******************************************************** DC.Title = L'HOMME DU JOUR, COMÉDIE DC.Author = BOISSY, Louis de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2022 à 17:36:37. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BOISSY_HOMMEDUJOUR.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55455863 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'HOMME DU JOUR COMÉDIE 1732 de Louis de BOISSY PERSONNAGES LE BARON. LE MARQUIS, amant aimé de Lucile. Monsieur DE FORLIS, ami du baron. LUCILE, fille de Monsieur de Forlis, et promise au baron. CÉLIANTE, soeur du baron. LA COMTESSE, soeur du baron. LISETTE, suivante. CHAMPAGNE, valet du marquis. UN LAQUAIS. La scène est à Paris, chez le Baron. ACTE I SCÈNE I. Céliante, Lisette. LISETTE. Je suis, je suis outrée ! CÉLIANTE. Eh ! pourquoi donc, Lisette ? LISETTE. Avec trop de rigueur votre frère nous traite.Il vient injustement de chasser Bourguignon.Si cela dure, il faut déserter la maison. CÉLIANTE. Va, Bourguignon a tort si le baron le chasse. LISETTE. Non, un discours très sage a causé sa disgrâce.C'est pour l'appartement que monsieur de Forlis Occupe dans l'hôtel, quand il est à Paris. Monsieur, qui sûrement l'attend cette semaine, Vient d'y mettre un abbé qu'il ne connaît qu'à peine. Le pauvre Bourguignon a voulu bonnement Hasarder là-dessus son petit sentiment : « Monsieur, dit-il, je dois, en valet qui vous aime, Avouer que je suis dans une crainte extrême Que monsieur de Forlis ne soit scandalisé De se voir délogé ainsi d'un air aisé. C'est un homme de nom, c'est un vieux militaire, Gouverneur d'une place, et que chacun révère. Vous lui devez, Monsieur, un respect infini, Et d'autant plus qu'il est votre ancien ami, Et qu'il doit à Paris incessamment se rendre, Pour couronner vos feux, et vous faire son gendre. »À peine a-t-il fini, que son zèle est payé D'un soufflet des plus forts, et de trois coups de pieds. Révolté de se voir maltraiter de la sorte, Il veut lui répliquer ; il est mis à la porte, Moi, je veux, par pitié, parler en sa faveur. Mais, loin de s'apaiser, Monsieur entre en fureur. À moi-même il me dit les choses les plus dures. Mon oreille est peu faite à de telles injures. J'ai lieu d'être surprise, et j'ai peine à penser Qu'un homme si poli les ait pu prononcer. CÉLIANTE. Un tel rapport m'étonne. LISETTE. Il est pourtant fidèle.Son service est trop dur. Sans vous, mademoiselle, Dont la bonté m'attache, et m'arrête aujourd'hui, Je ne resterais pas un moment avec lui. CÉLIANTE. Mais mon frère est si doux ! LISETTE. Oui, rien n'est plus aimable ; Son commerce est charmant, son esprit agréable, Quand on n'est avec lui qu'en simple liaison ; Mais il n'est pas le même au sein de sa maison. Cet homme qui paraît si liant dans le monde, Chez lui quitte le masque ; on voit la nuit profonde Succéder sur son front au jour le plus serein, Et tout devient alors l'objet de son chagrin. Je viens de l'éprouver d'une façon piquante. De sa mauvaise humeur vous n'êtes pas exempte. CÉLIANTE. Lisette, il n'est point d'homme à tous égards parfait. LISETTE. Rien n'est pire que lui, quand il se montre en laid. CÉLIANTE. Tu dois... LISETTE. Pour l'épargner je suis trop en colère.Il est fort mauvais maître, et n'est pas meilleur frère ; Le nom d'ami suffit pour en être oublié. Il ne traite pas mieux l'amour que l'amitié ; Et la jeune Lucile en est un témoignage. En amant qui veut plaire, il lui rendait hommage, Quand ses yeux, au parloir, contemplaient sa beauté. Mais depuis que l'hymen entre eux est arrêté, Qu'il a la liberté de la voir à toute heure, Et que dans ce logis elle fait sa demeure, Près d'elle il a changé de langage et d'humeur. D'un mari, par avance, il fait voir la froideur ; Et, comme il manque au père, il néglige la fille. CÉLIANTE. Ils sont tous deux censés être de la famille. LISETTE. Je ne m'étonne plus qu'il les traite si mal. CÉLIANTE. S'il s'écarte avec eux du cérémonial, L'usage le permet, l'amitié l'en dispense, Et Monsieur de Forlis aura plus d'indulgence. Songe qu'il est, Lisette, un ami de dix ans. LISETTE. C'est un droit pour le mettre au rang de ses parents. Sa fille n'a pas l'air d'être fort satisfaite ; Et, depuis quelque temps, elle est triste et muette. CÉLIANTE. Lisette, c'est l'effet de sa timidité. LISETTE. Mais elle faisait voir beaucoup plus de gaîté. CÉLIANTE. Son penchant naturel est d'aimer à se taire,Et la simplicité forme son caractère. L'air du couvent, d'ailleurs, rend sotte. LISETTE. Sotte, soit. Mais son esprit n'est pas si simple qu'on le croit ; Et, pour mieux en juger, regardez la sourire : Ses yeux sont expressifs plus qu'on ne saurait dire. Son souris, aussi fin qu'il paraît gracieux, Nous apprend qu'elle pense, et sent encore mieux. Monsieur, d'enfant la traite, et la brusque sans cesse. À de franches guenons il fera politesse, Et ne daignera pas l'honorer d'un coup d'oeil. Un pareil procédé blesse son jeune orgueil. Son changement pour elle est un mauvais présage. Ajoutez à cela le nouveau voisinage De la comtesse. CÉLIANTE. Elle est d'un âge à rassurer. LISETTE. Elle est encore aimable, elle peut inspirer... CÉLIANTE. Elle est folle à l'excès. LISETTE. On plaît par la folie. CÉLIANTE. Il faut du sérieux. LISETTE. Par malheur il ennuie. La comtesse est fort gaie, et l'enjouement séduit. Avec l'air du grand monde, elle a beaucoup d'esprit. Votre frère, entre nous, goûte fort cette veuve, Et ses regards pour elle en sont même une preuve. Depuis qu'elle est logée à deux pas de l'hôtel, Leur estime s'accroît. CÉLIANTE. Et n'a rien de réel. Comme ils sont répandus, que c'est là leur manie, Le même tourbillon les emporte et les lie ; Mais c'est un noeud léger qui n'a point de soutien ; Il paraît les serrer, et ne tient presque à rien. L'un et l'autre se cherche à dessein de paraître, Se prévient sans s'aimer, se voit sans se connaître ; Commerce extérieur, union sans penchant, Que fait naître l'usage et non le sentiment. L'esprit vole toujours sur la superficie. Et le coeur ne se voit jamais de la partie. Tel est, au vrai, le monde et sa fausse amitié : C'est par les dehors seuls qu'on s'y trouve lié ; Et voilà ce qui fait que je fuis, que j'abhorre Ce monde, presque autant que mon frère l'adore. LISETTE. Oh ! Quoi que vous disiez, il a son beau côté ; Et je trouve qu'il a de la réalité. Mais la comtesse vient. CÉLIANTE. Tant pis ! LISETTE. Elle est suivie D'un beau jeune seigneur. CÉLIANTE. Sa visite m'ennuie. SCÈNE II. Céliante, La Comtesse, Le Marquis, Lisette. LA COMTESSE. Nous cherchons le baron avec empressement ; J'ai même à lui parler très sérieusement. Qu'on aille l'avertir, je ne saurais attendre. CÉLIANTE. J'irai, si vous voulez, le presser de descendre, Madame! LA COMTESSE. Non, restez, je vous prie, avec nous ; Lisette aura ce soin. CÉLIANTE, à Lisette. Vite, dépêchez-vous, Lisette sort. SCÈNE III. La Comtesse, Céliante, Le Marquis. LA COMTESSE, bas, au marquis. Son air est emprunté. LE MARQUIS, à la Comtesse. Mais il est noble et sage. LA COMTESSE. Je veux l'apprivoiser, elle est un peu sauvage. CÉLIANTE, à part. Je n'éprouvai jamais un pareil embarras. LA COMTESSE, à Céliante. Mais vous fuyez le monde, et l'on ne vous voit pas. Dans votre appartement, quoi ! Toujours retirée ? Jeune et formée en tout pour être désirée, Quel injuste penchant vous porte à vous cacher ? Il faut donc, pour vous voir, qu'on vienne vous chercher ? Je prétends vous tirer de cette nuit profonde, Vous inspirer l'amour et l'esprit du grand monde. Se tenir constamment recluse comme vous, C'est exister sans vivre, et n'être point pour nous. CÉLIANTE. Vos soins m'honorent trop. LA COMTESSE. Trêve de modestie. CÉLIANTE. Vos bontés... LA COMTESSE. Laissons là mes bontés, je vous prie. CÉLIANTE. L'obscurité convient aux filles comme moi. LA COMTESSE. De conduire vos pas je veux prendre l'emploi. CÉLIANTE. Pour suivre votre essor et l'esprit qui vous guide,Ma raison est trop faible, et mon coeur trop timide. Les préjugés communs me tiennent sous leurs lois ; Et je soutiendrais mal l'honneur de votre choix. LA COMTESSE. Vous êtes demoiselle, et faite pour paraître, Et vous ne brûlez pas de vous faire connaître ? Vous flatter, vous nourrir de cet unique soin, Pour vous est un devoir, je dis plus, un besoin ; Et celui de dormir et de se mettre à table, N'est pas plus fort ohez nous que celui d'être aimable. La nature, à mon sexe, en a fait une loi. Se répandre et briller, c'est respirer, pour moi. CÉLIANTE. Je mets, pour moi, qui n'ai nulle coquetterie, À fuir surtout l'éclat, le bonheur de la vie ; Et je tâche à trouver ce souverain bonheur, Non dans l'esprit d'autrui, mais au fond de mon coeur. LE MARQUIS, à la Comtesse. Au sein de la raison sa réponse est puisée. J'en suis édifié. LA COMTESSE, au Marquis. Moi, très scandalisée. À Céliante.Mais il faut donc, par goût, que vous aimiez l'ennui ? CÉLIANTE. Il ne m'est inspiré jamais que par autrui. LA COMTESSE, à part. Qu'elle est sotte à mes yeux ! CÉLIANTE, à part. Qu'elle est extravagante ! SCÈNE IV. La Comtesse, Céliante, Le Marquis, Lisette. LA COMTESSE, à Lisette. Le baron viendra-t-il ? Car je m'impatiente. LISETTE. Madame, il est sorti. LA COMTESSE. Bon ! Je m'en doutais bien. LISETTE. Mais il va dans l'instant rentrer. LA COMTESSE. Je n'en crois rien. Où sera-t-il ? CÉLIANTE. Je vais moi-même m'en instruire : Et, quelque part qu'il soit, je vais lui faire dire Que madame l'attend. LA COMTESSE. Un tel soin est flatteur. Céliante sort. SCÈNE V. La Comtesse, Le Marquis. LA COMTESSE. Se peut-il du baron que ce soit là la soeur ? Comment la trouvez-vous ? Parlez. LE MARQUIS. Très estimable. LA COMTESSE. Son esprit est brillant ! LE MARQUIS. Mais il est raisonnable. Et le bon sens, Madame... LA COMTESSE. Est chez vous déplacé. Il sied bien à vingt ans, Monsieur, d'être sensé ! LE MARQUIS. On peut l'être à tout âge. LA COMTESSE. Ah ! Quel travers extrême ! Je ne puis m'empêcher d'en rougir pour vous-même. LE MARQUIS. Je fais cas du bon sens ; et bien loin d'en rougir, J'ai le front de le dire et de m'en applaudir. LA COMTESSE. Vous prisez le bon sens ! Ô ciel ! Puis-je le croire ? Un jeune homme de Cour peut-il en faire gloire ? C'est un être nouveau qui n'avait point paru. SCÈNE VI. Le Comtesse, Le Marquis, Le Baron. LA COMTESSE, au Baron. Ah ! Baron, venez voir ce qu'on n'a jamais vu, Et qui ne peut passer même pour vraisemblable : Un marquis de vingt ans prudent et raisonnable, Qui l'ose déclarer, et qui n'en rougit point ! LE BARON. C'est un modèle. LA COMTESSE. À fuir. Mais brisons sur ce point. Un soin intéressant m'a chez vous amenée. Je viens vous retenir pour cette après-dînée. Monsieur Vacarmini fait un bruit étonnant. LE BARON. On le vante beaucoup. LA COMTESSE. C'est le plus surprenant, Le plus fort violon de toute l'Italie. Pour l'entendre avec vous, j'ai lié la partie. LE BARON. Madame me propose un plaisir bien flatteur; Mais je suis chez le duc engagé, par malheur. LA COMTESSE. Partout on le souhaite, et chacun se l'arrache. Je vous l'ai dit, Marquis, heureux qui se l'attache ! LE MARQUIS. Je n'en suis pas surpris, aimable comme il est. LE BARON. L'une et l'autre épargnez votre ami, s'il vous plaît. LA COMTESSE. Il faut vous dégager. J'attends la préférence. LE BARON. C'est me faire une aimable et douce violence. Cependant... LA COMTESSE. Cependant vous viendrez avec nous. LE MARQUIS. Je vous en prie. LA COMTESSE. Et moi, je l'exige de vous. LE BARON, à la Comtesse. Vous l'exigez ! LA COMTESSE. Sans doute ; et vos rigueurs m'étonnent. LE BARON. Je ne résiste plus, quand les dames l'ordonnent. LA COMTESSE. Je puis compter sur vous ? LE BARON. Oui. LA COMTESSE. Je dois à présent Vous parler sur un point tout à fait important. Il court de vous un bruit qui m'étonne et m'afflige. LE BARON. C'est donc un bruit fâcheux ? LA COMTESSE. Des plus fâcheux, vous dis-je ; Il m'alarme pour vous. LE BARON. Vraiment vous m'effrayez : Expliquez-vous. LA COMTESSE. On dit que vous vous mariez. LE BARON. De vos craintes pour moi, comment, c'est là la cause ? LA COMTESSE. Oui. Dit-on vrai ? LE BARON. Mais... LA COMTESSE. Mais... LE BARON. Il en est quelque chose. LA COMTESSE. Tant pis ! LE MARQUIS. L'hymen est donc bien terrible à vos yeux ? LA COMTESSE. Tout des plus. LE BARON. Il faut prendre un parti sérieux. LA COMTESSE. Jamais. LE BARON. Je suis l'exemple, et je cède à l'usage. C'est un joug établi que subit le plus sage. LA COMTESSE. Je vous connais, Baron, il n'est pas fait pour vous. Vos amis à ce noeud doivent s'opposer tous. L'hymen en vous va faire un changement extrême ; Le monde y perdra trop, vous y perdrez vous-même La moitié, tout au moins, du prix que vous valez. Être couru, fêté partout où vous allez ; Être aimable, amusant, et ne songer qu'à plaire, Voilà votre état propre, et votre unique affaire. L'homme du monde est né pour ne tenir à rien : L'agrément est sa loi, le plaisir son lien ; S'il s'unit, c'est toujours d'une chaîne légère, Qu'un moment voit former, qu'un instant voit défaire ; Il fuit jusques au noeud d'une forte amitié : Il est toujours liant, et n'est jamais lié. LE BARON. Le ciel pour tous les rangs m'a formé sociable. LA COMTESSE. Non, je lis dans vos yeux que l'hymen redoutable Doit aigrir la douceur dont vous êtes pétri, Et d'un garçon charmant faire un triste mari. LE MARQUIS. Monsieur ne doit pas craindre un changement semblable. Pour l'éprouver, Madame, il est né