******************************************************** DC.Title = UNE SÉDUCTION, DRAME. DC.Author = ANCELOT, AUGER DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Drame DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:17. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ANCELOT-AUGER_SEDUCTION.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76101g DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** UNE SÉDUCTION DRAME EN DEUX ACTES, MÊLÉ DE COUPLETS. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 6 août 1832. 1832. PAR MM. ANCELOT ET AUGER. IMPRIMERIE DE PR. DONDEY-DUPRÉ, RUE ST.-LOUIS, R° 46, AU MARAIS. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 6 août 1832. PERSONNAGES. ERNEST DE CÉRIGNY. LE MARQUIS LE BONCOURT. GERSAINT, ancien procureur. DUPRÉ, notaire. MADAME DUPRÉ, amie de pension. LAURENCE CLERMONT, amie de pension. SOPHIE DE BONCOURT, amie de pension. LA COMTESSE DE CÉRIGNY, mère d'Ernest. PARENTS. AMIS. AMIES. La scène se passe en 1832 ; au premier acte, chez M. Dupré, notaire, à Châtillon-sur-Seine ; et au second acte, dans le château du marquis de Boncourt, à quinze lieues de Châtillon. ACTE I Le théâtre représente un salon ; porte au fond, portes latérales. SCÈNE PREMIÈRE. Sophie, Laurence, Madame Dupré. Au lever du rideau, Madame Dupré et Sophie sont assises auprès d'une table, à droite. LAURENCE, accourant tout en pleurs. Mes chères amies, que je suis malheureuse ! On ne veut pas que je vienne ce soir. SOPHIE. Comment ! Tu manquerais le bal que nous donne Adèle ? MADAME DUPRÉ, d'un air un peu contraint. Je ne m'en consolerais pas : et qui donc veut t'empêcher de venir ? LAURENCE. Mon père ; il prétend que la fille d'un marchand sans fortune ne doit pas prendre des idées de plaisir, de toilette, et que cela ne me convient pas de m'amuser. MADAME DUPRÉ. Que faire ? LAURENCE. Je me suis échappée un moment, pendant que mon père est occupé ; j'aurai du moins le plaisir de vous voir et de soulager un peu mon coeur en vous racontant mes chagrins. SOPHIE. Je ne conçois pas les idées de ton père. LAURENCE. Que veux-tu ? Mon père est pauvre ; je ne sais cela au juste que depuis ma sortie de pension. Quand j'y étais avec vous deux, mes amies, je ne m'en doutais guère, car il faisait de grands sacrifices pour mon éducation : c'était, disait-il, la seule richesse qu'il pût me laisser, et il se privait beaucoup pour cela. SOPHIE. Mais s'il craint les frais de toilette, si tu n'as pas de parure, écoute : nous sommes de la même taille, viens t'habiller ici, je te donnerai tout ce qu'il te faut. LAURENCE. Bonne Sophie, je ne voudrais pas accepter tes offres faites de si bon coeur ; ce serait pour le coup que mon père s'inquiéterait et se chagrinerait s'il me voyait parée de quelqu'une de tes belles robes. Ce qu'il craint le plus, ce sont les idées de vanité et les regrets. Lorsqu'Adèle épousa Monsieur Dupré, mon père me vit avec peine continuer de venir chez elle ; la femme d'un notaire ! C'est trop brillant pour une pauvre fille comme moi ; lui, il ne peut pas m'accompagner, et heureusement il ignore que tu es ici ; car, lorsque je parlais de l'amitié de ma demoiselle Sophie de Boncourt pour moi, de mon désir de te revoir, il disait toujours : Maudite pension ! Si j'avais su que tu te lierais avec la fille d'un marquis, riche de plus de trente mille francs de rente, je ne t'y aurais pas laissée ; nous sentons ce qui nous manque surtout quand nous voyons ce que possèdent les autres. Moi, je ne le comprends pas : qu'est-ce que cela fait, la richesse ? Je ne regretterais rien s'il me laissait venir, et je n'ai jamais envié ce que vous avez de plus que moi. MADAME DUPRÉ. Sûrement ; tu sens que tu es assez jolie pour te passer de toilette. LAURENCE. Je ne me crois pas jolie, mais il paraît que les cavaliers font danser aussi celles qui ne sont pas parées, et alors cela m'est égal. SOPHIE. Avec ta figure, ce n'est pas étonnant ! Mais voyons, tâchons de trouver un moyen ; je serais désolée de ne pas passer cette soirée avec toi, moi qui retourne demain dans la terre de mon père, à quinze lieues d'ici. MADAME DUPRÉ. Déjà ! SOPHIE, passant au milieu. Il le faut bien ; mais vous viendrez me voir, n'est-ce pas, mes chères amies ? Ah ! Çà, toi, Madame Dupré, qui es mariée, tu dois avoir plus d'idées que nous ; trouve donc quelque chose pour déterminer Monsieur Clermont. MADAME DUPRÉ. Je ne sais que faire, en vérité. À part.Ernest semble à présent n'avoir des yeux que pour Laurence. SOPHIE. Si j'allais le prier ; si j'allais faire chez lui des emplettes. LAURENCE. Il n'est pas intéressé : tu n'obtiendrais rien. Il faut se résigner. Sophie remonte la scène. MADAME DUPRÉ. J'espère au moins que tu viendras me voir souvent, quand nous serons en petit comité, lorsque Monsieur Ernest aura quitté notre ville. LAURENCE. Est-ce qu'il va partir ? MADAME DUPRÉ. Les affaires qui le retiennent à Châtillon ne dureront pas toujours. LAURENCE. C'est dommage ; quelle tournure noble et élégante ! Qu'il y a de charmes dans sa conversation ! N'est-il pas vrai, Adèle ? MADAME DUPRÉ, rêveuse. Tu as raison. SOPHIE, qui n'a pas écouté ce qui précède. Ah ! Voici Monsieur Gersaint, l'ancien ami de mon père, mais, Laurence, il connaît beaucoup le tien ? LAURENCE. Il obtient de lui tout ce qu'il veut. SOPHIE. C'est le ciel qui nous l'envoie : il est si bon ! SCÈNE II. Laurence, Gersaint, Sophie, Madame Dupré. GERSAINT. Bonjour, mes belles dames ; ou je me trompe fort, ou l'on parle du bal de ce soir ; on projette quelques petites coquetteries, on prépare les armes pour le combat. Pauvres enfants ! Quelques jours, quelques heures où l'on règne, puis... mais enfin, c'est cela de pris sur les malheurs de la vie ; et je ne veux pas troubler vos plaisirs. Voyons ! Sommes-nous bien joyeuses ? LAURENCE. Au contraire ! Je ne viens pas au bal. GERSAINT. Comment cela ? SOPHIE. C'est-à-dire qu'elle y viendra, parce que vous en obtiendrez la permission de son père. Croiriez-vous qu'il ne veut pas qu'elle s'amuse, parce qu'elle n'est pas riche ? LAURENCE. Il ne veut pas que je m'habitue au bonheur, dit-il ; comme si l'on n'avait pas toujours le temps de s'ennuyer ! GERSAINT. Allons, sans cesse et partout la même chose ! Des êtres destinés aux regrets, aux privations, à côté de ceux qui jouissent de tout. La société est faite ainsi. MADAME DUPRÉ. Ah ! Vous voilà, Monsieur Gersaint, dans vos réflexions philosophiques. SOPHIE. Moi, j'ai aussi ma philosophie, et puisque nous ne pouvons rien à cet ordre général de la société dont vous vous plaignez sans cesse, tâchons de le corriger autant que possible en particulier. Par exemple, pour ce soir, il faut que Laurence vienne au bal ; vous êtes l'ami de son père, vous lui avez rendu de grands services : il ne vous refusera pas. GERSAINT. Le pensez-vous ? Et dois-je le tenter ? Dites-moi, Laurence, quel motif vous fait désirer de venir ce soir au bal ? LAURENCE. Comment, quel motif ? Cela se demande-t-il ? C'est l'envie d'être avec mes deux bonnes amies de pension, de danser, de n'être pas seule dans la boutique de mon père, à me dire : pourquoi donc moi ici, triste et malheureuse, travaillant sans repos, tandis que mes amies, de mon âge, avec les mêmes goûts, les mêmes habitudes, les mêmes idées, sont heureuses et ont tous les plaisirs ? Air : Je sais arranger des rubans.Monsieur, je puis vous l'attester,Je n'obéis point à l'envie ;Car je ne voudrais rien ôterAux plaisirs qui charment leur vie.Mais le bonheur, s'il est vrai qu'ici-bas Dieu l'ait semé dans sa bonté féconde,Ah ! Dites-moi, ne se pourrait-il pasQu'il s'en trouvât un peu pour tout le monde ?Répondez-moi, ne se pourrait-il pasQu'il s'en trouvât pour tout le monde ? GERSAINT. Si jeune, et déjà dans le coeur le sentiment pénible que donne cette injustice ! Aussi pourquoi votre père vous a-t-il fait élever avec de riches jeunes personnes ? Un jour, malgré votre, jolie figure, vous les verrez faire de brillants mariages, et vous... LAURENCE. Ah ! Qu'est-ce que cela me fait ? Je n'ai pas envie d'être riche ; je me plais à travailler, pourvu que j'aie un petit moment de plaisir, et si seulement je viens au bal, je ne veux pas autre chose, pas même de toilette ; j'en sauterai plus à mon aise. SOPHIE. N'est-il pas vrai, Monsieur Gersaint, qu'il y aurait de la cruauté à lui refuser ce plaisir ? GERSAINT. Heureuse à si peu de frais... Oh ! Oui, il faut lui procurer cette joie ; il y aura assez d'occasions peut-être dans le cours de sa vie où son peu de fortune lui ôtera sa part de bonheur. Venez, Laurence, je vais vous conduire près de votre père, et nous obtiendrons la permission tant désirée. LAURENCE. Quel bonheur ! MADAME DUPRÉ, à part. Allons, elle sera là ! SOPHIE. Tu sais bien que toutes mes parures sont à ton service. LAURENCE. Merci, merci ! Je n'ai besoin de rien. À tantôt, Adèle. Gersaint et Laurence sortent par le fond. SCÈNE III. Sophie, Madame Dupré. MADAME DUPRÉ. Avec cela, elle est un peu coquette, Laurence. SOPHIE. Moi, je ne trouve pas ; tu te trompes, Adèle. Laurence ne fait attention à personne, et si les jeunes gens la regardent, c'est qu'elle est si jolie, si jolie ! MADAME DUPRÉ. Je ne te comprends pas, tu es toujours à dire cela. SOPHIE. Mais c'est la vérité. Ah ! Ça, j'oublie que ma toilette n'est pas terminée : toi tu es prête, tu ne crains pas que la société te surprenne. MADAME DUPRÉ. Tu ne seras pas trop