EPITRE à Boileau ou Mon Testament (1769).

Voltaire

Boileau, correct auteur de quelques bons écrits,

Zoïle de Quinault, et flatteur de Louis,

Mais oracle du goût dans cet art difficile

Où s'égayait Horace, où travaillait Virgile,

Dans la cour du palais je naquis ton voisin :

De ton siècle brillant mes yeux virent la fin ;

Siècle de grands talents bien plus que de lumière,

Dont Corneille, en bronchant, sut ouvrir la carrière.

Je vis le jardinier de ta maison d'Auteuil,

Qui chez toi, pour rimer, planta le chèvre-feuille.

Chez ton neveu Dongois je passai mon enfance ;

Bon bourgeois qui se crut un homme d'importance.

Je veux t'écrire un mot sur tes sots ennemis,

À l'hôtel Rambouillet contre toi réunis,

Qui voulaient, pour loyer de tes rimes sincères,

Couronné de lauriers t'envoyer aux galères.

Ces petits beaux esprits craignaient la vérité,

Et du sel de tes vers la piquante âcreté.

Louis avait du goût, Louis aimait la gloire :

Il voulut que ta muse assurât sa mémoire ;

Et, satirique heureux, par ton prince avoué,

Tu pus censurer tout, pourvu qu'il fût loué.

Bientôt les courtisans, ces singes de leur maître,

Surent tes vers par coeur, et crurent s'y connaître.

On admira dans toi jusqu'au style un peu dur

Dont tu défiguras le vainqueur de Namur,

Et sur l'amour de Dieu ta triste psalmodie,

Du haineux janséniste en son temps applaudie ;

Et l'équivoque même, enfant plus ténébreux,

D'un père sans vigueur avorton malheureux.

Des muses dans ce temps, au pied du trône assises,

On aimait les talents, on passait les sottises.

Un maudit écossais, chassé de son pays,

Vint changer tout en France, et gâta nos esprits.

L'espoir trompeur et vain, l'avarice au teint blême,

Sous l'abbé Terrasson calculant son système,

Répandaient à grands flots leurs papiers imposteurs,

Vidaient nos coffres-forts, et corrompaient nos moeurs ;

Plus de goût, plus d'esprit : la sombre arithmétique

Succéda dans Paris à ton art poétique.

Le duc et le prélat, le guerrier, le docteur,

Lisaient pour tous écrits des billets au porteur.

On passa du Permesse au rivage du Gange,

Et le sacré vallon fut la place du change.

Le ciel nous envoya, dans ces temps corrompus,

Le sage et doux pasteur des brebis de Fréjus,

Économe sensé, renfermé dans lui-même,

Et qui n'affecta rien que le pouvoir suprême.

La France était blessée : il laissa ce grand corps

Reprendre un nouveau sang, raffermir ses ressorts,

Se rétablir lui-même en vivant de régime.

Mais si Fleury fut sage, il n'eut rien de sublime ;

Il fut loin d'imiter la grandeur des Colberts :

Il négligeait les arts, il aimait peu les vers.

Pardon si contre moi son ombre s'en irrite,

Mais il fut en secret jaloux de tout mérite.

Je l'ai vu refuser, poliment inhumain,

Une place à Racine, à Crébillon du pain.

Tout empira depuis. Deux partis fanatiques,

De la droite raison rivaux évangéliques,

Et des dons de l'esprit dévots persécuteurs,

S'acharnaient à l'envi sur les pauvres auteurs.

Du faubourg Saint-Médard les dogues aboyèrent,

Et les renards d'Ignace avec eux se glissèrent.

J'ai vu ces factions, semblables aux brigands

Rassemblés dans un bois pour voler les passants ;

Et, combattant entre eux pour diviser leur proie,

De leur guerre intestine ils m'ont donné la joie.

