******************************************************** DC.Title = DIALOGUE ENTRE VOLTAIRE ET ROUSSEAU, COMÉDIE DC.Author = [Anonyme] DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 01/02/2021 à 07:00:04. DC.Coverage = Pays mythologique DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ANONYME_DIALOGUEROUSSEAUVOLTAIRE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5602548m DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** DIALOGUE ENTRE VOLTAIRE ET ROUSSEAU APRÈS LEUR PASSAGE DU STYX M. DCC. LXXVIII. À GENÈVE, et se trouve à Paris, Chez ONFROY, libraire, Quai des Augustins, chez ESPRIT, libraire, au Palais Royal. Et chez tous les libraires qui vendent les Nouveautés. ACTEURS VOLTAIRE. ROUSSEAU. La scène se passe aux Enfers. DIALOGUE. VOLTAIRE. Eh ! Quoi, vous voilà, Monsieur Rousseau ! ROUSSEAU. Pourquoi ne m'appelez-vous donc plus Jean-Jacques ? VOLTAIRE. Les noms de baptême ne font pas en usage dans ce pays : ici l'on n'a plus besoin de rémunération. ROUSSEAU. Comment êtes-vous jugé ? VOLTAIRE. Je ne le suis point encore : on prétend que je serai condamné à douter toute l'éternité ; c'est un horrible supplice. ROUSSEAU. Il vous punirait moins qu'un autre : vous n'avez jamais eu une idée fixe ; vous n'avez jamais affirmé qu'il y eût un Dieu dispensateur de bienfaits et de peines éternelles ; vous en faisiez un Être indifférent ; vous insinuiez que la conscience finit avec l'homme ; vous n'avez jamais assuré que l'âme était indestructible : on ne savait pas si vous craigniez l'Être des êtres, si vous espériez en lui ; vous vous efforciez à raisonner sur son essence, sans avoir un sentiment stable. VOLTAIRE. Il me semble que vous avez dit à peu près comme moi. Nous sommes tous d'accord, nous autres ; et vous n'avez paru différer d'avec nous, que par la bizarrerie de vos paradoxes, la singularité de vos pensées, et le caractère original de vos expressions. Convenez que votre but a été de ne pas paraître un homme comme un autre ? ROUSSEAU. Que n'ai-je été le singe de l'homme tel qu'il devrait être, tel que je voudrais qu'il fut ! Ah ! Monsieur de Voltaire, sans ces Arts corrupteurs, ces Sciences incertaines, ces Sociétés si mal constituées, ces Lois si incohérentes, il eût été encore possible d'en faire quelque chose. Mais l'espèce est abâtardie : il n'y a plus d'homme de race. VOLTAIRE. Quand on désespère des remèdes destructeurs du vice, on emploie les palliatifs. J'ai donc bien fait d'égayer, de consoler et de faire traîner mes malades. ROUSSEAU. Méthode de Charlatan. VOLTAIRE. La Médecine n'est qu'une Science conjecturale. ROUSSEAU. En fermant une plaie, combien n'en avez-vous pas ouvertes ? VOLTAIRE. La tolérance était mon baume spécifique. ROUSSEAU. Prêchée par vous, elle a produit l'impunité. VOLTAIRE. La Religion mal entendue a causé bien des troubles. ROUSSEAU. Elle a prévenu bien des crimes ; elle a quelquefois fait le malheur des États ; mais la Religion proprement dite a toujours contribué à la félicité des particuliers. En voulant détruire le Culte, vous avez attaqué la Morale ; vous avez ébranlé ce que vous désiriez raffermir, et renversé ce que vous vouliez édifier : on vous a lu, et on n'est plus entré dans les Temples que par habitude, par respect humain, par hypocrisie : le corps s'est prosterné, l'âme ne s'est point élevée. VOLTAIRE. [Note : Contrt S*** : Contrat Social, 1762 de J.J. Rousseau.][Note : L*** de la M*** : Lois de la Morale 1757-1758 du même.]À votre avis, j'aurais dû paraphraser votre Héloïse, votre Émile, votre Discours sur l'inégalité des Conditions, votre Contrat S***, et commenter vos L*** de la M****. ROUSSEAU. Il fallait rendre mes idées en beaux vers ; vous les faisiez à merveille. Dans vos vers , vous invitiez à penser ; dans votre prose vous séduisiez, ou vous révoltiez. Vous êtes peut-être le seul homme qui ayez souvent satisfait la raison des hommes en leur parlant le langage des Dieux. VOLTAIRE. Mais j'ai vu des vers de vous ; ils sont agréables, ROUSSEAU. Il ne faut, que cela. Les vers ne doivent que plaire, et ne peuvent convaincre ; ils entraînent le sentiment ; le raisonnement se raidit contre leurs charmes. VOLTAIRE. On ne vous a pas tant persécuté que moi. ROUSSEAU. C'est qu'on vous craignait davantage. VOLTAIRE. Vous êtes flatteur. ROUSSEAU. Pas plus que je ne l'étais : vous m'avez mal saisi : je m'explique. La scolastique oppose des réponses à toutes les difficultés qu'on élève en Théologie. Vous n'avez jamais eu l'argument bien redoutable. Mais la plaisanterie, vous en avez joué comme d'une épée à deux tranchants. Vous avez plus empiété sur le domaine des Gens d'Eglise, que sur leur autorité. Vous avez plus ridiculisé les Livres de la Loi, que