parée, n'est-ce pas, Sophie ? Vois-tu, en province, il ne faut pas trop montrer qu'on est plus riche que les autres. C'est dans ton intérêt que je parle, parce que moi, cela m'est bien égal... Seulement il n'est pas convenable que les demoiselles soient plus élégantes que les femmes mariées. Monsieur Dupré ne m'a pas encore donné les diamants qu'il m'avait promis avant notre mariage, c'est désagréable ! On pourrait me prendre pour une demoiselle. Toi, tu es bien sûre d'en avoir dans ta corbeille !... avec une dot comme la tienne !... Un père marquis... Oh ! Tu feras quelque beau mariage !... Alors tu ne voudras peut-être plus voir la femme d'un notaire de province. SOPHIE. Quelle sotte idée te vient là !... Mon amitié est à toi pour toujours, ainsi qu'à notre chère Laurence !... Mais laisse-moi vite aller à ma toilette ; c'est la grande affaire en ce moment ; et sois tranquille, je ne serai pas trop élégante. Elle entre dans la chambre à droite. SCÈNE IV. MADAME DUPRÉ, seule. Elle aussi, elle peut plaire à Ernest !... Il pourrait même penser à elle sérieusement !... Mon Dieu, mon Dieu ! Toujours s'inquiéter, toujours craindre de se voir enlever un bien auquel on attache son bonheur !... Quelle existence !... Ernest ! Pour quoi est-il venu ici ? J'étais calme : à défaut de bonheur, j'avais le repos !... Sans lui je n'aurais jamais connu ce trouble, ces regrets, cette jalousie... Et voilà que ce jeune homme, trop jeune vraiment par son caractère plus encore que par son âge, est arrivé ; qu'il m'a parlé d'amour, et ne m'a pas donné le temps de réfléchir !... Cet enthousiasme, cette vivacité, il les porte dans toutes ses impressions !... Tout ce qui lui plaît, il faut qu'il l'obtienne ; tout ce qui le charme doit lui appartenir ! Ah ! Les hommes jeunes et riches ne doutent de rien, ne sont arrêtés par rien !... Le monde semble avoir été fait pour eux. Musique de M. Génot.Que leur sort est heureux !Que le nôtre est à plaindre !Tout pour nous est à craindre ;Tout est bonheur pour eux !Pauvre femme ! à des jours sereins Comment, hélas ! pourrais-tu croire ?Ce qui fait ta honte est leur gloire ;Et leurs plaisirs deviennent les chagrins !Que leur sort est heureux, etc.De leurs plaisirs, de nos douleurs, Le monde, hélas ! nous fait des crimes ;Son indulgence est pour les séducteurs,Son mépris est pour les victimes.Que leur sort est heureux, etc. SCÈNE V. Dupré, Madame Dupré. DUPRÉ, à la cantonade. Oui, oui, je crois que ce sera très bien ainsi : du reste, adressez-vous à ma femme. MADAME DUPRÉ. Eh bien ! monsieur Dupré, qu'y a-t-il donc ? DUPRÉ. Parbleu, les préparatifs de ce bal, puisqu'il est dit que toujours, et malgré tout, votre volonté se fera. MADAME DUPRÉ. C'est comme cela qu'il en doit être dans un bon ménage. DUPRÉ. Mais, ma chère amie, comment justifieras-tu cette folle dépense ? MADAME DUPRÉ. D'abord, ainsi que vous venez de le dire, c'était ma volonté ; cette parole renferme toutes les considérations imaginables. Ensuite, ce bal paraissait plaire à votre ami Ernest... DUPRÉ. Je le reconnais là ! Encore une imprudence jointe à tant d'autres. MADAME DUPRÉ. Et pourquoi donc une imprudence ? DUPRÉ. Comment ! Le Comte Ernest de Cérigny, qui tient aux plus anciennes familles de France et que ses relations font soupçonner de quelques regrets vers le passé, est impliqué, à tort ou à raison, dans une de ces prétendues conspirations qu'on découvre toutes les semaines ; il cède aux craintes et aux instances de sa mère ; il quitte Paris et vient à Châtillon-sur-Seine me demander un asile que je lui accorde avec plaisir parce que j'ai de grandes obligations à sa famille : depuis deux mois il cache chez moi son nom et son titre, et au lieu de vivre obscur et tranquille, il t'engage à donner un bal où toute la ville est invitée. Cela est-il prudent, je le demande ? MADAME DUPRÉ. Eh ! Sans doute, monsieur, c'est le plus sûr moyen de ne donner aucun soupçon. Si nous affections du mystère, on jaserait bien vite. DUPRÉ. À la bonne heure ! Au reste, tu l'as voulu... Le service que je rends au jeune Comte de Cérigny ne sera pas sans fruit pour nous : sa famille a de grands biens dans cette province, et j'acquiers ainsi une clientèle riche et puissante. MADAME DUPRÉ. Oh ! Je m'en rapporte à vous pour ces sortes de calculs, et je suis bien sûre que vous avez regardé dans le Code si vous pouviez obliger Monsieur Ernest sans vous compromettre. DUPRÉ. Je n'avais pas besoin d'y regarder ; ma chère, je sais le Code par coeur. Mais je sais aussi que ce bal va coûter... MADAME DUPRÉ. Plaignez-vous ! Je vous ai apporté une dot qui a payé votre charge ; et j'ai quelques droits à dépenser... Mais vous, monsieur, avez-vous rempli vos promesses ? Ai-je des diamants ? DUPRÉ. Allons, ma chère, vas-tu parler encore de cette folie ? Les temps sont durs, l'argent est rare. MADAME DUPRÉ. Toujours la même réponse ! DUPRÉ. Puisque tu me fais toujours la même demande. Ah ! Dis-moi, la petite Laurence viendra-t-elle au bal ? MADAME DUPRÉ. Je pense qu'oui : pourquoi cette question ? DUPRÉ. Ah ! C'est qu'il me semble qu'Ernest... MADAME DUPRÉ. Monsieur Ernest !... Eh bien ?... DUPRÉ. Eh bien ! Il se montre fort empressé, fort assidu auprès d'elle. MADAME DUPRÉ. Vous avez remarqué cela ? DUPRÉ. Ce n'est pas moi, tu sais bien que je ne remarque pas grand chose, je n'ai pas le temps. Mais on jase. MADAME DUPRÉ. Et qui jase ? DUPRÉ. S'il faut te le dire, ce sont mes clercs. MADAME DUPRÉ. Vos clercs sont des impertinents. DUPRÉ. C'est possible, mais ils ont des yeux, et il paraît qu'ils s'en servent. Diable ! Que Laurence prenne garde à elle : un comte puissamment riche et la fille d'un petit marchand !... Il n'y a pas de mariage à espérer. Qu'en penses-tu ? MADAME DUPRÉ. Je pense, Monsieur, que vos clercs ne savent ce qu'ils disent. DUPRÉ. Je le souhaite pour Laurence ; mais, vois-tu, ma chère, Ernest est dangereux. MADAME DUPRÉ, à part. Il me met au supplice. DUPRÉ. Il ne faut pas que cela te fâche : voyons, reprends ta bonne humeur, je retourne à l'étude avant de recevoir notre monde. Les plaisirs ne doivent pas faire oublier les affaires. Il sort. SCÈNE VI. Madame Dupré, Ernest. ERNEST, entrant au moment où sort Dupré. Que vois-je ? D'où vient cet air soucieux ?... Dupré s'éloigne... Étiez-vous donc en querelle ? MADAME DUPRÉ. Ce n'est pas à mon mari peut-être que j'aurais quelque sujet de chercher querelle. ERNEST. Mais ce n'est pas à moi non plus ? MADAME DUPRÉ. Que sait-on ? ERNEST. Vraiment ! Et puis-je connaître la cause de vos reproches ? MADAME DUPRÉ. Interrogez votre coeur. ERNEST. Je n'y trouve que de l'amour. MADAME DUPRÉ. Pour qui, s'il vous plaît ? ERNEST. C'est vous qui me le demandez ? MADAME DUPRÉ. En effet, si j'en crois Monsieur Dupré, je n'ai plus rien à apprendre, et Laurence... ERNEST. Laurence ! Elle est jolie, sans doute ; mais vous savez bien qu'une autre est l'objet de toutes mes pensées, le but de toutes mes actions. MADAME DUPRÉ. Je sais que vous me le dites ; mais vos attentions pour cette jeune fille... ERNEST. Cachent une passion qu'il faut tenir secrète. N'avez-vous pas été la première à comprendre la nécessité qui me contraignait à feindre pour une autre... une admiration. MADAME DUPRÉ. Qui peut-être n'avait pas besoin d'être feinte. Ernest, je suis inquiète, je souffre. ERNEST. Vous vous alarmez sans raison : et ne craignez-vous pas que, par l'altération de votre humeur, Dupré ne soupçonne... MADAME DUPRÉ. Mon mari pense, dit et croit ce que je veux. Notre mariage ne s'est fait qu'à cette condition expresse ; je n'avais pas plus d'amour pour Monsieur Dupré qu'il n'en avait pour moi : il voulait une dot pour payer sa charge ; je voulais un mari pour faire toutes mes volontés. Chacun de nous a obtenu ce qu'il désirait. ERNEST. Ma prudence est une preuve de mon intérêt. Mais parlons de notre fête : elle sera charmante. MADAME DUPRÉ. La présence de Laurence l'embellira. ERNEST, avec un peu d'humeur. Ah ! Madame, vous êtes sous le poids d'un soupçon cruel. MADAME DUPRÉ. Non ; mais il serait affreux de détruire l'avenir d'une pauvre jeune fille que vous ne pourriez ni ne voudriez épouser, et que son père destine à son cousin. ERNEST. Et qui songe à cela ? MADAME DUPRÉ. Je tremble pour elle ; je gémis sur moi. ERNEST, avec un ton de tristesse affectée. J'ai déjà perdu, je le vois, cette influence dont j'étais si fier, qui charmait votre vie, disiez-vous... Le coeur d'une femme est inexplicable. MADAME DUPRÉ. Ernest ! ERNEST, avec une amertume feinte. Vous me faites sentir combien je suis coupable. MADAME DUPRÉ. Et moi qui, pour vous, ai trahi mes devoirs ; moi dont le coeur est demeuré sans force contre votre amour ! ERNEST. Eh bien ! Il est toujours temps de réparer ses fautes. MADAME DUPRÉ. Que dites-vous ? ERNEST. Je ne saurais supporter plus longtemps un esclavage... MADAME DUPRÉ. Au nom du ciel, Ernest, ayez pitié de moi ! Vous seul avez troublé ma vie ; avant de vous connaître j'étais tranquille. ERNEST, d'un ton plus doux. Pourquoi donc se tourmenter inutilement ? Ne suis-je plus empressé à vous plaire ? MADAME DUPRÉ. Pardon ; mais le calme ne peut être où n'est pas la vertu. ERNEST. Adèle, comment pouvez-vous penser qu'une autre... MADAME DUPRÉ. Oh ! Dites-moi, répétez-moi que cela n'est pas ! ERNEST. J'accourais auprès de vous, impatient de vous voir seule une fois encore avant que le monde vînt nous séparer par ses usages... Que