******************************************************** DC.Title = ARTAXERCE, TRAGÉDIE DC.Author = BOYER, Claude DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 26/05/2022 à 07:38:03. DC.Coverage = Irak DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BOYER_ARTAXERCE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1090071q DC.Source.cote = Bibliothèque Carré d'art / Nîmes DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** ARTAXERCE TRAGÉDIE AVEC SA CRITIQUE. M. DC. LXXXIII. AVEC PERMISSION. Par MONSIEUR BOYER, de l'Académie française. À PARIS. Chez C. Blageart, Court-Neuve du Palais, au Dauphin. Représenté pour la première fois au Théâtre Guénégaud le 22 novembre 1682. PRÉFACE. Il ne suffit pas toujours aux pièces de théâtre d'être bonnes, pour être heureuses ; beaucoup de choses, comme les acteurs, la saison, le goût du siècle, la disposition des spectateurs, contribuent à faire valoir, ou à faire tomber cette sorte d'ouvrages ; ainsi chaque auteur est en droit de justifier le sien, quand il se croit en état de le pouvoir faire. Jusqu'ici j'ai négligé ce secours, que je devais peut-être à la justification de quelqu'un de mes ouvrages, quand ils n'ont pas réussi. Je n'étais pas assez convaincu de leur mérite, pour me plaindre publiquement de leur malheur. Mais à l'égard d'Artaxerce, le moyen de se taire ? Le jugement des personnes fort éclairées, et dont le nom est respecté de l'envie même, les applaudissements que cette pièce reçut dans les premières représentations, me répondaient d'un succès infaillible. Une chute si prompte, et si surprenante, peut-elle être naturelle ? Et ne doit-on pas l'imputer à quelque cause extraordinaire ? Toutefois me laissant aller à ma coutume, et à mon inclination, satisfait du témoignage de beaucoup d'honnêtes gens, et de l'indignation du Public, qui n'a pu dissimuler une injustice si manifeste, je mettais Artaxerce au nombre des ouvrages malheureux, et je fusse demeuré dans un profond silence, si ceux qui se croient intéressés dans la réputation de mon ouvrage pour l'honneur de leur jugement, ne m'eussent retiré de l'assoupissement où j'étais. Je ne dis pas ceci par cette fausse modestie, qu'affectent ordinairement les auteurs qui veulent déguiser la démangeaison qu'ils ont de se faire imprimer. Pour justifier mes intentions, il suffit qu'on sache que je n'ignore pas ce déchaînement de critique qui règne aujourd'hui, qui fait trembler tous ceux qui se mêlent d'écrire, et qui sans doute est un des plus grands malheurs qu'on puisse reprocher à notre siècle. Ce serait une témérité inexcusable, de se livrer volontairement à cette fureur contagieuse qui a infecté la Cour et la ville. Ne sais-je pas ce qui est arrivé à un de mes amis, qui ayant donné au public un ouvrage plein d'esprit et d'invention, l'a vu déchirer impitoyablement dans toutes ses parties, jusques-là qu'on a pas épargné un des plus beaux vers qu'on ait jamais fait à la louange du Roi ? Le modèle des Rois, et l'image des Dieux, Quel vers eut jamais eu un plus beau sens, et a donné une plus glorieuse idée du plus grand des Rois ? Quelle expression peut être plus noble et plus heureuse, et peut faire tant d'honneur à notre héros et à notre langue ? J'ose défier les poètes grecs et latins, de nous fournir dans tout ce qu'ils ont fait de plus beau pour leurs plus fameux héros, une louange plus exquise et plus relevée, et qui ait à même temps tant de justesse, et tant de grandeur. Cependant on a voulu tourner en ridicule un éloge si juste et si magnifique, et l'on a demandé si ce modèle était de bois, ou de pierre, et si cette image était de plâtre ou de cire. Une si méchante plaisanterie ne mérite pas une réponse sérieuse, et je dirai seulement à l'auteur de ce beau vers, qui a été si indignement critiqué, ce qu'il m'a dit lui-même en pareille occasion, mais avec moins de justice, et ce qu'on peut dire à tous les bons auteurs qui ne sont pas toujours heureux, que dans les plus beaux siècles, il y a eu toujours des ces prétendus connaisseurs qui ont fait la guerre au mérite, et qui entraînaient quelquefois le commun du peuple avec eux. Ennius est lectus salvo tibi, Roma, Marone, Et sua riserunt saecula Maeoniden. Rara coronato plausere Theatra Menandro ; Norat Nasonem sola Corinna suum. Cependant il est assez fâcheux de s'exposer à ces Censeurs impertinents, et d'attendre que la postérité nous en fasse justice après notre mort; mais il faut bien obéir à mes amis, qui veulent que puis qu'Artaxerce n'a pas eu assez de temps pour se faire voir sur le théâtre, et qu'il a été comme enlevé aux yeux du public avec trop de précipitation, je le lui rende en le faisant imprimer, et donne ainsi le loisir à tout le monde de l'examiner, et d'asseoir sur la lecture un jugement solide, et assuré. On veut même qu'en le justifiant sur les défauts qu'on lui reproche, je lui donne de quoi soutenir le grand jour où il va paraître. Pour satisfaire exactement à ce qu'on exige de moi, il faudrait remonter à la naissance des premiers désordres du théâtre, qu'on ne peut imputer qu'à certains esprits, qui par une ambitieuse déférence, se sont rendus serviles imitateurs des Anciens, pour devenir à leur tour les modèles de notre siècle. Tout chargés, et tout fiers de leurs dépouilles, ils méprisent ce qui ne porte pas leur caractère, et veulent assujettir le goût de tout le monde, à leur goût particulier. Je sais ce que nous devons aux Anciens ; et peut-être que ceux qui ont suivi le chemin qu'ils nous ont tracé, ont suivi le plus sûr et le plus commode ; mais ce chemin n'est pas le seul, et le plus glorieux. Ne doivent-ils pas avouer que la Tragédie et la Comédie modernes sont montées au plus haut point, et que les auteurs français riches de leur propre fonds, ont surpassé les Anciens sans les imiter, comme si la première gloire des belles Lettres, qui est celle du théâtre, était réservée au siècle du plus grand de tous les Rois ? Si nos censeurs ne veulent pas convenir de cette vérité, pourquoi empoisonner le Public de l'erreur dont ils sont prévenus ? C'est de cette source qu'on a vu couler, et se répandre un dangereux venin, un esprit d'orgueil, d'envie, de critique, et de cabale. Leur autorité, et leur exemple, ont entraîné beaucoup d'honnêtes gens. Tout le monde veut monter sur le Tribunal, et usurper comme eux le droit de juger souverainement ; on se fait un goût à leur mode ; on ne va plus à la Comédie que pour chercher avec eux les endroits où l'on peut trouver à redire. Comme on ne peut pas nier qu'ils n'aient de l'esprit et du savoir, les demi-savants, et la multitude ignorante, et même quelques savants, se laissent éblouir à de grands noms qui composent et qui protègent cette secte. L'on ne sait que trop tous les ressorts, et toutes les machines qu'ils ont remuées, pour se faire une puissance si formidable à tous ceux qui ne sont pas de leur parti. Je me renferme aux choses qui me regardent, et me contente de faire voir en passant avec quelle fureur on s'est acharné sur tous les ouvrages qui portent mon nom. Avant que cette tempête s'élevât, plusieurs de mes pièces avoient réussi sur tous les théâtres de Paris ; et ensuite m'étant attaché au théâtre le plus faible, et le plus abandonné des autres auteurs, mes ouvrages le firent subsister plusieurs années, et mes pièces y firent assez de bruit pour y attirer le Roi, et toute la Cour. Sa Majesté en honora une de sa présence, de son approbation, et de sa libéralité. À quoi veut-on que j'impute le mauvais ou le faible succès des ouvrages que j'ai fait jouer depuis sur un théâtre plus fort, et plus heureux, lors même que par les sentiments des Juges équitables, ils étaient beaucoup meilleurs que ceux qui les avoient précédez ? Que j'aurais ici de choses à dire, si je voulais approfondir cette matière, et révéler tout ce qui s'est passé à la honte de notre siècle ! Comme ceux dont je veux parler font honneur aux belles Lettres par leur esprit, peut-être ont-ils mérité de ceux-là même qu'ils ont offensé par leur conduite, qu'on les laisse jouir de leur réputation. Je ne veux point qu'on me reproche d'avoir souillé ma prose, ou mes Vers, par des satires ou par des vérités scandaleuses. Je n'ai besoin pour justifier une partie de ce que je dis, que d'une simple exposition de ce qui est arrivé à mes dernières pièces ; savoir, le Comte d'Essex, Agamemnon, et Artaxerce. Le premier ayant eu le bonheur de plaire à tous ceux qui le virent sans prévention, et mon nom ayant paru pour distinguer cet Ouvrage d'un autre qui portait le même titre, et qui venait de paraître avec succès, sous le nom de Monsieur de Corneille le jeune, on suscita d'abord des Censeurs de profession, qui ne trouvant point à mordre sur la pièce, attachèrent leur critique à certaines circonstances de la scène, et à des choses qui regardaient les Acteurs, et par quelques plaisanteries qu'il débitaient tout haut, jetèrent sur la pièce un ridicule qui ôta au reste des spectateurs l'attention et l'estime qu'on lui devait. Agamemnon ayant suivi le Comte d'Essex, et voulant le dérober à une persécution si déclarée, je cache mon nom, et laisse afficher et annoncer celui de Mr d'Assezan. Jamais pièce de théâtre n'a eu un succès plus avantageux. Les Assemblées furent si nombreuses, et le théâtre si rempli, qu'on vit beaucoup de personnes de la première qualité prendre des places dans le parterre. Quel succès a été honoré d'une circonstance aussi singulière, et si glorieuse ?Qu'arrive-t-il après cette réussite extraordinaire ? On soutint, on voulut faire des paris considérables, que je n'avais aucune part à cet ouvrage ; on aima mieux en donner toute la gloire à un nouveau venu. Le temps et la vérité ayant confondu l'imposture, et l'envie, je prends quelque confiance de ce dernier succès, et crois pouvoir hasarder mon nom en faisant paraître Artaxerce. Il n'en fallut pas davantage pour lui attirer tout ce qui a contribué à le faire tomber. J'avouerai de bonne foi que ma pièce n'est pas sans défauts, et qu'il y a eu certains contretemps, et un désordre dans les Représentations, qui se peuvent imputer à mon étoile ; mais qu'a-t-on fait pour réparer ou combattre ce malheur ? Si la Fortune n'est pas toujours de mes amies, fallait-il s'entendre avec elle, et me traiter avec la dernière rigueur ? Je n'ai garde de fatiguer le Public par un détail indigne de son attention. J'aime mieux épargner par un modeste silence, ceux qui m'ont fait du mal, et faire grâce à ceux qui ne m'ont pas fait justice ; peut-être l'honnêteté de mon procédé les fera repentir de l'injustice qu'ils m'ont faite. Pour le faire voir clairement, et satisfaire à ce qu'on attend de moi, examinons les défauts qu'on attribue à cet Ouvrage ; quelques-uns ont condamné le Sujet, et ne m'ont donné d'autre raison de leur critique, que leur goût particulier. Je pourrais me dispenser de répondre à ceux qui jugent par une règle extrêmement fausse. Je n'ai qu'un mot à leur dire pour justifier mon choix ; savoir, que le troisième Acte de ma pièce, où le noeud du Sujet se forme et brille davantage, a été universellement applaudi ; et cela devrait suffire pour donner à toute la pièce un succès avantageux, puis qu'on a vu un grand nombre de pièces de théâtre réussir par la beauté de deux ou trois scènes. Ceux qui ont attaché leur critique aux caractères des Personnages, disent qu'Artaxerce, qui est mon Héros, ne répond pas par sa conduite, et par ses sentiments, à cette grande idée que je donne de son caractère dans le Portrait que j'en ai fait. J'avoue que j'ai flatté Artaxerce, et qu'ayant dessein, en faisant son portrait, de faire celui de LOUIS LE GRAND, qui est seul semblable à lui-même, il fallait pour le faire ressembler à son Original, donner au Héros de ma pièce une sorte de grandeur qui appartenait à un Héros plus achevé ; mais comme cette raison ne suffit pas pour tout le monde, il est aisé de faire voir que ce Portrait d'Artaxerce, quoi qu'un peu flatté, ne laisse pas de lui ressembler, et que tout ce qu'il fait dans ma pièce, ne dément pas le caractère que je lui ai donné. Artaxerce peut-être n'était pas un Héros du premier ordre ; cependant il avait une valeur fort distinguée, et une grandeur de courage qui se répandait dans toutes ses actions, et qui est la source