trop aimable. Je suis sûr qu'il a fait d'ailleurs un choix trop bon. LE BARON. Mon coeur a pris, surtout, conseil de la raison. LA COMTESSE. Conseil de la raison ! Juste ciel ! Quel langage ! LE BARON. On doit la consulter en fait de mariage. LA COMTESSE. Je pardonne au Marquis d'oser me la citer ; Mais vous et moi, Monsieur, devons-nous l'écouter ? Nous sommes trop instruits qu'elle est une chimère. LE MARQUIS. La raison, chimère ! LA COMTESSE. Oui ! LE MARQUIS. L'idée est singulière. LA COMTESSE. C'est un vieux préjugé qui porte à tort son nom LE MARQUIS. Pour moi, je reconnais une saine raison. Loin d'être un préjugé, Madame, elle s'occupe À détruire l'erreur dont le monde est la dupe ; Nous aide à démêler le vrai d'avec le faux, Épure les vertus, corrige les défauts ; Est de tous les états comme de tous les âges, Et nous rend à la fois sociables et sages. LA COMTESSE. Moi, je soutiens qu'elle est elle-même un abus, Qu'elle accroît les défauts, et gâte les vertus, Étouffe l'enjouement, forme les sots scrupules, Et donne la naissance aux plus grands ridicules ; De l'âme qui s'élève arrête les progrès, Fait les hommes communs, ou les pédants parfaits Raison qui ne l'est pas, que l'esprit vrai méprise, Qu'on appelle bon sens, et qui n'est que bêtise. LE MARQUIS. Le bon sens n'est pas tel. LE BARON. Mais il en est plusieurs. Chacun a sa raison qu'il peint de ses couleurs. La comtesse a beau dire, elle-même a la sienne. LA COMTESSE. J'aurais une raison, moi ! LE BARON. La chose est certaine ; Sous un nom opposé vous respectez ses lois. LA COMTESSE. Quelle est cette raison qu'à peine je conçois ? LE BARON. Celle du premier ordre, à qui la bourgeoisie Donne vulgairement le titre de folie ; Qui met sa grande étude à badiner de tout, Est mère de la joie, et source du bon goût ; Au milieu du grand monde établit sa puissance, Et de plaire à ses yeux enseigne la science ; Prend un essor hardi, sans blesser les égards, Et sauve les dehors jusque dans ses écarts; Brave les préjugés, et les erreurs grossières, Enrichit les esprits de nouvelles lumières, Échauffe le génie, excite les talents, Sait unir la justesse aux traits les plus brillants ; Et se moquant des sots, dont l'univers abonde, Fait le vrai philosophe, et le sage du monde. LA COMTESSE. L'heureuse découverte ! Adorable Baron ! Vous venez pour le coup de trouver la raison ; Et j'y crois à présent, puisqu'elle est embellie De tous les agréments de l'aimable folie. Le marquis à ses lois ne se soumettra pas ; À la vieille raison il donnera le pas. LE MARQUIS. Une telle folie est la sagesse même : Je cède, comme vous, à son pouvoir suprême. LA COMTESSE, montrant le Baron. Mais les plus grands efforts lui deviennent aisés, Il accorde d'un mot les partis opposés. Quel liant dans l'esprit, et dans le caractère ! Adieu ; j'ai ce matin des visites à faire. À trois heures chez moi je vous attends tous deux. Vous, baron, renoncez à l'hymen dangereux : Vous ne devez avoir, que le monde pour maître. La raison, qu'aujourd'hui vous me faites connaître, Vous parle par ma bouche, et vous fait une loi De vivre indépendant, et libre comme moi. Soyons toujours en l'air : des choses de la vie Prenons la pointe seule et la superficie. Le chagrin est au fond, craignons d'y pénétrer. Pour goûter le plaisir, ne faisons qu'effleurer. Elle sort. SCÈNE VII. Le Baron, Le Marquis. LE MARQUIS. Nous sommes seuls, monsieur ; il faut que mon coeur s'ouvre Et que ma juste estime à vos yeux se découvre. Les plaisirs que de vous dans huit jours j'ai reçus, La façon d'obliger que je mets au-dessus ; Ce dehors prévenant, cet abord qui captive, Tout m'inspire pour vous l'amitié la plus vive. Votre intérêt, monsieur, me touche vivement ; Et puisque vous allez prendre un engagement, Instruisez-moi, de grâce, et que de vous j'apprenne La part qu'à ce lien vous voulez que je prenne. C'est sur vos sentiments que je veux me régler ; Je m'y conformerai, vous n'avez qu'à parler. LE BARON. Mon estime pour vous est égale à la vôtre, Et je vous ai d'abord distingué de tout autre. Je vous connais, monsieur, depuis fort peu de temps, Et vous m'êtes plus cher qu'un ami de dix ans. Ma rapide amitié se forme en deux journées, Et les instants chez moi font plus que les années. Un mérite d'ailleurs frappant et distingué... LE MARQUIS. Ah ! Monsieur... LE BARON. Je dis vrai, vous m'avez subjugué. Mon coeur, autant par goût que par reconnaissance, Va donc de ses secrets vous faire confidence. Aux yeux de la Comtesse il vient de se cacher ; Mais il veut devant vous tout entier s'épancher. Celle dont j'ai fait choix est jeune, belle, sage. Et sa première vue obtient un prompt hommage. Il n'est point de regard aussi doux que le sien. Elle a de la naissance, elle attend un grand bien. Ce qui doit à mes yeux la rendre encor plus chère, Une longue amitié m'unit avec son père. LE MARQUIS. Que de biens réunis ! Je puis présentement Vous témoigner combien... LE BARON. Arrêtez ; doucement. Vous croyez, sur les dons que je viens de décrire, Qu'il ne manque plus rien au bonheur où j'aspire. Détrompez-vous, Marquis ; apprenez qu'un seul trait En corrompt la douceur, et gâte le portrait. Cet objet si charmant dont mon âme est éprise, Sous un dehors flatteur cache un fond de bêtise : Je ne sais de quel nom je le dois appeler. C'est un être qui sait à peine articuler : Triste sans sentiment, rêveuse sans idée, C'est par le seul instinct qu'elle paraît guidée. Dans le temps qu'elle lance un coup d'oeil enchanteur, Un silence stupide en dément la douceur. D'aucune impression son âme n'est émue, Et je vais épouser une belle statue. LE MARQUIS. Le temps et vos leçons l'apprendront à penser. LE BARON. Non, il n'est pas possible, et j'y dois renoncer. Auprès d'elle, il n'est rien que n'ait tenté ma flamme Tous mes efforts n'ont pu développer son âme. Trompé par le désir, mon amour espérait Qu'au sortir du couvent elle se formerait. Prêt d'être son époux, et brûlant de lui plaire, Je l'ai prise chez moi, de l'aveu de son père ; Elle est avec ma soeur, qui seconde mes soins :Mais, inutile peine ! Elle en avance moins. Son esprit chaque jour s'affaiblit, loin de croître ; Je la trouvais encor moins sotte dans le cloître : Elle montrait alors un peu plus d'enjoûment, De petites lueurs perçaient même souvent ; Elle répondait juste à ce qu'on voulait dire, Et quelquefois du moins on la voyait sourire. À peine maintenant puis-je en tirer deux mots ! Un non, un oui, placés encor mal à propos, À sa stupidité chaque moment ajoute : Son âme n'entend rien, quand son oreille écoute. Jugez présentement si mon bonheur est pur, Et de mes sentiments si je puis être sûr. LE MARQUIS. Tous les biens sont mêlés, et chacun a sa peine. LE BARON. Il n'en est point qui soit comparable à la mienne. Pour cet objet fatal je passe, tour à tour, Du désir au dégoût, du mépris à l'amour. Je la trouve imbécile, et je la vois charmante : Son esprit me rebute, et sa beauté m'enchante. Pour nous unir, son père arrive incessamment : Je tremble comme époux, je brûle comme amant. Quel bien de posséder une amante si belle ! Mais prendre, mais avoir pour compagne éternelle, Une beauté dont l'oeil fait l'unique entretien, Sans âme, sans esprit, dont le coeur ne sent rien ; Pour un homme qui pense, et né surtout sensible, Quel supplice, Marquis, et quel contraste horrible ! LE MARQUIS. Je plains votre destin ; mais quoiqu'il soit fâcheux, Je connais un amant beaucoup plus malheureux. LE BARON. Cela ne se peut pas ; mon malheur est extrême. Qui peut en éprouver un plus grand ? LE MARQUIS. C'est moi-même. LE BARON. Vous, Marquis ? LE MARQUIS. Moi, Baron ; et pour vous consoler, Mon coeur veut à son tour ici se dévoiler. Apprenez un secret ignoré de tout autre : Ma confiance est juste, et doit payer la vôtre. Notre choix a d'abord de la conformité. J'adore, comme vous, une jeune beauté Que j'ai vue au couvent, dont la grâce ingénue Frappe au premier abord, intéresse, et remue. Le doux son de sa voix, et ses regards vainqueurs Sont d'accord pour porter l'amour au fond des coeurs. La nature a tout fait pour cette fille heureuse, Et ne s'est point montrée à moitié généreuse. Votre amante, Baron, n'a que les seuls dehors, La mienne réunit seule tous les trésors. Ses yeux, et son souris où règne la finesse, Annoncent de l'esprit et tiennent leur promesse ; Elle parle fort peu, mais pense infiniment : À l'égard de son coeur, c'est le pur sentiment, Il s'attache, il est fait exprès pour la tendresse, Et pétri par les mains de la délicatesse. LE BARON. Vous en parlez trop bien pour n'être pas aimé. LE MARQUIS. Oui, je crois l'être autant que je suis enflammé. LE BARON. Vous êtes trop heureux, et je vous porte envie. LE MARQUIS. Attendez, mon histoire encor n'est pas finie ; Vous ignorez le point critique et capital. Obligé d'entreprendre un voyage fatal, J'ai perdu malgré moi ma maîtresse de vue. Je ne sais, qui plus est, ce qu'elle est devenue. Nous nous sommes écrit d'abord exactement, Et ses lettres suivaient les miennes promptement : Mais elle a tout à coup cessé de me répondre. J'ai pressé mon retour, je suis parti de Londres ; Et mes feux empressés, d'abord en arrivant, M'ont fait, pour la revoir, voler à son couvent. Vain espoir ! On m'a dit qu'elle en était sortie ; C'est tout ce que j'en sais. Une main ennemie, Que je ne connais pas, l'arrache à mon amour, Et ce coup à mes yeux l'enlève sans retour. LE BARON. Vous possédez son coeur. LE MARQUIS. Douceur cruelle et vaine ! Le bonheur d'être aimé met le comble à ma peine. LE BARON. Vos recherches, vos soins, pourront la découvrir. LE MARQUIS. Non, je n'espère plus d'y pouvoir réussir; Et dans tous mes projets le malheur m'accompagne ; J'ai mis depuis huit jours tous mes gens en campagne. Mais inutilement : ils ne m'apprennent rien. LE BARON. N'importe, votre sort est plus doux que le mien : Le pis est de brûler pour une belle idole. LE MARQUIS. Vous la posséderez ; c'est un bien qui console. Mais pour mes feux trompés cet espoir est détruit : Plus l'objet est parfait, et plus sa perte aigrit. Je suis le plus à plaindre ; et mon cruel voyage... LE BARON. Ne nous disputons plus un si triste avantage ; Nous éprouvons tous deux un sort plein de rigueur. Marquis, goûtons l'unique et funeste douceur D'être les confidents mutuels de nos peines, Et mêlons sans témoins vos douleurs et les miennes. Le secret de nos coeurs est un bien précieux Que nous devons cacher à tous les autres yeux. LE MARQUIS. Oui, ne nous quittons plus, soyons toujours ensemble. Le malheur nous unit, et le goût nous rassemble. Que nos revers communs, excitant la pitié, Servent à resserrer les noeuds de l'amitié ! LE BARON. Presque autant que le mien votre sort m'intéresse. Adieu ; c'est à regret qu'un moment je vous laisse. Je vais écrire au duc qu'il ne m'attende pas. LE MARQUIS. Et moi, je cours, Monsieur, m'informer de ce pas Si mes gens n'ont point fait de recherche nouvelle. Je vous rejoins après, quoique j'apprenne d'elle. Un ami si parfait, que j'acquiers dans ce jour, Peut seul me consoler des pertes de l'amour. ACTE II SCÈNE I. Le Marquis, Champagne. LE MARQUIS. Parle, as-tu rien appris ? Champagne, instruis-moi vite. CHAMPAGNE. J'ai découvert, Monsieur, la maison qu'elle habite. LE MARQUIS. Quoi ! Tu sais sa demeure ? CHAMPAGNE. Oui, j'en suis éclairci. La belle n'est pas loin. LE MARQUIS. Où donc est-elle ? CHAMPAGNE. Ici. LE MARQUIS. Ici, dans cet hôtel ? CHAMPAGNE. Oui, dans cet hôtel même ; Et je viens de l'y voir. LE MARQUIS. Ma surprise est extrême ! CHAMPAGNE. Vous n'êtes pas au bout de votre étonnement; Sachez qu'on la marie, et même incessamment. LE MARQUIS. Ô ciel ! Me dis-tu vrai ? CHAMPAGNE. Très vrai ; je suis sincère : Pour conclure, Monsieur, on n'attend que son père. LE MARQUIS. Quel coup inattendu ! Mais à qui l'unit-on ? CHAMPAGNE. Au maître de céans, à monsieur le Baron. LE MARQUIS. Au Baron ? CHAMPAGNE. À lui-même, et la chose est très sûre. LE MARQUIS. Grand Dieu ! La singulière et fatale aventure ! Mais elle n'est pas vraie, on vient de t'abuser : La personne qu'il aime et qu'il doit épouser Est brillante d'attraits, mais d'esprit dépourvue ; C'est ainsi que lui-même il l'a peinte à ma vue : Et celle que j'adore est accomplie en tout, À l'extrême beauté joint l'esprit et le goût. CHAMPAGNE. J'ignore quel portrait il a fait de sa belle, S'il vous l'a peinte sotte, ou bien spirituelle : Mais je suis bien instruit, et par mes propres yeux, Que celle qu'il épouse, et qui loge en ces lieux, Est justement la même à qui votre émissaire A porté vingt billets, gages d'un feu sincère. C'est la fille en un mot de Monsieur de Forlis; Et j'en ai pour garant tous les gens du logis. LE MARQUIS. Je n'en puis plus douter, et ce nom seul m'éclaire ; Mon esprit à présent débrouille le mystère. Le baron, pour bêtise et pour stupidité Aura pris son air simple et sa timidité : Elle est d'un naturel qui se livre avec crainte ; Cet effroi s'est accru par la dure contrainte De former un lien qui force son penchant, Et par l'effort de taire un si cruel tourment. Oui, le chagrin secret de voir tromper sa flamme, Et j'aime à m'en flatter, a jeté dans son âme Ce morne abattement, cette sombre froideur, Qui choquent le baron, et causent son erreur. Dans mon vif désespoir j'ai du moins l'avantage De penser qu'aujourd'hui sa tristesse est l'ouvrage Et le garant flatteur de son amour pour moi, Et qu'à regret