******************************************************** DC.Title = MÉLISSE, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = [Anonyme] DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 27/04/2023 à 15:02:37. DC.Coverage = Grèce DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ANONYME_MELISSE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64884378 DC.Source.cote = BnF RES-YF-4535 DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** MÉLISSE TRAGI-COMÉDIE ATTRIBUÉE A MOLIÈRE [Les historiens du 20e et du 21e siècles ne voient aucune raison de retenir MOLIERE comme auteur de ce texte.] Nouvelle Collection Moliéresque AVEC UNE NOTICE PAR LE BIBLIOPHILE JACOB M D CCC LXXIX. À PARIS DES PRESSES DE D. JOUAUST, imprimeur breveté, rue SAINT-HONORÉ, 338 PRÉFACE Lorsque je rédigeais le Catalogue raisonné de la Bibliothèque dramatique de M. Soleinne, en 1843, j'eus l'occasion de parcourir la tragi-comédie de MELISSE, que personne peut-être n'avait lue avant moi, ou dont la lecture n'avait frappé, émerveillé, préoccupé personne. En effet, cette pièce de théâtre ne figure que dans la table des RECHERCHES SUR LES THÉATRES DE FRANCE, par Beauchamps (Paris, Prault, 1785, in-4), et elle se trouve seulement mentionnée, sous l'année 1658, dans la BIBLIOTHÈQUE DU THÉATRE FRANÇOIS (Dresde, Michel Groell, 1768, 3 vol. in-8), qui n'est qu'une description analytique de la Bibliothèque dramatique du Duc de La Vallière, laquelle est entrée, pour la plus grande partie, dans la Bibliothèque du Marquis de Paulmy, acquise par le Comte d'Artois en 1784, et devenue aujourd'hui la Bibliothèque de l'Arsenal. Je ne fis alors qu'examiner à la hâte cette pièce, inconnue de tous les bibliophiles (sans nom de lieu ni d'imprimeur, et sans date, in-12, de 4ff. préliminaires, avec un simple faux titre, et de 80 pages), et je fus tellement étonné d'y trouver des pensées délicates, des vers admirablement venus, des passages de style excellent, qui me rappelaient la langue de Molière, que je n'ai pas hésité à soupçonner, dans cette oeuvre ignorée, un des premiers essais de notre grand poète comique. Voici la note que j'écrivis au-dessous de l'article de MELISSE, que j'avais cru devoir placer sous la date de 1639, au lieu de celle de 1658, que l'abbé Rive avait indiquée approximativement au duc de La Vallière : Il est bien singulier que les bibliographes du théâtre qui ont cité cette pièce, dont tous les exemplaires commencent par un faux titre, ne se soient pas arrêtés sur un ouvrage aussi remarquable. Le sujet est assez peu de chose par lui-même, et le genre d'une pastorale a toujours certaine fadeur que l'habile arrangement des scènes ne corrige pas même dans ce chef-d'oeuvre inconnu. Oui, chef-d'oeuvre, surtout si on le compare à tout ce qui paraissait sur la scène à cette époque. Qu'on se figure un langage harmonieux, élégant, facile, naturel; un style toujours pur et toujours franc; les qualités enfin qui caractérisent celui de Molière. Répétons-le avec assurance, il n'y a que Molière qui sut écrire de cette sorte avant Racine. Voici une citation prise au hasard : Alexis, de l'amour le pouvoir est étrange : Un amant mille fois en un moment se change, Et de ses passions l'impétueux reflux Lui fait parfois haïr ce qu'il aime le plus. Au fort de la douleur, aveugle, il s'imagine Chasser facilement l'objet qui le domine, Et par le vain secours de sa faible raison Il croit rompre ses fers et briser sa prison ; Mais, s'il voit seulement les yeux qui le maîtrisent, Ses frivoles projets tout à coup se détruisent, Et de sa lâcheté tel est le repentir Qu'il redouble ses fers pour n'en jamais sortir. Quel style ! Est-ce Colletet, est-ce Desmarets, est-ce Rotrou lui-même, qui trouvent ainsi la rime sans la chercher ? Il suffit de savoir reconnaître le caractère du style d'un écrivain pour penser aussitôt à Molière en lisant ces extraits d'une pièce qui date de 1640 à 1655. Que l'on compare ces portraits de femmes à ceux que Célimène trace si finement dans le Misanthrope. Ceux-ci sont moraux, ceux-là sont physiques ; mais le mouvement de la phrase est presque semblable dans les deux passages: Nerine a les yeux bruns, AEglé le teint de lys ; Diane est complaisante,et douce Amarillis ; Galathée à danser a merveilleuse grâce, Et Cloris à chanter les rossignols surpasse ; Phillis est toute jeune, et, dans soit beau printemps, Arethuse a des traits encor bien éclatants ; Sylvie est enjouée, et la belle Caliste Ne laisse pas de plaire, encor qu'elle soit triste. Combien de vers charmants, dignes de Molière ! Hélas ! On sait trop tôt ce qui doit affliger : Le bonheur est tardif, et le mal est léger. On ne plaint point son mal quand il est volontaire. On n'exprime pas bien une ardeur violente Que le coeur ne sent pas et dont l'âme est exempte. Nous croyons donc que cette pièce est de Molière, qui composait alors des tragédies, et qui pouvait bien aborder les tragi-comédies pastorales ; mais celle-ci ne fut jamais publiée, et les quelques exemplaires qu'on en a vus ne servirent peut-être qu'à la représentation de la pièce sur l'Illustre-Théâtre ou chez le prince de Conti. Le prologue, où l'auteur promet à Louis XIII la défaite du croissant s'il veut entreprendre une croisade contre les Turcs, fut-il cause qu'on refusa le privilège nécessaire à la publication ? « Cette pièce, en cinq actes, avec un prologue, renferme des vers élégants et faciles, qui prouvent que l'auteur n'était pas sans talent poétique. Nous ne pensons pas cependant qu'elle soit l'ouvrage deMolière, comme l'affirme M. Paul Lacroix dans le Catalogue de M. deSoleinne (n° 1180), où l'exemplaire, en veau marbré allemand, est coté 67 fr. 50 c. Le duc de La Vallière la place vers 1629, et M. P. Lacroix, après avoir dit qu'elle date de 1640 à 1655, a pensé que le prologue de l'auteur promet à Louis XIII la défaite du croissant s'il veut entreprendre une croisade contre les Turcs. Or, comme ce monarque est mort en mai 1643, la pièce ne peut être postérieure à l'année 1642, époque à laquelle Molière n'avait encore que vingt ans. D'ailleurs, est-il permis de croire que ce poète philosophe ait conseillé à son roi une croisade contre les Turcs ? Le second exemplaire de M. de Soleinne (2e Supplément, n° 189) n'a été vendu que 35fr., mais il a été payé 79fr. à la vente Solar. Cette même pièce est portée dans le Catalogue de La Vallière, par Nyon (n° 17,621), comme donnée en 1658. » J'avais touché juste sur plus d'un point dans cette note, qui contenait plus d'une erreur que j'ai reconnue depuis. L'attribution que j'osais faire de la tragi-comédie de MELiSSE à Molière rencontra plus d'un adhérent, et l'opinion littéraire des connaisseurs se traduisit par le prix élevé auquel fut porté l'exemplaire de Soleinne aux enchères de la vente publique. Ce prix a été maintenu et surpassé depuis dans les ventes où MELISSE a reparu de loin en loin, et le savant auteur du MANUEL DU LIBRAIRE n'a pas oublié de donner place, dans son ouvrage, à cette pièce intéressante, en ajoutant à la mention qu'il en a faite une note très judicieuse (5e édition du MANUEL. 1862) : « Cette pièce, en cinq actes, avec un prologue, renferme des vers élégants et faciles, qui prouvent que l'auteur n'était pas sans talent poétique. Nous ne pensons pas cependant qu'elle soit l'ouvrage de Molière, comme l'affirme M. Paul Lacroix dans le Catalogue de M. de Soleinne (n° 1180), où l'exemplaire, en veau marbré allemand, est coté 67 fr. 50 c. Le duc de La Vallière la place vers 1629, et M. P. Lacroix, après avoir dit qu'elle date de 1640 à i655, a pensé que le prologue de l'auteur promet à Louis XIII la défaite du croissant s'il veut entreprendre une croisade contre les Turcs. Or, comme ce monarque est mort en mai 1643, la pièce ne peut être postérieure à l'année 1642, époque à laquelle Molière n'avait encore que vingt ans. D'ailleurs, est-il permis de croire que ce poète philosophe ait conseillé à son roi une croisade contre les Turcs? Le second exemplaire de M. de Soleinne (2e Supplément, n° 189) n'a été vendu que 35fr., mais il a été payé 79fr. à la vente Solar. Cette même pièce est portée dans le Catalogue de La Vallière, par Nyon (no 17,621), comme donnée en 1658.» Mon jugement, ou plutôt mon instinct, ne m'avait pas trompé, lorsque j'avais proposé d'attribuer MELISSE à Molière. En étudiant de plus près la question, j'ai pu grouper an certain nombre d'inductions ou de faits qui viendraient à l'appui de cette attribution, faite d'abord un peu à la légère et sous l'influence d'une sorte de divination ou de pressentiment. Toutefois, Molière ne serait pas le seul auteur de cette tragi-comédie, qui présente beaucoup de mauvais vers et même des scènes imparfaites, écrites avec assez de négligence et remplies d'exagérations déclamatoires, à côté de scènes délicieuses, de vers exquis et de beautés incontestables. J'en suis donc venu actuellement à présumer que Molière avait eu un collaborateur, et que ce collaborateur était Madeleine Béjart, qui se mêlait aussi d'écrire des pièces de comédie en vers, et qui fit représenter un DON QUICHOTTE de sa façon sur le théâtre du Petit-Bourbon. Ce n'est d'ailleurs qu'une simple conjecture, pour expliquer, autant que possible les disparates de composition et de style, qu'on remarque dans la tragi-comédie de MELISSE. Cette tragi-comédie a été peut-être composée et jouée sur des théâtres de province dès les premiers temps de l'association de Molière avec Madeleine Béjart, lorsqu'ils faisaient la comédie, dans les villes de l'ouest et du midi de la France, avec une troupe de campagne dont ils étaient les principaux sujets. On distingue en effet, dans MELISSE, un si grand nombre de vers traduits ou imités des BUCOLIQUES de Virgile, de L'ART D'AIMER d'Ovide et de LA NATURE DES CHOSES de Lucrèce, qu'on est tenté de croire que Molière, en écrivant les meilleurs morceaux de cette tragi-comédie, se laissait aller à des réminiscences classiques du collège des Jésuites, qu'il avait quitté depuis peu de temps. Mais il est bien certain que l'impression de la pièce ne peut être antérieure à l'année 1658, comme l'abbéRive l'avait deviné, ou comme la tradition le lui avait appris. Cette date précise est constatée par le prologue que récite Pénée, fleuve de Thessalie. A cette époque, on songeait sérieusement à l'envoi d'une expédition française en Grèce, où les Turcs, qui assiégeaient Candie et qui ne parvenaient pas à s'emparer de cette ville, malgré des attaques continuelles, allaient se ravitailler sur les côtes de la Morée et ne cessaient de molester la population indigène. Ce n'est qu'en 1669 que LouisXIV envoya une escadre, commandée par le duc de Beaufort, secourir la ville de Candie, assiégée par des flottes ottomanes qui s'éloignaient et reparaissaient depuis vingt-cinq ans, sans parvenir à s'emparer de cette malheureuse ville, défendue par les chevaliers de Malte. Le prologue de MELISSE ne fait pas allusion à l'expédition confiée au duc de Beaufort en 1669, mais bien à la nomination de ce prince, fils aîné de César, duc de Vendôme, à la charge de grand amiral de France, que son père avait exercée avant lui. C'est bien en 1658 que le duc de Beaufort, qui avait joué pendant la Fronde le rôle d'un tribun populaire, rentra en grâce auprès du roi et fut mis à la tête de l'amirauté de France, en prévision des secoursqueLouis XIV voulait envoyer aux assiégés de Candie et d'une espèce de croisade projetée contre les Turcs et contre les corsaires algériens qui infestaient la Méditerranée. Telle est l'explication de ces vers du prologue de MELISSE, que j'avais mal compris à première vue, et dans lesquels je n'avais reconnu ni Louis XIV, ni son cousin François de Vendôme, duc de Beaufort : Mais, ô bonheur plus grand ! Je vois de ce héros Un illustre surgeon paraître sur les flots Et porter jusqu'ici sa royale bannière ; Je vois par sa valeur ces coteaux, rétablis, Reprendre leur verdeur et leur grâce première, Et le croissant servir au monarque des lys. Mais je sens que le Ciel me ferme ses secrets. Hé bien ! Ne troublons pas l'ordre de ses décrets : Un heureux avenir nous les fera connaître. Il faut, ce me semble, voir dans ces vers, un peu trop flatteurs pour le duc de Beaufort, qui sortait à peine de disgrâce, le motif d'un refus de privilège du roi pour l'impression de cette tragi-comédie, que la troupe de Molière et des Béjart, nouvellement établie à Paris au mois d'octobre de l'année 1658, avait peut-être représentée à l'hôtel de Vendôme. Le Registre de la Grange ne signale pourtant que deux visites des comédiens du Palais-Royal chef le duc de Vendôme, en 1660 et en 1661. Quant à l'impression de MELISSE, on peut s'en tenir à la date de 1658. Cette édition est plus soignée que la première édition du SGANARELLE de Molière, qui fut imprimé chez Jean Ribou en 1660 ; mais il y a beaucoup de rapports entre les deux impressions, et les caractères employés sont les mêmes dans les deux éditions. Le fleuron elvézirien qui termine le prologue de MELISSE se retrouve d'ailleurs dans plusieurs éditions originales des pièces de Molière, et le fleuron qui figure à la fin de la pièce comme à la fin de l'argument appartient aussi aux imprimeries parisiennes de cette époque. Il faudrait citer deux ou trois cents vers si l'on voulait faire un choix de tous ceux qui ont le cachet du style de Molière et qui portent, pour ainsi dire, sa marque de fabrique. Contentons-nous d'en extraire une trentaine : Philene, notre amour ne dépend pas de nous : Nous prêtons notre coeur, nous recevons les coups ; Mais l'aveugle destin, que son caprice inspire, Tient sur nos volontés un tyrannique empire. Dans le moment fatal que se forment nos corps, Il y met des instincts, des penchants, des rapports, Et de nos ascendants la force souveraine Nous incline à l'amour ou nous porte à la haine. (Acte II, sc. v.) Qui se laisse amollir des soupirs d'une femme A bien moins de pitié que de faiblesse en l'âme. Le courage consiste à mépriser des pleurs Que l'on verse avec art pour émouvoir nos coeurs. (Acte III, sc. I.) Ah ! Généreux ami, quelle reconnaissance Peut à tant de bontés servir de récompense ? Quelles grâces te rendre, et pour un tel bienfait Quels termes ne sont pas au-dessous de l'effet ? Non, non, tous mes soupçons sont allez en fumée ; Ma raison a repris sa force accoutumée, Et je vois clairement que mon esprit jaloux Me faisait défier injustement de vous. (Ibid.) Ô bien heureux celui qui, dès son plus jeune age, A pu se garantir de l'amoureux servage, Et qui n'a point reçu dans son coeur ce poison Qui trouble des mortels la première saison, Qui ne s'est point laissé surprendre par les charmes D'un objet suborneur, source de mille alarmes, Et qui n'a point soumis au caprice d'autrui Un bonheur qui ne doit dépendre que de lui ! Il ne sait ce que c'est que soupirs et que plaintes ; 11 n'est point agité de soucis et de craintes, Et des cruels soupçons le redoutable essaim Ne mord point nuit et jour son misérable sein. Il n'est point en regrets consumé par l'absence ; Il n'est point de désirs flatté par la présence, Et n'a jamais connu les souris affectés, Ni les fausses faveurs, ni les feintes fiertés. Il goûte les plaisirs où l'âge le convie, Et voit ainsi couler heureusement sa vie. (Acte III, sc. II.) Il faudrait reproduire ici toute la scène III du troisième acte de MELISSE pour faire ressortir les ressources de la langue poétique et les raffinements de dialectique amoureuse que l'auteur a mis au service de la bergère Orante, pour démontrer par des tableaux pittoresques combien l'amour exerce d'empire sur tous les êtres animés. Ce sont là, sans doute, des figures de rhétorique; mais l'expression brillante et colorée leur donne une valeur particulière, qu'on n'est pas accoutumé à trouver dans les meilleures