naturelle de toutes les vertus héroïques. C'est de là que lui venait cette libéralité magnifique, qui lui fit donner une Coupe d'or de mille darigues, qui étaient des pièces d'or, à un Artisan qui ne trouvant point autre chose en son chemin pour offrir à son Roi, courut à la Rivière y puiser de l'eau dans ses deux mains, et alla la lui présenter ; cette modération admirable, qui lui fit écouter sans emportement, les paroles insolentes d'un Lacedémonien, nommé Euclidas ; cette clémence royale, qui pardonna à Cyrus son frère, lors qu'il fut surpris voulant l'assassiner, dans le temps qu'il fut sacré par les prêtres dans le Temple de Minerve. C'est de ce même principe que venait encore sa bonté envers ses parents, et sa douceur envers ses Sujets ; Vertus rares et singulières pour un Roi de Perse, dont les Rois ordinairement affectaient une majesté inaccessible, et une sévérité odieuse. Ce sont ces Vertus où je me suis attaché, et dont j'ai formé les principaux traits du caractère d'Artaxerce, parce qu'elles ont plus d'éclat, et plus de rapport avec tout ce qui se passe dans la principale Action de mon Sujet. C'est pour cela qu'on a tort de condamner dans ce Roi, bon, généreux, plein d'humanité, et de tendresse, ces dégoûts qu'il fait voir pour la Couronne, qui était la véritable cause de tous les désordres de sa Maison, des cruautés de Parisatis sa mère, de l'attentat et de la révolte de Cyrus son freèe, qu'il fut obligé de tuer de sa propre main en bataille rangée ; des divisions de ses enfants, qui par une jalousie ambitieuse, disputaient entre eux avant la mort de leur père la Succession de l'Empire. C'est par là qu'il est aisé de répondre à ceux qui m'ont reproché d'avoir donné à un Roi que je peins avec tant de grandeur, un peu trop de facilité pour son favori Tiribaze qui abusait de sa faveur, et de l'ascendant qu'il avait sur lui, et dont lui-même connaissait l'orgueil, et l'insolence. Cette inclination généreuse qu'il avait à faire du bien, et à oublier le mal qu'on lui faisait, justifie sa conduite ; il aima mieux se faire soupçonner d'avoir un peu de faiblesse, que de manquer à sa reconnaissance ; il croit devoir moins à lui-même, qu'à un Homme qui était le premier appui de son Trône, et qui avait souvent prodigué sa vie pour conserver celle de son maître. Je puis répondre la même chose à ceux qui accusent un Roi amoureux d'avoir trop de modération pour un fils son Rival, et qui veulent qu'un grand roi se serve de son autorité, et non pas de sa raison, pour combattre son fils. Je sais bien que dans une pareille rencontre, j'ai donné plus de fierté à Agamemnon, et qu'il traite Oreste son fils avec plus de hauteur ; mais je soutiens qu'Artaxerce est plus honnête Homme qu'Agamemnon, et que la retenue, et l'humanité dans une occasion si délicate d'amour et de jalousie, font plus d'honneur à Artaxerce, et sont les plus beaux traits du caractère héroïque. Rien n'est si grand, et si glorieux pour un roi, que de se retenir et de résister à la tentation d'une puissance absolue, quand elle est irritée par le bonheur imprévu d'un Rival plus aimé que lui. Ce n'est pas qu' Artaxerce ne fasse voir par quelque éclat de colère, et par quelque trait de faiblesse, qu'il est Homme et sensible ; mais vous voyez aussitôt sa bonté et son courage venir au secours de sa gloire. J'avouerai que lors que se laissant séduire par les conseils de Tiribaze, il se résout de ravir Aspasie à son fils, il semble démentir sa modération ; mais ne sait-on pas qu'il est du caractère d'un Amant, quelque sage qu'il soit, de s'emporter quelquefois pour les intérêts de son amour, et que c'est une de ces faiblesses excusables qu'on pardonne aux plus grands Héros. Il suffit qu'après de grands combats qu'il rend contre sa passion, il cède à cette généreuse bonté, qui est comme sa vertu dominante qui triomphe de son amour, et donne Aspasie à son fils. Mais la Critique ne s'est pas arrêtée aux objections qui peuvent avoir quelque fondement, et quelque vraisemblance ; elle a supposé ce qui n'était pas. Voyant qu'Artaxerce montrait dans le second Acte quelque légère tentation de quitter la Couronne, quoi qu'il prenne une résolution toute contraire ; ils disent qu'il la cède à son fils au même temps qu'il le choisit pour son Successeur. Par cette supposition artificieuse, il leur est aisé de faire voir qu'Artaxerce soutient mal le caractère d'un grand Roi. C'est par là qu'on le peut accuser de trop de faiblesse, et Darius son fils d'une dureté ingrate et condamnable, lors qu'en recevant la Couronne de son père, il ose lui disputer la possession d'Aspasie, qui devait être la consolation de sa retraite, et le prix de l'Empire qu'il cédait à son fils. Ceux qui eurent soin de décrier ma pièce quand elle fut jouée à Versailles, ne manquèrent point de répandre cette erreur. La prévention fut telle, que des Personnes équitables et bien intentionnées, en furent éblouies, et ne trouvèrent plus dans le troisième Acte qu'on leur avait tant vanté, ce qui avait mérité dans Paris une approbation universelle ; et c'est ici qu'il faut déplorer le destin de ceux qui travaillent pour le théâtre. Ils n'ont pas seulement à redouter les Censeurs indiscrets, chicaneurs et malins ; mais encore les Critiques imposteurs et de mauvaise foi. Passons aux objections qu'on a faites contre le caractère de Darius. On prétend qu'il se dément dans le quatrième acte, lors que ce Prince qui paraît si respectueux envers son père, et qui ne veut pas se servir de cette Loi si ancienne et si sacrée dans la Perse, qui voulait que celui qui était nommé Successeur à la Couronne, pût demander la faveur qu'il souhaitait, passe tout d'un coup à cet emportement qui va jusques à vouloir enlever Aspasie à son père ; mais ceux qui me font cette objection, ignorent-ils cette règle de théâtre, que cette sorte de changement et d'inégalité dans les Personnes qu'on représente sur la scène, n'est vicieuse qu'alors qu'elle se fait sans aucun événement, et sans aucune cause extérieure, et qu'un Personnage change de sentiment et de caractère par son propre mouvement ? Ici Darius quoi que jeune, ardent, impétueux, et qui veut mourir, s'il est obligé de céder sa Maîtresse, ne s'emporte contre son père, qu'alors qu'il voit que ce père, qui malgré sa passion et son ressentiment, fait voir tant de tendresse pour son fils, prend tout d'un coup la résolution de lui ôter Aspasie, et lui fait porter cette nouvelle par Tiribaze même, qui lui avait donné un conseil si violent. L'emportement et l'exemple du père ébranlent le respect du fils, et d'autant plus que Tiribaze lui envoie des Amis infidèles, qui par un faux zèle, et par des conseils concertez, irritent la jalousie de Darius. Le retour de ce Prince et son repentir, qui le font trembler de respect à la vue de son père, quand il veut enlever sa Maîtresse, et qui lui font tomber les armes des mains, fait bien voir qu'il garde pour lui dans le fond de son coeur un respect qui ne se dément que par la violence de son père, par la force de sa passion, et par l'inspiration de ses faux Amis. Pour finir cette préface, qui peut-être n'est déjà que trop longue, je n'ai qu'à répondre à l'objection qu'on m'a faite touchant le Personnage de Nitocris. Les uns disent que c'est un épisode inutile, sans lequel l'action de ma pièce aurait son exécution entière, et que j'en devais faire un personnage muet, comme de celui d'Ariarathe, frère de Darius ; mais peut-on traiter d'inutile le Personnage de Nitocris, qui étant fille unique de Tiribaze, oblige la tendresse de son père à appliquer tous ses soins à la couronner par le Mariage d'un des fils d'Artaxerce ? N'est-ce pas elle, qui plus fière et plus vindicative même que son père, voyant ses espérances trompées, soutient son ressentiment, et combat les irrésolutions d'un père qui brûle de venger par la perte de Darius, et par celle d'Artaxerce, les affronts qu'il a reçus de l'un et de l'autre, mais qui craint de faire périr sa Fille par une entreprise si dangereuse ? D'ailleurs, ne sait-on pas qu'il y a des épisodes qui n'étant pas d'une nécessité absolue, font des beautés considérables dans une Pièce, et cela suffit pourvu que ce ne soit pas un ornement étranger, et trop ambitieux. N'est-ce pas un grand plaisir au Spectateur de voir confondre la vanité et la confiance de Nitocris qui se croit aimée de Darius, et qui se flatte de se voir un jour sur le Trône par le Mariage de ce Prince ? N'est-ce pas aussi un ornement bien naturel dans mon Ouvrage, d'y voir cette opposition de la sagesse d'Aspasie qui sacrifie sa passion à son devoir, et de l'orgueil de Nitocris ? D'autres trouvent étrange que j'introduise sur la scène une fille sans amour ; mais ne voit-on pas que j'affecte de lui donner cette dureté, pour ne pas tomber dans ce caractère d'Amante vindicative, si rebattu sur la scène française. Voilà ce que j'avais à dire pour la justification d'Artaxerce ; et c'est de là que je tire une réponse invincible, contre ceux qui ont dit que ma pièce n'était pas assez touchante. Je sais bien qu'elle n'a pas ce Tragique qui est dans les horreurs d'OEdipe, et dans les fureurs de Cassandre ; mais ne voit-on pas dans ma pièce de grands intérêts et de puissants mouvements que font naître les passions les plus violentes, l'amour, la haine, la jalousie, l'orgueil, l'ambition ? N'y voit-on pas un père rival d'un fils qu'il idolâtre, et qui voyant ce fils criminel, se sent déchirer par l'extrême désir qu'il a de le sauver, et par l'obligation qu'il a de l'immoler à la rigueur des lois ? On y voit un Prince qui n'aime pas moins son père qu'il en est aimé, qui ne peut lui céder, ni lui refuser Aspasie ; qui se voit malheureux par la jalousie d'un père qui est son Roi, et qui le choisit pour son Successeur, et par la résistance d'une maîtresse dont il est aimé. Quelle misère est plus illustre et plus touchante que celle d'Aspasie, qui étant prévenue d'une estime infinie pour Artaxerce, pénétrée de ses bienfaits, enchaînée par sa reconnaissance, se sent entraîner vers Darius par un penchant invincible, et qui cependant s'arrache à son amour pour se donner toute entière à son devoir ? Quelle ambition, quelle haine, quelle vengeance est plus emportée que celle de Tiribaze, et de sa fille, qui se croyaient déshonorés par le refus de Darius ? Ai-je mal répondu à la grandeur de mon sujet par la faiblesse des vers, par le défaut des expressions, par la fausseté des sentiments ? C'est de quoi pourront juger ceux qui liront ma pièce avec attention. Je les prie sur tout de ne se laisser point prévenir par ces Messieurs qui se font Chefs de Parti, et moins encore par ceux qui les suivent aveuglement, et qui présument d'avoir le même droit de décider souverainement, parce qu'ils ont eu quelque commerce de débauche et de plaisir avec eux. L'auteur du Festin des Dieux vient de m'envoyer sur ce sujet un Madrigal, qui pourra délasser ceux qui prendront la peine de lire ma préface. Cet insolent orgueil de décider en maître, De la droite raison choque toute les Lois : Avec un bel esprit on peut boire cent fois, Et n'avoir pas l'honneur de l'être. C'est beaucoup que de boire avec ces grands Docteurs, Qui se font les tyrans du reste des auteurs ; Mais se connaître en Comédie, Est un don qui dépend d'un naturel heureux, Et non pas une maladie Qui se gagne à boire après eux. ACTEURS ARTAXERCE, roi de Perse. DARIUS, fils d'Artaxerce. ASPASIE. TIRIBAZE, favori d'Artaxerce. NITOCRIS, fille de Tiribaze. ORONTE, confident de Darius. BARSINE, confidente d'Aspasie. CLÉONE, confidente de Nitocris. MINDATE, capitaine des Gardes d' Artaxerce. SUITE. La Scène est à Babylone, dans le Palais d'Artaxerce. