de Ptolomée et l'empêchèrent d'avoir part aux pensions que ce prince faisait distribuer aux savants. Quelques-uns même ont voulu dire qu'il en perdit la vie, mais il ne faut pas qu'une cabale de cour soit une règle approuvée pour juger de l'esprit et de l'érudition d'un auteur, surtout dans la cour des ptolomées, que l'on sait avoir été de mauvais princes, et qui croyaient avoir mis leur parricide à couvert sous de beaux noms, quand ils se faisaient appeler amateurs de leurs pères et de leurs mères après les avoir égorgés, comme fit même celui qui régnait en ce temps-là, et qui se fit nommer Philadelphe, c'est-à-dire, ami de son frère, qu'il avait fait mourir. Encore peut-on penser que l'histoire de Zoïle a été corrompue par les idolâtres d'Homère, et par les misérables pédants, qui ne croyaient pas avoir de quoi vivre sans le secours qu'ils en tiraient par l'instruction des enfants. Car on ne peut pas dire comment il est mort ; les uns veulent que Ptolomée l'ait fait étrangler au gibet, les autres qu'il fut lapidé, d'autres veulent même qu'il fut brûlé et condamné comme parricide. Et cette diversité montre bien qu'il y a beaucoup moins de vérité dans ce récit que de malignité ; car un homme ne peut mourir que d'une seule manière, mais tous ceux qui ne l'aimaient pas, parce qu'ils aimaient mieux Homère que la connaissance de leurs erreurs, en ont parlé selon leur passion, et l'ont chassé du monde par la voie qu'ils ont trouvé la plus propre à décrier sa mémoire ; la forme de condamnation qu'ils allèguent prouve assez leur fureur, étant ridicule de dire qu'un savant fût réputé criminel à ce point, pour avoir expliqué ses sentiments sur une chose entièrement indifférente. Enfin, ce n'est point par la persécution d'un écrivain que l'on condamne ce qu'il a fait en matière d'érudition ; il faut que ce soit par raison ou par doctrine, et on ne peut justifier par la violence celui qui l'aura blâmé ; il faut réfuter ses observations, et prouver qu'il a mal jugé de ce qu'il a condamné ; mais nous n'avons point d'ouvrage d'aucun écrivain de ce temps là qui se soit mis en peine de défendre Homère contre Zoïle ; personne n'a contredit ses remarques, personne n'a dit qu'il s'est abusé ; on dira peut-être, que c'est un effet du mépris qu'on avait pour lui, et qu'il ne méritait pas seulement une réponse ; mais Zoïle ne fut pas un homme si peu considérable parmi les savants ; il écrivait avec beaucoup d'ornement et de soin, il était rhéteur et philosophe, et son éloquence n'était pas dépourvue de doctrine ; Denys D'Halicarnasse parle de lui avec éloge, et le compare à Aristote et aux plus doctes, assurant qu'il n'avait écrit que par l'amour de la vérité. De sorte qu'il n'eût pas été déraisonnable ni mal à propos de combattre sa critique par le discours, et d'employer contre lui les armes du Parnasse, et non pas la fureur d'un mauvais prince et l'injustice de ses ennemis. Je ne dois pas même oublier que c'était en ce temps là, ou à peu près, qu'Aristarque était en réputation. C'était un des admirateurs d'Homère : tout ce qu'il avait écrit lui paraissait admirable, et ses moindres paroles étaient les objets de ses soins et de son étude. Il n'eût donc pu rien faire de mieux que de s'opposer au rigoureux jugement que Zoïle en avait fait avec un aussi grand désavantage. Mais ce qui me surprend, c'est que l'on veut condamner Zoïle sans connaître ce qu'il avait remarqué, et que l'on soutienne les intérêts d'Homère, sans qu'il nous reste aucun mémoire des moyens honnêtes que ses amis avaient employé pour le justifier. Les sentiments de ce critique, qui fut nommé le fléau d'Homère, et qui même a fait passer son nom sur tous ceux qui condamnent ce qui ne leur plaît pas, n'ont pas été si dépourvus de raison, que d'autres ne nous aient donné lieu de croire que son ouvrage n'était pas entièrement à rejeter. Et quand le savant orateur quintilien nous enseigne qu'il n'est point d'homme assez éloquent pour être notre modèle en toutes choses, il donne pour exemple Démosthènes, qui ne plaisait pas en tout à Cicéron, et Homère, qui dormait quelquefois au jugement d'Horace, devant qui la longueur de l'ouvrage seulement lui sert d'excuse. Mais le plus grand admirateur d'Homère est le sophiste Longinus, excellent critique et bel esprit, et néanmoins il demeure d'accord qu'il y a beaucoup de fautes dans ses oeuvres ; mais il les excuse par deux raisons, que je n'approuverais pas : la première, c'est qu'elles sont faites volontairement, car cela pourrait servir à mettre à couvert bien des ignorances que l'on pourrait nommer volontaires ; la seconde, qu'elles servent à relever le genre sublime, qui doit non seulement les négliger, mais quelquefois les affecter ; en quoi il me semble que c'est l'excuser, et non pas le justifier ; ainsi il reste toujours lieu de dire que ce sont des fautes qui peuvent être condamnées, et non pas des raisons pour défendre justement l'excellence de celui qui les a faites. De notre temps, érasme ne reçoit pas comme un discours bien sensé tout ce qu'Homère feint d'Agamemnon, d'Achille, et de Priam ; car il dit que les ayant voulu donner pour des exemplaires de héros et de grands princes, il ne fallait pas leur attribuer des inepties et des actions contraires au bon sens ; qu'Agamemnon ne doit pas sacrifier sa propre fille pour l'intérêt de ses troupes, ni mettre en péril toute une armée pour ses amourettes ; qu'Achille ne devait pas pleurer lâchement devant sa mère pour une concubine qu'on lui avait ôtée, ni Priam imprudemment exposer un royaume à la dernière désolation pour maintenir la débauche de son fils ; et que toute l'Illiade n'est remplie que des impertinences de ces princes, et de leurs folles passions. Scaliger, dont la science ne doit être douteuse à personne, a fait une critique d'Homère fort judicieuse, mais si sévère, que s'il eût rencontré des princes aussi déréglés, et aussi cruels que les ptolémées, je ne crois pas que les suppôts d'Homère l'eussent mieux traité que Zoïle. Il soutient même, selon que nous avons rapporté de Platon, que les crimes qu'Homère impute à ses dieux, leurs haines réciproques, et leurs imperfections, ne doivent pas être déduites avec tant d'irrévérence, et que les plus habiles ne les peuvent excuser par les allégories. Il n'approuve pas, non plus que Lucien, que ces héros aient entre eux de grandes conversations inutiles au milieu d'un combat, qu'Achille pleure en contant ses disgrâces, et voyant les mouches boire le sang de Patrocle ; car le premier marque bien de la faiblesse, et le second pouvait être évité par le soin de quelque valet ; que Priam n'ait pas connu un chef de l'armée ennemie, après un siège de neuf années ; que Junon promette au sommeil de lui donner un marche-pied pour être assis à sa table plus commodément, s'il veut endormir Jupiter, malheureux d'avoir passé tant de siècles sans cette commodité, et plus malheureux Jupiter d'être capable de dormir ; que l'aurore apporte la lumière aux dieux aussi bien qu'aux hommes, car ils ne sont eux-mêmes que lumières sans ténèbres ; que les chevaux d'Achille aient versé des larmes, et fait leurs plaintes à Jupiter, qui les entretient du ciel. Il condamne d'autres inventions, plusieurs comparaisons et expressions diverses, et plusieurs épithètes qu'il nomme froides, puériles, et mal convenables aux lieux où elles sont appliquées. Je laisse beaucoup de ses observations, parce que je les réserve pour les joindre à celles que je dois faire dans la suite. Mais quand je serais le premier qui ne serait pas satisfait de tout ce que l'on trouve écrit sous le nom d'Homère, il faudrait examiner mes scrupules ; car si j'ai raison de ne m'être pas laissé surprendre à l'éclat de cette commune renommée, il ne faut pas en être infatué plus longtemps ; et si je n'ai pas dit vrai, je suis prêt de rétracter mes opinions, et je me sentirai redevable à ceux qui m'auront rendu la lumière.

3.
Sujet de l'ouvrage.

Je crois cependant être obligé de remarquer ici, qu'en cette dissertation, je ne veux considérer que l'Illiade, parce que les principes dont je tirerai mes raisonnements, bien qu'ils leur soient communs, demandent un autre tour, et une manière, pour les appliquer à l'Odyssée, et qu'ainsi ce serait tout un autre discours. Outre que Longin écrit qu'elle n'est pas d'un caractère si fort, d'un style si haut, d'un génie si noble, ni si remplie de passions. Il en fait un soleil couchant, qui ne perd rien de sa grandeur, mais qui n'a plus sa véhémence ; il la compare à une mer tranquillement abaissée dans son lit, jusqu'à laisser voir ses bords, après avoir quitté l'impétuosité de ses débordements. Il dit qu'elle est faite dans le dernier âge d'un poète, où l'on aime mieux conter des fables agréables, que de donner une peinture laborieuse des actions héroïques ; ce serait néanmoins une réflexion de sophiste digne d'être examinée, mais il en faut prendre une autre occasion. Je n'entends pas aussi imiter quelques savants du dernier siècle, lesquels, écrivant contre une opinion qu'ils n'approuvaient pas, ont témoigné tant de chaleur contre leur adversaire, qu'ils affectent de le contredire en tout, d'en condamner tout, et de ne rien laisser de vrai, de bon, ni d'excusable. Cette manière d'agir est plutôt la preuve d'une malignité mal conçue, que l'effet d'une recherche honnête et curieuse. Je ne veux pas dénier que, dans les poésies d'Homère, il ne se trouve beaucoup de choses inventées et de très bien traitées, qu'il n'y en ait beaucoup d'agréables et d'utiles, qu'on ne puisse en tirer de grandes maximes, de bons exemples, et des endroits ingénieusement conduits ; mais en considérant tout l'ouvrage comme étant parti de la main du même auteur, peut-être verra-t-on ces poésies fondées sur des imaginations mal épurées, déréglées, et peu judicieuses, et qu'il est assez raisonnable d'empêcher ceux qui les lisent de les croire sans défaut, et de s'en former un modèle de perfection, dont la prévention ne leur permet pas de remarquer les fautes qui sont contre le bon sens, et contre des règles dont chacun a dû se faire un art, sans le secours d'aucune observation plus exacte. Encore ne doit-on pas se persuader que j'entreprenne de réformer l'antiquité, de faire des arrêts sur des contestations douteuses depuis si longtemps établies, et de donner mes pensées pour des décisions infaillibles. Je prétends écrire seulement pour me décharger l'esprit des difficultés qui me font de la peine, proposer mes doutes, expliquer mes incertitudes : je cherche la vérité pour la révérer, et non pas pour la détruire ; je demande l'instruction de ce que j'ignore, et non pas une vaine approbation ; je voudrais bien rectifier mes lumières, et non pas autoriser mes erreurs ; aussi n'ai-je point voulu donner à ce discours d'autre titre que celui de conjectures, et si j'ajoute ce terme d' académiques, c'est pour faire entendre que je l'estime plus propre aux conférences d'une Académie de belles lettres, où les recherches curieuses sont toujours bien reçues, qu'aux bancs de nos écoles, où l'opiniâtreté d'une rigide contestation ne s'oppose pas moins à la liberté d'avancer des nouveautés, encore qu'elles pussent être véritables, qu'à la manière de les traiter agréablement. Je ne désire pas aussi juger de la langue grecque pour publier les beautés, ou condamner les défauts de l'ouvrage que j'examine, car je ne crois pas qu'il soit possible de le bien faire : nous en ignorons toutes les grâces, nous n'en savons pas les délicatesses, et personne n'en peut être persuadé par une véritable connaissance de l'antiquité, mais seulement par l'idée que chacun s'en forme, et par des perfections qui sont peut-être bien éloignées de ce qu'on pense. Comment jugerons-nous d'une langue que nous ignorons jusques dans les principes les plus sensibles ? Nous ne savons point au vrai comment les grecs prononçaient leurs lettres, comment ils articulaient leurs consonnes, et si ce qu'ils appelaient des lettres doubles portaient le son de deux ou d'une seule, s'ils l'exprimaient au commencement, ou à la fin ; comment était varié le son de leurs voyelles, et s'ils y distinguaient sensiblement tous leurs Yy et tous leurs Oo, ni comment leurs diphtongues étaient proférées, s'ils en séparaient la prononciation, et s'ils la joignaient, s'ils leur donnaient l'articulation de la dernière consonne, ou s'ils en faisaient une nouvelle composée de deux, et de quelle sorte ils le faisaient. Quand nous le saurions, nous aurions peut-être bien de la peine à les prononcer, comme les étrangers ne prononcent point nos diphtongues, et même nos tétraphtongues, ou syllabes composées de quatre voyelles, sans faillir, ou sans nous donner sujet de rire. Et si les curieux ont recherché l'éclaircissement de ces obscurités grecques par quelques conjectures tirées des mémoires anciens, il ne faut pas qu'ils se persuadent d'en avoir trouvé la fin, et tous les doctes qui n'en sont pas d'accord, montrent assez l'incertitude qui nous en doit rester. Nous ne pouvons pas même bien découvrir comment ils prononçaient leurs lettres quand elles signifiaient des nombres, s'il fallait leur donner l'articulation commune, comme l'Illiade alpha et l'liade delta , ou bien s'il fallait dire première et quatrième, parce que nous en avons des exemples, où l'on disait alpha et oméga, et non pas le commencement et la fin ; et nous avons notre exemple propre : quand nous écrivons en chiffre romain un V, un X, un L, nous disons livre cinquième, dixième, et cinquantième, et non pas livre V, X, ou L. Qui pourrait encore bien nous assurer comment les grecs récitaient leurs vers ? Car ils avaient des syllabes longues et brèves, comme les latins, et ils avaient encore des accents qui changeaient entièrement la manière de prononcer, et qui cependant faisaient une partie essentielle de la langue, et dont on ne pouvait s'éloigner sans y faire des fautes notables ; de sorte que si l'on prononce les vers suivant les longues et les brèves pour en former une cadence agréable, on pèche presque partout contre les accents, on détruit entièrement la mesure des pieds et la cadence qui fait l'agrément du vers. Parmi ces difficultés, il me semble que les cinq différents langages, nommés dialectes, qui avaient cours dans la Grèce, en font une autre pour comprendre la beauté de cette ancienne langue, surtout quand ces dialectes étaient fort mêlés ; ce que nos modernes considèrent comme quelque chose d'excellent me semble insupportable, si j'en juge par nous-mêmes. Nous avons en France des idiomes fort peu semblables, qui sont certainement des dialectes de notre langue, le gascon, le provençal, le picard, et beaucoup d'autres, et si l'on avait confondu dans un même ouvrage toutes ces façons de parler, que l'on y rencontrât tantôt un mot gascon, tantôt un terme provençal, tantôt une expression picarde, et de plusieurs autres ; que l'on vît des voyelles toutes changées, un I pour un A, un E pour un I, un mot de deux syllabes pour un de trois, des termes inconnus en plusieurs provinces, des phrases qui ne s'entendent qu'en certains lieux, et mille autres variétés inexplicables ; je suis assuré qu'une composition de cette sorte passerait pour baragouin, un discours barbare, insupportable et ridicule. C'est pourtant l'image de ce que font les poètes grecs, et surtout l'auteur de l'Illiade, où toutes les dialectes de la Grèce sont indifféremment employées. Car quoiqu'il parle le plus souvent comme dans l'Ionie, il ne laisse pas quelquefois d'y employer le langage attique ; il est quelquefois éolien, quelquefois dorien, et d'autres fois il se sert de l'idiome commun ; de sorte qu'il est, à mon avis, fort mal aisé de comprendre quelle est la beauté de cette confusion, qui porte plutôt un caractère de langue corrompue que d'un idiome parfait ; aussi dans le temps des grands orateurs grecs, ils parlaient presque tous athénien, comme Isocrate et Démosthènes, et ces idiomes mêlés avaient perdu la grâce de l'antiquité, et les poètes mêmes, quoique fort licencieux, se servaient déjà beaucoup moins de ces diversités que dans les siècles précédents. Davantage je n'entends pas bien comment on peut avoir une si grande complaisance pour une langue entièrement opposée à la nôtre : nous avons peine à souffrir un mot de quatre syllabes dans un vers, et la moindre rencontre de voyelles, que nous nommons cacophonie, nous déplaît, et les grecs en emploient des sept et huit à tout propos par excellence, et ne feignent point de faire rencontrer toutes sortes de voyelles. Ceux-ci forment des termes assemblés de trois ou quatre autres changés et tronqués, et nous ne pouvons admettre les moindres composés, s'ils ne sont absolument nécessaires, et reçus depuis longtemps. Je crois donc que ceux qui font maintenant un si grand état de l'ancien grec s'y sont habitués avant que d'avoir bien connu notre langue ; ils en ont lu tant de livres, et ont pris tant de plaisir à se rendre savants dans ces bizarreries, qu'à la fin ils ont formé dans leur imagination une idée qui leur a plu par habitude, et qu'ils aiment, parce qu'elle leur coûte beaucoup de travail ; mais laquelle n'a point d'autre grâce que celle qu'ils lui donnent, encore qu'elle soit fort éloignée de ces beautés naturelles ; et si nous entendions maintenant un grec du temps de la guerre de Troie, où plusieurs veulent que ce poète ait vécu, nous réciter les harangues de Nestor et d'Ulysse, je m'assure que nous y verrions bien de la différence, et que nous ne penserions pas parler grec, comme aujourd'hui. Le latin prononcé par un français, par un italien, et par un allemand, est tellement dissemblable, que l'on croit entendre trois langues toutes différentes, et à moins que de ressusciter Roscius ou Cicéron, nous ne pouvons prétendre en connaître les véritables beautés. Ceux donc qui estiment la langue grecque la regardent dans leur imagination ; et comme les langues auxquelles on s'habitue, par étude ou par exercice, nous paraissent à la fin non seulement supportables, mais agréables, riches et pompeuses, ils jugent ainsi favorablement de celles qui se sont rendues comme naturelles par leurs soins et par leur étude ; et cela est si vrai qu'on ne sait jamais une langue aussi bien que ceux qui l'apprennent dès le berceau, car ceux-ci sont si familières, qu'un turc ou un indien ne plaisent pas moins aux belles qu'ils aiment, que nos courtisans de France et d'Italie à celles qu'ils cajolent. Mais je crois qu'il y a bien de la vision et peu de réalité dans ces amateurs du grec, et qu'ils se font une idole d'une illusion qui leur plaît pour l'avoir acquise avec beaucoup de peine. Pour moi, je n'ai point trouvé dans cette langue ce que j'y cherchais, et je ne puis comprendre ce que les autres y ont rencontré. Je ne veux donc point approuver ni condamner ce que plusieurs ont dit à l'avantage des poésies qui portent le nom d'Homère, et voici même une observation qui m'en empêche. Nous avons un poème sous le nom de musée que Scaliger croit être véritablement de cet ancien poète ; il soutient que les vers en sont plus forts et plus réguliers que ceux de l'Illiade, plus châtiés et moins licencieux, où même on trouve moins de mauvaises rencontres de voyelles, et une cadence plus agréable. Vossius tient au contraire que cet ouvrage est supposé, et de la façon d'un moderne. Or si l'opinion de Scaliger et de ses sectateurs est véritable, et que ce poème soit de l'ancien musée, et avant l'Illiade, il faut que la langue grecque eût été déjà changée et déchue au temps d'Homère ; et si cet ouvrage est récent, et d'un second musée plus proche des derniers siècles, la langue s'est bien changée et perfectionnée depuis l'Illiade ; et si la dispute reste encore entre les savants sur l'excellence de ces deux auteurs, il faut conclure qu'il est mal aisé de discerner, dans un sujet si ancien, ce qu'il y a de bien et de mal, et quelles choses sont les meilleures. Outre que les langues vivantes reçoivent tant de variétés, et si promptement, qu'il serait mal aisé de dire en quel siècle il faut leur donner la perfection. Car depuis la guerre de Troie jusques au siècle auquel on veut communément qu'Homère ait vécu, on compte plus de cent soixante ans, de lui à l'âge d'Hérodote, quatre cents ans, et de là jusqu'à Aristote, plus de cent ans. Or, qui peut soutenir que la langue n'a pas souffert quelque altération dans ces grands intervalles ? Et je crois qu'il serait encore moins raisonnable de dire qu'elle n'a point changé, et que les orateurs d'Athènes parlaient au temps d'Alexandre le langage des argonautes, qui vivaient près de neuf cents ans avant lui. Chacun sait comme la langue latine, l'italienne, l'espagnole, la française, et les autres, ont souffert en peu d'années de changements incroyables. Enfin je ne m'attacherai point au langage employé dans ces poésies, et je me contenterai de chercher ce que l'on doit croire de leur auteur, et des qualités de l'ouvrage. La principale difficulté qui fera le fondement de ce discours, et dont l'éclaircissement servira de règle à tout le reste, est de savoir s'il y eut autrefois un homme particulier nommé Homère, vivant parmi les grecs anciens, qui ait composé les poésies que nous avons sous son nom, car j'ai bien de la peine à me le persuader.

PARTIE 1

Homère n'a pas existé.

1.
S'il avait existé, on saurait quelque chose de précis sur sa vie.

Les savants divisent toute l'histoire des grecs en trois temps. Le premier est celui qu'ils nomment le temps fabuleux, qui comprend tout ce qui peut être arrivé avant le retour des héraclides dans le Péloponnèse, c'est-à-dire des descendants d'Hercule au royaume de Lacédémone, ne croyant pas qu'on puisse rien connaître au delà. Le second est celui qu'ils nomment le temps mixte, ou mêlé, qui contient ce qui s'est passé depuis le retour des héraclides, jusqu'à l'établissement des olympiades ; car quoique les choses fussent un peu mieux réglées, et que les écrivains parlassent avec plus d'ordre, les fables n'ont pas laissé d'en défigurer toute l'histoire. Mais depuis les olympiades, le cours des années étant mieux réglé, ils appellent cela le temps véritable. On peut diviser presque de même l'histoire romaine en trois temps. Le premier est avant la fondation de Rome, où nous ne trouvons que des fables. Le second est le règne des rois, que l'on peut nommer le temps mixte ou des romans, parce que nous voyons bien la succession des princes, où néanmoins tout est mêlé de contes faits à plaisir. Mais depuis le consulat, on peut dire que c'est le temps des vérités, parce qu'on les écrivait mieux et plus justement, et que les années étaient mieux réglées. Cette distinction des temps présupposée, comment pouvons-nous avoir quelque connaissance véritable de ce que nous cherchons ? La plus commune opinion, de ceux qui veulent qu'Homère soit fort ancien, le mettent au temps de la guerre de Troie ou peu d'années après cette fameuse époque ; et ceux qui le font moins ancien, prétendent qu'il vivait environ la fondation de Rome ; et ces deux opinions s'accordent en ce point, que la première le met dans le siècle des fables grecques, et la seconde dans celui des fables romaines. Nous n'avons aucun écrivain qui nous dise l'avoir vu, ni avoir vu ceux qui pouvaient lui en apprendre des nouvelles. Et on ne trouve aucun témoignage certain pour remonter de siècle en siècle jusqu'à la découverte de quelque vérité qui puisse satisfaire. Je ne parlerai point de ce qui se trouve dans les oracles des sibylles, car chacun sait quel jugement il en faut faire, et ce que l'on doit penser de ces prophéties, quand elles ont annoncé les choses qui doivent arriver, et discouru de celles qui dès longtemps étaient passées. Le premier qu'on en peut croire c'est Hérodote, et au-dessus de lui, c'est un silence général, ce sont des ténèbres universelles, c'est une ignorance de l'antiquité où nous ne rencontrons que des rêveries des poètes suivants, des contes de vieilles, ou des impostures de quelque moderne, qui s'est efforcé de tromper la postérité par des nouveautés que tout le monde a condamnées. Il ne sera donc pas étrange de présumer qu'Homère n'est point le nom d'un poète, et qu'il n'est point auteur des écrits qu'on lui attribue, puisqu'on ne peut avoir aucune assurance du contraire, et que même les restes de cette vieille histoire en peuvent donner de grands soupçons ; car je ne puis rien apprendre de cet homme que l'on dit être auteur de ces poésies, je ne sais point son nom, ses parents, son pays, sa mort, ni le temps auquel il a vécu, et jamais il n'a rien dit dans ses ouvrages, ni désigné la moindre circonstance d'où l'on ait pu tirer quelque lumière, et je ne sais où ceux qui l'avaient représenté avec une longue chevelure, en avaient trouvé l'original dont Lucien se raille ouvertement. On demeure d'accord qu'Homère n'était pas son nom, encore que beaucoup d'autres l'aient porté depuis lui ; je ne veux pas aussi m'arrêter à combattre les huit Homère qui sont rapportés et contés par Archiloque dans son histoire, parce qu'ils n'ont point été du mérite et de la qualité nécessaire pour composer un si noble poème, et que ce livre est indigne du nom qu'il porte, supposé par Annius De Viterbe avec le faux Bérose et leurs compagnons de reliure, cela n'est plus en doute parmi les savants, il faut appuyer mon opinion sur des autorités plus croyables. Les uns veulent qu'Homère ait été surnommé d'un mot grec, qui signifie otage, parce qu'il était né d'une famille de ceux qui furent donnés réciproquement par les habitants de Chio dans un grand trouble de leur république ; mais je ne sais pourquoi il avait eu ce nom plutôt que tous les autres qui furent donnés pour gages dans ce désordre. D'autres, que les magistrats de Smyrne se retirant, il promit de les suivre, et qu'il en eut son nom selon l'étymologie de leur langage ; mais si cela était véritable, on pourrait dire qu'il aurait vécu plusieurs années, et jusques alors, sans avoir eu de nom. Nous lisons même qu'il se nommait Mélésigène, du nom du fleuve Mélès, au bord duquel sa mère accoucha d'un enfant qu'elle avait fait en secret, mais qu'étant un pauvre mendiant, chantant ses vers aux portes des bourgeois de Milet pour avoir de quoi vivre, il offrit aux milésiens de les rendre les plus glorieux peuples de la Grèce, s'ils lui voulaient donner seulement quelque pension raisonnable pour subsister honnêtement ; mais que les milésiens refusèrent ce parti, disants que s'ils voulaient nourrir tous les hommes, c'est-à-dire en leur langage tous les aveugles, ils épuiseraient bientôt les finances de leur république, et que de cette aventure il fut surnommé Homère, ou l'aveugle, comme le plus distingué d'entre les malheureux de ce temps-là. Je sais bien que plusieurs savants modernes rejettent les histoires de sa vie, écrites sous le nom d'Hérodote et de Plutarque, comme supposées dans les siècles suivants ; mais si ceux qui l'ont recherchée soigneusement et longtemps avant nous, ne sont pas croyables, et que d'autres plus anciens n'en aient rien dit, il est vrai de conclure que son nom nous est inconnu, et que celui d'Homère est une espèce de surnom, ou de sobriquet, dont même l'origine est incertaine. Quant à ses parents, quelques-uns disent qu'il était fils de Crithéis, et d'un père inconnu, que d'autres nomment Moeon, et quelques autres Phémius, tenant l'école de Smyrne, dont d'autres veulent qu'il ait été le maître, et non le mari de Crithéis ; ceux de Chypre le faisaient fils d'une femme nommée Thémisto ; il y a même des savants qui le font gendre de Créophile sous le règne de Numa. Mais ce qui fait mon premier scrupule, c'est que les auteurs qui nous en parlent sont reconnus modernes et supposés, et les anciens que l'on pourrait croire, n'en ont rien dit ; et le second est, que l'on met communément Homère deux siècles avant la fondation de Rome ; de sorte qu'il faudrait qu'il fût né deux cents ans avant ses père et mère, ce qui n'est pas plus croyable que les fables que l'on en trouve en divers endroits. Car les uns veulent qu'il soit fils du fleuve Mélès, les autres d'Apollon, ou du ciel, et qu'il eut pour mère Calliope, Climène ou quelqu'autre divinité. Je demande si l'on peut avoir de meilleures preuves que les parents d'un homme sont inconnus, ou pour mieux m'expliquer, que ni lui, ni eux, n'ont jamais été, que par une impossibilité si étrange, et des fables si ridicules. Le fils d'un fleuve, ou du ciel, car Apollon n'est qu'une chimère, et qui pour mère eut une déesse, n'est point une production de nature, mais l'effet d'une belle imagination. Il était bien difficile de nous assurer de quel pays était un enfant de cette qualité, aussi ne le savons-nous pas. Car outre les villes et les îles de Grèce qui ont disputé sa naissance, Milet, Colophon, Athènes, Smyrne, Ios, Scyros, Chio, Ithaque, Rhodes, Cumes, Thèbes, Chypre, Salamine, Gnosse, Mycènes, Argos, et plusieurs autres, nous avons des auteurs qui le font lydien, troyen, italien, syrien, égyptien, et Lucien fait dire à cet Homère, pour se moquer de ceux qui travaillaient à chercher son pays natal, qu'il était de Babylone. Ce qui prouve la conséquence de cette conjecture, c'est que les poètes grecs avaient en usage d'intituler leurs oeuvres de leur nom et de leur patrie, comme Théocrite syracusain, Callimaque cyrénéen, Apollonius rhodien. On ne peut pas dire que cela ne fut pratiqué que longtemps après l'âge d'Homère ; car Hésiode, qu'on lui donne pour contemporain, avait intitulé ses poésies du nom d'Hésiode ascréen, et l'Illiade porterait sans doute le nom de l'auteur et de son pays, et non pas un sobriquet dépouillé de toute autre désignation, s'il n'était vrai que l'auteur ne fut d'aucun pays et sans nom. Apion, savant grammairien, eut donc raison, comme Pline le rapporte, de recourir à la magie, pour savoir de quel pays il était, et de quels parents il était né, mais il n'en fut pas mieux éclairci que par les fables ; car après avoir évoqué les ombres des morts qui pouvaient l'en instruire, il n'en dit jamais rien à personne, parce qu'il n'en avait rien appris. Qui pourrait donc nous dire certainement en quel temps fut un homme qui n'a jamais eu de part à la suite des temps ? Aussi plusieurs prétendent qu'il a vécu dans les temps héroïques, et qu'il a été spectateur d'une partie de ce qu'il écrit touchant le siège de Troie. D'autres veulent qu'il ait vécu sous Pyrrhus, fils d'Achille ; quelques-uns le mettent cinquante ans plus tard, et d'autres cent ans ; il y en a qui le reculent jusqu'à cent vingt-quatre ans, ou cent vingt-sept, même cent quarante, d'autres deux cents soixante, d'autres enfin plus de trois cents cinquante ans. Il y en a qui le font vivre avant le retour des héraclides, d'autres dans le voyage d'Ionie, et même auparavant et après. Il y en a qui le comptent peu d'années avant les olympiades, c'est-à-dire quatre cents ans après la guerre de Troie, d'autres cent ans devant les olympiades ; il s'en trouve même qui le reculent jusques à cent cinquante ans, au temps des premiers rois de Rome, et ceux-là croient bien deviner, parce qu'on lui donne quelque société avec Pythagore, célèbre sous Numa, second roi des romains. Comme on ne sait pas quand il naquit, on ignore de même quand il mourut ; on l'a fait venir au monde par l'entremise de plusieurs pères imaginaires, il fallait aussi qu'il en sortît par des voies aussi peu croyables. On dit qu'il se précipita lui-même dans la mer, pour n'avoir pu répondre à l'énigme qui lui fut proposée par des pêcheurs ; si cela était vrai, il aurait été bien extravagant de se laisser emporter à ce ridicule désespoir. D'autres assurent qu'il mourut de faim ; si cela était vrai, ce maître d'école qu'Alcibiade battit, aurait été châtié injustement, car il aurait eu sujet de craindre de s'infecter d'une pareille infortune, en suivant ce malheureux ; et quelques-uns ont écrit qu'il mourut du mal de mer, ayant été mis à terre, avant que de pouvoir être secouru ; mais c'est une maladie dont on sait que l'on ne meurt point. Disons donc que n'ayant pas reçu la vie par des moyens possibles à la nature, il ne pouvait pas mourir autrement que par des voies incompatibles avec ses ordres, qui ne donnent qu'une fois la mort à chacun des vivants. Encore ne faut-il pas oublier qu'on ne peut savoir au vrai quelle poésie cet homme prétendu a mis au jour ; je sais bien que tout le monde est d'accord que l'Illiade et l'Odyssée portent certainement le nom d'Homère, et que ce sont des ouvrages fort anciens ; mais dès longtemps l'on a voulu donner au même auteur les vers cypriens, qui disaient que Paris et Hélène étaient venus en trois jours de Lacédémone à Troie, dont Hérodote n'est pas d'accord, et soutient qu'ils sont d'évéclus qui était plus ancien. Plutarque ne veut pas que la batrachomyomachie, ni le margite, soient de lui, et néanmoins Aristote lui attribue cette dernière pièce, et en cite plusieurs vers, écrivant même qu'elle porte une idée de la comédie, au lieu que ces deux grands ouvrages portent celle de la tragédie. Il y eut une autre poésie intitulée les épigones, qu'Hérodote écrit avoir été attribuée à Homère, dont il parle cependant avec incertitude, et on allègue une tragédie du même titre, que l'on prétend être d'Eschyle, qui ne vivait que peu d'années avant Hérodote ; on lui a même donné une pièce intitulée épicichlides, dont Athénée rapporte quelques paroles. Les hymnes qui portent ce nom sont réprouvées par le même Athénée, et par tous les savants, contre le sentiment de Thucydide, et de Lilius Gyraldus, qui pourtant ne condamnent pas l'avis contraire, et peut être qu'elles sont d'un autre poète de ce nom, qui vivait bien longtemps après. Quelques-uns disent qu'il avait fait un poème, nommé la petite Illiade, et d'autres veulent qu'elle soit de Lesbius, qu'il en remporta le prix sur Arctinus, qui en avait fait un autre, intitulé La Ruine de Troie. Cette contradiction nous montre bien clairement que le style d'Homère n'était pas si au-dessus de celui des autres poètes, comme on nous le veut faire croire, puisque dans les premiers temps on ne pouvait pas discerner les pièces qu'on lui attribuait. Faisons donc cette réflexion, qu'il est impossible qu'un homme ait vécu parmi les autres sans nom, qu'il soit né sans père ni mère, qu'il ait vécu sur la terre sans naître en quelque lieu, qu'il ait passé un nombre d'années assez considérable, sans qu'il se trouve dans la suite des temps, qu'on ne sache point le temps de sa mort, et que ses ouvrages aient été si mal connus de tous les plus anciens auteurs, et nous conclurons sans doute que cette poésie s'est faite d'une manière fort extraordinaire.

