******************************************************** DC.Title = LA COMÉDIE AU CHATEAU, PIÈCE EN UN ACTE DC.Author = AUDIFFRET, L.D.L. DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 21/08/2023 à 05:41:10. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/AUDIFFRET_COMEDIEAUCHATEAU.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3045711f?rk=85837;2 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA COMÉDIE AU CHATEAU PIÈCE EN UN ACTE. 1861. L.D.L. AUDIFFRET PERSONNAGES DOLICARD. ANSELME DOLICARD, son frère. DÉLIGNY, leur neveu, jouant les personnages suivants. BUSCARINO. LÉRICOURT. LUCINET. STANISLAS. La scène se passe dans le château de Dolicard. Extrait de "Entre deux paravents, Théâtre des salons de famille Seconde partie, pièces pour hommes seulement", L.D.L. Audiffret, Janvier 1889, pp. 371-395. Cote BnF [YF-8106] LA COMÉDIE AU CHATEAU Le théâtre représente un salon. SCÈNE PREMIÈRE. Dolicard, Anselme. DOLICARD. Oui, mon frère, j'en conviens ; j'ai une véritable passion pour la comédie de société. C'est elle qui m'a décidé à acheter ce château, situé à une faible distance de Rouen et dans lequel nous venons nous installer pour toute la saison de la villégiature. J'y ai trouvé une salle de spectacle selon mes goûts : un vrai bijou. Monsieur de Clérichamp me l'a bien fait payer trente mille francs de plus qu'il ne vaut ; mais, n'importe ! Je n'ai point de regret d'avoir conclu cette affaire. ANSELME. Vous avez travaillé quarante ans, mon cher frère : le commerce vous a enrichi. Il est juste qu'aujourd'hui vous dépensiez votre argent comme vous l'entendez. DOLICARD. Les lettres qu'hier je vous ai prié d'écrire ont sans doute été mises exactement à la poste ? ANSELME. En ce moment, elles doivent être toutes parvenues à leur destination. DOLICARD. Monsieur de Clérichamp mérite, sous un rapport, toute ma reconnaissance. Il m'a fourni le moyen d'utiliser ma coquette salle de spectacle, en me donnant des indications sur les amateurs du voisinage qui pourront y déployer leurs talents. J'espère qu'ils accepteront les invitations que je leur ai adressées et qu'ils ne tarderont pas à venir se concerter avec moi. ANSELME. Je n'en doute pas. DOLICARD. AIR.S'ils se refusaient à paraîtreQuel vif dépit me saisirait. ANSELME. Bien d'autres se feraient connaîtreQu'à leur place l'on admettrait.Pour votre théâtre, à la ronde, Pourriez-vous manquer de soutiens ?Toujours et partout, dans ce monde,On rencontre des comédiens. DOLICARD. Et Monsieur Buscarino le maître de chapelle de Rouen ? ANSELME. Votre envoyé vient d'arriver ; il annonce que monsieur Buscarino le suit de près. DOLICARD. S'il faut en croire ce qu'on m'a dit, nous ne saurions nous passer de lui. ANSELME. On nous l'a donné pour un musicien hors ligne. DOLICARD. Ce château sera donc le centre des arts et des plaisirs. Deux fois par semaine, brillante réception de tous les notables de l'arrondissement, comédie et opéra suivis d'un feu d'artifice et d'un splendide souper ! ANSELME. Nous allons éclipser Paris... Mais, je ne puis m'empêcher d'avoir le coeur gros, en songeant que Déligny notre neveu, notre seul parent aujourd'hui, ne sera pas des nôtres. DOLICARD. C'est sa faute ! Vous savez bien que, lorsque la mort de notre digne soeur le rendit orphelin, je voulus lui tenir lieu de père. Je lui destinais la suite de mes affaires, mais il refusa d'entrer dans le commerce. Monsieur préféra se faire bureaucrate, commis dans une administration. Soit ! Si je n'ai pu l'en empêcher, du moins j'ai eu le droit de l'abandonner. ANSELME. Trois ans et davantage se sont écoulés depuis. Est-ce qu'enfin Vous ne pardonnerez pas un tort qu'il ne faut imputer qu'à la légèreté de son âge ? Il n'avait que dix-huit ans. DOLICARD. Motif de plus pour qu'il fût docile