La déclamation théâtrale poème didactique en trois chants, précédé d'un discours

Claude Joseph Dorat

CHANT II. LA COMÉDIE.

Toi qui, dans un miroir agréable et fidèle,

Présentant l'homme à l'homme, amuses ton modèle,

Nous reproduis nos traits, nos mobiles travers,

Et ais, en te jouant, corriger l'univers,

Souris à mes accents, viens, folâtre Thalie,

Echauffe mes leçons du feu de la saillie,

Apprends-moi tes secrets, et ne me cache rien

Des mystères d'un art, interprète du tien.

Ô vous, que de cet art ont séduit les délices,

La palme qu'il promet croît sur des précipices.

Aux succès éclatants vous prétendez en vain,

Si les cieux n'ont en vous transmis ce feu divin,

Cette source de vie aux humains apportée,

Mobile universel ravi par Prométhée,

L'esprit enfin, l'esprit, invisible flambeau,

Qui du monde encor brute éclaira le berceau.

Quels plaisirs sont piquants, s'il ne les assaisonne ?

C'est par lui que l'on pense et par lui qu'on raisonne.

Vous pourrez bien sans lui répandre quelques pleurs,

Cadencer noblement de tragiques douleurs,

De même en imposer aux spectateurs crédules ;

Mais lui seul voit, saisit, et peint les ridicules.

Osez donc vous connaître, et vous interroger.

Enlevez au public le droit de vous juger.

N'allez point sur la scène étaler votre enfance,

Au parterre assemblé prouver votre ignorance,

D'un rire avilissant provoquer les éclats,

Balbutier des vers que vous n'entendrez pas,

Végéter et vieillir dans cette ignominie,

Salaire accoutumé des bouffons sans génie.

Mais ce n'est point assez de ce feu créateur :

Tremblez ; l'homme d'esprit est loin du grand acteur.

Tel croit être formé, qui ne fait que de naître.

Pour peindre la nature, il faut la bien connaître ;

En tout temps, en tous lieux, il faut la consulter,

La consulter encore, et puis la méditer.

Elle est belle, féconde, et sublime à tout âge.

Dans les jeux de l'enfance épiez son langage :

Observez les vieillards et leur air ombrageux,

Du jeune homme inquiet les désirs orageux,

L'épouse avec l'époux, le fils avec le père,

Et la fille attentive aux leçons de sa mère.

C'est là que l'on saisit ce ton de vérité,

Que l'effort du travail n'a jamais imité.

C'est là que l'on se rit de ces jeux froids et tristes,

De ces vils histrions, l'un de l'autre copistes,

Et que l'acteur entre eux comparant les objets,

Va ravir de son art les plus nobles secrets.

Les préceptes de l'art sont toujours arbitraires.

Ceux-ci semblent trop doux, et ceux-là trop sévères ;

Et l'on a vu souvent de graves précepteurs,

En donnant des leçons, consacrer des erreurs.

La nature elle seule est un guide fidèle,

Et tous les vrais talents sont éclairés par elle.

Occupé du spectacle, et non des spectateurs,

Faites toujours valoir vos interlocuteurs.

Pour laisser de chacun ressortir la partie,

Etudiez des tons l'heureuse sympathie.

Lorsque l'un s'affaiblit, l'autre devient trop fort.

Comme dans un concert, il faut prendre l'accord.

De la tradition rejetant la chimère,

Jouez d'après votre âme et votre caractère.

Comment fixer des tons d'âge en âge transmis ?

À ces bizarres lais Dorilas fut soumis.

Sans cesse il consultait ce miroir infidèle,

Que le temps, chaque jour, obscurcit de son aile.

Servile imitateur, bouffon fastidieux,

Il n'aurait point osé se montrer à nos yeux,

S'il n'eût de son aïeul arboré la rondache,

Les antiques canons, et sur-tout la moustache.

Il mettait son orgueil à le représenter ;

Répétait ses accents qu'il s'était fait noter ;

De rien imaginer affectait le scrupule,

Et par tradition fut sot et ridicule.

Des rôles différents parcourons les beautés ;

Combinons leur esprit, et leurs difficultés.

À mes premiers regards s'offrent les caractères.