d'un père elle subit la loi. CHAMPAGNE. Cette grande douleur qui console la vôtre Ne l'empêchera pas d'en épouser un autre. LE MARQUIS. Il est vrai, j'en frémis : c'est un bien sans effet. Sa funeste douceur ajoute à mon regret ; Et d'un feu mutuel la flatteuse assurance Est un nouveau malheur quand on perd l'espérance. Se voir ravir un coeur plein d'un tendre retour, C'est de tous les revers le plus grand en amour ; Et se voir enlever ce trésor qu'on adore Par la main d'un ami qui lui-même l'ignore, Y met encor le comble, et le rend plus affreux ! Je me plaignais tantôt de mon sort rigoureux, Quand mes soins ne pouvaient découvrir sa demeure. J'aurais beaucoup mieux fait de craindre et de fuir Où je devais apprendre un secret si cruel. [l'heure Pour moi sa découverte est un arrêt mortel : Je serais trop heureux d'être dans l'ignorance, Et du baron du moins j'aurais la confidence. Je pourrais dans son sein épancher ma douleur. Hélas ! j'ai tout perdu jusqu'à cette douceur. Quel état violent ! Ô ciel ! Que dois-je faire ? Dois-je fuir ou rester ? M'expliquer ou me taire ? Que dirai-je au baron ? Pourrai-je l'aborder ? Ah ! D'avanCe mon coeur se sent intimider. Je ne pourrai jamais soutenir sa présence; Mon trouble... Juste Dieu ! Je le vois qui s'avance. Champagne sort. SCÈNE II. Le Marquis, Le Baron. LE BARON. J'étais impatient déjà de vous revoir.Eh bien ! N'avez-vous rien à me faire savoir ? Répondez-moi, Marquis. Vous évitez ma vue. Je vois sur votre front la douleur répandue. Qu'avez-vous ? LE MARQUIS. Je n'ai rien. LE BARON. Votre ton et votre air M'assurent le contraire, et vous m'êtes trop cher Pour vous laisser garder un si cruel silence : Manqueriez-vous pour moi déjà de confiance ? Ouvrez-moi votre coeur : parlez donc ? LE MARQUIS. Je ne puis. LE BARON. Mais songez que tantôt vous me l'avez promis. Qu'avez vous découvert ? Que venez-vous d'apprendre ? LE MARQUIS. Plus que je ne voulais. LE BARON. Je ne puis vous comprendre, Et j'exige de vous que vous vous expliquiez : Me tiendrez-vous rigueur après tant d'amitiés ? LE MARQUIS. Je dois plutôt cacher le trouble qui m'agite. Dans l'état où je suis souffrez que je vous quitte. LE BARON. Non, arrêtez, Marquis, vous prétendez en vain Que je vous abandonne à votre noir chagrin. Vous ne sortirez pas, quoi que vous puissiez faire, Que je n'aie arraché de vous l'aveu sincère Du sujet qui vous trouble, et qui vous porte à fuir. LE MARQUIS. Dispensez-moi, baron, de vous le découvrir ; Et laissez-moi... LE BARON. Marquis, la résistance est vaine, Et vous m'éclaircirez. LE MARQUIS. Quelle effroyable gêne ! Où me vois-je réduit ! LE BARON. Cédez donc à l'effort D'un homme tout à vous. LE MARQUIS. Je crains... LE BARON. Vous avez tort. Les destins qui tantôt vous cachaient vore amante Ont-ils pu vous porter d'atteinte plus sanglante ? LE MARQUIS. Oui, puisque ce secret par vous m'est arraché, Je voudrais que son sort me fût encore caché : Mes gens de sa demeure ont l'ait la découverte, Mais pour rendre mes feux plus certains de sa perte Ils m'ont trop éclairé. LE BARON. Que vous ont-ils appris ? LE MARQUIS. Tout ce que je pouvais en apprendre de pis. J'ai su que sa famille au plus tôt la marie ; Pour comble de chagrin je vais la voir unie Au destin d'un ami qui m'enchaîne le bras ! LE BARON. Ce coup est affligeant ; mais il n'égale pas, Quoi que puisse opposer votre douleur extrême, Le malheur d'ignorer le sort de ce qu'on aime : Je trouve votre amour, dans ce nouveau chagrin, Beaucoup moins malheureux qu'il n'était ce matin. LE MARQUIS. Rien n'égale, Monsieur, ma disgrâce présente ; Je sens qu'elle est pour moi d'autant plus accablante Que je ne puis choisir ni prendre aucun parti ; Toute voie est fermée à mon espoir trahi. LE BARON. J'en vois une pour vous très simple. LE MARQUIS. Quelle est-elle ? LE BARON. Poursuivez votre pointe auprès de votre belle. LE MARQUIS. Le moyen à présent, Monsieur, que je la vois Promise à mon ami dont son père a fait choix ? Mon coeur doit renoncer plutôt à ma maîtresse ; L'honneur et le devoir y forcent ma tendresse. LE BARON. Il n'est pas question de devoir ni d'honneur ; Il ne s'agit ici que de votre bonheur. LE MARQUIS. Monsieur, pour un moment, mettez-vous à ma place, Feriez-vous ce qu'ici vous voulez que je fasse ? L'amour vous ferait-il manquer à l'amitié ? LE BARON. Oui, Marquis ; sur ce point je serais sans pitié : Le scrupule est sottise en pareille matière, Et je ne ferais pas grâce à mon propre père. LE MARQUIS. Moi, je ne me sens pas tant d'intrépidité ; Et quand même j'aurais cette témérité, Que puis-je espérer ? LE BARON. Tout, monsieur, puisqu'on vous aime ; Vous devez réussir, j'en répondrais moi-même. LE MARQUIS. À quoi tous mes efforts pourraient-ils aboutir ? LE BARON. Mais à rompre un hymen qui doit mal l'assortir. LE MARQUIS. Il est trop avancé. LE BARON. Qu'elle avoue à son père Votre amour réciproque. LE MARQUIS. Elle est d'un caractère, D'un esprit trop craintif, pour tenter ce moyen, D'autant qu'elle a donné sa voix à ce lien ; Moi-même à l'y porter j'ai de la répugnance. Le remords que je sens... LE BARON. Le remords ? Pure enfance ! Ayez pour mes conseils plus de docilité, Et le succès... LE MARQUIS. J'en vois l'impossibilité ; Car son hymen, vous dis-je, est près de se conclure Demain, ce soir peut-être, et ma disgrâce est sûre. LE BARON. Je veux que cela soit : mettons la chose au pis. LE MARQUIS. Que puis-je faire alors ? LE BARON. Ce que fait tout marquis ; Vous vous arrangerez. LE MARQUIS. Et de quelle manière ? LE BARON. En voyant cette belle, en tâchant de lui plaire. LE MARQUIS. À mon ami ferai-je un affront si sanglant ? LE BARON. Sur cet article-là votre scrupule est grand ! À son plus haut degré c'est porter la sagesse. Si vos pareils avaient cette délicatesse, Et marquaient tant d'égards pour messieurs les maris, Je plaindrais la moitié des femmes de Paris. Ne tenez pas ailleurs un langage semblable ; Il vous ferait, Marquis, un tort considérable. LE MARQUIS. Quand vous parlez ainsi, c'est sur le ton badin ; Je forme et je veux suivre un plus juste dessein : À mes sens révoltés quelque effort qu'il en coûte, Le devoir me l'inspire, il faut que je l'écoute. De l'erreur d'un ami j'abuse trop longtemps ; Je veux la dissiper dans ces mêmes instants, Et je vais sans détour, à quoi que je m'expose, De mon trouble secret lui dévoiler la cause. LE BARON. Ah ! Gardez-vous en bien, vous allez tout gâter. LE MARQUIS. Juste ciel ! Est-ce vous qui devez m'arrêter ? LE BARON. Oui, vous allez commettre une extrême imprudence : Mais a-t-on jamais fait pareille confidence ? LE MARQUIS. Eh quoi! Voulez-vous donc que je trompe en ce jour Un homme que j'estime, et qui m'aime à son tour ? LE BARON. Oui, trompez-le, monsieur. LE MARQUIS. C'est lui faire un outrage. LE BARON. Trompez-le encore un coup, trompez-le, c'est l'usage. LE MARQUIS. Vous me le conseillez ? LE BARON. Très fort, et je fais plus ; Je l'exige de vous. LE MARQUIS. Je demeure confus ! LE BARON. Mais dans vos procédés je ne puis vous comprendre ! Vous avez pour cet homme une amitié bien tendre ; Et portant à son coeur le coup le plus mortel Par un aveu choquant autant qu'il est cruel, Vous voulez faire entendre à sa flamme jalouse Que vous êtes aimé de celle qu'il épouse. Si quelqu'un s'avisait de m'en faire un égal, Par moi son compliment serait reçu fort mal. LE MARQUIS. Ces mots ferment ma bouche, et changent ma pensée : Mon ardeur, puisqu'enfin elle s'y voit forcée, Va suivre le parti que vous lui proposez : Mais souvenez-vous bien que vous l'y réduisez, Que vous êtes, Monsieur, garant de ma conduite Que vous deviendrez seul coupable de la suite ; Et que si trop avant je me laisse entraîner, C'est vous, et non pas moi qu'il faudra condamner. LE BARON. Quoi qu'il puisse arriver, je prends sur moi la chose ; Sur ma parole, osez. LE MARQUIS. Je vous crois donc, et j'ose. LE BARON. Avant que vous sortiez : je serais curieux Que vous vissiez l'objet... Mais il s'offre à nos yeux. SCÈNE III. Le Baron, Le Marquis, Lucile. LE MARQUIS, à part. Quel trouble ! En la voyant j'ai peine à me contraindre! LUCILE, d'un air timide au Baron. Je cherchais votre soeur. LE BARON. Approchez-vous sans craindre, Et faites politesse à Monsieur le Marquis. Vous ne sauriez trop bien recevoir mes amis. Quoi ! Vous voilà déjà toute déconcertée ? Vous changez de couleur, vous êtes empruntée ! Mais rassurez-vous donc. Devant le monde ainsi Faut-il être étonnée ? LUCILE. Eh ! monsieur l'est aussi ! LE BARON. Il l'est de votre abord. LE MARQUIS. Pardon, je me rappelle Qu'ailleurs plus d'une fois j'ai vu mademoiselle. LE BARON. Vous l'avez vue ailleurs ! Où, marquis ? LE MARQUIS. Au courant ; Précisément au même où j'allais voir souvent, Comme je vous l'ai dit, cette jeune personne. La rencontre me charme autant qu'elle m'étonne. L'estime et l'amitié les liaient de si près, Que l'une et l'autre alors ne se quittaient jamais : C'est cet attachement qu'elles faisaient paraître À qui je dois, Monsieur, l'honneur de la connaître. LE BARON, à part, au Marquis. Mais rien de plus heureux pour vous que ce coup-là. Auprès de son amie elle vous servira. Elle est simple à l'excès ; mais on peut la conduire Sait-elle votre amour ? LE MARQUIS. Tout a dû l'en instruire : J'ai fait en sa présence éclater mon ardeur, Et, comme ma maîtresse, elle connaît mon coeur. LE BARON. Tant mieux ! J'en suis charmé, la chose ira plus vite. LE MARQUIS. Dans l'état incertain qui maintenant m'agite, Souffrez que devant vous j'ose l'interroger. LE BARON. À répondre je vais moi-même l'engager. LE MARQUIS. Non, je veux sans contrainte apprendre de sa bouche Quels sont les sentiments de l'objet qui me touche ; Parlez, belle Lucile, ils vous sont connus tous : Mon amante n'a rien qui soit caché pour vous ; Et vous devez souvent en avoir des nouvelles. LUCILE. Il est vrai. LE MARQUIS. J'en apprends une des plus cruelles ; Ses parents, m'a-t-on dit, veulent la marier. LUCILE. Oui. LE MARQUIS. Ciel ! Quel oui funeste ! Et qu'il doit m'effrayer LE BARON. Rassurez-vous ; je veux rompre ce mariage. LE MARQUIS, à Lucile. L'approuve-t-elle ? LUCILE. Non. LE BARON, au Marquis. Pour vous l'heureux présage ! LE MARQUIS. Comment se trouve-t-elle à présent ? LUCILE. Mal et bien. LE MARQUIS. Pense-t-elle... ? LUCILE. Beaucoup. LE MARQUIS. Et que dit-elle ? LUCILE. Rien. LE BARON. Quel discours ! Parlez mieux, qu'on puisse vous entendre. LE MARQUIS. Ces mots sont d'un grand sens pour qui sait les comprendre. J'ai toujours eu du goût pour la précision. LE BARON. Vous devez donc goûter sa conversation. LE MARQUIS. Infiniment, Monsieur. LE BARON. C'est par là qu'elle brille : Mal et bien, rien, beaucoup : la singulière fille ! Tenez, s'il est possible, un discours plus suivi. LE MARQUIS. Du peu qu'elle m'a dit vous me voyez ravi. À Lucile.Ma maîtresse à mon sort est-elle bien sensible ? LUCILE. Oui, votre état la jette en un trouble terrible ; Moi, qui connais son coeur, je puis vous l'assurer. LE BARON. Prodige ! La voilà qui vient de proférer Deux phrases tout de suite. LE MARQUIS, à part. À peine suis-je maître De mes sens agités ! LUCILE. J'en ai trop dit peut-être, Et je m'en vais. LE BARON. Bon ! LE MARQUIS, à Lucile. Non, c'est moi qui vais sortir. À part.Mon transport à la fin pourrait me découvrir. LE BARON, au Marquis. Je vais la faire agir auprès de son amie. LE MARQUIS. Mademoiselle, adieu ; songez bien, je vous prie, Qu'il faut que votre coeur pour moi parle aujourd'hui. [Note : Ancun vers ne rime avec le vers 707.]............................................ Il sort. SCÈNE IV. Le Baron, Lucile. LE BARON. Je ne vous conçois pas ! Vous êtes étonnante ! Vous paraissez toujours interdite et tremblante ; Vous vous présentez mal, et vous n'épargnez rien Pour ternir votre éclat par un mauvais maintien ; Et lorsqu'à répliquer votre bouche est réduite, C'est par monosyllabe, et sans aucune suite. Répondez : est ce gène ? Est-ce obstination ? Est-ce peu de lumière ? Est-ce distraction ? Mais levez donc les yeux quand je vous interroge. LUCILE. Je vous suis obligée. LE BARON. Eh ! Sur le pied d'éloge Prenez-vous mon discours ? LUCILE. Mais comme il vous plaira. LE BARON. Le moyen de tenir à ces répliques-là ? LUCILE. Mais j'ai mal dit, je crois. LE BARON, à part. Que ce je crois est bête ! LUCILE. Excusez, mais votre air m'intimide et m'arrête. LE BARON. Selon vous, j'ai donc l'air bien terrible ? LUCILE. Oui vraiment. LE BARON. Votre bouche me fait un aveu bien charmant ! LUCILE. Mais il est naturel. LE BARON. Vous êtes ingénue. LUCILE. Oh ! beaucoup. LE BARON. Abrégeons : son entretien me tue ! Laissons, Mademoiselle, un discours superflu. Il faut que le marquis soit par vous secouru. LUCILE. Secouru ! LE BARON. Promptement. LUCILE. En quoi donc, je vous prie ? LE BARON. Il faut à son sujet parler à votre amie. S'il n'était question que d'une folle ardeur, Bien loin de vous presser d'agir en sa faveur, Je vous le défendrais ; mais son amour est sage, Et pour elle il s'agit d'un très grand mariage Où tout en même temps se trouvent réunis, La naissance, le bien, avec l'âge assortis. Son bonheur en dépend ; ainsi, mademoiselle, C'est remplir le devoir d'une amitié fidèle. Peignez donc à ses yeux le désespoir qu'il a ; Dites-lui qu'il se meurt. LUCILE. Elle le sait déjà. LE BARON. N'importe, exagérez son mérite et sa flamme. Près d'elle employez tout pour attendrir son âme, Et de son prétendu dites beaucoup de mal : Peignez-le dissipé, fat, inconstant, brutal. LUCILE. Je n'ose pas tout haut dire ce que j'en pense. LE BARON. Parlez, ne craignez rien. LUCILE. Oh ! Sans la bienséance... LE BARON. Pour l'homme en question point de ménagement. LUCILE, riant. Quoi ! Vous me l'ordonnez ? LE BARON. Oui, très expressément. Quand je vous parle ainsi, qui vous oblige à rire ? C'est une nouveauté ; mais j'y trouve à redire ; Ce rire maintenant est des plus déplacés. LUCILE. Mais il ne l'est pas tant, Monsieur, que vous pensez. LE BARON, à part. Ces imbéciles-là, gauches en toute chose, Ou ne vous disent mot, ou ricanent sans cause. À Lucile.Quoi qu'il en soit, songez à ce que je vous dis : Disposez votre amie en faveur du marquis. Ce que j'attends de vous veut de la diligence. Il faut... LUCILE. Monsieur, voilà votre soeur qui s'avance. LE BARON. Ma soeur ! Le personnage est fort intéressant, Et digne d'interrompre un discours important. SCÈNE V. Lucile, Céliante, Le Baron. LE BARON, à Lucile. Représentez surtout, exprès je le répète, Que l'ardeur du marquis est sincère et parfaite. LUCILE. C'est la troisième fois que vous me l'avez dit. LE BARON. Oh ! Pour le bien graver au fond de votre esprit, Morbleu ! Je ne saurais assez vous le redire. Je suis... LUCILE. Vous vous fâchez, Monsieur, je me retire. SCÈNE VI. Céliante, Le Baron. CÉLIANTE. Vous la traitez, mon frère, avec trop de hauteur,Et vous l'étourdissez. Employez la douceur. LE BARON. La douceur, dites-vous ? La douceur est charmante ! CÉLIANTE. Trouvez bon cependant que je vous représente Qu'une telle conduite auprès d'elle vous nuit,Et qu'à la fin sa haine en peut être le fruit ;Qu'elle sent... LE BARON. Trouvez bon que je vous interrompe,Pour vous dire, ma soeur, que votre esprit se trompe. CÉLIANTE. Elle s'est plainte à moi, je dois vous informer... LE BARON. Tous ces petits propos doivent peu m'alarmer. CÉLIANTE. Mais vous allez bientôt voir arriver son père. Pour son appartement comment allez-vous faire ? Ma sincère amitié... LE BARON. Se donne trop de soins,Et pour notre repos, aimez-nous un peu moins. CÉLIANTE. Vous n'avez jamais rien d'agréable à me dire. LE BARON. Rien d'agréable ! Il faut autrement me conduire.J'aurai soin désormais de vous faire ma cour. CÉLIANTE. Pour moi votre mépris augmente chaque jour. LE BARON. Et puisque vous aimez les choses agréables, Je ne vous tiendrai plus que des propos aimables : Je louerai votre esprit, votre air, votre enjoûment. CÉLIANTE. Ah ! Ne me raillez pas aussi cruellement. LE BARON. Céliante, pour vous je viens de me contraindre ; Je vous dis des douceurs, et vous osez vous plaindre ? CÉLIANTE. Moi, je vous dois ici dire vos vérités,Et vais d'un bon avis payer vos duretés. LE BARON. Encore des avis ! CÉLIANTE. Vous êtes fort aimable... LE BARON. Le début est flatteur. CÉLIANTE. Prévenant, doux, affable Pour les gens du dehors que ménage votre art ; À vos civilités le monde entier a part, Parce qu'il est, Monsieur, l'objet de votre culte, Et l'oracle constant que votre esprit consulte ; Mais mon frère chez lui sait se dédommager Des égards qu'il prodigue à ce monde étranger. Il dépouille en entrant sa douceur politique; Méprisant pour sa soeur, dur pour son domestique, Fâcheux pour sa maîtresse, et froid pour ses amis, Il prend une autre forme, et change de vernis. Tout craint dans sa maison, et tout fuit sa rencontre : Le courtisan s'éclipse, et le tyran se montre. LE BARON, d'un ton irrité. Ma soeur ! CÉLIANTE. Le trait est fort, mais vous me l'arrachez ;Et j'ai peint dans le vrai, puisque vous vous fâchez. Je l'ai fait toutefois dans une bonne vue :Profitez-en ; ou bien si l'erreur continue, Des vôtres redoutez le funeste abandon ; Craignez de vous trouver seul dans votre maison,Et de n'avoir d'ami que ce monde frivole, Dont un souffle détruit l'estime qui s'envole. SCÈNE VII. LE BARON. Je serais trop heureux de me voir délivré De ces espèces-là dont je suis entouré Mais sortons ; il est temps de faire ma tournée, Et de régler l'essor de toute la journée. Passons chez la marquise, et chez le commandeur; Voyons la présidente, et puis mon rapporteur. SCÈNE VIII. Le Baron, Lisette. LISETTE. Monsieur, je viens. LE BARON. Allez... LISETTE. Mais daignez me permettre, Monsieur... LE BARON. Mes gens au Duc ont-ils porté ma lettre ? LISETTE. Je pense que Lafleur est sorti pour cela. LE BARON. Je pense est merveilleux, et ces animaux-là Répondent, la plupart, aussi mal qu'ils agissent. Mes ordres, comme il faut, jamais ne s'accomplissent. LISETTE. Mais Monsieur de Forlis... LE BARON. Quoi, Monsieur de Forlis ? LISETTE. Arrive en ce moment. Je vous en avertis,Pour que vous descendiez. LE BARON. Je vous suis redevable De venir m'avertir ; le terme est admirable ! LISETTE, à part. Quel homme ! Mais, monsieur... LE BARON. Allez, parlez plus bas ;Annoncez désormais, et n'avertissez pas. Lisette rentre. SCÈNE IX. LE BARON. Forlis, pour arriver, a mal choisi son heure : J'allais sortir, il faut que pour lui je demeure.C'est mon ami, je vais l'embrasser simplement, Et le quitter après le premier compliment ;Mais de le prévenir il m'épargne la peine. SCÈNE X. Le Baron, Monsieur De Forlis. LE BARON, embrassant Madame de Forlis. Votre santé, monsieur ? MONSIEUR DE FORLIS. Assez ferme. Et la tienne, Baron ? LE BARON. Bonne. MONSIEUR DE FORLIS. Tant mieux ! J'ai voulu me hâterPour t'unir à ma fille, et par là, cimenter L'ancienne amitié qui nous unit ensemble. LE BARON. Je suis vraiment charmé que ce noeud nous assemble MONSIEUR DE FORLIS. Tu me fais cet aveu d'un air bien glacial ! Je suis très éloigné du cérémonial ; Mais je veux qu'un ami, quand il me voit, s'épanche Et me marque une joie aussi vive que franche. Dix ans de connaissance ont ôté de mon prix, Et ta vertu n'est pas d'accueillir des amis ; La mienne est, par bonheur, d'avoir de l'indulgence. LE BARON. Pardon, mais je me vois dans une circonstance Qui, malgré moi, Monsieur, me force à vous quitter. Je vous laisse le maître, et je cours m'acquitter D'un devoir... MONSIEUR DE FORLIS. Quand j'arrive !... LE BARON. Il est indispensable. MONSIEUR DE FORLIS. Celui d'être avec moi me paraît préférable, Et j'ai besoin de toi pour tout le jour entier ; Si c'est une corvée, il la faut essuyer. LE BARON. J'ai trente affaires. MONSIEUR DE FORLIS. Va, trente de ces affaires Ne doivent pas tenir contre deux nécessaires. LE BARON. Je ne puis différer, et j'ai promis d'honneur. MONSIEUR DE FORLIS. De ces promesses-là je connais la valeur. LE BARON. Ce sont de vrais devoirs. MONSIEUR DE FORLIS. Tiens, je vais en six phrases Te peindre ces devoirs qu'ici tu nous emphases, Aller d'abord montrer aux yeux de tout Paris La dorure et l'éclat d'un nouveau vis-à-vis ; Éclabousser vingt fois la pauvre infanterie, Qui se sauve, en jurant, de la cavalerie ; De toilette en toilette aller faire sa cour, Apprendre et débiter la nouvelle du jour ; Puis au Palais-Royal joindre un cercle agréable, Et lier pour le soir une partie aimable ; Ne boire à ton dîner que de l'eau seulement, Pour sabler du Champagne à souper largement ; Faire l'après-midi mille dépenses folles, En deux médiateurs perdre huit cents pistoles ; Sur une tabatière, ou bien sur des habits, Dire ton sentiment, et ton sublime avis ; Conduire à l'Opéra la duchesse indolente ; Médire ou bien broder avec la présidente ; Avec le commandeur parler chasse et chevaux ; Chez le petit marquis découper des oiseaux : Voilà le plan exact de ta journée entière, Tes devoirs importants, et ta plus grave affaire. LE BARON. Monsieur le gouverneur, vous nous blâmez à tort : On ne vit point ici comme dans votre fort. Nous devons y plier sous le joug de l'usage : Ce qui paraît frivole est dans le fond très sage. Tous ces aimables riens qu'on nomme amusement Forment cet heureux cercle et cet enchaînement De qui le mouvement journalier et rapide Nous fait, par l'agréable, arriver au solide. C'est par eux que l'on fait les grandes liaisons, Qu'on acquiert les amis et les protections ; Au sein des jeux riants on perce les mystères ; Le plaisir est le noeud des plus grandes affaires; Le succès en dépend, tout y va, tout y tient, Et c'est en badinant que la faveur s'obtient. MONSIEUR DE FORLIS. Il donne en habile homme un bon tour à sa cause, Et je sens dans le fond qu'il en est quelque chose. LE BARON. Si j'ai quelque crédit moi-même près des grands, Je le dois à ces riens. MONSIEUR DE FORLIS. Je te prends sur le temps. Pour rendre à mes regards ta conduite louable, Emploie en ma faveur ce crédit favorable. L'occasion est belle et voici le moment : Fais agir tes amis pour le gouvernement Qu'à la place du mien à la Cour je demande ; Tu sais, pour l'obtenir, que mon ardeur est grande ; Qu'il doit, outre l'honneur, grossir mes revenus, Et qu'il produit par an dix mille francs de plus : Par plusieurs concurrents cette place est briguée ; Du royaume, Baron, c'est la plus distinguée. Un homme bien instruit m'a marqué de partir ; De mettre tout en oeuvre il vient de m'avertir. Un motif si pressant, joint à ton mariage, M'a fait prendre la poste et hâter mon voyage. As-tu sollicité ? Depuis près de deux mois Je t'en ai, par écrit, prié plus de vingt fois : Tu m'as promis de voir le ministre qui t'aime ; L'as-tu fait ? Puis-je bien m'en fier à toi-même ? LE BARON. Oui : mais permettez... MONSIEUR DE FORLIS. Non, je te connais trop bien. Ne crois pas m'échapper. LE BARON. Un seul instant. MONSIEUR DE FORLIS. Non, rien. Je ne te ferai pas grâce d'une seconde. Si tu prends une fois ton essor dans le monde, Crac, te voilà parti jusqu'à demain malin. LE BARON. Puisque vous le voulez, et qu'il le faut enfin, Je dînerai chez moi. MONSIEUR DE FORLIS. Effort rare et sublime ! Sacrifice étonnant ! Grande preuve d'estime ! LE BARON. Nous mangerons ensemble un poulet, sans façon,Et je vais vous donner un dîner d'ami. MONSIEUR DE FORLIS. Non. Je crains ces dîners-là : j'aime la bonne chère ; Et traite-moi plutôt en personne étrangère : Tu n'auras qu'à donner tes ordres pour cela, Et l'appétit chez moi se fait sentir déjà. Le chemin que j'ai fait est très considérable, Et me fait aspirer au moment d'être à table. En attendant, passons dans mon appartement, Nous parlerons ensemble. LE BARON. Attendez un moment. MONSIEUR DE FORLIS. Comment donc ! Que veut dire un discours de la sorte ? LE BARON. Tout n'est pas disposé comme il convient. MONSIEUR DE FORLIS. Qu'importe ? Je puis m'y reposer. LE BARON. Non, monsieur. MONSIEUR DE FORLIS. Et pourquoi ? LE BARON. C'est qu'il est occupé. MONSIEUR DE FORLIS. Tu te moques de moi. Et par qui donc l'est-il ? LE BARON. Par un fort galant homme. MONSIEUR DE FORLIS. La chose est toute neuve! Et cet homme se nomme ? LE BARON. Son nom m'est échappé. MONSIEUR DE FORLIS. Rien n'est plus ingénu. Mon logement est pris, et par un inconnu ! LE BARON. C'est un abbé, monsieur. MONSIEUR DE FORLIS. Un abbé ! LE BARON. Mais, de grâce... MONSIEUR DE FORLIS. Qu'on eût mis dans ma chambre un militaire, passe : [Note : Collet : Partie de l'habillement qui joint le cou, qui se met autour du cou. En ce sens on appelle Petit collet, un homme qui s'est mis dans la réforme, dans la dévotion, parce que les gens d'église portent par modestie de petits collets, tandis que les gens du monde en portent de grands ornés de points et de dentelles.]Mais un petit collet me déloger ainsi! LE BARON. Je n'ai pas cru, d'honneur, vous voir sitôt ici ; Il m'est recommandé d'ailleurs par des personnes Qui peuvent tout sur moi. MONSIEUR DE FORLIS. Tes excuses sont bonnes. LE BARON. Mais si vous le voulez, Monsieur, absolument,Vous pourrez aujourd'hui prendre mon logement ;Ou bien, comme l'abbé part dans l'autre semaine,Et que de nos façons il faut bannir la gêne,Vous logerez plus haut. MONSIEUR DE FORLIS. Oui, je t'entends, baron : Et pour le coup je vais coucher dans le donjon. LE BARON. Vous êtes mon ami. MONSIEUR DE FORLIS. La chose est plus choquante :Mais tout mon dépit cède à ma faim qui s'augmente.Viens ; dans ce moment-ci, si tu veux m'obliger,Loge-moi vite... LE BARON. Où donc ? MONSIEUR DE FORLIS. Dans ta salle à manger. ACTE III SCÈNE I. Le Baron, Le Marquis. LE BARON. [Note : Faire la méridienne : Lorsqu'on se couche après le dîner, et qu'on prend un peu de repos. [F]]Le Forlis, par bonheur, fait la méridienne ;Je respire. Entre nous, son amitié me gêne.Sa fille doit parler à l'objet de vos feux. LE MARQUIS. Je vous suis obligé de vos soins généreux. LE BARON. L'affaire est en bon train. LE MARQUIS. Il est vrai, je commence À me flatter, Monsieur, d'une douce espérance. LE BARON. Je suis charmé de voir que vous pensiez ainsi. LE MARQUIS. La joie enfin succède au plus affreux souci.Je ne puis exprimer le plaisir que je goûte :On n'imagine point jusqu'où va... LE BARON. Je m'en doute. LE MARQUIS. Non, non, vous ignorez combien il est flatteur.Je ne sais quoi pourtant m'arrête au fond du coeur. LE BARON. Comment ! Votre âme encore est-elle intimidée ? LE MARQUIS. Oui, tromper un ami révolte mon idée, Et je sens que je blesse au fond la probité. LE BARON. Marquis, encore un coup, cessez d'être agité ;Elle n'est point blessée en des choses semblables. LE MARQUIS. En est-il où ses droits ne soient point respectables ?Et ne doit-elle point régler en tout nos pas ? LE BARON. Non, Marquis, sur l'amour elle ne s'étend pas. LE MARQUIS. Et par quelle raison ? LE BARON. Ce