******************************************************** DC.Title = VISITE À CORNEILLE, POÈME DC.Author = BLÉMOND, Émile DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Poème DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 21/08/2023 à 05:42:04. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BLEMONT_VISITEACORNEILLE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9736782g?rk=1072966;4 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** VISITE À CORNEILLE POÈME DIT PAR MADEMOISELLE J. BARTET AU THÉÂTRE-FRANÇAIS le 6 juin 1886 à l'occasion du 280ème Anniversaire de la naissance de Pierre Corneille. M DCCC XCVIII EN COLLABORATION AVEC LÉON VALADE. PARIS, ALPHONSE LEMERRE, EDITEUR, 23-31 PASSAGE CHOISEUL, 23-31. PERSONNAGES ACTEURS qui ont créé les rôles. UNE JEUNE FEMME. TROUPE DE COMÉDIENS, qui viennent de jouer Le Cid de Corneille. VISITE À CORNEILLE Autour du buste de Pierre Corneille, sont groupés les acteurs qui viennent de jouer le Cid ; une jeune femme, vêtue à la mode du dernier printemps, entre en scène et s'avance vers les comédiens. [LA JEUNE FEMME]. Seigneurs, soyez cléments ; excusez-moi, Chimène ! Dans ce monde idéal, votre illustre domaine, Je pénètre, affrontant l'immortelle beauté, Moi, le réel qui passe et la modernité ! Je n'ai jamais régné dans un lointain magique ; Sur moi, le blanc peplum paraîtrait peu tragique ; Et ce n'est pas aux bords du Tibre, antiquement, Que l'on a chiffonné mon léger vêtement. Déesse je ne suis, je ne suis pas Infante ; Je n'ai rien du passé. Je suis femme, et vivante ; Et ? ne m'en veuillez point si j'y mets quelque prix, Seigneurs ! ? Je suis Française, et même de Paris. Or, maîtrisant mon trouble et surmontant mes doutes, Je viens, moi, spectatrice émue, au nom de toutes, Du balcon sur la scène, offrir, sans mot cherché, Quelques fleurs à l'auteur du Cid et de Psyché, Dont nous avons voulu fêter l'anniversaire. Elle détache et consacre au poète les fleurs de son corsage. Corneille, nous t'aimons d'un amour très sincère, Nous, filles de la France et de la Liberté, Parce que ta naïve et mâle austérité A su profondément sentir et faire entendre Tout ce qu'il est en nous d'héroïque et de tendre, Tout ce qu'en son instinct notre coeur ignorant Garde, et peut révéler, de vrai, de pur, de grand. Nous t'aimons d'autant plus, ô bienfaisant génie, Que nous sommes en proie à plus de calomnie. Hélas ! Que n'ont pas dit depuis peu contre nous Les gens d'esprit, les sots, les pédants, les jaloux, Les écoliers amers, les doucereux bellâtres ! En prose, en vers, dans les salons, dans les théâtres, Le grave psychologue et le conteur galant Nous accablent, avec plus ou moins de talent, D'un pessimisme noir, brutal et tyrannique, Fait de brume allemande et de spleen britannique, Qui ternit l'or du ciel, qui flétrit l'âme en fleur, Qui change tout désir, toute joie en douleur, Où la beauté n'est plus, souveraine torture, Qu'un piège éternisant le mal dans la nature ! Ils traduisent, dès qu'il s'agit de nous juger, Les arguments haineux d'un sophiste étranger ; Et quand on veut de nous un portrait plus fidèle, C'est quelque ange... déchu qu'ils prennent pour modèle, L'exhibant, pour avoir un succès plus certain, Dans un style à la fois vandale et byzantin. Devant leur joli monstre, on trouve Messaline Plus blanche que la blanche et sainte mousseline ; Un naïf doute-t-il de ce portrait charmant, Les amuseurs du jour le raillent finement. L'Europe, qui de loin nous guette et nous envie, Les écoute en riant, les prend au mot, ravie, Ajoute son gros sel, surcharge chaque trait, Vient chez nous en criant : « Je vais au cabaret ! » S'attable sans façon, court partout, fait la fête, Rentre, reprend son air guindé, cite un prophète, Et compare Paris, dévotement, sans fiel, Aux villes que brûla jadis le feu du ciel. Poète devant qui le plus fier est modeste, Ô toi qui fis pleurer