vous êtes jolie, ce soir ! Mais il manque à votre toilette une chose que Dupré a le courage de vous refuser et que je suis trop heureux de pouvoir vous offrir. Voyez, c'est un faible gage. Il montre un petit écrin. MADAME DUPRÉ. Ah ! Les jolies boucles d'oreilles ! ERNEST. Elles n'ont de prix que par le sentiment qui s'y attache. MADAME DUPRÉ. Que les diamants sont beaux ! ERNEST. Mais il faut que votre mari vous les donne. Adèle, votre réputation m'est chère : laissez-moi agir, je saurai tout arranger. MADAME DUPRÉ. Que ces dames seront envieuses, si elles m'en voient parée ! ERNEST. Votre joie me ravit. SCÈNE VII. Madame Dupré, Ernest, Dupré. DUPRÉ, accourant. Me voici, me voici. Qu'y a-t-il, Madame Dupré ? Vous me dérangez toujours. MADAME DUPRÉ. Moi ! Mais, Monsieur, je ne vous ai pas fait demander. DUPRÉ. Ah ! Voilà qui est fort. Mes clercs viennent de me dire... MADAME DUPRÉ. Vos clercs, toujours vos clercs : je voudrais bien savoir de quoi ils se mêlent. ERNEST. Ne voyez-vous pas qu'ils s'ennuient à l'étude et sont impatients de voir commencer le bal ? DUPRÉ. [Note : Galope : Nom donné d'abord à une danse qu'on appelle aujourd'hui galop. [L]]Les gaillards aiment mieux la galope qu'un testament. ERNEST. Le temps passe, Madame ; voici bientôt l'heure où l'on va arriver. MADAME DUPRÉ. Vous avez raison, je vais donner mes derniers ordres. À revoir, messieurs. Elle sort par le fond. SCÈNE VIII. Ernest, Dupré. DUPRÉ. Eh bien ! Comment Monsieur le Comte se trouve-t-il de notre vie de province ? ERNEST. À merveille, mon cher Dupré : c'est Paris en petit ; et, en vérité, je remercierai la police qui a voulu faire de moi un conspirateur, et ma mère qui m'a contraint de me cacher chez vous... Votre femme, mon ami, est une excellente personne, et vous êtes bien heureux ! DUPRÉ. Oui ; ma charge est payée maintenant, et j'ai fait là une bonne affaire. ERNEST. Je suis quelquefois tenté de vous porter envie. DUPRÉ. Pourquoi ne pas vous marier ? ERNEST. Ah ! Ce n'est pas faute d'être tourmenté par ma mère. DUPRÉ. Tenez, nous avons ici un parti qui vous conviendrait admirablement. ERNEST. Qui donc ? DUPRÉ. Mademoiselle Sophie de Boncourt, fille unique du Marquis de Boncourt, qui a trente mille livres de rentes et qui habite une terre magnifique à quinze lieues d'ici. Vous l'avez déjà vue, c'est une amie de pension de ma femme ; elle est venue la visiter et elle part demain. ERNEST. Oui, oui, je me rappelle, elle est charmante ; j'ai beaucoup entendu parler du Marquis : c'était un ancien ami de mon oncle le Baron de Cérigny. DUPRÉ. Songez à cela : ce serait une très belle opération. ERNEST. Oh ! Je ne pense pas encore au mariage... mais je ne vous en remercie pas moins. DUPRÉ. Ah ! Je comprends : en ce moment le coeur est pris ; la petite Laurence Clermont... ERNEST. Convenez qu'elle est adorable. DUPRÉ. Adorable, oui ; mais épousable, non. ERNEST. Que sais-je ? Quelles folies ne ferait-on pas pour tant de charmes ? DUPRÉ. Oh ! Oh ! Voilà qui devient sérieux ! Mais son père a, je crois, l'intention de la marier à je ne sais quel cousin. ERNEST. Qu'importe ? Puisque rien n'échappe à votre sagacité, puisque vous connaissez le secret de ma vie, il serait inutile de chercher à feindre avec vous. DUPRÉ. Il est vrai qu'on ne me trompe pas aisément. ERNEST. À qui le dites-vous ? Écoutez-moi, mon cher Dupré, j'adore Laurence ; j'en suis fou. DUPRÉ. C'est singulier ! Elle est un peu niaise, et puis si... ignorante ! ERNEST. C'est un ange ! Je ne saurais vous exprimer le plaisir que j'éprouve à voir mon idole ; je voudrais la parer. DUPRÉ. La parer ? ERNEST. Oui ; dans les différentes réunions où elle se trouve, son extrême simplicité me blesse, m'humilie... Pauvre petite !... S'il était possible ?... Eh ! Parbleu, mon cher Dupré, vous pouvez me rendre un grand service. DUPRÉ. De quoi s'agit-il ? Je vous suis tout dévoué. ERNEST. Ce soir, dans ce bal, Laurence souffrira peut-être en voyant les parures ; je voudrais lui épargner un chagrin. Si elle recevait un petit présent ? Les jeunes filles sont heureuses des moindres choses : une futilité, une bagatelle... DUPRÉ. Ah ! Vous pouvez bien dire aussi les jeunes femmes, sans craindre de vous tromper. ERNEST. Moi, je ne puis rien offrir à Laurence ; elle ne peut rien accepter de moi ; mais des mains de son amie elle peut tout recevoir. Si votre femme lui donnait un bijou ? DUPRÉ. Quelle délicatesse ! ERNEST, en montrant un écrin. J'ai là un collier de perles, c'est peu de chose. DUPRÉ. Que dites-vous donc ? Des perles !... Des perles fines, sans doute. C'est trop. Si Laurence avait cette parure, ma femme ne me laisserait plus de repos que je ne lui eusse donné des diamants. ERNEST. Voyez le grand malheur ! Je sais que Madame Dupré désire fort impatiemment ce que vous lui aviez promis. DUPRÉ. C'était avant le mariage. ERNEST. Mon cher, il faut tenir sa parole. Ce grand sujet de discussion ne doit plus exister ; j'aime à voir régner la paix dans le ménage. Dupré, vous êtes mon ami ; j'ai là un petit écrin que je vous prie d'accepter. Il lui offre l'écrin destiné à Madame Dupré. DUPRÉ. Ah ! Monsieur le Comte... ERNEST. Je vous en prie ; j'ai des droits à vous l'offrir. Après les services importants que vous m'avez rendus, je ne crois pas encore dignement reconnaître vos témoignages d'amitié, et vous me désobligeriez beaucoup en refusant. DUPRÉ, acceptant. Vous me prenez par les sentiments, Monsieur le Comte ; il est bien difficile de vous résister. J'espère qu'enfin Madame Dupré sera contente. ERNEST. Et qu'elle ne refusera pas d'offrir ces perles à son amie ; mais il faut du mystère. DUPRÉ. Ne craignez rien : on est méchant en province, et cela rend discret. ERNEST. Le présent sera supposé venir de vous : que Madame Dupré ne soupçonne rien. DUPRÉ. Soyez tranquille. ERNEST. Chut ! Voici Laurence. SCÈNE IX. Ernest, Laurence, Dupré. LAURENCE. Enfin, me voilà. Ça n'a pas été sans peine ; mais mon père a consenti. ERNEST. Nous étions bien impatients de vous voir arriver, Mademoiselle. LAURENCE. Pas plus que je ne l'étais de venir ; mais tout le monde semblait se liguer pour me retenir à la maison. On a déchiré ma plus belle robe, il m'a été impossible d'avoir le coiffeur, et mon cousin m'a appelée coquette. ERNEST. On ne s'aperçoit nullement de tout cela, je vous assure. LAURENCE. Vous, peut-être ? Mais toutes ces dames ne seront pas si indulgentes, et je pense qu'elles vont s'égayer un peu sur mon compte. Mais j'en ai pris mon parti : bien certainement, si j'étais coquette, ainsi que le prétend mon cousin, je ne serais pas venue habillée de la sorte. ERNEST. Cette simplicité vous sied à ravir, et si ces dames vous critiquent, la raison en sera facile à deviner : on ne critique que les gens qu'on envie. LAURENCE. D'abord, je suis la plus jeune de toutes. ERNEST. Et, si vous n'étiez pas là, je dirais la plus jolie. LAURENCE. Ah ! Monsieur, vous seriez un flatteur. DUPRÉ. C'est toujours ainsi qu'on dit la vérité à Paris ; nous autres provinciaux, nous ne savons rien dire ni rien faire. Mais je vais prévenir une femme de votre arrivée. Bas à Ernest.Et tout arranger comme vous l'entendez. Il entre dans la chambre à droite. SCÈNE X. Ernest, Laurence. ERNEST. Je cherche depuis longtemps, Mademoiselle, une occasion que le hasard me procure en ce moment. LAURENCE. Qu'est-ce donc ? ERNEST. Le bonheur de vous voir. LAURENCE. Vous voulez rire ! C'est un bonheur que vous avez tous les jours. ERNEST. Mais tous les jours je suis obligé de me contraindre ; je ne puis vous dire que ces phrases banales répétées à chacun... et ne pensez-vous pas qu'il est un langage qu'on ne peut tenir qu'à vous... À vous seule ? LAURENCE, naïvement. Quoi, monsieur ! Vous avez quelque chose à me dire ? À moi seule ? ERNEST. Il y va peut-être de ma vie. LAURENCE. Cela est-il croyable ? ERNEST. Rien n'est plus vrai. Laurence, veuillez être sincère ; déjà il a été question pour vous de mariage ; je sais qu'on songe à votre cousin. LAURENCE. C'est possible. ERNEST. Et... l'aimez-vous ? LAURENCE. J'ai pour lui beaucoup d'attachement. ERNEST. Ce que vous croyez un sentiment, n'est-il pas un effet de l'habitude ? Éprouvez-vous le besoin de le voir, de l'entendre ? Est-ce vers lui que vos rêveries vous ramènent ! Air : Faisons la paix.Quand il est là, Pour vous sa voix a-t-elle un charmeQue votre cour vous révéla ?Sentez-vous tomber une larmeS'il n'est plus là ?Souffrez-vous dès qu'il n'est plus là ? LAURENCE. Quand il est là,Je l'écoute sans défiance ;Jamais sa voix ne me troubla ;Et j'attends avec patienceS'il n'est plus là. Pourquoi souffrir s'il n'est plus là ? ERNEST, transporté. Vous n'aimez pas, Laurence, vous n'aimez pas... L'amour est un bonheur qui tourmente, qui obsède et le jour et la nuit. LAURENCE. Pourquoi me dites-vous cela, Monsieur ? ERNEST, lui prenant la main. Quand il prend votre main, sentez-vous la sienne trembler ? LAURENCE. Comme la vôtre en ce moment ?... Non. ERNEST. Et, quand il vous parle, sa voix n'est pas altérée ? Il peut exprimer sa pensée ? LAURENCE. Sans doute. ERNEST. Vous n'aimez point, vous n'êtes point aimée, Laurence. LAURENCE. Ah ! Monsieur ! ERNEST. Son maintien, son regard, rien ne trahit l'amour... Cet amour qu'on ne peut cacher ; il s'approche de vous, et vous n'êtes pas émue, et lui-même est tranquille ! C'est votre esclave, peut-être ? Soumis, sans être attentif, ne devinant pas votre pensée, ne