ÉPITRE À BOILEAU

OU MON TESTAMENT

M. DCC LIX.

VOLTAIRE

Version du texte du 11/10/2015 à 15:02:30.

ÉPITRE À BOILEAU.

Boileau, correct auteur de quelques bons écrits,

Zoïle de Quinault, et flatteur de Louis,    [1]

Mais oracle du goût dans cet art difficile

Où s'égayait Horace, où travaillait Virgile,    [2]

De ton siècle brillant mes yeux virent la fin ;

Siècle de grands talents bien plus que de lumière,

Dont Corneille, en bronchant, sut ouvrir la carrière.

Je vis le jardinier de ta maison d'Auteuil,    [3]

Chez ton neveu Dongois je passai mon enfance ;

Bon bourgeois qui se crut un homme d'importance.

Je veux t'écrire un mot sur tes sots ennemis,

À l'hôtel Rambouillet contre toi réunis,

Couronné de lauriers t'envoyer aux galères.

Ces petits beaux esprits craignaient la vérité,

Et du sel de tes vers la piquante âcreté.

Louis avait du goût, Louis aimait la gloire :

Et, satirique heureux, par ton prince avoué,

Tu pus censurer tout, pourvu qu'il fût loué.

Bientôt les courtisans, ces singes de leur maître,

Surent tes vers par coeur, et crurent s'y connaître.

Dont tu défiguras le vainqueur de Namur,    [4]

Et sur l'amour de Dieu ta triste psalmodie,

Du haineux janséniste en son temps applaudie ;

Et l'équivoque même, enfant plus ténébreux,

Des muses dans ce temps, au pied du trône assises,

On aimait les talents, on passait les sottises.

Un maudit écossais, chassé de son pays,

Vint changer tout en France, et gâta nos esprits.

Sous l'abbé Terrasson calculant son système,    [5]

Répandaient à grands flots leurs papiers imposteurs,

Vidaient nos coffres-forts, et corrompaient nos moeurs ;

Plus de goût, plus d'esprit : la sombre arithmétique

Le duc et le prélat, le guerrier, le docteur,

Lisaient pour tous écrits des billets au porteur.

On passa du Permesse au rivage du Gange,    [6]

Et le sacré vallon fut la place du change.

Le sage et doux pasteur des brebis de Fréjus,

Économe sensé, renfermé dans lui-même,

Et qui n'affecta rien que le pouvoir suprême.

La France était blessée : il laissa ce grand corps

Se rétablir lui-même en vivant de régime.

Mais si Fleury fut sage, il n'eut rien de sublime ;

Il fut loin d'imiter la grandeur des Colberts :    [7]

Il négligeait les arts, il aimait peu les vers.

Mais il fut en secret jaloux de tout mérite.

Je l'ai vu refuser, poliment inhumain,

Une place à Racine, à Crébillon du pain.    [9]

Tout empira depuis. Deux partis fanatiques,

Et des dons de l'esprit dévots persécuteurs,

S'acharnaient à l'envi sur les pauvres auteurs.

Du faubourg Saint-Médard les dogues aboyèrent,

Et les renards d'Ignace avec eux se glissèrent.

Rassemblés dans un bois pour voler les passants ;

Et, combattant entre eux pour diviser leur proie,

De leur guerre intestine ils m'ont donné la joie.

J'ai vu l'un des partis de mon pays chassé,

L'autre, plus méprisé, tombant dans la poussière

Avec Guyon, Fréron, Nonotte, et Sorinière.

Mais parmi ces faquins l'un sur l'autre expirants,

Au milieu des billets exigés des mourants,

Qui distingue mon siècle et fait son caractère,

Quels chants pouvaient former les enfants des neuf soeurs ?    [10]

Sous un ciel orageux, dans ces temps destructeurs,

Des chantres de nos bois les voix sont étouffées :

Tel qui dans l'art d'écrire eût pu te défier,

Va compter dix pour cent chez Rabot le banquier :

De dépit et de honte il a brisé sa lyre.

Ce temps est, réponds-tu, très bon pour la satire.

Affliger sans raison l'amour-propre d'un sot ;

Des Cotins de mon temps poursuivre la racaille,    [12]

Et railler un Coger dont tout Paris se raille ?    [13]

Non, ma muse m'appelle à de plus hauts emplois.