Condé, je t'en atteste, Ces fous ne savent pas ce qu'ils disent. Et si Des mystificateurs, qu'on mystifie aussi, Font de la décadence en rimes transcendantes, Il n'est point parmi nous beaucoup de décadentes. Lorsqu'on n'a pas dans l'âme un coin du grand ciel bleu, On sait mal nous aimer et l'on nous connaît peu, Quoi qu'on ait de science ou de galanterie. Les habiles, malgré l'art de leur flatterie, Les importants, les fats, malgré leurs airs vainqueurs, Ne trouveront jamais la clef d'or de nos coeurs. Elle était dans ta main, poète, la clef sainte ! Car tu la méritais ; car, si ta tempe est ceinte Du chêne et du laurier toujours verts, c'est que, toi, Tu vis la vérité sublime, ayant la foi ! Tes guerrières d'antan, tes princesses, tes reines, Tes martyres marchant au ciel en souveraines, Où donc as-tu connu leur intime beauté ? Est-ce à Sparte ? Est-ce à Rome ? As-tu jamais été Conquérir leur secret dans la Castille Vieille ? Non ! Tu n'as pas cherché si loin cette merveille ; Elle était sous tes yeux, elle éclatait au jour, À Paris, à Rouen, à la ville, à la cour. Dans la soeur de Pascal respirait ta Pauline ; Émilie, en son coeur d'implacable orpheline, D'une belle Frondeuse a l'orgueil léonin ; Le nom de Cornélie est ton nom féminin. C'est l'âme du pays qui fait le vrai poète, Et qui, légère, ailée, ainsi que l'alouette, Chante, comme en plein ciel, dans les poèmes d'or. L'idéal, après tout, c'est le réel encor ; C'est le réel plus vrai, plus semblable à lui-même, Qui sait mieux ce qu'il veut, qui voit mieux ce qu'il aime, Et qui, prenant son vol, sans tarder, sans peser, Va cueillir dans le rêve un immortel baiser. Chaque patrie, en sa légende, en son histoire, Se fait femme, aux grands jours de deuil ou de victoire, Et dans une charmeuse agréable à ses dieux S'incarne, se résume, et se révèle aux yeux. Ruth, Esther et Judith ont la Judée en elles ; Hélène a le ciel grec au fond de ses prunelles, Ophélie est une personnage d'Hamlet de Shakespeare/ Et la blonde Ophélie est la fleur d'outre-mer. Notre France a donné ce qu'elle a de plus cher À Jeanne, cette vierge, à la bonne Lorraine Dont la candeur sans tache et la grandeur sereine, Dominant de si haut nos vallons orageux, Règnent sur nous, au loin, comme un sommet neigeux. Tes héroïnes sont ses soeurs en poésie, Corneille ! Et quand soudain l'une ou l'autre est saisie Du saint transport, on sent qu'elles aussi, parfois, Elles prêtent l'oreille à de divines voix. Comme tout fait briller d'une lumière exquise Leur généreux courage ! Et comme la marquise De Sévigné sut bien expliquer leur succès ! À leur bouche, en leur coeur, comme tout est français ! La Française, la vraie, elle est là tout entière, Réfléchie, et pourtant vive et primesautière, Très personnelle et très ondoyante à la fois ; Ignorant l'égoïsme et l'ennui des coeurs froids, Docile et non servile, ardente mais lucide, Ayant l'éclair profond et le mot qui décide ; Possédant la justesse et la précision Du verbe qu'elle parle avec émotion, Introduisant partout d'une main fine et sûre, Sans paraître y toucher, le rythme et la mesure ; De la pointe de son aiguille dégonflant Toute vanité creuse et tout faste insolent ; Communiquant sa vie aux plus petites choses, Alliant avec grâce, et sans fadeurs moroses, Le bon goût au bon sens, la réserve à l'esprit, L'intrépidité calme à l'espoir qui sourit ; S'élevant au sublime à force d'être sage, Sans fausser la nature et sans froisser l'usage ; Trouvant dans le devoir, noblement accepté, Le charme d'une douce et pure volupté, Jugeant le bien trop beau pour que l'on s'en écarte ; Athénienne avec la volonté de Sparte, Et gouvernant son coeur d'assez haute façon Pour que l'amour y soit l'instinct de la raison. Telle était autrefois, ô rayonnante aurore, La Française accomplie ! Et telle elle est encore ; Telle on l'a retrouvée, intacte, à ciel ouvert, Dans l'épreuve