à mes conseils. BUSCARINO, en dehors. Oùsqu'il est, monsou Dolicard ? Oùsqu'il est? SCÈNE II. Dolicard, Anselme, Buscarino. BUSCARINO. Servitour ! J'arrive dé Rouen. Jé souis Buscarino, lé maestro di capella à qui monsou Dolicard a envoyé oun exprès, et jé mé rends à soun invitatioun. DOLICARD. Je vous remercie de votre empressement. BUSCARINO. Mes occoupatiouns sont innombrables. C'est sur moi qué roule toute la musique dé Rouen. J'enseigne tous les instruments sans exceptioun, dépouis la serinette joursqu'au gros tambour. Mais, l'amour de mon art né mé permet pas dé récouler devant oune occoupatioun nouvelle... Vous voulez donc savoir, monsou Dolicard, si jé pouis mé charger des honorables fonctions dé chef d'orchestre dou théâtre dé votre château ? Perché pas ? DOLICARD. Bien ! J'en suis charmé. On m'a fait de vous un tel éloge... BUSCARINO. Cé n'est pas pour mé vanter. Comme on naît couisinier ou poète, je souis né mousicien. AIR.Dans les concerts ma mère était choriste,Emploi moins haut qué ses rares talents : Mon père était clarinette et bassisteEt jé naquis au brouit des instrouments.Trois mois après, d'oune main déjà soure,Prompt à tenter d'harmonioux essais,Sour mon berceau jé battais la mésoure, En écoutant les cris qué jé poussais.Maintenant, Monsou, jé fais des prodiges. Par exemple, jé né mé flatte pas dé faire parler les mouets, mais je les fais chanter. ANSELME. Comment ! BUSCARINO. C'est comme j'ai l'honnour dé vous lé dire, si bien, qué j'ai fourni, cette année-ci, oune haute-contre au théâtre dé Bourdeaux, oun baryton à celoui dé Marseille, et à Paris, aux Italiens, oune basse d'oun rare mérite. DOLICARD. Ce n'est pas possible ! BUSCARINO. Pas possible !... Tenez, Monsou, perdez la voix par suite d'oune émotion trop vive, d'oune maladie ou d'oun accident quelconque et, si jé lé veux, vous trouverez encore, dans votre gosier, cinquante mille francs dé rente. DOLICARD. Je ne me soucie pas trop de tenter l'expérience. ANSELME, bas à Dolicard. Il pourrait y avoir du danger. BUSCARINO. Permettez ! AIR.À votre choix, vous déviendrez,Lorsqué j'accoumplirai ma tâche,Oun ténor égal à Douprez,Oune basse comme Lablache. Et même , moussou Dolicard ,Si la chose dévait vous plaire,Jé pourrais dé vous, par mon art,Faire oune chantouse légère. DOLICARD. Il faudrait crier cent fois au miracle ! BUSCARINO. Perché pas ? Vous comprenez donc qué jé vous serai d'oune immense outilité. Si jé pouis faire chanter les mouets à piou forte raisoun ceux qui né lé sont pas. Donnez-moi oune voix nazillarde comme celle dé Polichinelle, aigoue comme lé sifflet d'oune machine à vapeur, doure, pésante comme oun encloume, jé mé charge dé vous l'adoucir au point que vous croirez entendre les sons d'oune floute ou d'oune mandoline. DOLICARD. Je veux bien vous croire... Maintenant, permettez-moi de vous demander quelle somme je devrai vous offrir en échange de votre précieux concours ? BUSCARINO. Jé né travaille pas pour dé l'argent. L'argent ! Jé lé méprise.... Jé mé contenterai dé votre approbatioun et dé cinq mille francs par mois ? DOLICARD. Cinq mille francs par mois ! BUSCARINO. Oui, oune bagatelle ! Vous né savez pas cé qué j'ai réfousé. AIR.Dans son palais, il broulait dé m'entendre, L'hiver dernier, l'empéreur dé Maroc :Mon réfous dout bien lé sourprendreRéfous poli mais ferme comme oun roc.Cet amatour dé mousique savante,Si mon génie eût vers loui pris soun vol, M'aurait donné trois mille francs dé rentePour chaque si bémol.Mais, jé n'ai pas voulou quitter la France, perché c'est là qué l'on trouve les talents les piou soublimes et les vins les piou exquis. DOLICARD. Certainement, je suis bien convaincu de ce que vous valez. Il me semble pourtant que cinq mille francs par mois. .. BUSCARINO. Jé vous vois venir. Vous allez