C'est là qu'il faut de l'art épuiser les mystères,

Contraindre sa chaleur, soudain la déployer,

Descendre, s'élever, et se multiplier,

Unir adroitement la force à la souplesse ;

Se variant toujours, se ressembler sans cesse ;

À l'auteur en défaut quelquefois ajouter,

Et créer d'après lui, pour mieux exécuter.

Il est des traits saillants que j'aime et que j'admire :

L'art ne les fixe point, le moment les inspire.

Un silence éloquent est souvent un bon mot ;

Un bon mot disparaît, quand l'acteur n'est qu'un sot.

Nous représentez-vous la sombre humeur d'Alceste,

Qui maudit et veut fuir les humains qu'il déteste ?

Que votre abord soit dur, votre front sourcilleux,

Votre voix sèche et brusque, et votre oeil nébuleux.

Exprimez bien sur-tout ces fougues de tendresse,

Dont il vient amuser sa volage maîtresse ;

Qu'on reconnaisse en vous un mortel égaré,

Qui hait jusqu'à l'amour dont il est dévoré.

Du poète agité m'offrez-vous la manie ?

Mettez dans votre jeu les écarts du génie.

Jouez-vous le Tartuffe ? Observez d'autres lois ;

En sons pieux et lents mesurez votre voix :

De ce fourbe imitez le mystique sourire,

Lorsque son oeil dévot s'attache sur Elmire ;

Lorsque, laissant errer une indiscrète main,

Des genoux chatouilleux il monte jusqu'au sein ;

Avec suavité médite un adultère,

Et veut, au nom de Dieu, déshonorer son frère.

Que votre air, tour-à-tour, soit ferme et radouci :

Là, soyez prosterné, mais commandez ici.

Le rôle du joueur veut une âme brûlante.

Que toujours l'action y soit vive et saillante.

Paraissez sur la scène, égaré, furieux,

Pâle, défiguré, le chapeau sur les yeux.

Renversez ces fauteuils, que vous croyez complices ;

Roland du lansquenet, ébranlez les coulisses.

Au seul nom de trictrac, frémissez de courroux.

Le dé fatal vous suit, et roule encor pour vous.

Il est plus d'une palme à la cour de Thalie.

L'un consacre aux vieillards une voix affaiblie,

Nous retrace leurs moeurs, leurs penchants clandestins,

Et leur crédulité pour des fils libertins.

Cet autre, qui de soi prudemment se défie,

Se sent, pour les niais, formé par sympathie.

Cet autre enfin, prenant un essor qui lui plaît,

Obéit à son goût, et s'érige en valet.

Songes-y. Dans ce genre auquel tu te destines,

Pour cueillir quelques fleurs à travers mille épines,

As-tu reçu des cieux ce naturel plaisant,

Cet art, cet heureux don, le don d'être amusant,

La volubilité d'un organe mobile,

Un corps alerte et souple, un esprit versatile ?

Voit-on étinceler dans ton regard mutin,

Et l'amour de l'intrigue, et la soif du butin,

La trahison, l'adresse, et cette effronterie,

Dont l'intrépidité sied à la fourberie ?

Quelquefois un valet, novice dans son art,

De la publique joie ose prendre sa part ;

Et ne sachant sur lui garder aucun empire,

Rit de ce qu'il a dit, ou de ce qu'il va dire.

C'est usurper nos droits : le jaloux spectateur

S'attriste avec raison du plaisir de l'acteur.

Le personnage seul nous plaît et nous étonne ;

Tout le charme est détruit, dès qu'on voit la personne.

Ne te livre jamais à ce rire empesé,

Et sache être amusant, sans paraître amusé.

Loin cependant l'acteur que son talent ennuie ;

Il doit être chassé de la cour de Thalie.

C'est un hibou qui vient, sous des berceaux naissants,

Effrayer Philomele, et troubler ses accents.

L'ingénieux Armand, ce Nestor du théâtre,

Oublié par le temps, était encor folâtre.

Que j'aimais son adresse et sa naïveté !

Son oeil étincelait du feu de la gaieté ;

Mais, rempli de l'objet qu'il avait à nous peindre,

Sous un flegme éloquent il savait la contraindre ;

Au plaisir qu'il donnait il savait se borner,

Et sans montrer le sien, le laissait soupçonner.

Ainsi qu'un jour nouveau suit le jour qui s'efface,

Lorsqu'un talent s'éclipse, un autre le remplace.

Poisson, qui si longtemps amusa tout Paris,

Descendait dans la tombe, escorté par les ris.