cherchant jamais à devancer vos désirs ? LAURENCE. Encore une fois, Monsieur Ernest, pourquoi me demandez vous toutes ces choses-là ? ERNEST. C'est que moi je vous aime, Laurence. LAURENCE. Vous m'aimez ! ERNEST. Je ne vois plus que vous dans la vie ; c'est pour vous, pour vous seule que je reste en cette ville. Ah ! Pourquoi ne m'est-il pas permis de vous rendre la plus élégante de toutes les femmes comme vous en êtes la plus belle, la plus aimée ? Laurence, je voulais en vain vous le taire cet amour qui m'oppresse et me brûle, cet amour qui ne me fait attacher de prix qu'à vos regards, à vos moindres paroles. LAURENCE, troublée. Monsieur... Allons rejoindre la compagnie. ERNEST. Un mot, Laurence, un seul mot, et je m'éloigne. Si vous me haïssez, je quitte à jamais cette ville où chacun s'empresse à me plaire. Laurence !... LAURENCE, avec un trouble croissant. Ne me regardez pas comme cela. ERNEST. C'est m'ordonner de vous fuir ! Être près de vous sans vous voir, et vous voir sans vous aimer, sont deux choses impossibles à tout être doué d'un coeur. LAURENCE. Madame Dupré m'attend. ERNEST. Arrêtez un moment encore, je vous en conjure. LAURENCE. Ah ! Laissez-moi partir. ERNEST. C'en est donc fait ! Vous me haïssez ? LAURENCE. Vous haïr ! Oh ! Non ; mais ne me parlez plus ainsi. ERNEST. Vous l'ordonnez ? LAURENCE. Je vous en prie. ERNEST. Pour me prouver que vous n'êtes pas irritée, voulez-vous danser avec moi ?... Le voulez-vous ? LAURENCE, timidement. Oui. ERNEST. Devant le monde, je saurai me contraindre ; me promettez vous de ne pas m'accabler de votre froideur ? LAURENCE. Ma froideur !... J'ignore ce qui se passe dans mon âme, Monsieur Ernest ; vous m'avez attristée ; je ne sais pourquoi des larmes... ERNEST, avec passion. Ah ! Laurence !... LAURENCE. Au nom du ciel ! Laissez-moi ; un trouble inconnu... ERNEST. Madame Dupré ! LAURENCE. Ah ! Sa présence me fait du bien. SCÈNE XI. Ernest, Madame Dupré, Laurence. MADAME DUPRÉ, à part, en entrant. Laurence est avec lui ! LAURENCE. Te voilà, ma bonne amie ; je t'attendais. MADAME DUPRÉ. On arrive déjà et je te cherchais ; veux-tu te rendre au salon, Laurence ? LAURENCE. Mais toi, n'y viens-tu pas ? MADAME DUPRÉ. Je t'y rejoins dans un instant ; il faut que je parle à Monsieur Ernest. LAURENCE. Ah ! MADAME DUPRÉ. Va, ma chère, et remplace-moi pendant quelques minutes, je t'en prie. Laurence sort. SCÈNE XII. Ernest, Madame Dupré. MADAME DUPRÉ, à part. Ah ! J'ai peine à retenir mes larmes. À Ernest.Je quitte Monsieur Dupré ; il vient de me remettre votre présent. ERNEST. Vous voyez bien, chère Adèle, que votre mari est un excellent homme. MADAME DUPRÉ. Excellent, en effet, et surtout très capable de suivre un bon exemple ; car si vous me donnez des diamants, il veut aussi, lui, parer cette chère et belle Laurence. ERNEST, feignant la surprise. Ah ! Comment cela ? MADAME DUPRÉ, à part. Le traître ! Haut.Oui, monsieur Dupré, qui m'a refusé si longtemps, donne à mon amie un collier de perles, un riche collier... ERNEST. Vraiment ! Nourrirait-il donc pour cette jeune fille un sentiment secret ? MADAME DUPRÉ. Oui, c'est un sentiment secret qui seul a pu suggérer l'idée d'une telle action ; mais ce n'est pas monsieur Dupré qui l'éprouve. ERNEST. Que voulez-vous dire ? MADAME DUPRÉ. Je veux dire que malgré la ruse et les précautions dont on cherche à couvrir ses perfidies... ERNEST. Encore, Madame ! MADAME DUPRÉ. Air : T'en souviens-tu ?C'est trop longtemps souffrir et me contraindre ;À mes soupçons pensiez-vous échapper ?Vous avez beau connaître l'art de feindre,Je ne suis pas si facile à tromper. De ma rivale, ici, monsieur le comteVoulait me voir embellir les appas ;Car son bonheur a besoin de ma honte,Mon désespoir ne lui suffirait pas. ERNEST. Qu'osez-vous dire ? MADAME DUPRÉ. Le voilà, ce collier ; n'espérez pas que je le lui donne ! ERNEST. Eh ! Madame ! De grâce... MADAME DUPRÉ. Ingrat ! ERNEST. Ingrat ! Allons, voilà le grand mot ! Ingrat... Quand au contraire... Mais réfléchissez donc ! Qu'aurait pensé votre mari si je vous avais parée seule ? MADAME DUPRÉ. Ne voulez-vous pas que je vous sache gré de votre perfidie ? ERNEST. Encore, toujours des reproches ! S'il était vrai que j'eusse quelques pensées pour une autre, votre humeur et votre exigence ne prendraient-elles pas le soin de me justifier ? MADAME DUPRÉ. Vous justifier ! Comment le pourriez-vous ? Votre conduite serait horrible. ERNEST. Horrible ! Horrible ! Pas le moins du monde ; voilà comme on exagère toujours ! Regardez donc autour de vous ; est-ce que les hommes qui font la cour à une femme prennent l'engagement de ne jamais aimer que celle-là ? MADAME DUPRÉ. Monsieur !... ERNEST. Eh ! Mon Dieu ! J'ai des amis qui sont les plus honnêtes gens du monde, et qui font la cour à trois ou quatre femmes en même temps. MADAME DUPRÉ. Juste ciel ! ERNEST. Je suis bien loin de les approuver ; je les blâme au contraire, et je suis meilleur qu'eux tous ; ils me plaisantent sans cesse sur ma délicatesse et ma constance qu'ils appellent de la duperie. Mais si l'un d'eux était à ma place, et s'il vous disait : « J'ai destiné ce collier à Laurence, et je ne l'ai fait passer par vos mains que comme un garant de succès auprès d'elle. » MADAME DUPRÉ. Ah ! c'en est trop. Ernest. ERNEST. « Et quelque chose que je voulusse exiger de vous, il faudrait obéir, Madame, il le faudrait absolument ! » MADAME DUPRÉ. Qu'ai-je fait ? Ô mon Dieu ! ERNEST. Ce sont mes amis qui pourraient parler ainsi ; et peut-être conviendrait-il de ne pas résister, car il en est qui seraient capables d'ajouter : « Cette petite ville où vous devez vieillir, où vous êtes connue de chacun, où vous tenez à paraître entourée de considération, si elle venait à savoir... » MADAME DUPRÉ. Ah ! Monsieur... ERNEST. Je vous le répète, madame, ce n'est pas moi qui dirais de pareilles choses ; j'ai mis plus de soin que vous-même à cacher nos secrets : en ce moment encore je tremble que votre agitation ne soit remarquée. Remettez-vous, remettez-vous donc, Adèle, et donnez ce collier à Laurence pour qu'on ne soupçonne rien. MADAME DUPRÉ. Suis-je assez punie ! Elle jette sur lui un regard suppliant. ERNEST. Il le faut. MADAME DUPRÉ. Ernest ! ERNEST. Il le faut absolument. SCÈNE XIII. Gersaint, Madame Dupré, Ernest. GERSAINT, les regardant tous deux attentivement. Vous ici, Madame, quand le bal est commencé, quand on s'étonne que vous ne soyez pas là pour présider au plaisir ? Il est vrai que si j'en jugeais par l'expression de votre figure, je pourrais croire que vous êtes mal disposée. MADAME DUPRÉ. S'il faut le dire, un malaise causé peut-être par la chaleur et la fatigue... ERNEST, ayant l'air de lui ordonner de se remettre. L'air doit vous avoir remise. GERSAINT. Vous souffrez ? Oh ! Combien les amis d'une femme, ceux à qui elle accorde sa confiance, doivent être empressés à calmer ses maux ! Il y a pour elle tant de peine, tant de souffrance ! MADAME DUPRÉ. N'est-ce pas, Monsieur, qu'il serait cruel d'ajouter à leurs maux ? GERSAINT. Ah ! Qui l'oserait ? Si ce n'est l'égoïste qui ne pense qu'à lui, ou l'étourdi qui ne pense à rien. Pauvres femmes ! Nous leur avons imposé des devoirs auxquels nul de nous ne voudrait se soumettre. ERNEST. Et auxquels elles savent bien se soustraire. En fait de ruses et de tromperies, elles l'emporteront toujours sur nous. GERSAINT. Propos de jeune homme, vieux lieux communs avec lesquels on accuse les femmes pour avoir le droit de leur nuire. ERNEST. Leur nuire ! Et qui pense à cela ? moi, je n'ai, à ce sujet, que les idées généralement reçues ; je suis de mon siècle, j'agis comme tout le monde. Il y a trois choses que j'adore sans les comprendre, les femmes, les opéras italiens et les chefs-d'oeuvre romantiques. GERSAINT, à part. Puissé-je m'être trompé ! Haut.Venez, madame, je vous l'ai dit, on vous réclame au bal, et moi qui pars demain matin, je veux profiter des instants qui me restent à vous voir. MADAME DUPRÉ. Vous nous quittez sitôt ? GERSAINT. Oui, quelques affaires m'appellent à Paris. Allons, veuillez accepter ma main. MADAME DUPRÉ. Volontiers. À Ernest.Vous venez avez nous, Monsieur ? ERNEST. Je vous suis. SCÈNE XIV. ERNEST, seul Oui, sans doute, elle voudrait que je fusse là, attentif, comme un amoureux de province ! C'est exigeant, une femme de notaire ! Mais elle n'a compris, elle m'obéira : oui, je le veux. Cette petite Laurence, quelle divine enfant ! Comme elle était émue ! Comme elle tremblait près de moi ! Elle n'a pas fui ; son coeur ne s'est pas révolté en m'écoutant ; je peux tout espérer. Ah ! Madame Dupré a quelques raisons de m'accuser ; et moi aussi parfois je m'accuse ; mais est-ce donc ma faute ? Air : À l'âge heureux de quatorze ans.Naguère j'ai cru que mon coeur À jamais devenait fidèle ;Il me semblait que le bonheurPour moi se fixait auprès d'elle.De mon triomphe je suis las,C'est un malheur ; mais comment faire ? Dès que j'aime une femme, hélas !Une autre vient que je préfère.Ah ! Voici Laurence. SCÈNE XV. Laurence, Ernest. LAURENCE. Je croyais Madame Dupré dans ce salon. ERNEST. Elle va revenir sans doute ; attendez-la. LAURENCE. Il faut que je retourne au bal ; je suis engagée. ERNEST. Et vous avez oublié la promesse que vous m'aviez faite. LAURENCE. Non, mais vous n'étiez pas là. ERNEST. Vous vous en êtes aperçue ? LAURENCE. Pouvais-je ne pas m'en apercevoir ? ERNEST. Je suis bien heureux. LAURENCE. On