2.
Le nom de rhapsodie indique une origine diverse pour les parties de l'Illiade et de l'Odyssée.

La plus forte circonstance qui me le persuade, c'est le titre de rhapsodie qu'elle porte ; car ce terme ne veut dire autre chose qu'un recueil de chansons cousues, un amas de plusieurs pièces auparavant dispersées, et depuis jointes ensemble ; et cela m'a fait présumer que ce sont plusieurs petits poèmes séparément composés par différents auteurs, et enfin assemblés par quelque esprit ingénieux qui s'est avisé d'en faire ce qu'on appelle un centon. Nous avons assez d'exemples de ces compositions ainsi faites de pièces rapportées. Autrefois Patricius, savant homme et de bel esprit, fit toute l'histoire sainte en vers grecs tirés de l'Illiade et de l'Odyssée, sans y rien ajouter de sa part, que de les unir. Proba Fabonia, femme illustre et savante, en a fait de même avec les vers de Virgile ; en quoi Plecrius, religieux de saint Victor, l'a adroitement imité, sans pourtant se servir des mêmes vers ; et nous savons qu'Ausone, poète latin, et capilupe italien, qui faisaient assez bien des vers, ont voulu néanmoins s'exercer en pareils centons, et des vers de Virgile les plus chastes et les plus honnêtes que nous ayons, ils en ont fait des poèmes qui contiennent des histoires de débauche, et quoiqu'ils aient pris un même sujet, ils ne se sont point servis des mêmes paroles. Et n'avons-nous pas de Lipse un livre de politique composé seulement des passages de différents écrivains, et principalement de Tacite, assemblés avec tant de justesse, que sans y rien ajouter que des particules de liaison, il a traité son sujet tout entier, méthodiquement, et à fond ? Nous avons même vu dans Paris une comédie de cinq actes soutenue de plusieurs aventures, et mêlée de divers incidents, toute composée de chansons communes ou du Pont-Neuf, sans avoir ajouté seulement un vers, non pas même une parole pour en faire les liaisons : ainsi la Comédie des comédiens a été toute composée de phrases de Balzac, jointes ensemble en un sens ridicule, et celle des proverbes ne fut qu'un centon fait des plus communs qui sont dans la bouche du peuple. Suivant cette pensée, nous trouverons des écrivains qui veulent que ces poésies d'Homère aient été des pièces détachées, composées par un poète de ce nom et assemblées par un autre dont le nom est inconnu, et ceux qui le veulent davantage favoriser disent qu'il les a lui-même rejointes après les avoir faites séparément, ce que je ne crois pas, étant non seulement contre la vraisemblance, et contre la manière générale de composer un ouvrage d'esprit, et même ridicule, de s'imaginer qu'un homme s'avise de former un grand dessein, et d'en former toutes les parties par pièces détachées pour les coudre ensemble, et leur donner telle liaison que le hasard et la disposition de son esprit leur pourrait permettre ; cela se peut raisonnablement faire des ouvrages d'autrui, mais je crois que personne ne s'est jamais avisé d'en user de la sorte dans la fabrique d'un grand oeuvre, mais plutôt que ce sont des poésies de différentes mains. Nous avons encore des auteurs qui en cotent plusieurs vers ajoutés et de différent style. Et Aristarque a prétendu qu'il y en avait beaucoup à retrancher, comme indignes d'être mêlés dans la grande poésie. Voilà à la vérité un événement assez rare, qu'une poésie soit répandue par pièces, et qu'elle contienne plusieurs vers de suite qui ne soient pas de l'auteur auquel on l'attribue, qu'elle soit remplie de plusieurs fragments de différentes mains, et qu'on ne sache pas même au vrai par les soins de quel curieux ce recueil a été fait. Voici donc ce que j'en ai pensé. Il est constant que le premier emploi de la poésie parmi les païens, fut la louange de leurs dieux et de leurs héros, et que Bacchus en étant cru l'inventeur, les anciens poètes s'exerçaient ordinairement sur les fables qui concernaient sa puissance ; mais comme il fut difficile, dans la suite des temps, d'y rencontrer toujours des sujets nouveaux, convenables à la dignité des vers et à leurs mystères, ils y mêlèrent les aventures des autres divinités, des princes et des grands personnages qui s'étaient signalés par quelques vertus ; et ces hymnes ou cantiques étaient au commencement chantées et dansées dans les temples, ensuite sur les théâtres publics, aux fêtes solennelles qu'on célébrait avec des disputes de poésies ; et pour ne pas m'éloigner de mon dessein, j'observerai que le fond de toutes ces poésies était ordinairement tiré de quatre familles royales, celle de Troie, de Crète, d'Argos et de Thèbes, car s'ils y ont mêlé quelquefois celle de Colchide et de Corinthe, ce fut si rarement, qu'excepté l'histoire de Jason, qui fut le chef des argonautes, on n'en trouve presque rien. Mais il est constant qu'après la guerre de Troie les poètes grecs s'occupèrent plus souvent sur les fables qui s'en contaient parmi le peuple, et sur les événements qui avaient rendu célèbres les rois et les autres chefs qui s'y étaient trouvés ; et ces hymnes ou cantiques étaient nommés tragédies, ou chansons du bouc, parce que c'était la victime que l'on sacrifiait après la procession solennelle, où le poète qui avait été vainqueur était conduit en grande pompe et couronné de laurier. D'où vient que plusieurs anciens de grande autorité et de profonde érudition, ont écrit qu'au commencement la tragédie était jouée toute entière par le choeur, et qu'elle n'avait point d'acteurs histrions. Sur quoi j'ai vu des savants de notre siècle méditer et travailler inutilement pour l'intelligence de ces termes, ne pouvant s'imaginer comment une tragédie, dont ils n'avaient point d'autre idée que celle de notre temps, était jouée sans acteurs, et comment le choeur, qu'ils en ont cru une partie ennuyeuse et peu nécessaire, pouvait être employé à les réciter ; et quand nous lisons qu'entre épigène qui vivait du temps d'Oreste, et l'âge de Thespis, qui mit le premier acteur dans le récit de ce poème, on compte quatorze poètes tragiques successivement l'un après l'autre, il ne faut pas entendre cela des tragédies que nous avons maintenant, mais de ces anciennes hymnes qui n'avaient rien de la forme, de l'action, et de l'étendue, que l'art et le temps leur ont données. Nous avons traité toutes ces matières plus amplement ailleurs, avec les paroles des auteurs qui nous ont servi de guides en cette découverte, et peut-être que pour n'avoir pas entendu le nom de ces anciens poèmes, on ne s'est pas avisé du moyen dont s'en est faite la compilation, ni connu les parties qui composaient l'Illiade. Ces cantiques, ou vieilles tragédies, néanmoins, n'en demeuraient pas à la simple cérémonie de religion, car il y avait des gens qui s'étudiaient à les bien chanter et danser aux festins des grands, et aux autres divertissements du peuple, comme nous l'avons déjà dit ; de sorte que ces poésies devenaient en peu de temps des chansons populaires, comme les airs de nos ballets royaux passent incontinent dans la bouche des valets et des porte-faix du carrefour, et tombent jusques dans le commerce des mendiants, et même des aveugles qui les débitent par affectation de piété ; ainsi que nous voyons encore des aveugles et d'autres gens parmi nous qui chantent des vers par dévotion, pour exciter les charités du menu peuple, et que les artisans et les manoeuvres en Italie chantent des pièces entières ou épisodes de l'Arioste, et d'autres poètes, quand ils en ont appris. De cet usage ancien, il est aisé de comprendre qu'en moins de cinquante ans après la guerre de Troie, il y eut un nombre infini de pareilles hymnes à l'honneur des dieux et des héros, dont cette histoire et ces fables faisaient mention, parce que les disputes publiques animaient plusieurs poètes pour en mériter le prix, et les faisaient travailler à la gloire des grands auxquels ils étaient attachés par intérêt ou par affection, étant ordinaire aux poètes de flatter ceux dont ils espèrent quelque avantage. Ces vérités très certaines m'ont fait présumer, comme il est fort vraisemblable, qu'il se rencontra quelque curieux qui recueillit, autant qu'il le put faire, ces hymnes et ces poésies faites par différents auteurs, et qu'en choisissant celles qui convenaient à son dessein, il en fit un corps que nous appelons l'Illiade, commençant par la pièce qui lui sembla la plus propre, et finissant par celle qui pouvait apparemment terminer cet ouvrage, ajoutant quelques vers pour en faire les liaisons, retranchant ceux qui incommodaient sa composition, et changeant peut-être ce qu'il jugeait nécessaire pour rendre son ouvrage plus agréable, et de là vient ce que plusieurs savants ont écrit, qu'il y a beaucoup de vers dans l'Illiade qui ne sont pas d'un même esprit. J'ajouterai même que c'est la même raison de tous ces divers dialectes qui rendent son ouvrage si bizarre, pour ne pas dire si difforme ; car ces poètes étant presque tous différents de génie, d'humeur, et de province, chacun employait le langage qui lui plaisait, ou qu'il savait le mieux, les uns l'ionique, parce qu'il était le plus général et le plus beau, et ceux-là furent en plus grand nombre, les autres l'éolique, le dorique et l'attique, selon qu'ils s'y trouvaient engagés par diverses considérations. Encore est-ce de là peut-être d'où vient le nom d'Homère, à qui le titre donne cette rhapsodie. Car le compilateur qui n'y mettait rien du sien, ne voulant pas l'intituler de son nom, s'avisa de le nommer la rhapsodie d'Homère, c'est-à-dire le recueil des chansons de l'aveugle, parce que ces pièces étaient communément chantées depuis longtemps par des aveugles aux portes des bourgeois ; et cette coutume des mendiants aveugles de chanter ainsi les poésies aux portes des bourgeois riches et accommodés, pour exciter leurs libéralités, est si certaine, que ceux qui nous ont écrit la vie d'Homère, quoique supposée, ont dit que cet Homère lui-même était un pauvre aveugle, qui chantait ainsi ses propres vers de porte en porte, pour rendre sa mendicité plus digne de compassion, et trouver par ce moyen de quoi vivre. Aussi faut-il remarquer que nous avons des auteurs qui veulent qu'Homère florissait cinquante ans après la guerre de Troie ; car ce fut vraisemblablement le temps que ces poésies furent composées pour la première fois, et que ce titre de chansons d'Homère, c'est-à-dire de l'aveugle, qu'elles portaient, fut pris peu à peu, dans la suite des temps, pour un nom propre de leur auteur, au lieu que ce n'était qu'un nom, que nos grammairiens nomment appellatif, qui ne désigne pas une personne singulière, mais plusieurs choses de même espèce, ou de même qualité. Et l'on ne doit pas oublier l'observation que j'ai déjà faite, que les plus anciennes histoires ne rapportent point plus haut l'origine des tragédies, et le premier poème tragique, qu'au temps d'Oreste, qui ne parut qu'après la guerre de Troie, comme étant l'origine des plus anciens poèmes de cette compilation ; et ce fut encore, à mon avis, ce qui donna sujet à ceux qui dans les derniers temps nous ont supposé des histoires de la vie de cet homme prétendu, de dire qu'il était aveugle, parce que ses poésies étant intitulées les chansons d'Homère c'est-à-dire de l'aveugle, ils en sont demeurés à la pensée commune sans avoir été soigneux de rechercher la véritable intelligence de ce nom. Davantage, comme cette compilation fut nommée rhapsodie, ceux qui en tiraient quelques pièces pour les chanter furent nommés rhapsodes. Il y en a qui prétendent que ce nom leur fut donné du mot rabdos, qui signifie une verge, ou baguette, parce qu'ils avaient accoutumé d'en porter à la main en chantant ; mais si cela était on aurait dit, selon l'ordre de la grammaire, rabdodes, et rabdodies, au lieu que, par une étymologie juste et régulière, rhapsodes, et rhapsodie, viennent de deux mots grecs, qui signifient coudre et chanson. Outre que les chanteurs ne pouvaient pas tenir une verge quand ils chantaient, parce que, faisant des postures violentes et difficiles pour exprimer le sens des vers, ils en eussent été fort embarrassés. Et je ne crois pas qu'on voulût dire qu'ils les portaient à la main dans les lieux publics pour une marque de leur métier, comme font beaucoup d'autres artisans ; car cela eût plutôt désigné des gens empestés que des chanteurs. Et ce nom même nous apprend qu'ils ne tiraient pas leurs vers de quelque ouvrage fait d'un même esprit, et d'une composition suivie ; car il eût fallu les nommer chanteurs de chansons décousues ; mais ils furent nommés ainsi, parce que les hymnes des dieux, et ces éloges des héros qu'ils chantaient, avaient été joints ensemble, et avaient formé l'Illiade de ces pièces originairement séparées, puis réunies et cousues en un corps, ou rhapsodie, dont ils les détachaient pour les chanter comme épisodes ou pièces entremêlées et jetées à la traverse les unes des autres. Ces rhapsodes ne firent pas dès le commencement valoir bien hautement leur métier, et ne donnèrent pas d'abord une grande réputation aux poésies qu'ils chantaient, parce que cette compilation étant nouvellement faite, beaucoup de particuliers en avaient encore plusieurs pièces qui en faisaient mépriser l'assemblage, ou plutôt, selon mon avis, parce qu'étant presque toujours dans la bouche de la populace et des mendiants, on n'en estimait pas les vers qui étaient communs, et on négligeait d'étudier une poésie qu'on entendait réciter partout jusques dans les carrefours, de sorte que cela pourrait bien avoir causé la dissipation qui s'en fit par négligence, ou par mépris ; et l'incertitude du jugement des anciens sur les oeuvres qui couraient sous le nom d'Homère, confirme cette opinion ; car cela est venu de ce que ces deux grands poèmes, l'Illiade et l'Odyssée, portant les caractères de plusieurs génies fort dissemblables, on en attribuait au même poète, que l'on en disait l'auteur, plusieurs autres, parce qu'ils avaient beaucoup de rapport à quelqu'une de ces parties, ou petits poèmes dont le corps était formé, et cela était d'autant plus malaisé à distinguer que ces poèmes, peut-être, étaient des mêmes auteurs qui avaient fait les parties de ces deux grands, dont ils ne font maintenant que les épisodes. Et toutes ces conjectures sont appuyées sur des témoignages d'une très forte autorité.

3.
Témoignages des anciens : Josèphe, Plutarque, Elien.

Le premier est de Joseph, célèbre par sa doctrine et par son mérite. En écrivant contre Apion, il veut montrer que les hébreux ont des histoires bien plus anciennes que celles des grecs ; voici comment il en parle, et comment je soutiens ma pensée, au sujet dont nous parlons, sans jamais avoir été contredit par aucun écrivain de son temps ni depuis. Les grecs, dit-il, n'ont point d'écrits plus anciens que les poésies qui portent le nom d'Homère, et qui ne sont venues qu'après la guerre de Troie ; encore assure-t-on qu'il ne les a jamais laissées par écrit, et qu'elles n'ont passé de main en main que par l'entremise de ceux qui les chantaient, jusqu'à ce qu'elles aient été recueillies et jointes ensemble. D'où vient qu'il s'y trouve beaucoup de choses qui conviennent mal les unes avec les autres. Pouvait-il mieux nous faire entendre la vérité de ce que j'ai dit ? Car, puisque cet Homère n'a point laissé par écrit les ouvrages qui portent son nom, il faut conclure qu'il ne les a jamais faits, et s'il ne les a jamais faits, il faut conclure qu'il n'a point été. Car comment est-il possible qu'il ait fait ces poésies, et qu'il ne les ait jamais écrites, comment peut-on les avoir sues, surtout contenant plus de trente mille vers ? Il faudrait qu'il les eût répétées toute sa vie, et que des gens n'eussent fait autre chose que de l'écouter pour les apprendre. Et quand il dit qu'elles n'ont passé dans les âges suivants que par l'entremise des chanteurs, n'est-ce pas nous faire connaître, comme on le tenait alors pour certain, que ces poésies n'ont été faites que par pièces et comme des cantiques différents, pour être chantées dans les cérémonies publiques, et servaient ensuite au divertissement de tout le monde ? S'il ajoute que depuis elles furent recueillies, il nous apprend qu'elles n'ont été formées en corps d'ouvrage qu'en qualité de rhapsodies, ou chansons cousues, comme elles en portent le nom. Et de vouloir que ce soit la cause de la disconvenance et du mauvais ajustement de ces parties, n'est-ce pas bien montrer qu'elles n'ont pas été faites d'un même esprit, ni dans un rapport naturel de l'une avec l'autre, et qu'on ne les croyait pas en ce temps là si bien suivies, que plusieurs le pensent maintenant ? Mais comme il ne nous dit pas en quel temps, par qui, ni comment s'est fait l'assemblage de ces divers cantiques, il faut qu'elles aient été compilées comme nous avons remarqué, et puis après, dissipées et remises dans leur premier démembrement, jusquesau temps de Lycurgue. Plutarque nous éclaircit de cette vérité ; il le faut entendre sur ce sujet, et nous saurons que ces poésies ont été près de trois cents ans répandues dans la Grèce, en pièces détachées, sans nom d'Illiade, ni d'Odyssée, ni d'autre qui nous soit connu. Voici quels en sont les termes capables seuls d'autoriser mon opinion. Il dit donc que Lycurgue, passant de Crète en Ionie, rencontra les écrits d'Homère entre les mains des enfants de Créophile, et qu'il est vraisemblable que ce fut la première fois qu'il les vit, qu'il les copia soigneusement, et les assembla pour les porter en Grèce ; ce n'est pas, poursuit-il, qu'il ne fût déjà quelque bruit de ces poésies parmi les grecs ; mais c'était peu, et il y avait des particuliers çà et là, qui en avaient des pièces séparées, sans ordre ni suite quelconque, mais que Lycurgue les mit plus en lumière qu'auparavant. Ce discours nous fait voir clairement, que même du temps de Plutarque on n'avait aucune connaissance de la famille, ni de l'âge d'Homère, et que l'on tenait pour certain par tradition, que les poésies qui font l'Illiade et l'Odyssée sous ce nom, n'étaient originairement que des pièces séparées et recueillies en un corps longtemps après qu'elles ont commencé de paraître. Mais il faut tout examiner. S'il fallait contredire ce témoignage, on pourrait bien raisonnablement douter d'une partie de cette histoire. Car Plutarque vivait sous le règne de Trajan, plus de mille ans après Lycurgue. Je demande quelle foi nous pouvons apporter au récit d'une si ancienne aventure, dont il n'allègue aucun auteur qui puisse la soutenir, et dont nous n'avons aucune preuve. Plutarque lui-même nous en donne beaucoup de défiance, car après avoir composé les vies de Lycurgue et de Numa, il dit qu'il est obligé d'imiter les géographes, qui dans leurs cartes ayant marqué les lieux habités et connus, ajoutent qu'au-delà il ne se trouve que des déserts impénétrables, des mers inaccessibles, et des pays dont on ne pouvait rien savoir, ni rien dire : car ce n'est que trop bien nous déclarer qu'il ne donnait plus rien pour vérité certaine avant l'âge de ces deux grands hommes. Quelle réflexion peut-on faire encore sur ce passage de Plutarque ? Lycurgue a vécu dans la Grèce cent trente ans avant les olympiades, et Créophile vivait vers la fondation de Rome qui fut dans la septième olympiade. Car Pythagore, qui fleurit sous le règne de Numa, fut instruit par Léodamas, son disciple, ou par Hippodamas, son petit-fils, -voilà même en cela de l'incertitude-: comment donc pouvons-nous recevoir sans douter une chose que l'on nous dit être arrivée au siècle des romains, dans la Grèce et dans l'Italie ? Plutarque, et tous ceux qui nous en parlent, n'ont pu rien écrire que par vraisemblance, comme il dit lui-même en cet endroit ; mais je ne sais comment il a mis en avant un récit qui nous paraît impossible, et qu'on ne peut soutenir sans renverser l'ordre des années qui sont maintenant bien connues. Car Lycurgue vivait cent cinquante ans, ou environ, avant Créophile ; comment donc est-il possible que Lycurgue ait trouvé les écrits d'Homère chez ses enfants, qui étaient encore plus avancés dans le cours des âges ? On ne saurait croire qu'un homme ait vécu ou conversé avec des gens qui n'ont été au monde que cent cinquante ans après lui. Et quand Vossius veut que l'opinion la plus raisonnable de l'âge d'Homère soit de ceux qui le mettent, comme il le fait, environ le temps de la fondation de Rome, il ne faut pas qu'il reçoive pour vrai ce récit de Plutarque, qui met ses ouvrages entre les mains de Lycurgue cent cinquante ans auparavant ou environ. Mais, sans rien examiner davantage sur ces circonstances, considérons le reste de ce discours. Ce fut par cette occasion, dit Plutarque, que Lycurgue vit pour la première fois ces écrits d'Homère, que vraisemblablement il ne connaissait point encore ; et néanmoins, selon la chronologie de ceux qui le mettent avant Lycurgue, il ne fallait pas qu'il y eût plus de trente ans, ou environ, que ce poète fût mort ; et s'il avait été, et qu'il eût vécu dans le temps que le veut la plupart des savants, cela nous paraîtrait sans doute bien étrange, que le nom d'un poète, que les derniers temps ont loué si hautement, et tant admiré, n'ait pas été connu par un personnage du mérite de Lycurgue, chef et législateur de la plus illustre république des grecs. Il fallait bien qu'il ne fût pas en si grande estime parmi ceux de sa nation que parmi nous. Mais pour mieux dire, c'est qu'il n'y avait point eu de poète de ce nom, et les ouvrages qui les portaient n'avaient pas été composés comme les autres qui passent aisément dans les mains du public après qu'ils sont faits. Davantage, ces écrits que Lycurgue vit pour la première fois, étaient tous séparés, et comme des pièces détachées ; et il me semble qu'un homme qui fait un grand oeuvre tel que l'Illiade, n'a pas accoutumé d'écrire ainsi : il suit le cours de son dessein, dont les parties s'unissent à mesure qu'il les compose sans en faire des fragments, si ce n'est de quelque petite chose qu'il veut ajouter. Et ce qui est de plus important, c'est ce qui suit, que Lycurgue les assembla. Car de ce discours je conçois fort clairement que ces anciennes disputes de poésies en avaient fourni beaucoup qu'on avait curieusement ramassées sous le nom de rhapsodie d'Homère, ou recueil de chansons de l'aveugle, et que Lycurgue les voulut bien joindre ensemble, soit qu'il ne voulût pas perdre celles qu'il crut dignes d'être conservées, soit qu'il les eût assemblées sur des mémoires qui en restaient, soit qu'il eût pris soin lui-même de les ordonner selon l'idée qu'il se forma, sur les pièces qu'il avait entre les mains ; je comprends bien aussi comment il ne les avait point vues jusques là, car elles avaient fait leur bruit et leur effet séparément lors des jeux publics, et quelque temps encore après ; mais elles n'étaient plus écoutées que comme des redites importunes, et des chansons mal débitées par les aveugles et les mendiants aux portes des bourgeois, et qui néanmoins reçurent beaucoup d'estime quand depuis elles furent assemblées et vues par ceux qui les regardaient comme nouvelles. Ainsi voyons-nous que nos airs de cour, nos vers de ballets, et nos chansons les plus agréables, deviennent l'occupation du Pont-Neuf et des carrefours, et le divertissement des courtaux de boutique, après avoir diverti nos courtisans, et qu'ils ne laissent pas d'être fort estimés quand nous les voyons dans un corps de poésie donné au public avec quelque soin. Quand Plutarque écrit qu'il y avait déjà quelque bruit des poésies d'Homère en Grèce, mais que c'était peu de chose, et que les particuliers n'en avaient çà et là que quelques pièces détachées, sans suite et sans ordre, il confirme toutes mes conjectures ; car il résulte de là non seulement que ces deux poèmes qui portent le nom d'Homère étaient alors inconnus dans la Grèce, mais encore qu'on n'avait rien de tout cela que des pièces séparées, et sans liaison, comme étaient certainement ces hymnes ou vieilles tragédies, du nombre desquelles étaient ces poésies, et que ce fut Lycurgue qui les fit voir en Grèce avec quelque estime, soit qu'il en fut le premier, ou le second compilateur. Ceux qui veulent que ces deux ouvrages soient d'un même poète nommé Homère disent que ce fut lui-même qui les assembla de plusieurs pièces qu'il avait faites séparément ; mais je ne comprends pas comment il eût fait lui seul quarante poèmes différents, dont l'Illiade seule est composée, pour gagner le prix dans ces fêtes solennelles où l'on dit que souvent il fut vainqueur ; puisque dans toute l'antiquité, nous ne trouvons rien qui nous le puisse persuader, ni même qu'il ait remporté le prix des jeux publics, sinon contre Créophile, qu'on fait son beau-père, et dont nous voyons que l'âge ne se rencontre pas avec l'origine de ces poésies. Mais quoi qu'il en soit, il demeure toujours constant que les poésies qui portent le nom d'Homère n'ont été dans leur commencement que des pièces détachées et réunies par quelque curieux dans la suite du temps ; et comme dans toute l'histoire grecque nous ne voyons point d'occasion raisonnable de faire tant de poésies séparément, que ces disputes publiques, ma conjecture en est plus vraisemblable, et mes soupçons deviennent des vérités. Ce fut donc au temps de Lycurgue que cette poésie commença de paraître au grand jour, qu'elle devint célèbre parmi les grecs, et que la gloire, qu'elle a depuis acquise dans le monde, prit naissance. De là vient que, selon la plus commune opinion des chronologistes, ceux qui veulent qu'un Homère en fut l'auteur pensent qu'il fleurissait vers l'âge de ce fameux législateur de Lacédémone, parce que les soins qu'il eut des ouvrages qui portent ce nom, l'estime qu'il en faisait, et l'exemple d'un si grand personnage qui les avait tirées de leur première obscurité, commencèrent une réputation que l'éloignement des siècles et l'ignorance des successeurs ont fait prendre pour le commencement d'une véritable vie. Jusques-là cependant, nous ne savons point au vrai comment ce recueil fut réglé, ni sous quel titre. Peut-être que Lycurgue ayant recueilli ce qu'il put trouver de poésies sous le nom d'Homère, c'est-à-dire de l'aveugle, n'en fit qu'un seul corps, et joignit ensemble toutes les histoires qui concernaient la guerre de Troie, et qui sont dans l'Odyssée, y ajoutant le voyage d'Ulysse comme une suite de cette guerre, et donnant à toutes ces parties quelque rapport, et quelque dépendance qui lui paraissait la plus raisonnable. Mais voyez quelle fut la fatalité de cette poésie ! Car elle ne laissa pas de retomber dans ses premières disgrâces, toutes les parties qui la composaient se dissipèrent encore une fois, et se répandirent par toute la Grèce en pièces détachées. Il fallait bien qu'elles eussent quelque tache et quelque défaut dans leur origine, puisque malgré leur excellence elles n'évitèrent pas cette mauvaise fortune ; mais n'ayant jamais été unies par l'esprit de l'auteur, et s'étant trouvées séparées dans leur composition, on ne les pouvait si bien rassembler les restes de leur première séparation écartées çà et là, qu'elles ne donnassent occasion à ce désordre. Enfin Pisistrate athénien, et son fils Hipparchus, y mirent la main plus heureusement, car la compilation qu'ils en firent a demeuré jusques à nous dans un même état. Et ce qui nous doit persuader, c'est ce qu'Aelian nous a laissé dans ses histoires variées, où il écrit en termes formels que les anciens chantaient les poésies d'Homère en pièces détachées et sous divers titres, selon les parties ou épisodes contenues séparément dans ces cantiques, comme le combat aux vaisseaux, etc. . Mais il poursuit que toutes ces parties ne furent assemblées, et réduites en corps formé que par Pisistrate qui les distingua comme nous les voyons dans l'Illiade et l'Odyssée. Ce discours qui n'est point contredit par aucun auteur qui l'ait précédé, ni qui l'ait suivi, éclaircit tout ce que j'ai dit, et confirme la connaissance que nous cherchons. Les anciens, c'est-à-dire les grecs, durant l'espace de six cents ans, n'ont eu les poésies que par épisodes, ou pièces détachées que l'on chantait en toute occasion. Voilà donc Aelian qui confirme ce que j'ai avancé, que ces poésies n'étaient originairement que des pièces séparées et chantées par ces rhapsodes durant ce long cours d'années ; qu'elles n'ont point été faites en corps d'ouvrages par celui dont elles portent le nom, et qu'elles n'avaient pas celui d'Illiade ni d'Odyssée durant tout ce temps ; enfin, que cette compilation fut faite sous ces deux noms, et divisée en deux poèmes différents par Pisistrate, deux cents ans et plus avant Aristote, l'un des plus habiles athéniens de son siècle, ait eu beaucoup de part à cette compilation. Mais soit que le père ne fit que commencer ce que son fils acheva, ou que le fils en eût rencontré plusieurs parties qui s'étaient dérobées aux mains et à la recherche du père, ce fut en ce temps que les rhapsodes, ou ceux qui chantaient ces vers, étant autorisés par les plus puissants d'une république, où les lettres étaient en grande vénération, et où les savants commençaient de s'établir par une infinité de choses différentes, et que les poètes en grand nombre se soutenaient, élevèrent si haut la gloire d'Homère ; et sans se mettre en peine trop curieusement quelle avait été l'origine des poésies qui portaient ce nom, on trouva des gens qui ne faisaient profession que de les chanter, et les disputes fondées et entretenues pour en conserver l'exercice, portèrent le bruit de ce nom et l'art de ces rhapsodes jusques à ce point d'honneur, que Platon écrit dans le dialogue d'Ion, dont nous avons parlé. Mais revenons à la composition de Pisistrate : elle est reçue parmi les savants comme certaine, et donne un grand poids à l'opinion que j'ai mise en avant. Le catalogue des deux armées écrit dans le second livre est en partie de la composition de Pisistrate selon l'histoire, et un homme ne serait pas si téméraire, ni si lâche que de joindre une poésie de sa façon à l'ouvrage d'autrui pour en faire partie comme d'un seul corps ; mais j'estime que n'ayant pu trouver ce catalogue, ou ne l'ayant trouvé qu'imparfait, et le jugeant absolument nécessaire pour achever ce récit, il ne fit point difficulté de joindre des vers de sa composition à tant d'autres de différents auteurs. Ou plutôt je croirais que les poètes qui l'avaient précédé ne s'étaient pas occupés à faire un dénombrement d'armée, parce qu'il eût compris trop de princes ou de héros, et n'eût pu s'appliquer à la gloire d'aucun en particulier ; outre que ce recueil n'était pas propre à faire une hymne ou cantique, dont le sujet doit être plus particulier à celui que le poète eût eu dessein de louer, de sorte que, manquant à l'intégrité de l'ouvrage, Pisistrate voulut y suppléer par celui que nous avons, ou du moins y ajouter ce qu'il n'avait pu recouvrer de la main de l'auteur, ou du premier compilateur.

PARTIE 2.

Arguments tirés de l'étude de l'Illiade, Pour soutenir cette conjecture, et en fortifier la conséquence, il ne faut qu'examiner l'Illiade par le dessein, par la conduite, et par toutes les parties qui la composent.