terrible où l'on a tant souffert. Malgré l'isolement, long, sourd, plein de ténèbres, Malgré l'hiver, la faim, et les éclats funèbres Qui, dans l'ombre, abattaient les blessés par monceaux, Malgré les cris plaintifs qui sortaient des berceaux, Vous n'avez pas fléchi, pâles Parisiennes ! Vous fîtes honte au sort. Toutes, patriciennes Ou peuple, les grands noms, les doigts fins, les beaux yeux, L'artiste au chant si doux, l'âme aspirant aux cieux, Toutes, d'un libre accord, filles, femmes et mères, Vous repoussiez la trêve offerte ; et, sans chimères, Mais sans peur, le front haut, fronçant votre sourcil, Vous ramassiez, de vos mains frêles, le fusil Que l'homme avait jeté, morne, avec un blasphème ; Vous baisiez l'arme sainte, et, d'un élan suprême, La lui rendiez, disant, tout bas, loin des clameurs : « Je t'aime, va te battre, et s'il faut mourir, meurs ! » Mais, en causant, j'ai fait une étrange sortie. Je crois que j'ai manqué pour vous de modestie, Mesdames ; et je crois qu'en ce jour glorieux Des larmes, je ne sais comment, mouillent mes yeux. Pardon ! Je suis distraite, encor que je surveille Mes paroles ; d'ailleurs, c'est la faute à... Corneille. Quittons la tragédie et sourions un peu ! On peut être aussi grand avec un plus doux jeu ; Thalie, en qui fleurit une âme plus humaine, N'en reste pas moins muse et soeur de Melpomène ; Et Corneille eut parfois, - il était tendre et fin, - Bonhomme de génie, un sourire divin. Quoiqu'il fut déjà vieux et qu'il semblât plus gauche, Molière, un jour, n'ayant pu faire que l'ébauche D'une pièce promise au roi, vint, empêché, Le prier de l'écrire. Il écrivit Psyché. Et jamais, ô Patrie, ô moderne Cybèle, France, tu n'apparus plus touchante et plus belle Que dans cette figure ailée, âme et rayon, Fille d'un Prométhée et d'un Pygmalion. L'Amour antique, enfant dont Vénus est la mère, Est un bambin aveugle, un caprice éphémère ; C'est l'archer minuscule et prompt, le nain railleur, L'irrésistible dieu de la matière en fleur Que l'Asie idolâtre et qui désarme Rome. - En épousant Psyché, l'âme, il devient un homme. Délivré du bandeau qui lui couvrait les yeux, Il s'ouvre aux profondeurs lumineuses des cieux, S'élance, et, triomphant de la Mort souterraine, Chez les Olympiens conduit, blanche et sereine, À côté de Vénus, l'âme, cette Beauté. Ô France, en tes douleurs, en ta prospérité, Ne ressembles-tu pas à l'épouse suprême ? N'es-tu pas la Psyché réelle ? L'Amour t'aime ! L'Amour, transfiguré, pur, viril et loyal, Par toi devient lumière et conquiert l'idéal. Laisse les appétits, dans l'ombre mensongère, S'agiter ! Toi, l'Aurore au front, libre, légère, Emplissant de clartés les plus obscurs séjours, Sois déesse, sois belle, et rayonne toujours ! Voilà les conseils fiers qu'à travers les deux masques Corneille, en vers parfois rudes, parfois fantasques, Ne craint pas de donner, Patrie, à tes enfants. Permets-moi d'honorer ses mânes triomphants ; Permets que, les yeux pleins d'un orgueil juste et calme, J'apporte de ma main féminine la palme Dont il sied aujourd'hui d'orner son piédestal ! Elle prend la palme que tient une des comédiennes, et la pose devant le buste du poète. Puis, se tournant vers le public. Vous, en qui vibre encor sa rime au pur métal, Ô vous tous, selon lui poursuivez votre tâche ; Écartez à sa voix tout acte faux ou lâche ; Et, pour ne pas périr, pour vaincre, soyez tels Que ses héros : soyez dignes d'être immortels ! Croyez au beau ; que vers le grand, le beau vous mène ! Ressuscitez Rodrigue et vous aurez Chimène, Messieurs ! Et quand sur nous, Françaises d'aujourd'hui, Jaseront la laideur, l'ignorance et l'ennui, Défendez-nous bien haut, car c'est de notre argile, Si légère pourtant, si vaine, si fragile, Que Corneille a pétri de ses robustes mains Les plus purs et les plus vaillants des coeurs humains. ==================================================