va peut-être remarquer mon absence. ERNEST. Tous les cavaliers s'empressent autour de vous : si jolie sous cette simple parure ! En vérité, vous éclipsez toutes les autres femmes, malgré leurs frais de toilette. LAURENCE. Monsieur Ernest !... ERNEST. Cette robe sans ornements, vous la parez de tant de charmes qu'on craindrait de changer quelque chose à ce costume si simple ! Et pourtant une fleur dans ces beaux cheveux noirs, des perles sur ce joli cou... LAURENCE. Des perles ! ERNEST. Oui ; cela ne vous plairait-il pas ? LAURENCE. À moi ? Sans doute. Mais ne me retenez pas ainsi, il faut que je rentre au bal. ERNEST. Attendez encore. LAURENCE. Oh ! Non. ERNEST. Vous voulez me fuir ? Votre haine pour moi... LAURENCE. Je vous l'ai dit, je n'ai point de haine pour vous, mais... ERNEST. Et cependant vous voilà toute tremblante ! Vous rougissez... LAURENCE. Qui, près de vous j'ai peur. ERNEST. Êtes-vous donc ainsi troublée près de tout le monde ? LAURENCE. Non. ERNEST. Si c'était moi seulement ?... LAURENCE. Personne que vous ne me regarde ainsi. ERNEST. C'est que personne ne vous aime comme moi ; et ce trouble, si vous saviez combien il m'enchante ! si ce n'est pas de la haine, ce ne peut être que de l'amour. LAURENCE, avec effroi. De l'amour !... ERNEST. Oui, et vous me voyez le plus heureux des hommes de vous l'avoir entendu dire. LAURENCE. Moi ! ERNEST. Oh ! Ne rétractez pas un si doux aveu. Air : Et voilà tout ce que j'ai fait.C'est pour vous seule que j'existe :Quel avenir m'est révélé !Loin de vous mon âme était triste, Et votre voix m'a consolé. LAURENCE. Mais, Ernest, je n'ai point parlé. ERNEST. Sentez-vous comme ma main tremble ?Et la vôtre tremble à son tour.Nos deux coeurs palpitent ensemble : Et voilà, oui, voilà ce que c'est que l'amour. LAURENCE. Est-il donc vrai ? Je n'ose lire dans mon coeur. ERNEST. On vient de ce côté... silence ! SCÈNE XVI. Dupré, Sophie, Ernest, Madame Dupré, Laurence, Invités. ERNEST. Veuillez approcher, Madame Dupré ; je disais à Mademoiselle la surprise que vous lui ménagez, le cadeau que vous allez lui faire. LAURENCE. Un cadeau ! À moi ! SOPHIE. Ah ! Tu fais un présent à Laurence ; et moi qui n'y ai pas, songé ! DUPRÉ. Et un joli présent, je vous en réponds. MADAME DUPRÉ, à part. Il le faut donc ! Ô tourment ! Haut.Tiens, Laurence. LAURENCE. Des perles ! Elle regarde Ernest avec étonnement.Oh ! C'est charmant. DUPRÉ. Le cadeau vous plaît-il ? LAURENCE. S'il me plaît ? À part.Pourquoi donc me donne-t-elle ce collier ? Qu'il y a de trouble dans mon coeur ! Ernest me regarde, et je n'ose le regarder. ERNEST, à part. Son émotion m'enchante ! Haut.Allons, mesdames, il faut animer le bal. Passant entre Madame Dupré et Laurence, bas à Laurence.Vous vous souviendrez de votre promesse ? Bas à Madame Dupré.Du courage, Madame Dupré ! Pardonnez-moi, oublions tout ! MADAME DUPRÉ, à part. Oublier ! Oublier qu'elle sera là ! Parée de ses dons ! Oh ! Que je souffre ! DUPRÉ, remontant la scène. Entendez-vous nos musiciens ? Il ne faut pas qu'ils jouent pour rien. SOPHIE. Monsieur Dupré a raison : moi, je ne veux pas perdre une seule contredanse. DUPRÉ, bas à Ernest qui se trouve auprès de lui. Regardez donc Mademoiselle de Boncourt : n'est-elle pas charmante ? ERNEST, de même. En effet. DUPRÉ, de même. Et trente mille livres de rentes ! Et la fille d'un Marquis ! Songez à cela. ERNEST, de même. J'y songerai. LAURENCE, à Madame Dupré. Ma chère Adèle, ne veux-tu pas m'attacher toi-même le joli collier que tu m'as donné ? DUPRÉ. Ah ! C'est juste ! Voyons, Madame Dupré. MADAME DUPRÉ, attachant le collier, et à part. Quelle douleur ! LAURENCE. Comme ta main tremble ! ERNEST. Que rien maintenant n'interrompe nos plaisirs. Des contredanses se forment dans le fond, on a entendu une musique de bal pendant toute la fin de la scène. ACTE II Le théâtre représente un salon ; porte au fond, portes latérales. Au second plan, à droite, est une fenêtre à travers laquelle on aperçoit un parc ; à gauche, une table avec encrier, plumes, etc. SCÈNE PREMIÈRE. Sophie, Le Marquis de Boncourt, Un Domestique. LE MARQUIS. Eh bien ! As-tu donné tes ordres pour ta jeune amie ? SOPHIE. Oui, mon père, et je vous remercie du bon accueil que vous lui avez fait. LE MARQUIS. Quoi de plus naturel ? Cette jeune fille est née dans une classe inférieure, c'est vrai ; mais elle a été élevée avec toi dans le même pensionnat ; tu conserves de l'amitié pour elle ; cela est juste, cela est bien. Et d'ailleurs n'es-tu pas maîtresse ici ? SOPHIE, au domestique. Veillez à ce que ma bonne Laurence ne manque de rien : vous prendrez dans ma chambre les livres que j'ai préparés, et vous les porterez dans la sienne. Le domestique sort.Depuis six mois que nous habitons votre château, mon père, je n'avais pas vu Laurence ; elle a fait quinze lieues pour venir me visiter ; eh bien ! Elle assistera à mon mariage, et j'espère qu'elle passera quelque temps près de moi. LE MARQUIS. Voilà qui est à merveille. Ah ! Çà, ma chère Sophie, tu es contente de te marier ? SOPHIE. Oui, mon père. LE MARQUIS. Le Comte de Cérigny est un aimable jeune homme ; un beau nom, une grande fortune, l'espérance d'arriver à tout, car il a fait sa paix avec le ministère. SOPHIE. Air : Restez, restez, troupe jolie.Fallait-il donc cela, mon père,Pour former cet heureux lien ?Non ; dans le bonheur que j'espère,Tout cet éclat n'entre pour rien. Son amour, voilà mon vrai bien.Ses traits charmants, sa grâce extrême,Ont d'abord enchanté mes yeux ;Et mon coeur, quand il m'a dit : J'aime,S'est trouvé d'accord avec eux. LE MARQUIS. Je conçois, mon enfant, que tu n'aies vu que cela ; mais moi j'ai dû songer à autre chose : aussi ai-je fait prier notre voisin, Monsieur Gersaint, de se rendre ici ; vieilli dans l'étude des lois, il nous sera fort utile et je l'attends. SOPHIE. N'entends-je pas sa voix ? LE MARQUIS. Oui vraiment, c'est lui-même. SCÈNE II. Sophie, Gersaint, Le Marquis. GERSAINT. J'ai l'honneur de saluer Monsieur de Boncourt ; Mademoiselle Sophie veut-elle bien agréer mes hommages ?... Eh bien ! Me voilà ; où en sommes-nous ? Qu'avons-nous fait ? LE MARQUIS. Nous vous attendions pour parler de nos graves affaires, mon cher voisin. GERSAINT. Voilà de la sagesse ! Car les gens du monde n'entendent rien à ces sortes de choses : ils se marient avec une légèreté qui me fait toujours frémir. Les jeunes gens se conviennent, les familles s'estiment, on n'en voit pas davantage, et l'on vous rédige un contrat que les mariés signent sans en comprendre un mot. De là, plus tard, le désespoir des uns, la ruine des autres, et des procès, des procès !... Moi, j'ai horreur des procès. LE MARQUIS. Un ancien procureur devrait les aimer, ne fût-ce que par reconnaissance. SOPHIE. Vous voulez nous effrayer pour nous rendre prudents. LE MARQUIS. Ici, grâce au ciel, nous n'avons pas à craindre un pareil avenir. GERSAINT. Pourquoi pas ? On ne voit guère plaider que les gens riches : j'en sais quelque chose. À qui profitait la loi du divorce ? Aux gens riches. Les pauvres se battent, les riches se quittent. LE MARQUIS. Non, non, avec nos moeurs... GERSAINT. Mais nous avons nos lois ! Et, quand il s'agit d'un contrat, on ne saurait trop peser les expressions. Voyons, puisque nous sommes entre nous, faites-moi la leçon : que faut-il que je demande ? Que dois-je réclamer ? Nous marions-nous en communauté, séparés de biens, sous le régime dotal ? SOPHIE. Ah ! Monsieur, quels détails !... GERSAINT. Que voulez-vous ? Le mariage a été de tout temps et est encore de nos jours une spéculation financière. Deux et deux font quatre : cela n'est pas bien malin, et c'est pourtant là le bonheur du ménage. SOPHIE. Vous nous permettrez de le placer dans une douce analogie de sentiments. GERSAINT. Libre à vous, ma belle demoiselle ; on parle ainsi à votre âge ; mais les sentiments changent, et les contrats restent... LE MARQUIS. Le jeune homme et sa mère ont vu notre notaire. GERSAINT. Un notaire fait ce qu'on lui dit de faire ; il ne voit, lui, qu'un contrat, il ne voit que la loi... Moi j'en connais les effets... et les pauvres femmes ! Et les pauvres enfants ! LE MARQUIS. La position sociale de mon gendre futur, les liens d'amitié qui m'unissent à sa famille, sont pour moi autant de garanties du bonheur de ma chère Sophie. GERSAINT. Oh ! Les futurs conjoints sont toujours des anges au moment de la signature du contrat ; c'est une sorte d'hypocrisie qui donne un certain vernis aux moeurs ; mais la loi est franche et inflexible ; et quand les caractères se démentent, quand l'amour cesse, car il faut toujours en venir là... LE MARQUIS. L'amitié demeure. GERSAINT. Pas toujours, Monsieur le Marquis, pas toujours, mais bien les conventions matrimoniales. Or, il faut prévoir ; pour prévoir, il faut savoir, et je sais beaucoup de choses sur le mariage ; ce qui me conduit naturellement à cette conclusion arithmétique : monsieur apporte tant, madame tant, total tant ! C'est là tout le résumé dans nos lois comme dans nos moeurs, et, par le plus grand des hasards, il y a, dans cette occasion, accord parfait entre nos meurs et nos lois. SOPHIE. Ah ! Monsieur, n'existe-t-il pas des exceptions ? GERSAINT. Elles sont rares, très rares. SOPHIE. Monsieur Gersaint, vous êtes désespérant ! GERSAINT. Ne vous effrayez pas, ma belle demoiselle : je suis un vieux raisonneur, il faut pardonner à mon âge et à mon expérience. Je viens