n'est pas là sa place.Elle y serait de trop. LE MARQUIS. Un tel discours me passe! LE BARON. J'ai plus d'expérience, et dois vous éclairer. La droiture est un frein que l'on doit révérer, Du monde ce sont là les maximes constantes, Dans tout ce que l'on nomme affaires importantes, Devoirs essentiels de la société, Dont ils sont les liens et comme le traité. On la doit consulter, surtout dans l'exercice Des charges de l'État d'où dépend la justice ; Dans ce qui, parmi nous, est de convention, Et forme par degré la réputation : Mais elle est sans pouvoir pour tout ce qu'on appelle Du nom de badinage, ou bien de bagatelle; Pour tout ce qu'on regarde universellement Sur le pied de plaisir, ou de délassement. Dans un tendre commerce elle n'est plus admise, Et même s'en piquer devient une sottise. L'amour n'est plus qu'un jeu, qu'un simple amusement, Où l'on est convenu de tromper finement ; D'être dupe ou fripon, le tout sans conséquence, Mais d'être le dernier pourtant avec décence. LE MARQUIS. Le plus beau des liens, d'où dépend notre paix,Peut-il être avili jusques à cet excès ?Le monde est étonnant dans sa bizarrerie. Le joueur qui friponne est couvert d'infâmie,Et le perfide amant qui trompe, et qui trahit,Devient homme à la mode, et se met en crédit.Quel travers dans les moeurs, et quel affreux délire !Aussi grossièrement peut-on se contredire ? LE BARON. C'est l'idée établie, il faut s'y conformer. LE MARQUIS. Mon âme, à penser faux, ne peut s'accoutumer. Le jeu, dont j'ai parlé, commerce de caprice, Fondé sur l'intérêt, la fraude et l'avarice, S'est rendu, par l'usage, un lien révéré : Les devoirs en sont saints, le culte en est sacré. À ses engagements le fier honneur préside ; Et ses dettes, surtout, sont un devoir rigide : Au jour précis, à l'heure, il faut, pour les payer, Vendre tout, et frustrer tout autre créancier. Et l'amour tendre et pur devient un noeud frivole, Où l'on est dispensé de tenir sa parole. Le joug de l'amitié n'est pas plus respecté ; On veut qu'ils soient tous deux exempts de probité : Leurs devoirs sont remplis les derniers ; et leurs dettes Ou ne s'acquittent pas, ou sont mal satisfaites. Mais rendez-moi raison d'un tel égarement, Vous, profond dans le monde, et son digne ornement. LE BARON. Je conviens avec vous, Marquis, et je confesseQue l'esprit qui l'agite est souvent une ivresse. Du sein de la lumière il tombe dans la nuit,De ses écarts souvent l'injustice est le fruit ;Mais il est notre maître, et nous devons le suivre ;Nous sommes, par état, tous deux forcés d'y vivre.Pour y plaire, y briller, pour avoir ses faveurs, Il faut prendre, marquis, jusques à ses erreurs.Dès qu'ils sont établis, préférer ses usages,Quelque choquants qu'ils soient, aux raisons les plus sages.Quoi qu'il en coûte, on doit se mettre à l'unisson,Et tout sacrifier pour avoir le bon ton. Sitôt qu'il le condamne, il faut fuir tout scrupule,Et même les vertus qui rendent ridicule. LE MARQUIS. N'en déplaise au bon ton, dont je suis rebattu,Nous ne devons jamais rougir de la vertu. LE BARON. J'aime à voir qu'en votre âme elle se développe ; Mais il faut vous résoudre à vivre en misanthrope.Vous devez renoncer à tout amusement,Aller dans un désert vous enterrer vivant ;Ou de cette vertu tempérer les lumières,L'habiller à notre air, la faire à nos manières. J'avouerai franchement que vous me faites peur :Orné de tous les dons de l'esprit et du coeur,Vous allez, je le vois, si je ne vous seconde,Vous donner un travers en entrant dans le monde ;Vous perdre exactement par excès de raison, [Note : Caton [-234 - -149] : surnommé l'Ancien ou le Censeur, romain célèbre par ses vertus, né à Tusculum, l'an 234 av. J.-C. d'une famille obscure. Il mourut l'an 149 après J.-C. à 85 ans. Censeur, il exerça ses fonctions avec une sévérité qui passa en proverbe. ]Et d'un Caton précoce acquérir le surnom,Choquer les moeurs du temps , et, par cette conduite,Vous rendre insupportable à force de mérite. LE MARQUIS. Vos discours dans mon coeur font passer votre effroi. Ce monde que je blâme a des attraits pour moi. Je ne puis vous cacher que, né pour y paraître, Je l'aime, et brûle, en beau, de m'y faire connaître. Son commerce est un bien dont je cherche à jouir, Et m'en faire estimer est mon premier désir. J'ai, pour vivre content, besoin de son suffrage. Dans ce juste dessein si je faisais naufrage, Je ne pourrais, Baron, jamais m'en consoler. La crainte que j'en ai me fait déjà trembler. Pour voguer sûrement sur cette mer trompeuse, Je demande et j'attends votre aide généreuse. Daignez donc me guider de la main et de l'oeil ; Et pour m'en garantir, montrez-moi chaque écueil. LE BARON. Vous me charmez ; je suis tout prêt de vous instruire,Et vous n'avez, Marquis, qu'à vous laisser conduire.Je veux choisir pour vous le jour avantageux, Saisir, pour vous placer, le point de vue heureux ;À vos dons naturels joindre les convenances,Y répandre des clairs, y mettre des nuances ;Et faire enfin de vous, vous donnant le bon tour,L'homme vraiment aimable, et le héros du jour. Je ne m'en tiens pas là. Non, marquis, je vous aime ;Je veux vous rendre heureux en dépit de vous-même.Mon amitié, dans peu, compte en venir à bout :Votre amante en répond, elle a pour vous du goût ;C'est le point principal, et qui rend tout facile : Mais point de sot scrupule, et montrez-vous docile.Me le promettez-vous ? LE MARQUIS. J'y ferai mon effort. LE BARON. Pour la mieux disposer, écrivez-lui d'abord. LE MARQUIS. J'avais pris ce parti. J'ai même ici ma lettre ;Mais je ne sais comment la lui faire remettre. LE BARON. Attendez... il s'agit d'un établissement, Et cet hymen, pour vous, est un coup important ? LE MARQUIS. Oui, par mille raisons, c'est un bien où j'aspire ;Et c'est pour l'en presser que je lui viens d'écrire. LE BARON. La chose étant ainsi, j'imagine un moyen... Oui, Lucile pour vous doit lui parler. LE MARQUIS. Eh bien ? LE BARON. Sans blesser la sagesse elle peut la lui rendre,Et même l'amitié l'engage à l'entreprendre.D'autres la commettraient. LE MARQUIS. Oui, c'est ce que je crains.On ne peut la remettre en de meilleures mains. LE BARON. Donnez-moi votre lettre, elle sera rendue,Et je vais en charger ma jeune prétendue. LE MARQUIS. Moi-même je voudrais, lui donnant mon billet,Le lui recommander. LE BARON. Vous serez satisfait. Attendez un moment. Il rentre. SCÈNE II. LE MARQUIS. Il sert trop bien ma flamme ! Mais chassons, après tout, cet effroi de mon âme,Quand j'en puis profiter sans blesser mon devoir.Le baron, dans ce jour, il me l'a fait trop voir,Pour l'aimable Forlis sent un mépris insigne ;Il dédaigne un bonheur dont son coeur n'est pas digne. De sa grâce naïve il méconnaît le prix.Elle aurait un tyran ; et l'hymen, j'en frémis !Pour elle deviendrait une chaîne cruelle.Je dois l'en garantir, moins pour moi que pour elle.L'amour, la probité, la pitié, la raison, Tout me fait une loi de tromper le baron.Employer l'artifice en cette conjoncture,C'est servir la vertu, non trahir la droiture.Lui-même, qui plus est, me conduit par la main.Je la vois, sa présence affermit mon dessein. SCÈNE III. Lucile, Le Baron, Le Marquis. LE BARON, à Lucile. Oui, le marquis attend de vous un grand service,Et vous seule pouvez lui rendre cet office.Songez qu'il le mérite, et qu'il est mon ami. LUCILE. Monsieur... LE BARON. Il ne faut pas l'obliger à demi. LUCILE, au Marquis. De quoi s'agit-il donc, Monsieur ? LE MARQUIS. C'est une lettre Que j'ose vous prier instamment de remettre... LUCILE. À qui ? LE MARQUIS. Mademoiselle, à cet objet charmant Dont vous êtes l'amie, et dont je suis l'amant.Il y verra les traits de l'amour le plus tendre. LUCILE, prenant la lettre. Je ne manquerai pas, Monsieur, de la lui rendre. LE BARON. Fort bien, je suis content de ce procédé-là :Peut-être, avec le temps, mon soin la formera. LE MARQUIS. Et puis-je me flatter qu'elle soit bien reçue ? LUCILE. Mais, je n'en doute point. LE MARQUIS. Quand elle l'aura lue,Puis-je encore espérer qu'elle me répondra ? LUCILE. Oui, Monsieur, je le crois, dès qu'elle le pourra. LE MARQUIS. Oserai-je, pour moi, compter sur votre zèle ? LUCILE. Mais je ferai, monsieur, mon possible auprès d'elle. LE BARON. Elle répond, vraiment, beaucoup mieux que tantôt.Il se fait déjà tard, et partons au plus tôt. Votre âme est à présent dans une douce attente.Volons chez la Comtesse, elle est impatiente :Voilà l'heure; et d'ailleurs, je dois voir en passantLe commandeur. LE MARQUIS. Daignez m'accorder un instant.C'est un point capital oublié dans ma lettre. Mademoiselle... LUCILE. Eh bien ! Monsieur ? LE MARQUIS. Sans la commettre Si dans cette journée, et par votre moyen,Je pouvais obtenir un moment d'entretien ? LUCILE. Elle ne sort jamais. LE MARQUIS. Je puis, Mademoiselle, Trouver l'occasion de lui parler chez elle; Et c'est, pour tous les deux, un point bien essentiel. LUCILE. Mais elle est sous les yeux d'un surveillant cruel,Qui faussement paré d'une douceur trompeuse,L'intimide, et la tient dans une gêne affreuse. LE BARON. Son coeur, à le tromper, doit avoir plus de goût, Et ne rien épargner pour en venir à bout.Il faut à ses dépens jouer la comédie,Et je veux le premier, être de la partie. LUCILE. Mais vous m'encouragez. LE MARQUIS. Dès que monsieur le veut,Convenez qu'on le doit, et songez qu'on le peut. LE BARON, au Marquis. Profitons des moments où son père sommeille ;Dépêchons-nous, partons avant qu'il se réveille. Lucile rentre. SCÈNE IV. Le Baron, Le Marquis, Monsieur De Forlis. MONSIEUR DE FORLIS, arrêtant le Baron. Je t'arrête au passage, et bien m'en prend, parbleu. LE BARON. Mais, monsieur, j'ai promis. MONSIEUR DE FORLIS. Il m'importe fort peu. SCÈNE V. Le Baron, Le Marquis, Monsieur De Forlis, La Comtesse. LA COMTESSE, au Baron. Comment donc ! Est-ce ainsi que l'on se fait attendre ? Moi-même il faut, chez vous, que je vienne vous prendreCet oubli me surprend, surtout de votre part ;Vous, prévenant, exact. LE BARON. Pardonnez mon retard. LA COMTESSE. Je ne puis, à ce trait, monsieur, vous reconnaître. LE BARON. De sortir de chez moi, je n'ai pas été maître ; Et je suis arrêté même dans ce moment. LA COMTESSE. Par qui donc ? MONSIEUR DE FORLIS. C'est par moi, Madame, absolumentJ'ai besoin du baron pour cette après-dinée. LA COMTESSE. Moi, je l'ai retenu pour toute la journée. MONSIEUR DE FORLIS. Avec tout le respect que je dois vous porter, Sur vos prétentions je compte l'emporter. LA COMTESSE. N'en déplaise à l'espoir dont votre esprit se flatte,Vous venez un peu tard, je suis première en date. LE BARON, à Monsieur de Forlis. Vous voyez bien, monsieur, que je n'impose point. MONSIEUR DE FORLIS. Mais vous savez qu'au mien votre intérêt est joint. L'affaire est sérieuse autant qu'elle est pressante. LA COMTESSE. Oh ! Celle qui m'amène est plus intéressante. MONSIEUR DE FORLIS. Mon bonheur en dépend, et le sien propre y tient. LA COMTESSE. Mais c'est un phénomène, et Paris en convient. MONSIEUR DE FORLIS. J'arrive tout exprès du fond de la Bretagne. LA COMTESSE. Moi, quinze jours plus tôt j'ai quitté la campagne. MONSIEUR DE FORLIS. S'il retarde d'un jour mes pas seront perdus. LA COMTESSE. Passé ce soir, monsieur, on ne l'entendra plus; Il part demain. MONSIEUR DE FORLIS. Qui donc ? Je ne puis vous comprendre. LA COMTESSE. Ce violon fameux que nous devons entendre. MONSIEUR DE FORLIS. Quoi ! C'est un violon qui balance mes droits ? LA COMTESSE. Il doit jouer, Monsieur, pour la dernière fois. MONSIEUR DE FORLIS. Voilà donc ce devoir unique, indispensable !Je tombe de mon haut ! LA COMTESSE. C'est un homme admirable,Et qui tire des sons singuliers et nouveaux. Ses doigts sont surprenants, ce sont autant d'oiseaux.Doux et tendre, d'abord il vole terre à terre ;Puis, tout à coup, bruyant, il devient un tonnerre.Rien n'égale, en un mot, monsieur Vacarmini. MONSIEUR DE FORLIS. Vacarmini, Madame, ou Tapagimini, Tout merveillleux qu'il est n'est pas un personnage Qui mérite, sur moi, d'obtenir l'avantage. LA COMTESSE. Eh ! Qui donc êtes-vous, pour jouter contre lui ? MONSIEUR DE FORLIS. Quelqu'un que monsieur doit préférer aujourd'hui. LA COMTESSE. Je vous crois du talent et beaucoup de mérite : Mais vous ne partez pas apparemment si vite.On pourra vous entendre un autre jour. MONSIEUR DE FORLIS. Comment ! LA COMTESSE. Oui, quel est votre fort, monsieur, précisément ?La musette, la flûte, ou le violoncelle ? MONSIEUR DE FORLIS. Moi ! Joueur de musette ? Ah ! La chose est nouvelle. La bagatelle seule occupe vos esprits :Un soin plus sérieux me conduit à Paris. LA COMTESSE. Quelle est donc cette affaire, et si grave et si grande! MONSIEUR DE FORLIS. C'est un gouvernement qu'à la Cour je demande. LA COMTESSE. Un gouvernement ? MONSIEUR DE FORLIS. Oui. LA COMTESSE. Quoi ! Ce n'est que cela Oh ! Rien ne presse moins ; si ce n'est celui-là,Vous en aurez un autre, et la chose est facile.Mais pour l'homme divin qui part de cette villeLe bonheur de l'entendre à ce jour est borné.Il faut, il faut saisir le moment fortuné. Si le baron manquait cet instant favorable,Il n'en trouverait pas dans dix ans un semblable. LE BARON. Oui, Madame a raison, et j'en dois profiter. MONSIEUR DE FORLIS. Quoi ! Pour un vain plaisir tu veux donc me quitter ?Un ancien ami n'a pas la préférence ? LA COMTESSE. Moi, je suis près de lui nouvelle connaissance.Il me doit plus d'égards. MONSIEUR DE FORLIS. Oui, s'il faut parier,C'est toujours pour celui qu'il connaît