poésies de ce temps-là. Ces qualités sont encore rehaussées par des imitations ou plutôt par des rejets de ces grands poètes anciens que Molière savait par coeur, Ovide, Virgile et Lucrèce. On ne saurait oublier que Molière avait traduit Lucrèce en vers libres. N'est-ce pas, par exemple, au début du poème de Lucrèce que semble nous reporter cette ingénieuse peinture des effets de l'amour dans le système du monde ? Alexis, il n'est rien qui n'aime en la nature : Chaque chose en ressent l'agréable blessure, Et les membres épars de ce grand univers Ont chacun leur amour et leur penchant divers. Le Ciel aime la Terre, et d'une ardeur fidèle, Pour l'avoir, tous les jours il roule à l'entour d'elle, Sans que, depuis le cours de tant d'ans révolus, Il ait rien relâché de ses soins assidus. Ces brillants de la nuit, ces étoiles luisantes, Sont dans leur amitié si fermes, si constantes, Qu'elles n'ont point encor, changeant leur premier lieu Voulu se joindre à l'Ourse, ou penché vers l'Essieu. Ces errants argentez qui font notre fortune, Et qui courent sans règle une route commune, N'ont-ils pas leurs aspects, leurs regards amoureux, Leurs tendres unions et leurs noeuds si fameux ? Vois, vois les éléments : même ardeur les travaille, Et, quoi que bien souvent ils se livrent bataille Et fassent à nos yeux de terribles fracas, C'est pour se mieux unir qu'ils forment ces débats. Ce reflux de la mer, que tout le monde admire, Est l'effet d'un amour qui souffre et qui désire, Et ce fleuve qui tâche à surmonter son bord Veut caresser sa grève et restreindre plus fort. Est-il rien de plus dur qu'une roche hautaine ? Elle est pourtant sensible à l'amoureuse peine, Et ne peut écouter les plaintes d'un amant Qu'elle ne lui réponde et plaigne son tourment. Le fer plaît à l'aimant, et la paille amoureuse Saute d'un vol léger vers l'ambre précieuse. Sans doute, ce n'est pas le ton ordinaire du dialogue dramatique ; mais c'est bien de la poésie, et de la poésie puisée aux sources de l'antiquité grecque et romaine. Il y a en outre, dans MELISSE, un indice frappant de l'origine que nous lui avions attribuée : ce sont les analogies irrécusables qui existent entre cette tragi-comédie pastorale et la comédie-ballet de LA PRINCESSE D'ELIDE. Le sujet n'est sans doute pas exactement le même dans les deux pièces ; mais on peut reconnaître en plus d'un endroit que Molière, qui dut improviser LA PRINCESSE D'ELIDE en 1664, se souvenait de la MELISSE de 16:8. Melisse aime un berger insensible, Alexis, qui résiste longtemps à l'amour et qui finit par céder à son pouvoir. La Princesse d'Elide aime Euryale, prince d'Ithaque, qui feint d'être insensible et de repousser les avances de cette princesse, pour mieux lui gagner le coeur et la forcer à le préférer à ses rivaux. Il est question aussi, dans les deux pièces, d'une chasse et d'un sanglier, qui amènent des scènes tragiques dans MELISSE, des scènes comiques dans LA PRINCESSE D'ELIDE. Enfin, ces vers, chantés dans le cinquième intermède de la comédie-ballet, résument à la fois le sujet des deux pièces et en sont en quelque sorte la moralité : Usez mieux, ô beautés fières ! Du pouvoir de tout charmer ; Aimez, aimables bergères : Nos coeurs sont faits pour aimer. Quelque fort qu'on s'en défende, Il faut y venir un jour. Il n'est rien qui ne se rende Au doux charme de l'amour. Il est sans doute difficile de découvrir dans deux pièces si différentes de genre et de style des similitudes complètes, des répétitions identiques d'idée et de forme ; cependant on peut en signaler quelques-unes qui viennent à l'appui de l'opinion que j'ai émise spontanément il y a trente-deux ans, et que je crois aujourd'hui pouvoir établir sur des preuves probables, sinon certaines. C'est bien Molière qui a remis en prose, dans LA PRINCESSE D'ELIDE, certains vers qu'il avait composés pour MELISSE. Il avait dit dans MELISSE (p. II) : Mais qui peut bien de soy jusques là présumer De vouloir être aimée et de ne point aimer ? Il fait dire à la princesse d'Elide (acte III, sc. IV) : « Sans vouloir aimer, on est toujours bien aise d'être aimé.» Dans MELISSE (p. 37), Alexis proclame en ces termes soit insensibilité : Je renonce à l'amour, et je n'accepte rien De tout ce que l'on m'offre au nom de ce lien. Dans LA PRINCESSE D'ELIDE (acte III, sc. IV), Euryale fait la même profession de foi: « Rien n'est capable de toucher mon coeur ; ma liberté est la seule maîtresse à qui je consacre mes voeux. » Melisse reproche à son Alexis de la leurrer d'un amour qu'il ne ressent pas (p. 61) : Quelle gloire auras-tu de m'avoir abusée ? Ne feins point de m'aimer si tu ne m'aimes pas. La princesse d'Élide répond à Euryale, qui se dépouille enfin de sa feinte indifférence (acte V, sc. II) : « Non, non, Prince, je ne vous sais pas mauvais gré de m'avoir abusée. » Alexis proteste de sa passion pour Melisse (p. 61) : L'amour, qui de nos coeurs absolument dispose, A fait en un moment cette métamorphose : Du berger insensible il a tout effacé. Euryale exprime les mêmes sentiments à la princesse d'Élide (acte V, sc. II) : « Il faut lever le masque, et, dussiez-vous vous en prévaloir contre moi, découvrir à vos yeux les véritables sentiments de mon coeur. C'est vous, Madame, qui m'avez enlevé cette qualité d'insensible. » Melisse adresse des reproches à l'amour qui la domine (p. 5) : Agréable tyran, doux et cruel vainqueur, Qui, flattant mon orgueil, as captivé mon coeur ; Trop charmant ennemi dont je suis poursuivie, Amour, pourquoi si fort tourmentes-tu ma vie ? La princesse d'Élide fait à peu près les mêmes reproches à l'amour (acte IV, sc. VII) : « Si ce n'est pas de l'amour que ce que je sens maintenant, qu'est-ce donc que ce peut être ? Et d'où vient ce poison qui me court par toutes les veines et ne me laisse point en repos avec moi-même ? Sors de mon coeur, qui que tu sois, ennemi qui te caches ! » Il ne faut pas perdre de vue que la pastorale tragi-comique était à la mode lorsque Molière débutait dans la double carrière de comédien et d'auteur dramatique. C'était un dernier écho de l'ASTRÉE de d'Urfé ; c'était aussi une nouvelle incarnation des bergers et des bergères, qui se montraient de nouveau, à côté des princes et des princesses, dans les longs romans d'amour de Mlle de Scudéry. Molière, comme le prouvent les intermèdes de ses comédies et les vers qu'il composait pour être mis en musique, avait le goût de la poésie amoureuse, qui convenait si bien à la pastorale. Il ne dédaigna pas de composer LA PASTORALE COMIQUE et MÉLICERTE après avoir fait DON JUAN et LE MISANTHROPE. On ne saurait donc s'étonner que, longtemps après avoir fait ces deux chefs-d'oeuvre, il ait composé MELISSE et joué le rôle d'Alexis dans cette tragi-comédie pastorale, P. L. JACOB, bibliophile. ARGUMENT DE LA PIÈCE Tandis que la peste dépeuplait misérablement les troupeaux des vallées de Tempé en Thessalie, et qu'on attendait impatiemment la réponse de l'oracle, qu'on avait envoyé consulter pour tâcher d'apprendre le moyen de faire cesser ce malheur, Melisse, bergère de ce canton, était passionnément amoureuse d'Alexis, jeune berger du même pays, mais qui faisait gloire de fuir toute sorte d'engagement, et qui n'aimait que la chasse et les forêts. Cette bergère, tourmentée de sa passion, sort de grand matin du hameau, et va entretenir ses pensées amoureuses sur le bord du fleuve Pénée, où elle est rencontrée par Orante, son amie particulière, à qui elle déclare l'origine de son amour. Comme elles discourent, elles aperçoivent Alexis endormi au pied d'un arbre, et en même temps un sanglier furieux s'approche du berger pour le déchirer. Melisse prend l'épieu d'Alexis, combat la bête et la contraint à s'enfuir. Alexis se réveille, et Philene, autre berger éperdument amoureux de Melite, étant arrivé, ils prennent tous deux résolution de poursuivre la bête, pour la punir de l'insolence qu'elle a eue d'attaquer cette bergère. Melisse tâche à détourner Alexis de cette résolution, mais elle n'en peut venir à bout, et les deux bergers vont à la chasse du sanglier. Cependant Philene, ayant eu quelque soupçon que Melisse aimastAlexis, tâche à s'en éclaircir, et pour cet effet il feint qu'Alexis ait péri à la chasse et qu'il ait esté déchiré par le sanglier. Melisse fait alors de grandes plaintes, et découvre l'amour qu'elle a pour ce berger. Dans ce mesme moment, Alexis revient de la chasse; elle le prend pour son ombre, et n'est qu'à peine désabusée par Philene, qui lui fait mille reproches et lui avoue qu'il lui a joué cette pièce pour découvrir si elle aimait Alexis. Melisse, voyant son secret découvert, et qu'indubitablement Philene conterait le tout à Alexis, son intime ami, prie Orante de le prévenir, et d'aller elle-même découvrir sa passion à ce berger et l'obliger à avoir quelque tendresse pour elle. Orante s'acquitte de sa commission, et tâche à prouver à Alexis qu'il faut aimer par tous les exemples et toutes les raisons qu'on allègue d'ordinaire sur ce sujet; mais elle n'en peut venir à bout, ce qui désespère Melisse et lui fait prendre la résolution de mourir. Sur ces entrefaites, on apporte la réponse de l'oracle, qui porte que la peste ne finira point qu'un coeur insensible à l'amour ne brûle en sacrifice. Tout le monde jette les yeux sur Alexis, qui fait vanité de ne rien aimer, et on le destine au dernier supplice. Melisse vient à la traverse, qui prétend que c'est elle que l'oracle demande, parce qu'elle a été insensible à l'amour de Philene. Ce débat rend le grand prêtre irrésolu, et fait qu'il va prier les dieux, [dans le temple voisin, de déclarer par quelque signe lequel des deux bergers ils veulent être immolé. Pendant son absence, Alexis devient amoureux de Melisse, et l'Amour descend dans le temple, qui prononce qu'il faut unir les victimes. On croit que les dieux veulent qu'on sacrifie les deux bergers à l'amour. Tandis que les préparatifs se font, Alexis découvre par hasard l'amour qu'il a pour Melisse (ce que le grand prêtre ignorait, comme on a dit ci-dessus). Cela lui donne lieu de croire que l'oracle se doit entendre autrement qu'on a fait, et dans ce même temps deux prodiges arrivent, savoir la consommation du bûcher par le feu du ciel et la cessation de la peste: si bien qu'Alcandre ne doute plus que l'oracle ne soit tout à fait accompli et les dieux apaisés. Pour couronnement, il mène les deux bergers au temple pour y être unis du noeud de l'hyménée. NOMS DES ACTEURS.. PÉNÉE, fleuve de Thessalie (Prologue). MELISSE, bergère. ORANTE, amie de Melisse. ALEXIS, berger. PHILENE, amoureux de Melisse. ALCANDRE, grand prêtre. TIRCIS, assistant d'Alcandre. DAMON, assistant d'Alcandre. AEGON, messager. TROUPE de bergers et bergeres.. La scène se passe dans les vallées de Tempé en Thessalie. PROLOGUE PÉNÉE, fleuve de Thessalie. De mon palais secret, bordé de joncs touffus, Que pare un beau lambris de glaçons suspendus, Où l'on foule la mousse, ou la fraîcheur abonde, Et que d'un vain effort le jour tâche à percer, Je viens dans ces beaux lieux, les délices du monde, Conduit par un instinct que je n'ai pu forcer. Fut-il de nuit plus propre et de temps plus serein ? Le ciel paraît d'argent, et la lune en son plein D'un éclat nonpareil y fournit sa carrière ; Les astres obscurcis cèdent à sa splendeur, Et l'oeil qui la contemple avec tant de lumière Croit voir le frère assis dans le char de la soeur. Les vents sont resserrés dans leurs sombres cachots ; Le bruit est retenu, tout est dans le repos ; D'un pas tranquille et lent ma belle onde s'avance, Et les nymphes des bois, qui redoutent le jour Et craignent des mortels la profane présence, Viennent se promener dans cet heureux séjour. Que vous êtes charmants, beaux lieux, beaux enchanteurs ! Que vous avez d'appas et d'aimables douceurs, Et qu'à bon droit partout on chante vos louanges ! Qui ne sait pas, TEMPÉ, tes verdoyants coteaux, Tes antiques forêts, tes moissons, tes vendanges, Tes fontaines, tes prés, tes rustiques canaux ? Mais cela de tout temps ne m'est-il pas connu ? PÉNÉE admire-t-il ce qu'il a cent fois vu ? Qui me fait donc errer dans ces lieux solitaires ? Ah ! Je m'en aperçois, les favorables dieux Veulent de l'avenir m'apprendre les mystères Et l'important secret du destin de ces lieux. Je vois, je vois qu'un jour, ô déplorable sort ! Le barbare CROISSANT, d'un redoutable effort, Viendra les asservir, enchaînera mon onde ! Je vois de ce climat les bergers fugitifs Aller chercher bien loin, et dans un autre monde, Un assuré refuge à leurs troupeaux craintifs ! Je vois que vers la SEINE ils arrêtent leurs pas ; Je la vois qui leur tend ses charitables bras, Et veut rendre avec eux ses campagnes communes. Ils acceptent bientôt un bonheur si présent, Et ne regrettent plus les longues infortunes Qui leur ont fait trouver un séjour si plaisant. Je vois dans un long cours cent monarques français Affermir leur repos par mille beaux exploits, Et ne dédaigner point le soin des pâturages ; Mais entre ces héros se présente un Louis Qui n'eut jamais d'égal dans la suite des âges, Et qui ravit mes sens par ses faits inouïs. Je ne m'en saurais taire, et, puisqu'à mon désir Le sort daigne accorder de le voir à loisir, Je veux m'entretenir de ses rares merveilles. Qu'il est grand, qu'il est beau, qu'il a de majesté ! Il enchante les yeux, il charme les oreilles, Et fait à tous les coeurs perdre la liberté. C'est lui qui, d'olivier pompeusement orné, Tarira des malheurs le déluge obstiné Et fera refleurir les champs sous son empire ; Il sera des bergers l'inébranlable appui, Et, si jamais contre eux quelque orage conspire, Ils n'auront de recours à d'autre dieu qu'à lui. Ah ! Qu'il défendra bien leurs brebis des assauts Qu'oseraient leur livrer les plus fiers animaux ! Son nom sera par tout plus craint que le tonnerre ; Le Serpent, le Lion, l'Aigle, les Léopards, De peur que chez eux-même il ne porte la guerre, De leurs mers, de leurs monts, se feront des remparts. Mais, ô bonheur plus grand ! Je vois de ce héros Un illustre surgeon paraître sur les flots Et porter jusqu'ici sa royale bannière ; Je vois par sa valeur ces coteaux, rétablis, Reprendre leur verdeur et leur grâce première, Et le CROISSANT servir au monarque des lys. Mais je sens que le Ciel me ferme ses secrets. Hé bien ! ne troublons point l'ordre de ses décrets : Un heureux avenir nous les fera connaître. Aussi bien de la nuit l'astre a quitté les cieux. L'aurore dans ce lieu nous surprendrait peut-être : Retirons-nous. Adieu, vallons délicieux. ACTE PREMIER SCÈNE PREMIÈRE. MELISSE. Agréable tyran, doux et cruel vainqueur,Qui, flattant mon orgueil, as captivé mon coeur ; Trop charmant ennemi dont je suis poursuivie,Amour, pourquoi si fort tourmentes-tu ma vie ?La nature en tous lieux goûte le doux repos,Le sommeil sème encor ses humides pavots,Dans le grand univers règne un profond silence, Les oiseaux dans les bois dorment en assurance,Le paresseux Hesper brille sur l'horizon,Et l'Aurore est encor dans les bras de Tithon,Tandis qu'abandonnée à mes inquiétudes,Je viens chercher l'horreur des noires solitudes, Y plaindre mon tourment, qui n'eut jamais d'égal,Et rendre les rochers sensibles à mon mal.Quel est mon crime, Amour, et que t'a fait MelissePour exercer contre elle un si cruel supplice ?Hélas ! SCÈNE II. Melisse, Orante. ORANTE. Que vois-je ici ? Quoi ! Melisse en ces lieux ! Est-ce elle, et dois-je croire au rapport de mes yeux ?C'est elle ; abordons-la... Melisse ? MELISSE. Qui m'appelle ? ORANTE. Ah ! Melisse, bonjour. MELISSE. Ah ! bonjour, ma fidèle. ORANTE. J'allais chez Alcidon, dans le prochain hameau,Prendre une herbe de lui pour mon pauvre troupeau, Herbe qu'on doit cueillir au lever de l'aurore,Abondante en rosée et toute moite encore(Vous savez qu'Alcidon, de retour en ces lieux,Vante publiquement ses secrets curieux).Parmi l'obscurité j'ai cru vous reconnaître ; Mais pourquoi si matin vous voir ici paraître,Et quel est le chagrin qui se découvre en vous ? MELISSE. Pouvez-vous l'ignorer, étant commun à tous ?Et, quand la Thessalie éprouve de la pesteLe ravage cruel à ses troupeaux funeste, Peut-on n'être pas triste et ne pas fuir les lieuxOù rien que de fâcheux ne se présente aux yeux ? ORANTE. Il est vrai que nos maux passent toute croyance,Et que les dieux sur nous exercent leur vengeance,Puisqu'il nous reste à peine, en nos tristes malheurs, Des troupeaux pour pouvoir être appelés pasteurs.Jamais contagion ne fut si redoutable,Et nulle autre jamais ne lui fut comparable.