1.
Dessein de l'Illiade.

J'ai médité souvent, et à loisir, pour comprendre quel est le dessein de ce poème qu'on nomme l'Illiade, qui contient en seize mille vers les miracles de tant de divinités, et les aventures de tant de héros, et j'avoue franchement que je ne l'ai pu deviner. Car ce n'est point la fondation d'Ilion qui fut la forteresse de Troie, la fable de ce poème n'en parle point ; ce n'en est pas sa prise, ou sa ruine par les grecs, le récit ne va pas jusque-là. Ainsi le nom d'Illiade ne comprend point le sujet et ne lui convient point du tout. C'est un récit d'une partie de la guerre faite à Troie, ou des combats qui se sont faits devant ses murs. Mais cette ville n'a non plus de part en tout ce qui s'y dit, que les vaisseaux des grecs, qui pouvaient en donner le titre aussi bien que la forteresse d'Ilion : car si les troyens sont dans cette ville, les grecs sont dans leurs vaisseaux ; et si les premiers font porter dans l'enceinte de leurs murs les morts et les armes qu'ils enlèvent à leurs ennemis, les autres en font de même dans leurs vaisseaux. Je ne vois pas que la mort d'Hector ait été l'objet de cette poésie, car il faudrait plutôt chanter la gloire d'un vainqueur, que le malheur d'un vaincu. Aussi personne ne s'est-il avisé de prendre un pareil dessein par un si mauvais événement. Je ne crois pas que ce soit le triomphe d'Achille, car après avoir querellé Agamemnon avec des injures trop grossières, et refusé de se réconcilier avec lui, il ne fait rien dans l'étendue de dix-huit livres ; il est dans ses vaisseaux, faisant bonne chère et jouant du luth, sans se mêler des affaires de la guerre, et sans agir pour sa gloire, ni par les mouvements du coeur, ni par ceux de l'esprit ; et tout ce qu'il fait après une si longue oisiveté, c'est de battre des gens qui s'enfuient, effrayés de ses grands cris, et du bruit d'une valeur dont on n'a point parlé, et de tuer Hector, le chef du parti contraire, ou pour mieux dire, l'assassiner par l'entremise de Pallas. Encore faudrait-il, pour former le dessein de quelque ouvrage, que toutes les parties, tous les événements, et tous les discours y fussent adressés comme à leur fin ; et il me semble qu'il n'y a point d'action principale dans l'Illiade que l'on puisse regarder de cette sorte. Ce n'est pas la ruine de Troie, car elle demeure en son entier ; on ne peut dire que c'est la mort d'Hector, car ce n'est pas le dessein des grecs ni de cette poésie, et rien ne s'y rapporte, que comme à un particulier de son parti : Paris en pourrait être le sujet plus raisonnablement que lui. Ce n'est pas aussi le retour d'Hélène, car les grecs ne la retirent point à la fin de cet ouvrage, elle est encore dans Troie auprès de son Paris bien aimé, jouissant l'un et l'autre de leurs crimes. Je ne puis m'imaginer que la gloire d'Achille ait été l'objet de l'auteur, car dans la suite on ne conte rien des aventures de sa vie, de sa valeur, ni de ses conquêtes. Agamemnon, Ajax, Diomède, Ulysse, Nestor, agissent beaucoup plus que lui, et se signalent par beaucoup de faits généreux, et durant un bien plus long temps, sans que tout ce qu'ils font tende à l'honneur d'Achille. Cela fait donc bien connaître que cet ouvrage n'a point été entrepris par un poète qui ait envisagé un sujet pour le traiter, et qu'il en ait fait comme le centre de toutes les lignes qu'il tirait, c'est-à-dire, comme le but de tout ce qu'il voulait traiter ; mais que c'est un recueil de plusieurs poésies dont les auteurs avaient chacun leur intention particulière. Il faut convenir seulement en cette considération générale, qu'elles contenaient quelques combats, et des aventures arrivées devant les murs de Troie, désignées sous le nom d'Illiade, parce que la forteresse de cette ville s'appelait Ilion, qui n'est cependant ni prise ni même attaquée. Mais il ne faut pas oublier ici une conjecture qui m'a confirmé dans ma pensée. Il est assez étrange que dans toute l'Illiade, c'est-à-dire dans une poésie de quinze à seize mille vers, qui doit nous apprendre le siège et la prise d'Ilion, on ne parle point qu'elle soit assiégée. Voici comme la fable en est écrite. Dix ans après le ravissement d'Hélène, les grecs viennent dans l'île de Ténédos avec une grande flotte, et pendant l'espace de quelques années ils font des courses dans les états du roi Priam en terre ferme, sans qu'il en soit presque rien expliqué par des narrations qui pourraient avoir de la beauté, et qui étaient nécessaires. La dixième année, on fait plusieurs combats dont le récit compose toute l'Illiade, ou du moins plus des trois parties. Et pour commencer ces combats, Hector fait dessein de brûler les vaisseaux qui étaient à la rade. Les grecs avaient bâti un grand mur, ou rempart, qui couvrait toute l'armée de terre et de mer ; et de l'autre côté les troyens sont dans leur ville accompagnés de leurs troupes et de celles de leurs alliés, pour résister à leurs ennemis. Mais on ne dit point que Troie fut assiégée, bloquée, investie, ni même environnée de l'armée des grecs. Les troyens ont la liberté entière d'entrer dans cette place, et d'en sortir, d'avoir tout le secours de munitions et d'hommes qu'ils pouvaient souhaiter ; les princes voisins y venaient quand il leur plaisait, avec tant de gens et tel équipage qu'ils voulaient amener, et cela se connaît par plusieurs discours qui sont dans ce poème. Or, je demanderais volontiers comment les grecs prétendaient de prendre une ville de cette qualité, grande et peuplée, plus qu'aucune de ce temps là, capitale d'un royaume considérable, et défendue par les princes voisins, et même par ceux d'éthiopie et d'autres fort éloignés, qui s'opposaient à l'entreprise des grecs sur l'Asie. Espéraient-ils prendre cette place en lui faisant la moue de loin et la regardant paisiblement de l'ile de Ténédos ? Car pour les combats de la dixième année, ils étaient fort inutiles, c'était simplement faire tuer des gens et en tuer : on n'a jamais pris une place de cette importance à coup de main ; elle pouvait être secourue sans aucun obstacle, Priam pouvait y mettre tant de troupes qu'il voulait, des armes, des vivres, et toute autre chose nécessaire à la défense. Il avait même pleine liberté autour de la ville pour aller et venir en toute sûreté, parce qu'il n'y avait pas un homme des ennemis qui l'en empêchât. Je demande encore un coup : y a-t-il quelqu'un de si peu de sens qui puisse penser qu'une ville, comme on décrit celle de Troie, ait jamais été attaquée de cette sorte, et qu'elle ait pu être prise ? Si on comptait deux ou trois cents mille combattants qui l'auraient forcée avant que d'être en état de se défendre, cela pourrait avoir quelque vraisemblance, mais que des gens qui étaient venus de bien loin, dont l'armée n'était pas plus nombreuse que celle des troyens, et qui, dans la longueur de cette guerre, devaient avoir perdu bien des gens, et qui n'avaient eu aucun renfort de nouvelles troupes considérables, aient emporté cette place, sans siège ni sans blocus, sans l'avoir investie, ni environnée de troupes pour incommoder ceux de dedans, cela me semble ridicule de le dire, et il serait impertinent à un poète, le plus grossier et le moins habile dans ces grands démêlés, de l'avoir écrit, car il est du sens commun de croire que pour prendre une ville, il faut réduire ceux qui la défendent à la nécessité de se rendre, et les y réduit-on jamais tant qu'ils ont la liberté des champs, c'est-à-dire d'avoir tout ce qui leur est nécessaire pour résister aux ennemis ? Il est donc facile de juger que l'ouvrage où cette histoire est traitée de cette sorte, n'est pas d'un poète qui en ait formé le dessein ; mais ceux qui ont fait tous ces petits poèmes, dont l'assemblage fait l'Illiade, et dont ils en font maintenant ce qu'on appelle épisodes, n'ont point décrit le siège de la place, parce que, ne traitant que des aventures arrivées devant les murs de Troie, ils ont tous supposé le siège, que tous les lecteurs pouvaient eux-mêmes aisément supposer, de sorte que tous ceux qui faisaient ces poèmes, et qui les lisaient, concevaient d'abord cette ville comme environnée de grecs, et les troyens pressés dans leurs murs, sans qu'il fût nécessaire aux poètes d'en rien exprimer en détail, ni que les lecteurs eussent aucun désir d'en rien savoir. Dès lors qu'on leur parlait des hauts faits d'Achille devant Troie, des combats de Diomède, des grandes actions d'Ajax, et des autres, contre cette place, ils avaient l'imagination remplie de la pensée d'un siège, sans qu'il fût besoin de leur en dire davantage. Et si l'on veut démentir cette vérité, il faudrait qu'un poète qui aurait oublié d'en parler, et qui aurait eu l'imagination de la prise de cette place sans siège, eût été le plus ignorant et le plus ridicule du monde. Je m'imagine que l'on pourra dire qu'on ne faisait pas la guerre en ce temps là comme nous la faisons à présent ; c'est le discours ordinaire de ceux qui veulent défendre l'excellence de cet auteur imaginaire de l'Illiade ; ils pensent tout sauver et tout excuser, quand ils ont dit qu'il ne faut pas juger de ce siècle reculé par le nôtre, et que sans doute les choses étaient bonnes en ce temps là, puisque cet Homère fantastique les a dites. Voilà en vérité une belle raison, et qui peut servir d'excuse à toutes sortes d'anciennes rêveries, et à toutes les impertinences des vieux auteurs. Je demeure bien d'accord que toutes les coutumes et les cérémonies de politique et de religion, les habillements, les armes, les marques d'honneur, ou d'infamie, et tout le reste des choses qui en dépendent que de la fantaisie des hommes, et que les nouvelles inventions changent avec le temps, peuvent être jugées bonnes et mauvaises selon la diversité des temps : mais ce qui est de la raison naturelle, et du sens commun, ne souffre point ces ridicules variétés ; il sera toujours vrai, et dans toutes les nations du monde, qu'une place ne sera jamais prise tandis qu'elle pourra être secourue aisément de toutes les choses nécessaires à sa défense, si ce n'est qu'elle soit accablée par le nombre des ennemis. Et pour montrer qu'au temps même de cette prétendue guerre de Troie, on faisait des sièges pour prendre des places, peut être moins régulières et moins puissantes qu'au temps des romains et que maintenant, mais toujours des sièges ou blocus soutenus de plusieurs troupes qui l'environnaient, on sait que dans la guerre de Thèbes, vingt ans ou environ auparavant, les grecs avaient fait la guerre de cette sorte ; car l'armée de Polynice étant composée des troupes de sept princes, ils se logèrent au devant des sept portes de la ville pour en empêcher le secours ; d'où vient même qu'on nomme cette nouvelle guerre l'histoire ou le voyage des sept devant Thèbes, et les plus anciens tragiques en ont fait des pièces de théâtre sous ce titre. Ce qui montre que les gens n'étaient pas assez ignorants pour espérer de prendre sans siège une place de grande importance à tant de princes voisins qui la secouraient, et ensuite qu'il n'y a point eu de poète en ce temps là assez impertinent pour décrire toutes ces aventures de Troie, sans dire qu'elle fut assiégée, comment elle le fut, et ce qui se passa dans les divers quartiers des assiégeants. Enfin, je ne me puis persuader qu'un homme du plus bas étage du monde se soit imaginé une armée derrière un grand mur, et leurs ennemis dans une grande ville, -car c'est la seule image que donne toute l'Illiade, -et qu'il ait pensé que c'était décrire un siège de place, et le moyen certain pour la prendre ; et si l'on ne croit la pensée que j'ai formée sur l'Illiade, qu'elle n'est point d'un seul auteur, il me semble qu'il est impossible de sauver une si grande extravagance ; et quand on rencontrerait dans l'Illiade quelques paroles qui m'auraient échappé, et qui donneraient une idée de quelque siège ou de quelque blocus, elles serviraient encore à fortifier ma conjecture, parce que ce serait une preuve qu'elles n'auraient été avancées que par occasion dans un petit poème fait à la gloire de quelque prince, non pas à dessein d'expliquer quelque chose nécessaire à l'intelligence de cette guerre ; et si un poète en avait parlé pour l'éclaircissement d'un si grand dessein, il aurait pris à tâche de le décrire, il en aurait marqué les quartiers, et ceux qui y commandaient, il aurait parlé des endroits de la ville qui y répondaient, et ceux qui étaient préposés à leur défense, il aurait fait entreprendre aux troyens quelque expédition pour avoir des vivres, et aux grecs des courses pour les en empêcher, il aurait fait réjouir ceux de la ville de la nécessité où les assiégeants seraient réduits, et ceux-là se plaindre d'être à l'extrémité, sans pain, sans armes, et sans secours ; enfin il aurait donné en plusieurs endroits des marques sensibles d'une désolation prochaine, comme nous en avons quelques exemples dans les sièges de Rome, de Carthage, de Jérusalem, et d'une infinité d'autres plus anciens, et même dans la Grèce ; mais on ne voit rien de semblable dans toute l'Illiade, parce que ceux qui ont fait les différentes pièces de cette rhapsodie n'avaient pas entrepris de décrire ce siège qu'on eût désiré savoir, mais seulement quelque aventure de ce siège qu'on présupposât aisément. Le commencement de cet ouvrage confirme assez bien ce raisonnement. Car d'invoquer la muse pour chanter la colère d'Achille, cela me semble fort mal pensé. On pouvait bien en user ainsi pour chanter les victoires, les hauts faits et les amours de quelque prince, mais une passion lâche et malséante aux grands coeurs ne devait pas être le fond d'une si longue poésie, et quand on dit chanter, on dit ordinairement louer et glorifier, ce qui ne conviendrait pas à une passion désordonnée. Davantage, de fonder cette invocation sur ce que la colère d'Achille a fait mourir de vaillants hommes, cela ne paraît pas bien juste ; la valeur d'Ajax, celle de Diomède, et des autres, en ont tué plus que lui ; il combattent durant toute la guerre, et tous les jours ils sont aux mains avec les ennemis, au lieu qu'Achille ne prend les armes que fort tard, et ne fait mourir que les restes des autres, et des gens qui ne résistaient presque plus. On pourrait peut-être avancer que tout ce que les princes grecs ont fait, était une dépendance de la colère d'Achille, que ceux qu'ils ont vaincu lui devaient être attribués : mais ce serait mal raisonner, car les troyens que les princes grecs ont battus ont été les objets de leur valeur, et la gloire leur en est due ; la colère d'Achille ne les rendait pas vaillants, au contraire son absence les affligeait, et faisait perdre coeur presque à toute l'armée. Mais encore est-il vrai que, quand les grecs qui sont morts par les armes des troyens pouvaient être considérés comme des suites de la colère d'Achille, elle n'en était pas la cause ; il eût fallu que dans cette colère Achille eût agi, défait, conquis, triomphé, et bâti sur les morts des trophées, qui eussent marqué sa valeur et son indignation, autrement on ne peut regarder le mauvais traitement des grecs, à l'égard des troyens, comme une dépendance de sa mauvaise humeur, et jamais on ne s'avisa de prendre, pour le sujet d'un poème, l'occasion de quelque grand événement, et non pas les causes nécessaires qui l'ont produit. Je crois donc que le compilateur de ces poésies, n'ayant point eu de commencement convenable à toutes celles qu'il avait en main, choisit celui qui pouvait en quelque sorte y convenir, et qu'ayant ce premier discours qui parlait de la colère d'Achille, et celui de la députation inutile d'Ulysse pour le réconcilier avec Agamemnon, qui est au neuvième livre, celui de sa réconciliation, qui est au dix-neuvième et celui de la défaite d'Hector qu'il y voulait employer, il jugea que cette invocation qui avait été faite à l'honneur d'Achille, pour mettre vraisemblablement à la tête de ce premier cantique, ou épisode, avait assez de rapport à tous ceux qu'il voulait assembler ; mais en vérité la colère d'Achille qui fait mourir tant de braves, ne convient qu'indirectement et par violence à la valeur et aux faits d'armes des autres princes grecs. Ajoutons à cela la fin de l'Illiade, ou pour mieux dire, considérons qu'elle n'en a point. Car le bon roi Priam, ayant racheté le corps de son fils, obtient une suspension d'armes durant l'espace d'onze jours, pendant lesquels les troyens ont la liberté de faire les funérailles d'Hector, et les deux partis de se disposer à faire la guerre aussitôt que la cérémonie en sera faite. Ainsi chacun voit qu'il n'y a point de fin, qu'il reste encore beaucoup à faire, et que les lecteurs attendent la suite de tous ces combats ; on désire savoir ce que deviendra le corps de tant de braves gens tués, quel sera le malheureux effet de la mort d'Hector sur les troyens ; on ne voit point si le siège est levé, ni si cette grande ville est prise, et l'esprit demeure dans l'incertitude et dans la curiosité, et rien ne satisfait son attente. Je pense qu'un poète qui se serait mis en tête de faire cet ouvrage aurait quelque but, et l'aurait même fait connaître dès le commencement, ou bien les derniers vers auraient marqué plus judicieusement le terme de son travail ; mais cela vient de ce que le compilateur n'ayant pris qu'un dessein vague et sans détermination certaine, il n'a point cherché cette précaution, et s'est contenté de donner quelque ordre aux poésies qu'il avait en main, concernant les combats des princes grecs devant la ville de Troie, et n'en ayant point qui pût continuer l'histoire jusqu'à la ruine de cette ville, il avait fini cette rhapsodie où les poésies lui manquaient. Dans cette conjecture, je fais une autre réflexion qui me semble fort considérable, car je considère que dans toute l'Illiade, il n'est point parlé de la prise de Troie, et que dans l'Odyssée il n'en est fait mention qu'en passant, comme d'une aventure qu'on veut insinuer adroitement, et qu'on évite de conter. Cet événement toutefois le méritait bien, surtout s'il était arrivé comme les poètes du dernier siècle l'ont inventé, et je crois qu'un auteur qui eût entrepris de dessein formé de composer ces deux grands ouvrages, l'aurait expliqué dans l'Illiade par quelque prophétie, par la magie, ou par quelque autre voie dont les poètes se peuvent servir quand ils veulent faire connaître les choses futures qui sont nécessaires à l'intelligence, ou à la beauté de leur sujet, et qu'ils ne peuvent pas néanmoins faire entrer dans leur ouvrage selon l'ordre de sa composition ; ou du moins il me semble qu'il en eût fait faire la narration par Ulysse dans la suite de son ouvrage, soit au Prince Alcunoüs, ou à Calypso, ou en quelque autre occasion, comme Virgile fait conter la ruine de cette ville à Didon par le Prince Aenée. En vérité, un si grand exploit de guerre ne devait pas être oublié, c'était la gloire des grecs, et la terreur des barbares, c'est-à-dire des peuples de l'Asie ; mais je pense que cela s'est fait ainsi, parce que cette ville fameuse n'a point été désolée comme on le conte dans les fables grecques, et que les poètes qui parurent après cette guerre n'osèrent pas en faire des pièces particulières dans la dispute de la poésie qui se faisait aux jeux publics ; la mémoire en était trop récente, et ceux qui eussent écrit une chose si notable, et si contraire à la vérité, eussent été moqués et contredits par plusieurs dont cet événement eût été connu, ou qui du moins leur eût été conté par leurs pères. Les poètes donc se contentèrent dans ces tragédies de prendre toute cette célèbre expédition par diverses parties, et d'en tirer occasion de louer ces héros qu'ils voulaient obliger, pour rendre les grecs glorieux ; car ayant travaillé sur ce grand sujet avec cette adresse, ils ne pouvaient pas être condamnés comme des imposteurs ; au lieu que la narration d'un saccagement si horrible, d'une ruine si épouvantable, d'une désolation si générale de cette grande ville, et de tout le pays, eût passé pour ridicule, et pour une affectation de vanité honteuse ; de sorte que, tous les anciens poètes n'osant toucher un sujet si dangereux à la gloire des grecs, et si contraire à la connaissance de tout le monde, le compilateur de ces deux rhapsodies, de l'Illiade et de l'Odyssée, n'en avait point trouvé parmi ces hymnes, ou vieilles tragédies, qu'il pût ou voulût faire entrer dans sa composition, et voilà pourquoi l'Illiade ne finit point par la prise de Troie et que l'Odyssée n'en contient point le récit. L'histoire de Jornandès, répétée par Joannes Magnus, peut bien autoriser ma pensée, quand elle nous apprend que Troie fut ruinée par les gaulois en passant dans l'Asie, lorsqu'elle commençait à se rétablir des maux qu'elle avait souffert de la guerre d'Agamemnon ; à quoi peut encore servir Dion Chrysostome dans le discours qu'il a fait que Troie ne fut point ruinée par les grecs, comme les poètes de son temps le contaient. On trouve même, dans l'Odyssée, quelques paroles qui nous en donnent de grands soupçons ; car quand on appelle Ilion maudit, et qu'on ajoute qu'il ne faut pas seulement le nommer devant les grecs, et quand nous voyons Ulysse verser des larmes au récit des moindres circonstances de cette histoire, c'est nous expliquer assez clairement que la fin de cette guerre fut plus malheureuse aux grecs qu'ils ne le voulaient faire croire aux autres nations. Je pardonnerais aux troyens qu'ils ont fait fugitifs de tous côtés, et presque partout esclaves, de pleurer à la mémoire de leurs extrêmes malheurs ; mais que des vainqueurs qu'on dit être revenus glorieux, aient des mouvements si contraires à l'état de leurs affaires, j'ai peine à le souffrir, parce qu'il me semble que la ruine de leurs ennemis ne devait pas leur être si sensible, et que la joie de la victoire a dû leur ôter jusques à la mémoire de leurs peines et de leurs travaux passés. Je crois même qu'Ulysse ne devait point répandre de larmes, quand un musicien chante le grand cheval de bois ; c'était le chef-d'oeuvre de ses conseils et l'action la plus avantageuse à sa gloire ; mais cela vient, à mon avis, de ce qu'entre les poètes qui firent toutes les diverses pièces de ces rhapsodies, il y en eut de moins circonspects que les autres, et qui laissèrent échapper quelques vers et quelque petit récit plus conforme aux nouvelles publiques, ou par la nécessité du sujet qu'ils traitaient, ou par imprudence. Ainsi, doit-on remarquer que ce discours du cheval de bois est fort court, et l'aventure légèrement touchée ; ce n'est pas une narration, mais un récit du poète en peu de paroles, de ce qu'un musicien avait chanté, ce qui me persuaderait que l'épisode où cela est contenu est fait par quelqu'un des poètes des plus récents de ceux dont la compilation est tirée, et qui, écrivant peut-être cinquante ans ou environ après cette guerre, avait osé feindre cette fable pour rendre la vérité moins croyable par cette invention si ridicule, ou pour l'avoir répétée après quelque autre qui l'avait impertinemment inventée pour se moquer de la vanité des grecs qui se vantaient d'avoir pris Troie, et que l'on voulait démentir en la leur faisant prendre par un moyen impossible et contraire au bon sens. On dira, peut-être, que cette aventure est répétée dans le quatrième livre de l'Odyssée, et qu'ainsi il n'y a pas lieu de douter que le récit en soit fait pour instruire le lecteur : mais cette répétition de la même aventure confirme ce que nous avons dit, que cet ouvrage, non plus que l'Illiade, n'est point d'un seul poète, qui ne pourrait avoir deux fois conté la même chose, sans pécher contre l'ordre de tous les auteurs de ces grands poèmes, et contre toutes les règles de l'art. Il est vrai qu'en cet endroit-ci il parle d'une autre circonstance, et décrit l'arrivée d'Hélène auprès du cheval, où les princes grecs étaient renfermés, et c'est ce qui fait voir que ce sont des poètes différents qui traitèrent ce sujet en deux poèmes sans aucune dépendance l'un de l'autre, selon qu'ils en avaient besoin pour le sujet qu'ils traitaient ; outre que le premier endroit étant bien plus ample que le second, c'eût été contre toute raison que le même auteur l'eût répété sans nécessité, et sans une nouvelle grâce. Après tout, ce serait un mauvais remède au mal de l'Illiade, si on ne pouvait le trouver ailleurs que dans l'Odyssée, dont elle ne doit point dépendre. Mais cette répétition serait si peu raisonnable dans un poème réglé fait par un même auteur, qu'il ne fallait pas seulement parler une seule fois de ce grand animal qui fit tant de peur aux petits enfants de Troie, que les pères le rendirent maître de leur ville ; cette fiction étant de mauvaise vue, elle est insupportable ; mais c'est que le discours est sans aucune nécessité, et sans produire aucun événement considérable dans les deux endroits où il en est fait mention. Dans le premier, il ne s'agit que de reconnaître Télémaque par sa ressemblance avec Ulysse son père, à quoi le cheval de bois, ni la contestation des princes renfermés dans son ventre, ne servait de rien. Dans le second, le poète dit seulement qu'un musicien en avait parlé dans une chanson, ce qui était fort inutile, les lecteurs se passeraient fort bien de le savoir ; ce n'est donc pas une aventure qui nous explique la catastrophe de cette longue tragédie, comme il eût été fort à propos, mais deux entretiens de peu de paroles qu'on ne peut excuser qu'en soutenant qu'ils ont été mis en deux divers poèmes selon l'invention particulière de celui qui les avait faits. Mais quittons l'Odyssée que je ne veux pas examiner en détail, et retournons à l'Illiade. Je ne saurais omettre une remarque qui semblera peut-être recherchée trop scrupuleusement, mais qui n'est pas de légère conséquence, et que j'ai déjà touchée en passant. Les savants demeurent d'accord que les anciens ne distinguaient jamais leurs écrits par livre, par chapitre, ni par aucune section ; ils étaient d'une composition égale et continue, et la division que nous y rencontrons maintenant en diverses parties, est une invention de nos modernes, qui nous en ont voulu faciliter la lecture en coupant cette longue suite de discours comme avec des signes pour connaître la différence des choses qui s'y traitent, et nous donner moyen de les reprendre où nous les quittons ; cela est si vrai que Donat est celui qui divisa les comédies de Térence en actes et scènes, trois cents ans ou environ après qu'elles eurent été composées. Cela posé, nous devons croire, comme il est indubitable, que l'Illiade fut longtemps comme une seule pièce de poésie sans aucune distinction de livre, et que les caractères de l'alphabet grec qui les marquent sont de quelque moderne qui les a mis à sa fantaisie ; aussi ne peut-on remarquer aucune différence entre deux livres que celle qui se trouve entre deux récits un peu différents. C'était donc une liaison continuelle de plusieurs poèmes tragiques, c'est-à-dire héroïques, comme nous l'avons expliqué, et j'ai observé qu'ils sont presque tous de quatre cents vers ou environ ; car de quarante qui composent l'Illiade, il y en a vingt-quatre qui sont de cette mesure, un peu plus, ou un peu moins ; il y en a dix qui sont de cinq cents vers ou environ, et six qui ne vont que jusques à trois cents ; d'où j'ai jugé qu'ordinairement les cantiques, ou vieilles tragédies, étaient de quatre cents vers ou environ, et qu'ils leur ont donné cette étendue afin d'en pouvoir lire plusieurs en un même jour, et les mieux examiner ; ce nombre de vers étant suffisant pour faire connaître le génie d'un poète, n'étant pas si grand qu'il pût ennuyer et fatiguer les juges. Ce qui me fortifie dans ma pensée, que ce grand poème de l'Illiade est un assemblage de plusieurs de ces petites tragédies anciennes, une rhapsodie, ou recueil de chansons cousues l'une avec l'autre : car j'observe que cette compilation est faite de telle manière, que celui qui l'a distinguée en a mis ordinairement deux pour faire un livre, et nous en trouvons douze de cette sorte. Mais où le poète, par la facilité de son esprit, ou par la nécessité de son sujet a passé de quelques vers cette mesure, le compilateur n'en a fait qu'un seul livre, et il y en a dix de cette sorte, à savoir le premier, le 2e, le 4e, le 5e, le 15e, le 17e, le 18e, le 20e, le 21e, le 23e et le 24e. Et quand le compilateur a eu quelqu'un de ces petits poèmes d'un nombre de vers moindre que quatre cents, soit par la faiblesse de l'auteur, ou par quelque autre occasion, il en a joint trois pour faire un livre, comme le 3e et le 16e, et de là vient cette inégalité des vers de l'Illiade ; ce qui fait connaître que le compilateur était assujetti à l'étendue des poèmes qu'il y employait. Ce n'est pas que je veuille soutenir que tous ces cantiques, ou épisodes, aient été faits par autant de poètes différents ; au contraire je présume qu'il y en a plusieurs d'un même esprit qui disputèrent plusieurs fois le prix de la poésie dans les solennités publiques ; et c'est, à mon avis, d'où vient la diversité des sentiments des auteurs sur les oeuvres qui portent le nom d'Homère ; car du temps même d'Hérodote, on voulait que les vers nommés cypriens et les épigones, ou les descendants, fussent du même auteur que l'Illiade. Aristote lui attribuait la petite Illiade, et le margite. Thucydide parle des hymnes que nous en avons encore, comme étant d'un même génie, et d'autres ont été dans des opinions aussi peu certaines ; la raison de cette incertitude est que, l'Illiade étant composée de tant de pièces différentes de style, aussi bien que d'invention et de génie, il était mal aisé de n'en pas rencontrer qui n'eussent quelque rapport à ceux dont on cherchait l'auteur, et néanmoins les autres pièces qui en étaient différentes en faisaient douter, et ainsi la dispute n'a point été terminée entre ceux qui ont vu les vieux ouvrages, et ne l'est pas encore entre ceux qui veulent juger de ce qui nous en reste.