J'ai vu l'un des partis de mon pays chassé,

Maudit comme les juifs, et comme eux dispersé ;

L'autre, plus méprisé, tombant dans la poussière

Avec Guyon, Fréron, Nonotte, et Sorinière.

Mais parmi ces faquins l'un sur l'autre expirants,

Au milieu des billets exigés des mourants,

Dans cet amas confus d'opprobre et de misère,

Qui distingue mon siècle et fait son caractère,

Quels chants pouvaient former les enfants des neuf soeurs ?

Sous un ciel orageux, dans ces temps destructeurs,

Des chantres de nos bois les voix sont étouffées :

Au siècle des Midas on ne voit point d'Orphées.

Tel qui dans l'art d'écrire eût pu te défier,

Va compter dix pour cent chez Rabot le banquier :

De dépit et de honte il a brisé sa lyre.

Ce temps est, réponds-tu, très-bon pour la satire.

Mais quoi ! Puis-je en mes vers, aiguisant un bon mot,

Affliger sans raison l'amour-propre d'un sot ;

Des Cotins de mon temps poursuivre la racaille,

Et railler un Coger dont tout Paris se raille ?

Non, ma muse m'appelle à de plus hauts emplois.

À chanter la vertu j'ai consacré ma voix.

Vainqueur des préjugés que l'imbécile encense,

J'ose aux persécuteurs prêcher la tolérance ;

Je dis au riche avare : " assiste l'indigent ; "

Au ministre des lois : " protége l'innocent ; "

Au docteur tonsuré : " sois humble et charitable,

Et garde-toi surtout de damner ton semblable. "

Malgré soixante hivers, escortés de seize ans,

Je fais au monde encore entendre mes accents.

Du fond de mes déserts, aux malheureux propice,

Pour Sirven opprimé je demande justice :

Je l'obtiendrai sans doute ; et cette même main,

Qui ranima la veuve et vengea l'orphelin,

Soutiendra jusqu'au bout la famille éplorée

Qu'un vil juge a proscrite, et non déshonorée.

Ainsi je fais trembler, dans mes derniers moments,

Et les pédants jaloux, et les petits tyrans.

J'ose agir sans rien craindre, ainsi que j'ose écrire.

Je fais le bien que j'aime, et voilà ma satire.

Je vous ai confondus, vils calomniateurs,

Détestables cagots, infâmes délateurs ;

Je vais mourir content. Le siècle qui doit naître

De vos traits empestés me vengera peut-être.

Oui, déjà Saint-Lambert, en bravant vos clameurs,

Sur ma tombe qui s'ouvre a répandu des fleurs ;

Aux sons harmonieux de son luth noble et tendre,

Mes mânes consolés chez les morts vont descendre.

Nous nous verrons, Boileau : tu me présenteras

Chapelain, Scudéry, Perrin, Pradon, Coras.

Je pourrais t'amener, enchaînés sur mes traces,

Nos Zoïles honteux, successeurs des Garasses.

Minos entre eux et moi va bientôt prononcer :

Des serpents d'Alecton nous les verrons fesser :

Mais je veux avec toi baiser dans l'élysée

La main qui nous peignit l'épouse de Thésée.

J'embrasserai Quinault, en dusses-tu crever ;

Et si ton goût sévère a pu désapprouver

Du brillant Torquato le séduisant ouvrage,

Entre Homère et Virgile il aura mon hommage.

Tandis que j'ai vécu, l'on m'a vu hautement

Aux badauds effarés dire mon sentiment ;

Je veux le dire encor dans ces royaumes sombres :

S'ils ont des préjugés, j'en guérirai les ombres.

À table avec Vendôme, et Chapelle, et Chaulieu,

M'enivrant du nectar qu'on boit en ce beau lieu,

Secondé de Ninon, dont je fus légataire,

J'adoucirai les traits de ton humeur austère.

Partons : dépêche-toi, curé de mon hameau,

Viens de ton eau bénite asperger mon caveau.

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