marchander lé génie ! Ô forfatto ! ANSELME. Dans toutes les affaires, Monsieur, chaque intéressé commence par exposer ses prétentions. On discute ensuite et l'on finit par se mettre d'accord... si l'on peut. BUSCARINO. Et vous appelez cela oune affaire ! Vous croyez qué lé génie sé pèse comme oune balle dé coton ou sé mesoure comme oune pièce dé calicot ? Profanatioun ! Portez-vous bien, Monsou ! Jé retourne à Rouen subito. Lé maestro Buscarino, lé Rossini dé la Seine Inférioure né peut vous convenir. Adressez-vous à des râcleurs dé professioun, mais armez-vous dé courage, car, vous aurez pour mousique oun affreux charivari. Il se précipite vers la porte. ANSELME. Monsieur Buscarino, laissez-moi vous dire encore quelques mots ! BUSCARINO. Pas oun seul dé piou ! ANSELME. Tâchons de nous entendre ! Je vous en prie. BUSCARINO. J'en ai trop entendou. ANSELME. Vous m'écouterez. BUSCARINO. Non, non, diavolo ! ENSEMBLE AIR. BUSCARINO. D'oune terrible offenseJ'ai dou mé courroucer ;Loin dé vous l'espérance Dé pouvoir l'effacer ! DOLICARD et ANSELME. Calmez cette colèreFaite pour étonner !Faut-il qu'on s'exaspère ?Ne peut-on raisonner ? Il s'éloigne rapidement : Anselme lui court après. SCÈNE III. DOLICARD. Quel homme !... Quelle présomption !.... Quelles exigences !... Je n'en reviens pas.... Si tous les artistes dont j'aurai besoin pour mes soirées, indépendamment des amateurs, n'ont pas des prétentions plus modérées, il m'en coûtera cher. SCÈNE IV. Dolicard, Anselme. DOLICARD. Eh bien, mon frère ! ANSELME. Que vous dirai-je ? Monsieur Buscarino a sauté quatre à quatre les marches du perron ; et aussitôt... AIR.Il a suivi la berge étroiteDu ruisseau qui sort du verger ;Vers la prairie en ligne droite,Puis, je l'ai vu se diriger.L'habile homme a voulu, je pense, Entraîné par ses vifs penchants,Pour mieux nous prouver sa scienceFaire une fugue à travers champs. DOLICARD. Et il a foulé mon jardin potager ? ANSELME. En prenant cette voie, il s'y est trouvé forcé. DOLICARD. Le malheureux ! SCÈNE V. Dolicard, Anselme, Léricourt. LÉRICOURT. J'ai l'honneur de vous saluer, Messieurs. Je demande Monsieur Dolicard, le nouveau propriétaire de ce château. DOLICARD. C'est moi, Monsieur. LÉRICOURT. Enchanté ! Voici la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire. DOLICARD, lisant la lettre. Ah ! Vous êtes Monsieur Léricourt ? LÉRICOURT. Et je viens vous remercier d'avoir songé à moi pour vos soirées. J'aime le spectacle avec fureur. DOLICARD. C'est comme moi. LÉRICOURT. J'ai même déjà eu quelques succès sur plusieurs théâtres de société. DOLICARD. Je le crois. LÉRICOURT. Je joue les rôles à effet, ceux qui remplissent la scène.... Quel répertoire avez-vous en vue ? DOLICARD. Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. LÉRICOURT. Telle est aussi mon opinion... Et vous avez choisi pour la représentation d'ouverture ?... DOLICARD. Je suis en balance. LÉRICOURT. Voulez-vous me permettre de vous proposer une pièce ? DOLICARD. Volontiers : je vous en serai reconnaissant. LÉRICOURT. [Note : Robert le Diable, opéra en cinq actes de livret d'Eugène Scribe et Germain Delavigne, musique de Meyerbeer, première le 21 novembre 1831 dans la salle Le Peletier de l'Opéra de Paris.]Robert le Diable. DOLICARD. Robert le Diable ! LÉRICOURT. Poème de Monsieur Scribe, musique de Monsieur Meyerbeer. DOLICARD. Je ne connais que cela. LÉRICOURT. Entendons-nous, cependant. Je propose bien ce grand opéra, mais sans la musique ! DOLICARD. Sans la musique ! LÉRICOURT. Oui, Monsieur ; et je me charge volontiers du rôle de Bertram. Ce n'est pas le diable ! DOLICARD. Pardonnez-moi ! Bertram est le diable en personne. LÉRICOURT. Vous ne m'avez pas compris. J'ai voulu dire que ce rôle ne présentait pas de grandes difficultés, pour moi du