le dernier. LA COMTESSE, au Baron. Le plaisir que j'attends me transporte d'avance.Donnez-moi donc la main, parlons en diligence. LE BARON. À des ordres si doux je me laisse entraîner. LE MARQUIS, à Monsieur de Forlis. Monsieur, je vous promets de vous le ramener. LA COMTESSE. Non, c'est flatter monsieur d'un espoir téméraire. J'enlève le baron pour la journée entière. Je ne dérange rien dans les plans que je fais. [Note : Français : pour Théatre français ou théâtre de la Comédie française.]Au sortir du concert je le mène aux Français,Où j'ai depuis huit jours une loge louée,Pour voir la nouveauté qui doit être jouée ;Et de là nous devons être d'un grand souper,Qui va jusqu'à minuit au moins nous occuper ; Puis de la table au bal, où déguisée en Flore,Je ne rendrai Zéphyr qu'au lever de l'Aurore. LE BARON, à Monsieur de Forlis. Je reviendrai, Monsieur, et ne la croyez pas. MONSIEUR DE FORLIS. Pour en être plus sûr j'accompagne tes pas. ACTE IV SCÈNE I. Céliante, Monsieur De Forlis. CÉLIANTE. Vous êtes, je le vois, mécontent de mon frère, Monsieur ? MONSIEUR DE FORLIS. Je suis trop franc pour dire le contraire :Sans un motif secret qui pour lui m'attendrit,Je ferais hautement éclater mon dépit ;Eh je n'en eus jamais une si juste cause. CÉLIANTE. Et ! Quel nouveau sujet, monsieur, vous indispose ? MONSIEUR DE FORLIS. Tout ce qui peut blesser un ami tel que moi.Je le suis au concert, j'entre, et je l'aperçois.Jusqu'à lui je pénétre à travers la cohue.Mon abord l'embarrasse ; à peine il me salue.Je lui parle, il se trouble, il répond à demi, Et je le vois enfin rougir de son ami.Je sens qu'il me regarde, en son impertinence,Comme un provincial dont il craint la présence. An milieu du grand monde il me croit déplacé ;Et dans le même temps qu'il est pour moi glacé, Il se montre attentif, il fait cent politessesÀ des originaux de toutes les espèces.Auprès d'eux tour à tour on le voit empressé ;Et le plus ridicule est le plus caressé. CÉLIANTE. Je voudrais excuser un procédé semblable, Mais je sens qu'envers vous mon frère est trop coupable. MONSIEUR DE FORLIS. Aux usages reçus s'il a trop obéi, Quelques instants après le sort l'en a puni : Ce violon divin, et qui se voit l'idole De Paris qui le court, a manqué de parole ; L'opulent financier qui tout fier l'attendait, Et chez qui, sans mentir, toute la France était, Comme un arrêt mortel apprend cette nouvelle. Le concert est rompu ; l'aventure est cruelle ; C'est un coup dont il est si fort humilié, Qu'il en paraît moins fat, mais plus sot de moitié : Il voit fuir les trois quarts des spectateurs qui pestent ;La fureur de jouer vient saisir ceux qui restent. Pour vingt jeux différents vingt autels sont dressés Les sacrificateurs en ordre sont placés. Les monts d'or étalés sont offerts en victimes. Du dieu qui les reçoit les mains sont des abîmes, Par qui dans un moment tout se voit englouti : Un seul particulier, dans une après-midi, Perd des sommes d'argent qui forment des rivières, Et feraient subsister dix familles entières. Le baron, qui se laisse emporter au courant, Malgré tous mes efforts suit alors le torrent : En dépit je le quitte et cours pour mon affaire ; Ensuite je reviens dans le moment contraire Que par un as fatal il se voit égorgé ; Il perd, outre l'argent dont il était chargé, Plus de neuf cents louis joués sur sa parole : Mais il cède en héros au revers qui l'immole ; Sous un front calme il sait déguiser sa douleur, Et s'acquiert, en partant, le nom de beau joueur. LE BARON. Mais il paye assez cher ce titre qui l'honore. MONSIEUR DE FORLIS. Ce que je vous apprends, il croit que je l'ignore ; Sa disgrâce me fait oublier mon dépit, Et, plus que mon affaire, occupe mon esprit. L'amitié me ramène en ce lieu pour l'attendre, Et selon l'apparence, il va bientôt s'y rendre Pour prendre tout l'argent qu'il peut avoir chez lui, Car il doit acquitter cette dette aujourd'hui. Je ne me trompe pas ; le voilà qui s'avance. CÉLIANTE. Je rentre ; vous seriez gênés par ma présence. Elle s'en va. SCÈNE II. Monsieur De Forlis, Le Baron. LE BARON, sans voir Monsieur de Forlis. Je cache la fureur de mon coeur éperdu,Et je ne puis trouver l'argent que j'ai perdu ;Mais je ne croyais pas que, Forlis fût si proche.Déguisons. Vous venez pour me faire un reproche ? MONSIEUR DE FORLIS. Non, n'appréhende rien, le temps serait mal pris ;Quand ils sont malheureux j'épargne mes amis. LE BARON. Comment donc ? MONSIEUR DE FORLIS. Devant moi, cesse de te contraindre.Je sais ton infortune, en vain tu prétends feindre. LE BARON. Qui vous a dit... MONSIEUR DE FORLIS. Mes yeux en ont été témoins, Et tu perds d'un seul coup neuf cents louis au moins. LE BARON. Puisque vous le savez, il faut que je l'avoue ;C'est un tour inouï que le hasard me joue. MONSIEUR DE FORLIS. As-tu l'argent chez toi ? LE BARON. Je n'ai que mille écus ;J'ai fait pour en trouver des efforts superflus. MONSIEUR DE FORLIS. Tu connais tant de monde ! LE BARON. Inutile ressource !Ceux que j'ai vus n'ont pas dix louis dans leur bourseIls manquent tous d'espèce. MONSIEUR DE FORLIS. Ou d'amitié pour toi ;Tiens, en voilà huit cents ; je les ai pris chez moi. LE BARON. Ah ! Je suis pénétré. MONSIEUR DE FORLIS. Va, mon argent profite, Quand il sert mon ami, quand son secours l'acquitte. LE BARON. C'est peu de m'obliger, vous prévenez mes voeux. MONSIEUR DE FORLIS. Je t'épargne une peine, et j'en suis plus heureux ;Je dois pourtant me plaindre en cette circonstanceQue ton coeur ne m'ait pas donné la préférence. Tu vas chercher ailleurs, et tu sembles rougirDe t'adresser au seul qui peut te secourir,Et qui goûte un bien pur à te rendre service,Loin que ton sort le gêne, ou ta faute l'aigrisse. LE BARON. Je ne mérite pas... MONSIEUR DE FORLIS. N'importe, je le dois, Des devoirs de l'ami je m'acquitte envers toi ;J'en serai trop payé si je t'enseigne à l'être,Et si mes procédés t'apprennent à connaîtreCelui qui l'est vraiment dans les occasions,Non par des vains propos, mais par des actions, D'avec ceux qui n'en ont que la fausse apparence, Qui méritent au plus le nom de connaissance,Qui ne tiennent à toi que par le seul plaisir,Ardents à te promettre, et froids à te servir. LE BARON. Je connais tous mes torts, et vous demande grâce. MONSIEUR DE FORLIS. S'il est sincère et vrai, ton remords les efface.Pour mieux les réparer, Baron, voici le jourEt l'instant où tu peux m'ètre utile à ton tour :Pendant que tu jouais, j'ai pris soin de m'instruire,Et d'agir fortement pour la place où j'aspire : J'ai su d'un secrétaire, et dans un autre tempsJe t'en ferais ici des reproches sanglants,J'ai su que tu n'as fait, malgré ma vive instance,Pour ce gouvernement aucune diligence ;Et qu'enfin si pour moi tu l'avais demandé, Indubitablement on te l'eût accordé. LE BARON. La Cour n'est pas si prompte à répandre ses grâces ;Il faut longtemps briguer pour de pareilles places,Et ce n'est pas, Monsieur, l'ouvrage d'un moment. MONSIEUR DE FORLIS. Ce gouvernement-ci toutefois en dépend ; Et j'ai tantôt appris du même secrétaire Qu'il est sollicité par un fort adversaire ; Qu'il faut tout mettre en oeuvre, et tout faire mouvoir, Ou que mon concurrent l'emportera ce soir; Mon plan est arrangé, mes mesures sont prises Pour parler au ministre à six heures précises ; Pour le voir, pour agir, voilà les seuls instants : Si tu veux près de lui me seconder à temps, Nos efforts prévaudront, et j'obtiendrai la place. Je sais qu'à ta prière il n'est rien qu'il ne fasse, Et tu possèdes l'art de le persuader : Mais il faut employer ton crédit sans tarder Et venir avec moi chez lui, dans trois quarts d'heure ; C'est le temps décisif, promets-moi... LE BARON. Que je meure, Si j'y manque, Monsieur ! MONSIEUR DE FORLIS. Ne va pas l'oublier. Et songe... LE BARON. Je ne sors que pour aller payerLa somme que je dois, et je reviens vous prendre ;Vous n'aurez pas, Monsieur, la peine de m'attendre :On doit pour ses amis tout faire, tout quitter ;Vous m'en donnez l'exemple, et je dois l'imiter. MONSIEUR DE FORLIS. Tu seras accompli si tu tiens ta promesse. Le Baron sort. SCÈNE III. Monsieur De Forlis, Céliante. CÉLIANTE. Mon frère auprès de vous a perdu sa tristesse;Et j'en juge, Monsieur, par l'air gai dont il sort. MONSIEUR DE FORLIS. Je crois qu'il est content ; pour moi, je le suis fort.Adieu, Mademoiselle. Attendant qu'il revienne, Je vais voir Lisimon qu'il faut que j'entretienne. Il sort. SCÈNE IV. CÉLIANTE. Il a soin de cacher le plaisir qu'il lui fait,Et sa discrétion est un nouveau bienfait. SCÈNE V. Céliante, Lisette. LISETTE. Apprenez un secret que je ne puis vous taire.Lucile, Lucile aime ; et monsieur votre frère, A, comme il est trop juste, un rival préféré. CÉLIANTE. Quelle idée ! LISETTE. Oh ! Mon doute est trop bien avéré. CÉLIANTE. Sur quoi donc le crois-tu ? LISETTE. Je viens de la surprendreDans le temps que sa main ouvrait un billet tendreQu'elle a vite caché sitôt que j'ai paru ; Et par là mon soupçon s'est justement accru. CÉLIANTE. Va, c'est apparemment la lettre d'une amie. LISETTE. Non, non, je n'en crois rien ; sa rougeur l'a trahie : Pour cacher un billet qui n'est qu'indifférent, On est moins empressé, et le trouble est moins grand. On attribue à tort à son peu de génie Son humeur taciturne et sa mélancolie : L'amour est seul l'auteur de ce silence-là ; Et j'en mettrais au feu cette main que voilà. Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai cette pensée : La curiosité dont je me sens pressée M'a fait étudier ses moindres mouvements. D'un coeur qui de l'absence éprouve les tourments, J'ai connu qu'elle avait le symptôme visible ; Et j'ai sur ce mal-là le coup d'oeil infaillible : Je porte encor plus loin ma vue à son sujet, Et de ses feux cachés je devine l'objet. CÉLIANTE. Bon ! LISETTE. Depuis qu'au baron le marquis rend visite,Sur son front satisfait on voit la joie écrite.J'ai, qui plus est, surpris certains regards entre eux, Qui prouvent le concert de deux coeurs amoureux :C'est lui, Mademoiselle ; et j'en fais la gageure. CÉLIANTE. Tu prends dans ton esprit ta folle conjecture. LISETTE. Ils s'aiment en secret, je ne m'y trompe pas :Mais, tenez, la voilà qui porte ici ses pas ; Pour lire le billet elle y vient, j'en suis sûre.Cachons-nous toutes deux dans cette salle obscure. CÉLIANTE. Non, viens, rentre avec moi ; respectons son secret, Celui que l'on surprend est un larcin qu'on fait. Elle rentrent. SCÈNE VI. LUCILE. Enfin me voilà seule ! Et bannissant la crainte, Je puis donc respirer, et lire sans contrainteLa lettre d'un amant qui règne dans mon coeur !Sa lecture peut seule adoucir ma douleur. Elle lit. « Non, belle Lucile, il n'est point de situation plus singulière que la nôtre, ni d'amant plus malheureux que moi.Je vous vois à toute heure sans pouvoir m'expliquer. Je m'aperçois qu'on vous méprise, et qu'on vous croit sans esprit et sans sentiment, vous qui pensez si juste, et dont le coeur tendre et délicat égale la sensibilité du mien, et c'est tout dire. Vous êtes à la veille d'en épouser un autre, et je n'ose me plaindre. Je pourrais me consoler, si votre mariage ne faisait que mon malheur ; mais il va combler le vôtre ; je le sais, je le vois, et je ne puis l'empêcher ; c'est là ce qui rend mon désespoir affreux : sans une prompte réponse j'y vais succomber. » Après avoir lu.Mon coeur est déchiré par un billet si tendre. Ma peine, et mon plaisir ne sauraient se comprendre. Non, mon état n'est fait que pour être senti ! J'ai là tout ce qu'il faut. Vite, répondons-y. Elle écrit en s'interrompant.Cher amant ! Si les traits de l'ardeur la plus vive. Si d'un parfait retour l'expression naïve Peuvent te consoler, et calmer tes esprits, Tu seras satisfait de ce que je t'écris. Les maux que tu ressens font mon plus grand martyre. SCÈNE VII. Lucile, Le Baron. LE BARON. Je viens de m'acquitter. Grâce au ciel ! Je respire ! Mais que vois-je ! Lucile a l'esprit occupé ! Elle écrit une lettre, ou je suis fort trompé. Elle ne pense pas, comment peut-elle écrire ?Parbleu ! voyons un peu de son style pour rire. À Lucile.Puis-je, sans me montrer curieux indiscret,Vous demander pour qui vous tracez ce billet ? LUCILE, avec surprise. Ah! LE BARON. Que notre présence un peu moins vous étonne Ne craignez rien. LUCILE. Monsieur, je n'écris à personne.Ce sont des mots sans suite, et mis pour m'essayer. LE BARON. N'importe ; montrez-moi, s'il vous plaît, ce papier.Ne me refusez point, lorsque je vous en prie. LUCILE, à part. Le cruel embarras ! LE BARON. Voyons. LUCILE. J'orthographie... Et peins trop mal, monsieur... Jamais je n'oserai. LE BARON. Pourquoi ? Vous avez tort, je vous corrigerai. LUCILE. Vous ne pourriez jamais lire mon écriture ; Et vous vous moqueriez de moi, j'en suis trop sûre. LE BARON. Bon ! Vous faites l'enfant. LUCILE. Je suis de bonne foi. Je sais l'opinion que vous avez de moi ;Et c'est pour l'augmenter. LE BARON. Ah ! Mauvaises défaites !Donnez, pour mettre fin aux façons que vous faites. Il lui prend la lettre des mains, et lit. SCÈNE VIII. Le Baron, Le Marquis, Lucile. LE MARQUIS, dans le fond du théâtre. J'aperçois le Baron, et ma chère Forlis.Mais il lit un billet ; ciel ! L'aurait-il surpris ? LE BARON, après avoir lu, à Lucile. Je doute si je veille, et je ne sais que dire !Parlez, est-ce bien vous qui venez de l'écrire ? LUCILE. Oui. LE BARON. Mais de ma surprise à peine je reviens !Je n'ai rien vu d'égal au billet que je tiens !Plus je la lis, et plus cette lettre m'étonne, Le sentiment y règne, et l'esprit l'assaisonne.Belle indolente ! Eh quoi ! Sous cet air ingénu,Vous me trompez ainsi ! Qui l'aurait jamais cru ? Il relit tout haut.