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Dariaus, Oronte. DARIUS. La Perse enfin triomphe ; et des Grecs ennemis,Ce qui restait à vaincre, est défait, ou soumis.Aux Victoires du Roi j'ajoute une Victoire,Et je me flatte encor d'une nouvelle gloire.Voici ce jour pompeux si longtemps souhaité, Où pour rendre à l'État plus de tranquillité,Mon père va nommer l'héritier de l'Empire.En attendant ce choix, Babylone soupire,Trop lasse d'essuyer les complots différents De ceux qu'un même sang a fait mes concurrents. Artaxerce à ses fils équitable et fidèle,Leur voulant pour la gloire inspirer plus de zèle,Sans distinguer l'Aîné du reste de son sang,Veut que le seul mérite hérite de son rang.Je n'en murmure point ; le roi doit son suffrage Plutôt à la vertu, qu'à la faveur de l'âge. ORONTE. Oui, Seigneur. Mais je vois qu'entre ses fils jalouxLe roi ne distinguant qu'Ariarathe et vous,Seuls dignes de l'honneur de cette concurrence,Il vous est bien aisé d'emporter la balance. Le roi doit couronner votre âge et vos exploits,Même il semble, Seigneur, qu'en attendant son choix,Vous fustes par avance au milieu de l'ArméeNommé par la Victoire et par la Renommée.Tout se tait devant vous, ou tout parle pour vous. Vous n'avez qu'à gagner un favori jalouxQui veut faire passer le sceptre en sa famille.Il prétend l'obtenir pour l'époux de sa fille.C'est de tous les Mortels le plus impérieux,Il est vindicatif, ardent, ambitieux. On l'a vu quelquefois plein d'une indigne audacePrès du Roi hautement à nos yeux prendre place,Et porter en public, en dépit de nos lois,Les mêmes ornements qui distinguent nos rois. DARIUS. Mais si d'un feu caché j'avais l'âme enflammée... ORONTE. Quel amour ! DARIUS. En partant pour commander l'Armée,Je brûlais en secret et cet embrasement Qu'irritaient mon silence et mon éloignement,Semble encor s'augmenter, revoyant ce que j'aime.J'aime Aspasie. ORONTE. Ô Dieux. Aspasie ! DARIUS. Elle-même. ORONTE. Étrangère, et d'un sang trop indigne de vous... DARIUS. Il n'est rien de si grand, de si beau parmi nous ;Et mon amour est tel, qu'au milieu des alarmes,Tout plein de la beauté dont j'adore les charmes,L'ardeur de la revoir, qui croissait tous les jours, Donnait à mes exploits un plus rapide cours,Et m'inspirait sans cesse une force nouvelle,Pour hâter mon triomphe, et me rapprocher d'elle. ORONTE. Mais quel est votre espoir ? Vous savez que le RoiEst maître souverain de vous, de votre foi. Avez-vous oublié la disgrâce d'Arsame ?Aspasie autrefois refusée à sa flamme... DARIUS. Ce malheureux amant dans nos derniers combatsBlessé mortellement, et tombant dans mes bras ;Darius, me dit-il, reçois avec ma vie Ces soupirs que je donne à l'aimable Aspasie.Transporté de douleur, par un dernier effort,Je presse ma victoire, et je venge sa mort.Je reviens, et tout plein de mon impatience,Je revois Aspasie, et je romps le silence. Cet aveu la troubla, mais dans cet entretienMon trouble était trop grand pour bien juger du sien.Mais depuis quelques jours une froideur mortelle... ORONTE. Elle craint votre amour. Si trop d'ardeur pour elleContre le choix du Roi révoltait votre coeur, La modeste Aspasie en mourrait de douleur.On croit qu'à Nitocris votre foi destinée... DARIUS. [Note : Hyménée : divinité fabuleuse des païens, qu'ils croient présider aux mariage. (...) signifie aussi poétiquement le mariage. [F]]Le Roi m'imposerait cet étrange hyménée !Tiribaze est d'un sang noble, mais odieux,Fier, vaillant ; mais sans foi, sans justice, sans Dieux. Nitocris est sa Fille ; et si le Roi qui m'aime,Gagné par Tiribaze, et s'oubliant lui-même,A promis un hymen si peu digne de moi,Je sais bien le moyen de dégager sa foi. ORONTE. Qu'osez-vous espérer, et que m'osez-vous dire ? DARIUS. Ne va-t-on pas nommer l'héritier de l'Empire ?Ignores-tu nos lois ? Le Roi doit accorderCe que son successeur lui voudra demander. ORONTE. Mais, Seigneur, songez-vous que vous avez un frèreAmant de Nitocris, et chéri de son père ? Vous devez ménager, implorer la faveurD'un Ministre insolent jaloux de sa grandeur. DARIUS. Faudra-t-il m'abaisser jusqu'à prier un traître,Moi l'Héritier du trône, et le fils de son maître ?Oui, noble orgueil du sang, il faut malgré tes lois, Il faut fléchir, mais c'est pour la dernière fois.Allons pour Tiribaze affecter tant de zèle. ORONTE. Mais aimant Nitocris, présumant tout pour elle,S'il presse votre hymen, vous devez l'accorder. DARIUS. Il a trop de fierté pour me le demander ; Pour sa fille et pour lui, mes soins, ma complaisance,Lui donnent plus d'orgueil, et plus de confiance. ORONTE. Je sais que de sa fille aveugle adorateur,Il croit que son mérite a touché votre coeur.Cependant il suspend le choix de votre père, Incertain jusqu'ici sur le choix qu'il doit faire,Toujours prêt à trahir ou votre frère, ou vous.Régnez par sa faveur, et bravez son courroux.Ne perdez point de temps ; dans ce moment peut-êtreLe Perfide travaille à vous donner un maître. Forcez votre fierté pour conserver vos droits. DARIUS. L'ambition n'est rien, j'écoute une autre voix.Le Trône ne vaut pas ce qu'on souffre de blâmeÀ prier un sujet qu'on déteste dans l'âme ;Mais l'amour qui nous rend plus faibles, plus soumis, Descend jusqu'à prier nos plus grands Ennemis.Je le vois. Laisse-nous. SCÈNE II. Darius, Tiribaze. DARIUS. Que venez-vous m'apprendre ?Ce grand choix que le Roi fait si longtemps attendre,Le va-t-il faire enfin pour le commun bonheur ? TIRIBAZE. Il brûle de le faire, et malgré tant d'ardeur, Il plaint Ariarathe, et son inquiétudeEntre deux fils si chers fait son incertitude.Ajoutez à ce triste et cruel embarras,Le trouble que la Reine a fait par son trépas.Joignez aux déplaisirs d'un époux et d'un père, Le sanglant souvenir de la mort de son frère.Depuis l'instant fatal qu'en nos derniers combatsIl fit tomber Cyrus sous l'effort de son bras,Troublé par cette mort, dont l'image l'étonne,Il est presque tenté de quitter la Couronne. Ainsi le voyant plein de remords, de douleur,Oserai-je presser le choix d'un Successeur ? DARIUS. Son triomphe rend-il sa valeur criminelle ?Se fait-il un forfait de la mort d'un Rebelle ?Le Roi rend par ce coup la paix à ses États ; Et s'il veut s'épargner de nouveaux embarras,Le choix d'un successeur n'est pas moins nécessaire.Si vous aviez voulu... mais vous aimez mon frère,Et ne pouvant sur lui tourner le choix du Roi,Vous voulez empêcher qu'il ne tombe sur moi. TIRIBAZE. Puisque vous m'y forcez, je veux bien vous le dire,On sait par quels conseils je sauvai cet Empire,Quand votre Oncle Cyrus vint attaquer le Roi ;On sait quels coups pour lui je détournai sur moi,Et qu'aux plus grands périls ma vie abandonnée, Par mon sang prodigué marqua cette journée.Quand le Roi veut nommer un successeur, je croisQue sauvé par mon bras, il peut songer à moi.Je pourrais me flatter de l'espoir qu'il me donne.Qui m'a sauvé la vie, a part à la Couronne. Voilà ce qu'il m'a dit, Seigneur, plus d'une fois ; Mais je laisse le Trône au seul sang de nos Rois ;Et l'exemple éclatant de cette déférence,Aux plus ambitieux doit imposer silence.Je fais plus. Quand je vois plus d'un frère jaloux Combattre fièrement de l'Empire avec vous,J'obtiens enfin du Roi, Seigneur, qu'entre vos frères,Qui déchirent l'État en des partis contraires,Ariarathe seul vous dispute ce choix.Ayant devant le Roi balancé tous vos droits, Quoi que toujours pour vous un doux penchant l'entraîne,Ainsi que sa raison, sa tendresse incertaine,Semble entre ses deux fils n'oser rien décider,Et me livrer un choix qu'il n'ose hasarder. DARIUS. Si de votre destin vous devenez le maître, Au moins faites un Roi qui soit digne de l'être.N'attendez rien de bas d'un coeur comme le mien,Un autre pour régner ne ménagerait rien.Nul ne sait mieux que moi ce que vaut un Empire.Je ne suis point ingrat, cela vous doit suffire ; Mais s'il fallait rougir pour un Trône à gagner,J'aimerais mieux cent fois obéir que régner. TIRIBAZE. J'aime ce noble orgueil, ce généreux langage.Vous estes né trop grand pour manquer de courage ;Des Princes comme vous ne sont jamais ingrats, Mais de grands intérêts que vous n'ignorez pas...Seigneur, n'en parlons plus, je n'ai plus rien à dire ;C'est à vous de m'entendre, il s'agit de l'Empire. DARIUS. Je veux vous le devoir, d'autant plus que je voisQue vous aimez ma gloire, et me traitez en Roi. Moins vous me demandez et plus je dois vous rendre ; Qui donne ainsi le trône, a droit de tout prétendre ;Et mon zèle agissant sur l'exemple du Roi,Vous répond après lui de ce que je vous dois.Mais voici Nitocris. SCÈNE III. Darius, Tiribaze, Nitocris. DARIUS. Que ne puis-je, Madame, Expliquer à vos yeux les transports de mon âme !Votre père m'apprête un sort si glorieux...Mais je vois un grand trouble éclater dans vos yeux,L'espoir qu'il m'a donné pourrait-il vous déplaire ?Laissez agir pour moi les soins de votre père. Pour n'être pas ingrat, je n'épargnerai rien,Et je mettrai son sort aussi haut que le mien. SCÈNE IV. Tiribaze, Nitocris. NITOCRIS. Quel succès attend-il, Seigneur, de votre zèle ?À son frère, à vous-même, estes-vous infidèle ?Vous savez quelle part je prends à ce grand choix, Où deux princes rivaux demandent votre voix.Mais ce qui plus me gêne, est de voir que vous-même Vous renoncez pour eux à la grandeur suprême.Quel est votre dessein ? TIRIBAZE. Il suffira pour nousQu'il nomme un de ses fils qui sera ton époux. NITOCRIS. Il suffira pour nous ! Quel langage est le vôtre ?Vous avez pour régner plus de droit que tout autre.Ne songez qu'à vous seul. Le pouvoir souverainEst presque tout entier, Seigneur, dans votre main.Du suffrage du Roi n'êtes-vous pas le maître ? TIRIBAZE. Ma fille, à cet orgueil que tu me fais paraître,Je reconnais mon sang, et j'aime à voir en toiUne fille si fière, et si digne de moi.J'ai du courage assez pour prétendre à l'Empire ;Mais enfin quelque orgueil que ma faveur m'inspire, Le Roi me refusa la Princesse Amestris.Quoi que de grands honneurs effacent ce mépris,Le Roi souffrira-t-il qu'une audace insenséeJusqu'aux droits de son sang élève ma pensée ?Le Roi me promet tout, mais la commune voix Élève Darius au Trône de nos Rois.Des Perses inconstants n'irritons pas la haine,Assurons à mon sang la grandeur souveraine ;Que ton front couronné console mes vieux ans,Et que je règne en toi pour régner plus longtemps. Le Roi pour Darius fortement s'intéresse,Mais j'ai su pour son frère exciter sa tendresse,Et parlant pour tous deux, j'ai suspendu sa voix,Pour devenir enfin l'Arbitre de son choix.Non, qu'à le faire seul mon orgueil se dispense, Mais comme il semble enfin m'en donner la puissance,Je remets dans tes mains un droit si glorieux.Choisis sans plus tarder avec tes propres yeux.Il faut prendre parti, sans te laisser surprendreAux dangereux conseils de l'Amour faible et tendre. Le jeune Ariarathe a pour toi plus d'ardeur,Mais Darius fait voir par tout plus de grandeur.Il semble qu'en naissant, et prévenant son frère,Il prit du sang des Rois l'auguste caractère,Et que s'étant saisi des vertus de son rang, N'en a laissé que l'ombre aux restes de son sang.Il revient triomphant, et fier de sa victoire,Il montre moins d'amour, occupé de sa gloire.L'amour d'Ariarathe est digne de pitié ;Mais doit-on écouter l'amour et l'amitié, Quand un grand intérêt veut qu'on les sacrifie ?La Fortune nous rit, elle nous justifie. NITOCRIS. Vos leçons, votre exemple, et vos fiers sentiments,M'ont appris à braver l'Amour et les amants.