Préville vient, paraît, il ranime la scène ;

Et Momus aisément fait oublier Silène.

Préville ! ... Ennuis, fuyez ; fuyez, soucis affreux ;

Son nom est un signal pour rallier les jeux.

Les muses m'ont appris qu'une douce démence,

Qu'un rire universel a fêté sa naissance.

Mille silphes légers, soulevant le rideau,

Se jouaient et dansaient autour de son berceau.

Il reçut le grelot des mains de la folie ;

En bégayant encore, il vola vers Thalie.

Pour lui seul la nature est sans déguisement,

Comme la jeune amante aux yeux de son amant.

Acteur ingénieux, je te dois cet hommage :

Ainsi que nos plaisirs, ces vers sont ton ouvrage.

Que du lierre immortel ton front soit décoré ;

Qui fait rire son siècle, en doit être adoré.

Pour les rôles d'amants si l'instinct vous décide,

Servez-vous à vous-même et de juge et de guide.

Dans cet emploi brillant peu d'acteurs sont parfaits :

Adorés sur la scène, il leur faut des attraits,

Un abord séduisant, un regard vif et tendre,

Un silence qui parle et qui se fasse entendre,

Le son de voix touchant, le maintien gracieux,

L'art de flatter l'oreille et de charmer les yeux.

Savez-vous ce que peut un éloquent sourire ?

Tous ces riens de l'amour, savez vous les bien dire ?

Pour le représenter, avez-vous ses appas ?

Il enlaidit toujours ceux qu'il n'embellit pas.

Charmant, vous n'avez rien et vous devez tout craindre,

Si vous ignorez l'art d'exprimer et de peindre,

De produire au dehors ces orages du coeur,

Ces mouvements secrets, ces instants de fureur,

Ces rapides retours, cette brûlante ivresse,

Les transports de l'amour et sa délicatesse.

Un rôle est à la fois, tendre, emporté, jaloux :

Ces contrastes frappants, il faut les rendre tous.

Paisible adorateur, là, bornez-vous à plaire :

Ici, que votre front s'enflamme de colère.

Sachez sur-tout, sachez comment, d'un oeil serein,

On vient rendre un portrait, que l'on reprend soudain,

Comme on traite un objet que l'on croit infidèle,

De quel air on lui jure une haine immortelle,

Avec quelle contrainte on feint d'autres amours,

Et comment on le quitte, en revenant toujours.

Evitez cependant une chaleur factice,

Qui séduit quelquefois, et vit par artifice ;

Tous ces trépignements et des pieds et des mains,

Convulsions de l'art, grimaces de pantins.

Dans ces vains mouvements qu'on prend pour de la flamme,

N'allez point sur la scène éparpiller votre âme.

Ces gestes embrouillés, toujours hors de saison,

Ne sont qu'un froid dédale, où se perd la raison.

Un acteur a paru, plein d'âme et de finesse ;

Il sent avec chaleur, exprime avec justesse :

Pour briller, pour séduire, il a mille secrets,

Et créa des moyens qu'on ne connut jamais.

Transportant dans son jeu l'ivresse de son âge,

Il a su des amants rajeunir le langage,

Des rôles langoureux anime la fadeur,

Fait sourire l'esprit, et sait parler au coeur.

Aimez-vous mieux jouer et corriger ces êtres,

Automates brillants, qu'on nomme petits-maîtres ?

Portez la tête haute, ayez l'air éventé,

La voix impérieuse, et le ton apprêté.

Que votre oeil clignotant, et faible en apparence,

Sur les objets voisins tombe avec indolence :

Que tout votre maintien semble nous annoncer

Qu'au sexe incessamment vous allez renoncer,

Que chaque jour pour vous fait éclore une intrigue,

Qu'un plaisir trop goûté dégénère en fatigue ;

Et paraissez enfin, excédé de vos noeuds,

Accablé de faveurs, et bien las d'être heureux.

Mais ce ton, ces dehors exigent de l'étude.

Pour contrefaire un fat, il faut de l'habitude.

Voyez nos élégants, et nos gens du bel-air ;

C'est aux plaines du ciel que se forme l'éclair.

Allez, et parcourez ce magique théâtre

D'un monde qui se hait, et pourtant s'idolâtre.