moins. Je me sens d'enlever les spectateurs avec ce morceau du troisième acte. Il déclame.Avant toi j'y serai.... Qu'il cueille ce rameauEt sur lui je reprends un empire nouveau ! De ses propres désirs devenant la victime,Dès qu'il pourra les satisfaire tous,Ce pouvoir souverain va le conduire au crimeEt le crime conduit à nous.Jetez là-dessus les arpéges, les gammes chromatiques, un ut dièse, et vous n'obtiendrez pas les effets que je viens de produire par la déclamation.Et le crime conduit à nous. DOLICARD. Vous rendez fort bien la pensée de l'auteur. Cependant, il est des gens qui pourraient trouver étrange qu'on séparât la musique des paroles. LÉRICOURT. J'en doute. La musique fait longueur. Messieurs les compositeurs n'entendent pas les choses comme les autres hommes. Par exemple, supposons, Monsieur Dolicard, qu'il vous prenne envie de me dire en ce moment où je vous parle : « Bonjour, monsieur Léricourt ! » Ce sera l'affaire la plus simple du monde : « Bonjour, monsieur Léricourt! » Un compositeur s'y prendra d'une autre manière : Il chante.Bon, bon , bon, bon , bon,Jour, jour, jour, jour, jour,Bonjour, bonjour, bonjour,Monsieur Lé, monsieur ri, monsieur court,Monsieur Léricourt, Léricourt , Léricourt. Et puis, songez-vous au déluge de notes que ces mots vont faire pleuvoir ?... Bonjour ! Cela annonce le matin. L'orchestre commence pianissimo par imitation de l'aurore qui se lève calme et paisible. Un instant après, le soleil se montre à l'horizon : l'orchestre le salue par un riforzando. Bientôt, la vaste scène de la nature est inondée de feux et de lumière. Les hommes s'agitent, les oiseaux chantent, les boeufs, les vaches et les taureaux beuglent. Entendez-vous alors ce bruit étrange ? Les contrebasses, les ophicléides, les saxophones, les timbales, la grosse-caisse, tout s'en mêle, et le tintamarre ne permet plus au pauvre bonjour d'arriver jusqu'à vos oreilles. DOLICARD, bas à Anselme. Quel original ! ANSELME, bas à Dolicard. Il est presque de la force de Monsieur Buscarino. LÉRICOURT. Dernièrement, j'étais à Paris, au Grand-Opéra où l'on jouait précisément Robert le Diable. La prima-dona entonnait son grand air : Grâce pour toi même et grâce pour moi, lorsque je m'aperçus que j'avais oublié ma tabatière à ma maison de campagne, située à deux pas d'ici, sur le passage du chemin de fer. Aussitôt, je quitte la salle, je cours à la gare de Rouen, je monte en wagon, j'arrive à ma maison de Campagne, je prends ma tabatière, et je reviens ensuite à Paris par le premier convoi. Le croiriez-vous ? Rentré au Grand-Opéra, je retrouve la prima-dona à la même place, chantant encore : « Grâce pour toi-même et grâce pour moi ». DOLICARD et ANSELME, riant. Ah ! ah ! ah ! LÉRICOURT. Seulement, l'orchestre que j'avais laissé roucoulant comme une tourterelle, était devenu furieux comme un lion harcelé et poussait de tels cris qu'on ne comprenait pas que les dames et les chevaliers endormis autour de la princesse, pussent ne pas se réveiller. DOLICARD. L'anecdote est piquante. DOLICARD. Je connais un membre du conservatoire de musique : je la lui raconterai. LÉRICOURT. Ajoutez, s'il vous plaît, que ces répétitions et ce tapage sont une insulte pour les spectateurs. DOLICARD. Une insulte ! LÉRICOURT. Oui, une insulte, une double insulte. Leur dire cent fois la même chose et finir par la leur crier sur un pareil accompagnement, c'est à la fois se méfier de leur intelligence et les prendré pour des sourds. Nous voilà donc d'accord : nous jouerons Robert le Diable sans la musique. Je serai délicieux dans Bertram... Au revoir, Monsieur. Vous nous promettez de charmantes soirées. SCÈNE VI. Dolicard, Anselme. ANSELME. Que pensez-vous de tout ceci, mon frère ? DOLICARD. Je pense qu'avec des Buscarino et des Lericourt, il n'y aurait