[Note : Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».]Vous m'avez inspiré ces pensers héroïques, Et cette dureté des vertus politiques.Si la seule grandeur a pour vous des appas,J'ai mêmes yeux que vous, je marche sur vos pas.Commandez, choisissez, je suis toute à mon père,Et s'il faut faire un choix, c'est à vous à le faire. TIRIBAZE. Ministre ambitieux, je devrais te donnerUn Roi faible, et qui fut facile à gouverner.Je deviendrais plus grand, plus fort par sa faiblesse ;Mais cette Politique est dure à ma tendresse ;Je t'aime ; Darius te fera plus d'honneur. Va-t-en voir Aspasie, et fais avec chaleurAgir pour Darius son crédit et son zèle.Toute Fille qu'elle est, le Roi souvent l'appelleAux secrets de l'Empire, aux soins de sa grandeur,Et semble entre elle et moi balancer sa faveur. J'en murmure en secret, mais craignant sa puissance,Nous devons avec elle agir d'intelligence.Sur le choix qu'on attend je dois presser le Roi.Fier de son amitié qui redouble pour moi,Je pourrai faire entrer le Sceptre en ma Famille. Celui qu'il va nommer va couronner ma Fille,Et mon ambition ne pouvant plus monter,N'aura plus rien à craindre, et rien à souhaiter. SCÈNE V. Nitocris, Cléone. NITOCRIS. Il faut abandonner le Prince Ariarathe,Cléone... CLÉONE. Quelque espoir dont Darius vous flatte, Le tendre Ariarathe a pour vous tant d'ardeur... NITOCRIS. C'est l'ordre de mon père, et celui de mon coeur ;Car enfin pour t'ouvrir le fond de ma pensée,Penses-tu que j'écoute une flamme insensée ?Penses-tu que trop faible, et sensible à mon tour, Je trouve plus d'appas, où je vois plus d'amour ?Où je vois plus d'amour, je vois plus de faiblesse ;Je distingue le rang, et non pas la tendresse ;C'est au lieu le plus haut et le plus glorieux, [B ; ]C'est là, sans balancer, que j'arrête mes yeux ; Et s'il faut plus avant pénétrer dans nos âmes,Sais-tu bien ce qui fait nos désirs et nos flammes ?L'orgueil fait tout, Cléone, et pour dire encor plus,La vanité souvent fait toutes nos vertus.L'amour n'est pas un Dieu tel qu'on l'a voulu faire; L'amour périt bientôt, sa flamme est passagère ;Le dépit, la raison, l'âge, éteint les ardeurs,Mais la gloire jamais ne meurt dans les grands cours. CLÉONE. Il est des cours, Madame, à l'amour si fidèles,Qu'il y rend quand il veut ses flammes immortelles. NITOCRIS. Crois ce que tu voudras, je ne te dis plus rien ;Mais enfin les grands cours sont faits comme le mien.Ainsi pour Darius, lors que je m'intéresse,Darius ne doit point ce choix à ma tendresse ;J'envisage toujours sa prochaine grandeur, Et le plus près du Trône, est plus près de mon coeur. CLÉONE. Mais, Madame, après tout, s'il faut que je m'explique,Vous accommodez-vous d'un Amant politique,Qui n'en veut qu'à l'Empire, en soupirant pour vous ? NITOCRIS. Dois-je le moins aimer, s'il agit comme nous ? J'aime en lui cette ardeur qui court au diadème ;Il fait tout pour la gloire, et j'en use de même. CLÉONE. Mais enfin Darius, de l'air dont je le vois,Vous rendre quelques soins... NITOCRIS. Hé qui peut mieux que moiAu Trône qui l'attend avec lui prendre place ? La faveur de mon père, et l'éclat de ma race,Tout son espoir qu'il prend de notre seul appui,Justice, honneur, devoir, tout me répond de lui,Et peut-être l'Amour m'en répondra lui-même. CLÉONE. Peut-être... NITOCRIS. Mais pourquoi ne veux-tu pas qu'il m'aime ? Je sais qu'avec l'orgueil d'un coeur ambitieuxJe prends peu soin de plaire, et de charmer les yeux ;Que n'ayant rien dans l'âme et de faible et de tendre,On donne peu d'amour, quand on n'en saurait prendre ;Mais aussi quelquefois la fierté, les froideurs, Valent bien tous ces soins complaisants et flatteurs.Ce chemin pour charmer, est le moins ordinaire ;Mais on peut plaire enfin, en négligeant de plaire.Quoi qu'il en soit, je vois le Prince à mes genoux.Pour s'assurer du Trône, il a besoin de nous, Et sans examiner s'il aime, ou s'il sait feindre,Mon père m'en répond, je n'ai plus rien à craindre.Allons voir Aspasie, et ne contestons plus,Implorons son pouvoir, et servons Darius.Tu murmures en vain, orgueil fier et rebelle, Il faut sans balancer te contraindre auprès d'elle.Ne crains rien, de quelque air que nous puissions agir,Tout ce qui fait régner, ne fait jamais rougir. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Aspasie, Barsine. BARSINE. Quel que soit le sujet de votre inquiétude,Vous ne pouvez sans honte, et sans ingratitude, Vous plaindre ni du Sort, ni du Roi, ni des Dieux ;Ils vous font un destin si beau, si glorieux... ASPASIE. Ma fortune est sans-doute illustre, et non commune ;Mais je sens des malheurs plus grands que ma fortune.Je ne me plaindrais pas, si parmi tant de biens Les Dieux avaient mêlé d'autres maux que les miens.Du pays d'Ionie en ces Lieux amenée,Au superbe Cyrus malgré moi destinée,Je vis par son trépas finir mes déplaisirs; Et mon bonheur allait plus loin que mes désirs, S'il n'eût été troublé par la mort de la Reine.Tu sais bien que pour moi sa faveur fut si pleine,Que le fier Tiribaze en conçut quelque effroi, D'autant plus qu'elle obtint de l'amitié du Roi,Que j'aurais dans sa Cour les plus augustes marques Qui distinguent ici les Filles des Monarques.Quels honneurs ! Qui jamais a passé comme moiPar un vol si rapide, au rang où je me vois ?Cependant le dirai-je, et le pourra-tu croire ?Des chagrins si cruels empoisonnent ma gloire, Que je préférerais, pour me les épargner,La honte de servir, à l'honneur de régner. BARSINE. Depuis deux jours, Madame, affectant la retraite,Pour combattre, ou nourrir quelque douleur secrète,Je vois couler vos pleurs. Le verrai-je toujours, Sans pouvoir à vos maux offrir quelque secours ? ASPASIE. Ces pleurs coulent encor, ces témoins trop fidèlesDu trouble que je sens, et des peines cruellesQue je souffre en voulant contraindre ma douleur.Apprends, et cache bien le secret de mon coeur. Tu connais Artaxerce, et ce nom adorablePrésente à ton esprit le Roi le plus aimableQue la Perse ait reçu de la main de nos Dieux,Toujours auguste et grand, toujours victorieux,Et qui pouvant gagner l'Empire de la Terre, Sacrifie à la Paix la gloire de la Guerre.Ardent à se venger de ses fiers Ennemis ;Prompt à leur pardonner, sitôt qu'il sont soumis ;Maître de la Victoire, et vainqueur de lui-même,Plus Roi par ses vertus, que par son diadème ; Libéral, tout le monde est plein de ses bienfaits,Et n'offre à ses regards que des cours satisfaits ;Juste et clément ensemble, adoré quoi qu'il fasse,Ou quand sa main punit, ou quand sa main fait grâce ;Donnant tout, faisant tout, pour le bonheur d'autrui, Sans chercher, ni garder que la gloire pour lui.Ce Roi, si grand, si craint dans la Paix, dans les armes,Et tel que je le peins avecque tous ses charmes,Semble m'offrir sa main, et me faire entrevoirD'un honneur que je crains le surprenant espoir. Incertaine, et tremblante, et n'osant m'en défendre... BARSINE. Est-ce un si grand malheur ? ASPASIE. Achève de m'entendre,J'aime le Prince. BARSINE. Ô Dieux ! ASPASIE. Sa bouche à son retour,Avant l'aveu du Roi, m'expliqua son amour.J'ai fait tous mes efforts, et suis preste à tout faire, Pour m'arracher au Prince, et me rendre à son père.Quoi que l'amour du Roi s'explique faiblement,Mon respect à lui seul m'attache uniquement ;Mais l'amour disposant de moi, malgré moi-même... BARSINE. Vous aimez Darius ? ASPASIE. Oui, Barsine, je l'aime ; De ses fers, quoi qu'il soient, il faut se dégager ;Mais tu connais mon coeur, est-il fait pour changer ?Reconnaissance, honneur, devoir, obéissance,Cent raisons à la fois condamnent ma constance ;Mais cette loi d'amour, qui rompt toutes les lois, Me fait toujours aimer ce que j'aime une fois.Quelle est cette fureur ? Faut-il parce que j'aime,Renoncer à la gloire, et m'oublier moi-même ? BARSINE. Quel est votre dessein ? Artaxerce aujourd'huiChoisit un de ses fils pour régner après lui. S'il nomme Darius par une loi suprême,Il peut vous demander au Roi malgré vous-même. ASPASIE. Il peut me demander, m'obtenir malgré moi ?Quel trouble ! Quel désordre ! Avertissons le Roi.Mais c'est perdre le Prince, et lui ravir l'Empire, Ou plutôt, et j'entends que mon coeur en soupire,C'est perdre mon amour. Que de cruels combats !Prends pitié de mon coeur, ne m'abandonne pas.Trahirai-je le Roi ? Trahirai-je ma flamme ? BARSINE. Nitocris... ASPASIE. Nitocris ? Elle me hait dans l'âme, Et ce que j'ai de part à la faveur du Roi,Met quelque jalousie entre son père et moi. SCÈNE II. Aspasie, Nitocris, Barsine, Cléone. NITOCRIS. Vous me voyez, Madame, étonnée et timide,Dans l'attente d'un choix dont ce grand jour décide ;Entre deux fils Rivaux Artaxerce flottant, N'attend que votre avis sur un choix important.Un si grand intérêt également nous touche ;La Perse, l'Univers, vous parlent par ma bouche,Puis qu'enfin l'Univers prend part à ce grand choix Qui donne un successeur au plus grand de ses Rois. ASPASIE. Ariarathe ayant l'appui de votre père,Mon crédit près du Roi vous est peu nécessaire.Je ne me flatte point ; si quelquefois le RoiVeut bien pour me parler descendre jusqu'à moi,Il croit que le conseil d'une jeune étrangère Est moins intéressé, plus libre, et plus sincère,Et la Fortune veut qu'en prenant mes avis,Il ne se repent point de les avoir suivis. NITOCRIS. Vous ne dites pas tout, et votre modestieEn dérobe à nos yeux la meilleure partie. C'est ainsi, quand on a dessein de refuser,Qu'un injuste refus tâche à se déguiser.Pour vaincre vos froideurs, sachez ce qui se passe ;Ne vous abusez plus, tout a changé de face.Le Prince Ariarathe avait dans ce grand jour, Avec les droits du sang, les droits de son amour ;Et l'espoir d'un tel Gendre amoureux et sincère,Avait en sa faveur intéressé mon père ;Mais d'un plus doux espoir touché plus fortement,Mon père a tout d'un coup changé de sentiment. Il est pour Darius. ASPASIE. Lui contre Ariarathe ?Et vous, Madame ? NITOCRIS. Et moi ? Je suis injuste, ingrate ;Mais c'est au choix d'un père à régler mes désirs.Je dévore en secret mes cruels déplaisirs ;Je plains Ariarathe, et mon coeur qui soupire, Fait ce grand sacrifice au bonheur de l'Empire. ASPASIE. Nous vous devons, Madame, après ce digne éclat,De grands remerciements au nom de tout l'État.S'il faut à cet effort laisser tout son mérite,Par quel prix envers vous faudra-t-il qu'on s'acquitte ? Le Trône est le seul bien qui peut payer un jourCet effort de vertu plus grand que votre amour.Aussi, si j'ose enfin dire ce que j'en pense,Cet effort tant vanté n'est pas sans espérance,Et Darius touché de ce zèle éclatant, Vous destine sans-doute au Trône qui l'attend. NITOCRIS. Peut-être ; mais enfin craignant tout de son frère,Il brigue avec ardeur le secours de mon père. ASPASIE. Il a vu votre père ? NITOCRIS. Et ce Prince a fait voir,Que sur mon père seul fondant tout son espoir, Pour mériter nos soins, il me gardait dans l'âme...Mais j'en pourrais trop dire... ASPASIE. Il vous aime, Madame. NITOCRIS. Je connais peu l'Amour ; mais vous savez, je crois,À bien examiner ce qui l'attache à moi,Que nulle autre à son coeur ne saurait mieux prétendre. C'est à vous d'achever ce que j'en puis attendre ;Sur ce choix important qu'on résout aujourd'hui,Vous estes équitable, et vous serez pour lui. ASPASIE. Darius voudrait-il me devoir quelque chose ? NITOCRIS. De tout son sort sur vous Darius se repose. ASPASIE. Si pour vous, si pour lui mes voeux sont écoutés... NITOCRIS. Il sait votre pouvoir, il saura vos bontés ;Et moi qui puis sur lui prendre quelque puissance,Je puis vous assurer de sa reconnaissance,Et qu'il aime à tenir du rang où je vous vois, Le rang qu'il doit un jour partager avec moi. SCÈNE III. Aspasir, Barsine. ASPASIE. Darius me trahit ; Nitocris est aimée. BARSINE. D'un si prompt changement estes-vous alarmée ?Je vous vois condamner, et craindre ses ardeurs. ASPASIE. Voila ce qu'on produit mes ingrates froideurs ; J'ai demandé cent fois aux Dieux son inconstance,L'Infidèle a changé sans trop de violence.En gagnant Tiribaze, il veut se faire Roi ;Content de Nitocris, il veut régner sans moi.Allons parler pour lui. Si Darius me quitte, Oublions son amour, et non pas son mérite.Pour le faire régner, secondons Nitocris ;Qu'il change en sa faveur, qu'un Trône en soit le prix.Que dis-je ? Tout mon coeur en frémit, en soupire.Ma Rivale avec lui partagerait l'Empire ? Mais quel est cet indigne et lâche désespoir ? Le Roi m'aime, il m'écoute, et je sais mon pouvoir.Si le Roi veut nommer Darius à l'Empire,Éloignons-le du Trône où Nitocris aspire.Non, ma Rivale, non, tu ne régneras pas. Mais le Roi vient ici. Que lui dirai-je ? Hélas !Mon amour... Mon dépit... Évitons sa présence. SCÈNE IV. Le Roi, Aspasie. LE ROI. Me fuyez-vous ? À qui puis-je avec assuranceConfier mieux qu'à vous les troubles de mon coeurChargé du nouveau soin de faire un Successeur ? Au milieu de la Paix que je donne à la Terre,Mes fils font sur ce choix une nouvelle Guerre.La jalouse fureur, l'orgueil, la trahison,Troublent de temps en temps la paix de ma Maison.J'ai cent fois éprouvé les fureurs d'une mère, Essuyé l'attentat, la révolte d'un frère ;Et mon dernier exploit, par un sort inhumain,Du trépas de ce frère ensanglanta ma main.Pour comble de misère, une épouse fidèleA rendu par sa mort ma douleur immortelle. C'était peu. Ce matin sacrifiant aux Dieux,Un présage étonnant s'est offert à mes yeux.Voyez quelle terreur m'a saisi dans le temple.Par un prodige étrange, en ces Lieux sans exemple,La Victime frappée, après le coup mortel, Se relève, s'élance, et fuyant de l'Autel,Court, remplit ses saints Lieux d'une voix gémissante,Et laissant après elle une trace sanglante,Tombe, en mourant, aux pieds du Sacrificateur,Le fait pâlir de crainte, et frissonner d'horreur. Je venais près de vous raffermir mon courage ;Mais le coeur pénétré d'un si cruel présage,Une froide sueur a glacé tout mon corps.Je n'ai point fait de crime, et je sens des remords. ASPASIE. Quel que soit ce présage, il n'a rien qui m'étonne, Tant que je vous verrai maître de la Couronne.Vivez, régnez, Seigneur, sans déclarer vos voeux.Le choix d'un Successeur serait trop hasardeux.Fier des titres du Trône, il peut tout entreprendre.Tiribaze qui veut l'obtenir pour son Gendre, Pourrait l'instruire un jour à ne rien épargner.