DE LA COMÉDIE

CONSEILS À UN JOURNALISTE SUR LA PHILOSOPHIE, L’HISTOIRE, LE THÉATRE, LES PIÈCES DE POÉSIE, LES MÉLANGES DE LITTÉRATURE, LES ANECDOTES LITTÉRAIRES, LES LANGUES ET LE STYLE. (10 mai 1737).

M. DCC XXXVII.

VOLTAIRE

Version du texte du 11/10/2015 à 15:02:50.

SUR LA COMÉDIE.

Venons aux belles-lettres, qui feront un des principaux articles de votre journal. Vous comptez parler beaucoup des pièces de théâtre. Ce projet est d’autant plus raisonnable que le théâtre est plus épuré parmi nous, et qu’il est devenu une école de moeurs. Vous vous gardez bien sans doute de suivre l’exemple de quelques écrivains périodiques, qui cherchent à rabaisser tous leurs contemporains, et à décourager les arts, dont un bon journaliste doit être le soutien. Il est juste de donner la préférence à Molière sur les comiques de tous les temps et de tous les pays; mais ne donnez point d’exclusion. Imitez les sages Italiens, qui placent Raphaël au premier rang, mais qui admirent les Paul Véronèse, les Carrache, les Corrége, les Dominiquin, etc. Molière est le premier ; mais il serait injuste et ridicule de ne pas mettre le Joueur à côté de ses meilleures pièces. Refuser son estime aux Ménechmes, ne pas s’amuser beaucoup au Légataire universel, serait d’un homme sans justice et sans goût ; et qui ne se plaît pas à Regnard n’est pas digne d’admirer Molière.

Osez avouer avec courage que beaucoup de nos petites pièces, comme le Grondeur, le Galant Jardinier, la Pupille, le Double Veuvage, l’Esprit de contradiction, la Coquette de village, le Florentin, etc., sont au-dessus de la plupart des petites pièces de Molière; je dis au-dessus pour la finesse des caractères, pour l’esprit dont la plupart sont assaisonnées, et même pour la bonne plaisanterie.

Je ne prétends point ici entrer dans le détail de tant de pièces nouvelles, ni déplaire à beaucoup de monde par des louanges données à peu d’écrivains, qui peut-être n’en seraient pas satisfaits; mais je dirai hardiment : "Quand on donnera des ouvrages pleins de moeurs et où l’on trouve de l’intérêt, comme le Préjugé à la mode ; quand les Français seront assez heureux pour qu’on leur donne une pièce telle que le Glorieux, gardez-vous bien de vouloir rabaisser leur succès, sous prétexte que ce ne sont pas des comédies dans le goût de Molière ; évitez ce malheureux entêtement, qui ne prend sa source que dans l’envie, ne cherchez point à proscrire les scènes attendrissantes qui se trouvent dans ces ouvrages : car, lorsqu’une comédie, outre le mérite qui lui est propre, a encore celui d’intéresser, il faut être de bien mauvaise humeur pour se fâcher qu’on donne au public un plaisir de plus.

J’ose dire que si les pièces excellentes de Molière étaient un peu plus intéressantes, on verrait plus de monde à leurs représentations; le Misanthrope serait aussi suivi qu’il est estimé. Il ne faut pas que la comédie dégénère en tragédie bourgeoise: l’art d’étendre ses limites, sans les confondre avec celles de la tragédie, est un grand art qu’il serait beau d’encourager et honteux de vouloir détruire. C’en est un que de savoir bien rendre compte d’une pièce de théâtre. J’ai toujours reconnu l’esprit des jeunes gens au détail qu’ils faisaient d’une pièce nouvelle qu’ils venaient d’entendre; et j’ai remarqué que tous ceux qui s’en acquittaient le mieux ont été ceux qui depuis ont acquis le plus de réputation dans leurs emplois : tant il est vrai qu’au fond l’esprit des affaires et le véritable esprit des belles-lettres est le même !

Exposer en termes clairs et élégants un sujet qui quelquefois est embrouillé, et, sans s’attacher à la division des actes, éclaircir l’intrigue et le dénouement, les raconter comme une histoire intéressante, peindre d’un trait les caractères, dire ensuite ce qui a paru plus ou moins vraisemblable, bien ou mal préparé, retenir les vers les plus heureux, bien saisir le mérite ou le vice général du style : c’est ce que j’ai vu faire quelquefois, mais ce qui est fort rare chez les gens de lettres même qui s’en font une étude, car il est plus facile à certains esprits de suivre leurs propres idées que de rendre compte de celles des autres.

 


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