pas moyen d'exécuter nos projets. Comment faire quelque chose avec des gens qui ont des prétentions si exorbitantes ou dont le cerveau enfante de pareilles extravagances ? ANSELME. Il est certain que nous débutons mal. DOLICARD. On rit, malgré soi, de ces sottises-là ; mais on n'introduit pas ceux qui les débitent dans sa société : Ils vous forceraient à rougir... Monsieur de Clérichamp qui m'a dit tant de bien des talents de monsieur Léricourt, m'aurait-il voulu mystifier ? ANSELME. Ne le croyez pas. Les éloges qu'il lui a donnés prouvent seulement qu'il n'est pas connaisseur. DOLICARD. AIR.De Robert le Diable, vraiment,La position est critique ;Monsieur Léricourt , gravement,Veut le jouer sans la musique.Peut-être un autre qui viendra, Contant aussi des fariboles,Hardiment me proposeraDe le jouer sans les paroles. ANSELME, riant. Qu'on mette en pratique des idées à tel point extraordinaires et elles amèneront de singuliers résultats ! AIR.Par tous pays, sur la lyrique scène,Quand ce Robert promet de se montrer, Toute la salle, en un instant, est pleineDe spectateurs venus pour admirer.Si, désormais, il faut que l'on se passeEt du poète et du musicien,Les amateurs s'éloigneront en masse, Car du chef-d'oeuvre il ne restera rien. SCÈNE VII. Dolicard, Anselme, Lucinet. LUCINET. On m'a dit que je pouvais entrer. Vous voyez en moi Lucinet. J'ai reçu l'aimable épître de Monsieur Dolicard, et je me rends.... DOLICARD. Je vous remercie, Monsieur ! Il n'y a donc pas eu indiscrétion à vous demander votre appui pour mes soirées. LUCINET. Comment donc ! C'était bien juste. Entre voisins, on n'a rien à se refuser. La preuve, c'est que je m'empresse de venir attirer votre attention sur un spectacle qui, à coup sûr, obtiendra votre suffrage et celui de votre aimable société. DOLICARD. Parlez. LUCINET. [Note : Lekain, de son vrai nom Henri-Louis Caïn (1728-1778), tragédien français. Il était lié avec Voltaire.]Je vous offre une superbe pièce de l'ancien répertoire, une pièce dans laquelle Lekain, Larive et Mademoiselle Desgarcins électrisaient jadis la foule. DOLICARD. Il y a du bon dans l'ancien répertoire. Quelle est cette pièce ? LUCINET. C'est une tragédie. DOLICARD. Une tragédie ! LUCINET. En cinq actes et en vers, comme l'on n'en fait plus, et dont l'action se passe à la Porte. DOLICARD. À la porte ! À la porte, dites-vous ? AIR.Non, je ne veux pas que chez moiOn traite les gens de la sorte :Lorsqu'on les a reçus chez soi,On ne peut les mettre à la porte. LUCINET, riant. Bah ! Chacun de nous a raison. ...Nous parlons, vous, par coq-à-l'âne ;De la porte de la maison,Et moi de la Porte-Ottomane. DOLICARD et ANSELME, riant aussi. Ah ! ah ! ah ! C'est bien différent ! LUCINET. [Note : Vers 1156 de Zaïre de Voltaire.]Vous devez connaître la tragédie que je viens vous proposer. Qui n'a point lu Zaïre, de Monsieur de Voltaire ? Qui n'a pas retenu le touchant hémistiche : « Zaïre, vous pleurez ! » DOLICARD. Ah ! Zaïre ! LUCINET. Oui, Zaïre, mais mise en Vaudeville. DOLICARD et ANSELME. En vaudeville ! LUCINET. Ni plus ni moins. Il tire un rouleau de papier de sa poche. Et pour que vous n'en doutiez pas, je vous apporte un échantillon des couplets que nous intercalerons dans les vers alexandrins de monsieur de Voltaire. Ils sont de ma composition, et j'espère qu'ils ne dépareront pas l'oeuvre du grand poète. AIR.Sa muse était vive et hardie ; Mais pourtant je ne risque rienDe soutenir que mon géniePlane de pair avec le sien.Cette Zaïre désoléeEt mourant enfin pour sa foi , Portant le doigt à son front.Je sens là qu'il me l'a volée,En la composant avant moi. DOLICARD. Peut-être votre poésie ferait-elle pâlir la sienne : mais, je vous l'avoue, on aime si peu la tragédie aujourd'hui, que je n'oserais pas hasarder celle-ci sur