Ôtez ce grand prétexte à l'ardeur de régner,Et qu'aucun ne prétende à cette préférenceQue par de longs respects, et par sa patience.Songez que nous parler de faire un Successeur, Nommer un Héritier, ce discours nous fait peur.Épargnez-nous l'horreur d'un si cruel langage,Qui de votre destin offre une triste image,Et nous menace enfin d'en voir finir le cours.Dure, dure à jamais votre règne, et vos jours. LE ROI. En vain vous me flattez ; les Destins en colèreMe forcent d'expier le meurtre de mon frère,Et la voix de son sang s'élève contre moi.Ce coup, quoi qu'innocent, souille la main d'un Roi.Et me rend importun, odieux à moi-même, Me donne des dégoûts pour la grandeur suprême,Source de tous les maux que je souffre aujourd'hui. Que ne puis-je, lassé de vivre pour autrui,Ne vivre que pour moi, loin du Trône et du monde !Et pour passer mes jours dans une paix profonde, Que ne puis-je à vous seule attacher mon bonheur,En vous seule chercher, plaisirs, gloire, grandeur,Et choisir, pour remplir ma gloire et mon attente,Un Roi digne du Trône, et qui me représente ! ASPASIE. J'avouerai qu'on vous voit dans ce rang glorieux Accablé de malheurs qui font rougir les Dieux.On vous a vu gémir des fureurs d'une mère,Punir de votre main les attentats d'un frère.On voit ici vos fils l'un à l'autre opposés,Tous les liens du sang cruellement brisés ; Le trépas de la Reine, et cent cruels présages,Capables d'ébranler les plus fermes Courages ;Mais dût le nom de Roi, qui fait tant de Jaloux,Attirer tous les traits qu'on voit tomber sur vous,Les soins qu'attend de vous un Peuple qui vous aime, Vous attachent au Trône en dépit de vous-même. LE ROI. Ah ! je ne sais que trop les lois de mon devoir,Et s'il me permettait de céder mon pouvoir,Oublierai-je qu'il faut couronner ce que j'aime ?Il suffit qu'en gardant la puissance suprême, Je nomme un Successeur sage, vaillant, heureux... ASPASIE. Ne précipitez point un choix si dangereux.Les Destins ont parlé. Que ne puis-je vous direLes maux que je prévois pour vous et pour l'Empire !Tiribaze qui vient, seconde vos desseins, Et moi je vais pleurer les malheurs que je crains. SCÈNE V. Le Roi, Triribaze. TIRIBAZE. Tout le Peuple demande avec impatienceUn choix que vous tenez si longtemps en balance.L'entretien d'Aspasie a-t-il enfin calméLes injustes terreurs qui vous ont alarmé ? LE ROI. Non, et par trop de zèle, ou par trop de prudence,Elle blâme mon choix, et mon impatience ;Et moi toujours pressé d'un remords éternel,Qui d'un meurtre innocent fait un coup criminel,Je me fais des terreurs sur la mort de mon frère, Dont toute ma vertu ne saurait me défaire.Mais c'est peu de sentir une indigne frayeur,Un trouble encor plus grand embarrasse mon coeur.J'aime Aspasie. TIRIBAZE. Ô Ciel ! LE ROI. Et ma faiblesse est telle,Que mon coeur ne respire, et ne vit que pour elle. La Reine l'honorait d'une tendre amitié,Et si de son vivant cette auguste MoitiéEut toute mon estime, et toute ma tendresse,Aspasie avec moi pleurant cette Princesse,Me faisant auprès d'elle oublier mon malheur, Plus que je ne voulais, consola ma douleur,Et sa pitié donnant plus de force à ses charmes,Me rendit trop sensible à de si belles larmes.Honteux de soupirer dans l'état où je suis,Las du Trône, accablé de troubles et d'ennuis, Je murmure en secret contre ce rang suprême,Mais j'écoute la gloire, et la Beauté que j'aime :Je lui dois ma Couronne aussi-bien que mon coeur.C'est assez de choisir un digne Successeur, De voir ainsi mes fils vivre sans jalousie, Et sans craindre les fils qui naîtront d'Aspasie. TIRIBAZE. C'est ainsi qu'Aspasie obtient plus en ces Lieux,Que le sang le plus noble, et le plus glorieux.La Perse a des beautés, dont la haute naissance... LE ROI. Va, ne sois point jaloux de cette préférence. S'il est vrai ce qu'on dit que Darius mon filsRend souvent des devoirs, des soins à Nitocris... TIRIBAZE. Peut-être donnant trop aux sentiments d'un père,Je me laisse flatter d'un espoir téméraire. LE ROI. Non, non, il faut unir ton sang avec mon sang. Allons nommer enfin l'Héritier de mon rang.Que mon Conseil s'assemble, et quand toute la TerreVoit finir par mes soins les troubles de la Guerre,Qu'un Successeur nommé comble tous nos souhaits,Et rende à ma Maison une profonde Paix. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Tiribaze, Nitocris. TIRIBAZE. C'en est fait, Darius emporte l'avantage.C'est lui sur qui le Roi fait tomber son suffrage,Et je vois ma faveur confondre aux yeux de tous,Tous ceux que trop d'envie animait contre nous.Nous triomphons, et même en dépit d'Aspasie, Qui contraire à nos voeux, soit haine, ou jalousie,Ou qui servant le Roi par zèle, ou par amour...Mais ce sont des secrets que tu sauras un jour.Ne songeons aujourd'hui qu'à ce grand hyménée,Où par l'aveu du Roi je te vois destinée. Tu vas voir Darius son digne Successeur,Te demander au Roi pour suprême faveur.On publie en tous Lieux cet Hymen que j'espère,J'ai répandu ce bruit, ce n'est plus un mystère.Sur un si doux espoir que j'ai reçu d'honneurs ! Quelle foule d'amis, et d'ennemis flatteurs !On les voit se presser, voler à mon passage,Affecter de montrer leur joie et leur visage,Et nous faire sentir par avance à tous deux,Par leurs empressements, le succès de nos voeux. NITOCRIS. Je viens de voir, Seigneur, avec quelle allégressePrès du Prince, à grands flots, tout le monde se presse.Quel éclat ! quel triomphe ! On voit de toutes partsTout le Peuple sur lui confondre ses regards.Moi-même en attirant les yeux de l'Assemblée, De respects et d'honneurs on m'a vue accablée. TIRIBAZE. Que fait Ariarathe ? NITOCRIS. Au désespoir réduit,Il eût mêlé quelque ombre à l'espoir qui me luit,Si l'excès de ma joie, ainsi que de la vôtre,M'eût pu laisser sentir les déplaisirs d'un autre. Ce Prince infortuné, plein d'un juste courroux,Se plaint ouvertement d'Artaxerce et de vous,Et suivant son humeur sauvage et solitaire,Lui-même s'imposant un exil volontaire,D'un objet importun a délivré nos yeux. Mais, Seigneur, Darius triomphant, glorieux,Témoigne pour me voir si peu d'impatience... TIRIBAZE. Peut-il sitôt au Peuple arracher sa présence ?Mais le voici qui vient, avant que voir le Roi,T'offrir l'espoir du Trône, aussi-bien que sa foy. SCÈNE II. Darius, Tiribaze, Nitocris. DARIUS. Je me dérobe enfin à la foule empressée,Que j'ai pour vous rejoindre à peine traversée.Je brûlais de remplir le soin le plus pressant,Le plus tendre devoir d'un coeur reconnaissant.Je vous l'ai déjà dit, et vous le dis encore, De quelque illustre rang que le Roi vous honore,Je vous mettrai si haut, et si proche de moi,Que l'État doutera qui de nous sera Roi.Mais comme il court un bruit qu'on commence de croire,Que Rival de mon frère, et jaloux de sa gloire, J'aspire au même Objet dont son coeur est charmé,Je viens détruire un bruit dont je suis alarmé. À Tiribaze.Mon frère, et Nitocris, qui sont nés l'un pour l'autre,Et si dignes d'unir mon sang avec le vôtre,Doivent avoir leur part à l'heur de ce grand jour; Vous m'avez couronné, couronnez leur amour. À Nitocris.On croit que je vous dois demander à mon père,Mais puis-je sans pitié vous ôter à mon frère ?Que dirait tout l'État, s'il rencontrait en moiUn tyran inhumain, quand il attend un Roi ? Non, non, par un effort digne du Diadème,Je vous cède, et vous perds pour un autre moi-même,Et pour le prix d'un rang qui m'est si glorieux, Je laisse à Nitocris, ce qu'elle aime le mieux. TIRIBAZE. Quel coup de foudre ! O Ciel ! NITOCRIS, à Darius. Ce grand effort m'étonne, Seigneur, et c'est bien plus que m'offrir la Couronne.Aussi vous jugez bien que de pareils bienfaits,Dans un sensible coeur ne s'effacent jamais. DARIUS. Artaxerce m'attend, et ma reconnaissanceNe saurait témoigner assez d'impatience. NITOCRIS, à part. M'aviez-vous réservée à cet affront ? Grands Dieux :Le Roi vient. Dérobons notre trouble à ses yeux. SCÈNE III. Le Roi, Darius, Tiribaze. TIRIBAZE, au Roi. Le Prince est satisfait, et vous allez apprendreQuel est le fruit des soins que je viens de lui rendre. SCÈNE IV. Le Roi, Darius, Suite. DARIUS. Puis-je assez dignement répondre à vos bontés ? LE ROI. Vous avez obtenu ce que vous méritez.Vous régnerez un jour, et sur cette espérance,Pour vous mieux préparer à la Toute-Puissance,Commencez d'en user en Prince généreux.N'insultez point au sort d'un frère malheureux. Surtout en Tiribaze, en cet ami fidèle,Mon fils, reconnaissez la grandeur de son zèle.Après cela, parlez, demandez hardiment,C'est une loi qu'en Perse on garde exactement,Que quiconque est nommé Successeur de l'Empire, Puisse obtenir du Roi la faveur qu'il désire. DARIUS. Avant que m'expliquer, pour répondre à vos voeux,Vous pouvez consoler un Prince malheureux.Pour payer Tiribaze, après ce grand service,Pour contenter mon frère, et lui rendre justice, Donnez-lui Nitocris, rendez ses voeux contents,Autant que je le suis du Trône que j'attends. LE ROI. Vous, céder Nitocris ? C'est trop de complaisance,Son père étant l'appui de la Toute-Puissance.Sa Fille doit régner, le Sceptre est à ce prix. DARIUS. Mon frère perdra-t-il le Trône, et Nitocris ? LE ROI. Reposez-vous sur moi du sort de votre frère,J'ai le pouvoir d'un Roi, j'aurai le soin d'un père. DARIUS. Si vous l'aimez, il faut laisser à son amourUn bien cent fois plus cher que le Trône et le jour. Pour moi, de tous les biens que possède l'Asie,Pour suprême faveur, je ne veux qu'Aspasie. LE ROI. Aspasie ? DARIUS. Oui, Seigneur. LE ROI. Ô sort trop rigoureux ! DARIUS. Que me dit ce grand trouble, et ce silence affreux ? LE ROI. Frère cruel, ton sang me demandait justice, C'est ici que tu vois commencer mon supplice. DARIUS. Demander Aspasie, est-ce un crime si noir ? LE ROI. Amour du sang, dois-tu contraindre mon pouvoir ?Que l'on cherche Aspasie. Il faut que devant elleVous appreniez quelle est cette loi si cruelle, Qui vous rend assez fier pour braver mon courroux,Et demander un bien qui ne peut être à vous. DARIUS. Seigneur, j'aime Aspasie, et l'exemple d'ArsameMe faisant redouter même sort pour ma flamme,Je n'osais comme lui hasarder mes soupirs, Et mon respect encor suspendrait mes désirs ;Mais sachant que flatté d'un espoir téméraire,Tiribaze en faveur d'une Fille trop chère,Avait légèrement engagé votre foi, J'ai crû, pour affranchir la parole d'un Roi, Qu'il fallait aujourd'hui, par une loi suprême,Au lieu de Nitocris, demander ce que j'aime.Cent raisons, cent devoirs, l'honneur du sang des Rois,Demandent Aspasie, et m'imposent ce choix,Et je n'aimai le trône où votre voix m'appelle, Que pour la mériter, et pour m'assurer d'elle. LE ROI. L'hymen de Nitocris, vous croyant son Amant,Fut promis, je l'avoue, assez légèrement.Aspasie est aimable, et la Reine elle-mêmeEstima sa vertu digne du diadème. Mais enfin Nitocris se flatte aux yeux de tous,De voir en vous un jour couronner son époux.Elle a dû l'espérer, et puis qu'il faut tout dire,Mon fils, mon Successeur, l'Héritier de l'Empire,Est-il injuste, ingrat, avec un si grand nom, Et prétend-il régner par une trahison ? DARIUS. De quelle trahison me croyez-vous capable ?Pour rendre Tiribaze à mes voeux favorable,J'ai promis, j'ai juré de ne ménager rien,Et de lui faire un sort aussi grand que le mien. Pour sa fille, doit-on me traiter d'infidèle ?Me suis-je offert, Seigneur, et déclaré pour elle ?N'ai-je pas beaucoup plus à me plaindre de lui ?Je me suis vu contraint de briguer son appui.Le superbe a voulu par un indigne hommage, À votre propre fils vendre votre suffrage ;Et le père, et la fille, ont-il pu concevoirSur des respects forcés, un ridicule espoir ?Dédaigné par ma soeur, l'aveugle a-t-il pu croire Que je le vengerais aux dépends de ma gloire ? J'ai puni son orgueil par la confusion,Sans vouloir