2.
Conduite de l'Illiade, Les narrations.

La conduite de cet ouvrage nous en peut encore donner une plus grande assurance ; car si un poète ingénieux et habile avait entrepris l'Illiade, ou la guerre de Troie, il en aurait fait connaître toute l'histoire, pour ne pas démentir son art qui doit renfermer l'épopée, ou poème épique, dans le cours d'une année ; il y aurait inséré les aventures les plus éloignées du temps par des récits agréables, dont son adresse aurait fourni divers moyens, et choisi les plus raisonnables. Il aurait fait conter le jugement de Paris touchant la beauté des trois déesses parce que c'était le fondement de la haine de Pallas et de Junon qui font les enragées dans cette guerre ; il aurait expliqué l'enlèvement d'Hélène, qui en était la cause et le motif ; il n'aurait pas négligé le sacrifice d'Iphigénie, abandonnée par son propre père à la passion que les grecs avaient de se venger de Paris, et du moins nous aurait-il fait entendre et la captivité de Briséis, dont le mérite donne lieu à cette grande et funeste colère d'Achille. Certainement les lecteurs sont privés d'un grand plaisir, ne sachant rien de toutes ces circonstances qui n'y sont touchées qu'à la légère, et comme en passant. Mais ce défaut vient, à mon avis, de ce que le compilateur n'ayant aucun poème sur ces aventures qui pût entrer dans le corps de sa rhapsodie, nous ne les y rencontrons point ; les différents poètes, qui ont fait séparément toutes ces hymnes ou rhapsodies attachées ensemble, s'étaient contentés d'en parler légèrement, et autant que leurs desseins le pouvaient souffrir en chacune de ces poésies séparées, où le sujet était tracé comme le demandait la gloire de celui qu'ils voulaient louer, où ils parlaient des autres choses autant qu'il leur était nécessaire pour le faire entendre ; ces narrations ingénieusement insérées dans les poèmes pour rappeler les choses passées devant l'esprit du lecteur, ne sont pas une invention des modernes : car Jamblic dans son roman de Simonis et de Rhodane, Achilles Tatius, dans les amours de Leucippe et de Clytophon, et Héliodore, dans l'histoire de Théagène et de Chariclée, l'ont fort bien pratiqué, et l'avaient peut-être imité de l'Odyssée. Et quand j'ai parlé du temps convenable au poème épique, il ne faut pas qu'on se persuade que c'est un précepte des derniers écrivains. Nous voyons par l'exemple de l'Illiade et de l'Odyssée, que les anciens poètes avaient soin de terminer ces grands ouvrages dans une année, et que même le compilateur de ces poésies avait observé cette règle, avec cette différence que l'Odyssée, pour n'y pas contrevenir, contient les narrations des choses passées, et que l'Illiade qui n'est chargée que de combats de leurs héros, et des querelles de leurs folles divinités, suit le fil de son histoire, depuis l'arrivée de Chrysès au camp des grecs, jusques aux funérailles d'Hector, et ne passe point au-delà de ce terme. Et quand Jamblic, Tatius, et Héliodore ont gardé cette mesure dans l'étendue de leurs ouvrages, comme au récit des choses passées, pour n'y pas faillir, ils ont suivi l'exemple de l'Odyssée, et de quelques autres poèmes ou romans qui leur restaient ; ce qui me fait croire que le compilateur de l'Illiade n'aurait pas oublié les narrations qui la devaient embellir, s'il les eût eu de la main de quelques bons auteurs, comme il a fort bien observé la durée de ce poème. Ces considérations m'ont fait souhaiter assez souvent, durant ce travail, que le poème intitulé Iliopersis, ou la ruine de Troie, celui qui fut nommé la petite Illiade, et une autre Illiade égyptienne, fussent venus jusqu'à nous ; car je suis persuadé qu'ils serviraient beaucoup à l'éclaircissement de ces conjectures. Le premier nous ferait voir la fin de notre Illiade par l'achèvement de la fable ; le second nous donnerait, à mon avis, les narrations dont j'ai parlé, ou d'autres peut-être plus agréables : car la petite Illiade n'était pas ainsi nommée, comme je crois, parce qu'elle était plus petite que l'autre, au contraire, je pense qu'elle était bien plus grande ; et ce qui me donne cette pensée, c'est qu'Aristote la comparant aux deux ouvrages d'Homère, écrit qu'elle pouvait fournir la matière de plusieurs tragédies, au lieu que l'Illiade et l'Odyssée n'en pourraient donner que pour une, ou tout au plus que pour deux. En quoi il semble nous dire que cette petite Illiade contenait bien plus de sujets que la grande. Ce n'est pas que je comprenne aisément comment on pourrait faire de la grande Illiade une seule tragédie, vu que les poètes grecs, et beaucoup d'autres, en ont tiré une infinité de pièces pour en fournir les théâtres. Je crois donc qu'on la nommait la petite Illiade , non pas à cause de l'étendue, mais à cause de celle qu'ils nommaient la grande : ce n'est pas que la petite ait manqué de réputation et de gloire, car Lesbius en emporta par elle le prix de la poésie sur tous ceux de son temps. On ne peut pas dire aussi qu'Aristote la condamne pour avoir été polymythe ou trop chargée d'histoire ; il dit bien qu'elle en avait plus que l'autre, mais il ne dit pas qu'elles y fussent mal traitées, et pour en juger, il la faudrait avoir, c'est pourquoi je l'ai plusieurs fois souhaitée, aussi bien que l'Illiade égyptienne , dans laquelle je présume que l'auteur avait écrit le voyage de Paris et d'Hélène dans l'égypte ; et qu'au sujet de leur détention, par l'autorité du roi Protée, il avait enrichi son voyage du retour de Ménélas, qui y vint reprendre sa femme après la guerre d'Ilion, et des autres événements de cette fable. Mais ce sont des pensées peut-être fort éloignées de la vérité, et dont chacun peut juger selon les siennes. Ce n'est pas que cette poésie manque de narrations : il y en a beaucoup, mais ce sont des narrations incidentes, étrangères au sujet, mal placées, inutiles, ennuyeuses, et qu'on pourrait retrancher sans lui rien faire perdre de ses agréments. À prendre l'art du poème épique dans le bon sens, il ne faut point détourner du principal sujet l'esprit du lecteur ; et quand on y veut insérer quelque autre chose, il faut que ce soit avec quelque apparence de nécessité, ou du moins pour un ornement qui lui plaise, et qui le retienne si fort attaché, qu'il ne cherche point autre chose que ce qu'il lit ; autrement il se fâche d'être occupé à ce qu'il ne se soucie pas de savoir, il pense être détourné de son chemin, et s'ennuie de n'être plus sur les voies qui semblaient le mener à quelque plaisir qu'il souhaite, et c'est ce que font toutes ces narrations incidentes, car n'étant pas attachées à l'action principale, ni par nécessité, ni par grâce, on ne se soucie point de les connaître, et on souffre quelque dégoût en les lisant. On voit Agamemnon reprocher à Diomède qu'il n'était pas si vaillant que son père Tydée, et pour lui prouver, il lui conte fort au long une aventure de son père à la guerre de Thèbes. Diomède ne la pouvait pas ignorer, et raisonnablement il devait mieux la savoir qu'Agamemnon ; de sorte qu'il ne restait au poète qu'à trouver en peu de paroles la différence du fils au père, et c'était tout ce qu'un grand poème pouvait souffrir, n'étant pas fait pour cela ; au lieu que dans un poème particulier fait exprès pour quelqu'un de ces héros, le plaisir en cela n'eût point été contre l'art, ni contre l'attente d'un lecteur. Phénix conte toute son histoire et celle de Méléagre, pour montrer par les exemples combien il est dangereux de persister longtemps dans un grand courroux, comme il est honnête de s'apaiser bientôt ; ces deux histoires sont encore chargées d'autres récits qui y sont mêlés, de sorte que ce sont narrations sur narrations, qui toutes n'ont aucune liaison avec la guerre de Troie. Ce sont bien des exemples qui pouvaient entrer en preuves dans son discours, mais de conter toute l'histoire de ces princes, et de conter même des voyages qu'ils avaient faits en divers pays, cela n'est pas supportable à des lecteurs impatients de savoir les sentiments d'Achille sur un emportement de colère qui lui fait abandonner son parti, et qui réduit les grecs au péril d'être vaincus. Pourquoi même faire ces contes aussi longs et en détail, comme s'il n'eût été question d'autre chose ? Cela certainement est ennuyeux et contre l'art dans un ouvrage où tout doit être attaché à la fin principale que le poète s'est proposée, et, à moins que de regarder ces récits comme le sujet d'un petit poème séparé de tout autre, c'est-à-dire de la colère d'Achille, il est bien mal aisé de l'approuver en l'état qu'ils sont. Pourquoi Nestor conte-t-il tous les combats qu'il livra en sa vie, pour dire seulement que, s'il était jeune, il irait fort volontiers au combat ? Il ne fallait que les exprimer par manière d'exemple en peu de paroles, et non par manière d'histoire déduite avec toutes ces circonstances. à quoi bon entendre, dans le conseil des grecs, Diomède débiter toute sa généalogie ? Elle est à contre-temps et hors d'oeuvre, ennuyeuse, et inutile : Agamemnon et les autres princes en étaient vraisemblablement assez bien informés, car, parmi les grands, ces choses ne sont pas ordinairement ignorées, et cela n'était bon que dans un poème particulier, où l'on eût dessein de louer les aventures de Diomède. C'est la même faute dans un autre endroit, où la race des cinq chefs des myrmidons est décrite, si l'excuse n'en était en ce que nous disons. On fait conter fort mal à propos toute l'histoire d'Amphidamas que Patrocle avait autrefois tué dans une querelle de jeu ; car c'est découvrir une faute qu'il avait faite, qu'il n'était point nécessaire de rapporter, et qui ne servait de rien pour donner sujet de mettre le corps de Patrocle dans la même sépulture que celui d'Achille, à quoi toute la vengeance qu'il prend de son ami se devait terminer. Un poète bien châtié n'aurait point fait cela dans un grand ouvrage, où ce récit est comme une excroissance de chair dans un corps parfait. Je ne comprends pas pourquoi, dans l'entretien de Priam et d'Achille, on fait dire à celui-ci, avec une grande moralité, la bonne fortune de Pélée, ni le bonheur des premières armées de Priam avec les disgrâces qu'il souffrait ; car tout cela n'était inconnu ni à l'un et à l'autre et je ne crois pas qu'on le pût excuser, si ce n'est dans une poésie particulière faite exprès pour l'expliquer. Je ne puis mettre en ce rang une infinité d'autres discours qui sont comme des narrations trop longues et incommodes, citées dans un sujet qui ne les peut souffrir, si ce n'est en fort peu de paroles. Peut-on supposer qu'Achille, qui jure par son sceptre, emploie plusieurs vers à le décrire, et qu'il conte comment il était coupé et accommodé et desséché sans pouvoir plus rien produire, si ce n'est qu'on le plante et qu'il reverdisse ? Ce discours est ridicule et ne sert de rien à l'Illiade, et les lecteurs ne souhaitent point de l'apprendre, car personne n'en doute. Davantage, celui qui jure est dans quelque empressement de passion comme Achille, et qui ne permet pas de faire ces petits contes : c'est une interruption inutile et froide, contraire au sentiment que le poète donne. Il est mal aisé de croire qu'un même auteur ait fait le discours de Chrysès au commencement de cet ouvrage et les narrations du voyage d'Ulysse quand il lui ramène sa fille, et son sacrifice quand il la reçoit. Car le premier est bien fait, et ne touche son dessein et la colère de Chrysès, que par de grands traits, sans entrer dans le détail ; au lieu que le voyage des vaisseaux d'Ulysse, et ce sacrifice, contiennent toutes les choses particulières qui concernent l'un et l'autre, expliquent des minuties ou bagatelles aisées à présupposer, et qui n'ont point d'agrément ; cela ne sent point la dignité et la grandeur d'un poème épique, mais la nécessité d'amplifier un petit sujet qu'on s'est donné, comme faisaient les auteurs de ces petits poèmes, où cela pouvait être employé pour remplir le nombre des vers ordinaires sans sortir du sujet. Quand, au deuxième livre, le poète dit qu'Agamemnon étant prêt de parler, avait le sceptre en main, il fait une longue énumération des princes par lesquels il avait passé jusques à lui. Je ne comprends pas pourquoi cela, parce qu'il eût pu parler quand il n'eût pas eu de sceptre ; et, quand on eût voulu le lui mettre à la main, il ne fallait que le dire, sans conter ceux qui l'avaient porté avant lui ; il ne s'agissait point de son autorité, ni du droit qu'il avait de porter le sceptre par succession, personne n'avait envie de le savoir. Pour dire que Pandarus tira une flèche contre Ménélas, il décrit en détail son arc, et son origine, sa fabrique, et la manière de le tirer. Ce sont des choses qu'il ne faut jamais se mettre en peine d'expliquer, ou si elles peuvent donner quelque grâce au discours, il faut que ce soit si vite, qu'on puisse le sentir légèrement sans en être ennuyé. Il en est de même quand on veut armer Ulysse : on conte comment son casque est venu de père en fils jusqu'à lui, et la longueur du récit n'est pas supportable, elle est ennuyeuse, et impatiente fort le lecteur qui veut savoir ce qu'Ulysse fera étant armé, et non pas le moyen par lequel il a eu ses armes. D'où vient qu'Agamemnon et Nestor s'habillant pour faire une revue de l'armée, on décrit tous leurs habillements jusques aux souliers ? Il suffisait d'en dire comme de Ménélas, qu'il prit sa robe de léopard et son javelot. Et en vérité, dans un grand poème, ce détail serait vicieux, outre que cette même description est souvent répétée ; mais dans un petit poème, où l'on prétendait expliquer seulement une action particulière, il n'était pas mauvais de descendre dans le détail, et de n'en perdre aucune circonstance. Que sert, dans le trouble, ou la chaleur d'une déroute, de conter l'histoire de Lycaon fils de Priam, qu'on avait pris dans un jardin coupant du bois pour accommoder son chariot ? Si cette action avait quelque marque de valeur ou de générosité, on pouvait la rapporter ; mais elle ne fait rien du tout à l'avantage d'Achille, et il me semble que Lycaon fait une trop grande prière à son vainqueur, et Achille une réponse trop longue et trop dure au vaincu. La faiblesse de Lycaon fâche les lecteurs, et la colère d'Achille se refroidit dans leur esprit par ce long entretien qu'il fait à contre-temps. Mais la plus ridicule de ces narrations mal à propos insérées en ce grand ouvrage est celle que Mercure fait à Priam, en le conduisant vers Achille sous l'apparence d'un jeune homme ; car il n'avait qu'à mener son chariot : il lui fait une grande généalogie, et un récit de toute sa vie, qui n'était que des mensonges. Il n'était point nécessaire de faire mentir un dieu par un discours inutile, vu même qu'on aurait bien de la peine à souffrir un tel mensonge et cette mauvaise narration dans une nécessité plus pressante. Je ne comprends pas aussi que, dans un grand poème, où souvent l'on parle d'Antilochus, comme d'un jeune prince brave et bien instruit aux armes, un excellent poète se fût avisé de le faire instruire par son père de l'état d'un cirque ou hippodrome, sur le point d'y paraître. Il serait honteux qu'il ne l'eût pas su plus tôt : car il eût été bien tard de l'apprendre pour le bien faire ; mais l'auteur d'un petit poème pouvait l'écrire, n'ayant point d'autre vue que l'instruction d'Antilochus, et n'ayant rien dit à ses lecteurs qui pût démentir ce qu'il leur faisait entendre de cette action. On peut aussi comprendre sous ce titre de narrations incidentes et vicieuses celle que fait Agamemnon au livre dix-neuvième, quand il se réconcilie avec Achille. Car pour excuser le trouble qu'il avait pu causer de sa part dans l'armée par leur mésintelligence, il déduit fort au long l'histoire de la naissance d'Eurysthée, avec la fable de la déesse até ou dissension, pour faire entendre qu'il avait été porté dans la violence et l'égarement de cette passion par une puissance divine. Ce n'est pas dans ce lieu qu'il fallait faire un long discours pour cela : il fallait des raisons meilleures qu'une fiction poétique, ou pour mieux dire, qu'un petit tableau ; il ne fallait pas obliger Achille à méditer une allégorie pour l'entendre, mais le presser par des considérations plus pathétiques. Le bon Nestor en fait de même presque en tous ses propos, mais on dit que c'est pour représenter le caractère des vieillards qui veulent toujours parler, et qui se plaisent à conter les histoires de leur temps. Quand il s'agit de peindre l'humeur de ces bonnes gens-là, je suis bien d'avis qu'on en fasse ainsi, et on prendrait quelque plaisir à voir comment un poète les ferait agir ; mais dans des affaires importantes et sérieuses, on ne considère point le génie de celui qui parle, on ne souffre point ses entretiens inutiles, ce sont des longueurs qui ne peuvent plaire, le lecteur se refroidit et se dépite, et quand même il excuserait ce vieillard qui suit l'humeur de son âge, il n'excuserait pas l'auteur qui doit suivre son dessein et mener son lecteur à grands pas au repos agréable qu'il lui prépare. Aussi n'est-il pas vrai qu'un excellent poète eût fait cette faute, et ceux qui nous ont donné ces hymnes et vieilles tragédies, qui composent la rhapsodie dont nous parlons, ne peuvent être condamnés, car si, dans un même ouvrage, toutes ces narrations incidentes sont ennuyeuses et les marques d'un esprit stérile, peu judicieux, et qui laisse languir la grandeur de son sujet, il n'en était pas de même dans ces ouvrages séparés, où chacun avait suivi son sujet, et l'avait soutenu par les choses qu'il y jugeait convenables, sans penser à courir ailleurs. C'étaient des poètes qui cherchaient tous à plaire aux princes et aux personnages considérables, en faveur desquels ils parlaient, et, n'ayant point d'autre vue, ils ne se mettaient pas en peine d'examiner quel rapport leur poème avait avec un autre dessein ; outre qu'étants tous différents, ils pouvaient dans chacun de leurs ouvrages employer leurs narrations sans se nuire les uns aux autres, et sans mal faire en faisant la même chose, et d'autant même que ces poèmes, ne se rencontrant pas ensemble, ne paraissaient qu'en divers temps, et n'avaient point de dépendance les uns des autres ; et quand même plusieurs auraient été d'un même auteur, toutes ces considérations le laissaient en liberté d'employer le même art et la même manière d'écrire sans ennuyer le lecteur. Mais, dans un même ouvrage, il est certain qu'un même poète se serait bien gardé d'insérer tant de narrations incidentes, trop étendues, et qui ne servent de rien, vu même qu'une seule de cette sorte serait vicieuse et mal reçue. Le plus mauvais endroit néanmoins où l'on puisse jeter ces narrations étrangères au sujet, c'est dans le milieu d'un combat, où c'est une faute ordinaire dans l'Illiade, mais qui fait une preuve très concluante pour autoriser ma pensée. Un poète sage qui travaillerait par son propre génie à la fabrique d'un grand ouvrage s'aviserait-il jamais de faire conter des histoires à des héros les armes à la main prêts de s'arracher la vie, et dans la nécessité de se défendre et d'attaquer dans un duel ou combat singulier, ou d'homme à homme ? On le peut souffrir et pourrait être fort agréable, car il y a des moments où les combattants relâchent leur fureur, où la violence les oblige de prendre haleine, où la surprise de quelque objet leur donne une occasion nécessaire de parler ; mais dans un corps d'armée, dans le désordre de deux partis, quand le trouble confond tout, quand la rage anime tout, quand on n'a pas un moment pour se faire entendre, quand on ne sait en quel temps, où ni comment se reposer, que deux ennemis échauffés par leur propre courage, animés par tant d'exemples, emportés par l'empressement de se signaler, aient le loisir de faire de longs discours, d'expliquer une longue généalogie, de s'entretenir sur la morale, ou sur la politique, surtout de faire un long narré de leurs aventures, c'est ce que personne ne saurait jamais approuver : on n'attend pas alors de ces gens là des harangues, mais des coups d'épée, on ne leur demande pas des fleurs de rhétorique, mais des effets de leur valeur, et quand un poète le pourrait faire avec justesse en quelque endroit, il serait bien difficile de le rendre plusieurs fois supportable. Quand Diomède rencontre Glaucus au milieu de deux armées qui combattent, et qu'il lui demande s'il est un dieu, il n'était pas nécessaire de lui rendre raison de sa curiosité, ou tout au plus il le fallait dire en peu de paroles ; mais peut-on approuver, qu'après avoir témoigné qu'il n'eût pas voulu combattre contre lui s'il eût été quelque dieu, il lui conte toute l'histoire de Lycurgue, qui fut châtié par l'aveuglement et par la mort, pour sa témérité qui l'avait porté à mépriser la divinité de Bacchus ? Ce n'était pas le lieu propre pour le faire savoir aux lecteurs ; ils avaient bien du loisir au milieu de tant de combattants qui ne cherchaient que des moments pour faire tomber leurs ennemis sous leurs coups. Je sais qu'ils ont assez de temps pour se dépouiller de leurs armes, en faire un échange, et les remettre, mais je ne puis entendre comment ils les prirent ; car il me semble qu'ils pouvaient craindre d'être frappés de quelque ennemi qui les eût vu désarmés ; et je l'aurais bien plus excusé que Pandarus, qui blesse Ménélas avec moins de justice, et dans une occasion moins assurée. Il faut bien que le poète qui décrit cette aventure ne fût pas engagé dans un plus grand dessein qui conduisît ailleurs son lecteur, ou cette longue digression eût été peu judicieuse. Ce qui me le confirme, c'est la longue généalogie de Glaucus, qui ne pouvait être faite raisonnablement dans un ouvrage où le poète eût eu d'autre vue que la gloire de Glaucus et de Diomède. L'entretien d'Idoménée et de Mérion dans la chaleur d'un combat est insupportable, et d'autant moins sage qu'il ne fallait pas conseiller à Mérion de se porter courageusement à la guerre, puisqu'il était dans l'occasion, et qu'il y faisait son devoir. Il en est de même du discours qu'il fait à Déiphobe, pour l'engager à combattre, et de sa généalogie qu'il lui conte, pour lui montrer qu'il est de la race de Jupiter ; ce serait une grande imprudence à un poète d'en user ainsi dans un ouvrage qui n'eût pas été recherché pour l'intérêt particulier de ces deux princes. Est-il croyable que Ménélas venant au corps de Patrocle avec autant de fureur que de courage, au milieu de plusieurs troupes des deux partis qui combattaient à outrance pour l'avoir, se fût avisé de faire un long dialogue avec Euphorbe et de lui conter comment il avait tué son frère Hypérénor ? Une si longue conversation, et cette histoire, ne sont pas certainement dans leur lieu, si vous ne les imaginez dans un poème particulier qui ne regardait que l'intérêt de ces deux héros. Entre tous ces exemples je ne puis trouver aucun prétexte pour les discours qui se font entre Achille et Aenée. Le premier avait la rage dans le coeur pour la mort de Patrocle, et témoignait en toutes choses qu'il ne combattait que par un esprit de vengeance insurmontable, et quand il rencontre Aenée, il s'amuse à lui faire une belle harangue, pour lui persuader de ne point combattre contre lui, lui remettant en mémoire qu'il l'avait repoussé jusques dans Lyrnesse par l'assistance de Jupiter et de Minerve, qui combattaient avec lui quand il voulut enlever les boeufs des troyens sur le mont Ida. Cela est bien présomptueux en celui qui parle, et bien honteux à celui qui écoute ; Achille n'avait pas grand sujet de gloire de se vanter que, par le secours de deux divinités, il avait eu l'avantage sur un homme. Mais la réponse est bien moins excusable, car Aenée lui fait une longue généalogie de la famille des rois de Troie, pour lui montrer qu'il était cousin d'Hector, pour lequel il avait pris les armes, et lui fait une grande moralité, en lui reprochant qu'il avait accoutumé de dire des injures, ce qui n'était pas honnête à un grand prince, et dans ce discours il y mêle la fable des trois mille cavales d'éricton, plus légères que le vent, et qui couraient sur les épis de blé sans les abattre, et celle de l'enlèvement de Ganymède par Jupiter. Voilà bien des bagatelles inutiles, et impossibles à conter dans l'état présent de leurs affaires. Ce sont ces longs entretiens que Lucien et d'autres ont sagement condamnés. Mais ces discours, étant faits par divers poètes, dans divers ouvrages, en divers temps, sans aucune dépendance, comme nous dirons en plusieurs occasions, je crois qu'ils n'étaient en rien défectueux. Le poète ne décrivait que la rencontre et le combat de deux héros, dont il voulait que l'un fût vainqueur, sans avoir les autres en vue. Le lecteur s'attachait à ce qu'il avait à savoir, et ne s'embarrassait point l'imagination du reste de l'armée ; il était bien aise de les ouïr expliquer leurs sentiments ; il serait même nécessaire de faire connaître ce qu'ils étaient, de sorte que ces discours et ces narrations étaient faites avec art et fort à propos. Ce n'était point une narration incidente, mais comme le principal sujet de ce poème ; ce n'était pas un endroit d'impatience pour le lecteur, mais un entretien agréable qui lui représentait l'esprit et la générosité des combattants, à la gloire de celui qui devait être le vainqueur ; de sorte que ce qui serait un défaut dans l'Illiade, et grossièrement répété, est une preuve convaincante qu'elle est véritablement une rhapsodie, ou compilation de plusieurs poèmes faits par différents auteurs, ou peut-être par un seul, qui n'avait point failli contre le dessein de ses ouvrages, qu'il avait fait sans aucun rapport de l'un et de l'autre.

