MELITE

Pierre Corneille (1660)

Au lecteur

Je sais bien que l'impression d'une pièce en affaiblit la réputation: la publier, c'est l'avilir; et même il s'y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d'écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m'ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois; mais, par je ne sais quel malheur, c'est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d'eux ne s'en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l'ont méprisé; et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c'en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer: et j'espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu'ils m'ont témoignée par le passé; que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d'estime de cette pièce, soit par coutume de l'approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d'essai; et d'autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n'est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.

Argument

Eraste, amoureux de Mélite, la fait connaître à son ami Tircis, et, devenu peu après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d'amour supposées, de la part de Mélite, à Philandre, accordé de Chloris, soeur de Tircis. Philandre s'étant résolu, par l'artifice et les suasions d'Eraste, de quitter Chloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis la désabuse, et fait revenir Tircis, qui l'épouse. Cependant Cliton, ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Eraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Eraste, saisi de remords, entre en folie; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu'elle et Tircis sont vivants, il lui va demander pardon de sa fourbe, et obtient de ces deux amants Chloris, qui ne voulait plus de Philandre après sa légèreté.

Examen

Cette pièce fut mon coup d'essai, et elle n'a garde d'être dans les règles, puisque je ne savais pas alors qu'il y en eût. Je n'avais pour guide qu'un peu de sens commun, avec les exemples de feu Hardy, dont la veine était plus féconde que polie, et de quelques modernes qui commençaient à se produire, et qui n'étaient pas plus réguliers que lui. Le succès en fut surprenant: il établit une nouvelle troupe de comédiens à Paris, malgré le mérite de celle qui était en possession de s'y voir l'unique; il égala tout ce qui s'était fait de plus beau jusques alors, et me fit connaître à la cour. Ce sens commun, qui était toute ma règle, m'avait fait trouver l'unité d'action pour brouiller quatre amants par un seul intrique, et m'avait donné assez d'aversion de cet horrible dérèglement qui mettait Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le mien dans une seule ville. La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n'y a point d'exemple en aucune langue, et le style naïf qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n'avait jamais vu jusque-là que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisait son effet par l'humeur enjouée de gens d'une condition au-dessus de ceux qu'on voit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n'étaient que des marchands. Avec tout cela, j'avoue que l'auditeur fut bien facile à donner son approbation à une pièce dont le noeud n'avait aucune justesse. Eraste y fait contrefaire des lettres de Mélite, et les porter à Philandre. Ce Philandre est bien crédule de se persuader d'être aimé d'une personne qu'il n'a jamais entretenue, dont il ne connaît point l'écriture, et qui lui défend de l'aller voir, cependant qu'elle reçoit les visites d'un autre avec qui il doit avoir une amitié assez étroite, puisqu'il est accordé de sa soeur. Il fait plus: sur la légèreté d'une croyance si peu raisonnable, il renonce à une affection dont il était assuré, et qui était prête d'avoir son effet. Eraste n'est pas moins ridicule que lui, de s'imaginer que sa fourbe causera cette rupture, qui serait toutefois inutile à son dessein, s'il ne savait de certitude que Philandre, malgré le secret qu'il lui fait demander par Mélite dans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer à Tircis; que cet amant favorisé croira plutôt un caractère qu'il n'a jamais vu, que les assurances d'amour qu'il reçoit tous les jours de sa maîtresse, et qu'il rompra avec elle sans lui parler, de peur de s'en éclaircir. Cette prétention d'Eraste ne pouvait être supportable à moins d'une révélation; et Tircis, qui est l'honnête homme de la pièce, n'a pas l'esprit moins léger que les deux autres, de s'abandonner au désespoir par une même facilité de croyance à la vue de ce caractère inconnu. Les sentiments de douleur qu'il en peut légitimement concevoir devraient du moins l'emporter à faire quelques reproches à celle dont il se croit trahi, et lui donner par là l'occasion de le désabuser. La folie d'Eraste n'est pas de meilleure trempe. Je la condamnais dès lors en mon âme; mais comme c'était un ornement de théâtre qui ne manquait jamais de plaire, et se faisait souvent admirer, j'affectai volontiers ces grands égarements, et en tirai un effet que je tiendrais encore admirable en ce temps: c'est la manière dont Eraste fait connaître à Philandre, en le prenant pour Minos, la fourbe qu'il lui a faite et l'erreur où il l'a jeté. Dans tout ce que j'ai fait depuis, je ne pense pas qu'il se rencontre rien de plus adroit pour un dénouement. Tout le cinquième acte peut passer pour inutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu'il commence, et par conséquent l'action est terminée. Il n'est plus question que de savoir qui a fait la supposition des lettres; et ils pouvaient l'avoir su de Chloris à qui Philandre l'avait dit pour se justifier. Il est vrai que cet acte retire Eraste de folie, qu'il le réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avec Chloris; mais tout cela ne regarde plus qu'une action épisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principale est finie; et surtout ce mariage a si peu d'apparence, qu'il est aisé de voir qu'on ne le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-là, qui était de marier tout ce qu'on introduisait sur la scène. Il semble même que le personnage de Philandre, qui part avec un ressentiment ridicule dont on ne craint pas l'effet, ne soit point achevé, et qu'il lui fallait quelque cousine de Mélite ou quelque soeur d'Eraste pour le réunir avec les autres. Mais dès lors je ne m'assujettissais pas tout à fait à cette mode, et je me contentai de faire voir l'assiette de son esprit sans prendre soin de le pourvoir d'une autre femme. Quant à la durée de l'action, il est assez visible qu'elle passe l'unité de jour; mais ce n'en est pas le seul défaut; il y a de plus une inégalité d'intervalle entre les actes qu'il faut éviter. Il doit s'être passé huit ou quinze jours entre le premier et le second, et autant entre le second et le troisième; mais du troisième au quatrième, il n'est pas besoin de plus d'une heure, et il en faut encore moins entre les deux derniers, de peur de donner le temps de se ralentir à cette chaleur qui jette Eraste dans l'égarement d'esprit. Je ne sais même si les personnages qui paraissent deux fois dans un même acte (posé que cela soit permis, ce que j'examinerai ailleurs), je ne sais, dis-je, s'ils ont le loisir d'aller d'un quartier de la ville à l'autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignés l'un de l'autre, que les acteurs aient lieu de ne pas s'entreconnaître. Au premier acte, Tircis, après avoir quitté Mélite chez elle, n'a que le temps d'environ soixante vers pour aller chez lui, où il rencontre Philandre avec sa soeur, et n'en a guère davantage au second à refaire le même chemin. Je sais bien que la représentation raccourcit la durée de l'action, et qu'elle fait voir en deux heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent a besoin d'un jour entier pour s'effectuer; mais je voudrais que, pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcissement se ménageât dans les intervalles des actes, et que le temps qu'il faut perdre s'y perdît en sorte que chaque acte n'en eût, pour la partie de l'action qu'il représente, que ce qu'il en faut pour sa représentation. Ce coup d'essai a sans doute encore d'autres irrégularités; mais je ne m'attache pas à les examiner si ponctuellement que je m'obstine à n'en vouloir oublier aucune. Je pense avoir marqué les plus notables; et pour peu que le lecteur ait d'indulgence pour moi, j'espère qu'il ne s'offensera pas d'un peu de négligence pour le reste.

 

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