être ingrat à son ambition.Je tiendrai ma parole, et loin de m'en dédire,Il aura plus de part que moi-même à l'Empire. LE ROI. Je connais Tiribaze, et son zèle pour moi, Ses exploits, ses travaux, tout ce que je lui dois,Ne m'a point ébloui jusqu'à le méconnaître ;Il est fier, et se croit aussi grand que son maître.Mais enfin je lui dois et ma vie, et mon rang,Sauvez par sa valeur, conservez par son sang. Si nous trompons tous deux l'appui de ma Couronne,J'en verrai rejaillir l'affront sur ma personne.Un Roi, pour spectateurs, a cent Peuples divers,Il a cent rois jaloux, il a tout l'Univers.Mais dût ma gloire en prendre un peu de jalousie, Mettons nos différents au pouvoir d'Aspasie. DARIUS. Quels différents, Seigneur ? Mon sort dépend de vous.Regardez seulement sans haine, et sans courroux,Un Amant malheureux, dont le choix légitime... SCÈNE V. Le Roi, Darius, Aspasie. DARIUS, continue. Elle vient ? Ai-je tort ? Seigneur, voila mon crime. LE ROI. Princesse, (car enfin c'est un nom que je doisÀ ce rang glorieux que vous tenez de moi,Vous voyez Darius assuré de mon trône ;Vous l'apprenez du bruit dont toute Babylone,Dont mes peuples charmés font retentir les airs, Et dont la Renommée instruira l'Univers.Darius revêtu d'une gloire si grande,Me peut tout demander, et c'est vous qu'il demande. ASPASIE. Moi, Seigneur ? LE ROI. Le croyant Amant de Nitocris,Son changement m'étonne, et son choix m'a surpris ; Et puis qu'il ne fait plus un secret de sa flamme,La mienne ne doit plus se cacher dans mon âme.Brûlant d'un même feu dont il se sent brûler... DARIUS. Dieux, qu'entends-je ? LE ROI. Écoutez, et me laissez parler.Mon fils, j'aime Aspasie, et l'ardeur de son zèle Doit faire tout pour moi, quand j'ai tout fait pour elle.D'autres rois emploieraient la force et la rigueur, Chacun sous mon Empire est maître de son coeur.Usez-en comme moi. Fier d'une loi suprême,Ne croyez pas par là m'arracher ce que j'aime ; Vous pouvez exiger ce qui dépend de moi,Mais je ne puis donner ni son coeur, ni sa foi. À Aspasie.Un Tyran peut aller jusqu'à la violence.Je suis Roi. Mon devoir sait régler ma puissance,Et les cours n'étant point sous l'Empire d'autrui, Le vôtre ne dépend ni de moi, ni de lui.Disposez-en, Madame, et de quelque avantageDont se puissent flatter des amants de son âge,Décidez avec lui du sort de mon amour,J'attends votre réponse avant la fin du jour. SCÈNE VI. Darius, Aspasie. DARIUS. Qui de nous le premier doit rompre le silence ?Si je parle, par où faut-il que je commence ?Et de quel oeil enfin dois-je vous regarder ? ASPASIE. Vous m'aimez donc, Seigneur, et m'osez demander ? DARIUS. Pouvant tout demander, par l'aveu du Roi même, Pouvais-je demander au Roi que ce que j'aime ?Hé ! Que serait sans vous tout le reste pour moi ?Pouvais-je deviner, Madame, qu'un grand Roi,Qui donne encor des pleurs au trépas de la Reine,Voudrait s'embarrasser d'une nouvelle chaîne ? Pourquoi me laissiez-vous ignorer ce malheur ? ASPASIE. Répondre à votre flamme avec tant de froideur,Refuser d'écouter Darius qui soupire,Ne m'entendiez-vous pas ? n'était-ce pas vous direQu'un pouvoir souverain s'opposait à vos voeux ? J'allais vous découvrir ce secret dangereux ;Mais Nitocris osant se vanter d'être aimée,Et mon âme par là cessant d'être alarmée,Je crûs que mon devoir n'était plus en danger. DARIUS. Quelle était votre erreur ? Hélas ! Puis-je changer, Quand l'amour de mon père est un mal que j'ignore,Si même en l'apprenant mon coeur vous aime encore ?Puis que c'est mon destin de vous aimer toujours,Hélas ! Que deviendront ces fatales amours ?Quel affreux avenir ! que de maux ! que de larmes ! ASPASIE. Faut-il tant d'embarras pour ces malheureux charmes ?Tournez vers Nitocris vos soupirs, et vos voeux ;Ne songez qu'à régner, et vous serez heureux.Ne comblez pas d'horreurs cette illustre journée,Immolez une ardeur justement condamnée, À l'espoir de régner, au respect d'un grand Roi,Aux tendresses d'un père, à votre gloire, à moi. DARIUS. Quoi, par tant de raisons vous me pressez vous-mêmeD'étouffer mon amour, de céder ce que j'aime ?Pardonnez à l'erreur de mes yeux trop charmés, J'ai tort de vous ôter à ce que vous aimez. ASPASIE. Que vous estes cruel ! Ce soupçon qui m'offenseMe contraint malgré moi de rompre le silence.Mais loin de vous flatter de cet aveu, tremblez Des maux qu'il vous faut craindre, et dont vous m'accablez. Oui, Seigneur, je vous aime, et ce coeur qui soupire,Se voyant malgré lui forcé de vous le dire,En devrait à vos yeux expirer de douleur.Mais au moins vous savez, quand j'appris votre ardeur,Par quels puissants efforts je voulus m'en défendre. Même je vous dirai qu'avant que de l'apprendre,À vos seules vertus s'étant laissé charmer,Mon coeur n'épargna rien pour s'empêcher d'aimer.La guerre heureusement m'ôtant votre présence,Et ma flamme étant faible encor dans sa naissance, Elle allait expirer ; je ne vous voyais pas.Vous revenez paré des plus brillants appas,Qu'ajoute à la Vertu la plus charmante gloire ;Vous menez avec vous l'Amour, et la Victoire ;Je n'ai pu résister, mon feu s'est rallumé ; Vous voila satisfait, et vous estes aimé. DARIUS. Est-ce un crime si grand, que de m'aimer, Princesse ? ASPASIE. Oui, c'est une honteuse et coupable faiblesse,De trahir tous les soins, tous les bienfaits du Roi ;Oui, c'est un crime affreux de disposer de moi, Quand le Roi doit lui seul régler ma destinée ;Oui, c'est une fureur, une rage obstinée,D'apprendre son amour, et de ne l'aimer pas ;Oüy, c'est le plus cruel de tous les attentats,De trahir lâchement sa plus douce espérance. Aussi de mes remords la juste violenceMe tourmente sans cesse, et me rend à mes yeuxHorrible, et digne encor des noms plus odieux. DARIUS. Mais le Roi vous laissant disposer de vous-même... ASPASIE. Mais est-ce à moi, Seigneur, à donner ce qu'il aime ? DARIUS. S'il faut vous obtenir du Roi, non pas de vous,Allons, Madame, allons embrasser ses genoux.Je connais Artaxerce, un Roi si grand, si tendre,D'une juste pitié ne saurait se défendre.Allons lui présenter deux cours si bien unis, La beauté toute en pleurs, et les douleurs d'un fils ;Allons tous deux, allons par ce pressant langage,Par des pleurs tous puissants, amollir son courage.Il est père, et Monarque, il est héros vainqueur.Moi par l'amour du sang attendrissant son coeur, Et vous de ces grands noms réveillant la mémoire,Nous en obtiendrons tout en faveur de sa gloire. ASPASIE. Craignez plutôt d'aigrir un Roi fier et jaloux.Quel spectacle pour lui ! Quel sujet de courroux,De voir contre sa flamme unir toutes nos armes, Nos soins les plus ardents, nos prières, nos larmes ! DARIUS. Mais le Roi vous attend. Vous devez aujourd'huiVous déclarer enfin pour son fils, ou pour lui. ASPASIE. Que me demandez-vous ? Quelle est votre espérance ?Ah ! Ne m'obligez pas de rompre le silence, Et n'espérez jamais de m'obtenir de moi. DARIUS. Mais si mes pleurs pouvaient vous obtenir du Roi,Ne me défendez pas dans un sort si funeste,Ce secours innocent, et le seul qui me reste... ASPASIE. Adieu, Seigneur. DARIUS. Madame... ASPASIE. Ah, que vous me pressez ! DARIUS. Vous ne me dites rien. ASPASIE. Hé n'est-ce pas assez ? ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Le Roi, Mindate. LE ROI. Quoi, Mindate, Aspasie est encor en balanceSur un choix que j'attends avec impatience.C'était peu de rougir de mes feux ; faut-il voirCe que sans quelque horreur je ne puis concevoir ? Mon amour abusé. Quoi, l'ingrate AspasieMe rendrait le mépris, la fable de l'Asie ?Ne me déguise rien ; et le Peuple, et la Cour,Tout parle, tout est plein du bruit de mon amour.Fais-moi bien concevoir le reproche et le blâme Que va porter sur moi la honte de ma flamme. MINDATE. Le Peuple est discret, Seigneur, mais quelquefoisLe Ciel le fait parler pour avertir les Rois. LE ROI. Mais je veux tout savoir. MINDATE. Vous oserai-je direQu'on craint pour votre gloire autant que pour l'Empire ? Qu'étant rival d'un fils, on croit que vos amoursPeuvent des-honorer le reste de vos jours ?Les uns font éclater une audace indiscrète ;Les autres font parler une douleur muette.On murmure en tous lieux, et les plus emportés Semblent pour Darius à demi révoltés.Ariarathe instruit de tout ce qui se passe,Revient le coeur enflé d'une nouvelle audace,Et voyant ce grand trouble entre son frère et vous,Croit pouvoir tout promettre à son orgueil jaloux. LE ROI. Laisse-moi, cher Mindate, en ce désordre extrême,Seul ici sans témoins, m'interroger moi-même.Qu'on cherche Tiribaze. SCÈNE II. LE ROI, seul. Artaxerce, tu voisQuels bruits souillent en toi la Majesté des Rois.Tous les voeux des Persans se changent en murmures, Et les cris de triomphes, en plaintes, en injures.Vois le profond abyme où l'amour t'a jeté.La gloire de ton nom est-elle en sûreté ?Par quel aveuglement te crois-tu préférable À ce jeune rival, à ce fils trop aimable ? Successeur de l'Empire, un nom si glorieux,Cette splendeur nouvelle attire tous les yeux.La Princesse doit tout à l'espoir qui me flatte.J'attends qu'elle s'explique ; elle se tait, l'ingrate.Que la reconnaissance est un faible devoir, Quand l'amour sur un coeur a pris trop de pouvoir ;Elle aime Darius ; n'aimons plus ; mais nous sommesEsclaves de l'amour, comme les autres Hommes.Ô honte de mes jours, ne puis-je t'arracher,Lâche amour, en faveur d'un fils qui m'est si cher ? Artaxerce n'est-il faible que quand il aime ?Il a vaincu cent fois, il s'est vaincu lui-même.Dans les plus grands succès, dans ma plus forte ardeur,J'ai vaincu ma fortune, et dompté ma valeur ;J'ai vaincu la colère, étouffé la vengeance ; J'ai vaincu la douleur, l'orgueil, l'impatience.Contre quels Ennemis ai-je en vain combattu ?Le seul amour est-il plus fort que ma vertu ?Mais que veut cet amour ? Veut-il malgré moi-même,Si mon fils est aimé, lui ravir ce qu'il aime ? SCÈNE III. Le Roi, Mindate. MINDATE. Seigneur, le Prince est là, qui demande à vous voir. LE ROI. Est-il seul ? MINDATE. Oui, Seigneur, et plein de désespoir,J'ai vu sur son visage une douleur mortelle. LE ROI. Quand j'attends Aspasie, il vient triste, et sans elle.Qu'il entre. Quel transport s'élève dans mon coeur ? Quel mélange confus de joie et de douleur ?Je vois qu'à mon Rival Aspasie est contraire ;Mais s'il est malheureux, je suis toujours son père. SCÈNE IV. Le Roi, Darius. DARIUS. Vous voyez à vos pieds un amant malheureux,Qui se livre au pouvoir d'un rival généreux. La Princesse se tait, et mon amour extrêmeNe saurait l'obtenir, Seigneur, que de vous-même.Elle sait votre amour, et connaît son devoir,Elle est à vous enfin, et je n'ai plus d'espoir.Avant que tant d'amour fût entré dans mon âme, Hélas! Que n'ai-je pu découvrir votre flamme !Que n'a-t-elle paru plutôt pour mon secours !Ou que n'eut-elle soin de se cacher toujours ! LE ROI. Mon fils, en quelque temps que mon amour paroisse,Manque-t-il de vertu pour vaincre sa faiblesse ? Je viens de vous nommer au Pouvoir souverain,Mon Sceptre doit passer un jour dans votre main ;Je ne veux qu'Aspasie. Un Prince qui soupire,Vous demande-t-il trop pour le prix d'un Empire ? DARIUS. Connaissez votre fils. Il n'est pas sans vertu ; Ne me reprochez point d'avoir mal combattu.J'ai mis devant mes yeux tout ce qu'aime et révèreLe Sujet dans son maître, et le fils dans son père.Bien plus ; je me suis dit que vous faites pour moiPlus qu'on n'obtint jamais et d'un père, et d'un Roi. S'il faut combattre encor, je combattrai sans cesse ;Mais, Seigneur, je connais ma flamme, et ma faiblesse,Je rendrai dans mon coeur mille cruels combats,Je combattrai toujours, et je ne vaincrai pas. LE ROI. C'est donc moi qui dois vaincre, et céder Aspasie ; C'est donc moi qui dois vaincre aux dépens de ma vie.Jusqu'ici je croyais avoir assez vaincu,Et pour vivre en repos, avoir assez vécu.Pour vous mieux assurer un Sceptre héréditaire,Il en coûte à mon Bras le trépas de mon frère. Cet Empire si beau que je gardais pour vous,Cette immense grandeur qui fait tant de Jaloux,N'enferme-t-elle rien dans sa vaste étendueOù votre ambition arrête votre vue ?Voudrez-vous, soutenu d'une cruelle loi, M'arracher le seul bien que je gardais pour moi ? DARIUS. Moi, je voudrais, Seigneur, en Amant téméraire,Arracher Aspasie à mon maître, à mon père !La Loi m'avait permis de vous la demander,Et