Artcile du Journal de Paris du 5 mai 1787

Magnon François Philippe

JOURNAL DE PARIS – Numéro 125 – samedi 5 mai 1787, de la lune le 19. Variété. Aux auteurs du Journal. (texte extrait de l'édition critique de Tamerlan établie par Maud VERVUEREN (Université Paris IV - 2003)

De Bourges le 29 avril 1787.

Messieurs,

Je ne lis guères que ce que je suis obligé de lire, et ce n’est pas le Journal de Paris ; mais assez d’autres le lisent, et un de mes amis, qui l’a lû pour moi, m’a apporté hier la feuille du vingt et un de ce mois, où vous rapportez un passage peu honorable à la mémoire de mon bisaïeul Jean Magnon.

J’avais presque oublié que j’avais l’honneur de descendre d’un poète dramatique, et je ne sais pourquoi ce qu’on peut dire aujourd’hui de mon bisaïeul trouble ma tranquillité. Quoi qu’il en soit, je n’ai pu me défendre d’un mouvement d’humeur et même d’indignation en trouvant dans votre journal une sortie si gratuite et si inattendue contre un auteur oublié, mort il y a cent vingt-cinq ans ; car vous saurez, Messieurs, que mon bisaïeul, Jean Magnon, était Avocat comme moi, et qu’il fut malheureusement assassiné en 1662, en passant le soir sur le Pont-Neuf, où Dieu merci on n’assassine plus.

Vous dites, Messieurs, d’après l’auteur de La Religion considérée, que Magnon fut l’auteur d’une mauvaise tragédie intitulée Jeanne de Naples. A la bonne heure. Quand on donne une pièce de Théâtre, on la livre à perpétuité à la censure publique ; mais pourquoi ajouter qu’il fut moins célèbre par ses talents que par l’excès de son amour-propre et de son orgueil ? Je respecte infiniment l’auteur de qui vous empruntez ce trait ; mais j’ose le défier d’en produire aucune preuve. Est-il donc permis de calomnier les morts ? Et cela peut-il servir à la défense de la vérité ? Jean Magnon n’était ni philosophe, ni académicien ; d’abord avocat au Présidial de Lyon, il abandonna bientôt le Barreau, parce qu’il crut qu’il n’y avait rien de plus beau que de composer pour le théâtre. Il produisit sans efforts des tragédies sans verves et des comédies sans gaieté, dont quelques-unes eurent de petits succès qu’il crut énormes, et les autres tombèrent, comme on fait, par les menées d’une cabale puissante. Il était encouragé dans ces innocentes illusions par de belles dames qui prônaient ses talents, et de petits protecteurs qui achetaient ses dédicaces. Tout cela était commun alors, et n’est peut-être pas rares aujourd’hui, sauf les dédicatoires qu’on ne paye plus guères, à ce que j’ai ouï-dire ; mais ni dans ses préfaces, ni dans ses épitres, on ne trouve aucune trace de cet excès d’orgueil qu’on lui impute. En compulsant de vieux papiers de famille, j’ai trouvé deux lettres de lui, qui annoncent un bon homme, qui dit volontiers du bien de lui et ne dit du mal de personne, pas même de ses rivaux. Dans l’une, datée de cette même année 1656, où l’on imprima sa Jeanne de Naples, et où l’on jouait le Timocrate de Thomas Corneille avec un succès qui, aujourd’hui, n’a plus rien d’extraordinaire, Jean Magnon écrivait à Charles Magnon son frère. « Quelques personnes, d’un goût consommé aux choses du théâtre, m’ont témoigné estimer davantage ma Jeanne de Naples que le Timocrate ; mais je tiens cet éloge pour l’effet d’une prévention trop favorable, dont je dois garder mon amour-propre. Véritablement ce Timocrate a de rares mérites, et le nom de Corneille semble un pacte avec la gloire. » Je vous demande, Messieurs, si c’est là le langage de l’orgueil. Permettez-moi de vous demander aussi s’il ne reste pas assez de poètes vivants, dignes d’exercer la critique des auteurs et des journalistes ? Dans ma qualité de jurisconsulte, j’aurai l’honneur de vous observer que toutes les lois du monde ont défendu de fouiller dans les tombeaux, et de profaner la cendre des morts. J’ai l’honneur d’être, etc.

Fr. Ph. MAGNON, Avocat.

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