Etudiez à fond l'art des frivolités,

Le savant persiflage et les mots usités ;

De vos cercles bourgeois franchissez les ténèbres,

Obtenez quelques mois de nos femmes célèbres.

Leur entretien, utile à vos sens rajeunis,

Vous enluminera du moderne vernis.

Instruisez-vous des soins, des égards que mérite

La femme que l'on prend, et celle que l'on quitte.

Dissertez sans objet, riez avec ennui ;

Le monde est vain et sot, soyez sot avec lui,

Et revenez, tout fier de cent grâces nouvelles,

De leurs propres travers amuser vos modèles.

C'est ainsi que l'abeille, aux approches du jour,

Vole dans les jardins et les prés d'alentour ;

Et disputant la rose au jeune amant de Flore,

Lorsqu'elle a butiné les dons qu'il fait éclore,

Revient dans son asile obscur et parfumé,

Déposer le trésor du miel qu'elle a formé.

De la scène échappé, Baron jeune et frivole,

Dans les cercles admis, en paraissait l'idole.

Les plus fières beautés se disputaient ses voeux ;

C'était Agamemnon que l'on rendait heureux ;

Et, toujours souverain aux pieds de ses maîtresses,

Sur sa liste galante il compta des duchesses.

Mais craignez d'abuser d'un conseil imprudent.

L'acteur n'est plus qu'un sot, s'il devient impudent.

Notre faiblesse à tort le flatte et le ménage,

Si la fatuité survit au personnage.

Votre état est de plaire, et non de protéger.

Redoutez le public, il aime à se venger.

Lorsqu'on veut s'élever, il faut savoir descendre.

D'un puérile orgueil que pouvez-vous attendre,

Quand le premier valet se rit de vos hauteurs,

Et va pour son argent siffler ses protecteurs ?

Toi qui prétends briller dans les scènes burlesques,

D'un monde moins poli consulte les grotesques :

De nos originaux folâtre observateur,

Joins l'étude du sage aux talents de l'acteur.

Viens, parcours tous les lieux où le peuple déploie,

Autour d'un ais brisé, son humeur ou sa joie.

Prends cette humble escabelle, ose, et vide avec lui

Ce broc de vin fumeux, arrivé d'aujourd'hui.

De ces mortels grossiers apprends l'art de nous plaire ;

Tous leurs traits sont frappants, et rien ne les altère.

Ici, c'est un vieillard de rides sillonné,

Et d'un essaim d'enfants toujours environné.

Courbant son corps usé sur un bâton rustique,

Il se fait craindre encor par sa gaieté caustique.

Chacun à ses dépens veut en vain s'égayer ;

Des rieurs prévenus il rit tout le premier.

Voyez-vous ce Silène, au dos rond et convexe,

Heurter tous ses voisins de son pas circonflexe,

Injurier cet arbre, et prêt à trébucher,

Manquer toujours le but qu'il va toujours chercher ?

Plus loin, deux champions furieux, hors d'haleine,

S'arment, les poings fermés, pour quelque grosse Hélène.

Tel objet est choquant dans la réalité,

Qui plaît au spectateur, s'il est bien imité.

Vadé, pour achever ses esquisses fidèles,

Dans tous les carrefours poursuivait ses modèles ;

De ce costume agreste ingénu partisan,

Interrogeait le pâtre, abordait l'artisan.

Jaloux de la saisir sans masque et sans parure,

Jusques aux Porcherons il chercha la nature.

Etait-il au village ? Il en traçait les moeurs,

Trinquait, pour les mieux peindre, avec des racoleurs ;

Et changeant, chaque jour, de ton et de palette,

Crayonna, sur un port, Jérôme et Fanchonnette.

Ces aimables mortels, dont les noms adorés

Sont aux fastes des jeux pour jamais consacrés,

Arbitres délicats des plaisirs de l'autre âge,

De la divine orgie avaient admis l'usage,

Chez les Aubry du temps passaient les jours entiers,

Et puisaient dans le vin l'oubli des créanciers.

Craignez de travestir, baladins subalternes,

Ces libertins titrés, en buveurs de tavernes.

Faites-en des Chaulieux et des Anacréons,

À qui tous les amours ont servi d'échansons.

Que toujours, à travers les brouillards de l'ivresse,

Malgré tous vos écarts, le courtisan paroisse ;

Et ne confondez point, dans vos pesants croquis,

Le délire d'un rustre et celui d'un marquis.