« Je sais qu'on me croit sans esprit ; mais ce n'est que pour vous seul que je voudrais en avoir. » Il s'interrompt.Je ne demande plus à qui ceci s'adresse. Je sens toute la force et la délicatesse Du reproche fondé que cache ce billet ; Et je vois par malheur que j'en suis seul l'objet. Il est honteux pour moi de mériter vos plaintes. Mes fautes, j'en rougis, y sont trop bien dépeintes, Et tous vos sentiments y répondent aux miens. .................................... LUCILE, à part. La méprise est heureuse ! Et mon âme respire ! LE MARQUIS, à part. Fort bien ! Il prend pour lui ce qu'on vient de m'écrire. LE BARON. Cet embarras charmant, celte aimable rougeurServent à confirmer ma gloire. LE MARQUIS, à part. Ou son erreur. LE BARON. Quelle joie ! Elle m'aime, elle sent, elle pense ! Que j'ai mal jusqu'ici jugé de son silence ! Ah ! Pourquoi si longtemps me cacher ces trésors, Et les ensevelir sous de trompeurs dehors ? Mais n'accusons que moi; c'est ma faute, et ma vue Devait lire à travers cette crainte ingénue : Je devais démêler son coeur et son esprit. Je trouve mon arrêt dans ce qu'elle m'écrit ; Et ces traits dont mon âme est confuse et ravie, Font ma satire autant que son apologie. LUCILE. Il est vrai. LE MARQUIS, à part. Je jouis d'un plaisir tout nouveau,Et l'on n'a jamais mieux donné dans le panneau. LE BARON, au Marquis, qui s'avance. Ah ! Marquis, vous voilà, ma joie est accomplie.C'est ici le moment le plus doux de ma vie.Mon bonheur est au comble, et je viens de trouver Tout ce qui lui manquait, et qui peut l'achever !Rien n'égale l'esprit de la beauté que j'aime.Je veux que votre oreille en soit juge elle-même ;Écoutez ce billet que Lucile m'écrit :Il va vous étonner autant qu'il me ravit. Il lit.« Je sais qu'on me croit sans esprit, mais ce n'est que pour vous seul que je voudrais en avoir ; et si je pouvais réussir à vous persuader que je suis aussi spirituelle que tendre, peu m'importerait que le reste du monde me donnât le nom de sotte et de stupide. L'abattement où m'a plongée la crainte d'être oubliée de vous a dû donner de moi cette idée ; et depuis que je vous vois ici, votre présence me jette dans un trouble qui sert à la confirmer. Je sens que mon coeur fait tort à mon esprit. Il m'ôte jusqu'à la liberté de m'exprimer, et je suis trop occupée à sentir, pour avoir le loisir de parler. » Après l'avoir lu.Mais est-il rien, Marquis, qui soit plus adorable ?Et ne trouvez-vous pas cette fin admirable ? LE MARQUIS. Je la goûte encor plus que vous ne l'approuvez. LUCILE, au Baron. Vous louez mon billet plus que vous ne devez. LE BARON. Non, non, mon repentir égale ma surprise ; Je dois à vos genoux expier ma méprise.Pardon, je vous croyais, il faut trancher le mot,Sans esprit, et c'est moi qui suis vraiment un sot. LUCILE, relevant le baron. Levez-vous, vous comblez le trouble qui m'agite. LE BARON. Je dois à votre égard rougir de ma conduite. C'est par mille respects, par un culte flatteur,Que je puis désormais réparer mon erreur. Vous êtes accomplie, et je n'en puis trop faire.Vous, Marquis, prenez part à mon transport sincère. LE MARQUIS. Je le partage au moins. LE BARON. Rien ne manque à mes voeux, Si comme moi, mon cher, vous devenez heureux. LE MARQUIS. Oh ! Je le suis déjà. LE BARON. Comment donc ! Votre amanteVous aurait-elle écrit ? LE MARQUIS. Un billet qui m'enchante !Votre ravissement n'égale pas le mien, Et c'est mademoiselle, à qui je dois ce bien. LUCILE. En cela j'ai suivi le penchant qui m'inspire. LE BARON. Nous sommes tous contents comme je le désire. Désormais mon hôtel, qui m'était odieux, Me deviendra charmant, embelli par vos yeux. Vous seule me rendrez son séjour agréable. Pour vous plaire, je veux m'y montrer plus aimable ; Et goûtant sans mélange un destin bien plus doux,Je vais me partager entre le monde et vous. SCÈNE IX. Le Baron, Le Marquis, Lucile, Lisette. LISETTE. Pardon, si j'interrromps, Monsieur, mais la duchesseDemande à vous parler pour affaire qui presse : Elle est dans son carrosse, et ne peut s'arrêter. Un de ses gens est là. LE BARON. Mais sans plus hésiter,Qu'il entre donc. SCÈNE X. Les Aacteurs Précédents, Un Laquais. LE LAQUAIS. Monsieur, Madame vient vous prendre, Et sans tarder vous prie instamment de descendre. LE BARON. Il suffit, je vous suis. Le laquais sort. SCÈNE XI. Le Baron, Le Marquis, Lucile, Lisette. LE MARQUIS, au Baron. Vous allez donc partir ? LE BARON. Non, je vais l'assurer que je ne puis sortir ;À Monsieur de Forlis je suis trop nécessaire.La fille me rappelle, et j'ai promis au père;Rien ne peut m'arrêter quand je dois le servir.Je ne suis qu'un instant, et je vais revenir. SCÈNE XII. Le Marquis, Lucile, Lisette. LISETTE. Il ne reviendra pas sitôt, Mademoiselle ;Et la duchesse va l'emmener avec elle. La Comtesse est là-bas qui lui sert de renfort :Le moyen qu'il résiste à leur commun effort ? LUCILE. Le soin qui les conduit sans doute est d'importance ? LISETTE. Oui, l'affaire est vraiment des plus graves. Je pense Qu'il s'agit d'assortir des porcelaines. LE MARQUIS. Bon ! LISETTE. Et de mettre d'accord la Chine et le Japon.Mais le carrosse part, et voilà qu'on l'emmène :Moi-même je descends pour en être certaine. À part.Ils s'aiment, je le vois, et je plains leur ennui ;Monsieur les laisse seuls, et je fais comme lui. Elle rentre. SCÈNE XIII. Le Marquis, Lucile. LE MARQUIS. Je puis enfin, au gré du penchant qui m'entraîne,Vous voir et vous parler sans témoin et sans gêne.Que cet instant m'est doux ! Que je suis enchante ! Ce moment, comme moi, l'avez-vous souhaité ? Vous ne répondez rien, et votre coeur soupire. LUCILE. À peine à mes transports, mes sens peuvent suffire :Le discours est trop faible, et je n'en puis former.Marquis, me taire ainsi, n'est-ce pas m'exprimer ? LE MARQUIS. Oui, charmante Lucile ! Il n'est point d'éloquenceQui vaille et persuade autant qu'un tel silence. LUCILE. Mes yeux semblent sortir d'une profonde nuit ;Dans ceux de mon amant un autre ciel me luit :Au seul son de sa voix mon coeur se sent renaître, Et l'amour près de lui me donne un nouvel être.Mon âme n'était rien quand il était absent ;Sa vue et son retour la tirent du néant ! LE MARQUIS. Souffrez, dans le transport dont la mienne est pressée... LUCILE. Non, sans vous, loin de vous, je n'ai point de pensée. Je suis stupide auprès du monde indifférent,Et je n'ai de l'esprit qu'avec vous seulement.Le mien ne brille point dans une compagnie :Le sentiment l'échauffe, et non pas la saillie.Celui que l'amour donne à deux coeurs bien épris Est le seul qui m'inspire, et dont je sens le prix. LE MARQUIS. Ah ! C'est le véritable, et n'en ayons point d'autre ;Comme il sera le mien, qu'il soit toujours le vôtreNe puisons notre esprit que dans le sentiment.Vous m'aimez ? LUCILE. Oui, mon coeur vous aime uniquement. LE MARQUIS. Que votre belle bouche encore le répète !Vous avez, à le dire, une grâce parfaite. LUCILE. Oui, Marquis, je vous aime, et je n'aime que vous. LE MARQUIS. Et moi, je vous adore ! LUCILE. Ô retour qui m'est doux ! LE MARQUIS. Que je vais payer cher ces instants pleins de charmes ! Mon bonheur est troublé par de justes alarmes ;Et je suis prêt de voir le baron possesseurD'un bien que sa poursuite enlève à mon ardeur :J'ai frémi, quand j'ai vu qu'il lisait votre lettre. LUCILE. Moi-même de ma peur j'ai peine à me remettre. LE MARQUIS. Elle est entre ses mains. LUCILE. N'en soyez point jaloux ; Vous savez qu'elle n'est écrite que pour vous. LE MARQUIS. D'accord ; mais pour vous plaire, il redevient aimable ;Ses grâces à mes yeux le rendent redoutable. LUCILE. Quelque forme qu'il prenne, il n'avancera rien : Je le verrai toujours, à l'examiner bien, Comme un tyran caché qui, sous un faux hommage,Me prépare le joug du plus dur esclavage; À qui l'hymen rendra sa première hauteur, Et qui me traitera comme il traite sa soeur. À son sort, par ce noeud, je tremble d'être unie : Je vais dans les horreurs traîner ma triste vie. Si l'aveugle amitié que mon père a pour lui N'eût rendu ma démarche inutile aujourd'hui, J'aurais déjà, j'aurais forcé mon caractère, Et je serais tombée aux genoux de mon père : Ma bouche eût déclaré mes sentiments secrets, Plutôt que d'épouser un homme que je hais, Et que mes yeux verraient même avec répugnance,, Quand je n'aurais pour vous que de l'indifférence. Jugez combien ce fonds de haine est augmenté Par l'amour que le vôtre a si bien mérité ! Jugez combien il perd dans le fond de mon âme Par la comparaison que je fais de sa flamme Avec le feu constant, tendre et respectueux D'un amant jeune et sage, aimable et vertueux ! Vous possédez, Marquis, le mérite solide : Il n'en a que le masque et le vernis perfide ; Il ne songe qu'à plaire, et ne veut qu'éblouir : Vous seul savez aimer, et vous faire chérir ! De tout Paris son art veut faire la conquête ; À régner sur mon coeur votre gloire s'arrête. Il est, par ses dehors et par son entretien, Le héros du grand monde, et vous êtes le mien. LE MARQUIS. Cet aveu qui me charme en même temps m'afflige ; À rompre un noeud fatal je sens que tout m'oblige :Mes feux méritent seuls d'obtenir tant d'appas ! Il lui baise la main. SCÈNE XIV. Le Marquis, Lucile, Lisette. LISETTE. Continuez, Monsieur, ne vous dérangez pas. LUCILE. Ciel ! C'est Lisette ! LISETTE. La, n'ayez aucune alarme.Pour vous je m'intéresse et votre amour me charme. Il est entièrement conforme à mon souhait ;J'en ai depuis tantôt pénétré le secret.Mais il est en main sûre ; et bien loin de vous nuire,Le soin de vous servir est le seul qui m'inspire.C'est lui dans ce moment qui me conduit vers vous. Pardonnez, si je trouble un entretien si doux :Mais ayant vu de loin revenir votre père,Je viens pour vous donner cet avis salutaire.Je crois que j'ai bien fait, et qu'il n'est pas besoinQue de vos doux transports son oeil soit le témoin. LUCILE. Je vous en remercie, et je rentre bien vite. LE MARQUIS. Vous partez donc ? LUCILE. Adieu. Malgré moi je vous quitte. Elle rentre. SCÈNE XV. Le Marquis, Lisette. LE MARQUIS. Mon coeur reconnaîtra cette obligation. LISETTE. Je vous sers tous les deux par inclination.Monsieur de Forlis vient, un autre soin m'appelle. Avec lui je vous laisse, et suis mademoiselle. Elle s'en va. SCÈNE XVI. Le Marquis, Monsieur de Forlis. MONSIEUR DE FORLIS. Où donc est le baron ? Je viens pour le chercher. LE MARQUIS. Malgré lui de ces lieux on vient de l'arracher. MONSIEUR DE FORLIS. Qui peut l'avoir contraint ?... LE MARQUIS. Une affaire imprévue ;La duchesse, monsieur, elle-même est venue Le prendre en son carrosse : il a fallu céder. MONSIEUR DE FORLIS. Lorsque dans ma demande il doit me seconder,Quand l'heure est décisive, il manque à sa promesse LE MARQUIS. Sans doute il s'y rendra, dès que la chose presse. MONSIEUR DE FORLIS. J'y vole, il fera bien de ne pas l'oublier ; S'il ajoute ce trait, ce sera le dernier. Il sort. SCÈNE XVII. LE MARQUIS. Il faut, en sa faveur, que j'agisse moi-même : Je le puis par mon oncle ; il fera tout, il m'aime; Son crédit est puissant, hâtons-nous de le voir. Pour le mieux obliger d'employer son pouvoir, De ma secrète ardeur faisons-lui confidence; Du baron, s'il se peut, réparons l'indolence. A monsieur de Forlis je dois un tel appui; Et je sers mon amour en travaillant pour lui. ACTE V SCÈNE I. Lucile, Lisette. LISETTE. J'ai votre confiance, et je suis satisfaite. LUCILE. Vous la méritez bien; mais je suis inquiète.Mon père et le baron sont absents de ces lieux ;Le marquis devrait bien se montrer à mes yeux,Et profiter du temps que son rival lui laisse. LISETTE. Oui, ce sont des instants très chers ; mais sa tendresse Peut-être est occupée ailleurs utilement. De mon maître, pour vous, je crains le changement. Il pourra balancer son penchant pour la mode, Et le rendre assidu, partant plus incommode. LUCILE. Vous me faites trembler. J'aime mieux sa froideur. LISETTE. Pendant huit jours au moins redoutez son ardeur.Son amour à présent vous voit spirituelle ;Et vous avez le prix d'une beauté nouvelle.J'entends marcher quelqu'un. C'est le pas d'un amant. LUCILE. Oui, le Marquis arrive avec empressement : C'est lui. Le coeur me bat. LISETTE. Émotion charmante ! LUCILE. Ah ! Ciel ! C'est le baron. LISETTE. La méprise est piquante.La comtesse en ces lieux accompagne ses pas. Lisette sort. SCÈNE II. Le Baron, Lucile, La Comtesse. LA COMTESSE, au Baron. Non, quoi que vous disiez, je ne vous quitte pas. LE BARON, à Lucile. Je n'ai pu m'échapper des mains de la Duchesse : Je suis au désespoir. La cruelle Comtesse A secondé si bien son désir obstiné Qu'à la pièce nouvelle elles m'ont entraîné. Elles m'ont enfermé malgré moi dans leur loge ;Mais en vain des acteurs elles ont fait l'éloge, Au théâtre et partout je n'ai rien vu que vous. Je trouve dans vos yeux un spectacle plus doux : Il jette tous mes sens dans une aimable ivresse ; Et voilà désormais le seul qui m'intéresse. LA COMTESSE. Qu'entends-je ! Il prend le ton d'un amant langoureux ! LE BARON. Je le suis, en effet LA COMTESSE. Vous êtes amoureux ? LE BARON. Oui, beaucoup. LA COMTESSE. Je frémis du transport qui l'entraîne. LE BARON, à Lucile. De notre hymen, ce soir, je veux former la chaîne ; Et votre père va... LUCILE, d'un air