[Note : Hâve : Pâle, maigre et défiguré. [L]]La brebis sèche à l'oeil, devient hâve, maigrit,Dans l'étable s'abat, s'attriste, dépérit, Ne tient compte de l'herbe autrefois si chérie,Enfin, malgré nos soins, meurt dans la bergerie.La lune a son croissant renouvelé trois foisDepuis que ce poison a corrompu nos toits ;Mais il faut espérer que nos pleurs et nos larmes Fléchiront les grands dieux,feront tomber leurs armes,Et qu'un oracle prompt arrêtera le coursDes malheurs obstinez qui troublent nos beaux jours.Nous attendons ce jour le messager fidèleQui nous doit apporter cette bonne nouvelle. Cependant l'on n'entend que voeux aux immortels ;Mais, entre tous, de Pan on charge les autels.Pan aime les troupeaux, il les garde, il les veille,Il est porté pour eux d'une ardeur sans pareille ;Sur tout la Thessalie est l'amour de son coeur, Puisque toujours l'encens y fume à son honneur,Depuis qu'il voulut bien instruire nos ancêtresÀ joindre avec la glue des chalumeaux champêtres. MELISSE. Orante, je souhaite autant ou plus que vousDe voir finir bientôt le céleste courroux. J'attends ce jour heureux avec impatience. ORANTE. Mais, de grâce, avouez, Melisse, en confidence,Que d'une autre douleur votre esprit agitéS'est venu délasser près ce bois écarté :Car, depuis le moment que la peste cruelle Fait de nos chers troupeaux une moisson mortelle,Vous n'avez point quitté le hameau si matin,Ni jusqu'au ton de voix montré tant de chagrin. MELISSE. C'est pourtant cela seul dont l'affligeante imageMe tourmente sans cesse et ternit mon visage. ORANTE. Quoi ! Pour ce seul sujet vous cherchez les forêts,Vous fuyez le repos et poussez des regrets !Melisse, assurément, quelque secrète causeFait aujourd'hui dans vous cette métamorphose.Ouvrez-moi votre coeur, ne me déguisez rien, Puisque votre intérêt m'est cher comme le mien.« Quand dans un sein ami l'âme se communique,Elle émousse le trait du chagrin qui la pique. » MELISSE. Chère amie, il est vrai, puisqu'enfin tu l'as vu,Le secret désormais en serait superflu. Le soin de nos troupeaux ne fait pas ma tristesse,Et c'est de mes malheurs le fardeau qui m'oppresse ;Mais, pour te découvrir qui peut en être auteur,Ne me fais point rougir, épargne ma pudeur.Devine si tu peux, et fais que j'ose dire Qu'au moins ma bouche a su te cacher mon martyre ;Consultes-en mes yeux, ils t'en éclairciront ;Mais de confusion ne couvre point mon front. ORANTE. À ces mots ambigus je ne puis rien comprendre.De grâce, faites-vous, Melisse, mieux entendre. MELISSE. Chère soeur, Alexis. ORANTE. Achevez, Alexis.Mes doutes par ce mot ne sont point éclaircis. MELISSE. Au nom de ce berger, rempli de tant de charmes,Ne connais-tu pas bien ce qui fait mes alarmes ?Qu'est-ce qu'il te faut plus ? Ne vois-tu pas l'effet Qui doit être attendu d'un berger si parfait ? ORANTE. Non, je ne le saurais, si ce n'était peut-êtreQu'à l'éclat des beautés qu'en vous on voit paraître,Ce berger eut osé, par un hardi dessein,À l'ardeur de vos feux offrir son jeune sein, Vous conter sa langueur d'un discours téméraire,Et possible un peu trop s'efforcer de vous plaire.Mais pour cela, Melisse, il ne faut point rougir :C'est un mal que souvent il vous faudra souffrir,Et, dans le beau printemps de vos jeunes années, Vous verrez des bergers les troupes enchaînéesSuivre à l'envi vos pas, et souvent soupirerDes maux que vos rigueurs leur feront endurer. MELISSE. N'insultez point, Orante, à mon malheur extrême.L'ingrat ne m'aime point, hélas ! C'est moi qui l'aime. ORANTE. Quoi ! vous l'aimez, Melisse ? MELISSE. Oui. je l'aime, et c'est luiQui fait tout mon chagrin, qui fait tout mon ennui.Pardonne, chère soeur, si ma bouche honteuseT'a celé jusqu'ici ma faiblesse amoureuse.Je connais ton esprit, je sais quelle est ta foi ; « Mais qui n'a rien aimé se fie à peine à soi. » ORANTE. Je ne m'étonne pas que vous aimiez, Melisse :« L'amour est des humains le premier exercice » ;Et, puisque ce beau feu devait vous enflammer,Alexis seul était digne de vous charmer. Mais d'où vient qu'une ardeur et si pure et si belleN'a point fait naître en lui de flamme mutuelle ?Est-ce que votre amour lui serait inconnu,Ou que d'un autre objet son coeur fut prévenu ? MELISSE. Non, il ne connaît pas la grandeur de mes peines, Ni l'ardeur de ce feu qui dessèche mes veines ;Mais, quand il connaîtrait où ses charmes m'ont mis,Orante, j'en serais peut-être encore pis.Sais-tu pas qu'à l'amour il déclaré la guerre,Qu'il hait le doux lien dont une âme s'enserre, Qu'il n'aime que les bois, les buissons, les halliers,Et poursuit seulement les cerfs, les sangliers ?Son coeur, d'un dur écueil la véritable image,Abhorre de l'amour l'agréable servage,Et, bien haut exaltant sa fausse liberté, De son propre défaut tire sa vanité.Ainsi, soit qu'il ignore ou sache ma souffrance,Je ne vois que malheurs et bien peu d'espérance. ORANTE. « Sous prétexte souvent d'une fausse froideur,On cache de l'amour la véritable ardeur, Et qui cherche les bois et les sombres retraitesCherche à s'entretenir de ses flammes secrètes. »Mais, puisque le soleil de ses tièdes rayonsA déjà surmonté les cimes de ces monts,Qu'il est tard pour cueillir la plante salutaire Qui doit de mon troupeau soulager la misère,Melisse, contez-moi comment en votre coeurCe sauvage berger fit naître tant d'ardeur. MELISSE. Ce fut le propre jour de notre grande fêteQue du bel Alexis je devins la conquête. Cet aimable berger, ayant dans divers jeuxRemporté tout l'honneur ainsi que tous les voeux,S'en vint pour recevoir de ma main la couronneQue, suivant la coutume, une bergère donne.J'en ombrageai son front ; mais lui,sans plus tarder, La remet sur ma tête et me la fait garder. ORANTE. Ce procédé pourtant marque une âme galante.Que pourrait faire plus une ardeur violente ? MELISSE. Écoute jusqu'au bout. M'ayant rendu le prix,Voici de quel propos l'accompagne Alexis : « Je vous donne, dit-il, cette offrande légère,Et comme à la plus belle, et comme à la plus fière,Et pour gage assuré que, tout ainsi que vous,Je méprise l'amour et ne crains point ses coups. » Ô caprice du sort ! Ô bizarre pensée ! Ce discours me choqua, je m'en tins offensée,Et crû qu'à mes appas c'était trop insulterQue d'un pareil orgueil à mes yeux se vanter.Je songeai donc dès lors, par une pure gloire,De soumettre ce coeur, d'en avoir la victoire, Et le percer de traits si puissants et si fortsQue pour me résister il fit de vains efforts.Ce n'est pas que pour lui mon âme fut atteinte :Si je semblais aimer, ce n'était que par feinte.« Mais qui peut bien de soi jusques là présumer De vouloir être aimée et de ne point aimer ? »Ainsi donc, je poursuis mon aimable adversaire,Et par de petits soins je m'efforce à lui plaire.Quand il est dans le bois, quelquefois tout un jourJe garde son troupeau jusques à son retour ; Je caresse ses chiens, je vante leur courage,Et lui cueille des fruits des plus beaux du village.Mais, bien loin de toucher ce sauvage berger,Il a su sous ses lois lui-même me ranger ;Il a contre mon sein tourné mes propres armes, Et de mes vains appas triomphé par ses charmes.Cependant l'insensible, errant par ses forêts,Ignore que mon coeur soit blessé de ses traits.Tout autre, remarquant mon extrême tristesse,Me voyant le chercher et soupirer sans cesse : « Sans doute, aurait-il dit, dans le fond de son coeurCette fille pour moi cache beaucoup d'ardeur. »Mais il ne comprend rien à l'amoureux langage,Et des tendres soupirs ne connaît point l'usage.Cent fois j'ai balancé d'embrasser ses genoux, Et lui dire : « Alexis, j'expire de tes coups.D'un regard de pitié soulage ta captive,Et retiens sur le bord mon âme fugitive ! »Mais ma bouche timide a refusé toujoursD'accorder à mon coeur cet indigne secours. Connaissant de mes maux la fatale origine,Juge si j'ai raison de paraître chagrine. ORANTE. « Vos maux, pour grands qu'ils soient, auront un meilleur [sort]Aucun amour jamais ne fut content d'abord.Le comble des malheurs souvent se change en fête, [Note : Bonace : Calme de la mer après un orage. Nous eûmes une grande bonace. [L]]Et la bonace suit de bien près la tempête. »Lorsque votre berger saura votre langueur,Fut-il dur comme un marbre et la même froideur,Il changera bientôt sa farouche manièrePour vous abandonner son âme toute entière. MELISSE. Que tu sais bien flatter mes amoureux soucis !Mais que tu connais mal l'insensible Alexis !Un rocher est plus tendre, et le fils de ThéséeEut paru près de lui l'âme toute embrasée. ORANTE. Mais vois-je pas Philene à vos pieds chaque jour ? Il me paraît pour vous tout enflammé d'amour.Comment donc préférer au berger qui vous aimeUn autre dont pour vous le mépris est extrême ? MELISSE. Il est vrai que Philene adore mes appas,Et que ses soins pour moi ne se conçoivent pas ; Qu'il est jeune, bien fait, doux, discret, agréable,Et, s'il faut l'avouer, même qu'il est aimable.Cependant de mon coeur la forte aversionS'est toujours opposée à son affection,Et le seul Alexis en mon coeur a fait naître Une amour qu'il ignore ou méprise peut-être.Mais ne le vois-je pas, cet aimable ennemi ?Au pied de cet ormeau n'est-il pas endormi ?C'est lui-même, sans doute. Orante, à cette vue,Que mon coeur est troublé, que mon âme est émue ! Vois, vois qu'il est bien fait, et comme ses beaux yeuxDans l'ombre de la mort sont même radieux !Vois son teint, vois sa bouche, et sa perruque blonde,Comparable au soleil quand il renaît de l'onde.Orante, oblige-moi, parlons un peu plus bas, Ou plutôt, si tu veux, reculons quelques pas,De peur que le berger, qui doucement sommeille,Au bruit que nous ferions, en sursaut ne s'éveille.Cependant nous pourrons. ORANTE. Melisse ? MELISSE. Qu'avez-vous ? ORANTE. Je frissonne de peur, Melisse ; éloignons-nous : Un affreux sanglier vers le berger s'avance,Et prépare déjà sa mortelle défense. MELISSE. Orante, je ne puis, en ce pressant danger,Abandonner ainsi mon aimable berger.J'aperçois son épieu, je vais vite le prendre, Et de ce faible bras tâcher à le défendre.Va, rentre dans tes bois, monstre affamé de sang,Qui veux de mon berger percer le jeune flanc,Ou, s'il faut que ta rage enfin soit assouvie,Apaise dans le mien ta sanguinaire envie ! ORANTE. Ô prodige d'amour à nul autre pareil ! SCÈNE III. Melisse, Orante, Alexis. ALEXIS. Qu'est-ce donc que j'entends qui trouble mon sommeil ?Quoi ! L'horrible animal qu'avecque soin j'épieLui-même jusqu'ici me brave et me défie !Ah ! C'est trop m'outrager ! Il sentira bientôt Si je sais de son flanc prendre bien le défaut.Mais depuis quand, Melisse, êtes-vous si vaillanteEt le disputez-vous à la fière Atalante,Si vous n'êtes pourtant une des déitésQui de cette bergère a les traits empruntés ? MELISSE. Berger, je ne suis point du nombre des déesses.Hélas ! elles n'ont point de semblables tristesses. ALEXIS. Ou déesse, ou bergère, il me faut éprouverContre l'audacieux qui m'est venu braver.Je vous veux faire don de sa hure sanglante. Mais Philene à propos en ce lieu se présente :Sans doute à la vengeance il voudra prendre part. SCÈNE IV. Melisse, Orante, Alexis, Philene. PHILENE. Du haut de ce coteau j'ai vu le grand hasardQue vous a fait courir la bête hérissée,Quand elle s'est sur vous avec rage élancée. Je suis vite accouru vous parer de ses coups,Soutenir sa fureur ou mourir avec vous.Mais de ce beau combat apprenez-moi l'issue. ALEXIS. Je dormais quand la bête est tout à coup venue ;J'étais sur son passage, et sans doute ma mort Allait être le fruit de son premier effort,Quand d'un bras vigoureux cette nymphe visibleA fait tourner le dos à l'animal terrible.Mais ne voulez-vous pas que jusques en son fortNous le suivions tous deux et lui portions la mort ? J'espère qu'ici près nous pourrons le surprendre ;La piste est toute fraîche, allons, sans plus attendre,Tandis que le soleil est à peine levé,Et que l'air est encor de rosée abreuvé.Nous pourrons repasser par ce même bocage Dans une heure au plus tard, et gagner le village. PHILENE. Alexis, j'y consens, et j'ai pris à proposEntre tous mes épieux aujourd'hui le plus gros.Adieu, Melisse, adieu. Pour venger votre offense,Je quitte avec regret votre chère présence. Cet honneur est acquis justement à mon bras,Et je veux l'obtenir au prix de mon trépas.Mais, quelque grand que soit le péril que j'embrasse,Un autre plus fâcheux près de vous me menace,Puisqu'ainsi qu'un veneur armé de traits cruels, Vous me percez le coeur de mille coups mortels. MELISSE. Berger, à tes discours je ne puis rien comprendre. PHILENE. C'est que tu ne veux pas, ingrate, les entendre. MELISSE. Alexis ! Alexis ! ALEXIS. Qu'est-ce donc qu'elles ont ? MELISSE. Où courez-vous si vite ? Et que vous êtes prompt ! Avez-vous bien compris qu'ennemi de vous-mêmeVous vous précipitez en un danger extrême ?Combien dans cette chasse ont péri de chasseurs !Que ne craignez-vous donc de semblables malheurs ?La bête, qui se voit vivement poursuivie, Redouble sa fureur, abandonne sa vie,Brise le fort épieu de sa cruelle dent,Renverse le chasseur, le déchire et le fend.Adonis, qu'aima tant une belle déesse,Qu'elle suivait partout et caressait sans cesse ; Ce berger aux yeux bleus, au teint vermeil et frais,Aux cheveux de pur or, aux souris pleins d'attraits,Entreprenant jadis une semblable guerre,Dans les forêts de Cypre ensanglanta la terre,Et fit pour un mortel répandre mille pleurs À la mère des Ris, des Jeux et des Douceurs.Que si, pour me venger du sanglier farouche,Un beau feu vous anime, un beau désir vous touche,Laissez vivre plutôt qui j'ai su repousser,Pour aller en tous lieux mon renom annoncer. Quittez donc, Alexis, une entreprise vaine,Où le péril est sûr et l'issue incertaine. ALEXIS. Melisse, cette peur que vous avez pour moiMontre qu'en ma valeur vous avez peu de foi.Il est pourtant des mains moins fortes et moins sûres, Et le sang quelquefois coule de nos blessures.Adieu, l'occasion se perd en ces discours.Diane, accorde-nous, de grâce, ton secours. MELISSE. Mais, Philene, du moins, prenez soin de sa vie ;Tâchez à modérer sa téméraire envie. Ne l'abandonnez point, et sauvez en ce jourL'espoir de la contrée et sa plus tendre amour. SCÈNE V. Melisse, Orante. MELISSE. À combien de frayeurs vais-je servir de proie,Jusqu'à ce qu'en ces lieux mon berger je revoie ?Je sais qu'il ne craint rien et que son jeune bras Affronte les périls et cherche les combats.Que ne m'est-il permis, sans encourir de blâme,De le suivre en tous lieux, ce berger qui m'enflamme !J'irais avecque lui dans les sombres forêts,Sur le haut des rochers, dans les vallons secrets ; J'apprendrais les sentiers, je saurais les passées,Et courrais comme lui les bêtes relancées ;Je porterais son arc, ses fléchés, son carquois ;Quand il serait aux mains, je le seconderais ;J'essuierais de son front la sueur glorieuse ; Enfin, de le servir je me tiendrais heureuse. ORANTE. Melisse, je vous plains que cet ingrat pasteurReconnaisse si mal une si belle ardeur ;Mais ne craignez-vous point que le jaloux PhileneN'ait tantôt découvert votre amoureuse peine ? Vous avez témoigné bien de l'empressementPour faire qu'Alexis changeât de sentiment :Un simple avis qu'on donne est moins chaud d'ordinaire,Et, qu'on l'accepte ou non, on ne s'obstine guère.Philene, à ce transport, paraissait interdit, En changeait de couleur et crevait de dépit.Les amants ont des yeux que jamais on n'abuse ;Ils savent distinguer le vrai d'avec la ruse :Un soupir, un regard, un mot dit en passant,Leur sert de conjecture et d'indice puissant. MELISSE. Non, Orante, Philene ignore encor ma flamme,Et, pour avoir tantôt vu du trouble en son âme,Ne crois pas qu'il ait pu concevoir le soupçonQue mon coeur fut touché pour ce charmant garçon.