Vainqueur des préjugés que l'imbécile encense,

J'ose aux persécuteurs prêcher la tolérance ;

Je dis au riche avare : assiste l'indigent ;

Au ministre des lois : protége l'innocent ;

Et garde-toi surtout de damner ton semblable.

Malgré soixante hivers, escortés de seize ans,

Je fais au monde encore entendre mes accents.

Du fond de mes déserts, aux malheureux propice,

Je l'obtiendrai sans doute ; et cette même main,

Qui ranima la veuve et vengea l'orphelin,

Soutiendra jusqu'au bout la famille éplorée

Qu'un vil juge a proscrite, et non déshonorée.

Et les pédants jaloux, et les petits tyrans.

J'ose agir sans rien craindre, ainsi que j'ose écrire.

Je fais le bien que j'aime, et voilà ma satire.

Je vous ai confondus, vils calomniateurs,

Je vais mourir content. Le siècle qui doit naître

De vos traits empestés me vengera peut-être.

Oui, déjà Saint-Lambert, en bravant vos clameurs,

Sur ma tombe qui s'ouvre a répandu des fleurs ;

Mes mânes consolés chez les morts vont descendre.

Nous nous verrons, Boileau : tu me présenteras

Chapelain, Scudéry, Perrin, Pradon, Coras.    [15]

Je pourrais t'amener, enchaînés sur mes traces,

Minos entre eux et moi va bientôt prononcer :

Des serpents d'Alecton nous les verrons fesser :

Mais je veux avec toi baiser dans l'élysée

La main qui nous peignit l'épouse de Thésée.

Et si ton goût sévère a pu désapprouver

Du brillant Torquato le séduisant ouvrage,

Entre Homère et Virgile il aura mon hommage.

Tandis que j'ai vécu, l'on m'a vu hautement

Je veux le dire encor dans ces royaumes sombres :

S'ils ont des préjugés, j'en guérirai les ombres.

À table avec Vendôme, et Chapelle, et Chaulieu,

M'enivrant du nectar qu'on boit en ce beau lieu,

J'adoucirai les traits de ton humeur austère.

Partons : dépêche-toi, curé de mon hameau,

Viens de ton eau bénite asperger mon caveau.

Notes

[1] Zoïle : fameux critique grec, connu pour l'amertume de ses censures à l'égard d'Homère. Son nom est resté comme synonyme de critique envieux et partial [L].

[2] Horace : poète romain du Ier siècle avec JC, auteur de Satires, épodes, odes et épîtres. Son épître au Pisons est aussi nommé Art poétique.

[3] Boileau habitait le village d'Auteuil.

[4] Namur, ville de Flandre, considérée comme une ville imprenable, a été conquise par Louis XIV. Boileau en a fait une ode, Jean Racine en a écrit la relation (récit).

[5] Terrasson, Abbé Jean (1670-1750) : professeur au Collège de France et membre de l'Académie française. Défendit le Système de Law qui l'enrichit puis le ruina.

[6] Permesse : ruisseau qui coule au pied de l'Hélicon (en Grèce).

[7] Colbert (Jean-Baptiste) : ministre et secrétaire d'État, contrôleur général des finances sous Louis XIV. [L]

[8] Jean Racine (1639-1699) était ami avec Boileau.

[9] Crébillon, Pierre Jolyot de (1674-1762) : Poète tragique. Il a surtout visé à excité la terreur ; il a même poussé le terrible jusqu'à l'horreur et le terrible.

[10] Neuf soeurs : Les muses inspirant les artistes.

[11] Midas est le symbole de la richesse avide, Orphée est le symbole du chant et de la poésie enchanteresse.

[12] Cotin, Charles (1604-1682) : Académicien, savant et poète. Il fut moqué par Boileau dans ses Satires et il est représenté dans le personnage de Trissotin dans les Femmes savantes.

[13] Coger, François Marie (1723-1780) : Homme de lettres qui écrivit l"oraison funèbre deLouis XV (Bnf 4-Z LE SENNE-2724 (34)) et un examen de Bélisaire de Marmontel qui déplut à Voltaire.

[14] Jean Sirven est un commissaire de Castres, calviniste, accusé d'avoir tué sa fille et condamné à mort, il se réfugie en Suisse. Voltaire prit sa défense et le fit acquitter.

[15] Liste d'auteurs contemporains de Boileau que furent l'objet de se critiques : Jean Chapelain, Georges de Scudery, Jacques Pradon et .