troublé. Monsieur, l'avez-vous vu ? LE BARON. Empressement flatteur ! Je ne l'ai jamais pu. J'ai manqué, malgré moi, l'heure qu'il m'a donnée ! LA COMTESSE. Mais c'est un vrai délire, et j'en suis étonnée ! Si vous continuez, il faudra vous lier. C'est cent fois pis, Monsieur, que de vous marier. LE BARON. Mon ardeur est parfaite. LA COMTESSE. Ah ! Des ardeurs parfaites ! Mais étant amoureux, et du ton dont vous l'êtes,Adorant et brûlant pour l'objet le plus doux,Que voulez-vous, monsieur, que l'on fasse de vous ?Le monde va bientôt fuir votre compagnie, LE BARON. Je me partagerai. LA COMTESSE. Non, tout amant l'ennuie. L'amour et lui, Monsieur, sont brouillés tout à fait.L'un est vif, amusant ; l'autre sombre et distrait.Le monde d'un butor fait un homme passable,Et l'amour fait un sot souvent d'un homme aimable. LUCILE. Ce portrait de l'amour n'est pas bien gracieux. LA COMTESSE. Mon bel ange, il est peint plus charmant dans vos yeux. LE BARON. En dépit de vos traits l'amour polit nos âmes. LA COMTESSE. C'est l'ouvrage plutôt du commerce des dames.Pour valoir quelque chose, il faut nous voir vraiment,Avoir du goût pour nous, mais point d'attachement, Point d'amour décidé, ni qui forme une chaîne. LUCILE. J'avais cru jusqu'ici que nous valions la peine Qu'on s'attachât à nous particulièrement. LA COMTESSE. Je vois que la petite est fille à sentiment.Volontiers, je fais grâce à l'erreur qui l'occupe. Elle n'a que seize ans. C'est l'âge d'être dupe :L'âge, par conséquent, de se représenter L'amour sous des couleurs faites pour enchanter.Moi-môme, à quatorze ans, j'ai donné dans le piège ;Moi, baron, qui vous parle, Oui, j'ai, vous l'avouerai-je ? J'ai soupiré, langui pour un jeune écolier,Mais langui constamment pendant un mois entier. LE BARON. Une telle constance est vraiment admirable ! LA COMTESSE, à Lucile. L'amour vous paraît donc bien beau, bien adorable ? LUCILE. À mon âge, l'on doit se taire là-dessus, Madame ; et je m'en vais de peur d'en dire plus. LA COMTESSE. Choisissez pour époux, si vous êtes bien sage, Un homme moins couru, mais qui soit de votre âge.Ce n'est pas son avis, mais prêferez le mien. LUCILE, à part. C'est une folle au fond qui conseille fort bien. Elle sort. SCÈNE III. Le Baron, La Comtesse. LA COMTESSE. Non, je ne puis souffrir que ce noeud s'exécute. Je passe chez l'abbé pendant une minute, Et vais lui demander certain livre nouveau,Qu'on dit bon, car il est vendu sous le manteau. Ensuite je reviens, je vous le signifie, Pour rompre votre hymen, ou le noeud qui nous lie. Si votre amour l'emporte, adieu, plus d'amitié, D'estime, ni d'égards pour un homme noyé. Paris, dont vous allez vous attirer le blâme, [Note : Epitaphe : monument qu'on dresse en l'honneur d'un défunt pour en conserver la mémoire ; inscription pour marquer le temps de sa mort, et qui contient quelque éloge de ses vertus, et de ses bonnes qualités. [F]][Note : Epithalame : Ce sont des vers faits à l'occasion d'un mariage de quelques personnes illustres, un chant de noces, pour féliciter les époux. [F]]Fera votre épitaphe, au lieu d'épithalame. À votre porte même on vous fera l'affront De l'afficher, Monsieur, et les passants liront : « Ci-gît dans son hôlel, sans avoir rendu l'âme, Le baron enterré vis-à-vis de sa femme. » Elle sort. SCÈNE IV. LE BARON. Sa menace est fondée, et j'en suis alarmé. Mais non, belle Forlis, j'aime, et je suis aimé.Pour unir à jamais ta fortune et la mienne,J'attends dans ce moment que ton père revienne.Je n'ai qu'à te montrer aux yeux de tout Paris,J'obtiendrai son suffrage, au lieu de son mépris. D'avoir tant retardé je me fais un reproche ;Je devais... mais je vois mon ami qui s'approche. SCÈNE V. Le Baron, Monsieur de Forlis. LE BARON. Je vous attends ici, Monsieur, pour vous prier... MONSIEUR DE FORLIS. Et moi, je viens exprès pour te remercier. Tu m'as servi si bien, et de si bonne grâce, Que par tes heureux soins un autre obtient la place. Le ministre me l'eût accordée aujourd'hui, Si pour me seconder j'avais eu ton appui. LE BARON. C'est l'effet du malheur. MONSIEUR DE FORLIS. Dis, de ta négligence. LE BARON. Non, il n'a pas été, Monsieur, en ma puissance. Un contre-temps fatal a retenu mes pas ;J'étais prêt à voler... MONSIEUR DE FORLIS. Je ne t'écoute pas. LE BARON. J'ai rencontré, vous dis-je, un invincible obstacle ;Et j'étais... MONSIEUR DE FORLIS. Je le sais, fort tranquille au spectacle. LE BARON. Oui, mais... MONSIEUR DE FORLIS. Ton procédé ne saurait s'excuser. Du noeud qui nous unit tu ne fais qu'abuser.Depuis dix ans entiers que l'amitié nous lie,J'en remplis les devoirs, et ton coeur les oublie.Tu ne mets rien du tien dans cet engagement :J'en ai seul tout le poids, et toi tout l'agrément. LE BARON. Dans vingt occasions j'ai témoigné mon zèle. MONSIEUR DE FORLIS. Tu viens de m'en donner une preuve fidèle.Le seul prix que je veux de mon attachementEst de venir parler au ministre un moment.Mon sort dépend d'un mot, d'une simple parole ; Je ne puis l'obtenir ! Et ton esprit l'nvoie Refuse à mon bonheur ces instants précieux.Et c'est pour les donner, à quel soin glorieux ?À celui de juger une pièce nouvelle ! LE BARON. Monsieur, on m'a contraint malgré moi... MONSIEUR DE FORLIS. Bagatelle ! J'ouvre les yeux, et vois que dans ce siècle-ciLe plus mauvais partage est celui de l'ami. LE BARON. Monsieur, je vous promets... MONSIEUR DE FORLIS. Inutile promesse !Je vous le dis avec beaucoup de politesse,Mais dans un dessein ferme, et formé sans retour, Je n'aurai plus pour vous qu'une estime de cour ;Et vous ne devez plus, à l'avenir, attendreDe m'avoir pour ami, ni de vous voir mon gendre. LE BARON. Si vous n'écoutez plus la voix de l'amitié. Si pour moi désormais vous êtes sans pitié, Pour votre fille au moins montrez-vous moins sévère, Prenez en sa faveur des entrailles de père ; Et puisqu'il faut, Monsieur, vous en faire l'aveu, Sachez que sa tendresse est égale à mon feu, Qu'un penchant mutuel... MONSIEUR DE FORLIS. Quoi ! Ma fille vous aime ? LE BARON. Oui, le Marquis pourra vous l'attester lui-même ;Et pour vous en donner un garant plus certain,Lisez, voici, Monsieur, un billet de sa main.Vous voyez qu'en trompant notre attente commune,Vous feriez son malheur comme mon infortune. MONSIEUR DE FORLIS, après avoir lu le billet qu'il lui rend. Pour vous prouver qu'en tout l'équité me conduit,Et que je ne suis point un aveugle dépit,Je consens que ma fille elle-même prononce :Je m'en rapporterai, Monsieur, à sa réponse.Je dois croire, et je suis, qui plus est affermi, Que vous ne serez pas meilleur époux qu'ami ; Mais ce danger pour elle est encor préférable,Tout mis dans la balance, au malheur effroyableD'obéir par contrainte, et de voir son sort jointAu destin d'un mari qu'elle n'aimerait point. Pour l'immoler ainsi ma fille m'est trop chère.Ma bonté sait borner l'autorité du père ;Le ciel nous a donné des droits sur nos enfantsPour être leurs soutiens, et non pas leurs tyrans. LE BARON. Monsieur me rend l'espoir d'entrer dans sa famille. SCÈNE VI. Le Baron, Monsieur de Forlis, Lisette. MONSIEUR DE FORLIS. Lisette ! LISETTE. Quoi, monsieur ? MONSIEUR DE FORLIS. Allez dire à ma fille Que je veux lui parler, et qu'elle vienne ici. Lisette rentre. SCÈNE VII. Le Baron, Monsieur De Forlis. LE BARON. Vous me rendez la vie en agissant ainsi. MONSIEUR DE FORLIS. Faites en ma présence éclater moins de zèle ; Je ne fais rien pour vous, je ne regarde qu'elle. SCÈNE VIII. Le Baron, Le Marquis, Monsieur De Forlis. LE MARQUIS, à Monsieur de Forlis. Je viens vous détromper sur le gouvernement.Vous l'obtenez, Monsieur, par accommodement. MONSIEUR DE FORLIS. Pour un autre j'ai cru la chose décidée. LE MARQUIS. La place était promise, et non pas accordée.Mon oncle, qui parlait pour votre concurrent, Avec lui vient de prendre un autre arrangement.Il lui fait obtenir, monsieur, à mon instance,La vôtre qui se trouve être à sa bienséance,Et d'une pension on y joint le bienfait.De l'autre en même temps vous avez le brevet. MONSIEUR DE FORLIS. Je ne saurais, monsieur, dans cette circonstance,Vous marquer trop ma joie et ma reconnaissance. LE BARON, à Monsieur de Forlis. Par cet heureux moyen voilà tout rétabli,Et monsieur du passa doit m'accorder l'oubli. MONSIEUR DE FORLIS. Non, au marquis tout seul je dois ce bien suprême. LE BARON. Mais il est mon ami, cela revient au même. MONSIEUR DE FORLIS. Loin de parler pour vous, son procédé plutôtFait du vôtre, Monsieur, la critique tout haut.Tous mes efforts n'ont pu faire agir votre zèle ;Le sien m'a prévenu : voilà votre modèle. SCÈNE IX. Le Baron, Monsieur De Forlis, Le Maquis, La Comtesse. LA COMTESSE. L'hymen est-il rompu, baron infortuné ? MONSIEUR DE FORLIS. Non ; mais je le voudrais. LA COMTESSE. Quel bien inopiné ! Je vois de mon côté passer le cher beau-père LE BARON. Sa fille, qui paraît, me sera moins contraire. SCÈNE X. Le Baron, Monsieur De Forlis, Le Marquis, La Comtesse, Lucile, Lisette. MONSIEUR DE FORLIS. Ma fille, approche-toi, viens, c'est ici l'instant Pour toi le plus critique et le plus important.J'apprends que le baron a su toucher ton âme.Je ne puis te blâmer, ni condamner ta flamme.Par mon choix, j'ai moi-même autorisé tes feux.Prononce : je te laisse arbitre de tes voeux. LISETTE. Mais c'est parler vraiment en père raisonnable. LE BARON, à Lucile. J'attends de votre bouche un arrêt favorable.Déclarez mon bonheur. LE MARQUIS, à part. Quoique sûr d'être aimé,Je n'ai pas son audace, et je suis alarmé ! LE BARON. Que vois-je ! Vous restez dans un profond silence, Quand vous pouvez d'un mot combler notre espérance ? Eh ! Quoi donc ! Cet aveu doit-il tant vous coûter ? Vous n'avez simplement ici qu'à répéter Ce que vous avez eu la bonté de m'écrire, Et ce que je ne puis me lasser de relire Dans ce tendre billet si cher à mon ardeur. Ah ! N'en rougissez pas, il vous fait trop d'honneur. LA COMTESSE. Quel est donc cet écrit ? LE BARON. Une lettre charmante. LA COMTESSE. Donnez-moi, de la voir je suis impatiente. Elle prend la lettre et la lit. MONSIEUR DE FORLIS. Cette lettre, ma fille, a nommé ton époux. L'homme à qui tu l'écris... LE BARON, à Lucile. Est seul digne de vous.N'en convenez-vous pas, ainsi que votre père ? LUCILE. Oui, monsieur, j'en conviens. LE BARON. Par cet aveu sincère Sa bouche clairement prononce en ma faveur. LUCILE. Je n'ai point prononcé, vous vous trompez, Monsieur. LE BARON. Eh quoi! N'est-ce pas moi que vous venez d'élire ? Ce billet avoué suffit. LUCILE. Non. LE BARON. Qu'est-ce à dire ? LA COMTESSE, après avoir lu. Mais qu'il n'est pas pour vous. C'est pour un homme absent. LE BARON. Madame... LA COMTESSE. Mais, monsieur, écoutez un moment : Elle lit haut.« L'abattement où m'a plongée la crainte d'être oubliée de vous, a dû donner de moi cette idée. » Au baron en s'interrompent.« Oubliée ! » est-ce vous, qui l'obsédez sans cesse ? LE BARON. Pardon, j'ai donné lieu moi seul à sa tristesse. LA COMTESSE, lui présentant le billet. « J'ai donné lieu ! » tenez, répondez à ceci. Elle lit.« Depuis que je vous vois ici, votre présence me jette dans un trouble qui sert à la confirmer. » En s'interrompent.Est-ce pour vous ? « Depuis que je vous vois ici. » Vous radotez, mon cher ! LE BARON. Le marquis sait lui-même... LA COMTESSE. Qu'il parle donc : il montre un embarras extrême. MONSIEUR DE FORLIS. Ma fille, le Marquis saurait-il ton secret ? Réponds-moi sans détour. LUCILE. Oui, mon père, il le sait. LA COMTESSE, au Marquis. Puisque vous le savez, il faut nous en instruire. LE MARQUIS. C'est à mademoiselle, et je ne dois rien dire. LE BARON. Une telle réserve est fort peu de saison. LA COMTESSE. Elle jette mon coeur dans un juste soupçon :La petite convient qu'il sait tout le mystère ; Il se trouble comme elle, et s'obstine à se taire ; Je gagerais qu'il est cet amant fortuné. C'est lui. MONSIEUR DE FORLIS. Je le voudrais. LUCILE. Madame a deviné. LE BARON. Comment ! Ce n'est pas moi ! LUCILE. Non, c'est une méprise LE BARON. La lettre... LUCILE. Était pour lui. Vous me l'avez surprise. LE BARON. Le coup est foudroyant! LISETTE, à part. Il l'a bien mérité. LA COMTESSE, embrassant le baron. Vous n'êtes pas aimé ! Mon coeur est enchanté ! MONSIEUR DE FORLIS, à Lucile. Que ton choix est louable, et digne de me plaire ! En faisant ton bonheur il acquitte ton père ; Il montre le marquis. La place que j'obtiens est un fruit de ses soins. LE MARQUIS. Pour mériter sa main, pouvais-je faire moins ? LE BARON. Ah ! Marquis, deviez-vous me jouer de la sorte, Vous, à qui j'ai marqué l'estime la plus forte ? LE MARQUIS. Vous avez malgré moi combattu mes raisons, Et vous m'avez forcé de suivre vos leçons. LA COMTESSE. De joie en ce moment je ne tiens point en plaoe ! Votre hymen est rompu ! Quelle heureuse disgrâce! MONSIEUR DE FORLIS, au Marquis et à Lucile. Sortons de cet hôtel, tout doit nous en bannir. Venez, mes chers enfants, je m'en vais vous unir. Au Baron.Vous, vous n'avez plus rien qui retienne votre âme, Et vous pouvez, Monsieur, aller avec madame, Entendre concertos, sonates, opéra,Et les Vacarminis autant qu'il vous plaira. Il sort avec le marquis et sa fille ; Lisette rentre en même temps. SCÈNE XI. Le Baron, La Comtesse. LA COMTESSE. Croyez-en ses conseils ; venez, suivez mes traces ; Fuyez votre maison, et reprenez vos grâces. Ne soyez plus ami, ne soyez plus amant. Soyez l'homme du jour, et vous serez charmant. ==================================================