Bellecourt de ces traits a saisi la finesse.

Son bachique enjouement n'est jamais sans noblesse ;

Soit que, quittant la table encor tout délabré,

D'un essaim de buveurs il revienne entouré,

Etourdir un vieillard par des discours sans suite,

Et lui balbutier des leçons de conduite ;

Ou soit que, plus rassis, et gaîment indiscret,

Il démasque en riant l'usurier Turcaret.

Vous que l'âge a mûris et rendu plus sévères,

Essayez vos talents dans les rôles de pères.

C'est là qu'enfin Thalie ose élever la voix,

Et que le coeur ému peut reprendre ses droits.

Acquérez ce maintien, ce débit plein d'aisance,

Et ces tons assurés, fruits de l'expérience.

Soyez dur, inquiet, défiant dans Simon,

Sans Licandre imposant, tendre dans Euphémon.

Modérez votre voix, qu'elle parte de l'âme.

Il faut que sans éclats votre jeu nous enflamme.

D'un geste toujours simple appuyez vos discours ;

L'auguste vérité n'a pas besoin d'atours.

Si cependant un fils contre lui vous anime,

Eclatez, soyez ferme, éloquent et sublime.

Offrez-nous, à l'aspect de ce fils criminel,

Toute la majesté du courroux paternel :

Excitez les sanglots, faites couler les larmes,

De la nature en pleurs déployez tous les charmes ;

Transmettez-nous votre âme, et que le spectateur

Puisse applaudir au père, en oubliant l'acteur.

Vous, reines du théâtre où l'amour vous appelle,

L'orgueil de vous instruire a réveillé mon zèle.

Je n'ai point au hasard confondu mes couleurs ;

Econome prudent, j'ai réservé les fleurs.

Muse, couronne-toi d'une palme nouvelle :

La beauté te sourit, il faut chanter pour elle.

Pour t'en faire écouter, forme de plus doux sons ;

Elle veut des conseils, et non pas des leçons.

On ne peut l'éclairer, quand on ne peut lui plaire.

Dirige ses talents, mais d'une main légère.

C'est ainsi que l'on voit les flexibles ciseaux

De l'arbre aux fruits dorés arrondir les rameaux.

Oeil rusé, taille leste et langues indiscrètes,

Ce qu'il faut aux valets, il le faut aux soubrettes.

Par l'organe sur-tout elles doivent briller,

Agir presque toujours, et toujours babiller ;

Ou du moins, se taisant avec impatience,

Par un geste indiscret échauffer leur silence.

Qu'elles se gardent bien de charger leurs tableaux ;

Nous voulons des Teniers, et non pas des Calots.

Le vain effort de l'art annonce une âme aride.

Alors qu'il est contraint, le rire est insipide.

Camille, aux yeux charmés de zéphyre surpris,

Courait sur les moissons sans courber les épis.

Ah ! Si la scène encore offrait à notre vue

Cette actrice adorée et trop tôt disparue,

Qui par son enjouement savait tout animer,

Et que, pour son éloge, il suffit de nommer ! ...

Je vous dirais sans cesse, ayez les yeux sur elle ;

Et je croirais tout dire, en l'offrant pour modèle.

Il me semble la voir, l'oeil brillant de gaieté,

Parler, agir, marcher avec légèreté ;

Piquante sans apprêt, et vive sans grimace,

À chaque mouvement acquérir une grâce ;

Sourire, s'exprimer, se taire avec esprit ;

Joindre le jeu muet à l'éclair du débit ;

Nuancer tous ses tons, varier sa figure,

Rendre l'art naturel, et parer la nature.

Lise, avec un oeil morne, un air digne et hautain,

Et les traits allongés d'un visage romain,

A ceint le tablier de Rose ou de Justine.

Froidement minaudière, elle croit être fine.

D'abord qu'elle paraît, on se sent attristé,

On ne partage point sa pénible gaieté :

Elle parcourt sans grâce un cercle monotone ;

Son rire grimacier n'en impose à personne :

Quand l'automate agit, le spectateur galant

Applaudit au ressort, mais non pas au talent.

Paris, à chaque pas, nous offre cent coquettes,

Ivres d'un fol encens, volages, indiscrètes.

Ô vous, qui sous leurs traits voulez nous enflammer,

À jouer leurs travers, l'art seul peut vous former.