3.
Action des puissances célestes.

Mais entrons dans les plus religieux mystères de cette poésie. Les plus excellents maîtres de l'art tiennent pour maxime que, dans la conduite des événements merveilleux, il est assez souvent à propos, et même nécessaire, de faire agir les puissances célestes, et que les affaires sont quelquefois poussées dans des conjonctures si difficiles à résoudre, que le poète ne peut user de l'industrie des hommes pour s'en démêler avec vraisemblance. Les païens abusés dans la folle croyance d'une pluralité de dieux et de déesses, soit que le peuple en fût persuadé, ou que les doctes écrivains ne considérassent en cela qu'une grande variété de causes naturelles, donnaient une entière licence aux poètes, pour feindre tout ce qui pouvait faciliter les ouvrages de leur imagination ; et quoique cette conduite ne doive pas être si légèrement en usage parmi nous, où mal aisément on peut conserver le respect des vérités saintes, et une vraisemblance agréable, je ne veux pas maintenant m'arrêter à la contredire ; mais il doit demeurer pour constant, que même parmi les grecs et les autres nations, cet artifice n'était point employé de bonne grâce que dans l'extrémité des affaires, et quand la vertu des héros était prête de succomber. Ce n'est pas cependant par cette nécessité que les dieux et les déesses paraissent sur le théâtre de Troie, et qu'ils sont les grand ressorts de cette fameuse querelle de l'Europe et de l'Asie ; car ils y viennent agir incessamment, sans qu'on ait besoin de leur secours, et par des moyens contraires à ce qu'on en doit penser, indignes de leur excellence, et incompatibles avec leur nature. Vous y voyez toutes ces divinités imaginaires de l'un et de l'autre sexe, partagées et occupées si violemment à l'avantage de leur parti, qu'à vrai dire, c'est la guerre des dieux et non pas celle des hommes ; c'est le trouble, la honte, l'iniquité du ciel, et non pas de la terre. Toutes ces divinités se gouvernent comme les hommes, et sont sujettes à toutes leurs passions et à tous leurs besoins, aux aliments, au sommeil et à la douleur ; ils sont ignorants de beaucoup de choses, tristes, jaloux, fourbes, menteurs, et emportés de colère. Pallas et Junon sont les premiers personnages de cette comédie ; je parle ainsi, bien qu'on y trouve des héros et des dieux, car l'art nous apprend que, quand ils agissent indignement, on ne peut se servir d'un autre nom, ou pour le mieux, de celui de tragicomédie. Et quel est le sujet de leur colère ? Cela n'est pas fort clairement expliqué, et quand vous l'auriez deviné sur ce bruit des fables, c'est un léger mépris de leur beauté, qui n'eut pas la préférence qu'elles désiraient ; il n'est pas de femme bien sensée qui se fût seulement émue d'une pareille aventure. Et que font-elles ? Comme tous les autres dieux, des crimes et des sottises, des trahisons, des tromperies, des lâchetés. Elles y vont partout si vite, si étourdiment, que ce sont des véritables marionnettes, et font tout par des mouvements de passion si déréglés, que nous les condamnerions dans les âmes les plus communes. Si Chrysès est mal reçu d'Agamemnon, aussitôt Apollon descend du ciel sur le bord d'un vaisseau pour tirer ses flèches sur l'armée des grecs, car il n'était pas assez adroit pour les frapper de si loin. Achille met l'épée à la main par bravoure dans l'assemblée des grecs contre Agamemnon, et Minerve vient de l'Olympe en terre pour lui retenir le bras, et fort à propos, parce que les valets d'Agamemnon l'auraient peut-être assommé, et tous les princes se seraient trouvés dans un étrange embarras. Achille pleure amèrement pour la perte de sa belle mignonne qu'il avait rendu sans résistance, et Thétis vient du fond de la mer, pour le consoler, et monte au ciel pour solliciter Jupiter en faveur de son fils. Mais par malheur les dieux étaient allés en éthiopie faire débauche, comme si l'éthiopie était plus loin du ciel que la Phrygie, et que les dieux eussent grand besoin de festiner. Jupiter a de bonnes intentions pour ce héros, mais il n'ose en parler devant sa femme Junon, tant il craignait cette diablesse divinité féminine. Vulcain cache Idée dans un nuage, et aussitôt après on le voit fuyant. Il ne fallait point de divinité pour faire qu'un homme en frappât un autre, et fût frappé, ni pour faire fuir celui qui avait de bonnes jambes. Pallas persuade à Mars de renoncer aux intérêts qu'ils prenaient l'un et l'autre dans cette querelle, et par ses raisons il se retire du combat auprès du fleuve Scamandre, et cependant les grecs défont les troyens abandonnés du dieu de la guerre. Pallas n'est qu'une friponne qui trompe Mars ; et Mars est un grand sot de se laisser tromper ; il ne voit pas même, et n'entend pas ceux qu'il favorise, au milieu d'un combat où ils sont battus et défaits. Voilà un misérable dieu, qui ne juge pas que le dieu de la guerre se retirant d'un parti, il faut qu'il soit vaincu ; et le moins brave n'en serait pas ainsi contre les intérêts de ceux pour lesquels il serait armé. Mars inspire à Ménélas le dessein de combattre contre Aenée, afin de le faire mourir : voilà une supercherie bien digne d'un dieu ! Junon veut engager Neptune dans le parti des grecs, contre l'intention de Jupiter, mais il le refuse, pour ne pas fâcher son frère aîné : voilà un bon frère, mais aussi voilà une méchante femme ! Apollon détourne une flèche que Teucer avait tirée contre Hector, et son charton en est frappé à mort, et le même Teucer avait tiré une flèche contre Hector dont il avait tué Gorgythion, sans qu'Apollon se fût mêlé de la détourner. Pourquoi avait-on besoin d'Apollon pour éviter l'une, et que pour l'autre on n'eut pas besoin de miracles pour ne le pas toucher ? Il faut dire que Teucer avait mal visé, autrement on eût eu besoin d'Apollon, comme Ulysse eut grand besoin de Minerve pour se sauver du trait qui lui fut tiré de la main de Socus, et Sarpédon n'eût pas évité le trait d'Ajax sans l'assistance de Jupiter son père, non plus qu'Hector celui de Teucer. Apollon veut réveiller les thraces après que Rhésus leur roi est mort ; mais c'est bien tard : s'il l'a vu du ciel, il était bien paresseux, et s'il ne l'a pas connu de si loin, je ne sais comment il l'a pu savoir ; car nous n'apprenons point qu'il en eût ouï parler. Junon nettoie elle-même toutes les ordures de son corps avec de l'ambroisie ; pauvre et misérable déesse, de n'avoir pas une femme de chambre pour la servir ! Pourquoi le sommeil ne dort-il pas, puisqu'il est le sommeil lui-même, et qu'il ne peut pas cesser d'être ce qu'il est ? Pourquoi Neptune excite-t-il les grecs à tuer Hector ? Il n'avait qu'à le tuer lui-même, il n'eût pas été plus coupable, par le coup, que par le conseil. Ces dieux agissent, ce me semble, d'une manière fort bizarre ; car ils savent certains événements, contre lesquels néanmoins ils font de grands efforts, et quelquefois ils les ignorent, de sorte, qu'agissant en hommes qui ignorent l'ordre des destins, ils sont excusables ; mais agissant en dieux, bien instruits des destins, ils ne font que les fous, de vouloir faire réussir le contraire de ce qu'ils savent bien devoir arriver. Ainsi l'intrigue des femmes que Junon fait contre Achille pour le faire périr, est ridicule ; car elle était fort bien avertie par Jupiter même, que l'heure de sa mauvaise fortune n'était pas encore arrivée, et qu'elle ne l'avancerait pas d'un moment. À quoi sert la liberté qu'ils ont toujours reçue de Jupiter, de protéger le parti qu'ils affectionnent, puisque pas un d'eux n'entreprend de conserver Hector dans l'extrémité où il est réduit ? S'ils ne le savaient pas, ou qu'il leur fût défendu de s'en mêler, on n'y trouverait rien à redire. Dans le tournoi des funérailles de Patrocle, Apollon fait tomber le fouet de Diomède, que Minerve ramasse, et lui rend. S'il avait eu un ruban au poignet pour tenir son fouet, il ne l'aurait pas laissé tomber. Elle n'avait que faire au tournoi ; mais elle ne voulait pas que cette cérémonie se fît sans faire des siennes. Elle rend Ulysse léger à la course, et fait tomber Ajax, pour retarder la sienne. Voilà bien des jeux d'enfants ; je ne comprends pas comment les anciens avaient l'âme si basse et si stupide, que de faire faire ces sottises à leurs dieux. Mais admirez encore que Thétis pleure la mort de son fils par avance, et en prend le deuil, encore qu'il soit vivant : je ne pensais pas que les dieux pussent tant pleurer, et moins, qu'ils portassent le deuil de leurs enfants. Ce qui paraissait néanmoins le plus contraire à la nature des dieux et à leur excellence, est ce soin qu'ils prennent tant de fois à se déguiser ; et Platon a raison de condamner cette invention poétique, d'autant qu'elle ne peut convenir par quelque interprétation que ce soit, avec vérité, les dieux ne pouvant prendre une forme plus excellente que celle qui leur est naturelle et souverainement parfaite ; car s'ils en prenaient une moins accomplie, ils se feraient tort, et s'ils en prenaient une fausse, et d'illusion, elle serait indigne d'eux. Ce mauvais artifice est employé si souvent dans l'Illiade, qu'on peut dire qu'ils y sont toujours en masque. Il ne fallait point qu'Iris se déguisât pour avertir Hélène du combat de Paris et de Ménélas : elle le pouvait savoir par le moyen des troyens, car personne ne l'ignorait. Minerve se déguise pour inspirer à Pandarus, par l'ordre même de Jupiter, à la prière de Junon, de violer les conventions du traité, fait entre les deux partis, et de frapper d'un trait Ménélas ; et quand il obéit, elle détourne un peu la flèche et rend le coup léger. Voilà un complot de trois fourbes pour peu de chose. Quelle raison, que Minerve prenne un casque pour se cacher au dieu Mars ? Puisque Diomède, qui n'était qu'un homme, avait le don de connaître les divinités, il faut qu'un dieu soit bien ignorant quand il l'est plus qu'un homme ; et Minerve est bien sotte de croire qu'un dieu ne la connaisse point, à ses yeux de boeuf qu'on lui donne si souvent, ni à ses démarches, qui sont particulières aux divinités, comme Vénus en fut connue par Aenée, ni à sa manière d'agir, qui est toujours plus vive, plus prompte et plus brillante que celle des hommes. Le songe prend la figure de Nestor. Mars se change en Acamante pour exhorter les troyens à bien faire : il ne fallait point de dieu pour cela, Acamante lui-même, ou quelque autre honnête homme, s'y pouvait employer. À quoi bon, que Minerve et Junon se déguisent en vautours pour voir de plus près le combat d'Hector et d'Ajax ? Elles n'avaient qu'à demeurer dans le ciel, ou bien se tenir dans leur nature invisible ; il ne fallait point venir comme des oiseaux de proie, qui suivent les armées par l'espérance de la charogne. Neptune changeant de sentiment, se déguise en Calchas pour favoriser les grecs, et depuis, Thoas, fils d'Andrémon. Neptune se déguise en homme, pour courir l'armée des grecs, et les exciter à combattre. Apollon empêche Patrocle de monter sur les murs de Troie pour y entrer, et se fait reconnaître ; mais il n'agit pas toujours si favorablement pour les troyens, et aussitôt il se déguise, il prend l'apparence d'Asius pour exciter Hector au combat sans être reconnu ; voilà une plaisante manière d'un dieu, qui lève son masque et le remet comme il lui plaît ! Mais pour agir comme un dieu, il ne fallait point descendre du ciel ; et pour parler comme Asius, il ne fallait qu'Asius lui-même. Neptune se travestit en vieillard, pour animer Agamemnon en combattant. Pourquoi le sommeil s'élève-t-il sur un sapin, pour de là voler sur le mont Ida auprès de Jupiter ; et pourquoi se déguiser en orfraye ? Il présume bien mal des hautes connaissances de Jupiter, s'il ne craint point d'en être reconnu. Apollon paraît en Périphante, pour exciter Aenée au combat ; il en est reconnu : ce déguisement était donc tout à fait inutile. Et depuis il se change en Lycaon, pour l'obliger à combattre contre Achille ; mais Aenée le refuse, sur deux grandes preuves de sa valeur, qu'il avait pris la ville de Lyrnesse, et les boeufs des troyens. Je doute fort que nos braves voulussent approuver ces raisons pour se dispenser d'une telle occasion. Il se déguise en Agénor, et tandis qu'il l'enlève pour le sauver, il fuit devant Achille pour l'amuser. L'imitation qu'en a fait Virgile, en serait toujours une mauvaise excuse, s'il n'y avait que cela. Voilà une étrange façon d'agir dans toutes ces divinités ; et je ne m'étonne pas que Platon, Scaliger, et érasme, et tant d'autres, ne l'aient pu approuver. Ceux qui veulent néanmoins, à quel prix que ce soit, défendre l'auteur de l'Illiade, ou toutes ces bizarreries, pour ne point dire ces impiétés, en alléguent deux raisons. La première est tirée d'Hérodote, qui dit que la diversité des dieux et des déesses du paganisme, n'était connue que depuis deux jours ; c'est-à-dire, ajoute-t-il, pour s'expliquer lui-même, depuis Homère et Hésiode, qui nous ont, les premiers, donné ces noms, la généalogie, les puissances, et les fonctions de toutes ces divinités ; de sorte que toutes ces nouveautés étaient si merveilleuses et si agréables, qu'elles ravissaient tous ceux qui les entendaient conter, et qu'on ne se lassait point de ces inventions si surprenantes. Quand cela serait véritable, l'Illiade ne m'en deviendrait pas plus précieuse, et toutes ces fables imaginées si ridiculement, contre la pensée que tous les hommes les plus grossiers ont naturellement de la divinité, ne me donneraient pas plus d'estime pour l'auteur, ni pour les dieux de ces rêveries. Mais cela n'est pas véritable ; Hérodote se devait contenter de mentir en histoire, et non pas en religion. Quoi ! Devant Homère et Hésiode, les grecs n'avaient-ils point la connaissance des divinités que leurs enfants ont adoré ? Ces deux poètes ont-ils inventé leur religion, leur ont-ils imposé les lois de leurs sacrifices, leur en ont-ils enseigné les cérémonies ? Hésiode en a écrit la théogonie, c'est-à-dire l'histoire de leur génération, les pères, et mères, les enfants, et leur postérité, non pas comme une doctrine nouvelle, mais comme des choses connues, approuvées, et révérées dès longtemps ; il ne faut que le lire pour en être entièrement éclairci. Et l'Illiade n'a rien de nouveau ; ce sont des fables que le peuple croyait, que les philosophes feignaient de croire à la lettre, et que les bonnes vieilles contaient aux petits enfants pour les endormir. Avant l'âge d'Hésiode, c'était une doctrine générale, et les sages en avaient donné des intelligences plus élevées que les sentiments du peuple : toutes les nations, non seulement de l'Europe, mais de la terre, avaient fait un grand nombre de divinités ; ils les adoraient avec de grands sacrifices, qu'ils leur faisaient dans les temples et sur les autels avec plusieurs cérémonies, et les conservaient avec autant de soin que de respect. Il suffirait de rapporter le témoignage de Sanchoniathon, phénicien qui vivait dans le temps de la guerre de Troie. Il avait écrit toute l'histoire de Saturne et de Rhée, père et mère de Jupiter et de Junon, qui furent honorés d'un culte divin, pour avoir fait beaucoup de bien aux hommes ; il fit encore la physiologie de Mercure, et nous avait donné d'amples témoignages des religions presque de tous les peuples célèbres de son temps ; nous en avons des fragments fort considérables dans eusèbe, dans sa préparation évangélique, et chez Théodoret. Musée fut même auteur d'une théogonie, ou histoire de la génération des dieux, et Aristéas décrivit en poésie le même sujet. Il est vrai que Vossius ne le met que sous le règne de Cyrus, mais Hérodote en parle comme bien plus ancien par le récit qu'il dit que les métapontins lui avaient fait des merveilles qu'ils en contaient. Justin le martyr nous dit que l'ancien Orphée avait appris des hébreux l'unité de Dieu, et qu'il avait écrit contre la pluralité ; tant il est vrai que les grecs en avaient connaissance devant le siècle d'Hésiode. Nous trouvons même que Piérus, avant ce temps-là, avait fait un poème des muses, qui furent, pour cette raison, crues ses filles, et surnommées Piérides. Paléphatus, que quelques-uns tiennent même plus ancien que la docte Phéménoé, dont nous avons parlé, avait fait un poème de mille vers sur la dispute de Neptune et de Minerve, si célèbre dans l'antiquité, et trois mille vers sur la naissance d'Apollon et de Diane. Philammon avait traité ce même sujet, et Thamyras, son fils, avait fait une théologie de trois mille vers. Mélampus avait fait un poème, intitulé les grandes matinées, cité plusieurs fois par Pausanias, si c'est le vrai sens de son titre, dans lequel il discourait de Saturne, du ravissement de Proserpine, du deuil et des misères de Cérès, de la guerre des géants et des sacrifices d'égypte. On dit qu'il entendait le langage des oiseaux, pour les avoir à mon avis fait parler dans ses vers. Eumolpus fit aussi trois mille vers sur les mêmes mystères. Pamphus, poète athénien, écrivit l'histoire de Cérès et des grâces, et épiménides, des corybantes. Enfin, si je voulais assembler tout ce qu'on en peut encore tirer des restes de ce vieux temps, nous nous étonnerions comment il est possible qu'Hérodote ait avancé une si grande impertinence ; et nous aurions beaucoup plus de raison qu'il n'en faut pour condamner ceux qui pensent bien excuser l'Illiade par ce discours. L'autre raison qu'on allègue pour les divinités de l'Illiade, est que tout ce qu'elles font doit être entendu par allégorie. Mais ce moyen est trop général, et donne une trop facile ouverture à toutes sortes d'imaginations les plus grotesques. Car il n'y a rien qu'un esprit aisé et plein des idées qu'il peut avoir par la lecture des bons auteurs, ne puisse interpréter agréablement, et jusques à donner de l'admiration. Montagne en discourt assez au long, et tient qu'il n'y a point de vision si bourrue ni si éloignée de la vérité, que l'on ne puisse faire venir à son sens, de biais ou de droit fil, et d'en former tant d'images et de considérations diverses que l'on voudra. Il cite un ecclésiastique de ses amis, qui pour se mettre à couvert du point de conscience sur la recherche de la pierre philosophale, qu'il avait cru longtemps n'être pas bien permise, fondait cette belle et curieuse science sur des passages de l'écriture sainte, plaisamment et proprement accommodés, et dit que c'est par cette liberté d'interpréter les paroles des autres que certains écrits, obscurs et malaisés à entendre, ont passé pour merveilleux dans les âges suivants ; c'est ainsi par cette voie, poursuit-il, qu'Homère s'est trouvé le maître de toutes les sciences et de tous les arts ; et s'étonne comment il est possible qu'il ait écrit tout ce qu'on lui fait dire ; jusques là même qu'un savant de son temps, y rencontrait des textes pour appuyer toutes les vérités certaines, comme les anciens en avaient fait l'auteur et le flambeau de toutes les erreurs profanes. Je ne voudrais pas me donner la vanité d'aller bien loin et bien vite dans cette route de belles rêveries ; mais je ne crois pas qu'on puisse peindre des fables si ridicules, ni si peu raisonnables, qu'elles ne soient capables de recevoir quelque sens allégorique ou miraculeux, ou naturel, ou moral, ou burlesque. J'ai donné quelquefois l'interprétation des enchantements de l'Amadis, avec tant de convenance, qu'il était vraisemblable que l'auteur les avait imaginées ainsi ; entr'autres, j'expliquais la gloire de Niquée, où elle était ravie de voir, dans un miroir enchanté, l'image du chevalier qu'elle aime, pour l'extrême joie qu'on sent de penser incessamment à l'objet de son amour, et pour épreuve de cette félicité. J'ai une fois expliqué sur le champ toute la seconde églogue de Virgile touchant l'amour de Corydon envers le bel Alexis, comme une description de la passion d'un curieux, qui désire connaître le soleil, à l'exemple d'Endimion amoureux de la lune, et j'ai des témoins, qu'un jour dans une conversation imprévue, je fis un corps entier de philosophie d'amour en quatre parties selon l'ordre de nos écoles, avec un rapport si juste et si surprenant, qu'il eût fallu peu de travail pour en achever un ouvrage d'importance. M N un des plus célèbres politiques de notre temps, nous assura qu'un docte alleman, ayant vu son roman, intitulé l'Orphise Chrysane, l'interpréta pour l'histoire de la pierre philosophale, et vint en France exprès pour en conférer avec lui, et le surprit fort des belles imaginations qu'il avait conçues, sur des choses auxquelles il n'avait jamais pensé. Aussi voyons-nous qu'Héraclide De Pont, ayant expliqué la meilleure partie de l'Illiade allégoriquement, ne suit pas les méditations communes, mais les siennes particulières, en quoi néanmoins je crois qu'on pourrait mieux rencontrer. Mais Porphyre explique l'antre d'Ithaque dans l'Odyssée, avec tant de subtiles méditations et de sublimes raisonnements, qu'il est impossible de se persuader que jamais un poète les ait pu concevoir pour composer une douzaine de vers. Mais quand on aurait ajouté toutes les fantaisies qui sont dans l'Illiade au sujet de ces ridicules divinités, l'ouvrage n'en serait pas plus raisonnable, selon Platon et les autres savants que nous avons allégués ; la poésie n'en serait pas plus louable, ni moins défectueuse ; car ce livre n'est pas fait pour nous instruire dans la connaissance de la nature et de la morale, et nous n'y devons regarder qu'une histoire inventée, et non comme véritable, où toutes les convenances doivent être observées, où rien ne doit combattre la vraisemblance ; de sorte que l'allégorie ne pourrait pas être une excuse valable à toutes les extravagances de ces divinités, quand elles y seraient appropriées avec toutes les adresses de l'art. Encore est-il certain que, selon nos idées ordinaires, il est impossible de trouver les allégories de ces visions. Elles sont si bizarres, si contraires aux pensées communes, si peu convenables entre elles, qu'il faudrait bien de la violence pour en faire un rapport agréable et juste à la nature ou à la morale. Qu'Apollon tire ses traits pour leur donner la peste, cela se peut fort bien entendre, parce que les rayons du soleil échauffent l'air et la terre, ils jettent la corruption qui cause cette maladie. Mais qu'Apollon descende sur un vaisseau pour de là tirer ses flèches, je n'en vois pas aisément l'allégorie ; car le soleil ne quitte pas le ciel pour darder ses rayons, et le vaisseau même n'y peut de rien servir. Jupiter en fait de même quand il descend sur le mont Ida pour foudroyer les grecs, comme étant plus près de ceux qu'il veut frapper, et craignant que son coup ne fût pas si juste ni si pesant en le tirant de si loin. Il vint encore en ce lieu pour voir le combat des deux armées, comme s'il n'eût pu le voir du ciel. Je sais bien qu'il est écrit dans les livres saints que Dieu descendit du ciel pour examiner les crimes de Sodome ; mais cela n'est dit qu'une fois, et pour nous apprendre qu'il ne condamne point sans connaître la vérité. Mais je ne veux point mêler l'interprétation de ces mystères dans les ridicules et profanes visions des poètes grecs. Que Vénus soit blessée par Diomède, je puis comprendre qu'un généreux n'a point de respect ni de complaisance pour la volupté ; mais qu'il blesse Mars, le dieu de la guerre qui lui inspire le courage, qui le conduit dans les combats, et qui seul est capable de lui en faire emporter la victoire, cela n'est pas bien allégué ; et un lecteur a grand besoin d'interprète. Que Jupiter dorme une fois, et que tout soit en confusion durant son sommeil contre ses intentions, je puis me représenter ce que nous enseigne Platon, que Dieu demeurant dans son repos, et laissant le monde à la conduite des seconds dieux, c'est-à-dire des intelligences célestes, toutes les créatures furent presque confondues par leur négligence contre ses ordres : encore faut-il, pour le penser, qu'un lecteur ait vu Platon, et personne ne l'a vu que quatre cents ans après l'Illiade ; mais que Junon pour l'endormir emploie des artifices de turpitude, et qu'il ait soin de faire miraculeusement un lit de feuillage sur terre, sans pouvoir surmonter pour un moment une volupté si précipitée, il faudrait encore quelque autre pensée de Platon pour m'en faire concevoir le secret : toutes les allégories qui donnent de la peine, ne sont pas moins désagréables qu'inutiles. Quel est le sens mystérieux, de faire que Mars se retire du milieu de deux armées et que néanmoins le combat dure toujours ? Car si le dieu de la guerre les quitte, il faut que ce soit pour la paix ou pour la trève : la guerre ne se peut faire sans lui, ce dieu là n'étant lui-même que la guerre. Et quelle est l'allégorie que Minerve, qui est la sagesse, prenne un casque pour se cacher à ce dieu de la guerre ? Car ce lui serait un moyen pour conduire prudemment toutes ses actions sans faire la folle et l'enragée. Pourquoi Vénus est-elle blessée à la main ? Car il me semble que cela ne convient point à la beauté, dont on voudrait affaiblir le pouvoir, ni à la volupté, dont on voudrait surmonter les charmes : cette blessure n'a point de rapport à une déesse, qu'on représente avec un corps humain, dont la main n'est point l'organe propre aux effets des grâces ni des plaisirs. Jupiter sait que Junon et Minerve montent en chariot pour aller au secours des grecs, mais il leur mande par Iris, que si elles marchent, il rompra d'un coup de foudre leur chariot, et les jambes de leurs chevaux, et qu'il les fera tomber d'un si rude coup, que de dix ans elles n'en guériront. Il faut bien rêver pour expliquer allégoriquement que Junon est l'air et Minerve la sagesse, et qu'une chose naturelle et une morale soient blessées d'un même coup, sans guérir avant un si long temps, et que l'arc-en-ciel leur porta cette nouvelle. Il est malaisé de comprendre pourquoi Minerve est si pesante, que montant dans le chariot de Diomède, l'essieu fut sur le point de rompre ; il n'y a personne qui ne se représente les dieux plus légers que les hommes, comme étant moins matériels. C'est à mon avis la même faute que Lucain a faite contre le bon sens, quand il dit que Néron, étant divinisé, doit se tenir au milieu du ciel, de crainte que son poids ne fasse pencher inégalement cette grande machine : je ne crois pas que cela se puisse sauver par allégorie ; car si l'on dit qu'un homme est de grand poids pour faire entendre son crédit et son autorité, il n'y en a pas d'assez grossiers qui entendent cela d'une pesanteur matérielle. Junon met les chevaux au chariot pour conduire Minerve et lui servir de charton. Voilà des déesses bien gueuses de n'avoir pas un palefrenier, et je ne vois pas, dans l'allégorie, que l'air ait accoutumé de conduire la sagesse ; au contraire une tête pleine de vent n'est jamais guère sage. Quelle peut être l'allégorie, de dire que l'aurore apportait la lumière aux dieux aussi bien qu'aux hommes ? Car on ne peut attribuer l'obscurité à leur nature, ni à leur connaissance, ni à leurs actions ; il faut que tout y soit rempli de lumière. Quand Neptune fait venir toutes les rivières pour renverser les murs de Troie, que fait Apollon dans l'assemblée de tous ces agents ? Peut-on dire que, dans l'allégorie, le soleil serve à faire assembler les rivières ? Au contraire, il les dessèche, et les fait comme rentrer dans la terre. Il me prend envie de rire, quand j'entends Junon promettre au sommeil un marche-pied pour appuyer ses pieds quand il sera à table et voudra manger. Car pourquoi le sommeil mange-t-il ? Pourquoi lui faut-il un marche-pied ? Pourquoi s'est-il passé de cette commodité jusques à la guerre de Troie ? Pourquoi lui promettre Pasithée, l'une des grâces, s'il veut endormir Jupiter ? La société des grâces avec le sommeil n'est pas grande ; on ne s'est point avisé de mettre entre les charmes de la beauté l'adresse de dormir de bonne grâce. Quand tous les dieux obtiennent de favoriser tel parti qu'ils voudront, ils prennent querelle ensemble et se battent, mais au pied de la lettre, leurs combats sont comme ceux des crocheteurs, à coups de pierre et à coups de poing, et dans cette allégorie, il est mal aisé d'y trouver du sens ; tout y est indigne du nom des dieux, de l'humeur des braves gens, et de l'esprit d'un bon poète. Neptune devait avoir à sa suite tous les fleuves, Junon tous les vents, Mars la force et la terreur, et ainsi de tous les autres, mettant les cieux et les éléments dans un grand désordre, que Jupiter eût calmé d'une parole quand il eût voulu. Ce serait donc inutilement, ou du moins avec beaucoup de travail, que l'on chercherait des moyens pour donner quelque couleur à tous ces contes extravagants de l'Illiade touchant ces divinités, tandis que l'on voudra qu'elle soit de la composition d'un homme seul ; et je ne puis me persuader, qu'un poète intelligent eût fait tant de choses si déraisonnables, si éloignées de la nature, et qu'il en eût rempli son ouvrage ; il faudrait qu'il eût eu l'esprit bien stérile, et bien peu judicieux, d'avoir toujours besoin de quelque divinité, de n'avoir point d'autre invention que ces machines célestes, et d'être toujours à bout dans ces poésies, et comme au désespoir, recourir partout à de si mauvaises intrigues, et de les employer jusques au dégoût de ses lecteurs, et sans avoir besoin d'autres forces que de celles des hommes. Cela nous montre donc évidemment que cet ouvrage est un composé de plusieurs autres de différentes mains ; car les auteurs de ces hymnes, ou vieilles tragédies, ne faisaient rien de mal pensé, en introduisant dans un poème quelque divinité pour assister un héros, lui donner conseil, et veiller à ses intérêts, en y supposant quelque entretien, quelque déguisement, quelque inspiration, viible ou secrète, enfin quelque apparition favorable, ou quelque effort extraordinaire. Cela pouvait fort bien convenir à leur religion, et dans des poèmes récités publiquement pour célébrer des fêtes solennelles, accompagnées de cérémonies de dévotion, et personne ne le trouvait étrange ; l'allégorie en était facile, parce que l'auteur ne décrivait rien qui pût en confondre les idées, par une confusion d'actions toutes contraires ; et ces intrigues n'étaient point ennuyeuses dans des poèmes différents, et qu'on ne voyait point en même temps, qui ne dépendaient point les uns des autres, et où le lecteur ne cherchait point de rapport avec ceux qui étaient faits en l'honneur de quelque divinité et de quelques autres héros. Mais quand ces poèmes ont été recueillis, et que ceux qui les ont vus y ont trouvé tant d'intrigues semblables, tant de machines d'un même caractère, tant de déguisements des dieux, tant de courses et de retours inutiles, tant de querelles, et, presque partout, tant de contradictions qu'on ne peut souffrir, cela choque si violemment le sens commun, qu'il est nécessaire de conclure la vérité de mon opinion.