« Des amants maltraitez le visage s'altère, Selon qu'ils sont émus d'amour ou de colère. »Mais, puisque le soleil, de ses rayons plus droits,A déjà raccourci les ombres de ce bois,[Note : Fredon : erme de musique vocale. Vocalise qui se composait principalement d'une foule de petits agréments abandonnés aujourd'hui. [L]]Qu'on entend des oiseaux les fredons agréables,Orante, allons tirer nos troupeaux des étables. Le mien depuis longtemps tous les matins décroît,Il diminue, hélas ! Et mon amour s'accroît.Quand nous aurons donné les ordres nécessaires,Nous viendrons, si tu veux, sur ces vertes fougères.J'attendrai mon berger au pied de ce sapin. ORANTE. Je vous y rejoindrai par un autre chemin. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. PHILENE. Nos soins ont été vains : la bête défiantePar une prompte fuite a trompé notre attente ;Mais, quand elle se fut présentée à souhait. J'avais trop de chagrin, j'étais trop inquiet, Pour pouvoir occuper ma triste fantaisieQu'à tout ce qui pouvait nourrir ma jalousieAh ! Melisse, Melisse, à la fin j'ai compris D'où naissait ton orgueil et ton cruel mépris ! Tu paraissais de glace, et, selon l'apparence, Rien n'avait eu jamais autant d'indifférence.Un marbre était moins froid, plus sensible un rocher, Et bien plutôt que toi l'on les eut pu toucher.Tu brûles cependant, et l'ardeur qui t'enflammeNe se contient qu'à peine au profond de ton âme. Un plus heureux berger t'a soumise à ses lois :Tu parlais d'être libre, et tu sers toutefois.Non, je n'en puis douter, la chose est assurée !L'ingrate s'est à moi pleinement déclarée,Quand, avec un discours plein d'amoureux transports, D'arrêter Alexis elle a fait ses efforts.A-t-elle rien omis de touchant et de tendre,Et tout autre que lui n'eut-il pas dû se rendre ?Mais pouvait-elle mieux son ardeur exprimerQue quand son faible bras a su pour lui s'armer, Qu'elle a du sanglier affronté la furie,Et, pour le préserver, abandonné sa vie ?Je n'avais pas d'abord remarqué l'action,Mais j'ai fait sur ce point depuis réflexion :C'était au berger seul, dormant sous le feuillage, Que la bête voulait faire sentir sa rage.Melisse, par la suite, eut pu se garantir ;Mais son amour plus fort l'empêchait de partir.Alexis, me contant la chose en sa présence,M'a lui-même averti de cette circonstance ; Et depuis, avec lui en causant dans le bois,Il m'en a découvert plus que je n'en voulais.Sexe dissimulé, sexe rempli de ruses,Appelles-tu vertu lorsque tu nous abuses ?Mais Alexis est-il avec elle d'accord ? Conspirent-ils tous deux pour me donner la mort ?Aurait-il violé notre amitié si sainte,Et caché son amour sous une froideur feinte ?Extrémité cruelle, embarras malheureux,Et de tous les côtés également fâcheux ! Amour, conseille-moi. Qu'est-ce que je dois faire ?Accuser mon Ingrate, ou souffrir et me taire ?Je l'irrite par l'un, l'autre ronge mon sein,Et dans les deux partis le péril est certain.Mais Melisse s'approche. Essayons par adresse D'en tirer s'il se peut l'aveu de sa faiblesse ;Tâchons de la convaincre, et, quand nous aurons su. SCÈNE II. Philene, Melisse. MELISSE. De la chasse bientôt vous êtes revenu ;Mais, Philene, Alexis manque ici, ce me semble.Dites, avez-vous pas été toujours ensemble ? Tout est-il dans la chasse à souhait arrivé ?Le sanglier est-il mort, ou bien s'il s'est sauvé ? PHILENE. Hélas ! MELISSE. Que cet « Hélas ! » m'est un sinistre augure,Et que j'en appréhende une triste aventure 1Philene, parlez donc ; daignez, en peu de mots, M'expliquer le sujet qui cause vos sanglots. PHILENE. Ciel, vous m'êtes témoin, et vous, ombreux bocage,Si mon bras, secondant mon généreux courage,N'a pas fait des efforts au delà de l'humainPour prolonger ses jours et garantir son sein ! Si je n'ai pas tâché d'attirer la tempêteEt cherché de périr pour épargner sa tête !Mais, lorsque du destin il a subi les lois,Je me suis enfoncé dans le plus creux du bois,Sans savoir où j'allais, et moi-même j'ignore Comme quoi dans ces lieux je me retrouve encore. MELISSE. Alexis n'est donc plus, et ce berger divinA vu trancher ses jours presque dans son matin !Philene, voulez-vous m'accorder tant de grâceQue de ce cher ami me conter la disgrâce ? PHILENE. À quoi vous servirait ce lugubre récit ?Qu'est-ce qu'il vous faut plus ? Vous ai-je pas tout dit ?Que s'il faut ajouter encor pour vous complaire,Sachez que des bergers l'éclatante lumière,L'honneur de nos hameaux, des vertus le séjour, Des bergères l'ardeur, a fini dans ce jour. MELISSE. Je ne suis pas encor satisfaite, Philene.Contez-moi plus au long cette mort inhumaine :Inutile secours, faible soulagement,Et qui seul toutefois peut flatter mon tourment. PHILENE. Puisque vous ordonnez à ma triste mémoireDe vous représenter cette tragique histoire,Je vous obéirai, quoi que pourtant mon coeurÀ m'en ressouvenir ressente de l'horreur.Lorsqu'Alexis et moi, d'un dessein téméraire, Fûmes entrés au bois, malgré votre prière,Nous connaissons la voie, et d'un courage égalNous avançons tous deux dans le sentier fatal.Quand nous avons marché quelque peu sur la trace,Le sanglier devant nous à l'impourvu se place, Étincelant des yeux bouffis d'un rouge fier,Et semblant au combat même nous défier.Alexis aussitôt son épieu lui présente,Lui porte mille coups, le pousse, l'épouvante,Rencontre le défaut, et, lui perçant le flanc, Le fait en peu de temps nager tout en son sang.La bête cependant s'irrite davantage :La douleur qu'elle sent lui redouble sa rage ;Elle brise l'épieu, le rompt en mille éclats,Sur le berger se rue et le renverse à bas. J'accours incontinent, et du flanc de la laieJe ne fais qu'une large et spacieuse plaie.Mais, hélas ! Je ne puis, avec tous mes efforts,Lui faire lâcher prise et dégager son corps,Jusqu'à ce que la dent de la bête cruelle Ait porté dans son coeur une atteinte mortelle.Elle le laisse ensuite et meurt auprès de lui,Me laissant accablé de douleur et d'ennui.Voila de mon ami la funeste disgrâce,Que vous avez voulu que je vous racontasse. MELISSE. Ne vous retenez plus dans le fond de mon coeur,Trop discret sentiment, respectueuse ardeur !Esclave de la honte, ainsi que du silence,Tendresse déguisée avecque violence,Ne vous contraignez plus, voyez enfin le jour, Et faites éclater tout ce que j'eus d'amour !Puisqu'Alexis n'est plus, n'ayons plus de contraintes.À quoi nous serviraient les scrupuleuses feintes ?Ne dissimulons plus ! Honneur, permets-le moi,Si je gardai jamais ta plus sévère loi. J'aimai mon Alexis. Ce berger adorableSoumit à ses appas mon orgueil indomptable ;Il régna dans mon coeur, je brûlai de ses feux,Et seul de nos bergers il mérita mes voeux.Au milieu toutefois d'une si grande flamme, Ma bouche lui cela ce que sentait mon âme ;Il ignora mon mal et ne sut point l'ardeurNi les secrets tourments dont il était l'auteur.Mais, puisque des destins l'implacable furieA saoulé par sa mort sa noire barbarie, Que son ombre du moins et ses mânes chéris,S'ils entendent ma voix, s'ils écoutent mes cris,Sachent que le soleil ne vit jamais bergèreÉprise d'une ardeur plus belle et plus sincère.Mais, aimable Alexis, ne t'imagine pas Que mon amour finisse avecque ton trépas :Il survivra ta cendre, et, pur comme fidèle,Brûlera dans mon coeur d'une flamme éternelle.Mes yeux, non plus des yeux, mais des sources de pleurs,Ta tombe arroseront de leurs moites liqueurs. J'y répandrai des fleurs nouvellement écloses,Des grenades, des lys, des oeillets et des roses ;J'apprendrai ton beau nom aux échos de ce bois,Et ferai qu'ils diront Alexis mille fois.Voilà quelle sera ma languissante vie, Jusqu'à ce que la mort, contentant mon envie.Mais quel est ce fantôme, et qu'est-ce que je vois ?C'est l'ombre d'Alexis qui s'apparaît à moi.De l'heureux Élysée il a quitté les plainesExprès pour nous venir soulager dans nos peines. SCÈNE III. Philene, Melisse, Alexis. MELISSE. Alexis, est-ce vous ? ALEXIS. Ne me voyez-vous pas ? MELISSE. Il est vrai, ce sont là vos charmes, vos appas ;C'est votre même épieu que votre main embrasse,Et vous avez encor même ardeur pour la chasse.C'est ainsi qu'au delà du rivage oublieux Chacun pratique encor ce qu'il aima le mieux.Vous avez bien pu donc, ô berger pitoyable !Faire tant de chemin pour m'être secourable IVous avez pu quitter les myrtes odorantsOù des bergers constants les mânes sont errants ! Je puis revoir encor votre aimable visage,Converser avec vous, ouïr votre langage !... ALEXIS. Qu'est-ce qu'elle veut dire, et par quelle raisonTient-elle ce discours vague et sans liaison ?Son esprit a perdu son assiette ordinaire. Philene, apprenez-moi ce qu'a cette bergère.Mais j'ai tort, et retiens mon désir indiscret :Ce que font deux amants leur doit être secret.Je me retire. Adieu. Dans le hameau, Philene,Nous parlerons tantôt de la chasse prochaine. SCÈNE IV. Melisse, Philene. MELISSE. Qu'est-il donc devenu ? Beau fantôme, arrêtez !De grâce, encor un mot, chère ombre, permettez.Hélas ! Il disparaît, et la cruelle ParqueL'oblige à repasser encor un coup la barque.Mais n'accuse-t-il point peut-être notre oubli, Que nous l'abandonnions sans être enseveli ?Son ombre erre peut-être au deçà du rivage,Et le vieil nautonier lui refuse passage.Conduisez-moi, Philene ;allons couvrir son corpsEt lui rendre un devoir qui seul touche les morts. PHILENE. Vous n'y trouveriez rien pour vous que de funeste. MELISSE. De ce qu'on a chéri l'on aime encor le reste. PHILENE. Peut-être à ce spectacle on vous verrait rougir. MELISSE. Une honnête amitié ne saurait mal agir. PHILENE. Vous n'entendez pas bien ce que je vous veux dire. MELISSE. L'esprit est abruti dans l'excès du martyre. PHILENE. Quoi ! Votre passion vous aveugle si fortQue vous ne voyez pas qu'Alexis n'est pas mort ? MELISSE. N'insultez point, Philene, à ma disgrâce extrême.Mon Alexis est mort ; j'ai vu son ombre blême, Et, si je m'en souviens, il m'a dit que dans peuNous nous verrions unis d'un agréable noeud. PHILENE. Ah ! Désabusez-vous de cette erreur grossière !Alexis, comme nous, jouit de la lumière ;Dans le hameau bientôt vous le rencontrerez, Et par vos propres yeux vous vous éclaircirez. MELISSE. Mais vous m'avez tantôt vous-même appris, Philene,Qu'il avait à vos yeux expiré sur l'arène. PHILENE. Il est vrai, je l'ai dit, mais je l'ai fait exprèsPour sonder de ton coeur les sentiments secrets ; Je voulais pénétrer jusqu'au fond de ton âmeEt tirer de toi-même un aveu de ta flamme.Ah ! Je sais maintenant d'où naissaient tes mépris :Tu brûlais pour un autre, et ton coeur était pris.Tu me disais pourtant que rien n'était capable D'adoucir cet orgueil, qui semblait indomptable,Et que l'amour plutôt viderait son carquoisQue jamais ta fierté fut soumise à ses lois.Lâche ! Tu me trompais et faisais un parjurePour mieux dissimuler ton indigne imposture. Dis-moi, puisque l'amour te pouvait enflammer,Qu'est-ce qui t'empêchait, ingrate, de m'aimer ?Aima-t-on plus que moi jamais une bergère ?Honore-t-on les dieux d'un culte plus sincère ?Quels soins peuvent aux miens s'égaler justement ? N'ai-je pas des troupeaux que je tonds fréquemment ?Je ne suis point encor difforme, ce me semble,Si l'onde m'en a fait un portrait qui ressemble. MELISSE. Philene, notre amour ne dépend pas de nous :Nous prêtons notre coeur, nous recevons les coups ; Mais l'aveugle destin, que son caprice inspire,Tient sur nos volontés un tyrannique empire.Dans le moment fatal que se forment nos corps,Il y met des instincts, des penchants, des rapports,Et de nos ascendants la force souveraine Nous incline à l'amour ou nous porte à la haine. PHILENE. Non, tu prétends en vain excuser tes rigueursPar ces froides raisons et ces faibles couleurs.Les dieux, justes et bons, de nos noires malicesNe sont point les auteurs, non plus que les complices ; Ils ne nous forcent point aux lâches attentats,Et c'est à nous qu'il tient si nous sommes ingrats.Est-il rien plus aisé que d'aimer qui nous aime ?Chacun ressent-il pas ce pouvoir en soi-même,Et, quand on nous prévient par des instincts puissants, Qui nous peut empêcher d'être reconnaissants ? MELISSE. Si l'on est de son coeur facilement le maître,Commencez le premier à le faire paraître ;Montrez que notre sort ne dépend que de nous ;Rompez, rompez vos fers, enfin guérissez-vous. Si l'amour est aisé, plus facile est la haine.Faites donc quelque effort et rompez votre chaîne.À mon tour, j'essaierai de recevoir vos voeux ;Mais, pour nous contenter plus aisément tous deux,.Que ne choisissez-vous quelque bergère aimable, Qui puisse être à vos feux plus que moi favorable.Nérine a les yeux bruns, AEglé le teint de lys ;Diane est complaisante, et douce Amarillis ;Galathée à danser a merveilleuse grâce,Et Cloris à chanter les rossignols surpasse ; Philis est toute jeune, et dans son beau printempsAréthuse a des traits encor bien éclatants ;Sylvie est enjouée, et la belle CalisteNe laisse pas de plaire, encor qu'elle soit triste.Philene, choisissez ; laissez Melisse en paix, Puisqu'elle ne saurait contenter vos souhaits. PHILENE. Ah ! Coeur de diamant, coeur non d'une bergère,Mais bien d'une tigresse ou de quelque panthère ;Coeur qui n'as rien d'humain qu'un bel extérieur !Et qui n'es au dedans que glace et que rigueur ! Non, tu ne fus jamais fille de Thamyrée,Tu naquis d'une roche, et fus d'elle engendrée !Tu tétas une louve, et ce monstre cruelSe plût à t'allaiter de son poison mortel !Voyant briller en toi l'espoir de mille charmes, Il t'apprit le secret de t'en faire des armes,De surprendre les coeurs, les âmes enflammer,Et nous faire périr en te faisant aimer :Car enfin, je l'avoue, au fort de ma furie,Sans te vouloir toucher d'aucune flatterie, Ton teint est en blancheur à la neige pareil ;Tes lèvres du corail effacent le vermeil ;Tes yeux brillent d'un feu plus pur que la lumière ;Ton air est engageant, tu plais sans vouloir plaire ;Mais tous ces grands appas, ces charmes sans égaux, Sont lâchement ternis par de plus grands défauts !Alors que sous tes lois un pauvre amant se range,Ta douceur affectée en cruauté se change,Et tels sont tes mépris que, pour n'en plus souffrir,On souhaite en un jour mille fois de mourir. Rien ne te peut toucher, soupirs, plaintes, supplices,Et tu comptes pour rien les soins et les services.Je n'ai pas le dessein d'exagérer iciCe que j'ai fait pour toi, mais je ne puis aussi,Succombant sous le faix de ta haine implacable, M'empêcher de t'en faire un crayon véritable.Sans moi, tes deux chevreaux eussent été perdus,Si ma main ne les eut promptement défendus.Songe combien de nuits et de longues journéesJ'ai gardé tes brebis, de loups environnées. J'ai gravé ta devise en mille arbres divers ;J'ai fait à ton honneur des chansons et des airs ;Aux fêtes de Palès j'ai soutenu contre elleQu'elle avait moins d'appas et qu'elle était moins belle ;Enfin j'ai rebuté pour toi la jeune Iris, Et n'ai payé ses voeux qu'avecque des mépris,Quoi que de nos beautés Iris fut la seconde,Qu'Iris eût des troupeaux, qu'Iris même fut blonde.Je ne te dirai point les mortelles douleursQue m'ont fait ressentir tes injustes rigueurs : On compterait plutôt les libyques arènes,Les ondes du Pénée et les épiques des plaines.Nous avons vu deux fois retourner les hiversDepuis le jour fatal que j'entrai dans tes fers.Quel est enfin le fruit de ce long esclavage ? Tu cours après un autre et me quittes, volage !Mais sache que les dieux sont trop pleins d'équitéPour souffrir ce mépris avec impunité,Et que tu connaîtras, possible, par toi-même,Qu'aimer sans être aimée est un supplice extrême. Adieu. Je vais chercher un favorable écueil,Qui dérobe ma vie à ton farouche orgueil,Ne pouvant obtenir de mon âme rebelleDe te pouvoir haïr ni de t'être infidèle. SCÈNE V. MELISSE. Que mon sort est étrange, et que mes tristes maux En peuvent rencontrer malaisément d'égaux !Deux tyrans opposés, deux mégères cruelles,Me donnent à l'envi des atteintes mortelles,Et d'un côté la haine, et de l'autre l'amour,Contre moi conspirez, me rongent tour à tour. Je méprise un berger qui me suit et m'adore,Je recherche un berger qui me fuit et m'abhorre.L'indifférent me plaît, et de l'autre l'ardeur,Au lieu de me toucher, ne fait qu'aigrir mon coeur.De grâce, accordez-les, grands dieux ! s'il est possible : Que l'un cesse d'aimer, que l'autre soit sensible !Ou, si j'ai mérité ce rude châtiment,Par une prompte mort finissez mon tourment ! SCÈNE VI. Melisse, Orante. MELISSE. Que tu viens tard, Orante, et, pendant ton absence,Qu'un étrange malheur m'a causé de souffrance ! ORANTE. Le soin de mes troupeaux m'a toujours retenu ;Mais, Melisse, quel est ce malheur inconnu ? MELISSE. Que tu prévoyais bien tantôt mon aventure !Philene a découvert ma secrète blessureEn feignant qu'en la chasse Alexis eut péri ; Il a vu ma douleur pour ce berger chéri.Mais, puisque désormais il n'est point de remèdePour pouvoir déguiser le mal qui me possède,Orante, oblige-moi, va trouver Alexis ;Conte-lui mon amour, conte-lui mes soucis, Porte-lui ce présent et lui dis que ma vie,S'il s'obstine au refus, sera bientôt finie. ORANTE. Prenez, prenez plutôt vous-même cet emploi ;Vous y réussirez sans doute mieux que moi.