Attendez que le temps, maître tardif et sage,

Du monde et des plaisirs vous ait appris l'usage :

Saisissez la saison de la maturité,

Ce moment dangereux, le soir de la beauté.

Pour nous fixer alors il est mille artifices,

Et le jeu des vapeurs et celui des caprices.

D'un geste ou d'un souris combinez la valeur :

Commandez à vos yeux de feindre la douleur,

Le plaisir, le dédain, et la mélancolie,

La raison quelquefois, et souvent la folie ;

Et vous viendrez alors reproduire à nos yeux,

L'amante qui d'Alceste a captivé les voeux.

Combien, dans ces tableaux, me semble intéressante

Cette actrice, à la fois, noble, sage et décente,

Qui sait tout détailler, et ne refroidit rien,

Assujettit au goût ses tons et son maintien,

Et qui, fidèle au vrai, sans nuire au vraisemblable,

Toujours ingénieuse, est toujours raisonnable !

Si dans son vol jaloux, l'impitoyable temps

A marqué sur vos fronts le ravage des ans,

N'allez point dédaigner nos folles Céliantes,

Et nos Escarbagnas, et nos vieilles amantes.

Ces rôles épineux, dont la charge déplaît,

Quand Drouin les remplit, ont encor leur effet.

Vous y pouvez de l'art déployer les richesses :

Leurs traits sont plus marqués, mais ils ont leurs finesses.

Affectez quelquefois un sourire enfantin ;

Qu'une rose en bouton parfume votre sein,

Et de quelques pompons ornant votre coiffure,

De la beauté naissante empruntez la parure.

Mais, pour nous égayer, ne nous révoltez pas,

N'enrubannez point trop vos burlesques appas.

Dans vos plus grands excès soyez prudente et sage,

Baissez de vos cheveux le double ou triple étage,

Elaguez ce panier, rognez cet éventail,

Et n'ayez point enfin l'air d'un épouvantail.

Les rôles ingénus veulent de la décence.

L'actrice s'embellit par un air d'innocence.

L'amour doit y briller, mais doux et désarmé :

Songez qu'il vient de naître, et qu'il n'est point formé.

Le soleil, en naissant, n'échauffe point encore,

Et semble se jouer sur les monts qu'il colore.

Exprimez dans vos yeux l'enfance du désir,

Et d'un coeur étonné qui s'éveille au plaisir.

Il faut que votre voix, en peignant votre flamme,

En sons mélodieux se fasse entendre à l'âme.

Offrez-nous, s'il se peut, ce timide embarras

Que donne la nature, et qu'on n'imite pas,

Ce front baissé toujours, et qui rougit sans cesse,

Cette grâce naïve, atour de la jeunesse.

Ah ! Ne l'offusquez point par de vains ornements.

Une rose suffit pour orner le printemps.

Nous représentez-vous la tendre Zénéide,

Qui s'indigne et gémit sous un masque perfide ?

Marquez-nous ce dépit et ce ressentiment :

C'est une nymphe en pleurs, qu'outrage son amant,

Qui résiste, qui craint de le voir infidèle,

Qu'il soupçonne être laide, et qui sait qu'elle est belle.

Quel voile peut cacher ces douloureux combats,

Et l'orgueil d'une amante, et sur-tout ses appas ?

Que votre jeu soit vif, qu'il peigne vos alarmes,

Et qu'à travers le masque, on découvre vos charmes.

Dans Lucinde sur-tout variez vos tableaux :

Chaque scene y produit des sentiments nouveaux.

Quel souvenir cruel se mêle à ces images !

Le talent qui n'est plus veut encor des hommages.

Tendre Guéant, mon coeur ne t'oubliera jamais.

Puissé-je dans mes vers ranimer tes attraits !

Combien elle était simple, intéressante, et belle !

Amour, tu t'en souviens, tu lui restas fidèle.

La douce illusion accompagnoit ses pas :

Les grâces l'inspiraient, et ne la quittaient pas.

Amour, graces, beauté, rien ne la put défendre :

La tombe s'entrouvrit, il y fallut descendre.

Ainsi l'étoile brille, et bientôt, à nos yeux,

En mourantes clartés semble quitter les cieux.

Que dis-je ? Elle respire : il est d'heureux ombrages,

Asiles des héros, des belles et des sages.

