PRÉFACE DES OEUVRES

de VOISENON

Version du texte du 15/02/2015 à 16:39:41.

On reproche aux auteurs modernes de sacrifier les fonds aux détails, de donner des scènes vides d'action, et chargées de portraits, de négliger l'intrigue, et de préférer ce qui est brillant à ce qui est sensé. Mais on ne songe pas que ceux qui font ce reproche font les mêmes qui y donnent lieu.

Nous sommes dans un siècle où la fureur de l'esprit absorbe tout. Une pièce ennuie si elle n'est pas un feu d'artifice perpétuel ; à peine a-t-on la patience de supporter une exposition ; la préparation des événements serait autant de retranché sur les peintures ; les situations seraient autant d'obstacles à des conversations. Les acteurs forcés par les positions des scènes, à ne dire que ce qu'il devraient, n'auraient pas le temps de faire assaut d'esprit ; on dirait que l'auteur connaît le théâtre ; mais ne connaît pas le monde : la pièce serait estimée, et ne serait pas courue ; on la traiterait comme une belle femme sans rouge, mise tout uniment, qui est toujours écrasée par un visage de fantaisie.

Il est certain que rien ne nuit tant à l'éclat des détails qu'un plan bien combiné, qui consiste dans un enchaînement de scènes ou l'embarras augmente par degrés jusqu'à ce qu'il se développe aussi naturellement qu'il paraît avoir été amené et se termine par un dénouement qui ne soit ni forcé, ni prévu.

Voilà ce qu'est l'art du théâtre ; c'est le comble de la difficulté que d'y atteindre. L'esprit est beaucoup plus commun que le génie. Il est aisé de rendre avec agrément ce que l'on saisit avec vivacité. Un homme d'esprit n'a pas plus de peine à en semer dans ses ouvrages qu'une financier à répandre de l'argent. L'un et l'autre manquent presque toujours leur but, faute de savoir placer leur dépense.

Un auteur comique doit étudier le monde, et même il ne peut faire de bonnes comédies qu'en vivant dans le monde.

Un homme aurait beau avoir du talent, il manquerait tous ses sujets s'il restait en province. Les ridicules ne conservent leur titre et changent de nuance tous les ans, comme les étoffes changent de mode : ce sont les mêmes fonds et jamais les mêmes desseins ; il faut être en état d'apercevoir et de rendre tous ces raffinements. Mais ce n'est pas assez de connaître le monde, il faut connaître les hommes.

En connaissant le monde, on ne fait que des vers ; en connaissant les hommes, on peint des caractères, et c'est avec des caractères qu'on fait des bonnes pièces. Il ne s'agit que de les mettre en jeu en manageant les incidents.

La comédie n'est autre chose qu'une aventure principale traversée par des événements contraires et vraisemblables. C'est la diversité et l'opposition de ces événements qui doit servir à faire sortir ces caractères, et à répandre du plaisant toujours aux dépens des vices et des ridicules ; car on ne doit jamais travailler qu'avec un but moral, (et c'est en quoi je ne conçois pas que l'on fasse un crime du spectacle). Je suis convaincu que l'on confond la comédie moderne avec l'ancienne, c'est certainement une méprise.

En s'asservissant à jeter de l'action dans une pièce, on parviendrait en même temps à former des acteurs. Il ne faut pas s'imaginer que l'on puisse faire briller le jeu des comédiens dans des scènes où il n'y a que des conversations qui sont bien éloignées d'être des dialogues. On ne trouve point à jouer là où il n'y a qu'à débiter. Qu'est ce qui fait le grand comédien ? C'est la souplesse, et la promptitude à prendre successivement les différents visages qu'exigent les mouvements opposés du rôle. Il faut que des acteurs soient perpétuellement occupés à s'étudier, à se deviner et à s'embarrasser. Il faut souvent dans une même scène entre deux personnages que l'embarras passe rapidement de l'un à l'autre, que la satisfaction et l'inquiétude se peignent tout à tout sur leur physionomie, que le spectateur soit toujours dans la confidence, et que les acteurs n'y soient jamais ; voilà ce qui fait les bons comédiens, ce qui rend plaisant les auteurs, et ce qui concerne les connaisseurs. Mais pour y parvenir, il faut avoir beaucoup plus que de l'esprit. Ce n'est point en cousant tant bien que mal des paquets de vers faits en différents temps, que l'on forme un ensemble ; ce n'est point en copiant servilement des expressions du jour que l'on fait un ouvrage durable ; les ridicules sont dans les choses et non pas dans les mots. On doit peindre les mours en termes qu'en tous temps l'on puisse comprendre ; c'est ce qu'on ne fait plus et les trois quart du public en sont contents ; il serait très possible qu'une comédie, telle qu'on les donne à présent, eut un grand succès à Paris, et ne fut pas entendue à Strasbourg. C'est être trop détaché de la postérité ; nos auteurs sont trop philosophes ou trop pressés de jouir ; ils mettent leur gloire à fonds perdu. Je n'en excepte pas ceux qui ont composé les pièces de ce recueil. Je ne prétends pas parler que des Mariages assortis de la Coquette fixée ; les deux autres ouvrages sont des scènes à tiroir qui ne peuvent jamais avoir qu'un mérite momentané. Dans les Mariages assortis, on remarque un homme qui fait tout ce qu'il peut pour faire des vers, et qui ne songe guère à faire des scènes. Son style est fort souvent du genre sans aucune nécessité. ; il ne peut pas alléguer pour excuse le Tumido deliditigat ore. Ses personnages sont des moralistes froids qui déclament toujours et qui n'agissent presque jamais. Il y a le caractère de la sourde dont on aurait pu tirer un meilleur parti qui jette du comique dans la pièce. Je me souviens que ce fut ce rôle là qui pensa la faire tomber à la première représentation, et qui en fit le succès dans la suite. On a tellement perdu l'idée du comique, que l'on trouve ignoble tout ce qui fait rire. La Coquette fixée est écrite plus naturellement ; il y a des peintures du monde assez vraies ; on y trouve de temps en temps quelques scènes théâtrales ; le troisième acte a du mouvement ; je ne chercherais cependant pas querelle à l'auteur, s'il eut tâché d'être un peu plus plaisant ; il avait un beau modèle dans la Métromanie ; mais il y a bien des gens qui en font un ridicule, et il n'y avait qu'un homme capable d'en faire une bonne pièce.

 


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