« On n'exprime pas bien une ardeur violente, Que le coeur ne sent pas, et dont l'âme est exempte. » MELISSE. Épargne ma pudeur en cette occasion :Une fille ne peut qu'avec confusionDécouvrir la première à l'objet qui l'enflammeLe désordre secret qu'il cause dans son âme. Va-t'en donc le trouver, ce trop aimable ingrat.Tu sais seule son faible et l'endroit délicatPar où l'on peut toucher son esprit inflexible. ORANTE. Je vais donc travailler à le rendre sensible. MELISSE. Je te suivrai de loin, pour plus vite savoir Si le succès répond à ce flatteur espoir. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Alexis, Philene. ALEXIS. Elle n'est plus ici. Pour se rendre au village,Elle a pris le sentier le plus près du rivage.Vous voyez, cher ami, s'il m'est rien malaiséPour rendre satisfait votre esprit abusé. Plût au Ciel qu'en ce lieu la fortune prospèreNous eût fait rencontrer votre ingrate bergère !Par ma façon d'agir, vous auriez reconnuQue d'injustes soupçons vous êtes prévenu.Que Melisse pour moi semble des plus atteintes, Que pour ma fausse mortelle ait fait mille plaintes,Il m'importe fort peu, puisque de mon côtéJ'aurai toujours pour elle autant de dureté.« Qui se laisse amollir aux soupirs d'une femmeA bien moins de pitié que de faiblesse en l'âme. Le courage consiste à mépriser des pleursQue l'on verse par art pour émouvoir nos coeurs. »Non, non, ne craignez point que pour cette bergèreJe hasarde un ami qui me tient lieu de frère.Je vous la quitte toute, et je serai ravi Quand je verrai son coeur sous vos lois asservi. PHILENE. Ah ! Généreux ami, quelle reconnaissancePeut à tant de bontés servir de récompense ?Quelles grâces te rendre, et pour un tel bienfaitQuels termes ne sont point au dessous de l'effet ? Non, non, tous mes soupçons sont allez en fumée ;Ma raison a repris sa force accoutumée,Et je vois clairement que mon esprit jalouxMe faisait défier injustement de vous.Ce que présentement je vous demande en grâce Est que de ce projet la mémoire s'efface,Et qu'à jamais Melisse ignore qu'en ces lieuxNous la vînmes chercher d'un dessein furieux. ALEXIS. Déjà vous repentir ! Tout maintenant, Philene,Vous étiez enragé contre cette inhumaine, Et, poussé, ce semblait, d'un dépit généreux,Vous deviez l'accabler de reproches honteux. PHILENE. Alexis, de l'amour le pouvoir est étrange :Un amant mille fois en un moment se change,Et de ses passions l'impétueux reflux Lui fait parfois haïr ce qu'il aime le plus.Au fort de sa douleur, aveugle, il s'imagineChasser facilement l'objet qui le domine,Et par le vain secours de sa faible raisonIl croit rompre ses fers et briser sa prison. Mais, s'il voit seulement les yeux qui le maîtrisent,Ses frivoles projets tout d'un coup se détruisent,Et de sa lâcheté tel est le repentirQu'il redouble ses fers pour n'en jamais sortir.Adieu. Je vais chercher mon ingrate bergère ; Il me faut efforcer d'adoucir sa colère.Contre elle étrangement je me suis emporté,Quand son amour pour vous a tantôt éclaté.Je crains que cette injure, irritant son courage,Ne l'ait aigrie encor contre moi davantage. ALEXIS. Que ne poursuivez-vous votre premier projet ? PHILENE. J'aime jusqu'aux dédains de mon ingrat objet. ALEXIS. Jouissez donc en paix d'une douleur si chère.« On ne plaint point un mal quand il est volontaire. » PHILENE. « Les prés veulent des eaux, les abeilles des fleurs ; La brebis cherche l'herbe, et l'amour vit de pleurs.» SCENE II. ALEXIS. Ô bienheureux celui qui, dès son plus jeune âge,A pu se garantir de l'amoureux servage,Et qui n'a point reçu dans son coeur ce poisonQui trouble des mortels la première saison ; Qui ne s'est point laissé surprendre par les charmesD'un objet suborneur, source de mille alarmes,Et qui n'a point soumis au caprice d'autruiUn bonheur qui ne doit dépendre que de lui !Il ne sait ce que c'est que soupirs et que plaintes ; Il n'est point agité de soucis et de craintes,Et des cruels soupçons le redoutable essaimNe mord point nuit et jour son misérable sein.Il n'est point en regrets consumé par l'absence ;Il n'est point de désirs flatté par la présence, Et n'a jamais connu les souris affectés,Ni les fausses faveurs, ni les feintes fiertés.Il goûte les plaisirs où l'âge le convie,Et voit ainsi couler heureusement sa vie.Mais qui m'a tant appris des mystères d'amour ? Serait-ce point possible un présage qu'un jourCe dieu, vainquant enfin ma longue résistance,M'en ferait malgré moi faire l'expérience ?Mais ma frayeur est vaine, et les cieux et les flotsRetourneront plutôt dans leur premier chaos. SCÈNE III. Alexis, Orante. ORANTE. Ah ! Bonjour, Alexis ! J'ai bien eu de la peineÀ vous pouvoir trouver, et j'en suis hors d'haleine. ALEXIS. Que me voulez-vous donc ? Dites en peu de mots. ORANTE. Laissez-moi me remettre et prendre du repos. ALEXIS. Je suis un peu pressé, je ne saurais attendre. Orante, une autre fois je pourrai vous entendre. ORANTE. Écoutez donc enfin. Je vous cherche en tous lieuxPour vous faire un présent et riche et curieux :Une écharpe de soie avec la panetière,Le tout relevé d'or d'une artiste manière. Prenez, c'est de la part... ALEXIS. De qui ? ORANTE. Vous l'ignorez ? ALEXIS. Oui, certes, je l'ignore. ORANTE. Hé bien ! Vous le saurezLorsque vous l'aurez pris. Tenez, voyez l'ouvrage. ALEXIS. Je ne vois rien avant qu'en savoir davantage.Dites qui me le donne, Orante, ou je m'en vas. ORANTE. Une bergère aimable et brillante d'appas, MELISSE. ALEXIS. À moi, Melisse ? Eh ! qu'est-ce qu'elle espère,Me faisant ce présent ? ORANTE. C'est que cette bergère,Languissante d'amour, mourant sous votre loi,Me fait vous apporter ce gage de sa foi. ALEXIS. Reportez vos présents, et dites à MelisseQu'elle adresse ses dons en pays plus propice.Mon humeur n'étant pas inconnue en ces lieux,Vous deviez toutes deux raisonner un peu mieux. ORANTE. Depuis quand les bergers ont-ils tant de rudesses Pour celles qu'autrefois ils nommaient leurs maîtresses :Les moeurs sont bien changés, puisqu'on voit la beautéMaintenant être en proie à la rusticité ! ALEXIS. Je ne m'informe point de ce qui se pratique ;Mais, s'il faut qu'avec vous librement je m'explique, Je renonce à l'amour, et je n'accepte rienDe tout ce que l'on m'offre au nom de ce lien. ORANTE. Que dis-tu, fol garçon qu'abuse l'ignorance ?Tu méprises l'amour, tu braves sa puissance ;Et, quand de cet amour toi-même es le doux fruit, Tu respectes si peu celui qui t'a produit !Ne crois pas m'échapper, je prétends te confondre ;Défends-toi si tu peux et tâche à me répondre,Ou plutôt, concevant un dépit généreux,Repens-toi de ton crime et deviens amoureux. ALEXIS. En faveur de l'amour que me pourrais-tu dire ?Vois-tu pas qu'à l'envi partout on le déchire ? ORANTE. Écoute, écoute-moi : c'est tout ce que je veux.Sans doute, on t'en a fait quelque portrait hideux.Alexis, il n'est rien qui n'aime en la nature : Chaque chose en ressent l'agréable blessure,Et les membres épars de ce grand universOnt chacun leur amour et leur penchant divers.Le Ciel aime la Terre, et d'une ardeur fidèlePour la voir, tous les jours il roule à l'entour d'elle, Sans que, depuis le cours de tant d'ans révolus,Il ait rien relâché de ses soins assidus.Ces brillants de la nuit, ces étoiles luisantes,Sont dans leur amitié si fermes, si constantes,Qu'elles n'ont point encor, changeant leur premier lieu, Voulu se joindre à l'Ourse, ou penché vers l'Essieu.Ces errants argentés qui font notre fortune,Et qui courent sans règle une route commune,N'ont-ils pas leurs aspects, leurs regards amoureux,Leurs tendres unions et leurs noeuds si fameux ? Vois, vois les Éléments : même ardeur les travaille,Et, quoi que bien souvent ils se livrent batailleEt fassent à nos yeux de terribles fracas,C'est pour se mieux unir qu'ils forment ces débats.Ce reflux de la mer, que tout le monde admire, Est l'effet d'un amour qui souffre et qui désire,Et ce fleuve qui tâche à surmonter son bordVeut caresser sa grève et l'étreindre plus fort.Est-il rien de plus dur qu'une roche hautaine ?Elle est pourtant sensible à l'amoureuse peine, Et ne peut écouter les plaintes d'un amantQu'elle ne lui réponde et plaigne son tourment.Le fer plaît à l'amant, et la paille amoureuseSaute d'un vol léger vers l'ambre précieuse.Ce qui nous semble enfin dépourvu de tout sens Se sent forcé d'aimer par des instincts puissants. ALEXIS. Orante, vainement ton esprit s'inquiètePour montrer qu'à l'amour toute chose est sujette :J'aimerai quand les Cieux, les Prés, les Eaux, la Mer,Concevront des désirs et pourront s'entr'aimer. ORANTE. Tu te moques, berger, et ne te veux pas rendre.Hé bien ! vois si tu peux encore te défendre.Contemple ces forêts qui nous ôtent le jour :Sous leur écorce dure elles ont de l'amour ;La palme tendrement vers la palme s'incline, Et pour s'approcher d'elle ébranle sa racine ;Les pins aiment les pins, les ormeaux les ormeaux,Et pour s'entr'embrasser ils tendent leurs rameaux.Vois maintenant ces fleurs si fraîches et si belles,Vois comme le soleil a de l'amour pour elles, Et par ses chauds regards craint de hâler le teintQue de mille couleurs il a lui-même peint.À cet illustre amant pas une n'est ingrate,Et leur zèle pour lui publiquement éclate.L'oeillet, dès le matin, lui montre ses trésors ; La rose avec pudeur découvre son beau corps ;Le lys, presque courbé, lève sa belle tête,Et l'humble violette à lui plaire s'apprête.Entre toutes, Clytie a pour lui tant d'amourQu'elle le suit sans cesse et.fait le même tour. ALEXIS. Ne finiras-tu point ce discours fantastiqueEt de tes visions le ramas chimérique ? ORANTE. Tu résistes encor, ô berger obstiné !Quand des bois et des fleurs tu te vois condamné !Mais confesse du moins que tout ce qui respire Reconnaît de l'amour l'inévitable empire,Et que, par un instinct en naissant imprimé,Pour un autre soi-même il se sent enflammé.N'as-tu point remarqué, dans la saison des roses,Qu'une douce chaleur anime toutes choses ? D'une jeune brebis un bélier amoureuxPar mille bêlements lui témoigner ses feux ?Un chevreau soupirer d'une voix tremblotante,Et mugir un taureau d'une voix effrayante ?Tout cela n'est qu'amour, et ces puissants efforts Sont les effets du dieu qui se meut dans leurs corps.Ce cheval indompté qui bondit et qui rue,Et qui ne connaît point le joug ni la charrue,Il est déjà sensible aux amoureux plaisirs,Et va chercher bien loin l'objet de ses désirs. Entre dans tes forêts et tes retraites noires :L'amour jusqu'en ces lieux va porter ses victoires.Ce tyran Némée en auteur de mille maux,Ce lion furieux, l'horreur des animaux,Il aime toutefois, et lui-même s'étonne Que sa fureur se calme auprès de sa lionne.Ce loup fin et rusé, que travaille la faim ;Ce renard défiant, ce sanglier inhumain,Ce tigre parsemé, cet éléphant énorme,Ce léopard cruel, cet ours laid et difforme, Cette biche et ce cerf que l'on entend bramer.Se laissent adoucir par le plaisir d'aimer.Les poissons dans les eaux, sous leurs écailles dures,Ressentent de l'amour les secrètes blessures,Et ces dauphins qu'on voit se jouer sur les flots Nous montrent que l'amour les rend ainsi dispos.Avec moi, maintenant, viens dans ce vert bocageEntendre des oiseaux l'agréable ramage.Ils chantent les plaisirs que leur donne l'amour,Et commencent par là, par là ferment le jour. Ce charmant rossignol, qui d'arbre en arbre vole,Et qui fait cent fredons sans art et sans échoie.« J'aime, j'aime, dit-il, et mes plus doux accentsSont les heureux effets de l'amour que je sens. »Entends les sons plaintifs de cette tourterelle : Elle plaint de son pair l'infortune cruelle,Et dans le triste état de sa viduitéRegrette le plaisir qu'elle a jadis goûté.Ce cygne au blanc plumage, à qui la mort prochaineFait pousser de doux chants et renforce l'haleine ; Ce paon superbe et vain de ses belles couleurs,Qui ternissent l'éclat des plus brillantes fleurs,Tous deux ont de l'amour, et tout deux dans leurs veinesRessentent de ce feu les atteintes soudaines.Aime donc, Alexis, puisque le même jour Qui nous a donné l'être a causé notre amour. ALEXIS. Prends pour m'assujettir des raisons plus solidesQue ce que l'on voit faire aux animaux stupides. ORANTE. Pauvre insensé qui croit qu'en un même séjourNe peuvent compatir la raison et l'amour ! Qui sait mieux que les dieux ses règles plus sévères,Ses obligations, ses maximes austères ?Leur amour cependant éclate en tant de lieuxQu'il est autant connu dans la terre qu'aux cieux.Jupiter, le plus grand de la troupe divine, Ressent de cette ardeur échauffer sa poitrine,Et, pour mieux réussir en ses larcins secrets,Il cache son tonnerre et l'éclat de ses traits.Tantôt en un beau cygne on voit qu'il se transformePour surprendre une nymphe assise au pied d'un orme, Tantôt en gouttes d'or on le voit distillerPour dans un noir cachot aisément se couler.Qui ne sait pas comment fut Europe abusée,Quand, pressant d'un taureau la croupe déguisée,Elle fendit les flots sans voiles, sans timon, Vint surgir en nos ports et nous laissa son nom.Apollon a jadis éprouvé que son âmeN'était point invincible aux traits de cette flamme,Et, quoi que tous les maux cèdent à son pouvoir,Pour lui-même il n'a su s'aider de son savoir. Daphné l'a fait souvent errer sur cette riveEt suivre sans espoir sa belle fugitive.Enfin ce dieu si fier qui préside aux combatsS'adoucit pour Vénus et met les armes bas.Rends-toi donc, Alexis, et ne sois pas plus sage Que les dieux, dont tu n'es qu'une imparfaite image. ALEXIS. Orante, il ne faut pas si fort nous aveuglerQue toujours sur les dieux prétendre nous régler.Ce qui leur est permis ne nous l'est pas de même :Nous servons, et leur front porte le diadème. Étant nos souverains et les auteurs des lois,Ils s'en peuvent aussi dispenser quelquefois ;Et puis de leur amour la nature est bien autre,Et n'a rien que le nom qui soit semblable au nôtre.Le leur est clair et beau, sans trouble, sans dégoûts, Le nôtre est inquiet, furieux et jaloux.Ce qui fait leurs plaisirs fait ici-bas nos crimes,Et le ciel et la terre ont diverses maximes. ORANTE. Si tu ne te rends pas à l'exemple des dieux,Laisse-toi donc convaincre aux héros glorieux. En est-il de si fier qui n'ait posé les armes,Quand contre lui l'amour a déployé ses charmes ?Hercule, si fameux par ses travaux divers,Qui de monstres cruels affranchit l'univers,Et, couvert de la peau d'un lion de Libye, Parcourut et l'Europe, et l'Afrique, et l'Asie ;Lui qui du ciel tombant le fardeau supporta,Et sur les derniers bords ses colonnes planta ;Ce fils de Jupiter, tout généreux, tout brave,Prit les chaînes d'Omphale et se fit son esclave, Et, pour lui ressembler, par un emploi nouveau,Il quitta la massue et tourna le fuseau.Thésée aima de même, et son amour bizarreLui fit passer le Styx et le sombre Tenare.Pirithois le suivit, et la Reine des morts Ne résista qu'à peine à leurs hardis efforts.Es-tu plus grand qu'Achille ? As-tu l'âme plus forte ?Admire cependant jusqu'où l'amour le porte !Il aime sa captive, et ce coeur indompté,Quand il a tout soumis, se trouve surmonté. La seule Briséis est le prix de ses peines,Et seule lui tient lieu des dépouilles troyennes.Ce chantre thracien, qui par ses doux fredonsÉbranla les forêts et fit mouvoir les monts,Sentit brûler son coeur de l'amoureuse flamme, Et vint jusqu'aux enfers redemander sa femme.Doncques, puisque tout cède à l'amoureux souci,Aimons, aimons, berger, et lui cédons aussi. ALEXIS. Ce que de ces héros ta bouche me raconteEst ce qui les ternit et ce qui fait leur honte. Hercule au rang des dieux ne fût jamais montéS'il eut été toujours près d'Omphale arrêté. ORANTE. N'aime donc point, brutal, et te prives toi-mêmeDes plaisirs innocents qu'on ressent quand on aime. ALEXIS. Quels plaisirs a l'amour qu'on puisse comparer Aux supplices cruels qu'il nous fait endurer ?Voit-on pas les amants soupirer et se plaindre ?