4.
Les héros.

Les héros de l'Illiade nous doivent confirmer dans cette croyance, parce qu'ils n'y jouent pas mieux leurs personnages, que ces divinités. Les poètes qui prennent le soin d'écrire les hauts faits de quelque illustre guerrier, soit qu'ils en prennent les aventures dans l'histoire ou dans les fables reçues, soit qu'ils les inventent, selon la force et la beauté de leur génie, ont toujours eu dessein de nous donner un modèle de vertu héroïque, et de dépeindre la perfection où les grands coeurs doivent aspirer ; ils leur font des exemples de ce qu'ils doivent faire, afin qu'ils soient animés à bien faire ; et le souffle divin, qui vient du ciel dans le sein des poètes, doit être moins allumé pour faire leur enthousiasme, que pour échauffer du désir de la gloire des belles âmes qui se laissent charmer à leurs vers. C'est pour cela qu'ils enrichissent leurs ouvrages d'événements extraordinaires, de dangers imprévus, d'effets merveilleux d'une providence céleste, qui toujours châtie le crime, et favorise les bonnes actions ; et s'ils joignent le plaisir à l'admiration, la vertu, qui l'insinue agréablement dans le coeur, y conserve des semences qui les rendent eux-mêmes des objets dignes d'êtres admirés. Il ne faut pas se persuader, comme plusieurs ont voulu dire, que les héros de ces vieux temps ne fussent pas comme les nôtres, et que ceux qui nous ont donné des poèmes et des romans, se soient efforcés de représenter les hommes si parfaits, qu'ils les rendent toujours inimitables, toujours généreux, toujours amants fidèles, et accomplis en toute sorte d'excellence, et impeccables, sans porter quelque marque de la faiblesse humaine. Enfin on est tellement dégoûté de leurs imaginations si peu convenables à la conduite de notre vie, qu'ils font souhaiter de voir quelque peinture d'un méchant homme, tant ils nous ennuient, en nous dépeignant les braves et les vertueux pour nous plaire. Je ne veux pas ici excuser ni condamner nos derniers écrivains en ce genre, je ne saurais pourtant approuver leurs fautes, ni les mettre en vue ; je suis si rebuté des mauvaises compositions de notre temps, et du peu de soin que le public prend de les connaître et d'en bien juger, que j'aime mieux les abandonner à l'admiration des ignorants, que de rectifier les sentiments de ceux qui aiment leur ignorance. Je dirai seulement que si les auteurs de nos poèmes et de nos romans nous ont représenté des héros qui ne sont pas approuvés, dont les vertus sont assez extravagantes pour n'être pas agréables, qui portent un caractère d'actions inimitables, autant par leur bizarrerie, que par leur grandeur, et qui ne savent pas mêler les faiblesses naturelles de l'humanité à la perfection de l'homme, sans anéantir la nature, ou sans corrompre la vertu, s'ils ne savent pas introduire des acteurs qui portent des images d'imperfection pour les rendre détestables et dignes d'un châtiment qu'ils n'évitent point, s'ils n'ont pas l'industrie de plaire partout, je ne veux en rien les justifier. Mais si l'on ne veut que des portraits d'hommes faibles, lâches, perfides, vivant dans la corruption, dans le désordre, et dans l'iniquité, il ne faut point se mettre en peine de faire des poèmes et des romans ; l'histoire nous en fournit assez d'originaux ; il ne faut point employer le secret d'inventer et de bien dire, l'histoire en a trop de vérités certaines, et toujours assez d'éloquence pour les expliquer ; mais l'intention de ceux qui nous ont fait un chef-d'oeuvre, a toujours été de mieux faireque la nature, en nous traçant des modèles capables d'exciter les plus généreux à passer toujours au delà de ce qu'ils sont. Les stoïques ont formé leur sage si parfait, qu'ils demeurent d'accord eux-mêmes que peut-être jamais il ne se verra dans le monde ; et personne n'en peut approcher que par des excellentes qualités. Mais, quoiqu'on soit encore loin du sommet de cette perfection, on ne laissera pas d'être bien plus élevé que les autres. Ainsi, les poètes ont voulu faire leurs héros remplis de tant de vertus, que les autres hommes eussent de la confusion en les voyant agir ; cependant ils leur ont laissé quelques traits de leurs défauts naturels, afin que l'on ne fût pas hors d'espérance de les imiter ; on s'étonne de ce qu'ils font, mais on veut faire de même, on admire la grandeur de leurs sentiments, mais on s'efforce d'en avoir de semblables. Je ne saurais appuyer ces vérités par des ouvrages des premiers siècles, car nous n'en avons point, nous ne savons pas comment les poètes avaient peint Hercule, Thésée, ni Jason, les princes de la guerre de Thèbes, les argonautes, ni ceux de la guerre de Troie ; cependant nous jugeons bien, par la gloire qu'ils ont eue dans la suite des siècles, qu'ils ont été pourvus d'un mérite extraordinaire. Je sais bien que les dernières fables et les tragiques d'Athènes, où la royauté n'était pas aimée, ont corrompu l'histoire de tous les princes qu'ils ont connus, et qu'ils les ont noircis de beaucoup de vices, afin de rendre leurs malheurs équitables ; mais il faut que ceux qui nous restent nous aident à connaître l'esprit et les oeuvres des anciens. Jamblic, Tatius et Héliodore nous apprennent, par ce qu'ils ont fait, ce que leurs prédécesseurs avaient fait ; et si leurs héros ont eu quelques faiblesses odieuses, les savants les ont condamnées, et marqué les moyens qu'ils doivent prendre pour conserver la nature, sans blesser la générosité. Cette générosité est si certaine, et si bien établie par le sens commun, que tous ceux qui lisent l'Illiade y cherchent les caractères d'un héros incomparable, et tous ceux qui aiment cette poésie se travaillent inutilement pour en excuser les défauts. Pourquoi avait-on nommé le temps de la guerre de Thèbes, du voyage des argonautes, du siège de Troie, le siècle des héros, si ce n'est parce que les princes de ce temps là ont toujours été en grande vénération ? Et pourquoi cette vénération, sinon par la grandeur de leur vertu ? Aussi étaient-ils estimés les enfants des dieux, et ce nom publiait tout ensemble leur mérite et leur gloire ; mais ce mérite ne les eût pas élevés bien haut au-dessus des autres, s'il eût été corrompu par les vices, et leur gloire n'eût pas tant duré, si les anciens auteurs ne l'eussent épurée des taches dont les républicains les ont voulu charger. Je souhaiterais bien certes avoir les argonautes d'Orphée, la guerre de Thèbes, la télégonie de , les épigones que l'on avait attribués à l'auteur de l'Illiade, et les ouvrages des autres poètes de ce siècle des héros ; car je m'assure qu'ils autorisaient ce que nous en disons. Mais sans mêler à ce discours les observations qu'on peut faire sur cette antiquité, ni les exemples des trois grecs que j'ai nommés, jugeons de l'Illiade par les règles du bon sens. On y regarde Achille comme le principal héros parmi les grecs, Hector est aussi celui des troyens, personne n'en parle autrement. Voyons donc ce qu'ils sont et si nous approuverions des héros qui feraient comme eux. Les grecs tiennent un grand conseil, où l'on propose de rendre Briséis à son père pour apaiser la peste ; mais Agamemnon, qui l'avait eue pour sa part du butin, s'en met en colère, et dit qu'il reprendra une autre esclave des mains du plus hardi de l'armée. Achille prend d'abord cela pour lui, et mêlant un intérêt sordide à la vanité, il se plaint de n'avoir eu qu'une petite part au grand butin qu'on avait fait, et auquel il avait contribué plus que personne. Voilà des princes qui disputent comme des brigands sur le partage de leurs larcins. C'est faire la guerre par un lâche motif. Mais c'est peu : Achille s'irrite et met l'épée à la main, il s'apaise néanmoins par le secours de Minerve, qui lui retient le bras, et incontinent après, Agamemnon envoie des gens pour amener Briséis, qu'Achille donne sans résistance. Nos braves condamneraient de fausse valeur celui qui mettrait l'épée à la main en présence de beaucoup de gens, dont il pourrait être empêché de se battre, et je ne crois pas qu'on approuve qu'Achille en use ainsi dans un conseil, au milieu de tous les princes grecs. Ce n'était pas avoir grand désir de prendre raison de l'injure qu'il croyait lui avoir été faite ; il ne devait pas menacer pour ne rien faire, et Agamemnon ne devait pas le souffrir sans en témoigner quelque ressentiment ; il le menace de le tuer s'il lui ôte Briséis, et quand on vient la quérir, il la donne lui-même, et se contente d'aller sur le bord de la mer, et crier à sa mère pour être secouru ; c'est bien du bruit pour faire fort peu de choses. Il est vrai que sur la fin de l'Illiade, il s'excuse d'avoir fait ainsi, et dit que ce fut Jupiter qui le voulut, que sans lui on ne l'eût pas retirée contre sa volonté ; mais on n'en sait rien que par sa bouche, et je doute fort que cette excuse fût valable devant des personnes de bon sens ; parce qu'il n'y a point d'homme qui ne pût donner ce prétexte à toutes ses lâchetés. Ce n'est pas le mouvement d'une grande âme, selon les règles mêmes d'Aristote, et je m'étonne que des vaillants, qui ont fait donner à leur siècle le nom de temps héroïque, aient des bassesses si peu dignes des héros, ou que les anciens aient si mal connu ceux qui pouvaient porter cette noble qualité. En vérité, sa bravoure était bien digne qu'il fût gascon : quand il est au milieu de l'armée, il met l'épée à la main, et fait le méchant, et quand on lui demande Briséis, il la rend paisiblement : il ne fallait point faire le mauvais, ou bien il fallait résister. Il pouvait sacrifier sa maîtresse au bien public ; mais puisqu'il avait protesté de la défendre, il ne fallait pas la donner lui-même. Encore est-il vrai que ces deux princes traitent dans le conseil cette affaire indignement, car ils se disent des injures de crocheteurs, et se font des reproches honteux à leur dignité ; je ne vois pas ce qu'on peut trouver de grand et de généreux en cela. Faisons donc cette réflexion, que la première action héroïque d'Achille, que l'Illiade nous met devant les yeux, à l'ouverture de ce grand théâtre, est de quereller avec Agamemnon, en termes de véritables faquins, la seconde, c'est de remettre paisiblement sa maîtresse entre les mains de son ennemi, la troisième, d'implorer le secours de sa mère, avec des pleurs. Mais nous en verrons bien d'autres. Achille est nommé fier, féroce, sans bonté, sans douceur, et paraît de tous côtés bien fanfaron. Apollon même le nomme inflexible d'esprit, sans pitié, sans honte, et nullement louable ; jusques là même, que les grecs ne veulent pas que Priam voie le corps d'Hector en sa présence, de peur que ce malheureux père n'irrite la colère de ce vainqueur, jusqu'à s'en faire tuer : ils se défiaient bien de la vertu de ce héros, et ne l'estimaient pas tant que les amateurs du nom de ce fantôme d'Homère ont fait depuis ce temps là. (il me semble aussi qu'ils paraissent tous un peu vains et fanfarons ; et Diomède étant blessé par Paris, et se retirant, ne peut s'empêcher de dire que sa plaie est légère, et de menacer qu'il en fera bien d'autres, et de plus grandes ; ce n'était pas le temps de parler de cette sorte.) Quand Patrocle est mort, Achille apaise sa colère et le veut venger, je le trouve bon ; mais je n'approuve pas des armes impénétrables, car celles qu'un dieu lui devait faire en une nuit ne pouvaient être que miraculeuses. Ce n'est pas une grande vertu, que d'aller au combat avec cette confiance. Mais que prétend-il, de se montrer par avance sur le rempart des grecs, et de crier si haut qu'il en épouvante les troyens ? Quelle était cette voix que l'on entend de si loin, et qui donne tant d'effroi ? Je ne sais comment cela se fait, ni pourquoi cela se fait. Il demeure donc à couvert du rempart, et sitôt qu'il paraît armé, tout le monde s'enfuit. Pour moi, j'en suis bien plus étonné que les troyens, car je n'ai point vu l'effet d'une valeur qui pût donner cette frayeur à des princes et à des troupes aguerries. On n'a point dit qu'il a vaincu des géants, renversé des escadrons, gagné plusieurs batailles, saccagé des villes, désolé des provinces, porté de tous côtés le fer et le feu, fait marcher devant lui la terreur et la mort, et traîné partout la victoire. On nous conte seulement qu'il a dérobé des moutons mal gardés, et pris une ville mal défendue. Voilà bien de quoi faire trembler tant de braves gens, et tant de princes vainqueurs ! À la mort de Lycaon, le vainqueur et le vaincu ne font rien qui soit digne d'eux ; car Lycaon demande la vie lâchement à Achille, qui, le voyant sans armes, ne laisse pas de le tuer, et insulte à son mauvais destin après sa mort ; je ne connais rien d'héroïque en tout cela. Mais regardons la plus belle action de sa vie. Il en vient aux mains avec Hector : les armées demeurent immobiles, personnene se mêle dans le combat ; mais Pallas y vient en faveur d'Achille ; et pourquoi les autres dieux, qui avaient la liberté d'agir aussi bien qu'elle, ne viennent-ils point défendre Hector ? Ils sont bien lâches, ou elle est bien insolente. Que fait-elle en cette occasion ? Elle se déguise en Déiphobe, frère d'Hector, pour l'exciter à combattre avec lui contre Achille, et quand ils ont commencé, elle cesse de paraître, et voyant qu'Achille avait tiré son javelot inutilement, elle court le ramasser, et le remet entre les mains d'Achille, qui par ce moyen tue Hector. Peut-on représenter une femme plus méchante et plus enragée, contre un prince qui n'avait jamais manqué de l'adorer, qui n'avait jamais rien fait que son devoir, et dont la vertu méritait d'une déesse un autre traitement qu'une perfidie ? Et fut-il jamais victoire moins glorieuse ? Achille défait son ennemi, parce qu'il a un javelot qu'il ne devait pas avoir ; il fait son coup de loin, sans être obligé de se servir de l'épée, et tout ce fameux duel se termine sans qu'on ait vu les combattants se joindre de près, frapper et être frappés, tenir la victoire en suspens, et laisser les lecteurs en doute, auquel ils voudraient la donner comme le plus vaillant. Nos romans ont bien décrit les aventures d'une autre sorte. Ils ont fait tomber par pièces les armes des combattants ; ils ont fait éclater le feu sous les coups d'épée, ont fait couler le sang de toutes parts, enfin ils ont marqué la valeur dans l'attaque et la défense, et la fin du combat donne toujours quelque satisfaction au lecteur, à la gloire du vainqueur. Mais Achille à mon avis ne doit point remporter un grand honneur pour la défaite d'Hector, et, bien qu'il soit le héros dans cette poésie, il me semble cependant que Hector agit plus en honnête homme ; car il est toujours vertueux, et un poète épique lui aurait conservé ce caractère jusqu'à la mort ; mais dès lors qu'Achille paraît, il manque de coeur ; on dit bien que c'est Jupiter qui le lui a fait perdre, mais cela n'excuse pas sa lâcheté. On sait bien que la providence divine conduit nos sentiments, aussi bien que nos aventures, et qu'elle ordonne les crimes sans en être cause. Mais il ne faut pas faire de grands ouvrages de vers et de prose pour nous l'apprendre, chacun sait que cet ordre divin, qui doit être caché, comme il est invisible, ne détruit pas la gloire de la vertu, et ne justifie point la lâcheté. Mais Hector s'enfuit, jusqu'au point qu'ils courent l'un après l'autre et font ainsi trois tours entiers à l'entour de Troie. Il fallait que la ville fût bien petite, ou qu'ils fussent bien las ! Et je ne sais comment Hector ne tourna point tête durant cette longue course pour combattre un homme seul ; car lorsqu'il s'y résout, c'est par le conseil de cette déesse trompeuse, changée en Déiphobe. Et d'attaquer un homme quand on croit seulement être deux contre un, ce n'est pas une action digne d'un héros, d'un prince, ni d'un simple soldat. Encore ne suis-je pas si mécontent de la manière dont Achille a vaincu, que de le voir lui-même attacher à la queue de son cheval le corps d'un homme de la qualité d'Hector, et qui n'était point son ennemi particulier, et le traîner dans la fange et dans le sang de ses plaies ; c'est à mon avis une action indigne, non seulement d'un héros, non seulement d'un chef de guerre, non seulement d'un homme raisonnable, mais d'un brutal ; et les grecs qui donnaient le nom de barbare à tous les autres peuples, le méritèrent par cette véritable barbarie. Mais ce n'est pas tout, car durant neuf jours, ils traînent ce corps à l'entour de celui de Patrocle, sans respect de son rang ni de sa valeur ; et bien loin de pleurer, comme ont fait tous les illustres, la défaite de leurs ennemis ; il le vit comme un mort qui ne peut plus contribuer à sa gloire, qu'en le traînant honorablement. Mais la plus judicieuse et la plus agréable conduite d'une histoire inventée pour un poème, ou pour un roman, c'est de donner le héros toujours en vue aux lecteurs, de le mettre souvent sur le théâtre, et de le faire agir autant qu'il le peut, parce que c'est lui qu'on a presque toujours dans l'esprit, dont l'on désire savoir toute la fortune, et qu'on cherche partout dans les bons et mauvais événements, et s'il est comme nécessaire qu'il demeure en quelque état de repos et d'oisiveté, il faut que ce soit avec tant d'art, qu'il ne laisse pas d'être comme présent. C'est pour lui que l'on forme des souhaits et des craintes. On se persuade que tous les biens et tous les maux doivent faire son bonheur ou ses disgrâces ; on est toujours en soin de savoir ce qui lui doit arriver, et sitôt que l'esprit ne s'attache plus à ses intérêts, il faut bien des machines pour contenter l'impatience des lecteurs ; et quoiqu'ils présument qu'il s'occupe à quelque chose de grand et d'important au sujet, on souffre néanmoins de la peine quand on ne le sait pas, et ce chagrin est mal aisément consolé par les plus notables aventures qui lui sont étrangères. Je vous avoue qu'un roman du dernier temps, qui laisse son héros durant le tiers de l'ouvrage, sans parler de lui, donne beaucoup d'inquiétude, encore qu'il ait beaucoup de part à tout ce que les autres font où il n'est pas. Comment donc pouvons-nous être satisfaits de voir, dans ce poème, le principal héros agir seulement à l'entrée et à la fin, commencer par une passion violente et par des menaces peu communes contre les plus puissants des princes grecs, demeurer sans rien faire durant un fort long temps, parmi des guerres qui occupent vingt et un livres, sans apprendre aucun incident qui fasse partie de sa bonne ou mauvaise fortune, et achever l'histoire par un seul combat, qui même n'est pas bien convenable à l'idée qu'on se forme de la générosité d'un héros ? J'avoue franchement que je ne serais pas content de cette composition, si j'étais persuadé qu'elle est d'un seul poète, et de la fabrique d'un même esprit, qui n'ait point eu d'autre dessein que la gloire d'Achille. Cherchons Ulysse et Diomède, et nous trouverons qu'ils n'agissent pas mieux. Il ne fallait pas que Diomède demandât un compagnon pour l'entreprise qu'on lui impose, d'aller au camp des troyens, afin d'être plus hardi. Cette raison est d'un homme qui a peur, et qui n'est pas bien avisé ; il en fallait dire une autre, comme pour l'exécuter plus vite et plus utilement. Ils entreprennent donc ensemble d'aller au camp des troyens pour enlever les chevaux de Rhésus, roi de Thrace : c'est une belle entreprise ; mais ils rencontrent Dolon, qui venait aussi pour découvrir ce qui se faisait au camp des grecs, ils l'arrêtent, et après l'avoir induit à la nécessité de leur apprendre ce qu'ils voulaient savoir de leur dessein, ils le tuent, ou plutôt ils l'assassinent. Quelque réflexion que j'aie faite sur cette mort de Dolon, que Diomède tue de sang-froid, je ne puis me persuader que cette action soit excusable : car deux rois et une déesse, qui les conduisait, devaient agir plus sagement ; et quoique, dans un empressement d'affaires, cela pût arriver de la sorte selon la vérité, et qu'on pourrait tuer un ennemi pour lui ôter tout moyen d'empêcher une grande entreprise, je ne puis pourtant consentir que dans un poème héroïque, où la vraisemblance et la bienséance sont préférables à la vérité, deux rois fassent une action si basse ; et je m'assure qu'un excellent poète épique aurait si bien disposé son aventure, qu'il aurait fait éviter cette faute au héros. Il est bien vrai qu'ils ne savaient que faire de cet homme : ils ne voulaient pas le laisser en liberté d'aller visiter leur camp, ils ne voulaient pas l'attacher à un arbre, parce qu'il eût crié ; eh bien ! Cette affaire était-elle si difficile à démêler ? Il ne fallait que supposer que Dolon eût été blessé mortellement à leur rencontre, lui faire dire tout ce qu'ils voulaient savoir, et mourir en achevant de parler ; par ce moyen Dolon n'eût point nui à leur dessein, et Diomède n'eût pas fait un meurtre indigne d'un roi. Mais en regardant cette épisode comme une pièce détachée, faite seulement pour expliquer la mort de Rhésus, je pense que le poète en pouvait traiter l'histoire de cette sorte, parce que, n'ayant point formé un caractère de Diomède grand et généreux, il le pouvait faire agir selon la vérité des événements ordinaires, sans être obligé de suivre l'idée d'une poésie sublime. Voyons Agamemnon et Ménélas. Ils se portent généreusement au combat, et chacun tue son homme, mais c'est en le voyant fuir devant eux : il fallait faire tourner tête à ces deux vaincus, ou les vainqueurs les devaient mépriser sans courir après eux, comme indignes de mourir de leurs mains. César a l'âme bien plus noble dans Lucain, quand il assure Métellus, qu'il ne doit pas avoir peur de lui, et qu'il ne perdrait jamais la vie par un coup de sa main. Qu'y a-t-il de glorieux en Mérion, de tuer le fils du charpentier qui avait fait le vaisseau dont Paris s'était servi pour enlever Hélène ? Cette qualité le rend indigne du vainqueur, et les pleurs qu'il verse, quand il voit la mort proche, sont indignes de sa naissance. Un poème héroïque demande de plus grandes choses ; mais un poème fait pour un autre dessein que pour chanter la prise de Troie, pourrait faire mention de cet incident. Aenée est conduit dans la guerre par Mars et par Apollon ; et quand Ménélas et Antilochus le viennent attaquer, il s'enfuit, encore qu'ils fussent trois contre deux. Pourquoi ces dieux le mènent-ils au combat sans lui donner le courage de tenir ferme ? Et pourquoi l'abandonnent-ils à l'aspect de deux hommes, s'ils ont de l'affection pour ses intérêts ? Il ne fallait point se mettre de la partie pour être seulement témoins de sa fuite et de sa lâcheté. Que peut-on croire d'Hector, quand on entend Hélénus son frère, lui conseiller de défier au combat quelqu'un des plus vaillants d'entre les grecs, en l'assurant, par l'esprit prophétique dont il était rempli, qu'il ne mourra point, et qu'il paraît tout joyeux de cette nouvelle, et résolu de combattre ? Une belle âme, qui ne doit jamais regarder la mort comme un grand mal, ne doit pas refuser une occasion généreuse, quand elle y serait certaine. Je ne puis approuver que son coeur tremble aux approches d'Ajax, encore qu'on ait remarqué de très généreux guerriers frémir à la vue de leur ennemi, parce qu'on ajoute qu'il ne pouvait plus reculer. Ces paroles semblent nous dire qu'il l'eût bien voulu fuir s'il l'eût pu. C'est une raillerie de mettre Antilochus au nombre des héros de l'Illiade ; car, bien qu'on le fasse vaillant, il fuit aux approches d'Hector, et n'ose l'attendre ; c'est se condamner soi-même d'une grande faiblesse, et d'une extrême disproportion avec ce prince. La manière de faire mourir Patrocle est ridicule. Apollon, caché dans une nue, le frappe si rudement, qu'il l'éblouit, et lui fait tomber son casque. Euphorbe lui donne un coup de javeline par derrière, et, dans la foule, Hector l'approche et le tue. Ainsi Apollon s'y gouverne en fourbe, Euphorbe en traître, et Hector en lâche. Ménélas fuit devant Hector, et s'en excuse, sur ce qu'il est assisté d'un dieu qui le pousse au combat ; mais c'est une mauvaise couverture pour sa lâcheté, car il n'en sait rien ; au moins, ne savons nous pas comment il le sait. Il me semble toujours contre la grandeur d'un prince, qu'Achille se plaigne qu'Agamemnon avait retenu presque tout le butin qu'il avait fait sur les ennemis, n'en distribuant, à lui et aux autres, que la moindre partie ; et aussi qu'Agamemnon ait usé de la sorte ; car ils paraissent en cela l'un et l'autre trop intéressés, comme ne faisant la guerre que pour s'enrichir par la force des armes, ainsi que des brigands. Encore est-ce peu que ces héros prétendus combattent avec tant de marques de faiblesses ; il y sont portés par un intérêt mal convenable à leur qualité. Achille est bien intéressé, de s'apaiser sur la promesse de Pallas, de lui faire gagner un plus grand butin que celui qu'on lui ôtait. était-il nécessaire que Jupiter fît perdre la raison à Glaucus, pour lui faire changer ses armes d'or contre celles de Diomède qui n'étaient que de fer ? Ce sont deux princes qui, dans la fureur d'une grande guerre, veulent se donner quelque marque réciproque de la société de leur famille et de leur condition, et un peu de générosité leur permettait bien de faire cet échange sans considérer la différence du prix ; cela donne une mauvaise pensée des sentiments de ces deux héros, et nous laisse présumer que Diomède était bien aise de faire ce petit gain dans cette action, et que Glaucus ne l'eût pas fait s'il eût eu la raison toute libre. Dolon veut qu'Hector s'oblige par serment de lui donner ce qu'il lui promet, quand il sera revenu du camp des grecs, qu'il va découvrir, tant ils sont tous intéressés et se défient de la libéralité de leurs princes. J'ai peine à voir Agamemnon dépouiller lui-même Iphidamas après l'avoir tué ; il me semble qu'un roi de tant de rois devait bien avoir quelques gens à l'entour de lui pour le faire, ou pour lui aider. Je demeure bien d'accord, que dépouiller ainsi ses ennemis, c'est un droit de la guerre, et un titre de la victoire ; mais tous les princes grecs le font avec une si grande avidité, et un si grand désir de gagner des chevaux, des chariots et des armes, qu'ils paraissent souvent agir plutôt par ce motif que pour la gloire. Je ne puis de même m'empêcher d'être choqué de leur avarice, que cela me met en vue. Tous pleurent aisément pour peu de chose et les larmes ne leur coûtent guère. Achille commence le premier, quand il a donné Briséis, et quand il voit les mouches boire le sang de Patrocle ; il pleure sur sa propre mort dans la présence de Priam, bien qu'il fût encore en vie ; et quand j'entends Thétis qui vient dire à Achille : " mon fils, qu'avez-vous à pleurer ? " il me semble que je vois un petit enfant qui verse de grosses larmes pour une pomme qu'on lui refuse et qui s'en plaint à sa mère, et qu'elle le vient consoler, en le caressant et en le flattant de belles promesses, de lui donner bien davantage. Vénus pleure quand elle est blessée, et Mars crie aussi haut que dix mille hommes. Tous les grecs pleurent la perte de leurs remparts, et les chevaux mêmes d'Achille pleurent quand Patrocle est mort, tant ils ont d'esprit et d'amitié. Patrocle pleure la défaite des grecs, et Ménélas pleure pour l'amour de Patrocle, comme une génisse pour la douleur de son premier petit. Cette comparaison me semble bien éloignée du genre sublime ! À la nouvelle de la mort de Patrocle, Antilochus, qui l'apporte, pleure, Achille, qui la reçoit, pleure aussi ; Thétis, qui s'y trouve, pleure encore, et trente-trois nymphes qui sont présentes en font de même. Ce sont bien des larmes héroïques et divines en faveur d'un homme. Et les myrmidons mêmes, c'est-à-dire, l'armée d'Achille, pleurent par son commandement exprès : cela est honorable ; mais de verser des larmes par obéissance, qui coulent sur les armes et jusqu'à terre, cela ne me semble pas facile et fort ordinaire. Davantage, tous les héros de cet ouvrage y sont représentés d'une taille gigantine, forts et toujours remuants de grands fardeaux. Ajax jette contre Hector une pierre noire, que quatre hommes n'eussent pu lever, et ailleurs il manie une lance de vingt-deux coudées ou de six toises et demi. Patrocle prend les armes d'Achille, mais pour la lance, elle était si pesante, qu'Achille seul était capable de la soutenir. Mais comment pourrait-il porter ses armes, s'il n'avait pas assez de force pour se servir de sa lance ? Aenée, voyant son bouclier percé, amasse une pierre, que deux hommes n'eussent pu lever de terre. Ils ont même assez souvent une voix si haute et si forte qu'elle égale seule celle de plusieurs hommes qui crient ensemble, et qu'elle effraie ceux qui l'entendent, comme Achille fit, arrivant sur le mur des grecs. Cette considération sert encore de preuve, que les poèmes qui sont entrés en cette rhapsodie, n'étaient rien autre chose que ces cantiques ou vieilles tragédies faites à l'honneur des dieux ou des héros, qui se chantaient et se dansaient dans les temples, et ensuite sur les théâtres publics. Car depuis que la tragédie fut réglée et mêlée d'acteurs, comme nous l'avons eue après l'âge de Thespis, on conserva cette vieille réputation des héros en taille gigantine, avec une force extraordinaire, et une voix effroyable ; et pour cela étaient-ils accoutumés de faire paraître leurs héros sur des échasses pour les rendre plus grands et plus épouvantables. Ce qui m'étonne encore dans la vie des héros de l'Illiade, c'est de voir Achille faire lui-même la cuisine, et Patrocle lui servir de premier garçon. Ils mettent la broche au feu, ils fricassent, ils embrochent, ils font les sauces, ils mettent sur table, n'omettent rien de ce que ferait un adroit cuisinier et un bon maître d'hôtel. Cette bassesse n'a pas seulement été observée dès ce temps ; car Athénée s'efforce de la justifier, en disant que c'était une marque de leur adresse, et qu'ils se plaisaient à paraître habiles en toutes choses. Je doute fort que cette excuse soit recevable. à moins que de mettre un prince dans un désert, où chacun, comme l'on dit, met la main à la pâte, il est mal aisé de faire passer un grand prince pour un bon cuisinier, et de lui en donner la charge. Je sais certainement que le Roi Henry Iv, suivant un cerf, et s'étant égaré, vint dans la ville de Château-Landon en Gâtinais, sans autre compagnie que le feu M Le Duc D'Epernon et feu M Le Duc De Montbazon, qui était grand veneur, et, ne voulant pas être reconnus, ces deux ducs ne firent point de scrupule de faire eux-mêmes la cuisine. Mais Achille, avec Patrocle, était dans son vaisseau, au milieu de ses troupes, et parmi tous ses domestiques. De sorte que dans un poème de longue étendue, il faudrait bien des petites machines d'esprit pour rendre vraisemblable qu'un prince, qui ne doit se signaler que par des actions incomparables, s'occupe à faire des ragoûts et des fricassées, afin seulement de témoigner son adresse. Mais, dans un grand nombre de différents poèmes, faits en divers temps, et par divers auteurs, toutes ces choses n'avaient aucun inconvénient. On pouvait représenter un prince avec quelques faiblesses, ou par amour, ou par imprudence, ou par quelque passion mal digérée. On pouvait même lui faire faire quelque lâcheté, lui faire commettre un crime ; et comme il n'aurait point été notable par des vertus extraordinaires, ces événements n'auraient point de contradiction avec la noblesse du sujet, ni avec le reste de l'ouvrage, et c'est ce qui me fait croire que l'Illiade est faite ansi : car dans toute cette longue rhapsodie, je n'y trouve que trois endroits, c'est-à-dire trois poèmes qui parlent d'Achille : le premier, est la dispute qu'il eut avec Agamemnon pour Briséis ; le second, est la députation d'Ulysse auprès de lui pour l'obliger de venir à la guerre dans le parti des grecs ; et le troisième est le combat qu'il fait contre les troyens et la défaite d'Hector, car, en tout le reste, il n'agit point. Or il n'était pas étrange qu'un poète qui voulait représenter deux princes irrités leur mît des injures dans la bouche pour marquer le désordre de leurs passions, mais qui les eût fait des héros eût certainement marqué un défaut contraire à la vertu héroïque. Et quand il met la main aux viandes pour les apprêter lors de la députation d'Ulysse, on pourrait prendre cela comme un acte de religion, car les anciens faisaient des sacrifices domestiques, où il était d'honneur et de piété de s'occuper ; mais de représenter cela plusieurs fois, et dans un même ouvrage, il est bien difficile que cela ne porte une image de bassesse, mal convenable à des princes ; et quand autrefois on l'aurait approuvé, je crois que nous en serions maintenant bien mécontents. Pour le combat d'Achille avec Hector, les poètes grecs qui travaillaient à ces hymnes ou vieilles tragédies, n'avaient point d'autre dessein que de louer les princes de leur nation, au désavantage des étrangers ; pour cela ils ne feignaient point de mettre les dieux et les déesses dans leur parti, afin que leur présence pût assurer leur victoire, et faire perdre aux étrangers toute leur vertu ; au lieu que, voulant dans un grand poème signaler un prince du nom de héros, il n'eût pas fallu lui attribuer aucune action qui portât l'image de quelque faiblesse messéante à cette qualité et à ses autres actions. Ainsi, quand Ulysse et Diomède auraient tué Dolon dans un petit poème fait à leur gloire, ce ne serait qu'un barbare sacrifié par les inspirations de la divinité qui les conduisait ; mais les poésies faites en leur honneur se trouvant assemblées, cette manière de tuer un homme, contrevient à l'idée que l'on se forme de leur générosité.

5.
Les moeurs.

Je demanderais volontiers encore aux personnes de bon sens, s'ils peuvent lire sans dégoût et sans confusion, dans une poésie héroïque, noble et toute généreuse, les dieux et les hommes ne parler jamais les uns aux autres qu'avec injures, mais des injures qui ne se disent que dans les carrefours, que les hommes du commun, et que les femmes qui feraient profession de quelque honnêteté ne voudraient pas avoir prononcées. Junon et Pallas parlent insolemment à Jupiter, et font une raillerie de petits enfants sur la blessure de Vénus, et Apollon parle de même au dieu Mars, que Jupiter ne traite pas plus honnêtement. Minerve dit que Jupiter, le maître des dieux, et son père, est un fol, injuste, et ingrat envers elle qui avait secouru Hercule pour l'obliger. Iris ne feint point d'appeler Minerve chienne et très-fâcheuse, et Junon nomme Jupiter insupportable, et Jupiter la paie en pareille monnaie, lui disant qu'il n'est rien de plus impudent qu'elle. Junon dit que Jupiter a l'esprit superbe et sévère, et Minerve avertit les dieux, que s'il revient au ciel, il se mettra en colère, et punira les innocents aussi bien que les coupables. Apollon appelle tous les dieux méchants et impitoyables et Junon le nomme perfide et le compagnon des méchants. À cela quelqu'un me répondra que toutes ces paroles, dans la bouche des dieux, ne signifiaient pas la même chose qu'en celle des hommes, et qu'elles ont une intelligence bien plus haute, bien plus mystérieuse, où nous ne saurions pénétrer. Mais quelle croyance donnerons-nous à des gens qui ne comprennent pas ce qu'ils nous disent, et qui ne peuvent pas nous le faire comprendre ? Il faut avoir bien de la foi au discours de ces grands dieux et de ces belles déesses du paganisme, pour déférer à de telles révélations, fondées sur la raison des poètes. Ceux qui nous rapportent cela sont des hommes, et parlent à des hommes ; comment donc chercher un autre sens que de celui qui parle, et de ceux qui écoutent ? Mais examinons si les héros, qui sont les enfants des dieux, et qui doivent parler le langage de leurs pères, ne s'expliquent pas en mêmes termes. Agamemnon, que tant de rois avaient fait leur roi, Achille, fils d'une déesse et que les derniers siècles ont fait le héros des héros, se gouvernent d'une manière bien honteuse dans la première conversation qu'ils eurent ensemble au milieu de tous les grecs. Achille commence le premier, appelant Agamemnon le plus avare et le plus orgueilleux de tous, impudent, âme de renard, aux yeux de chien, ivrogne, poltron, mangeur de peuple ; et Agamemnon lui répond avec un semblable mépris. Hector n'est pas plus modeste envers son frère Paris, et lui dit des injures qu'il ne devait pas proférer, ou bien il devait renoncer à la guerre qu'il faisait pour maintenir sa débauche. Agamemnon se plaint même que Jupiter est un trompeur. Diomède appelle Agamemnon insensé, en se plaignant qu'autrefois il l'avait nommé lâche contre la raison, et lui reproche qu'il avait l'autorité et non pas le courage, qui doit faire la principale qualité de celui qui commande. Ulysse, au lieu de concevoir quelque estime pour Hector lorsqu'il est vainqueur, il le nomme impie et enragé. Aenée eut donc raison d'avertir Achille qu'il était accoutumé à dire des injures ; mais s'il en usait de la sorte, il saurait bien lui répondre. Dans le conflit de tous les dieux, qui se fait au ciel, après que Jupiter leur eut donné la liberté de défendre chacun leur parti, ils combattent les uns contre les autres, se disent mille injures, comme des portefaix dans un carrefour : Mars appelle Minerve mouche de chien ; Diane appelle son frère Apollon un fou, et Junon appelle Diane une chienne. Achille nomme Apollon le plus méchant de tous les dieux, et Hector l'appelle un chien et un fou. Contre cette observation, ceux qui cherchent toutes sortes d'imaginations pour défendre l'opinion commune, prétendent que la langue grecque a tellement changé, que toutes ces paroles de l'Illiade sont devenues injurieuses par l'usage, contre le sens qu'elles avaient dans leur origine. Voilà certainement une belle réponse ! Quand je soutiens qu'il nous est mal aisé de juger de la langue grecque, parce qu'elle a changé dans la suite des temps, et que ce qui nous paraît maintenant fort beau, était peut-être une barbarie, deux siècles après la guerre de Troie, on ne veut pas que cette langue ait souffert aucun changement ; et quand je condamne toutes ces injures dans la bouche des héros, on veut que cette langue ait changé, et qu'il lui faut bien donner un autre sens que celui des derniers siècles. Mais il faut demeurer plus constant en quelque vérité pour autoriser des choses qui ailleurs sont mal fondées. Il arrive assez souvent que des termes prennent un sens fort différent de leur origine, par une application qui s'en fait dans l'usage ; comme autrefois ces mots de garce et garcette ne signifiaient qu'une grande fille et une petite fille, et que peu après ils ont demeuré en injures, qu'on n'ose prononcer devant des femmes d'honneur. Et j'observerai que le nom de demoiselle court la même fortune ; et par ce mot on ne prétend pas quelquefois dire une chose fort honnête. Mais que des paroles qui sont naturelles à la langue et formées selon la règle, ont tout à fait perdu leur première signification, on n'ose pas se le persuader fort aisément ; et je crois que ces mots d'impudente, de fou, de chien, d'avare, de poltron et les autres n'étaient pas plus obligeants chez les premiers grecs qu'au temps de Démosthène ; ce qui me le fait croire, c'est que tous les héros, aussi bien que ces divinités, étaient fort en colère quand ils parlaient ainsi, et prétendaient se venger en sachant ceux à qui ils s'adressaient. Je ne puis m'imaginer qu'on ait jamais pu dire en grec des fleurettes avec ces paroles. Si vous considérez néanmoins les épisodes de l'Illiade comme des poèmes séparément faits, il ne sera pas étrange qu'en décrivant un esprit passionné, on lui ait fait dire quelque parole dure et injurieuse. Mais de les répéter tant de fois, de faire parler tous les dieux, et tous les princes de cette même sorte, et de rencontrer dans toutes les pages de si mauvais discours, personne ne le pardonnerait à un seul auteur, qui témoignerait en cela peu d'honneur dans ses sentiments, et beaucoup de stérilité dans son esprit. Que dirons-nous des combats qui sont très fréquents dans l'Illiade ? Car, depuis le second livre jusqu'au vingt-troisième, nous ne voyons rien autre chose. De seize mille cinq cents vers, il y en a plus de quatorze mille employés en ces récits de combats. Serait-il bien possible, qu'un homme que Thucydide, l'un des plus habiles des grecs, n'a regardé que comme un pauvre aveugle, faisant des chansons agréables aux dames, que cet homme eût eu l'âme belliqueuse ? Serait-il possible, qu'un poète eût entrepris un ouvrage d'une longue étendue, pour ne nous conter que ces funestes aventures ? Pour en être persuadé, il ne faut que lire ceux qui se font sur le corps de Patrocle, tiré et retiré de part et d'autre, même avec indécence, et quelque idée de barbarie. Tout cela est si long, les grecs et les troyens tant de fois à la charge, il y a tant de fois des gens qui fuient, qu'enfin le récit en est ennuyeux. Deux cents vers auraient suffi pour cette aventure, et l'auraient décrite agréablement. Mais ajoutons-y les duels, ou les combats singuliers d'homme à homme, qui ne sont pas des idées plus agréables ; et vous confesserez qu'on n'a pas sujet d'être bien désennuyé, car même ils n'y sont pas trop bien représentés. Le premier est Ménélas contre Paris, où celui-ci n'est sauvé que par le secours de Vénus ; celui-là blessé par la trahison de Pandarus, et suivant le conseil de Minerve. C'est, à mon avis, assez mal finir ce combat, où deux femmes se mêlent pour faire des choses peu dignes d'elles, et peu glorieuses à leurs favoris, et je ne sais pourquoi Vénus emploie tout son pouvoir divin à rompre la courroie de l'armet de Paris, que Ménélas tirait vers son camp, car elle n'avait qu'à rompre le bras du vainqueur incivil. Je crois qu'elle avait autant le droit de faire l'un que l'autre. Ce que j'y trouve de plaisant, c'est que le poète dit que cette courroie était faite de cuir d'un boeuf courageusement tué, car cela n'était pas nécessaire en cet endroit ; le péril où était Paris ne devait pas donner, ce me semble, le temps de penser à cette bagatelle. Et quand Aenée se bat, Apollon a si grande peur qu'il ne soit mal traité, que, pour donner moyen à Vénus de l'emporter tout évanoui dans un nuage, il forme un fantôme qui lui ressemble, pour amuser les grecs, et je ne sais pas comment ils s'en aperçurent, car le poète ne le dit point. Voilà une étrange manière de finir le combat de deux héros ! Nos braves ne souffriraient pas le reproche que Ménélas fait à toute l'armée des grecs, que pas un d'eux ne se présentait pour combattre contre Hector qui en avait fait le défi au plus vaillant d'entre eux. Cela semble bien lâche et honteux à tant de grands princes. On devait avoir peine à choisir entre ceux qui se seraient offerts. Mais quand Ménélas se dispose à combattre, tous les autres l'empêchent, et Agamemnon leur dit qu'Hector est plus vaillant que lui, et qu'il y mourra, le nommant insensé de le vouloir combattre ; c'est une injure qu'il lui fait ; on ne doit jamais présumer cela d'un héros, qui ne doit point s'estimer moins qu'un autre. Le poète néanmoins dit que cet avis était raisonnable et beau, ce qui n'est pourtant digne que d'un homme de peu de coeur, et qui ignore la grandeur d'un brave, qui ne se laisserait pas désarmer par ses valets à la vue de son ennemi, comme il le souffrit. Et les neuf qui tirent au sort pour le combattre, ne se mirent de cette partie qu'après la honte que Nestor même leur fit de la crainte qu'ils avaient d'Hector, et de la faiblesse qu'ils témoignaient. Ce combat ne se fait pas, ce me semble, plus généreusement, car Ajax et Hector se jettent l'un à l'autre une grosse pierre noire. Je ne sais à quoi la couleur y servait, et cela sent plutôt nos frondeurs du Pont-Neuf, que des princes venus de bien loin pour faire la guerre, qui devaient combattre de plus près avec des armes plus dignes de leur qualité. J'admire qu'Achille, qu'on fait le héros de l'Illiade, de toute l'antiquité, vienne conseiller à Aenée de ne point combattre contre lui, et que dans l'ardeur de la mêlée, il lui dit vingt et un vers, pour lui demander s'il prétend se faire roi de Troie au préjudice des enfants de Priam, et si on lui a promis quelque morceau de terre rempli de beaux arbres, pour les défendre. C'est faire le fanfaron à contre-temps et sans sujet ; ces reproches étaient bien mal pensés ; car il lui met en mémoire qu'il l'avait chassé jusques dans la ville de Lyrnesse, et, en cette occasion, il était assisté de Jupiter et de Minerve contre Aenée seul : la partie donc n'était pas égale, et il n'avait pas grand sujet de s'en glorifier. En cette même occasion, Aenée prit aussi une grosse pierre, et sur le point de la jeter contre Achille, Neptune le rendit invisible, et l'enleva. Je suis bien en peine de ce que la pierre devint, et j'ai toujours peur qu'Aenée ne la laisse tomber, et qu'elle ne tue quelque innocent qui n'y pensera pas. Il faut avoir plus de précaution dans ses ouvrages, et n'y rien laisser qui embarrasse l'esprit du lecteur. Et ce qui est encore étrange, c'est qu'Apollon engage Aenée dans ce combat, où il l'abandonne, et Neptune l'avertit de ne plus combattre, qu'Achille n'était pas mort. Voilà bien des choses peu sages et peu généreuses. De tous les duels, le plus extravagant est celui de Minerve contre Mars. Minerve est blessée d'un coup de lance ; elle est pourtant la déesse de la valeur et de la sagesse ; et pour se servir de l'une et de l'autre, elle jette une grosse pierre à la tête de son ennemi, qui tombe, et couvre de son corps sept arpents de terre. Je ne sais pas où était cette pierre, ni la terre qu'il couvrait ; car il me semble qu'ils se battaient dans le ciel, où Jupiter leur avait permis d'assister tel parti qu'ils voudraient. Je ne parle point du combat d'Achille et d'Hector, pour ne rien répéter de ce que j'en ai dit ailleurs assez au long. Mais est-il possible, encore un coup, qu'un poète se fût avisé de bâtir un poème de cette façon, sans variété, sans interrompre cette longue suite de combats par quelque narration ingénieuse, par des descriptions agréables, par quelque discours mêlé de doctrine utile, et de considérations plaisantes ? Car on se chagrine à la fin d'avoir toujours devant les yeux des gens armés de pied en cap, des morts et des mourants, des courants et des fuyants, des hommes qui frappent et d'autres qui tombent ; de n'avoir jamais dans l'esprit que des images de cruauté, de feu et de sang, de plaie et de douleur, et d'autres d'inhumanité. Mais quand on vous dira que ce sont les ouvrages de différents génies, et que si quelque poète en a fait plusieurs, c'est en divers temps et en divers rencontres, l'on ne s'en étonnera plus. Car les poètes grecs, ne cherchant que des sujets pour donner de la gloire aux princes de leur nation, et pour cacher à la postérité le mauvais événement de cette longue guerre, s'appliquaient à décrire tous ces combats où vous voyez que les grecs ont toujours l'avantage, et que, si les troyens les blessent et les traitent mal, c'est avec tant de mauvaises circonstances, que ceux-là ne laissent pas d'en avoir l'honneur, nonobstant le secours de tous les dieux des troyens. Paris est enlevé par Vénus et Aenée deux fois par elle-même. Patrocle est dépouillé de ses armes par une divinité, et frappé par derrière avant qu'Hector eût la gloire de le vaincre. Ajax sort du combat contre Hector avec avantage. Ils y étendent même la gloire des grecs, jusque sur les divinités du parti contraire. Car Vénus, blessée par Diomède, se plaint à Dionée sa mère en vraie femme, pleurant et se lamentant. Et Mars le dieu de la guerre, fait encore bien pis qu'elle quand il est blessé par Diomède. Et que fait-il ? Vous pensez qu'il va se venger sur Diomède, lui donner cent coups, l'égorger, l'assommer, l'écraser ? Le dieu de la guerre est plus pacifique : il se contente de crier bien haut, et comme dix mille hommes ensemble auraient fait, et descend à fond de cale pour se faire panser, mais que dis-je ? Il n'était pas dans un vaisseau ; il monte en carrosse paisiblement, et va dans les cieux se plaindre à Jupiter son père ; et, pour parler plus sérieusement, il montre son bobo à son bon papa, afin qu'il souffle dessus pour en apaiser la douleur. En vérité, Mars, le dieu des braves, est un grand coquin et bien patient ! Quand donc nous rencontrons assemblés tous ces petits poèmes, qui ont été faits séparément, nous les regardons comme partie d'un plus grand qu'ils composent. Nous y cherchons un rapport entier, et nous en condamnons le nombre et la conduite. Mais il les faut détacher les uns des autres, et les regarder comme des éloges qui n'avaient point de liaison, et faits pour divers princes, qui n'avaient point en cela d'intérêt commun ; et par ce moyen nous y souffrirons tout, et n'y verrons rien à censurer, ou fort peu de choses. Il n'est pas mal à propos d'observer ici que les combats de guerre m'ont toujours paru mieux inventés, mieux conduits, et mieux finis que les duels ou combats d'homme à homme ; car en ceux-là, les chefs paraissent plus vaillants et plus généreux, et en ceux-ci, je trouve qu'ils font toujours quelque bassesse. Ceux-là finissent assez bien selon les ordres militaires, et ceux-ci ont toujours quelque fin mal agréable, soit un enlèvement par la faveur de quelque divinité, soit quelque action de mauvaise grâce pour un brave. De sorte que cela me fait croire assez raisonnablement qu'ils ne sont pas faits par un même esprit, et que ceux qui ont travaillé aux premiers avaient plus d'intelligence de la guerre, et que les autres avaient peu d'invention pour varier les incidents, et peu d'art à les bien écrire. Sous quel prétexte peut-on faire passer pour une invention bien judicieuse les festins trop fréquents que font ces dieux, et ces héros de l'Illiade ? Ils sont toujours à table, ils ont toujours le verre à la main ; et toute la félicité de leur vie céleste et glorieuse n'est qu'une goinfrerie perpétuelle. On a remarqué dans nos romans, aussi bien que dans ces poèmes de l'antiquité, que les héros ne mangeaient point, ou qu'ils mangeaient peu souvent, et toujours par quelque nécessité apparente, ou pour préparer quelque nouvel incident. Quand Aenée se met à table avec les siens dans l'Illiade, c'est pour donner par la raillerie de Jules à l'explication de la prophétie, de s'arrêter au lieu où ils mangeraient les tables. Dom Quichot avait raison, en prenant les romans à la lettre, de ne point porter d'argent sur les chemins, et de ne point quitter son heaume quand on l'oblige à manger. Mais les dieux et les héros de l'Illiade suivent bien une autre manière de vivre. À peine avait-on fait l'ouverture de la fable, que Thétis veut monter au ciel, pour se plaindre à Jupiter du mauvais traitement qu'Achille son fils avait reçu d'Agamemnon. Mais le ciel était vide, et tous les dieux étaient allés en éthiopie pour prendre part au banquet d'onze jours qui s'y faisait, pour humer la fumée du rôt de cent boeufs, et la vapeur des libations qu'on y devait répandre. Je ne sais pourquoi Thétis n'en savait rien, ni pourquoi elle n'y était pas avec les autres, comment le ciel est plus loin de l'éthiopie que de la mer de Ténédos ; mais elle ne voulut pas néanmoins interrompre Jupiter en ce régal. À peine les dieux sont-ils de retour, qu'ils se trouvent à table et se portent des santés jusqu'à s'endormir. Jupiter, rendant raison de l'amour qu'il avait pour les troyens, dit que dans leur ville il y avait toujours pour lui des festins, des libations, et des odeurs agréables des viandes qui lui étaient offertes. Diane ne se met en colère contre les étoliens, qu'elle traite fort mal par un cruel sanglier, que pour n'avoir pas reçu d'eux des sacrifices et des festins, comme les autres dieux. Junon entre dans le ciel, où tous les dieux étaient à table, et tous la reçoivent le verre à la main. En vérité c'est une posture digne de la félicité des dieux, si quelque misérable gueux en est juge. Quand Thétis y monte pour avoir de nouvelles armes à Achille, le bon accueil que lui fait Charis, femme de Vulcain, c'est de lui parler de se reposer, manger et boire. Voyez comme les dieux se lassent aussi bien que les hommes et acquièrent de l'appétit en marchant ! Iris, allant trouver les vents pour allumer le feu au bûcher de Patrocle, les trouva tous à table, faisant grande chère, où Iris ne voulut point prendre part, se réservant pour un meilleur festin qui l'attendait en éthiopie. Il n'était pas besoin des vents pour allumer ce feu, il ne fallait que de forts valets pour le souffler. Il est bon d'avoir appris que les vents sont quelquefois en joie comme les hommes, et qu'Iris craignait d'être malade, mangeant un peu trop ! Junon ne saurait mieux régaler Thétis à son arrivée dans le ciel, qu'en lui présentant à boire. Il n'est pas étrange que les femmes aiment les cadeaux, puisque les déesses se régalent à coups de verre ! Et quand Thétis revient chez son fils, elle y trouve encore le dîner prêt, où sans doute elle eût mangé, si elle n'eût été assurée de trouver d'autres repas ; et ainsi les dieux ne perdent point l'occasion de boire et de manger. Il en est de même des héros, et quand ils ne font pas la guerre, ils sont ordinairement à la table. Agamemnon loue Idomenée d'être aussi brave à la table, qu'au combat ; voilà ce me semble un éloge peu digne de deux rois, et celui qui l'a dit ne me semble pas plus louable que celui qui l'écoute. Il reproche aux céphaloniens qu'ils sont les plus lents à se préparer au combat, encore qu'ils fussent toujours des premiers mandés à la table pour y venir boire les bons vins et manger le rôti. Cela devrait, ce me semble, passer pour injure, et non point pour un motif à bien faire. Les députés de l'armée ne sont pas plutôt arrivés dans le vaisseau d'Achille, qu'il les fait bien boire et manger, encore qu'ils sortaient de table, et pour leur faire bonne chère, Patrocle et lui font généreusement la cuisine ; il met lui-même les viandes à la broche, et Patrocle accommode le feu pour les faire cuire ; et quand ils sont prêts de partir, encore qu'Achille n'apaise point sa colère, il ne laisse pas de les faire boire chacun un coup. Il me semble que tout ce détail est bien bas, et bien peu convenable à la majesté de ces princes qui pouvaient commander toutes ces choses à quelque valet. À leur retour, en arrivant dans le camp, les grecs ne manquèrent pas de leur faire donner à boire. Je ne sais pas s'ils en avaient besoin, quittant la table d'Achille. Diomède conseille aux grecs de bien manger et de bien boire avant que de se coucher. Mais je doute qu'ils eussent besoin de ce conseil, et je ne pense pas qu'ils voulussent porter la faim dans le lit. Et si Nestor veut engager un espion à bien faire son devoir, il lui promet de chaque capitaine de vaisseau une brebis et une place dans tous les festins, tant ils considèrent le droit de boire et de bien manger ! Et quand Phénix les entretient de ses aventures, il n'oublie pas de leur déduire fort exactement la grande et fort bonne chère qu'ils faisaient chez Pélée, et qu'Achille aussi de sa part mangeait tant, quoiqu'il fût encore enfant, qu'il vomissait tous les jours sur son giron ; cela est fort dégoûtant, et peu digne d'un homme de qualité. Aussitôt qu'Ulysse et Diomède sont de retour après avoir enlevé le quartier de Rhésus, ils ne manquent pas de boire et de manger pour réparer leurs force ; il n'était point nécessaire de le dire, on présume assez qu'ils ne se laissèrent pas mourir de faim. Aussitôt que Patrocle arrive chez Nestor, on met la nappe, on verse à boire, et tout le festin cependant n'est qu'un oignon dans un plat de cuivre avec du miel, du vin, du lait de chèvre et du fromage. Je ne sais si ce ragoût leur plaisait, mais le festin me semble bien gueux pour un roi de Pile, allant vers un grand prince. Sarpédon dit à Glaucus, qu'ayant parmi les Lyciens l'honneur d'être assis les premiers à table, ayant abondance de viande, et toujours leurs brocs et leurs verres pleins, il ne fallait pas être les derniers au combat : cette considération n'est pas capable d'émouvoir des goinfres et des pauvres misérables. Pour remarquer le moment auquel Nestor et Machaon ouïrent le bruit des deux armées en combattant, il est dit qu'ils buvaient ensemble ; mais nous ne voyons pas qu'ils quittent la table pour se mettre de la partie. Nestor peut bien être excusé sur son âge et Machaon sur sa blessure ; mais l'un était assez jeune, et l'autre assez sain pour toujours boire. Achille vainqueur n'est reçu par les princes grecs que dans un grand festin ; il n'était point nécessaire de le dire, car dans les grands poèmes et dans les romans, cela ne se doit point expliquer sans quelque notable cause qui en demande la description. Agamemnon envoie souper tous les grecs par le conseil d'Achille ; mais on ne doit point présumer qu'ils voulussent se coucher sans souper. Quand Priam passe dans le camp des grecs, ils étaient à table bien buvant et bien mangeant. Ce bon prince n'avait que faire de le savoir, parce que cela renouvelait dans son coeur la mort de son fils, pour laquelle ils se réjouissaient. Ce n'est pas que les troyens perdissent l'occasion d'en faire de même, car ils ne laissèrent pas de faire un grand festin aux funérailles d'Hector. Il me semble qu'ils devaient bien plutôt prendre les armes pour venger sa mort, que de faire bonne chère en le mettant dans la sépulture ; mais il fallait que tout le monde fût débauché. Sat-il bien possible que l'auteur d'un ouvrage si fameux l'eût rempli de tant de redites messéantes, inutiles, et incommodes, qui ne produisent aucun événement nécessaire au sujet, et qui ne laissent dans l'esprit qu'une image de gens attachés à la crapule ? Est-ce que ce poète n'était qu'un misérable mendiant, comme quelques-uns ont voulu dire, qui se persuadait que tout le bonheur des hommes consistait à bien boire et à bien manger toujours, parce qu'il manquait souvent de quoi vivre ? Ou bien est-ce qu'il avait l'esprit si sec, si dépourvu de belles idées, et si peu capable d'inventer quelque chose de nouveau, qu'il était obligé de se charger tant de fois d'une même pensée, si peu convenable aux personnages qu'il faisait agir ? Cela n'est pas vraisemblable. Mais, l'Illiade étant composée de plusieurs poèmes, il n'est pas étrange que cela soit arrivé ; car il se pouvait faire que chacun de ces poètes, ou plusieurs d'entre eux, eussent parlé dans leurs poèmes particuliers de quelque festin, comme d'un acte de religion, où les dieux assistaient pour se nourrir de l'odeur des victimes, selon leur folle croyance, ou bien comme une action de civilité où les hommes se doivent réciproquement quelque marque de bienveillance ; mais quand ces pièces ont été jointes ensemble, et qu'on a vu tant de festins dans un ouvrage, cela nous a donné quelque dégoût, et la répétition nous a semblé contraire à la justesse de l'art. Il n'y en aurait pas trop eu en des pièces particulières, et de divers auteurs, quand tousen auraient décrit quelqu'un ; mais le nombre excessif, que l'on voit du même oeil dans cette rhapsodie, la fait paraître monstrueuse, et en défigure toutes les grâces.