offrir à votre avenir le secours de l'un et de l'autre. LE MARQUIS. Je vous communiquerai toutes les clauses du contrat. GERSAINT. Et je vous en rendrai bon compte. LE MARQUIS. Voici mon gendre et sa mère. GERSAINT. Ah ! C'est là le comte de Cérigny. À part.Il paraît qu'il a renoncé à Madame Dupré... Tant mieux. SCÈNE III. Sophie, Ernest, La Comtesse, Le Marquis, Gersaint. LA COMTESSE. Bonjour, mon cher Marquis : en vérité votre parc est délicieux. LE MARQUIS. Parole bien douce à l'oreille d'un propriétaire. Vous permettrez, madame, que je vous présente Monsieur Gersaint, un voisin de campagne et de plus un ancien ami dont les conseils ne m'ont jamais manqué dans les grandes occasions. LA COMTESSE. Je suis charmée de faire la connaissance de monsieur. GERSAINT. Est-ce que monsieur le comte ne se rappelle pas que j'ai déjà eu l'honneur de le voir ? ERNEST. Vos traits, en effet, Monsieur, ne me sont pas inconnus. GERSAINT. Il y a six mois, à Châtillon, au bal, chez monsieur Dupré, notaire... vous ne vous souvenez pas ? Il est vrai que ce jour-là vous étiez fort occupé, et moi je suis parti le lendemain. Mais à cette époque, on ne vous donnait Ni votre nom ni votre titre, et j'étais loin de soupçonner... LA COMTESSE. Des tracasseries politiques l'obligeaient à se cacher ; mais tout cela est fini depuis longtemps, c'est déjà de l'histoire ancienne. GERSAINT. Oui, Madame, nous vivons vite à présent. Monsieur le Comte n'a plus rien à craindre ? ERNEST. Si les poursuites dont j'étais l'objet alors n'eussent été qu'odieuses, elles auraient continué peut-être ; mais elles étaient ridicules, et on y a renoncé. GERSAINT. Vous vous êtes rallié ?... ERNEST. Que voulez-vous ? On m'a fait des avances, et moi je n'ai pas de rancune. GERSAINT. Ainsi, notre aimable mariée ira à la cour ! À part.Voici la part de la vanité. Haut.Quant à la fortune ?... LA COMTESSE. Tout est stipulé dans le contrat : de notre côté, l'héritage du Baron de Cérigny, mon beau-frère... puis, vous savez, mon cher marquis, que mon fils joint à la fortune dont il jouit de brillantes espérances. GERSAINT. Qui sont ? LA COMTESSE. Mais, Monsieur, la mort de la Chanoinesse de la Garenne, ma tante maternelle ; la mort de mon frère l'évêque ; la mort de ma soeur, qui est sans enfants. GERSAINT. Diantre ! Il faut convenir, Madame la Comtesse, que la mort vous veut beaucoup de bien. ERNEST. Est-il donc indispensable que Mademoiselle de Boncourt et moi nous soyons présents à toutes ces explications ? LE MARQUIS. Mon gendre a raison ; veuillez, madame la comtesse, me suivre dans mon cabinet ; Monsieur Gersaint nous y accompagnera, et là nous prendrons connaissance des clauses déjà convenues entre nous. Laissons ces jeunes gens ensemble ; à eux les plaisirs, à nous les affaires. Voulez-vous accepter ma main ? LA COMTESSE. Très volontiers. GERSAINT. Allons. Le Marquis donne la main à la Comtesse, ils entrent dans la chambre à gauche, Gersaint les suit. SCÈNE IV. Ernest, Sophie. ERNEST. Tous ces détails, ma chère Sophie, vous ennuyaient sans doute autant que moi ? SOPHIE. Oui, vraiment : depuis ce matin je n'entends parler que de lois, de contrats ; si cela continue, j'en saurai autant qu'un avocat. ERNEST. La tendresse de nos parents est leur excuse : combien celle de ma mère m'est précieuse ! Je lui dois beaucoup, car c'est elle qui a songé à notre union. SOPHIE. Vous n'y aviez pas pensé avant elle ? ERNEST. Mes idées, je l'avoue, ne s'étaient point encore tournées vers le mariage. L'indépendance, l'éclat de ma situation avaient suffi à mon bonheur ; mais dès que je vous ai vue, j'ai senti qu'il en pouvait exister un autre. SOPHIE. Vous serez heureux, Ernest ? ERNEST. Près de vous comment ne pas l'être ? Mais cette félicité que je me promets serait incomplète si je ne croyais pas à la vôtre. SOPHIE. Vous savez avec quel empressement j'ai obéi à mon père. ERNEST. Et cette obéissance ne vous a rien coûté ? SOPHIE. Non, aujourd'hui, je peux vous le dire ; à votre voix, Ernest, des sentiments que j'ignorais se sont éveillés dans mon coeur ; ici, près de mon père, sans soucis, sans inquiétude, je vivais dans le présent : vous avez paru, j'ai eu un avenir. ERNEST. Et je me charge de le rendre heureux et brillant. Je veux que votre vie soit un continuel enivrement. Air : Amis, voici la riante semaine.Quel avenir pour vous bientôt va naître !Toujours heureux d'accomplir nos projets,Votre mari, dès ce jour, ne veut êtreQue le premier de vos nombreux sujets.De tous vos veux maîtresse souveraine, Dans cet empire où vous devez régner,Vous n'aurez point de charte qui vous gêne. SOPHIE. Ce soir, pourtant, nous allons la signer. ERNEST. Qu'importe ? Vous l'interpréterez comme il vous plaira, et je vous promets de ne pas m'insurger. SOPHIE. Je m'en rapporte à vous, mon ami ; je vous ai confié mon sort. ERNEST. Je ne saurais l'oublier. SOPHIE. Le plaisir que j'éprouve à causer avec vous me fait négliger des devoirs qui me réclament. ERNEST. Je vous cède à ces devoirs, ma chère Sophie ; le temps passe vite auprès de vous, et bientôt on va se réunir pour la signature du contrat ; je vous laisse. SOPHIE. Allez, Ernest ; moi je vais donner quelques instants à l'amitié. ERNEST. Mon amour va lui porter envie. Il lui baise la main et sort. SCÈNE V. SOPHIE, seule. Il m'aime, et je serai heureuse ! Oui, mais cette bonne Laurence que j'ai abandonnée ! Oh ! Elle m'excusera ; je lui dirai que j'étais avec lui. Allons la retrouver... Ah ! La voici. SCÈNE VI. Laurence, entrant par la porte latérale à droite, Sophie. SOPHIE. Tu t'es ennuyée de ne pas me voir revenir près de toi ? LAURENCE. Oui, Sophie, je t'attendais avec bien de l'impatience, et je me suis hasardée... SOPHIE. Pardonne-moi ; je pensais d'abord que tu avais besoin de repos ; puis je suis bien occupée aujourd'hui, car tu ne sais pas encore, chère Laurence, comme tu as bien choisi le moment pour me venir voir : tu assisteras à mon mariage. LAURENCE. Ah ! Tu te maries ! SOPHIE. Oui, nous signons le contrat, ce soir même. LAURENCE. Tu te maries ! Si je l'avais su, je ne me serais pas permis... SOPHIE. Eh bien ! Que dis-tu donc là ? Mais, au contraire ! Tu seras là, près de moi, témoin de mon bonheur, et je suis sûre qu'il te fera plaisir. LAURENCE. Je venais te voir, te confier mes peines, car, ma bonne Sophie, je suis bien malheureuse. SOPHIE. Malheureuse ! Toi ! Le commerce de ton père... LAURENCE. Ce n'est pas cela. SOPHIE. Qu'y a-t-il donc ? Tu es son unique enfant, il te chérit ; comme moi bientôt sans doute tu épouseras un homme qui te plaira ? LAURENCE. Non, non : je ne me marie pas, moi ! SOPHIE. Explique-toi, je t'en conjure. LAURENCE. Parlons de toi, d'abord : tu aimes l'homme qu'on te destine ? SOPHIE. De toutes les forces de mon âme ! L'idée d'être à lui m'enchante, et s'il fallait perdre cette espérance, je crois que j'en mourrais. LAURENCE, avec exaltation. Ah ! Tu l'aimes ! Tu l'aimes ! Chère Sophie ; que tu me fais de bien ! À part.Elle pourra me comprendre. Haut.Ton amour sera le lien d'une union bénie par le ciel. Ah ! Parle, parle-moi de lui ! SOPHIE. Le Comte de Cérigny a la physionomie la plus favorable ; sa voix, son maintien, son langage, tout plaît en lui au premier coup d'oeil. LAURENCE, d'un air rêveur. Il faut quelquefois se défier de cette impression. Elle est funeste. SOPHIE. Je la trouve si douce que, par instants, je n'ose descendre dans mon coeur, ni l'interroger. Je deviens inquiète et rêveuse ; des larmes involontaires mouillent mes yeux. LAURENCE. Laisse-les couler. Je connais ce vague état de l'âme ; je m'y suis livrée avec délices. SOPHIE. Toi, Laurence ! LAURENCE. Oui, et voilà la source de mes chagrins et de ma triste expérience ! Tout est bien différent entre nous : cette vie pure de jeune fille, tu vas la consacrer par l'amour à ton mari ; tu se ras heureuse et calme. Et moi, moi ! Oh ! Mon Dieu ! SOPHIE. Ton accent me fait mal ! Au nom du ciel, explique-toi ! LAURENCE, d'un ton caressant et se laissant tomber à genoux. Sophie, ne sois pas trop sévère, ouvre ton coeur à la pitié ! Pardonne-moi d'être malheureuse ; si tu me blâmes, ne me repousse pas, je suis déjà trop punie. SOPHIE. Que fais-tu ? Laurence à mes pieds ! Pauvre amie, pourquoi cette exaltation ? LAURENCE, se relevant et avec un peu d'égarement. C'est vrai ! Mais il y a tant de désordre dans mon coeur, et par moments tant d'incohérence dans ma faible raison... SOPHIE. Achève ! Je souffre de te voir ainsi, Laurence ! LAURENCE. J'étais heureuse, calme comme toi, lorsqu'il s'offrit à mes yeux, lorsqu'il me parla de son amour. SOPHIE. Qui donc ? LAURENCE. Celui pour qui je me suis perdue ! Il avait aussi une voix, un maintien, qui parlaient en sa faveur ! Je l'écoutai ; je sentis aussi passer dans mon coeur ce trouble si doux qu'on nomme amour ! SOPHIE. Eh bien ? LAURENCE, à voix basse. Il m'a quittée !... Et depuis trois mois je l'attends et je pleure ! SOPHIE. Il reviendra peut-être ? LAURENCE. Non, non ! Il m'a trompée ! Mais ce fatal secret, je ne pourrai le cacher longtemps ! Il m'a trompée ! Et moi, j'ai trompé mon père ! Ah ! Que je suis coupable !... Sophie... dans mon sein... oui, Sophie ! Je suis mère ! SOPHIE. Dieu !... Malheureuse !... LAURENCE, avec désespoir. Je suis un objet d'horreur !... Ah ! Par pitié, une larme à ton ancienne amie, un conseil, un mot pour me relever sous le poids qui m'accable !... Mademoiselle de Boncourt, ne