mon théâtre. Qu'en dites-vous, mon frère ? ANSELME. Je suis de votre avis ; il ne faut pas braver l'opinion. LUCINET. On peut la redresser. DOLICARD. Je ne veux pas me charger de ce soin. LUCINET. Soit ! Puisque vous manquez de courage, je n'insisterai pas ; mais à défaut de ma tragédie, je tiens un mélodrame à votre disposition. DOLICARD. Un mélodrame ! Je ne dis pas non, s'il est intéressant. LUCINET. Je n'en connais pas de plus pathétique. DOLICARD. Son titre ? LUCINET. Les Chiens du Mont Saint-Bernard. DOLICARD, en s'adressant à Anselme. [Note : Les Chiens du Mont Saint-Bernard est un mélodrame en cinq actes, de Benjamin Antier, représente pour la première fois le 24 août 1838 au Théâtre de l'Ambigu comique.]Nous avons vu jouer cette pièce à l'Ambigu-Comique. DOLICARD. Oui, je me le rappelle. LUCINET. C'est cela même : on l'avait reprise... Je n'y trouve qu'un défaut, un seul auquel nous pouvons aisément remédier : nous remplacerons les chiens par des dromadaires. DOLICARD. Vous plaisantez ! LUCINET. Point du tout ! Les chiens marchent ou courent plus ou moins vite, mais terre à terre. Vous diriez qu'ils rampent et, autour d'eux, on ne voit que hautes montagnes. Quel rapport, je vous le demande, y a-t-il entre ces hautes montagnes et des chiens ? À ces chiens, substituez des dromadaires. Les dromadaires s'avancent surmontés de leurs bosses sur le dos, diminutifs des hautes montagnes. Par suite, l'harmonie s'établit entre les hautes montagnes et les dromadaires ; et les Chiens du Mont Saint-Bernard forment le spectacle le plus attrayant, le plus sympathique qu'il soit possible d'imaginer. DOLICARD. Mais, Monsieur, avez-vous bien songé à tous les inconvénients de cette substitution ? Je me borne à vous en signaler un. Les dromadaires sont originaires des pays chauds, et chacun sait qu'un hiver glacial règne constamment sur les Alpes du Saint-Bernard. LUCINET. Qu'importe ! AIR.Ces animaux pourront être au supplice ,Dans les hauts lieux à ce point refroidis ;Mais ils feront de l'exercice, Pour réchauffer leurs membres engourdis.Leur pied rapide effleurera la terre ;Et le touriste, à l'attente d'un chien,Voyant vers lui venir un dromadaire,S'en trouvera fort bien. Enfin, Monsieur Dolicard, je vous laisse le choix entre Zaïre, en vaudeville, et Les Chiens du Mont Saint Bernard, sans les chiens... Demain, je reviendrai chercher votre réponse. ENSEMBLE. AIR.Ces sujets si littérairesPour vous séduire sont faits ;L'un avec ses dromadaires,Et l'autre avec ses couplets. DOLICARD et ANSELME. Monsieur Lucinet, vous êtes Un homme fort précieux :Aux offres que vous nous faitesNous allons réfléchir mieux. SCÈNE VIII. Dolicard , Anselme. DOLICARD. Mon frère, je ne veux pas pousser les choses plus loin. Un chef d'orchestre à cinq mille francs par mois d'appointements, un grand opéra sans la musique, une tragédie en vaudeville et Les Chiens du Mont Saint-Bernard avec des dromadaires, c'est assez. Ma salle de spectacle restera fermée. ANSELME. Je crois que c'est ce qu'il y a de mieux à faire. DOLICARD. Avez-vous conservé la liste des personnes à qui vous avez écrit de ma part ? ANSELME. Sans doute. DOLICARD. Rendez-moi un autre service. Allez préparer une nouvelle lettre pour chacune d'elles. Dites leur que des motifs impérieux me rappelant à Paris, mes fêtes sont ajournées à l'an prochain. Je signerai. ANSELME. J'approuve cette détermination. Vous aurez ainsi douze grands mois pour prendre de plus amples renseignements. Je vais écrire sans retard. SCÈNE IX. DOLICARD. AIR.Tous ces beaux faiseurs d'embarrasSont cependant une trouvaille : Non, non, je ne soupçonnais pasOriginaux de cette taille. .S'il me fallait suivre leurs goûts,Je puis bien dire, sans malice,Qu'on les prendrait tous pour des fous Et moi par un Jocrisse. SCÈNE