6.
Les ornements.

Je ne sais si je me trompe, mais je ne rencontre pas beaucoup de science dans l'Illiade, car on n'y voit aucun sujet décrit avec quelque doctrine considérable, ni de physique ni de morale, et qui soit traité par un nombre de vers suffisants pour expliquer quelque point d'érudition agréable sans ennuyer, et pour faire briller l'esprit de l'auteur sans affecter mal à propos de paraître savant. Je n'approuverais pas ceux qui, dans leurs romans, jetteraient un long discours d'astrologie judiciaire sans en avoir une occasion fort pressante ; qui décriraient toute une fameuse bibliothèque, et feraient incessamment entretenir leurs héros sur la morale, ou sur la politique, sans aucune nécessité convenable à l'histoire, et seulement pour éviter l'oisiveté. On cherche en ces livres la surprise des aventures, et non pas la connaissance des grandes choses ; on veut se divertir, et non pas s'instruire, si ce n'est par les actions : de sorte que tout ce qui traverse le plaisir de la lecture, peut causer quelque chagrin. Mais quand un ouvrage n'est pas fait exprès pour décrire quelque doctrine, grande et curieuse, il faut seulement mêler quelques endroits assez étendus pour dépeindre quelques beautés de la nature ou de nos moeurs, sans néanmoins retarder trop longtemps les aventures, et sans travailler à la vanité de l'auteur, aux dépens du divertissement de celui qui lit. Il en faut faire comme des cabinets précieux, dont la description particulière doit contenir plutôt un événement, qu'un chef-d'oeuvre de peinture ou d'architecture. Il ne faut pas que ces discours soient comme des ouvrages de savants, mais comme des grâces naturelles de l'histoire. Tantôt ils seront des entretiens, qui ne se pourraient éviter sans retrancher quelque chose qu'on veut savoir, tantôt ils seront l'explication de quelques tableaux, que personne ne voudrait ignorer, et tantôt ils serviront à décrire les palais d'une fausse divinité, d'un magicien ou d'un philosophe retiré du monde, rempli de tant de curiosités inconnues, qu'on est ravi d'apprendre ce qui ne tombait pas dans notre imagination. Enfin l'invention doit donner l'adresse pour les introduire, et le plaisir du lecteur en doit faire la mesure. Mais l'Illiade n'en a point de cette sorte, parce que les poètes de ces cantiques ou épisodes, faits séparément, ne pouvaient pas prendre dans de si petits ouvrages toute l'étendue dont ils avaient besoin pour cela, et ce qui passerait dans celui-ci pour un défaut, doit être regardé dans ceux-là comme un effet du jugement. Aussi dans l'Illiade, on ne rencontre que des maximes et des sentences assez bien exprimées, mais en peu de vers, et dont l'éclat fait comme des pierres précieuses sur une riche étoffe, parce que les poètes qui en ont composé les pièces, étaient des plus habiles de leur temps, mais contraints de toucher seulement ces matières par de beaux traits, et non pas à fond. J'ai bien de la peine à me rendre au sentiment de Plutarque, quand il dit que Lycurgue a pris de ces écrits d'Homère beaucoup de maximes, pour l'établissement de ses lois ; car l'Illiade ne contient que des combats ; et s'il y a quelque règle de morale ou de politique, ce n'est que par occasion, en peu de paroles, et pour la conduite des princes. Mais Lycurgue n'a point traité de l'art militaire, et n'a donné des règles que pour une république, et même la plus austère qui fût dans l'Europe, et la moins compatible avec la grandeur et la souveraineté des rois. Il ne faut pas alléguer que le bouclier d'Achille porte une peinture entière de la fabrique du monde, et quelque règle de la politique, parce que, sans expliquer en détail tout ce qu'on y pourrait trouver à redire, c'est à mon sens un des endroits les plus forts pour confirmer mon opinion. Les poètes grecs se plaisaient à faire des descriptions sur les armes des héros et les proposaient dans leurs disputes de poésie, ou bien comme des ouvrages particuliers. Hésiode a composé de cette sorte le bouclier d'Hercule, qui nous est resté depuis ce temps là, et qui contient quatre ou cinq cents vers, ce que nous avons remarqué pour être l'étendue de ces hymnes, ou vieilles tragédies, qui signalaient les poètes aux disputes des grandes fêtes. Et je ne doute point que celui qui nous a décrit la fabrique des armes d'Achille, n'ait mal imité l'exemple d'Hésiode, s'il était aussi ancien qu'on le dit, ou qu'Hésiode ne l'ait imité, s'il n'est venu qu'après l'Illiade, par le moyen dont nous parlons, et où celui d'Hercule fait par Hésiode ne pouvait pas être inséré. Je veux même qu'il soit vrai, ce que plusieurs ont prétendu, que dans l'Illiade il se rencontrait les plus belles maximes de toutes les sciences, et les principes les plus élevés et les plus subtils de tous les arts ; car on ne saurait mieux prouver mon opinion que par ce moyen. Il est bien mal aisé, pour ne pas dire impossible, qu'un homme seul ait été pourvu de tant de lumières, qu'il ait possédé tout ensemble des connaissances qui ne peuvent être dispersées que dans l'âme de plusieurs, et que dans ces premières années, où l'on veut que l'auteur ait composé l'Illiade, il ait joui d'un bien qu'on ne peut acquérir que dans la suite de plusieurs âges ajoutés les uns aux autres ; qu'il ait été pleinement instruit en tant de délicates industries, qui demandent les soins d'une infinité d'artisans ; et que néanmoins, on ne trouve dans son ouvrage que des éclairs, et des traces marquées en quelques vers, comme tombés de la plume en écrivant. Mais il est fort aisé de croire que plusieurs poètes aient fait les pièces détachées de cette poésie : chacun d'eux n'a pas manqué de l'enrichir des choses dont il avait une parfaite intelligence, soit dans les sciences, soit dans les arts ; et que, leurs poèmes étant assemblés, on rencontre beaucoup de traits et d'expressions assez bien conduites, mais en peu de paroles, parce qu'ils ne leur permettaient pas de les déduire plus au long. On y rencontre tant de beaux endroits, parce que chacun mettait en composition ce qu'il avait de meilleur, et cependant ils n'en ont rien touché qu'en passant, parce qu'ils ne les eussent pu étendre davantage sans défigurer leur ouvrage, et pécher contre le jugement. Il est bien difficile de me persuader qu'un poète ingénieux et savant en son art, eût laissé l'Illiade destituée de ces grandes fictions, qui devraient en faire toutes les beautés. Le principal héros n'est engagé dans aucune aventure surprenante : il querelle avec des injures le premier des princes grecs et refuse de se réconcilier avec lui, et reprend ses armes pour venger la mort de son ami. Voilà tout, et rien n'y paraît d'éclatant. Les autres sont toujours en guerre, et leurs combats ne sont point variés par ces événements imprévus, qui joignent à la surprise quelque joie tout extraordinaire, un mélange plus fréquent de personnages, d'actions ou de choses nouvelles, et de ces imaginations qui remplissent l'esprit du lecteur, et qu'il ne saurait prévoir ; les trois romans grecs dont nous avons parlé nous en ont fourni beaucoup d'exemples ; les Amadis n'en ont pas moins ; et les derniers ouvrages de l'un de nos gascons ne les ont pas mal imités. Aussi ne s'en plaindrait-on pas, s'il n'était vrai que les poèmes différents qui composent l'Illiade ne pouvaient pas contenir un grand nombre de ces sortes d'imagination, qui ne sont soutenues que par plusieurs circonstances, ni souffrir ces surprises qui demandent bien du temps et d'autres incidents pour les préparer. Ils n'avaient ordinairement qu'un héros en vue, et qui ne pouvait pas seul être engagé dans toutes ces variétés, et je m'assure que si le compilateur eût eu quelque poème sur le sacrifice d'Iphigénie, il eût cherché le moyen de l'y faire entrer, parce qu'il eût été extraordinaire de voir Agamemnon sacrifier sa fille au bien de l'état, et merveilleux de voir Diane descendre du ciel en terre pour sauver cette princesse innocente.