Sous ces berceaux riants et fermés aux douleurs,

Près de Ninon peut-être elle cueille des fleurs :

Peut-être qu'à Maurice, élevé sur un trône,

De myrte et de lauriers elle offre une couronne,

Se rappelle des vers qu'il lui fait déclamer,

Et n'envie aux mortels que le plaisir d'aimer...

Mais quoi ! Quelle beauté s'avance sur la scène ?

Le sentiment conduit sa démarche incertaine.

Sa voix se développe en sons doux et flatteurs ;

Qu'elle sait bien trouver la route de nos coeurs !

Charmante Doligni, puis-je te méconnaître,

Toi, si chère à l'amour, que tu braves peut-être ?

Poursuis ; ce dieu léger, qui brigue tes faveurs,

Séduit par les attraits, est fixé par les moeurs.

L'art n'est point dégradé, lorsqu'il se multiplie.

On élève par-tout des temples à Thalie.

Vous, qui nous amusez par d'utiles travaux,

Dans un monde brillant vous trouvez des rivaux.

Quel triomphe pour vous ! Sous ces lambris tranquilles

Où la grandeur s'échappe et s'enfuit loin des villes,

Dès que Flore a près d'elle assemblé les zéphyrs,

Mille jeunes beautés, qu'unissent les plaisirs,

Au grand jour du théâtre osant risquer leurs charmes,

Y savent exciter ou les ris ou les larmes.

La scène quelquefois rassemble deux amants

Gênés dans leurs désirs, et dans leurs sentiments.

Voyez comme leur joie éclate et se décèle !

Voyez quel doux rayon dans leurs yeux étincelle !

Malgré l'aimable dieu qui seul les fait agir,

commandés par leur rôle, ils n'ont point à rougir.

Ils peuvent librement, sans craindre pour leur flamme,

Se parler en public des secrets de leur âme.

Ce n'est que pour eux seuls que brille un si beau jour ;

Et la décence même applaudit à l'amour.

Le plaisir m'égarait ! La raison me ramène.

Muses, dont le pinceau peut enrichir la scène,

Joignez à mes essais vos efforts plus certains.

Pour former des acteurs, il faut des écrivains.

Tel qui, depuis longtemps, rampait faible et timide,

Dans des rôles nouveaux a pris un vol rapide.

Remettez sous nos yeux le tableau de nos moeurs ;

Badinez avec nous pour nous rendre meilleurs.

Qui retient vos crayons ? Quels seraient vos scrupules ?

Molière est sous la tombe, et non les ridicules.

Oui, chaque âge a les siens, vrais, caractérisés :

Ceux-là sont apparents, ceux-ci mal déguisés.

Il faut leur arracher cette enveloppe obscure ;

Il faut à chaque siècle assigner sa figure.

Avec des traits divers, le nôtre a ses Orgons ;

Il a ses imposteurs, il a ses Harpagons.

La nature, en créant, toujours se renouvelle :

Les vices, les travers sont variés comme elle.

Observez, parcourez et la ville et la cour ;

Dans nos coeurs, en riant, venez porter le jour.

Quel léger tourbillon va, vient, revient et roule,

Dieux ! Que d'originaux se présentent en foule !

Voyez-vous celui-ci, fier et bas à la fois,

Tristement abruti dans son faste bourgeois ?

Cet autre, embarrassé de sa vaine richesse,

Qui cherche en vain ses sens usés par la mollesse,

S'ennuie au sein des arts qu'il rassemble à grands frais,

Dîne, soupe, s'endort au son des clarinets,

A sa meute, sa troupe, et sur-tout sa musique,

Fatigue, tout le jour, son âme léthargique,

Et retombe le soir, en bâillant de nouveau,

Sur un lit d'édredon, qui lui sert de tombeau ?

Transportez à nos yeux la jeune courtisane,

Qui, fille de l'amour, le sert et le profane,

Avec grâce sourit, intrigue savamment,

Désespere avec art et trahit décemment ;

Ce protecteur banal, entouré de Thersites,

Et qui pour ses amis compte ses parasites ;

ou ce présomptueux, ivre de ses talents,

Qui regarde en pitié jusqu'à ses partisans,

Et d'un oeil prophétique, où le dédain repose,

Dans les siècles futurs lit son apothéose.

Alors je cueillerai le fruit de mes leçons.

Qu'un Molière s'élève ! Il naîtra des Barons.

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