X. Dolicard, Stanislas. STANISLAS. J'arrive dans ces lieux et non sans dessein, carJ'ai besoin de parler à Monsieur Dolicard. DOLICARD. Vous vous adressez à lui-même. Voulez vous avoir la bonté de me dire ce que vous désirez. STANISLAS. Non, je n'accueille point encor cette supplique.Avant de vous répondre , il faut que je m'explique Sur mon nom , mon passé, ma réputation,Et sur bien d'autres points formant addition. DOLICARD. Parlez, Monsieur. STANISLAS. Mon nom est Stanislas. Je le tiens de mon père ;Et je le porte haut : mes dix enfants, j'espère,Feront ce que je fais ; et la postérité Aura pour ce grand nom un encens mérité.Sous le premier empire, aux champs de l'Allemagne,En Italie, en Prusse, en Russie, en Espagne,Je cueillais des lauriers , intrépide soldat,Et j'accomplis quinze ans ce glorieux mandat. Rentré dans mes foyers, je me sentis poète ;Tous les feux d'Apollon s'allumaient dans ma tête.La France applaudissait, quatorze mois après,Vingt mille six cent vers pour elle faits exprès.Depuis ce moment-là ma muse souveraine Cède, sans résister, au penchant qui l'entraîne.Je rime tout le jour; et, quand l'ombre descend ,Le sommeil sur mes yeux s'abat, incandescent.Dans les songes éclos de pareils incendiesJe ne vois que sonnets, poèmes, tragédies, Stances se déroulant sur des rythmes égaux,Drames échevelés, chansons et madrigaux :Mon esprit, ennemi des ornements postiches,Moissonne sans efforts de riches hémistiches ,Et l'aube qui revient blanchir le firmament Éclaire mes chefs-d'oeuvre enfantés en dormant. DOLICARD. Je ne suis nullement étonné d'apprendre que vous êtes poète ; et, d'ailleurs, vous me le prouvez... J'honore la poésie et ceux qui la cultivent : mais cependant, s'il vous plaisait de vous exprimer en prose, je crois que... STANISLAS. Pour descendre si bas, j'ai la muse trop fière.Je ne parle qu'en vers, même à ma cuisinière :Et si jamais arrêt est contre moi renduVoulant qu'on m'emprisonne ou que je sois pendu, Je m'y soumets, Monsieur, d'où provienne la cause,Pourvu qu'on n'aille pas le rédiger en prose. DOLICARD. Cela étant, continuez à vous exprimer en vers. Quant à moi qui n'ai jamais su accoupler deux rimes.... STANISLAS. Votre langage au mien ne peut être pareil ;L'aigle seul doit prétendre à fixer le soleil.Ne vous gênez donc pas : oubliez la césure, Répudiez la rime et brisez la mesure. DOLICARD. Je vous remercie de la permission... Mais enfin, Monsieur, daignerez-vous m'apprendre le motif qui vous amène ici ? STANISLAS, tirant deux sabres de dessous sa redingote. Très volontiers... Monsieur, vous m'avez insulté,Et je viens châtier votre témérité.Vous deviez bien penser qu'un ancien militaireNe pourrait recevoir un injure et se taire. DOLICARD. Moi ! Je vous ai insulté ! Mais, c'est la première fois de ma vie que j'ai l'honneur de vous voir ! Il n'y a qu'un instant, je ne vous connaissais pas même de nom. STANISLAS. Impossible, Monsieur ! Impossible, je dis...Il n'est, dans le canton, ni château, ni taudis,Ni colline, ni mont, ni plaine, ni vallée,Où n'éclate ma gloire, au grand jour étalée.Vous me connaissiez donc, c'est un point convenu : Là-dessus tout débat serait fort mal venu.Cependant, pour orner vos fêtes dramatiques,Avez-vous fait appel à mes dieux domestiques ?Leur demandâtes-vous que Monsieur Stanislas,Poète complaisant et vigoureux Atlas, Vint, de votre théâtre étayant les deux pôles,Le porter au besoin sur ses mâles épaules ?...Ou vous avez douté de mon rare talentOu vous n'avez pour moi qu'un mépris insolent.Dans l'un ou l'autre cas, l'offense est infinie Et l'honneur de mon nom veut qu'elle soit punie.Or, voici deux briquets : choisissez, soyez prompt.Songez qu'il faut du sang pour laver cet affront. DOLICARD. C'est inconcevable ! Je vous proteste que je n'ai point