vous n'avez combattu les Dogmes. Votre acharnement a nui a votre cause, et vous n'aimiez pas vos clients. Je chérissais les hommes; je les croyais nés bons, mais pervertis : je voulais les rendre meilleurs. J'ai toujours regardé la Religion comme le moyen le plus simple d'arriver à mon but. Tous les régimes ont leur principe dans le gouvernement théocratique ; et si j'ai tenu pour les Républiques, c'est que les membres du corps Souverain le représentent plutôt par leurs vertus que par leurs vices dans les constitutions populaires. VOLTAIRE. Mais quel fut donc le prix des éloges pompeuxQue vous fîtes des Lois qui fascinaient nos yeux ?Riant de vos travers, chantant votre musique,ÏLs France vous plaignit, et vous crut frénétique.J'ai vu les deux partis contre vous conjurés, Les cachots entrouverts et vos fers préparés ;Le Parlement , *****, et la Cour et la Ville,N'ont-ils pas censuré votre garçon Émile ?Je vous ai vu fêté, puis proscrit tour-à-tour,Aux lieux que vous nommiez objets de votre amour : Vous vécûtes errant, loin de votre patrie. ROUSSEAU. Par les persécuteurs l'âme n'est point flétrie :Je dois plus à mes maux qu'à mes félicités,Et mon coeur s'épura dans ses adversités.J'étouffai dans mon sein les passions rivales ; Même en les méprisant j'animai les cabalesLes vices des vertus sont souvent les ressorts.D'un peuple inconséquent j'approuvai les efforts,Quand des auteurs Jaloux, tourmentés par l'envie,Jetaient les fondements de l'Encyclopédie. La flamme du Génie a pâli sur leur front:Oui, le Français rougit d'être profond. VOLTAIRE. Malgré mes ennemis sous des loisirs tranquilles ;Je vous offris souvent d'honorer mes asiles.On a vu diviser l'empire des Césars ; Nous eussions partagé le trône des beaux Arts. ROUSSEAU. Je ne vous aimais pas. VOLTAIRE. C'est un aveu farouche. ROUSSEAU. Peut-être qu'à regret il échappe à ma bouche ;Mais c'était bien assez que de vous admirer,Sans tromper avec vous ceux qu'on doit éclairer. VOLTAIRE. Vous n'auriez jamais cru mon amitié sincère.N'avez-vous pas rougi des dons de l'Angleterre ?L'homme compatissant et l'ami généreux,Y lut avec douleur le soupçon dans vos yeux :Vous en repentez-vous ? ROUSSEAU. Un peu d'inquiétude, D'un monde corrompu la dégoûtante étude,Ont renversé dans moi tout espoir de bonheur,Et j'ai cru qu'il n'était qu'au fond de notre coeur :J'ai fui mes partisans. VOLTAIRE. Le plus touchant des hommesDevoir nous estimer ; faibles, tels que nous sommes, L'orgueil a prévalu ; vous naquîtes trop fier,[Note : Diogène (-413,-327) : philosphe grec dont les propos étaient mordants et agressifs. La légende dit qu'il vivait dans un tonneau.]Et moi j'étais trop vain. Convenons-en, mon cher ;Vous étiez Diogène, et j'étais Erostrate ;[Note : Scipion (-235,-183) : général romain, participa aux guerres puniques et combattit Annibal.]Vous fûtes Scipion, et j'étais Mithridate :Par des chemins divers nous marchions aux succès : [Note : Mithridate VII (-131, -63) : roi du Pont, féroce ennemi des Romains. Il avait la réputation de résister au poison.]Je franchis les hauteurs ; vous passiez les marais ;Je fis des Sectateurs, et vous des Fanatiques ;Vous eûtes des Censeurs, et jamais de Critiques.Je foulais mollement les tapis de Platon ;Vous, d'un cynique outré vous aimiez le haillon : [Note : Licurgue : ou lycurgue. législateur mythique de la Grèce antique du IXème avant JC. On ne sait rien précisément de lui. Plutarque en fit un de ses personnages des Dialogues des morts.]Et Copiste à Paris, et Licurgue à Genève,Vous fûtes un Adam avec sa compagne Eve;D'abord favorisé des dons du Créateur,Puis traité sans pitié par le Flagellateur.Soyons amis, Rousseau, c'est moi qui t'en convie. Eh bien, que penses-tu de ta nouvelle vie ? ROUSSEAU. Ce monde me plaît mieux : plus de tien, plus de mien ;Mon âme est à son aise et n'a plus de lien ;Dans mon coeur attiédi la passion s'énerve. VOLTAIRE. L'éternité m'effraie, elle amortit ma verve ; Est-ce là le néant ?... Sommes-nous tous égaux ?...[Note : Prôneurs : celui ou celle qui loue avec excès.]Il faut donc exister sans prôneurs, sans rivaux,Que, de privations offertes à la gloire,Sans savoir si l'on vit au Temple de Mémoire ! ROUSSEAU. Qu'importe, avec le temps mille autres disparus, Ont eu des noms éteints et des lauriers perdus.Du tourment de sentir le trépas nous délivre :Mourir n'est, je l'ai dit, que commencer à vivre.Sans haine, sans amour, exempts de tous les mauxQu'entraînent avec eux les germes végétaux, Que la vertu là-haut combatte avec le crime,Dieu se perd dans l'espace, et l'homme dans l'abîme.Hélas ! Dieu juste et bon, pour un Être fini,Peut-il punir encor celui qui l'a béni ? ==================================================