Être blêmes, chagrins, et presque toujours craindre ?N'être jamais contents et maudire le jourQue leur coeur s'est laissé surprendre par l'amour ? ORANTE. Tu changerais bientôt tes noires calomniesSi tu connaissais mieux les douceurs infinies,Les délices, la joie et les plaisirs charmantsQue l'amour fait goûter aux fidèles amants.De l'objet qu'on chérit un regard favorable, Un soupir languissant, un souris agréable,Un entretien secret, un service accepté,Valent tout le plaisir qui peut être goûté.Je ne te dirai point quelle est de l'hyménéeL'entière liberté, l'étreinte fortunée ; Pense-la si tu peux, et songe comme alorsL'union est parfaite, et d'esprit et de corps !Combien de pâmoisons, d'extases, de faiblesses,De doux embrassements et de tendres caresses !En cet état plaisant que les moments sont courts ! Berger, pour être heureux, il faut aimer toujours. ALEXIS. Orante, qui vous a révélé ces mystères,Que doivent ignorer les modestes bergères ? ORANTE. Trop curieux berger, pourquoi viens-tu rouvrirUne vieille douleur que le temps dut guérir ? Sache donc qu'autrefois je suivis ta manière,Que, comme toi, je fus impitoyable et fière,Et qu'un jeune berger m'ayant offert ses voeux,J'affectai tes mépris et ton air dédaigneux.Hélas ! Il m'en souvient, ah ! Cruelle journée ! Lorsque mon Corydon, sur le bord du Pénée,Se jetant à mes pieds, me pressa doucementDe vouloir consentir qu'il m'aimât seulement.Quoi qu'en secret pour lui mon âme fut atteinte,Je voulus jusqu'au bout pousser exprès la feinte. « Non, non, n'espère point, réponds-je avec aigreur,Que j'accepte jamais le présent de ton coeur. »Je m'enfuis aussitôt, et, lorsque je m'arrête,Je vois pencher son corps et s'abaisser sa tête.Je reviens sur mes pas, et, d'un lugubre ton : « Arrête, lui criai-je, arrête, Corydon ! »Mais il est sous les flots, et ma pitié tardiveNe le rencontre plus quand je suis sur la rive.Combien, depuis ce jour, ai-je versé de pleurs !Combien ai-je accusé mes injustes rigueurs ! Combien, me promenant près ce même bocage,Me suis-je rappelé son air et son langage !Il m'a dit mille fois ce qu'ici je te dis ;Mais il le disait mieux : il m'aimait, Alexis !Quelquefois, dans le fort de sa douleur mortelle : « Orante, ajoutait-il, vous êtes jeune et belle,Vous avez mille attraits, vous avez mille appas ;Mais, Orante, après tout, ne vous y fiez pas :Les lys sont grands et beaux, les roses sont divines,Et cependant tous deux sèchent sur leurs racines. De même, la beauté ne dure qu'un matin ;Elle est fleur, et des fleurs elle suit le destin. »Ainsi, pour être beau, n'en sois pas plus sauvage :La fierté ne sied pas aux bergers de ton âge.Laisse donc tes forêts, et te rends à l'amour. Le temps passe, Alexis, et n'a point de retour. ALEXIS. Adieu, qu'en son erreur chacun de nous demeure.Vous, si l'amour vous plaît, aimez, à la bonne heure. SCÈNE IV. ORANTE. Va, cruel, va, barbare, entre en ces bois Et prochains, ne reviens jamais fréquenter les humains ! Hélas ! Que vais-je dire à la pauvre Melisse ? Je crains qu'à ce récit sa douleur ne s'aigrisse. Cachons-lui la moitié de ce... Mais la voici. SCÈNE V. Orante, Melisse. MELISSE. Hé bien ! As-tu trouvé ce berger endurci ? ORANTE. Il ne fait que partir, et nous sortons d'ensemble. Je m'étonne comment. MELISSE. Ah ! Chère soeur, je tremble.S'est-il à tes raisons laissé persuader ? ORANTE. Il s'obstine toujours et ne veut point céder. MELISSE. A-t-il pris mon présent ? ORANTE. Non, je vous le rapporte. MELISSE. Avecque moi, l'ingrat, agir de cette sorte ! Hé bien ! puisqu'il persiste à nous haïr toujours,La mort seule nous peut accorder du secours.Adieu, sombres forêts ; adieu, charmant bocage ;Adieu, ruisseau d'argent ; adieu, plaisant rivage,Lieux que j'ai tant de fois arrosez de mes pleurs, Lieux à qui tant de fois j'ai conté mes douleurs,Confidents de mes feux, témoins de mon martyre 1Je ne l'ai dit qu'à vous, bois, fontaines, zéphyr,Et c'est vous seuls aussi qui saurez qu'AlexisMe cause le trépas par ses cruels mépris. Ne lui parlez donc point de son ingratitude.S'il adresse ses pas par votre solitude,Prêtez-lui votre ombrage, offrez-lui votre frais,Mais ne l'accablez point d'outrages indiscrets. ORANTE. Melisse, modérez l'ardeur qui vous possède. MELISSE. Dans les extrêmes maux, la mort est un remède. SCÈNE VI. Melisse, Orante, Tircis. ORANTE. Tircis, que cherchez-vous ? TIRCIS. Je m'étais égaré.Mais je suis maintenant du chemin assuré. ORANTE. N'étiez-vous pas allé pour consulter l'oracle ? TIRCIS. J'en reviens. ORANTE. Les grands dieux sans doute ont fait miracle ; TIRCIS. Je suis un peu pressé, je ne puis m'arrêter. Venez dans le hameau, vous pourrez l'écouter. SCÈNE VII. Melisse, Orante. ORANTE. Mélisse, allons des dieux entendre la réponse. MELISSE. Tout m'est indifférent, Orante ; j'y renonce. ORANTE. Venez, le coeur me dit que vous rencontrerez, Dans l'oracle des dieux, plus que vous n'espérez. MELISSE. Je ne veux que la mort : c'est le bien où j'aspire. ORANTE. Ne déterminez rien et vous laissez conduire. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Alcandre, Tircis, Damon, Alexis, Philene, Troupe de bergers et bergères. ALCANDRE. C'est en des lieu secrets, et du bruit écartés,Que les divins arrêts doivent être écoutés : Les Dieux, en l'âge d'or, dans les champs habitèrent,Se plurent aux forêts et les bois fréquentèrent ;Apollon fut berger, et près des claires Il porta la houlette eaux et mena les troupeaux. Depuis, pour accomplir leurs sublimes mystères, Ils ont souvent choisi les forêts solitaires. Dodone en est témoin, dont il n'est aux mortels D'oracle moins obscur que ses bois immortels.Dites-nous donc, Tircis, qu'a répondu l'oracle ?Quelque crime à notre heur formerait-il obstacle ? TIRCIS. Par votre ordre, Seigneur, au temple étant rendu,Voici ce qu'a l'oracle à ma voix répondu. ORACLE. N'espérez point, bergers, que la peste finisseQu'un insensible coeur ne brûle en sacrifice.Vous aurez lors l'Amour favorable à vos voeux, Et verrez vos troupeaux plus gras et plus nombreux. Il relit l'oracle. ALCANDRE. On n'entend pas d'abord les réponses célestes,Et c'est en méditant qu'elles sont manifestes.Comprenez-vous, Damon, ce que l'oracle enjoint ? DAMON. Il me paraît obscur, et je ne l'entends point. ALCANDRE. Et vous, Tircis ? TIRCIS. Pour moi, je crois le mieux comprendre.Quelque coeur veut ici de l'Amour se défendre :Les dieux, pour expier un crime si honteux,Qui choque leur pouvoir et rejaillit sur eux,Veulent que par un prompt et juste sacrifice Sur un ardent bûcher le coupable on punisse. ALCANDRE. Quoi ! Serait-il bien vrai qu'une si folle erreurEut de quelque bergère empoisonné le coeur,Qu'elle se défendit d'une honnête tendresseEt tirât vanité de sa propre faiblesse ? Ah ! S'il s'en peut trouver, il est juste, grands Dieux !Qu'on venge par sa mort ce dessein furieux.Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a puni ce crime ;L'histoire en a rendu la peine légitime,Et les fleurs des jardins, et les arbres des bois, Sont les restes honteux des fières d'autrefois.En effet, c'est aux dieux faire une insigne injureQu'étouffer un instinct qu'imprime la nature ;Et qui soustrait son coeur à ce charme si douxRompt les liens sacrés qui nous unissent tous. Nommez-nous donc, Tircis, la bergère arroganteQui détruit nos troupeaux et trompe notre attente. TIRCIS. Seigneur, je ne sais point de bergère en ces lieuxÀ qui soit imputé ce forfait odieux,Mais plutôt un berger dont l'aveugle insolence Fait la guerre à l'Amour et brave sa puissance. ALCANDRE. Quel est cet insensé ? Nommez-le-nous, Tircis. TIRCIS. Le voilà devant vous. ALCANDRE. Qui donc ? TIRCIS. C'est Alexis. ALCANDRE. Dieux ! qu'est-ce que j'entends ! Serait-il bien possibleQu'Alexis eut un coeur à l'amour insensible, Et qu'avec des appas qui peuvent tout charmerIl voulut ignorer le doux plaisir d'aimer ?Parlez donc, Alexis ; répondez quelque chosePour vous justifier de ce qu'on vous impose ;Mais ne déguisez rien, et songez que les dieux Éclairent nos pensers du plus haut de leurs cieux. ALEXIS. Je ne me défends point, Alcandre, d'un tel crime,Quoi que le Ciel s'irrite et contre moi s'anime.J'ai méprisé l'Amour, émoussé tous ses traits,Et chéri plus que lui la chasse et les forêts. Je suis ce monstre affreux qui seul en la natureCache un coeur de rocher sous l'humaine figure,Et qui, plus furieux que nos premiers Titans,M'efforce à déserter l'univers d'habitants.Puisque je reconnais ma criminelle audace, Punissez-moi, Seigneur, je le demande en grâce ;Je bénirai mon sort et mourrai consoléSi ma mort peut sauver mon pays désolé. ALCANDRE. Ce courage, Alexis, que vous faites paraître,Ne fait point honte au sang dont le Ciel vous fit naître, Et répond noblement à l'infaillible espoirQue vos jeunes vertus nous faisaient concevoir.Que si par nos souhaits les fières destinéesConsentaient à régler le cours de vos années,Vous auriez, Alexis, des siècles de Nestor, Et vos jours ne seraient filés que de pur or ;Mais, puisqu'enfin le Ciel nous demande une hostie,Et que pour l'apaiser il lui faut votre vie,Ne perdons point de temps, et dans ce même lieuAchevons promptement ce qu'a prescrit le dieu. Vous, Damon, ayez soin de l'appareil funeste :Que le bûcher soit prêt, les torches, et le reste. SCÈNE II. Alcandre, Tircis, Damon, Alexis, Philene, Melisse, Orante, Troupe de bergers et bergères. MELISSE. Orante, montrons-nous. Il me faut aujourd'huiOu sauver mon berger, ou mourir avec lui.Ah ! Damon, arrêtez ! Seigneur, que je vous puisse Dire un mot seulement ! ALCANDRE. Dépêchez donc, Melisse. MELISSE. Seigneur, ce fol berger, qui d'un aveugle erreur,D'un mal qu'il n'a point fait, se confesse l'auteur,N'est point assurément demandé par l'oraclePour servir en ce lieu de tragique spectacle. Les Dieux ne voudraient pas, à moins qu'être cruels,Du sang d'un innocent arroser leurs autels.Ayant versé sur lui mille dons magnifiques,Dans son âme inspiré des vertus héroïques,Enrichi son esprit de précieux trésors, Et d'attraits nonpareils embelli tout son corps,Voudraient-ils, possédez d'une jalouse rage,Détruire sans sujet leur plus parfait ouvrage ?Est-ce un crime si grand que de leur ressembler,Et pour être divin en doit-on plus trembler ? Non, non, ce n'est point lui dont l'humeur trop sévèreA sur nous attiré la céleste colère.Si de quelque bergère il a causé l'ennui,Hélas ! c'est qu'il n'est rien qui soit digne de lui ;Il l'a pu mépriser sans commettre de crime : L'Amour n'a point sur lui de pouvoir légitime.Qu'on ne l'accuse point d'avoir aimé les bois :Pâris, le beau Pâris, s'y plaisait autrefois.Non, Seigneur, ce n'est point au prix de cette vieQue doit être acheté l'heur de la Thessalie. Si nous avions commis un si noir attentat,Le soleil ne luirait jamais sur ce climat ! ALCANDRE. Si ce n'est Alexis que l'oracle demande,Duquel de nos bergers voulez-vous qu'il s'entende ? MELISSE. Alcandre, ce n'est point par la mort d'un berger Que nos tristes malheurs se doivent soulager,Mais par le châtiment d'une ingrate bergèreQue les dieux ne sauraient regarder qu'en colère. ALCANDRE. Nommez-la nous ? MELISSE. C'est moi. ALCANDRE. Dieux ! Pourquoi voulez-vous,Melisse, avoir du Ciel attiré le courroux ? MELISSE. Alcandre, écoutez-moi. Ce n'est point par caprice,Par vain désir de gloire ou par quelque artificeQue je vous viens ici hautement découvrirD'où naissent les malheurs que l'on nous voit souffrir ;Mais un remords secret, qui sans cesse me ronge, Veut que la vérité triomphe du mensonge,Et ne peut consentir qu'un innocent bergerProdigue son beau sang pour un crime étranger.C'est moi, c'est moi, Seigneur, dont l'insolente audace,Pour rester impunie, a fait notre disgrâce. J'ai tué nos troupeaux, et moi seule ai semé,Pour les faire périr, un suc envenimé. ALCANDRE. Melisse, expliquez-vous, s'il se peut, davantage :Je ne puis rien comprendre à tout votre langage. MELISSE. Seigneur, j'ai méprisé l'amour respectueux D'un fidèle berger autant que vertueux ;Je n'ai payé ses soins, sa constance et sa peineQue du lâche loyer de mépris et de haine ;J'ai fui de le trouver, et, lorsque le hasardA voulu quelquefois qu'il m'ait jointe à l'écart, Qu'il m'ait entretenu de sa dure souffrance,Et qu'il m'ait assuré de sa persévérance :« Va, berger, ai-je dit, va conter ton amourAux ruisseaux, aux forêts, aux rochers d'alentour ;Laisse-moi, je ne puis t'écouter davantage, Et n'espère jamais que ton feu je soulage.Lorsque je t'aimerai, l'on verra les ruisseauxRemonter à leur source et nager les oiseaux. »Quoi que, par ces discours si remplis d'arrogance,Il dut se révolter selon toute apparence, Contre moi s'emporter et reprendre son coeur,Il n'a pourtant jamais ralenti son ardeur ;Il m'a dit seulement, après un long silence,Qu'il aurait plus d'amour que moi d'indifférence.Voilà de nos malheurs le principe assuré, Voilà ce qui des dieux a la haine attiré,Et c'est moi seule aussi que l'oracle demande,Et dont vous lui devez faire une prompte offrande.Que si, pour vous convaincre, il est encor besoinD'une preuve plus forte ou de quelque témoin, Philene est là présent, vous l'en devez bien croire.Tout ce que je vous dis est notre pure histoire. ALCANDRE. Voici qui m'embarrasse, et mon esprit confusNe voit de tous côtés que sentiers ambigus.Mais ce que dit Melisse, est-ce chose assurée ? DAMON. Elle est publique et n'est de personne ignorée. ALCANDRE. Qui donc choisir des deux ? Tous deux sont criminels,Et cependant un seul suffit à nos autels. ALEXIS. Melisse, à quel dessein de fureur emportée,Venez-vous traverser une chose arrêtée ? Vous croyez vainement nous éblouir les yeux,Et suivant votre gré faire parler les dieux.Non, non, désistez-vous de le vouloir prétendre.L'oracle de moi seul peut justement s'entendre,Puisqu'on n'en peut trouver un autre dont le coeur Ait été moins sensible à l'amoureuse ardeur.J'expose librement ma vie à la censure.Ai-je eu quelque penchant ? Ai-je eu quelque blessure ?Mais, Melisse, pour vous il n'en est pas ainsi,Et, quoi qu'avec regret je vous le dise ici, Votre coeur à l'amour ne fut pas si rebelleQu'il n'en ait ressenti du moins quelque étincelle.Orante... MELISSE. Ingrat, poursuis ! Dis même, si tu veux,Que je porte tes fers, que tu causes mes feux.Tu n'en obtiendras rien, puisque toujours mon coeur Pour un fidèle amant n'eut que haine et rigueur. ALEXIS. Puisque vous avouez, Melisse, qu'en votre âmeUn berger a du moins fait naître quelque flamme,Accordez, s'il se peut, ces deux différents points,De n'être point sensible et d'aimer néanmoins. MELISSE. De me persuader vainement tu t'efforces.J'aperçois ton adresse et connais tes amorces.Ne jette point ici, pour nous embarrasser,Des soupçons que l'on peut aisément renverser.Je te le dis, berger, la réponse divine Ne te peut convenir, pour peu qu'on l'examine.Si tu n'as point connu ce que c'était qu'aimer,De l'avoir méprisé l'on ne te peut blâmer.Il ne s'est jamais vu que contre l'ignoranceLes lois aient armé leur sévère vengeance, Et ce que nous faisons par quelque erreur surprisNe craint de châtiment que d'en être repris.Les dieux, qui sont du droit la source originelle,Voudraient-ils violer cette loi solennelle ?Pour moi, qui, connaissant combien le sort est doux Alors que nous aimons ce qui n'aime que nous,Ay fui qui m'adorait, et, par un sort bizarre,Suivi qui me fuyait et qui m'était barbare,Je dois seule éprouver, par un juste trépas,Les plus cruels tourments ordonnés aux ingrats. ALEXIS. Le Ciel ne fut jamais aux amantes contraire. MELISSE. Les dieux ne veulent pas qu'une ingrate prospère. ALEXIS. Ils ne sauraient punir un coeur rempli d'amour. MELISSE. Qui hait ce qui l'adore est indigne du jour. ALEXIS. Qui connaît son défaut facilement se change. MELISSE. Quand un crime est commis, il faut que l'on le venge. ALEXIS. Philene assurément vous le pardonnera. MELISSE. Les dieux ne suivront pas ce qu'il souhaitera. ALEXIS. Pourquoi m'enviez-vous cette bonne fortune ? MELISSE. Je suis lasse de vivre, et le jour m'importune. ALEXIS. Laissez plutôt périr qui cause votre ennui. MELISSE. Qu'importe de mourir après ou devant lui ? ALEXIS. D'un amour méprisé juste et secret reproche,Pourquoi m'ébranlez-vous lorsque ma mort est proche ? ALCANDRE. Quel des deux partis prendre, et par quel art trouver Celui que veut le Ciel ou punir ou sauver ?N'avez-vous point, Damon, quelque avis salutaire ? DAMON. Jamais, à mon égard, chose ne fut moins claire. ALCANDRE. Et vous, Tircis ? Souvent vos conseils sont heureux. TIRCIS. Conviez ces bergers à s'accorder entre eux. S'ils ont pour leur patrie une amitié sincère,Leurs débats finiront sans autre ministère,Et, voyant qu'en leurs mains on met notre destin,Sans doute ils changeront ce procédé mutin. ALCANDRE. Ce remède est aisé, tentons-le avant tout autre, Et, s'il ne réussit, nous emploierons le nôtre.Essayez, mes enfants, d'étouffer le discordQui retarde l'effet que nous promet le sort.Puisque l'oracle enfin ne veut qu'une victime,Qu'à l'autre l'un de vous cède l'honneur du crime, Et réciproquement se prive du plaisirQue son âme abusée imagine à mourir.La mort vient assez tôt sans que l'on la prévienne :Vers elle malgré nous chaque jour nous emmène,Et tout ce grand débat qui nous tient suspendus N'est que pour un moment ou de moins, ou de plus.Qui veut donc de vous deux consentir à la vie ?Quoi ! Pas un ne répond ? Ô l'étrange manie !Hé bien ! Qui veut mourir ? MELISSE. C'est moi. ALEXIS. C'est moi. ALCANDRE. Tous deuxRépondent maintenant, mais toujours mêmes voeux. Puisque de nos esprits la débile étendueDans ce dédale obscur ne peut trouver d'issue,Allons prier les dieux au temple du hameau ;Relisons-y l'oracle, oyons-le de nouveau.peut-être qu'en un lieu destiné pour leur culte, Interdit au profane, éloigné du tumulte,Par un second oracle ils s'interpréteront,Et de ces deux bergers l'innocent montreront.Damon, Tircis, suivez. Qu'Alexis et MelisseDemeurent en ce lieu jusques au sacrifice. SCÈNE III. Alexis, Melisse, Philene, Orante. ALEXIS. Qu'est-ce donc que je sens ? quelle douce langueurS'insinue en mon âme et se glisse en mon coeur ?D'où vient que mes regards sur Melisse s'attachent,Et qu'avecque regret de sur elle ils s'arrachent ?Est-ce amour ?... Mais, sans trop nous vouloir enquérir, Tâchons à l'empêcher, s'il se peut, de mourir.Pourquoi, belle Melisse, au printemps de votre âge,Courez-vous au trépas, d'un aveugle courage ?Pourquoi prodiguez-vous des jours si précieux ?Que vous a fait Tempé pour vous être odieux ? Conservez, conservez l'assemblage admirableDe tout ce qui peut rendre une mortelle aimable ;Conservez ces beaux yeux, la honte du soleil ;Conservez ce beau teint, à la neige pareil ;Conservez cette taille et ce port de déesse, Ces lèvres de corail et cette belle tresse,Et mille et mille attraits qui pourraient faire aux dieux,Pour vous venir servir, quitter encor les cieux.Songez à la douleur qu'aurait la Thessalie,Voyant si tristement s'éteindre votre vie, Avant que Proserpine eut dans vos beaux cheveuxMis le ciseau fatal et séparé vos noeuds.Les bois, les prés, les eaux, les échos, les fontaines,Les rochers, les vallons, les montagnes, les plaines,Les jardins, les vergers, les fleurs, les arbrisseaux, Les moissons, les guérets, les bergers, les troupeaux,Se couvrant à l'envi d'une noire parure,Pleureraient à jamais votre triste aventure. MELISSE. Que me viens-tu conter, insensible berger ?Ma mort est résolue, et je ne puis changer ; Ma trame est achevée, et je sens que la ParqueMe fait signe du doigt pour entrer dans la barque.Ne me conjure point d'éviter le trépas,Au nom de mes attraits, au nom de mes appas.N'ayant pu te toucher de la moindre tendresse, Ils ont trop découvert ma honte et leur faiblesse,Et doivent expier, par un prompt châtiment,Le crime de t'avoir entrepris vainement.Ne dis point que ma mort de deuil sera suivie.Le faible réconfort quand on n'est plus en vie ! Tout m'est indifférent, et tes pleurs seulementMe peuvent apporter quelque soulagement.Promets-moi donc, berger, que par fois ta mémoireTe représentera ma pitoyable histoire,Et que de mes malheurs le triste souvenir Tirera de ton coeur quelque léger soupir.Pour moi, quand de mon corps mon âme séparéeAura de l'Achéron passé l'onde ensoufrée,J'aurai toujours pour toi même ardeur, même amour,Et ne changerai point pour changer de séjour. ALEXIS. Ce dernier trait m'achève, et je sens que mon âmeOppose en vain sa glace au beau feu qui l'enflamme.Vous triomphez, Melisse ; Alexis prend vos fersEt venge vos appas des torts qu'ils ont soufferts.Vous régnez dans son coeur ; il vous y rend hommage, Et jure à vos beautés un éternel servage. PHILENE. Qu'entends-je ? ALEXIS. Recevez le présent de ses voeux,Et tâchez d'oublier un passé malheureux. MELISSE. Ah ! Ne te moque point, berger, d'une bergèreQui n'eut jamais pour toi qu'une amitié sincère, Et qui, malgré l'état où la met ta rigueur,Conserve encor pour toi tout ce qu'elle eut d'ardeur.Quelle gloire auras-tu de m'avoir abusée ?Que te reviendra-t-il d'une amour déguisée ?Si près du monument, si proche du trépas, Ne feins point de m'aimer si tu ne m'aimes pas.Que ta bouche et ton coeur accordent tes paroles,Et, sans m'entretenir d'espérances frivoles,Ne viens point m'accabler de ce second ennuiQu'un berger m'ait trompée allant mourir pour lui. ALEXIS. Ne me soupçonnez point, Melisse, d'un tel crime :Mon coeur, mon coeur ressent ce que ma bouche exprime,Et plut au Ciel qu'il fut ouvert à vos regards !Vous le verriez, ce coeur, percé de toutes parts ;Vous y verriez vos traits et la vivante image Du chef-d'oeuvre achevé de votre beau visage.Ne jugez point de moi par ma première erreur,Mais jugez-en par vous et par votre air vainqueur.L'Amour, qui de nos coeurs absolument dispose,A fait en un moment cette métamorphose : Du berger insensible il a tout effacé,Et du parfait amant les traits il a tracé.Nymphe, recevez donc ce faible témoignageD'un feu qui de la mort saura vaincre la rage,Trop heureux si je vois, prêt de perdre le jour, Que vous ne doutez plus de mon sincère amour ! MELISSE. Quoi ! Je vous puis bien croire, et ce bonheur si rare,Qui charme tous mes sens, où mon esprit s'égare,N'est point un beau fantôme, à ces songes pareil,Que forment des vapeurs pendant notre sommeil ? Vous m'aimez, Alexis ? La chose est véritable ?Ô le doux changement ! Ô prodige admirable !Après ce que je vois, grands dieux ! N'attendez pasQue je vous importune ou plaigne mon trépas. ALEXIS. Puisque mon amour plaît à ma belle bergère, Je n'ai plus de souhaits ni de désirs à faire ;La Fortune n'a rien qu'elle me puisse offrir.Vivez donc, rare objet, et me laissez mourir.Mon trépas ne sera qu'une preuve peu forteDe ce qu'entreprendrait l'amour que je vous porte. Si vous le trouvez bon, je vous ferai présentD'un troupeau qui sous vous sera plus florissant.[Note : Coutre : Espèce de fort couteau en fer, à lame courte, à tranchant mousse, à dos épais, adapté, en avant du soc, à la flèche de la charrue, et servant à fendre la terre. [L]]Plus d'un coutre pour moi les campagnes sillonne.Agréez que le tout en mourant je vous donne. MELISSE. Ne parlons point encor de ces tristes sujets : Notre amour nous fournit de plus plaisants objets.Laissons agir les dieux : leur bonté sans pareillePeut en notre faveur faire quelque merveille ;Et, quand même ils auraient arrêté notre mort,Usons du peu de temps que nous laisse le sort. Alexis, qu'il est doux d'être aimé quand on aime ! ALEXIS. Qu'il est doux de brûler quand on brûle de même ! MELISSE. Le plus charmant plaisir est le plaisir d'aimer. ALEXIS. Tout autre près de lui ne peut être qu'amer. MELISSE. Dans ces ravissements l'âme semble abîmée. ALEXIS. On vit bien moins en soi qu'en la personne aimée. SCÈNE IV. Alexis, Melisse, Philene, Orante, Damon. DAMON. Alcandre vous demande et me dépêche exprèsPour vous venir conduire au temple de Cérès. MELISSE. L'intention des dieux est-elle enfin connue,Et duquel de nous deux la mort est résolue ? DAMON. D'aucun, et, pour finir ce débat indécis,On a besoin de vous ainsi que d'Alexis. MELISSE. Allons, berger, allons ; mais, sans tant de mystère,Je sais comment on peut tous deux nous satisfaire...J'ai trouvé le secret, sans recourir aux Dieux, De finir promptement ce débat ennuyeux. SCÈNE V. Philene, Orante. ORANTE. Grands dieux ! Souffrirez-vous qu'une amitié si belleÉprouve la rigueur d'une fin si cruelle ?Vous qu'on dit de l'amour avoir senti les traitsEt goûté la douceur de ses plaisirs secrets, N'auriez-vous point de peur qu'on taxât votre gloireSi vous aviez souffert une action si noire ?Non, je ne le crois pas, et je me veux flatterQue nous verrons bientôt vos bontés éclater.Philene, voulez-vous que nous allions au temple Voir débrouiller ce noeud, qui n'eut jamais d'exemple ?Bien qu'à vos voeux Melisse ait résisté toujours,On ne voit qu'en tremblant en péril ses amours. PHILENE. Bergère, je ne puis te suivre en ce voyage.Mes tristes déplaisirs ne me laissent d'usage Que celui d'occuper mon esprit consternéAux coups dont me poursuit le destin mutiné.Adieu. Je vais rêver, dans ce bois solitaire,Quel parti je dois prendre et ce qu'il me faut faire ;Mais que puis-je espérer après ce que j'ai vu ? Alexis est perfide ! Alexis s'est rendu ! ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. PHILENE. Quittons, quittons ces bois, où notre âme abattueN'a que trop médité sur le mal qui la tue ;Retournons dans les lieux où nous puissions savoirCe qu'a déterminé le céleste vouloir. Qui doit enfin périr, Alexis ou Melisse ?Que si quelqu'un des deux le doit avec justice,C'est sans doute Melisse, et cependant mon coeurFait, contre la raison, des voeux en sa faveur.Je crains qu'à me venger le Ciel trop ne s'anime Et ne regarde moins la beauté que le crime.C'en est encore peu, je flatte mes malheurs,Et pour ne la pas perdre excuse ses rigueurs.Grands dieux ! Si vous avez pour moi quelque indulgence,Épargnez cette ingrate, et voilà ma vengeance : Rendez-moi ses mépris, son orgueil rebutant ;Seulement, qu'elle vive, et je serai contant.Pour toi, perfide ami, qui, malgré tes promesses,As conçu dans ton sein des indignes tendresses,Qui viens devant mes yeux d'en faire un lâche aveu, N'attend du juste Ciel, pour loyer, que le feu.Mais d'où vient que personne en ce lieu ne s'avanceQui puisse contenter ma juste impatience ?C'est ici cependant, si j'ai bien écouté,Que doit être du sort l'arrêt exécuté. De ce retardement qui pourrait être cause ?Serait-il point encor survenu quelque chose ?Mais j'aperçois Damon. Nul autre ne peut mieuxÉclaircir sur ce point mon désir curieux.Je vais lui demander. SCÈNE II. Philene, Damon PHILENE. Damon, un mot, de grâce. Souffrez que mon désir par vous se satisfasse.Que s'est-il fait au temple, et pour lequel des deuxSe déclare le sort, ou doux, ou rigoureux ? DAMON. Comment ! Vous ignorez, vous seul, ce grand miracle,Et n'avez rien ouï de ce rare spectacle ? Votre intérêt pourtant y paraît assez grand,Et le succès ne peut vous être indifférent. PHILENE. J'étais dans ce bocage, attendant de l'apprendrePar le bruit qui viendrait incontinent s'épandre.Hélas ! On sait trop tôt ce qui doit affliger ! Le bonheur est tardif et le mal est léger !Mais contez-moi, Damon, cette grande aventure.Que je suis agité ! Que mon esprit endure !Ce désordre intestin ne peut être menteur,Et ne me promet rien qu'un extrême malheur. DAMON. Puisque devers le bois vous revenez vous-même,Faites-moi, je vous prie, une faveur extrême.N'avez-vous point trouvé des gens sur le chemin ? PHILENE. Vers où ? DAMON. Vers le buisson où l'on voit le grand pin. PHILENE. Non, je n'ai rien trouvé ; mais, si je ne m'abuse, Non loin de moi marchait une troupe confuse.Ils parlaient assez haut, et sans doute ils allaientVers le lieu qu'à présent vos discours m'indiquaient. DAMON. C'est eux assurément ; ils ont bien pris la voie. PHILENE. Qui donc ? DAMON. Les officiers que le grand prêtre envoie. PHILENE. Damon, ne tenez plus mon esprit suspendu,Et daignez me conter ce que vous avez vu. DAMON. Ami, je suis pressé ; l'on doit, en ma présence. PHILENE. Ah ! Damon, je ne puis, je meurs d'impatience.Si jamais. DAMON. Hé bien ! donc, je vais succinctement Vous faire le récit de cet événement. PHILENE. Commencez donc enfin. DAMON. Écoutez. Comme AlcandreSe fut en vain gêné pour l'oracle comprendre,Et qu'il eut admiré, par un combat nouveau,Deux bergers disputer la gloire du tombeau, Ne pouvant pénétrer dans une nuit si noire,Presque désespéré, vint tout d'un coup à croireQue l'on avait choqué la majesté du dieuEn lisant son oracle en un profane lieu,Et que, pour nous punir de notre irrévérence, Il en avait exprès caché l'intelligence,Répandu sur nos yeux l'ombre et l'obscurité,Et de ces deux bergers le débat suscité.