m'abandonnez pas à mon désespoir. SOPHIE. Et que puis-je pour toi, Laurence ? LAURENCE. Me cacher à tous les yeux jusqu'au jour où... peut-être je mourrai ; me sauver de mon père et de moi-même. SOPHIE. Mais demain je cesse d'être libre ; demain je dois rendre un compte exact de toutes mes actions ; et bientôt je quitte ce château, ce pays... LAURENCE. Eh bien, cet homme qui devient ton mari, s'il t'aime, il aura pitié de ton amie. Sophie, je suis victime, mais mon coeur est pur. L'amour qui m'aveugla n'a point éteint ces sentiments d'honneur et de vertu qui nous furent donnés dès l'enfance ; je t'en supplie, conduis-le près de moi, je saurai l'attendrir. SOPHIE. Que me demandes-tu ? Aurai-je la force de lui parler ? LAURENCE. J'aurai bien, moi, la force de lui présenter mon front couvert de honte ! SOPHIE. Pauvre Laurence ! Dans quelle situation t'es-tu placée ! LAURENCE. Ah ! Sophie, pas un mot de plus ! Grâce ! J'ai besoin de mon courage. SOPHIE. Tu le veux ? Je vais essayer, je vais voir, réfléchir... Cette explication sera bien pénible. LAURENCE. Tais-toi ! le malheur donne à l'âme une force inconnue ; va, je sais que dire pour ma défense, car je me suis moi-même accusée. Sophie sort. SCÈNE VII. LAURENCE, seule. Oui, plus je sens la profondeur de ma chute, et plus je me relève à mes propres regards. L'homme que Monsieur de Boncourt a choisi pour sa fille doit être digne de recevoir ma confidence ; il saura m'accorder la protection qui m'est due à moi, être faible, sans défense ; et du moins je sauverai l'honneur de mon père. Mon père ! Doit-il gémir de ma faute ? Air : de l'Angélus.Quand j'ai méconnu ses leçons,Quand j'ai trahi ses espérances,Cachons du moins à ses soupçons Et mon opprobre et mes souffrances.De ce Dieu qui m'entend, hélas !S'il faut subir l'arrêt sévère ;En l'acceptant je ne veux pasLe lire dans les yeux d'un père. Cette chère Sophie ! Qu'elle tarde a revenir ! Cette incertitude me tue ! Ah ! C'est elle, un homme la suit, je tremble ! SCÈNE VIII. Sophie, Laurence, Gersaint, il se tient d'abord dans le fond. SOPHIE, à Gersaint. Laissez-moi la préparer à vous recevoir. À Laurence.Me voici, Laurence. LAURENCE est sur le devant, et n'ose regarder. Tu n'es pas seule ? SOPHIE. Non. LAURENCE. Ton mari est là ? SOPHIE. Non. LAURENCE, avec effroi. Qui donc te suit ? Ah ! Dois-je me défier de ma meilleure amie ? SOPHIE. Chère Laurence, pardonne à ma timidité ; songe à l'embarras que j'éprouve devant celui qui bientôt va devenir mon maître ! Mais le ciel ne nous retire pas sa protection. Un ami commun, Monsieur Gersaint, dont tu connais la bonté, l'indulgence, a lu dans mes yeux le trouble de mon âme. LAURENCE, avec effroi. Monsieur Gersaint ! un ami de mon père ! SOPHIE. Il sait tout, et ses larmes ont coulé. GERSAINT, qui s'est approché. Pauvre fille ! LAURENCE, se jetant dans ses bras. Ah ! Monsieur... SOPHIE, passant à la droite de Gersaint. Je la confie à vos soins ; consolez-la, je vous en prie. Je vous laisse, il faut que je me rende près de mon père, mais je reviens bientôt. Elle sort par la gauche. SCÈNE IX. Gersaint, Laurence. GERSAINT. Voyons, mon enfant, ne tremblez pas ainsi ; vous savez bien que je vous aime : confiez-moi tout ; vous avez été faible, crédule, vous êtes malheureuse... LAURENCE. Monsieur, je suis la plus coupable des filles, et le remords une déchire. GERSAINT. Allons, rassurez-vous ; cette faute, nous la cacherons aux yeux de votre famille et du monde, et peut-être pouvons-nous encore la réparer. Cet homme qui abusa de votre candeur, vous l'aimiez ? LAURENCE. C'est mon unique excuse. GERSAINT. Et depuis son abandon l'aimez-vous toujours ? LAURENCE. Je devrais le chasser de mon souvenir ; mais il vit dans ma pensée ; je l'aime... et je le hais ! Le haïr ?... Non, je l'aime avec cette passion qu'il a développée dans mon coeur, et pour la vie. GERSAINT. Bien, mon enfant, bien : je vous estime... et il est libre ? LAURENCE. Que voulez-vous dire ? GERSAINT. Je vous demande s'il n'est pas marié ? LAURENCE. Marié !... J'espère que non, monsieur. GERSAINT. Il vous avait promis de vous épouser ? LAURENCE. Jamais, Monsieur ! Faible et passionnée, j'ai cédé à son amour, je lui ai livré mon avenir ; mais j'aurais rougi de lui demander une promesse. GERSAINT. Répondez-moi, mon enfant ; depuis son départ, il vous a écrit ? LAURENCE. Pas à moi, la prudence l'exigeait ; mais Monsieur Dupré, qui est son ami, avait de ses nouvelles dans les premiers temps de son absence. GERSAINT. Dupré, le notaire... Il vient d'arriver au château ; il est chargé de la rédaction du contrat de mariage de votre amie. LAURENCE. C'est singulier ! Il a fait à toute la ville un mystère de cette nouvelle. GERSAINT. Le Marquis a désiré que ce mariage n'eût aucun éclat. Reprenez courage, mon enfant ; je verrai Dupré. LAURENCE. Songez, monsieur, qu'il ignore ma faute, qu'elle n'est connue que de vous. GERSAINT. Ne craignez rien ; la prudence est la compagne ordinaire d'un vieux procureur. J'obtiendrai adroitement de Dupré les renseignements qui me sont nécessaires ; vous me direz le nom de votre séducteur, et j'espère qu'il réparera son crime. LAURENCE. S'il ne m'aime plus, Monsieur ; s'il me repousse ? GERSAINT. Vous repousser ! Tranquillisez-vous, mon enfant ; je vous, prends sous ma protection ; ayez en moi une confiance sans bornes. Mais en ce moment parlons de ce qui vous concerne : comment êtes-vous venue ici ? LAURENCE. J'ai obtenu de mon père la permission de venir voir mon amie. GERSAINT. C'est bien, je verrai votre père, je lui dirai que Mademoiselle de Boncourt vous réclame pour passer avec elle les premiers mois de son mariage ; j'arrangerai tout, soyez sans inquiétude ; mais il faudra paraître à la signature du contrat. LAURENCE. Ah ! Monsieur, en aurai-je le courage ? GERSAINT. Il le faut : la présence de Dupré vous en fait une nécessité. LAURENCE, avec découragement. Monsieur, je suis si malheureuse ! GERSAINT. Ah ! Point de faiblesse ! Il est indispensable que vous soyez auprès de Mademoiselle de Boncourt pendant son mariage, afin de lui donner le droit de vous recueillir tout le temps qu'elle le pourra sans danger. Je serai là, près de vous, comme un père, ma chère Laurence. LAURENCE. Vous le voulez ? J'y consens. SCÈNE X. Gersaint, Laurence, Sophie. SOPHIE. Eh bien ! Qu'avez-vous résolu ? GERSAINT. Votre amie paraîtra à la cérémonie ; il faut que Dupré, de retour à la ville, l'ait vue ici calme, heureuse de votre bonheur. Elle vous racontera tout ce que nous avons projeté. SOPHIE. Compte, ma chère Laurence, sur les soins de l'amitié la plus tendre. LAURENCE. Bonne Sophie ! SOPHIE. Ah ! J'oubliais... Monsieur Gersaint, mon père vous demande. GERSAINT. J'y vais. Allons, Laurence, du courage. Il faudra réparer le désordre de votre toilette. SOPHIE. J'enverrai dans ta chambre tout ce qui est nécessaire, et j'aiderai moi-même à te parer. LAURENCE. Disposez de moi, je n'ai plus de volonté. GERSAINT. À revoir. Il sort. SOPHIE. Moi, chère amie, je vais donner mes ordres ; oh ! Je veux que tu sois belle le jour de mon mariage. LAURENCE. Combien ta compassion m'est précieuse ! SOPHIE. De la compassion ! Veux-tu bien ne pas te servir de ce vilain mot-là. Regardant à travers la fenêtre.Ah ! J'aperçois Ernest dans le parc. LAURENCE. Ernest ! SOPHIE. Oui, Laurence, le comte de Cérigny, celui à qui je vais donner ma vie ! Je veux lui dire un mot en passant ; allons, rentre dans ta chambre et attends-moi. Elle sort par la droite. SCÈNE XI. LAURENCE, seule. Ernest ! Ce nom m'a fait trembler ; je n'ose jeter les yeux à travers cette croisée... Ernest ! Elle regarde par la fenêtre.Ah ! C'est lui. Avec égarement.Sophie, ne lui parle pas ! C'est Ernest, c'est mon bien, c'est mon époux ! Ah ! Courons... Elle s'arrête.Malheureuse ! Que vais-je faire ? Tout est expliqué ; c'est elle, c'est Sophie qu'il aime ! Elle sera sa femme... Et moi, moi, abandonnée ! Abandonnée !... Mais j'ai des droits aussi !... Des droits ? Son amour seul m'en donnait, et j'ai perdu son amour ! Ô mon Dieu ! Mon Dieu, que devenir ? Elle l'aime, elle qui fut si bonne pour moi ; elle me l'a dit. Le perdre, ce serait mourir... mourir ! Non, ce n'est pas elle qui mourra ! Elle est innocente et jeune... Et je porterais le désespoir dans son coeur ! Je détruirais le bonheur de deux familles, moi, misérable créature flétrie aux yeux du monde !... Et pourquoi ? Pour qu'il me haïsse ?... Sa haine, voilà tout ce que j'obtiendrais maintenant. Je ne le veux pas. Quel fut son crime à lui ? De m'avoir trouvée belle, et de me l'avoir dit. Pourquoi n'ai-je pas su lui résister ? Pourquoi n'ai-je pas eu plus de force contre mon propre coeur ? Ah ! C'est moi, c'est moi seule qui suis criminelle ! Eh bien ! C'est moi seule qui serai punie ! SCÈNE XII. Laurence, Gersaint. GERSAINT. Comment, Laurence, vous êtes encore ici ? Mais on va venir, et votre amie vous attend dans votre chambre. LAURENCE. Ah ! Oui... elle m'attend. GERSAINT. Pourquoi ce trouble ?... Remettez-vous, mon enfant, remettez-vous donc : n'attristez pas le bonheur de cette excellente Sophie qui vous aime, qui veut tout faire pour vous. LAURENCE. Vous avez raison... son bonheur... je ne dois pas l'attrister ! Non. GERSAINT. Allez, on va se réunir pour la signature ; vous avez à peine le temps de vous préparer, car il faut que vous soyez là. LAURENCE. Là !... Moi !... GERSAINT. Je comprends que ce