entendu vous offenser, que je ne soupçonnais même point que vous fussiez dans ce monde. STANISLAS. Vous ai-je bien compris ? N'est-ce point un vain songe ?A vos torts osez-vous ajouter le mensonge ? Craignez de me réduire à vous percer le sein,Sans combat, sans pitié, comme un vil assassin.Du crime à la vertu supprimant la distance,Vous me pourriez changer en gibier de potence.Oui, sachez-le, Monsieur : quand on me pousse à bout, Je deviens furieux et capable de tout ! DOLICARD, à part. Cet homme est fou ; il m'épouvante. Courant à la coulisse et appelant. Au secours ! Au secours ! On veut me tuer. Venez, Venez, mon frère !.. Mais, venez donc !... Venez donc !... Je vous en supplie... Bientôt il ne serait peut-être plus temps. Pendant que Dolicard appelle à son secours, Stanislas jette par terre son chapeau, ses moustaches postiches, sa redingote, un des deux sabres et se retrouve vêtu en jeune homme. SCÈNE XI ET DERNIÈRE. Dolicard, Anselme, Déligny. DOLICARD, en voyant entrer Anselme. Enfin ! Il se retourne et fait un mouvement de surprise en reconnaissant Déligny. En croirai-je mes yeux ? Déligny, mon neveu ! DÉLIGNY, lui montrant, du bout du sabre qu'il a gardé dans sa main, le chapeau, les moustaches, la redingote et l'autre sabre. Votre neveu lui-même qui est accouru pour prendre votre défense et qui a déjà châtié l'insolent qui vous menaçait. Le voilà étendu par terre. DOLICARD. Quoi ! Ce chapeau, ces moustaches, cette redingote ?... ANSELME. Pendant le dialogue précédent, il est allé chercher dans la coulisse une corbeille qu'il traîne sur la scène.Oui, mon frère, cette vieille défroque, c'est Monsieur Stanislas, le soldat poète : Montrant la corbeille. et j'ai renfermé là-dedans d'autres personnages de votre connaissance, qui ne viendront plus vous importuner. Il tire successivement de la corbeille divers vêtements.Voici le maëstro Buscarino qui ne demande que cinq mille francs par mois d'appointements... Voici monsieur Léricourt qui joue le grand opéra sans la musique... Voici monsieur Lucinet, qui met les tragédies de Voltaire en vaudeville et remplace les chiens du Mont-Saint-Bernard par des dromadaires. DOLICARD. Ah ! Je vois ce que c'est : Déligny a représenté ces divers personnages. ANSELME. Oui, sur mon invitation et avec mon aide. Sachant combien vous êtes amateur de comédie de société, il a consacré, depuis plus de trois ans, tous ses moments de loisir à s'exercer dans ce genre d'amusement. Vous venez d'avoir la preuve qu'il y excelle. Et maintenant, refuserez-vous de pardonner à un neveu qui, pour vous plaire, a acquis de pareils talents ? À un neveu qui suffirait pour illustrer votre théâtre ? DOLICARD. Déligny ! T'accorde-t-on souvent des congés ? DÉLIGNY. Quinze jours, tous les ans. DOLICARD. Dans la belle saison ? DÉLIGNY. Dans la belle saison. DOLICARD. Ces quinze jours, tu ne manqueras jamais de les venir passer ici. Je veux qu'on ne parle plus que de toi dans le département de la Seine-Inférieure... Et vous, mon frère, je vous remercie du tour charmant que vous m'avez joué. ANSELME. Je m'y attendais. C'est pour cela que je n'ai point craint d'inaugurer les fêtes de votre château par une comédie... DOLICARD. Où j'ai été acteur sans le savoir. Il prend la main de Déligny. AIR. Aux spectateurs.Après trois ans et plus de brouillerie,Oncle et neveu se touchent dans la main :Grâce, Messieurs, à cette comédie ,La paix entre eux est rétablie enfin. Que votre accueil à tous deux sympathiqueAjoute encore à leur contentement !Et, si la pièce excite la critique,Applaudissez du moins au dénouement. TOUS. Que votre accueil à tous deux sympathique Ajoute encore à leur contentement !Et, si la pièce excite la critique,Applaudissez du moins au dénouement ==================================================