« Allons, dit-il, au temple, et n'ayons point de honteD'expier notre erreur par une amende prompte. Il marche le premier ; Tircis et moi suivons,Et dans l'enclos sacré tous trois seuls arrivons.Vous le savez. Alors Alcandre s'humilie,Et commence à prier les dieux de Thessalie,Les faunes, les sylvains, les satyres cornus, Le berger Apollon, la bergère Venus ;Mais surtout à l'Amour, dont tout ce qui respireRespecte le pouvoir et redoute l'empire,Il adresse sa voix, et tâche par ces motsL'obliger à vouloir débrouiller ce chaos : « Grand dieu, le plus puissant de la troupe divine,À qui doit l'univers sa première origine,Et qui, par des secrets et merveilleux ressorts,De cette grande masse entretiens les accords ;Toi qui règnes au Ciel, qui règnes sur la terre, Qui sais assujettir le maître du tonnerre,Et ne dédaignés pas de venir quelquefoisHonorer nos hameaux et visiter nos bois !Aimable déité, donne-nous quelque indice :Qui te doit être offert, Alexis ou Melisse ? En sauvant l'innocent, monstre le criminel,Et de son sang bientôt fumera ton autel. »Alcandre, ayant fini, se tait, s'arrête, écoute,Espérant que bientôt s'éclaircira son doute.Mais rien ne lui répond : tout est sourd à ses cris, Les faunes, les sylvains et le fils de Cypris.Dans ce triste embarras de surprise et de trouble,Alcandre recommence, et sa ferveur redouble ;Mais le Ciel est toujours inexorable et dur :Aussi sombre est la nuit, l'oracle autant obscur. Ce ministre des dieux ne sait que dire ou faire.Son esprit, à la fin, ce secret lui suggéré :Il veut que dans le temple on enferme avec nousLes auteurs incertains du céleste courroux,Espérant que les dieux, touchez par leur présence, Du criminel enfin donneraient connaissance,Nommeraient la victime, et par un juste choixNous voudraient bien tirer de ces douteux abois.Je les viens donc quérir, suivant l'ordre d'Alcandre ;Mais, pendant le chemin, je les vois tous deux prendre Un conseil insolent, ainsi que furieux,De ne se point survivre après l'arrêt des dieux.Nous approchons du temple. Ils entrent... Ô surprise !La masse tout d'un coup se choque, se divise ;L'on entend un grand bruit dans le vaste des airs, Et nos yeux sont frappez de lumineux éclairs.Nous ne doutons plus lorsque tous ces grands présagesDe l'approche du dieu ne soient des témoignages.Nous nous prosternons donc humblement, attendantDu suprême vouloir les signes évidents. Alors à ce grand bruit le silence fait place ;Un jour pur et serein ces faux brillants efface :Dans un nuage d'or se découvre l'Amour ;Les Grâces, les Plaisirs, les Jeux, sont à l'entour.Il tient son arc fatal ; son carquois pend derrière ; Un crêpe délié lui cache la lumière ;Zéphyr, à ses côtés, tient sa torche en sa main.Il nous rend à la fin cet oracle certain. IIe ORACLE. Vos maux s'en vont finir, recevez-en l'augure.Le Ciel n'a pu les voir sans en être touché ; Mais, bergers, pour me plaire et dignement conclureCe que vous ignoriez et qui n'est qu'ébauché,Unissez promptement, unissez les victimes.C'est ainsi que l'Amour se sait venger des crimes.Il se retire ensuite, et nous laisse ravis Que d'un si beau succès nos desseins soient suivis.Nous admirons du dieu le décret équitable,Qui sait ainsi punir l'un et l'autre coupable,Et, semblant satisfaire à leur zèle indiscret,Sur eux, sans distinguer, venge un commun forfait. Quelque peu des bergers nous touche la misère,Mais au salut public qu'est-ce qu'on ne préfèreAlcandre incontinent m'ordonne de marcherEt de faire au plutôt construire le bûcher.Je n'ai point perdu temps, et par ma diligence Des officiers sacrés une troupe s'avance.J'y vais moi-même aussi. PHILENE. Mais Damon, en ce lieu,Doit-on pas accomplir la volonté du dieu ? DAMON. Non, c'est dans la forêt, où, comme l'on assure,Jadis est arrivée une même aventure. PHILENE. Damon, les deux bergers étaient-ils étonnésLorsque le Ciel les eut à la mort condamnés ? DAMON. Non, nulle émotion n'altéra leur visage,Et l'on ne saurait plus témoigner de courage.Leurs yeux sans cesse étaient l'un sur l'autre arrêtez, Et d'un secret plaisir ils semblaient transportés,Comme si dès longtemps de mutuelles flammesEussent atteint leurs coeurs et brûlé dans leurs âmes,Et que bientôt, conduits dans le lit nuptial,Ils s'y dussent unir, non au bûcher fatal. Cependant on les orne, avec soin on les pare,On couvre leurs habits de gaze fine et rare ;Leurs chefs sont couronnez de guirlandes de fleurs,Et l'on répand sur eux des exquises odeurs.Mais je les vois venir. Cette grande poussière M'est de leur prompt abord la sûre avant-courrière.Adieu. SCÈNE III. PHILENE. Destins cruels, où me réduisez-vous,Et pourquoi dessus moi retombent tous vos coups ?Si sous mes propres maux je succombe moi-même,Pourquoi m'affligez-vous dans le sujet que j'aime, Et, condamnant Melisse à l'horreur du trépas,Paraissez inhumains et ne me vengez pas ?Si c'est contre moi seul qu'elle a commis l'offense,Quittez-moi donc le soin d'en tirer la vengeance.Me la laissant aimer, vous la punirez mieux, Puisque rien ne saurait plus déplaire à ses yeux.Mais, lâche sentiment, trop indigne tendresse,D'un coeur peu généreux peu séante faiblesse,Sortez, et faites place au juste repentirD'avoir pu si longtemps avec vous compatir ! Melisse aime Alexis ! Elle a pu, la cruelle !Dédaigner le présent de notre amour fidèle,Et son traître berger, par ses attraits charmé,Pour elle s'est senti tout d'un coup enflammé !Que nous faut-il donc plus, et qu'est-ce qui nous reste De plus injurieux, plus rude et plus funeste ?Tous deux sont criminels : haïssons-les tous deux,Elle pour n'aimer pas, lui pour être amoureux.Puisque les dieux en main prennent notre querelle,Conspirons avec eux et secondons leur zèle. Oui, je vous le promets, lâche couple d'amants,Je verrai d'un oeil sec vos plus cruels tourments ;J'assisterai moi-même à vos plus rudes gênes,Et n'aurai ni regret ni pitié de vos peines !Ils s'approchent de nous, et ce couple odieux. Que mon coeur est troublé ! Que Melisse, à mes yeux,Paraît pleine d'appas, et, tout prêt de s'éteindre,Que cet astre est brillant ! Qu'il est encor à craindre !Les dieux ont-ils rien fait qu'on lui puisse égaler ?Un seul de ses regards peut-il pas tout brûler ? Est-il à ses souris de colère indomptable,Et qui peut l'outrager n'est-il pas exécrable ?Ah ! Pardonnez, Melisse, excusez le transportQu'a causé malgré moi mon trop malheureux sort.Ce poison qu'a vomi ma bouche criminelle N'a point gâté le coeur innocent et fidèle,Et, dans le même instant que de fureur grossiJ'outrageais vos appas. SCÈNE IV. Alcandre, Tircis, Alexis, Melisse, Orante, Philene, Troupe de bergers et bergères. ALCANDRE. Arrêtons-nous iciJusqu'à ce que Damon, dans peu, nous avertisseQue tout est dans le bois prêt pour le sacrifice, [Note : Brandon : Bouquet de paille enflammé, dont on se sert pour s'éclairer. [L]]Que le bûcher languit, que les sacrés brandonsDemandent la victime, et que nous seuls tardons.Cependant, mes enfants, dans le peu qui vous reste,Préparez vos esprits à ce combat funeste ;Armez-vous de constance, et, méprisants le sort, Couronnez vos destins par une belle mort.« Qui meurt pour sa patrie est digne qu'on l'envie,Et trouve dans sa mort une immortelle vie. »Les peuples à l'envi, qui par votre trépasVerront bientôt finir leurs malheureux dégâts, De votre nom bien haut célébreront la gloireEt l'éterniseront au temple de Mémoire.Vous serez le sujet de leurs vers, de leurs chants ;Et quand, au renouveau, l'agréable printempsFera naître l'émail de mille fleurs nouvelles, On chômera pour vous des fêtes solennelles,Où le nom de Melisse et celui d'AlexisSeront dits mille fois et mille fois redits.Je sais bien que votre âme, et forte et généreuse,Ne peut jamais souffrir de faiblesse honteuse ; Mais, lorsque le trépas s'apprête à nous saisir,Le plus ferme courage est sujet à transir. MELISSE. Pour moi, loin d'avoir peur d'une fin si tragique,Un sensible plaisir me chatouille et me pique.Mais j'aperçois Philene. Alcandre veut-il bien Avec lui m'accorder un moment d'entretien ? ALCANDRE. J'y consens. Aussi bien, c'est sa flamme outragéeQui doit être en ce jour par votre mort vengée.Tâchez donc d'obtenir que votre châtimentCalme toute l'aigreur de son ressentiment, Ou si d'un bel effort vous vous sentiez capable,En ce dernier moment soyez-lui favorable. MELISSE. Adieu, Philene, adieu ! Je touche au point fatal,Et la Parque m'appelle au tribut général.Cet objet dédaigneux, cette fière bergère, Ne sera plus bientôt que cendre et que poussière.De son superbe orgueil le feu vous vengera,Et d'elle seulement un vain nom restera.Pardonnez-lui, Philene, et que par son suppliceVotre ressentiment pour le moins s'adoucisse. Oubliez cette ingrate, et qu'à vos plus beaux joursLe Ciel daigne accorder de plus douces amours. PHILENE. Ah ! ne m'outragez point, trop injuste Melisse,Me faisant de vos maux l'auteur ou le complice !Si je sers de prétexte au destin mutiné, Hélas ! J'ai contre lui plus que vous fulminé.S'il vous est rigoureux, il m'est encor plus rude.Un moment vous saura tirer de servitude,Finira vos tourments, vous mettra dans le port,Et pour moi tous mes jours seront des jours de mort. C'est moi qui des malheurs serai toujours la proie,Et qui n'aurai jamais de véritable joie,Trop heureux si je puis votre exemple imiterEt d'un courage égal mes malheurs supporter !Ah 1 si des mêmes feux nos âmes enflammées Eussent eu le plaisir d'aimer et d'être aimées,Si Melisse à Philene eut engagé sa foi,Si Philene eut juré de mourir sous sa loi !Les dieux dans leurs palais n'ont rien de comparableAux charmantes douceurs de ce lien aimable. Mais. ALCANDRE. Et vous, Alexis, d'un courage virilAffronterez-vous bien ce terrible péril ?Quelle est cette langueur que vos yeux font paraître ?Quoi ! Votre coeur s'abat, et vous tremblez peut-être ? ALEXIS. Non, je ne tremble point, et je saurai périr, Sans laisser échapper ni sanglot ni soupir.La peur ne peut avoir nul accès en une âme,Quand y brûle un beau feu, quand Melisse l'enflamme.Expirer à ses yeux sur un même bûcherEst un bonheur trop grand, est un plaisir trop cher. Ma défaite me tient place de la victoire,Et je trouve en ma mort une trop belle gloire.Amour, sois satisfait, apaise ton courroux,Et nous regarde enfin d'un visage plus doux.Ce coeur qui fut jadis à tes lois si contraire, Qui dédaigna les voeux d'une aimable bergère,Et qui crut qu'on pouvait, dans son jeune printemps,Échapper aux appas des pièges que tu tends ;Ce chasseur indompté, dont l'aveugle manieDonnait à ton pouvoir le nom de tyrannie, Et qui, pour éviter l'adresse de tes traits,S'écartait des hameaux et cherchait les forêts,Il brûle maintenant, et t'offre en sacrificeLe véritable amant de la belle Melisse.Uni dans le bûcher ce couple malheureux, Moins par la flamme uni que conjoint par tes noeuds. ALCANDRE. Dieux ! Qu'est-ce que j'entends, et que ce grand miracleM'inspire un sens heureux pour expliquer l'oracle !Mais, avant que d'oser sur ce point nous ouvrir,Il faut premièrement du fait bien s'éclaircir. Alexis, dites-moi, serait-il bien possibleQu'à présent votre coeur fut devenu sensible,Qu'il brûlât pour Melisse, et qu'un heureux momentEut pu causer dans vous un si grand changement ?Parlez donc, Alexis ? ALEXIS. Divinités suprêmes, Qui savez nos pensers aussi bien que nous-mêmes,Je vous prends à témoin si l'Amour sous sa loiA jamais vu berger plus embrasé que moi !Ce que fait le long temps dans une âme vulgaire,Un bel effort dans moi tout d'un coup l'a su faire ; Ma raison a cédé, mes yeux se sont ouverts,Et mon coeur avec joie est entré dans les fers.J'ai connu les soupirs et les impatiences,Les craintes, les désirs, l'espoir, les défiances,Et tout ce que ce dieu, dans un long cours de temps, Enseigne à ses sujets sous sa loi combattants.Mais que sert cet aveu, si mon amour, Melisse,Ne vous peut garantir du fatal précipice ?L'oracle a prononcé : rien ne peut rétracterCe qu'une fois aux dieux il a plu d'arrêter. ALCANDRE. Je sens de mon esprit dissiper le nuage :La nuit fait place au jour, et l'ombre se dégage ;Une vive clarté se présente à mes yeux,Et je comprends enfin le langage des dieux.Que des pauvres humains la science est bornée, Qu'elle est de toutes parts d'erreurs environnée,Puisqu'un discours si clair, pendant un si long temps,A tenu nos esprits incertains et flottants !N'espère point, bergers, que la peste finisseQu'un insensible coeur ne brûle en sacrifice. Un coeur brûle-t-il pas lorsqu'il est consuméPar l'amour de l'objet dont il se sent charmé ?Unissez promptement, unissez les victimes.C'est ainsi que l'Amour se sait venger des crimes.N'est-ce pas par l'hymen que les amants unis Voient avec plaisir leurs supplices finis ?Et n'est-ce pas aussi dans les doux mariagesQue l'Amour, de tout temps, a vengé ses outrages ?.Mais que veut ce berger ? Il semble transportéEt paraît interdit de quelque nouveauté. SCÈNE V. Alcandre, Tircis, Alexis, Melisse, Orante, Philene, Damon, Troupe de bergers et bergères. DAMON. Seigneur, quand le bûcher, sur sa base solide,A conduit par mes soins sa haute pyramide ;Que l'urne, les brandons, le drap, ont été prêts,Et tout le champ jonché de myrte et de cyprès,Un brillant trait de feu, que l'on a vu descendre, A réduit promptement tout le bûcher en cendre,Dissipé nos projets, renversé nos desseins,Et mis dans les esprits mille scrupules vains.Je suis vite accouru moi-même vous l'apprendre. ALCANDRE. Les dieux se font encor par ceci mieux entendre : Consumer le bûcher, n'est-ce pas hautementBlâmer notre ignorance et notre aveuglement ?Ce présage est visible, et le Ciel nous l'envoie.Mais cet autre, qu'a-t-il ? Il paraît plein de joie. SCÈNE VI. Alcandre, Tircis, Alexis, Melisse, Orante, Philene, Damon, AEgon, Troupe de bergers et bergères. AEGON. Seigneur, tous nos troupeaux ont repris leur vigueur, Et ne se sentent plus déjà de leur langueur.On les entend bêler aux basses bergeries ;On les voit sauteler dans les vertes prairies,Y tondre l'herbe fine et trouver des appasDans ce qu'auparavant ils ne regardaient pas. Cette faveur n'est point en un lieu resserrée :Elle est déjà publique en toute la contrée.Ménalque et Lycidas m'ont dit qu'en leurs cantonsUn semblable bonheur accueillait leurs moutons. ALCANDRE. Non, non, n'en doutons plus, la volonté céleste Est accomplie enfin ; l'indice est manifeste,Puisque d'un heureux feu l'insensible AlexisPour la belle Melisse est maintenant épris.De penser que les dieux se plaisent au carnageEst ne les pas connaître et leur faire un outrage ; Mais surtout de l'Amour les paisibles autelsNe se repaissent point dans le sang des mortels :C'est un dieu de douceur, de plaisir, de délices ;Les coeurs assujettis sont ses seuls sacrifices ;Lui-même est son vengeur, et ses plus durs tourments Sont les tendres soupirs et les pleurs des amants.L'union qu'il demande est le doux hyménée,Par qui l'amante vit à l'amant enchaînée ;Et, s'il veut des ardeurs, s'il désire des feux,Ce sont ceux qu'il allume en des coeurs amoureux. Vivez, vivez, bergers ; bannissez toute crainte,Et réveillez enfin votre espérance éteinte :L'orage est écarté, le calme est de retour,Et vous verrez bientôt couronner votre amour.Dans votre beau printemps, vos deux âmes unies Éprouveront dans peu des douceurs infinies,Et béniront le jour qu'un favorable sort,Prêts d'être submergés, vous a poussez au port. MELISSE. Alexis, est-il vrai ? ALEXIS. Melisse, est-il croyable ? MELISSE. Est-ce point un beau songe ? ALEXIS. Est-ce point une fable. MELISSE. Qu'un si tendre plaisir ? ALEXIS. Qu'un heur si surprenant ? MELISSE. Ô merveille admirable ! ALEXIS. Ô miracle étonnant ! ALCANDRE. Mais que va devenir le malheureux Philene ?Il le faut consoler dans sa cruelle peine.Philene, à cette fête il vous faut prendre part, Et croire qu'en ceci rien n'est fait par hasard.Se conformer aux dieux est la grande maximeQue doit suivre un grand coeur quand la vertu l'anime.Le juste Ciel, touché par votre pur amour,Le récompensera d'un plus heureux un jour. PHILENE. Cette journée, Alcandre, en miracles abonde ;Elle est de toutes parts en prodiges féconde.De subits changements on voit un long reflux ;Moi-même, je me cherche et ne me trouve plus.De mon ardent amour la flamme est ralentie : En une amitié pure elle s'est convertie,Et je puis aujourd'hui, sans en être jaloux,Voir donner à Melisse Alexis pour époux. ALCANDRE. Grands dieux ! que vos bontés méritent de louanges,Et qu'elles nous font voir de prodiges étranges, Puisqu'en un même jour, de deux bergers divers,Le froid devient amant, l'amant brise ses fers !Ne différons donc plus, allons par l'hyménéeDans le temple voisin unir leur destinée,Et rendre grâce au Ciel, qui d'un si grand danger, Par un heur imprévu, nous a su dégager. ==================================================