spectacle est pénible pour vous, mais je crois nécessaire... LAURENCE, avec un sourire convulsif. Pénible ? Non. J'y assisterai ; je serai témoin de leur bonheur, à elle, à lui... Oh ! Cette cérémonie ne peut avoir lieu sans moi ; il faut qu'on me voie ; on me verra. J'y serai, monsieur, j'y serai ! GERSAINT. Je suis bien aise de vous voir plus tranquille : allez rejoindre Sophie. De la force, mon enfant, de la force ! LAURENCE. Oh ! J'en aurai. Elle sort par la porte latérale à droite. SCÈNE XIII. GERSAINT, seul. Pauvre et malheureuse fille ! Quel sera son avenir ? Je lui ai donné des espérances que je suis loin de partager : tout me dit que son séducteur l'a pour jamais abandonnée. Quand j'étais jeune, le monde ne valait pas grand'chose ; dans ma retraite j'aimais à penser qu'il était devenu meilleur ; que des institutions plus douces produisaient des moeurs plus sévères. Je vois qu'il n'en est rien. Il est bien triste de vieillir de la sorte et d'aller de déceptions en déceptions ! SCÈNE XIV. Ernest, Gersaint, Dupré. DUPRÉ. Eh bien ! Que faites-vous donc ici, seul, Maître Gersaint ? Vous êtes rêveur et soucieux comme un avoué qui vient de perdre un procès. GERSAINT. Pour peu qu'on ait du coeur ici-bas, on trouve toujours des sujets de tristesse et de plainte. ERNEST. Ah ! Monsieur, devriez-vous parler ainsi dans une maison ou tout inspire le respect ! GERSAINT. Pardon, Monsieur le Comte, vous avez raison : ce n'est pas ici et dans ce moment surtout qu'il faut maudire l'espèce humaine ; mais convenez avec moi que le monde n'est pas changé. Autrefois l'inégalité des conditions causait, disait-on, le désordre et l'immoralité, aujourd'hui c'est l'inégalité des fortunes ; à la place des titres on a mis les écus : je vous demande ce que les moeurs y ont gagné. Depuis que les banquiers vont à la cour, où est, je vous prie, l'amélioration ? Jadis ils n'étaient insolents qu'avec les pauvres ; à présent, ils le sont avec tout le monde. DUPRÉ. Vous êtes sévère, Maître Gersaint. GERSAINT. J'avoue que je ne vois pas le monde du beau côté ; et puis, il est des impressions qui pèsent longtemps sur le coeur, et ce que j'ai appris aujourd'hui... Les pauvres femmes ! DUPRÉ. Ah ! Voilà votre texte accoutumé : il s'agit de quelque fille séduite. GERSAINT. Cela est vrai. DUPRÉ. Ah ! Dame ! GERSAINT. Et vous n'êtes pas indigné ? DUPRÉ. Que voulez-vous ? Il n'y a pas d'effet sans cause. Les filles sont séduites par nous : c'est fâcheux, j'en conviens ; mais nous sommes d'abord séduits par elles, et personne ne songe à nous plaindre. GERSAINT. Quel langage ! Air de Téniers.Sur ce sujet, quoi ! votre gaité brille ?Songez-y donc, vous serez père un jour ;Et si le ciel vous accorde une fille,Ne la peut-on ravir à votre amour ?Vous poursuivez d'un dédaigneux sourire Les maux d'un père et ses affronts sanglants.Au séducteur, monsieur, qu'irez-vous direQuand il aura flétri vos cheveux blancs ? ERNEST. L'homme dont vous parlez ne se conduit donc pas comme il le doit ? GERSAINT. J'ai tout lieu de le craindre. ERNEST. Ah ! C'est un tort grave. GERSAINT. N'est-ce pas, Monsieur le Comte, qu'il faudra qu'il l'épouse ? DUPRÉ. La loi ne l'y oblige pas. ERNEST. Épouser ! Non, si les convenances s'y opposent ; car nous avons aussi nos devoirs en vers le monde, mais ne rien négliger pour que la faute soit cachée, faire tous les sacrifices nécessaires... GERSAINT. C'est cela, de l'argent ! Il semble que l'argent compense tout. Sommes-nous donc revenus à ce temps où la vie humaine avait son tarif ? DUPRÉ. Il ne faut pas être plus sévère que la loi. ERNEST. Ni plus sage que la société. GERSAINT. Brisons là : nous ne pourrions pas nous entendre. Je vois que lorsqu'une fois on quitte le monde, il ne faut plus y rentrer. On vient. Il va avec Dupré au-devant de tout le monde. ERNEST, sur le devant. Cet homme m'aurait presque donné des remords ! Mais non, toutes mes précautions sont prises, l'avenir de Laurence est assuré ; demain une lettre de moi l'instruira. J'ai fait ce que j'ai dû ; le monde n'aura pas un reproche à m'adresser. SCÈNE XV. Le Marquis, La Comtesse, Ernest, Dupré, Gersaint, Parents et Amis. LA COMTESSE. Ainsi, mon cher Marquis, tout est bien d'accord ? LE MARQUIS. Oui, sans doute, Madame. GERSAINT. Voyons. Il prend le contrat des mains de Dupré et le parcourt. DUPRÉ, à demi-voix, à Ernest. On ne se doute guère à Châtillon que je viens ici vous marier. ERNEST, de même. À la fin, mon cher, je dis adieu à tous les amusements de la jeunesse ; je deviens un homme grave, il le faut : la carrière de l'ambition est ouverte et j'y entre. GERSAINT, rendant le contrat. Il n'y a rien à dire : nous pouvons procéder à la signature. LA COMTESSE. Où donc est ma chère bru ? GERSAINT. La voilà, la voilà. SCÈNE XVI. Les mêmes, Sophie, Laurence. ERNEST, à part. Ciel ! Laurence ! GERSAINT, à Laurence. Approchez, mon enfant. DUPRÉ. Ah ! Mademoiselle Clermont ! À part.Que vient-elle faire ici ? LE MARQUIS. Une amie d'enfance de ma fille ; Comtesse, je vous la présente. LA COMTESSE. Mademoiselle est bien aimable de venir assister aux noces de Sophie. ERNEST, à part. Que faire ? Que va-t-elle dire ?... Oh ! Quel embarras ! SOPHIE, à Ernest. Permettez, monsieur le comte, que je vous présente ma meilleure amie ; elle nous a promis de passer quelque temps avec nous. Mais il y a six mois, vous l'avez vue, je crois, chez monsieur Dupré. LAURENCE, le regardant fixement. Monsieur le Comte s'en souvient-il ? ERNEST. Pensez-vous que je puisse l'oublier ? J'espère, Mademoiselle, que vous tiendrez votre promesse ; la meilleure amie de Mademoiselle de Boncourt doit être digne de ce nom. LAURENCE, à part. Pas un remords !... Il faut mourir. GERSAINT, bas à Laurence. Allons, prenez garde ! Répondez à l'accueil flatteur que vous recevez. LA COMTESSE. Qu'a donc Mademoiselle ? LAURENCE, avec effort. Le bonheur de mon amie m'est précieux et cher, et lorsque vous vous chargez de la rendre heureuse... ERNEST. Je n'aspire qu'à prouver combien je veux mériter l'honneur que je reçois ; aussi je ne balance pas à déclarer hautement que si jusqu'à ce jour j'ai eu quelques torts, si j'ai commis quelques fautes, je mettrai mes soins à les réparer toutes ! LAURENCE, à part. Les réparer !... DUPRÉ, à part. Le cher Comte m'a l'air un peu embarrassé. LE MARQUIS, allant auprès de la table. Allons, Monsieur le Comte, prenez cette plume, et signez. ERNEST, à part. Ah ! Je ne croyais pas souffrir ainsi ! Après avoir hésité un instant, il signe. LAURENCE, à part. Tout est fini ! LA COMTESSE, à Sophie en l'embrassant. Soyez ma fille. Sophie signe, et après elle les membres de la famille, puis Gersaint. ERNEST, bas à Laurence pendant qu'on est occupé à signer. Que de reconnaissance m'inspire votre généreux silence !... Je suis forcé par ma famille, mais ne craignez rien, tout est disposé, demain vous saurez tout. LAURENCE, avec le sourire du désespoir. Demain... SOPHIE. Chère Laurence, que ton nom soit là comme un doux espoir. LAURENCE. Mon nom ! SOPHIE. Je t'en prie. LA COMTESSE. Qui vous arrête ? LAURENCE. Mon nom !... Oui !... Il y sera ! Elle va signer. LA COMTESSE, remettant un écrin à son fils. Tenez, Ernest, ce sont mes diamants : offrez-les à votre femme. Ernest les présente à Sophie. SOPHIE. Je les reçois avec plaisir puisqu'ils me viennent de vous. LA COMTESSE. Je suis impatiente de vous en voir parée. À Laurence.Mademoiselle voudra bien se charger du soin de les attacher au cou de son amie. SOPHIE. Oh ! Le beau collier ! LAURENCE, avec un accent déchirant et passant auprès de Sophie. Un collier !... SOPHIE. Oui, Laurence, regarde ! LA COMTESSE. Refuseriez-vous de lui rendre ce léger service ? LAURENCE. Non. Elle attache le collier. SOPHIE. Comme ta main tremble ! ERNEST, s'approchant de Laurence. Mademoiselle... LAURENCE, bas. Madame Dupré tremblait aussi en m'attachant un collier... Je m'en souviens aujourd'hui. LE MARQUIS. Quand vous vous marierez, mon enfant, la Comtesse de Cérigny, ou, pour mieux dire, votre amie, se chargera du soin que vous remplissez auprès d'elle en ce moment. LAURENCE. Je ne me marierai jamais, Monsieur. LA COMTESSE. Que dites-vous ? GERSAINT, à part. Pauvre enfant !... Cette épreuve était trop forte. LAURENCE. Adieu... Madame de Cérigny ! SOPHIE. Tu nous quittes ? LAURENCE. Vous n'avez plus besoin de moi. SOPHIE. Laurence !... LAURENCE, à part. Grâce au ciel ! J'ai eu de la force... Ma faute est expiée ; maintenant Dieu me pardonnera. GERSAINT, bas à Laurence. Je comprends ce qui se passe dans votre âme, j'ai peut-être eu tort d'exiger... Allez, mon enfant, allez prendre du repos. LAURENCE, en lui serrant la main. Oui, le repos !... Elle sort. LA COMTESSE. Elle s'éloigne !... Elle semble souffrir. Un peu d'envie peut être ?... GERSAINT. Non, Madame ; une certaine émotion que le temps et mes soins effaceront ; ce n'est rien. ERNEST, à part. Quel souvenir déchirant me poursuivra toujours ! Que de noblesse et de générosité ! LE MARQUIS. Allons, que ces idées de jeune fille ne troublent pas les plaisirs d'un si beau jour : un petit bal est préparé ici prés ; que tout le monde me suive ! On entend des airs de danse, puis des cris déchirants dans le lointain. LA COMTESSE. Qu'est-ce donc ? Tout le monde se précipite vers la fenêtre. DUPRÉ. Des paysans qui courent du côté de la rivière. GERSAINT. La rivière ! Ah ! La malheureuse ! ==================================================