7.
Discordances diverses.

Je ne puis comprendre comment un poète eût jamais entrepris l'Illiade, suivant le dessein qui paraît dans cette composition. Car de faire tourner toutes choses sur l'enlèvement d'Hélène et de mettre tous les dieux et tous les héros de l'Asie dans une si furieuse opiniâtreté, pour maintenir une femme adultère et un jeune débauché dans la jouissance d'un crime, je ne pense pas que cela puisse jamais être trouvé raisonnable. Le premier de tous les anciens l'a condamné. Cela est indigne de la justice des dieux et de la vertu des héros : ceux-là devaient châtier avec la foudre ces deux coupables, et ceux-ci ne devaient point exposer leurs sujets et leur état pour défendre ce que tout le monde condamnait. En vérité, quand je vois toutes ces divinités de la poésie intriguées à tant de négociations, occupées en tant de combats, et tant de grands princes armés et engagés à tant de périls, et que d'un autre côté j'en considère le sujet, je ne puis m'empêcher de dire que le poète qui aurait fait un si grand ouvrage aurait été peu judicieux, et qu'il aurait agi contre la justice publique, contre la conduite de tous les états, et contre le sens commun : ce qui me fait conclure que ces pièces, qui composent l'Illiade, ont été rejointes ensemble comme des poésies ingénieuses, dont le compilateur n'en a pas recherché un rapport aussi juste que font ordinairement tous les auteurs. La preuve peut encore résulter de ce qu'Hélène dit, qu'il y a vingt ans qu'elle avait quitté son pays, et qu'elle était arrivée dans Troie. Car la fable commune portait que les grecs n'avaient été que dix ans en cette guerre. Aussi ne saurait-on pas dire ce qui s'est fait dans les dix premières années de ce compte-là qu'elle fut retenue à Troie, et les grecs auraient été bien lents à se préparer à cette guerre, s'ils y avaient employé ces dix années, et les troyens auraient été bien ridicules de combattre après dix-neuf ans pour une vieille pécheresse. Ce discours paraît entièrement contraire à ce que nous lisons dans le second livre, quand Ulysse leur explique le présage des neuf passereaux, dévorés par un serpent que les dieux changèrent en pierre. Car on eût bien jugé de là que les grecs, n'ayant passé que neuf années avant que de combattre, les dix premières avaient déjà été occupées aux préparatifs de ce voyage ; mais ces deux épisodes du second et du vingt-quatrième étant faits par deux poètes différents, il n'est pas étrange que l'un se soit attaché à l'opinion commune, et que l'autre y eût voulu faire voir la persévérance d'Hélène et de Paris dans leur amour, en rendant leur séjour si long dans la ville de Troie. Paris paraît bien lâche dans le troisième livre, où même Hector lui en fait le reproche, et dans le onzième il paraît brave, et blesse Diomède, l'un des plus vaillants des grecs. Ces deux caractères opposés ne peuvent raisonnablement lui être attribués par un même auteur, mais bien en deux épisodes de différent génie, et de différent dessein. Il ne faut pas s'étonner que, dans ce poème, on lise ou des discours ou des actions qui se contredisent ; un auteur seul, pour peu qu'il fût habile, n'aurait pas fait ces contradictions, que l'on nommerait des fautes de jugement ; car ayant en vue tout l'ouvrage entier, il y aurait observé les convenances, sans détruire une chose par une autre. Nous y voyons Jupiter si faible, qu'il n'ose expliquer ses pensées à Thétis en présence de Junon ; il craint de fâcher sa femme, et de s'exposer aux reproches de cette jalouse, il a peur aussi de fâcher la nuit, chez laquelle le sommeil se retirait, et pour cela il n'osait le chasser ; c'est avoir bien peu de puissance et peu de courage. Mais, dans un autre endroit, ce même Jupiter défie tous les dieux de se joindre ensemble, et de faire tous leurs efforts pour l'ébranler de sa place et lui faire changer de résolution ; il les menace de les enlever tous malgré leur résistance, comme un fardeau léger, qu'il lui sera toujours facile de manier et de détruire comme il lui plaira. N'est-ce pas une preuve que ce sont des pièces de deux poètes différents, dont le premier suivait les opinions du peuple, qui de tous les agents naturels, se mouvant les uns contre les autres avec quelque égalité de forces, avaient fait des divinités agissantes par des manières conformes à leur être, et l'autre parlait selon les maximes des philosophes, qui n'établissent qu'un premier dieu, maître de tous les autres, par eux nommé Jupiter, destin, providence, fortune, et autrement, qu'ils disaient assez puissant pour remettre toutes les autres divinités, les cieux et les éléments dans leur premier chaos ? Cette différence n'eût pas été bien séante, ce me semble, dans la bouche d'un même poète. Ne voit-on pas aussi que Neptune favorise quelquefois le parti des troyens et quelquefois celui des grecs, sans aucune cause apparente de ce changement ? Un seul poète aurait-il laissé cette circonstance dans une même poésie ? Cela serait, à mon avis, ridicule. Mais que cela vienne de deux auteurs différents, je n'y trouve rien à redire, parce que l'un a suivi la fable, qui veut que Neptune ait bâti la ville de Troie, et l'a rendu favorable aux troyens, par l'affection qu'il avait pour son ouvrage, et l'autre s'est attaché à ce que la fable ajoute, que Laomédon refusa de payer à Neptune le salaire qui lui en était dû : et quand il l'a rendu favorable aux grecs, c'était pour expliquer qu'il se vengeait de l'injure qu'il avait reçue de ce mauvais prince, qui lui retenait son salaire. Quand on voit d'un côté Diomède impie et téméraire, qui ne feint point de frapper et de blesser Vénus, la déesse de la beauté, et Mars, le dieu de la guerre, et que d'ailleurs il est si respectueux envers les divinités, que rencontrant Glaucus, couvert d'armes dorées, et dans un chariot magnifique, il lui demande s'il est un homme ou un dieu, ajoutant qu'il n'en voudrait pas venir aux mains avec une divinité connue ; peut-on croire qu'un poète, et surtout aussi excellent qu'on fait cet Homère, eût dépeint un héros d'un caractère si différent à soi-même, audacieux, impie, modeste, et religieux ? Et n'est-il pas plus vraisemblable de croire que ce sont des petites pièces de poésie, faites par des auteurs différents, sans dépendance ni rapport l'une avec l'autre, où le premier a voulu représenter Diomède brave insolemment, et jusqu'au point de s'attaquer aux dieux mêmes, et que l'autre lui donne de la retenue et de la piété, selon la différence du dessein qu'ils avaient en composant ? Si nous lisons, au même endroit, que ce prince avait obtenu de Minerve le don de connaître les divinités et de les discerner des hommes, et qu'incontinent après, il ne sait pas si Glaucus est un homme ou un dieu, ne jugeons-nous pas bien que cela vient de deux poètes différents, dont l'un veut honorer son héros de cette sublime connaissance, et que l'autre ne croit pas que cette faveur puisse être accordée à un mortel ? Tandis qu'Hector pousse les grecs dans un furieux combat, Minerve et Junon veulent aller à Jupiter pour l'entretenir de cette aventure, et pour cela elles prennent un chariot qu'elles sont fort longtemps à préparer. Toutes les circonstances de leurs actions y sont décrites en particulier, jusqu'à le monter sur les roues, et y mettre le timon, comme si cela fût demeuré dès longtemps sans servir. Je ne sais pas même si c'est par nécessité ou par bienséance qu'elles en prennent un pour rouler dans le ciel, n'ayant à passer que de leur appartement au palais de Jupiter, et que souvent on les voyait courir du ciel en terre à pied, sans équipages et sans montures. Cela sent bien une poésie particulière et faite sans aucun rapport au reste de l'Illiade, où il faudrait rendre raison de toutes ces différences, pour sauver le jugement du poète dans le trouble d'un combat âpre et violent. Hector exhorte les siens à bien faire, tandis qu'il ira dans Troie faire des sacrifices aux dieux avec les vieillards et les femmes. Je ne connais pas la prudence de ce poète, - s'il n'a fait de cette circonstance un petit poème pour louer la piété des Troyens -: autrement cela serait bien contraire aux ordres de la guerre, qu'un général ne pourrait quitter en cette rencontre sans un grand sujet, ou sans se rendre suspect de quelque lâcheté ; le moindre officier pouvait porter ce commandement aussi bien que lui ; la jalousie de demeurer au combat est si ordinaire, que tout homme de coeur aurait refusé de le quitter par cette raison. Certainement le lecteur souffre de voir dans l'empressement de cette affaire, Hector causer avec sa femme, son fils et ses domestiques, sur des choses inutiles, sans que tout cela produise aucun événement : car pour faire venir Paris au combat, qui déjà préparait ses armes, on pouvait lui en donner l'avis par toute autre personne de l'armée. Il ne fallait pas aussi que Junon demandât à Jupiter la permission de frapper le dieu Mars, leur propre fils, et que Minerve fût assez hardie pour faire frapper sa soeur Vénus sans le consentement de Jupiter leur père ; il me semble qu'elles doivent faire l'une et l'autre avec même respect, ou que ni l'une ni l'autre ne l'entreprit. Achille se plaint hautement, et plusieurs fois, qu'Agamemnon lui retienne la part qu'il devait avoir au butin, que lui-même avait emporté sur les ennemis : c'était l'un des principaux sujets de sa colère. Et néanmoins, quand on lui offre la récompense, et même libéralement, il témoigne une grande indifférence à l'accepter, ou à y renoncer. Voilà deux sentiments bien opposés pour être donnés aux héros par un même poète. Glaucus, adressant sa prière à Apollon, dit qu'il est peut être en Lycie, mais qu'il peut l'entendre en quelque lieu qu'il soit. Cependant nous trouvons en plusieurs endroits que les dieux n'ont point d'yeux ni d'oreilles, qu'ils ne voient rien, et qu'ils n'entendent rien, s'ils ne sont fort proche. Comment donc est-il possible que cette épisode, où Glaucus parle ainsi, ne soit pas d'un autre auteur ? Le même n'eût pas fait deux choses si contraires. Il me semble qu'Achille est dit, en quelque endroit, invulnérable, et pourtant il est blessé au bras et à sang, dans le dernier livre. Achille est loué de piété et de sagesse, et néanmoins dans tout le reste de l'ouvrage il est blâmé d'avoir de mauvaises qualités. Une si grande contradiction ne peut venir d'un même esprit, et le poète qui a fait ces dernières épisodes ne tendait qu'à la gloire d'Achille ; au lieu que ceux qui ont fait les autres, l'ont fait paraître fort imparfait et vicieux. Dans ce même livre, Iris ne répète point les mêmes paroles, portées dans le commandement qu'elle avait reçu, mais elle les étend et les orne selon l'intention qui paraît dans celui qui commande, et cela est plus agréable ; au lieu qu'en plusieurs autres endroits, elle-même et les autres messagers redisent les mêmes termes, et en plusieurs vers, ce qui est ennuyeux, et vraisemblablement d'auteurs différents. Je ne dois pas oublier, ce me semble, parmi tant de contradictions, celle que nous lisons sur la mort d'Antilochus, fils de Nestor. Entre ceux qui attribuent l'Illiade et l'Odyssée à un poète nommé Homère, il n'y a personne qui ne croie qu'elles sont faites par un même auteur et un même esprit, et néanmoins il s'y trouve une contradiction qui n'est pas supportable, et qu'un homme de bon sens n'aurait jamais écrite. Car dans l'Odyssée nous lisons que Pisistrate, se trouvant dans une compagnie fort affligée, il pleurait comme les autres, mais non pas pour le même sujet ; car il dit expressément qu'il pleurait au sujet de son frère Antilochus que Memnon avait tué devant Troie, et, dans l'Illiade il se voit qu'Antilochus était présent aux funérailles de Patrocle, qu'il y disputa le prix de la course, et que son père Nestor l'instruisit auparavant comment il s'y devait comporter. Or Memnon, qui tua Antilochus, fut tué par Achille, quand il reprit les armes après la mort de Patrocle, et avant que de faire les funérailles ; de sorte que par cet ordre des temps, il faut qu'Antilochus ait vécu après sa mort ; ce qui fait voir que ce sont deux poésies de différents auteurs, dont l'un voulut donner à Nestor la joie de voir son fils parmi les autres princes grecs dans ces jeux célèbres, et l'autre voulut donner à Pisistrate un sujet plus raisonnable de verser des larmes que les malheureux troyens. À cela on me pourrait dire pour excuse que cette contradiction est en deux ouvrages différents ; car le même esprit ne devait pas être ainsi contraire à soi même, et, à son égard, ses ouvrages doivent être représentés comme des histoires véritables, où cela ne pourrait se rencontrer. Il faudrait qu'il eût eu bien peu de mémoire, d'avoir ajouté cette mort d'Antilochus dans un lieu où elle ne faisait aucune beauté, et où il n'était pas nécessaire de la dire. On pouvait se passer fort raisonnablement d'apprendre que Memnon eût tué Antilochus devant Troie, dans un endroit où l'on ne parle ni de l'un ni de l'autre. Mais deux poètes différents, dont le second, qui écrivait, n'était point obligé de suivre les pensées du premier, ont pu faire vivre et mourir ces héros comme il leur a plu, sans se mettre en peine des fictions de tous les autres écrivains. C'était assez qu'il n'y eût point de contradiction dans leur petit poème, quand il y en aurait eu avec cent autres ; et de prétendre que c'est une faute des compilateurs, ce serait autoriser ma pensée ; mais il n'est pas étrange que le même, qui aurait fait ce recueil, eût laissé cette contradiction dans ces deux rhapsodies, soit qu'en faisant la deuxième, il eût oublié ce que la première contenait, ou que s'en étant aperçu, il n'eût rien voulu changer aux originaux, et principalement en deux compilations différentes. Enfin, cette contradiction ne peut venir d'un même esprit ; ou bien il faudrait avouer qu'elle serait ridicule ou contre le bon sens. Mais que dira-t-on contre ma pensée, si l'on fait réflexion que les mêmes choses se trouvent répétées dans l'Illiade, contre l'ordre de tous les écrivains, qui se contentent de réciter une fois les aventures qu'ils content ? Vulcain voulant faire connaître à sa mère combien il est dangereux d'offenser Jupiter, lui récite sa propre disgrâce, quand il fut précipité du ciel en terre, dont il demeura estropié ; et quand il veut faire entendre à Thétis combien il lui était obligé de l'avoir assisté en cette mauvaise aventure, il la lui conte encore une fois tout entière. Dans le cours de l'ouvrage, nous y trouverons tous les princes grecs dépeints avec toutes leurs qualités, leur naissance, les autres circonstances de leur état, et néanmoins on répète fort au long en présence de Priam tout ce qui s'est dit d'Agamemnon, d'Ajax et d'Ulysse, et ce qu'ils avaient de bon et de mauvais. On voit un long catalogue de toute l'armée des grecs, avec la description fort exacte de la qualité et des moeurs des chefs et de leurs troupes ; incontinent après on fait une revue dans laquelle Agamemnon visite l'armée, où on répète presque toutes les mêmes choses. J'entends dire encore tant de fois que les princes grecs, vainqueurs, envoient les armes, les chariots et les chevaux des vaincus dans leurs vaisseaux, qu'enfin j'en suis rebuté. Et le discours de la race d'Achille, son éducation, sa fortune, son amour pour Briséis, et sa destinée est redit tant de fois, qu'enfin le lecteur en est ennuyé. J'entends encore tant de fois dire que ceux qui sont tués et qui tombent font grand bruit en tombant qu'enfin ce bruit m'incommode. Thétis venant du fond de la mer vers Achille, affligé de la perte de Briséis, lui demande : "Mon fils, qu'avez-vous à pleurer ? " et quand il pleure la mort de Patrocle, elle vient encore lui dire la même chose. On voit aussi en divers endroits Diomède, Achille, et beaucoup d'autres, couverts d'un feu qui fait briller leur tête visiblement. Un poète n'aurait pas eu si peu de mémoire, et n'aurait pas affecté ces répétitions importunes ; mais des auteurs différents qui n'avaient pas eu la même fin dans leur ouvrage, ayant conté ces choses chacun selon son dessein, et en divers temps, le compilateur n'avait pas fait grande difficulté de les mettre dans un même corps, parce qu'il y avait toujours quelque différence dans la manière de les exprimer. Aussi quand depuis peu de jours on a voulu supposer un fragment fait à plaisir, pour être de la composition de Pétrone, je n'ai point été plus persuadé de cette supposition, que par le récit de l'histoire du verre malléable, qui se trouve dans ce fragment, et tout ensemble dans l'ancien texte ; car cela montre que celui qui a fabriqué ce nouveau fragment en avait perdu la mémoire, et cette répétition en termes fort différents, et d'une étendue bien différente, est un témoignage irréprochable, que ces deux pièces ne viennent pas d'une même main. Cet ouvrage est presque partout sérieux, grave et rempli de pudeur, et néanmoins nous y trouvons des endroits malhonnêtes et d'autres burlesques. Quand Phénix conte la colère que son père eut contre lui, il explique que c'était pour avoir entrepris une liberté malhonnête sur sa concubine, et que ce fut sa propre mère qui la lui conseilla. Il me semble que cette action est bien insolente en la personne du fils, et ce conseil bien davantage en la personne de la mère. Et je ne crois pas qu'Homère, s'il eût été homme, et si bon poète qu'on le fait, eût écrit qu'Achille, ayant repris Briséis par l'accommodement fait avec Agamemnon, passa la nuit avec elle, sans qu'il fût nécessaire de l'apprendre au lecteur, sans que cela donne aucune grâce à sa poésie. Quand on se licencie au-delà des termes de la pudeur, il faut que la grande nécessité, ou la grâce de l'aventure en fasse une excuse raisonnable. La dispute de Jupiter et de Junon au premier livre n'est-elle pas toute semblable à celle d'un crocheteur avec sa femme, et indigne de ces deux divinités, dont même Junon s'apaise en buvant un grand coup que Vulcain lui verse, comme une malheureuse femme ne manque pas de s'apaiser quand son mari lui présente un grand verre de vin. La querelle de Jupiter avec Junon et Minerve, quand elles veulent venir au secours des grecs, est pleine de tant de bizarreries, d'injures et d'emportements, que je la soupçonne avoir été décrite par le même poète que la première, ou du moins d'un esprit qui se plaisait à parler burlesquement des intrigues du peuple ; mais j'en suis encore plus persuadé, de ce que dans cette première contestation avec Junon, et dans l'autre qu'il eut après avoir été endormi par sa tromperie, il la menace de lui donner le fouet. Cela n'est pas convenable à la majesté des dieux, mais au contraire si fade et si peu raisonnable, qu'étant répété par deux fois, je crois bien que ce sont deux pièces d'un même auteur, mais bien éloignées du génie qui règne dans tout l'ouvrage et qui devait régner toujours dans toutes ses parties. Cela n'est pas si bon, qu'on le puisse approuver deux fois dans un même ouvrage héroïque, et c'est tout ce qu'on pourrait faire de le souffrir une fois dans un poème burlesque. Un poète qui aurait fait cet ouvrage, aurait-il changé son caractère de cette sorte ? Et n'est-il pas bien raisonnable de croire que plusieurs auteurs ayant fait les parties ou épisodes dont il est composé, il y avait quelques esprits libertins et burlesques qui firent ceux-ci, et le combat des dieux dans le ciel, que le compilateur néanmoins joignit aux autres, parce qu'ils faisaient tous mention des aventures de la guerre de Troie ? Ce qui doit rendre cette pensée plus croyable, c'est que les poètes qui composaient ces cantiques, ou vieilles tragédies, dont nous avons parlé, pour disputer le prix de la poésie, faisaient quelquefois trois pièces sur un même sujet, nommées trilogie, et quelquefois quatre, qu'ils nommaient tétralogie, dont la dernière était satyrique ou burlesque. Peut-être que ces endroits libertins et ridicules ont été tirés du nombre de ces tragédies satyriques qui faisaient cette tétralogie. Je n'ai pu m'empêcher de rougir en lisant le troisième et le quatorzième livre de l'Illiade ; et je crois qu'il en arrivera de même à tous les autres qui seront un peu sensibles à l'honnêteté, quand ils penseront aux deux aventures qu'ils contiennent. Car voyant Pâris au sortir d'un combat qui ne lui avait pas été avantageux, transporté par Vénus dans sa chambre dans la ville de Troie, et par une honteuse négociation de cette déesse pour satisfaire une passion qui fut la source de tant de malheurs. Je ne veux pas examiner les circonstances de cette action, le temps, l'empressement de Paris, ses propos avec Hélène, la qualité de celle qui fait l'intrigue et la manière de l'exprimer, porte une si grande image de turpidité, que je n'en puis rien approuver. Quand d'ailleurs on regarde Junon mendier la ceinture et le secours de Vénus son ennemie pour plaire à Jupiter, et le tromper en faveur des grecs, quand Jupiter se trouve soudainement épris d'un dérèglement indigne de sa qualité, et que l'impatience les fait conclure sur la terre par une bouteille, qu'on n'approuvera pas en des personnes les plus débauchées ; il est malaisé de n'en pas condamner l'affection dans une poésie aussi chaste que l'Illiade, où nous voyons tant de modestie dans les paroles, tant de pudeur dans les autres actions, ne peut pas souffrir ces deux aventures, si nous la donnons toute à un seul poète ; il faut qu'il regarde le caractère qu'il prend dans le courant de son ouvrage, aussi bien que celui qu'il donne à ses actions. Je crois donc que ces deux petits poèmes étaient d'un esprit plus libertin, qui n'avait pas fait scrupule d'écrire ces deux actions, quoique leurs divinités y fussent mêlées, parce que leur religion les couvrait de quelque voile mystérieux. Mais un poète tel qu'on fait Homère n'eût pas souillé la pureté de son ouvrage, et ne se fût pas démenti soi-même. J'avoue bien que l'art qui cherche la variété veut bien qu'on mêle le plaisant avec l'utile, et l'agréable avec le merveilleux ; mais il ne faut jamais salir le papier de ce qui souille l'imagination, et ce que deux poètes auraient pu faire sans faillir en rendrait un seul coupable d'une faute qui n'aurait point d'excuse. On doit faire le même jugement de la contestation de Jupiter et de Junon, à la fin du premier livre. C'est un burlesque, qui ne convient point au sérieux de cet ouvrage, qui n'est point digne des dieux et des héros, et qui ne peut sortir d'un même esprit que le reste : c'est une querelle toute semblable à celle d'un crocheteur avec sa femme, ils ne se disent que des injures dans un emportement ridicule, et je crois que cette pièce a été faite par un esprit bouffon, et qu'elle est jointe à ce grand ouvrage, parce qu'elle parle d'Achille et de Troie. L'auteur qui la fit, suivant un dessein tout particulier, n'était pas blâmable ; le compilateur a pu l'employer par la convenance du sujet et l'amour de la poésie ; mais je ne l'approuverais pas, si je croyais que tout fût d'une même main. Quand j'ai lu dans les amadis toutes les impertinences du frondeur des ruses, elles m'ont semblé si mal à propos insérées parmi les combats de ces braves chevaliers dans les illustres événements de leurs histoires, que je n'en puis souffrir la lecture. Il faudrait que deux écrivains différents eussent fait ces choses sans aucun rapport entre elles, pour me les faire paraître excusables, et c'est par cette pensée que j'excuse cette dispute de Jupiter avec sa femme. On peut tirer la même conséquence des comparaisons et des épithètes qui se lisent dans cet ouvrage, car les mêmes y sont tant de fois répétées, qu'elles deviennent insupportables. On dit que, dans une longue poésie, les comparaisons sont comme des reposoirs, que les anciens mettaient sur les chemins pour donner moyen aux voyageurs de prendre un peu haleine, et se délasser, parce qu'il semble que l'esprit se repose en quittant pour un moment le cours de l'histoire, et s'amusant à quelques vers qu'il peut lire négligemment, sans rien perdre de ce qu'il veut retenir. Mais quand elles sont trop multipliées, et que les mêmes se répètent souvent, bien loin de donner quelque repos, elles fatiguent l'esprit du lecteur ; car, pour peu qu'il soit obligé de s'y appliquer, il ne laisse pas d'être occupé, et pour peu qu'il aille et qu'il revienne, qu'il se tourne à la comparaison pour l'envisager, et qu'il revienne à l'histoire pour en faire le rapport, cette agitation trop souvent renouvelée lui fait de la peine, le rebute, et le dégoûte ; l'expérience assurera la vérité de cette pensée. En tout cet ouvrage et principalement dans le onzième livre, les princes qui combattent sont comparés à des lions, à des sangliers et à des loups, en sorte que cela fait peur, ou du moins laisse dans l'esprit des idées de férocité ou de brutalité. Hector seul est comparé cinq fois au lion, les deux Ajax, Sarpédon, Patrocle, Ménélas, sont dépeints par la même comparaison, les myrmidons sont des lions, et les grecs sont des loups ; il en est de même des autres bêtes féroces qui jouent partout leur personnage. Nous y voyons souvent les combattants comparés à des orages et à des tempêtes, et ceux qui tombent, à des gens qui tombent dans la mer. Tous les combattants sont presque tous comparés à Mars, jusqu'à celui qui conduit le chariot d'Idoménée ; et il me semble pourtant qu'on devait faire quelque différence d'entre les rois et ceux qui les servent. Ces redites ne pourraient pas être d'un seul auteur, ou ne pourraient passer que pour des marques d'une grande stérilité, et pour des reposoirs bien lassants. Mais si on fait réflexion que les différents poètes, qui ont fourni la matière de cette rhapsodie, avaient employé ces comparaisons en des pièces différentes et séparées, qu'ils avaient tous la liberté de se servir d'un bien public, et que chacun d'eux ne les avait mises en oeuvre que rarement, on n'en condamnera pas un, et l'on ne jugera pas de cette longue compilation par des défauts qui ne se peuvent imputer séparément aux parties qui la composent. Il en faut penser autant des épithètes ; car si nous les assemblons en un même corps, nous serons fort ennuyés de les entendre répéter incessamment. Que l'on nomme cent fois Junon aux épaules blanches et aux belles épaules, Achille aux pieds légers, les grecs à l'oeil noir, comme s'ils eussent eu tous les yeux semblables, Jupiter aux sourcils noirs, Thétis aux pieds d'argent, Junon aux yeux de boeuf, Minerve aux yeux bleus, Jupiter porte-égide, Iris aux pieds de vent, Neptune à la perruque bleue, les vaisseaux creux, noirs et légers, une épée à clous d'argent, paroles ailées, Agamemnon fils d'Atrée, et Hector fils de Priam (il ne serait pas étrange qu'un poète parlât d'eux sous ces qualités ; mais qu'en disant leur nom, il y ajoute encore celui de leur père, c'est avoir grande peur que le lecteur oublie de qui ils sont fils ; cette répétition est si inutile et si fréquente, qu'enfin elle devient importune), je vous avoue que cela m'incommode beaucoup, et d'autant plus, que ces termes sont employés sans aucune convenance, sans énergie, sans augmenter la force du sens, ni la grâce de l'expression, et même en des lieux où l'on peut dire qu'il est ridicule de les avoir employés ; comme de qualifier les grecs bien bottés, quand Chrysès le grand prêtre d'Apollon les vient prier de lui rendre sa fille, qu'ils tenaient captive ; car il ne s'agissait pas de bottes à cette négociation, qui est un des principaux fondements de l'ouvrage, cela ne dépendait pas de leur chaussure, et ce discours ne reçoit point d'énergie ni de beauté. On nomme Achille aux pieds légers dans le temps qu'il est assis et en repos, où sa légèreté ne lui servait de rien ; les grecs, aux longs cheveux , quand ils se moquent de la lâcheté de Pâris, à quoi la longueur des cheveux était inutile à l'exprimer, et ils ne se fussent pas moins moqués de lui quand ils auraient été rasés ; la terre, la mère nourrice commune de plusieurs, quand on conte que les armes d'Ulysse étaient sur terre ; cette faveur générale ne convenait guères aux armes d'un guerrier, et je ne crois pas qu'on les fît paraître comme des chevaux d'un combattant. Hécamède, esclave de Nestor, quand elle prépare le vin pour Nestor et Machaon, est nommée pareille aux déesses : je ne comprends pas que cette épithète lui puisse bien convenir, et il fallait bien y préparer les lecteurs pour la donner raisonnablement à une femme de charge ; Jupiter, se plaisant au foudre, sans qu'il s'agisse de foudroyer, ni de faire trembler personne, et encore amasseur de nuées, quand il entretient Junon ; leur conversation n'avait pas grand besoin de cette qualité ; et Vénus, aimant à rire, quand elle est affligée de la mort de son fils ; chevaux â un ongle et aux ongles durs . Cela n'est pas singulier ! Et je m'étonne ! Que dans le fort d'un combat ! Un homme s'avise de les désigner par des circonstances ! Auxquelles je crois qu'ils ne faisaient pas réflexion. Pourquoi Mars sera-t-il léger ? Il me semble que la guerre ne va pas si vite dans les préparatifs, ni dans les exécutions. Pourquoi Sarpédon est-il qualifié armé d'airain , quand il est dit que Laodamie l'enfanta ? Car il n'était pas armé de toutes pièces dans le ventre de sa mère ? Jupiter est appelé sage, expliquant qu'il coucha avec Laodamie ; mais on pouvait garder cette épithète pour quelque action plus digne de la sagesse d'un maître des dieux. Il est donc bien apparent que cela n'est point d'un même esprit. Car tout l'art des poètes et des orateurs est de changer les épithètes afin de donner toujours quelque idée nouvelle, et de ne les point mettre, qu'elles ne fortifient le discours, ou qu'elles ne l'embellissent, si ce n'est fort rarement, et par une licence qui souffre quelquefois des paroles inutiles. Mais en plusieurs ouvrages faits par des mains différentes, et en des temps éloignés, il n'est pas étrange que les auteurs se soient servis des mêmes mots, et qu'ils aient tous usé d'un bien commun. L'assemblage de ces pièces en a fait paraître la répétition ; et ceux qui n'étaient pas vicieux étant séparés, portent des caractères de défauts dans leur assemblage. La première réflexion que j'ai faite sur cette répétition d'épithètes, ou de qualités données aux personnages introduits dans ce poème, était que ce sont des surnoms qui leur étaient comme propres, et qu'on leur attribuait par quelque désignation particulière, et que n'étant plus dans cette connaissance, et n'ayant plus l'habitude de les prononcer ni de les ouïr, nous les regardons comme des expressions défectueuses, ainsi que des étrangers, qui verraient dans nos écrits ces paroles de votre altesse sérénissime, et de votre majesté , répétées presque en toutes les pages, en pourraient avoir quelque dégoût, ne sachant pas qu'elles y sont mises avec grâce et par respect. Mais quand j'ai connu que ces mêmes épithètes ne sont pas attribuées à une seule personne, mais à plusieurs, j'ai perdu cette croyance, n'étant pas vraisemblable qu'un même surnom fût si commun, qu'étant toujours donné par quelque considération singulière, il pût convenir à des sujets différents. Iris est nommée aux pieds légers aussi bien qu'Achille ; Mérion a la même qualité, et Euphorbe, aussi. Hélène a les épaules blanches, aussi bien que Junon. Hector et Idoménée sont tous deux qualifiés brillants comme feu. Quand on appelle Briséis aux belles joues et aux beaux cheveux, ce n'est pas pour la marquer par quelque surnom qui lui soit propre, ni pour la désigner par l'un ou l'autre de ces deux agréments, parce qu'ils sont donnés à plusieurs autres. Troie est dite bien murée, ce n'est pas son épithète singulière, les autres villes sont appelées de même. Le titre de rameau de Mars, est donné à plusieurs chefs, dont on veut marquer la valeur ; mais si ce terme en veut désigner quelque qualité particulière et quelque effet remarquable, il ne faudrait qu'assembler tous ces rameaux de Mars pour en faire un arbre, grand et redoutable, ou bien un homme tout de fer ou de sang. Les grecs sont dits à cuirasse d'airain ; mais ce nom est attribué aux troyens ; il me semble aussi qu'il ne fallait pas craindre qu'on les crût armés d'or et d'argent. On nomme divins Agamemnon, Ulysse et Priam, les grecs, les syriens, et Pâris, même dans l'endroit où il paraît poltron, et où Hector lui en fait reproche ; et quoi qu'on puisse dire, ces paroles ont quelque signification et portent dans l'esprit l'idée de ce qu'elles signifient. Quand on nomme Junon aux belles épaules, je ne saurais concevoir autre chose, sinon que ses épaules sont belles, sans avoir dans l'esprit ses yeux ni sa bouche. Et quand on nomme Achille aux pieds légers, je ne puis concevoir sa tête ni ses mains, il faut que je pense à ses pieds, et qu'ils sont légers ; de sorte qu'en me disant plusieurs fois la même chose, j'ai plusieurs fois la même idée présente, et cette idée repassant trop souvent dans mon esprit, me dégoûte, et me donne de la peine ; ce qui n'arriverait pas, si je lisais plusieurs ouvrages séparés qui seraient faits par divers auteurs, et que je ne pourrais lire qu'à divers temps. Nous ne devons pas oublier une autre observation, qui me semble assez concluante. Nous avons dans l'Illiade les funérailles de Patrocle, décrites avec toutes les cérémonies et tous les jeux de la guerre, et j'ajoute avec art, avec ordre, et avec grâce ; soit que le poète qui la fit en ces disputes publiques, pour honorer la mémoire de ce prince, fût des plus habiles de son temps, ou bien, comme il est vraisemblable, que tous les écrivains grecs fussent assez bien instruits sur ce sujet, pour voir tous les jours de pareilles fêtes, comme des dévotions et des exercices ordinaires parmi eux ; mais nous n'avons rien des funérailles d'Hector, et néanmoins il me semble qu'un auteur d'un si grand ouvrage ne les aurait pas oubliées, parce que cette diversité de cérémonies religieuses n'eût pas été désagréable à voir. On dira peut-être que ces deux discours auraient eu trop de ressemblance, et n'auraient pas fait la variété que demande la poésie ; je crois donc que le poète n'en aurait point parlé : mais de nous faire entendre que les troyens n'y manquèrent pas, qu'ils y furent occupés durant onze jours, et qu'on n'avait accordé la surséance d'armes que pour en donner le loisir, et puis nous en faire demeurer là, nous en donner envie, et nous en refuser le contentement, je ne crois pas cela bien juste ; il n'en fallait rien dire, qu'en fort peu de paroles, ou bien il les fallait décrire plus au long. De prétendre aussi que l'auteur ignorait les cérémonies des barbares, ce serait une mauvaise excuse, car en ces occasions, on feint ce que l'on ne sait pas, et l'invention de l'esprit supplée à la connaissance de l'histoire. Mais j'estime que cela manque à cette rhapsodie, parce que le compilateur n'en avait point. Les grecs, comme je l'ai dit, n'aimaient pas à travailler pour la gloire des étrangers, et les poètes qui composaient pour mériter le prix en ces fêtes publiques, ne voulaient pas, et peut-être n'osaient pas abandonner les éloges de leur prince, pour s'attacher à des sujets dont ils pouvaient être blâmés ; et celui qui fit les funérailles de Patrocle a peut-être ajouté les derniers vers, pour donner quelque fin plus éclatante à son ouvrage ; ou, selon mon avis, le compilateur a joint ces derniers vers à tout le reste, pour donner quelque achèvement à l'Illiade, soit qu'il les ait faits lui-même, ou qu'il les ait pris d'ailleurs ; car en un mot, cette fin d'une si longue poésie n'est point digne d'un excellent auteur, qui sans doute aurait dit plus ou moins des funérailles d'Hector. Encore que j'aie résolu de ne point entrer dans la discussion particulière de l'Odyssée, je ne dois pas l'abandonner entièrement, parce qu'elle sert à l'éclaircissement de mes conjectures. Longin nous a dit, comme nous l'avons observé, qu'elle n'est pas d'un style si fort, ni d'un genre d'écrire si relevé que l'Illiade, et que c'est un ouvrage fait dans la déchéance de l'esprit du poète, et dans un âge fort avancé, qui se plait à conter des fables. Voilà juger d'un auteur d'une manière assez nouvelle ; car, pour le style, les différents sujets que l'on traite en font presque toujours la différence : quand il est grand, les pensées, les expressions, les figures, les termes, tiennent du genre sublime ; et, pour peu qu'un poète ait de génie, la matière l'y porte d'elle-même. Nous voyons ordinairement que les vers d'un même poète, sans qu'il y fasse réflexion en les composant, sont bien plus excellents, quand ils expliquent un sujet noble et illustre, que lorsqu'il se relâche en d'autres plus communs, et plus abaissés, et sans penser à l'art qui l'oblige à prendre des styles différents, je l'y trouve porté par sa matière qui le presse, qui l'engage, et qui l'arrache à des façons de s'exprimer conformes aux idées qu'il a dans l'esprit, et qui n'ont point de ressemblance. Ainsi je ne trouve pas étrange que ce génie poétique de l'Illiade, où l'on ne parle que de guerre, que de combats, que de vainqueurs, et de morts, soit plus magnifique et plus haut que celui de l'Odyssée, qui n'est occupée qu'en des fables ingénieuses, des descriptions agréables, des amours, et des divertissements moins élevés. Pour l'âge du poète, il me semble qu'il en faut penser tout le contraire de ce que Longin en dit. Les auteurs ont accoutumé, quand ils se mettent à écrire, de commencer par des contes, des nouvelles et des historiettes. Et c'est en cet âge que l'on fait d'ordinaire les romans, parce qu'il ne faut que des inventions et des productions d'une imagination vive ; et le style n'étant pas encore bien formé, il a toujours quelque marque de faiblesse. Mais, quand un homme est avancé dans le cours de la vie, il est persuadé de la vanité de ces discours fabuleux, et, étant rempli d'une érudition plus forte et plus raisonnable, il aime mieux les entretiens de morale, de politique et de guerre : cela lui semble plus digne d'une âme rebutée des bassesses du monde, et qui se règle par des maximes généreuses, et comme son esprit s'éloigne de ses premières idées, pour parvenir à d'autres plus solides, plus utiles et plus honnêtes, il parle autrement qu'il n'a fait, et son style, qui s'est fortifié par le temps, est mieux instruit, et plus capable de s'élever avec les choses qu'il traite. Ainsi, je croirais que, si l'Illiade et l'Odyssée étaient d'un même auteur, que l'Odyssée, abaissée dans les fables et dans les contes à plaisir, serait l'oeuvre de sa jeunesse, et de son premier enthousiasme, et que l'Illiade toute guerrière et tout héroïque, aurait été composée dans un âge plus rassis, et dans les dispositions d'une âme plus raisonnable, plus politique, et plus forte. Mais, pour en dire sincèrement mon avis, je ne puis suivre ni l'une ni l'autre de ces deux opinions ; et l'on peut aisément s'en démêler et prendre le bon parti, en suivant mes conjectures : car si nous sommes persuadés que ces deux ouvrages sont deux rhapsodies ou compilations de divers poèmes, nous pourrons bien concevoir que cela vient de ce qu'ils ont été compilés par deux esprits tout différents. Le premier avait le génie noble et relevé ; il aimait la guerre et la vie des princes, et par cette humeur naturelle, il ne s'est porté qu'à recueillir les poèmes de cette qualité, dont le style, conforme à leur sujet, s'est rencontré soutenu d'expressions et de paroles héroïques. Mais l'autre, qui était d'un tempérament plus doux, ne se plaisant qu'aux belles imaginations, aux grâces de la poésie galante, aux emportements d'une lecture divertissante, ne s'est mis en peine de recueillir que les poèmes de ce caractère, où les auteurs n'auraient pas employé ces élévations de figure et ces paroles tonnantes, et que les actions des héros demandent en celui qui veut parler juste. Il ne faut donc point alléguer ici la diversité de l'âge d'un auteur, parce qu'elle serait contraire à ce qu'on en voudrait conclure, mais seulement la diversité du génie du compilateur, qui se serait avisé par ce mouvement, d'une variété curieuse, de faire ces deux ouvrages si dissemblables. Aussi tous deux sont ici nommés rhapsodies d'Homère, c'est-à-dire, recueil de chansons de l'aveugle, au lieu que les autres poésies, que l'on voudrait faire passer pour être d'un poète de ce nom, et que l'on croyait auteur de l'Illiade et de l'Odyssée, ne portaient point le même nom ni le même titre ; autrement on n'en aurait pas douté dans les âges suivants, et moins encore au temps d'Hérodote, qui fut le plus proche de leur origine. Il ne faut pas conclure sur la conformité prétendue du style de ces deux ouvrages, car elle n'est pas véritable. Longin, savant et excellent critique, en demeure d'accord ; mais il en rejette la cause sur la différence du temps qu'ils ont été faits. Et, dans les âges les plus proches de cette composition, les plus habiles et les plus entendus dans la langue grecque qui leur était naturelle, ont été fort incertains au jugement des autres, qui étaient attribués au même auteur. Hérodote en écrit fort douteusement. Thucydide le croyait comme chose certaine. Les modernes y résistent entièrement, et peut être trop hardiment ; et moi j'ajoute, suivant mes conjectures, que les parties de l'Illiade et de l'Odyssée , ne sont pas d'un même auteur, et que les autres ouvrages incertains étaient semblables à quelques-uns, et différents les uns des autres, comme ils venaient d'auteurs différents. Il ne faut pas prétendre ici que le compilateur de tous ces poèmes, dont il a fait l'Illiade, a dû la regarder comme un poète qui l'aurait composée, et prévoir le jugement désavantageux qu'on en pourrait faire, et de là, conclure qu'il ne serait pas moins coupable des fautes qu'on y peut remarquer, que s'il en était l'auteur. Ceux qui parleraient ainsi ne diraient rien à l'avantage d'Homère ; car laissant l'ouvrage en l'état que nous l'avons expliqué, cet Homère qu'ils faisaient un homme et un poète, ne serait pas mieux justifié. Au contraire, ils le chargeraient des fautes que nous ne croyons pas qu'il ait faites, et que même un autre poète, beaucoup moins habile qu'on ne l'a voulu faire en lui donnant l'être, n'aurait pas laissé échapper. Je crois qu'il est plus raisonnable de dire que la compilation de tous ces poèmes a fait, par l'événement, toutes ces fautes, parce que le compilateur, étant persuadé de la bonté de ces poésies, qui avaient été bien reçues dans les disputes publiques, et qui étaient encore fort estimées quand il les a recueillies, et qui dans la vérité ont toutes de fort bonnes choses en les jugeant séparément, il a négligé ce qu'on y pourrait désapprouver en les considérant toutes ensemble, et par rapport de l'une à l'autre, il n'a pas cru qu'on pût ignorer la nature de l'ouvrage, et qu'on en dût juger ainsi. Cette négligence est toujours dans l'esprit des compilateurs ; il ne faut que jeter les yeux sur les centons que nous avons allégués : ils ne peuvent être assez soigneux, ni assez circonspects dans ces compositions, pour empêcher que des parties si différentes ne s'incommodent, et les faire si bien convenir, qu'on n'y puisse trouver à redire. Car un auteur même, qui tient tout son sujet dans sa main, qui l'envisage tout entier, et qui fait la convenance de la moindre partie avec tout le reste, ne peut s'empêcher bien souvent d'y laisser quelques endroits, où son indulgence propre, et l'inadvertance, ne donnent ouverture à n'en pas tout approuver.

Conclusion.

Mais faisons une réflexion générale sur toutes ces circonstances que nous avons observées dans ce discours, et voyons si notre conjecture n'est pas fort raisonnable. Nous trouvons dans les restes de cette vieille histoire que celui que l'on croit l'auteur de ces poésies, et qu'on appelle Homère, n'est qu'un nom d'origine incertaine qui n'eut jamais de parents ni de patrie, dont on ne sait pas le temps qu'il a vécu, ni la manière dont il est mort, et de qui la fortune et les aventures n'ont été racontées que par des auteurs nouveaux, dans des histoires supposées ; que cet Homère prétendu n'a jamais rien laissé par écrit ; que nous n'avons rien eu de ses oeuvres, que par l'entremise des chanteurs, qui nous les ont conservées jusqu'aux âges derniers ; que ces gens là ne les chantaient que par pièces détachées ; que ces deux ouvrages, qui portent ce nom, n'ont été formés que par une compilation et assemblage de plusieurs pièces, faites séparément ; que la première compilation en a été faite par Lycurgue ; et qu'en ce temps, ces poésies étaient peu connues et peu estimées ; que ces pièces étant retombées dans leur première dissipation, elles furent de nouveau rassemblées par Pisistrate et par son fils Hipparchus ; ou pour mieux dire, par leurs soins, et par le travail des plus excellents grammairiens de leur temps ; que dès leur origine, elles ont été nommées les rhapsodies d'Homère, c'est-à-dire les recueils des chansons de l'aveugle ; que l'on y a remarqué plusieurs vers bien différents les uns des autres, et ajoutés en plusieurs endroits, par des auteurs d'un génie peu semblable au reste ; enfin que dans l'Illiade, que nous avons particulièrement examinée, il se trouve une infinité de choses qui ne peuvent raisonnablement être composées par un même poète, ou qui seraient des fautes signalées, indignes de la réputation que ce faux nom d'Homère s'est acquise par le peu de soin d'examiner ces vérités. Je suis très certain qu'il sera vrai de conclure la certitude de notre conjecture, qu'il n'y eut jamais d'homme véritable, qu'on doive reconnaître pour auteur de ces poésies, mais qu'elles ont été faites par différents poètes, sous le nom de tragédies, en l'honneur des héros de cette vieille fable, publiées aux disputes et jeux de la poésie dans la célébration des fêtes de la Grèce, et chantées dans les temples, sur les théâtres, aux carrefours, et réunies par deux fois en un corps d'ouvrage, dont la première compilation est entièrement perdue. Voilà ce que ma mémoire et la peine que j'ai maintenant à manier les livres, m'ont permis de penser et d'écrire ; et dans mon oisiveté, que je m'efforce d'occuper agréablement. Ce sujet que je traite est chargé de tant d'obscurité, qu'il ne sera pas étrange si je n'ai pas tout dit, et si je n'ai pas bien raisonné sur ce que j'ai dit. Je ne me flatte pas d'avoir mérité l'approbation des savants, ni d'avoir satisfait à l'attente des curieux ; mais je me persuade que les uns et les autres ne me refuseront pas des excuses, où peut-être qu'un esprit clairvoyant et plus soigneux aurait mérité des applaudissements. Mais ce siècle, où l'on suppose que l'Illiade et l'Odyssée ont été faites, est si loin du nôtre, qu'il est mal aisé d'avoir assez bonne vue pour y discerner la vérité ; c'est une nuit impénétrable, et nous n'avons point d'écrivain qui nous puisse servir de flambeau pour nous y conduire. Les premiers qui nous ont parlé d'Homère, ne sont venus que cinq cents ans après les ouvrages qui portent ce nom, et tout ce que nous en avons ne sont que des témoignages incertains, et presque tous sujets à contredit ; ceux qui sont tenus pour véritables en disent fort peu de choses, et seulement par occasion, en passant, et pour faire entendre ce qu'ils expliquaient alors, et non pas ce que nous cherchons maintenant. S'il nous reste quelques poésies sous le nom des anciens, qui pourraient éclaircir nos incertitudes par la différence, ou par la conformité du style, les savants prétendent qu'elles sont nouvelles, et même ils ne sont pas tous d'un même sentiment, et si nous trouvons des historiens qui semblent nous apprendre toute la vie de ce poète, que je crois n'avoir jamais été, ils sont jugés supposés par un arrêt presque général des plus habiles. Il ne peut donc rester que des conjectures pour me faire changer d'opinion ; si quelqu'un m'en apporte de plus claires, et de plus concluantes que celles qui sont expliquées dans ce discours, je n'y fermerai pas les yeux ; et je serai bien aise d'être convaincu de la vérité quand elle serait directement opposée à mes sentiments ; et si l'on découvre quelque témoignage d'un auteur, qui parle plus certainement que ceux qui m'ont servi de guide dans cette découverte, dont la foi soit sans soupçon et les paroles sans obscurité, je donnerai les mains ingénument, et je ne chercherai point d'interprétation trop subtile, ni de complaisance opiniâtre pour soutenir un aveuglement volontaire, encore que la persévérance dans mon erreur ne puisse offenser mon devoir ni ma profession.

 


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