si ce coeur ingrat ne peut vous la céder, Au moins je puis mourir, et cela doit suffire. LE ROI. Ah ! Mon fils, n'avez-vous autre chose à me dire ? DARIUS. Non, Seigneur, un coeur faible, un coeur comme le mien,Plein de trouble et d'effroi, n'est capable de rien.Le vôtre qui peut tout, se rend-il quand il aime ? Trouve-t-il tant de peine à se vaincre lui-même ? LE ROI. N'ai-je pas su me vaincre, et n'ai-je pas soumisToutes mes passions, comme mes Ennemis ?N'aimai-je pas toujours une gloire si belle ?Quand commencerez-vous à travailler pour elle ? Pour elle j'ai tout fait, et je n'ai pas besoinDe me tyranniser pour la pousser plus loin.Les Dieux à mon amour ont attaché ma vie. DARIUS. Hé bien, vivez, aimez, possédez Aspasie. LE ROI. Si tu veux que je vive, arrête, et me fais voir Plus d'amour pour la vie, et moins de désespoir. DARIUS. J'y ferai mes efforts ; mais perdant Aspasie,Mon respect ne vous peut répondre de ma vie. LE ROI. Nature, Amour, cessez de déchirer mon coeur. SCÈNE V. Le Roi, Aspasie, Darius. ASPASIE. Seigneur, j'entre sans ordre, excusez ma douleur. Je ne puis plus souffrir le supplice trop rude,Et l'état violent de mon inquiétude ;Votre long entretien m'a mise au désespoir, Je crains tout de sa flamme, et de votre pouvoir.Vos bontés me laissaient disposer de moi-même, Mais de tous les côtés le péril est extrême ;Et comme enfin ce choix ne saurait réussir,Pour vous déterminer, il faut vous éclaircir.J'aurai moins à rougir d'un aveu téméraire,Que je n'aurais de peine et de honte à me taire. Seigneur, j'aime le Prince. LE ROI. Ô Ciel ! ASPASIE. Écoutez-moi.S'il m'a donné pour lui l'amour que je vous dois,Son triomphe, Seigneur, n'est dû qu'à ma faiblesse,Je la condamne, et veux la condamner sans cesse.Ce que je sens pour vous, vous est plus glorieux, Je vous rends dans mon coeur plus qu'on ne rend aux Dieux.Aussi je vous dois plus. S'ils m'ont donné la vie,Quels bienfaits par vos mains ! quels honneurs l'ont suivie !Je ne dois qu'à vous seul, rang, gloire, liberté.Je ne tenais des Dieux qu'un coeur qu'ils m'ont ôté, Puis que c'est me l'ôter, que de l'avoir fait naîtreCapable d'un amour dont il n'est pas le maître.Voila le triste état de ce coeur malheureux. LE ROI. Et de tous mes malheurs voici le comble affreux.Quelque nom que je prenne, ou de fils, ou de frère, Ou de père ou d'amant, Ciel ! Quelle est ma misère !Fils, je vois dans ma mère un coeur trop inhumain ;Frère, je fais périr un frère de ma main ;Père, je vois qu'un fils veut m'ôter ce que j'aime ;Amant... Ah c'est ici mon désespoir extrême. J'apprends que vous l'aimez, et je l'apprends de vous.Ah ! ma lâche douleur, fais place à mon courroux.Ingrats, songez-vous bien avec quelle furieVous traversez tous deux le repos de ma vie. À Darius.Je t'ai donné le jour, et mes plus tendres soins. À Aspasie.Qui vous donna son coeur, ne vous donna pas moins.Ce que j'ai fait pour vous, me répondait du vôtre ;Cependant votre coeur est au pouvoir d'un autre.Vous pouviez le donner, et je vous l'ai permis ;Mais de votre devoir je m'étais tout promis. C'en est trop. Mais que fais-je ? Après tant d'injustice,Je ne puis vous punir d'un plus cruel supplice,Sans me des-honorer par de honteux transports,Qu'en laissant ma vengeance à vos propres remords.Et toi qui te prévaux du pouvoir de tes larmes, Que ne prends-tu, cruel, contre moi d'autres armes ?Rival aimé, ce nom ne rend-il pas mon filsLe plus grand, le plus craint de tous mes Ennemis ? DARIUS. Oui, Seigneur, et ma mort n'est que trop légitime. LE ROI. Oui sans doute, et c'est trop faire grâce à ton crime. Songe enfin que je règne, et que ce lâche coeurSe lasse de parler toujours en ta faveur. SCÈNE VI. Darius, Aspasie. ASPASIE. Voila comme vos pleurs ont su toucher son âme. DARIUS. Sans vous, mes pleurs allaient triompher de sa flamme,Lui déclarer l'amour que vous avez pour moi, Sans respecter les noms ni d'amant, ni de Roi.Qu'avez-vous fait ? ASPASIE. J'ai fait ce que je devais faire ;Je n'ai que trop rougi d'aimer, et de me taire.Mon silence est coupable autant que mon amour,Et puis qu'il faut enfin parler en ce grand jour, Dois-je abuser le Roi par un lâche artifice ?J'ai déclaré ma flamme, afin qu'il m'en punisse.Il faut, puis que mon coeur ne veut pas m'obéir,Qu'un Roi qui m'aime trop, commence à me haïr.Que si ce coeur ingrat, dont la honte est certaine, Du Roi le plus aimable a mérité la haine,Dois-je pas à jamais me cacher à vos yeux ?Ne suis-je pas l'horreur des Hommes et des Dieux ?Ah ! Plutôt étouffons cette odieuse flamme,Brisons des fers honteux. DARIUS. Le pourrez-vous, Madame ? ASPASIE. Seigneur, ne mettez pas ma gloire au désespoir,Aidez ce faible coeur à faire son devoir. DARIUS. À faire son devoir ? Est-ce un devoir, Princesse,Est-ce un devoir pour vous de trahir ma tendresse,Quand de tous mes devoirs, c'est le premier de tous, De vous aimer sans cesse, et de n'aimer que vous ? ASPASIE. Je vous quitte, Seigneur, vos pleurs ont trop de charmes ;J'ai le Roi, vous, ma gloire, à sauver de vos larmes.Le Roi, que Tiribaze obsède nuit et jour,Aigri par ses conseils, plein de trouble et d'amour, Peut se porter enfin à quelque violence.L'orgueil de Nitocris, sa haine, sa vengeance,Tout presse Tiribaze, et j'en tremble d'effroi.Allez, de votre main, allez m'offrir au Roi,Et d'un air si constant, que le Roi puisse croire, Qu'il laisse en sûreté votre vie, et sa gloire.Mais hélas ! Je vous presse, en de semblables coups,D'avoir plus de courage, et j'en ai moins que vous.Votre douleur m'accable, et je sens ma constanceNe pouvoir plus tenir contre votre présence. DARIUS. De grâce, écoutez-moi. ASPASIE. Je n'écoute plus rien.Faites votre devoir, ou je ferai le mien. SCÈNE VII. DARIUS, seul. Est-ce par ce discours, dont la rigueur me tue,Qu'on me rend la raison que j'ai presque perdue ?Moi-même je voulais vous céder, et mourir, Mais par votre ordre aller moi-même vous offrir ?Voulez-vous imposer ce supplice à ma flamme ?Voulez-vous jusque-là tyranniser mon âme ?Père, Maîtresse, ô noms et si chers et si doux,Voulez-vous révolter ma douleur contre vous ? SCÈNE VIII. Darius, Tiribaze. DARIUS. Que cherchez-vous ici ? TIRIBAZE. J'y cherchais Aspasie.C'est par ordre du Roi. DARIUS. Quelle est donc son envie ? TIRIBAZE. J'ignore son dessein. DARIUS. Ignorez-vous le mien ? TIRIBAZE. J'exécute son ordre, et n'examine rien. DARIUS. Cet ordre, quel qu'il soit, couvre quelque injustice, Et votre haine en est la cause, ou le complice.Vos perfides conseils empoisonnent le Roi. TIRIBAZE. Est-ce à vous, Prince ingrat, à vous plaindre de moi ?Après l'affront sanglant dont vous souillez ma gloire,Croyez tout, j'y consens, je vous laisse tout croire. Quand je vous fais régner, est-ce trop de vouloirQue Nitocris ait part au souverain Pouvoir ?Je ne m'expliquai point, mais vous deviez m'entendre ;L'État, le Roi, mon rang, mon nom, vous doit apprendreQu'un sang comme le mien vaut bien celui des Rois. Votre frère n'a pas votre âge, vos exploits ;Mais votre frère est juste, et son sang joint au nôtre,Saura venger ma gloire aux dépens de la vôtre.Il aura ce qu'il aime, et pour vous faire voirQuel sera mon triomphe, et votre désespoir, Apprenez que du Roi l'ardente jalousieVeut contre son rival s'assurer d'Aspasie,Qu'il veut vous l'enlever, et l'épouser demain,Et croyez que j'ai mis ces fureurs dans son sein. DARIUS. Il l'épouse demain, et tu me l'oses dire ? Toi, perfide, la honte et l'horreur de l'Empire,Tu me traites d'ingrat ? Qu'attendais-tu de moi ?Devais-je couronner un sang sorti de toi ?Ne comptes-tu pour rien ma longue patience,Qui te laisse jouir d'une injuste puissance, Et flattant ton orgueil, a fait humilierUn Prince comme moi jusques à te prier ?Quand je me flatte encor des bontés de mon père, Tu viens me menacer de toute sa colère ;Et le meilleur des Rois, devient par ta fureur, Le tyran d'Apasie, et mon Persécuteur.Tu sais qu'elle est à moi, quand je brûle pour elle.Sache que si tu romps une chaîne si belle,Sache que si le Roi par tes cruels avisAchève d'accabler sa Maîtresse et son fils De ce que je lui dois je ne puis plus répondre,Ma raison, mon devoir, commence à se confondre,Et je puis, pour agir et pour elle, et pour moi,Devenir plus méchant, et plus cruel que toi.J'y périrai ; mais crois que ta perte est certaine, Que les bontés du Roi vont plus loin que sa haine,Et qu'il m'estime assez pour trembler, pour mourir,Ou me venger du coup qui me fera périr. SCÈNE IX. Tiribaze, Nitocris. TIRIBAZE. Va pousser jusqu'au bout ton audace rebelle. NITOCRIS. Qu'avez-vous résolu contre un Prince infidèle ? Il respire, et je meurs de honte et de douleur.De quels sanglants projets, de quel foudre vengeurAvez-vous contre un traître armé votre colère ?Remettez-vous sa perte aux fureurs de son père ?Je suis fille, Seigneur ; mais l'orgueil de mon sang, Nourri par vos leçons, enflé par votre rang,Ne me laissera point survivre à cet outrage. Plus notre sexe est faible, et plus il a de rage ;Ou la mort d'un Ingrat, ou mon propre trépas.Mais je vous parle en vain, vous ne m'écoutez pas. TIRIBAZE. Non, ma fille, et je songe à la plus courte voieQui mène ma vengeance au comble de sa joie.Darius va périr ; transporté, furieux,Sur le point d'oublier la Nature, et les Dieux,En faveur de sa flamme, il va tout entreprendre. Aux tendresses du sang s'il se laisse surprendre,Jeune, Amant, obsédé par des amis flatteurs,Qui sauront irriter ses jalouses fureurs,Il n'épargnera rien pour avoir ce qu'il aime.C'est par là que je puis me venger du Roi même ; Je l'abhorre dans l'âme, et l'affront de son filsRend présent à mes yeux le refus d'Amestris.Vengeons-nous de tous deux. NITOCRIS. Quel dessein est le vôtre ? TIRIBAZE. De les perdre tous deux, d'immoler l'un par l'autre ;De régner. Ma fureur, le temps, l'occasion, Tout rallume le feu de mon ambition.Noble ardeur de régner que je voulais suspendre,Parle, parle à mon coeur, tu peux te faire entendreMa fille, je voulais couronner ton époux ;Mais Darius indigne et du Trône, et de nous ; Ariarathe encor moins digne que son frère,Doit ainsi que le Roi faire place à ton père. NITOCRIS. Que ne vous dois-je point pour un espoir si doux !La vie est un bienfait que j'ai reçu de vous ;Mais quel que soit ce bien que je dois reconnaître, C'est plus de me venger, que de m'avoir fait naître. TIRIBAZE. Quand ces beaux sentiments m'attendrissent pour toi,Plus j'aime à te venger, plus je sens malgré moi,Que d'un si grand projet le péril m'épouvante.Rien ne peut rassurer la Nature tremblante. NITOCRIS. Quoi, vous tremblez, Seigneur, quand vous envisagezLe trône où vous courez ? L'affront que vous vengez ? TIRIBAZE. Quand je vois les périls où ma fureur t'entraîne... NITOCRIS. Ah ! C'est trop de prudence, où règne tant de haine ;Quand l'honneur parle, il faut prendre pour trahison Les timides conseils que donne la raison.Ou périssons tous deux, ou vengeons notre offense. TIRIBAZE. Ton courage me rend une entière assurance.Vengeons-nous promptement, perdons nos ennemis,Faisons armer le Roi contre son propre fils ; Mais envoyons au fils des Amis infidèles,Qui feignant de servir ses fureurs criminelles,Par un zèle trompeur, loin de le secourir,Aideront seulement à le faire périr.Toi, cependant soutien l'espoir d'Ariarathe ; Mais il est temps d'agir. Tout nous sert, tout nous flatte,Tout est ici pour nous, trouble, confusion,Vengeance, jalousie, amour, ambition. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Nitocris, Cléonne. CLÉONE. Quelle est cette allégresse au milieu des alarmes ?Vous entendez par tout un bruit de voix et d'armes ; On voit par tout du sang, des mourants, et des morts. NITOCRIS. C'est ce spectacle affreux qui fait tous mes transports.Je triomphe, Cléone, en ce désordre extrême ;Darius m'a vengée en se perdant lui-même.Sur le point d'enlever l'Objet qui l'a charmé, Par un avis secret Artaxerce alarmé,Vient d'armer contre lui toute sa jalousie.Ce combat, où tous deux disputaient Aspasie,Par des coups mutuels sans doute ensanglanté... SCÈNE II. Nitocris, Tiribaze. TIRIBAZE. Le sort trompe l'espoir dont je m'étais flatté. NITOCRIS. Dieux ! TIRIBAZE. Mais j'espère encor. NITOCRIS. Ma vengeance est perdue.Qu'un coup de foudre, ô Ciel ! Ou me venge, ou me tue. TIRIBAZE. Darius agité d'un combat violent,Sur les devoirs du sang, incertain, chancelant,Pressé par des Flatteurs qui l'obsèdent sans cesse, Voyant le Roi tout prêt d'épouser la Princesse,Il la veut enlever. Le Roi, par mes avis,Apprend, et veut punir l'attentat de son fils.Accompagné des Siens, dans un étroit passage,Il marque tous ses pas par un affreux carnage ; Il suit le Ravisseur. Je seconde le Roi ;Ariarathe armé pour son père, et pour toi,Par un trait imprévu dont sa main est frappée,Voit son sang se répandre, et tomber son épée.Cependant Darius malgré tout son courroux, Tremble en voyant son père, et tombe à ses genoux.On l'arrête, et voila ta première Victime... NITOCRIS. Il va donc recevoir la peine de son crime.C'est assez, achevez, et pressez son trépas. TIRIBAZE. Sais-tu quel est du Roi la peine et l'embarras ? Ce père aimant son fils jusqu'à l'idolâtrie,Cherche quelque prétexte à lui sauver la vie ;Mais ne pouvant souffrir un crime plein d'horreur,Autant que sa tendresse écoutant sa fureur,Père trop indulgent, et Juge inexorable, Il souffre en ce combat un tourment qui l'accable.Mais à quelque parti qu'il se laisse emporter,Ta gloire en cet état n'a rien à redouter ;Par le sang de son fils, ou par son hyménée,Tu te verras bientôt vengée, ou couronnée. NITOCRIS. Me pouvez-vous parler d'un hymen odieux ?La Couronne à ce prix est horrible à mes yeux.Je déteste à jamais Darius, et son frère.Darius me préfère une indigne étrangère ;Et son frère blessé, malheureux, outragé, A vu couler son sang, et ne s'est point vengé.Le Lâche ose encor vivre, et me laisser en buteÀ tout ce qu'a d'affreux l'opprobre de ma chute.Après tant de mépris, d'affronts, et de refus,Ne songez qu'à régner, et meure Darius. TIRIBAZE. Nul ne sent comme moi cette soif de l'Empire,Et toute autre grandeur ne saurait me suffire ;Mais sur le point de perdre et le père, et le fils,Je manque ce grand coup, le Sort nous a trahis.Avec quelque succès suis-je sûr de combattre, Pour la perte d'un fils que son père idolâtre ? NITOCRIS. Manquez-vous de raisons pour presser son courroux,Contre un fils dont le crime horrible aux yeux de tous,Le laisse sans secours, sans Amis, sans défense ? Vous parlant seul au Roi, dans ce commun silence, Vous avez pour l'armer contre un fils criminel,L'horreur de l'attentat, un opprobre éternel ;Vous avez contre lui l'amour, la jalousie,La haine d'un rival trop aimé d'Aspasie,Un exemple à donner, des Lois à maintenir, Un affront à venger, un grand crime à punir. TIRIBAZE. Oui, ma Fille, et c'est toi dont la noble assuranceRassure ma tendresse, et soutient ma vengeance.Sans toi, toujours pour toi tremblant, faible, étonné...Le Roi vient. Laisse-nous. SCÈNE III. Le Roi, Tiribaze. LE ROI. Ah, Prince infortuné ! Mon fils, ce fils si cher, a perdu l'innocence. TIRIBAZE. Seigneur. LE ROI. Tu peux enfin jouir de ta vengeance ;Tes conseils, Tiribaze, ou plutôt mon amour,Coûtent à Darius et l'honneur, et le jour ;Car enfin, il faut bien contenter ma justice. TIRIBAZE. Je sais ce que vous coûte un si grand sacrifice.Quand il faut condamner, et perdre un fils si cher, C'est un arrêt qu'un père a peine à s'arracher.J'ai tâché d'excuser cet effroyable crime ;Mais je ne vois qu'un gouffre où ma raison s'abîme, Quand je vois Darius en Rival furieuxS'abandonner au crime, ensanglanter ces Lieux,Attenter sur son père. LE ROI. Épargne un fils coupable,Et laisse-moi le voir d'un oeil plus favorable.Je sais que mes amis à mes pieds renversés, Qu'Ariarathe même au nombre des blessés,Et presque tout son sang sortant de sa blessure,Doit contre Darius révolter la Nature.Mais tu n'ignores pas que dés qu'il m'a pu voir,En lui l'amour du sang a bien fait son devoir. Sa rage devenant incertaine et timide,Achève enfin, lui dis-je, achève, parricide.À ces mots plus troublé, par un effroi soudain,Les armes à mes pieds lui tombant de la main ;Que faisais-je, dit-il ? Mon aveugle colère A presque, justes Dieux ! assassiné mon père.Là ramassant le Fer, par un soudain transport,Son désespoir sans moi m'eût vengé par sa mort. TIRIBAZE. À ce faux repentir vous laissez-vous surprendre ?Ce remords dont son coeur ne saurait se défendre, Est-ce un respect qui part d'un coeur tendre et soumis ?Je n'irriterai point un père contre un fils ;Mais je dois l'avertir qu'un Prince véritable,Sur les devoirs du rang doit être inexorable;Que la seule justice, et la vigueur des lois, Est l'âme de l'Empire, et la gloire des rois.Darius n'eût jamais attenté sur son père, Si vous aviez puni les attentats d'un frère.Contre un crime si noir, contre tant de fureur,Et le Peuple, et la Cour, ont conçu tant d'horreur, Que nul n'ose parler, ni prendre sa défense.Cependant ce forfait qui les force au silence,Ce crime qui ferait frémir vos ennemis,Est conçu dans le sein de votre propre fils ? LE ROI. Non, cela ne se peut. Mon fils n'est point perfide ; Il est amant jaloux, et non pas parricide. TIRIBAZE. J'ai tort de vous presser. Je me retire. Ô Dieux,À cet aveugle père enfin ouvrez les yeux. LE ROI. Arrête. Hélas, veux-tu dans ce désordre extrême,Dans ce trouble cruel, me laisser à moi-même ? Je n'écoute que trop ma flamme, et mon devoir.Laisse parler le sang, laisse-lui quelque espoir.Pour d'autres Criminels quelquefois favorable,Pour un fils si chéri, serais-je impitoyable ?J'entends les Lois gémir, et l'Amour murmurer ; Mais vois le coeur d'un père, et l'entends soupirer.Vois-tu pas que ce fils charmé de la Princesse,Est né comme son père avec trop de faiblesse,Qu'il a mon coeur, mon sang, et mêmes yeux que moi,Que ses emportements ont l'exemple d'un Roi ? N'as-tu pas vu ce fils dans sa plus forte rage,Te le dirai-je encor, en voyant mon visage,En frémir de respect, et son ardent courroux,Tremblant et désarmé, tomber à mes genoux ?On va me l'amener. TIRIBAZE. Hé bien, qu'avec ses larmes, Il vienne de vos mains faire tomber les armes.Souffrez, pour m'épargner ce spectacle odieux,Qu'un exil éternel m'éloigne de vos yeux.Agréez ma retraite, aussi bien ma disgrâceM'a rendu pour jamais indigne de ma place. Mon nom des-honoré par de cruels refus ;L'injure d'Amestris, celle de Darius,Tout me fait détester et mon rang, et ma vie.Quel sujet de triomphe à la haine, à l'envie,De voir de tant d'affronts qu'on fait tomber sur nous, La honte en rejaillir sur le trône, et sur vous.Voici ce fils, à qui son père sacrifieL'espoir de son amour, le repos de sa vie,La gloire de son rang, la majesté des lois,Le salut de l'État, la sûreté des Rois. LE ROI. Va, va, je ne suis point si faible que l'on pense,Je saurai contenter ma gloire, ta vengeance,La nature, l'amour, Darius, Nitocris. TIRIBAZE, en s'en allant, tout bas. Rien ne peut nous venger que le sang de son fils. SCÈNE IV. Le Roi, Darius. LE ROI. Approchez. DARIUS. Fils rebelle, et rival téméraire, Puis-je encor soutenir les regards de mon père ? LE ROI. Je veux tout oublier, mon fils, embrassez-moi. DARIUS. Moi qu'on croit l'assassin et d'un père, et d'un Roi ? LE ROI. Ah, ne vous faites point à mes yeux si coupable.Votre crime, mon fils, est presque inexcusable ; Je vois quel sang nous coûte un si cruel effort.L'État, les lois, l'honneur, tout presse votre mort.Il me reste un moyen pour vous sauver la vie.J'offensai Tiribaze, et sa Fille est trahie.Un double affront le met au dernier désespoir. Je lui dois tout, mes jours, ma gloire, mon pouvoir.Il faut par votre hymen réparer son offense,Ou hasarder pour vous ma gloire, et ma puissance.Je l'ai placé si haut, qu'au rang où je le vois,Sa haine peut donner des terreurs à son Roi. Mais je crains beaucoup moins son désespoir extrême,Que la nécessité de perdre un fils que j'aime.Il faut pour vous sauver, épouser Nitocris,Je n'ai que ce prétexte à conserver mon fils. DARIUS. Que jusque-là, Seigneur, le sang des Rois s'abaisse. Sauvez-vous par ma mort d'une indigne faiblesse.La blessure d'un frère, et par un de mes coups,A fait couler vos pleurs, et son sang, devant vous.À mon père, à mon Roi, j'ai donné des alarmes ;J'ai vu presque sur vous la pointe de mes armes. Si ce n'est pas assez pour me priver du jour,Ne dois-je pas aussi mon sang à mon amour ?J'ai voulu, j'ai manqué d'enlever Aspasie ;Coupable, ou malheureux, je dois perdre la vie.Au nom de votre amour, au nom de tout l'État, Par grâce, ou par justice, immolez un ingrat.Me refuserez-vous une mort souhaitée ?Pour ne pas l'obtenir, l'ai-je trop méritée ?Seigneur, à vos genoux votre fils attaché,S'il n'obtient son trépas, n'en peut être arraché. Je sais bien qu'en perdant l'honneur de ma naissance,En perdant votre estime avec mon innocence,La vie est un supplice, et le plus grand de tous ;Mais elle deviendrait un supplice pour vous.L'hymen de Nitocris me rendrait-il ma gloire ? LE ROI. Ah, n'examinons point tout ce qu'il en faut croire,Je le veux ; c'est assez, l'hymen de NitocrisPeut seul justifier la grâce de mon fils. DARIUS. La vie est-elle un bien avec tant d'infamie ?La vie est-elle un bien à qui perd Aspasie ? LE ROI. Et voila d'où te vient cette ardeur de périr.Sans elle, on aime mieux mourir que m'obéir.Il faut donc contenter ta rage, et ma justice.Qu'on l'ôte de mes yeux, et que l'Ingrat périsse. SCÈNE V. LE ROI, seul. Qu'il meure ? Que ce mot est horrible à mon coeur ! Mais tout se tait, et rien ne parle en sa faveur.Ma Cour qui l'adorait, s'étonne, et se retire.Laisserez-vous périr l'héritier de l'Empire,Vous Amis, vous Soldats, vous Peuples qui l'aimez ?Vous de tous ses périls si souvent alarmez, L'abandonnerez-vous à ma juste colère ?Si vous le confiez aux tendresses d'un père,Ce père est son rival, et son Juge, et son Roi.Sur ces horribles noms qu'attendez-vous de moi ?Hélas ! on n'attend rien. Mais pour ce fils que j'aime, Tout l'Empire est muet ; Aspasie elle-mêmeL'amour même se tait. Le crime de mon filsA-t-il glacé d'horreur, sujets, maîtresse, amis ?Non, non, je vois déjà sa fidèle Aspasie.Mais l'Ingrate ne vient qu'aigrir ma jalousie, Et voulant à mon fils prêter tout son appui,Elle vient seulement m'irriter contre lui. SCÈNE VI. Le Roi, Aspasie. ASPASIE. Vous le voyez, Seigneur, à mon devoir fidèle,Et même à Darius peut-être trop cruelle,J'ai poussé son amour au dernier désespoir, Et je viens achever de faire mon devoir.Si cet horrible jour, si cet affreux carnage,Tant de sang, tant de morts trouvés sur mon passage,Ne vous obligent point à changer de dessein ;Me voila toute preste à vous donner la main. LE ROI. Vous voyez ma surprise. À cette offre, Madame,De nouveaux mouvements s'élèvent dans mon âme.Vous, me parler d'hymen ! Dans un si grand besoinLa pitié de nos maux peut-elle aller si loin ?Vous m'offrez votre main, moins pour me satisfaire, Que pour sauver mon fils, et fléchir ma colère.Mais sans examiner ce qui vous donne à moi,Je ne puis trop payer l'effort que je vous dois.Qu'on ramène mon fils. Que de joie ! Ah, Madame,Si j'avais quelque part aux transports de votre âme... Mais la vue et les pleurs d'un si fidèle amant,Vous vont faire bientôt changer de sentiment. ASPASIE. Ne croyez pas, Seigneur, qu'un si grand sacrificeSoit faiblesse, remords, inconstance, artifice.C'est de votre vertu le charme tout-puissant ; C'est l'effort généreux d'un coeur reconnaissant ;C'est un pressant devoir qui règne dans mon âme. J'avouerai qu'en secret une sincère flammeFait des voeux, s'intéresse, et parle fortementPour un Prince coupable, aimé trop tendrement ; Que sa vie en péril me donne des alarmes ;Que je ne puis cacher, ni déguiser mes larmes ;Que s'il mourait, peut-être après un tel malheur,Avec un monde entier je mourrais de douleur ;Mais de quelques regrets que sa mort fut suivie, Si je vis, c'est pour vous que j'aimerai la vie.Que si votre bonté, malgré votre courroux,Laisse ce fils au Trône, à l'Univers, à vous,Je sens pour reconnaître un coup si favorable,Que du plus grand effort je deviendrai capable. Quelque feu qu'en mon coeur ce Prince ait allumé,Je l'éteindrai, Seigneur, et vous serez aimé.L'espoir de son pardon rend mon coeur si sensible,Qu'il m'entraîne vers vous par un charme invincible,Et quitte envers le Prince, en lui sauvant le jour, Je pourrai vous donner, Seigneur, tout mon amour. LE ROI. Quoi ! Vous pourriez m'aimer, généreuse Princesse,Et voulant conserver mon fils à sa tendresse,Je verrais votre coeur s'arracher aujourd'huiÀ ce parfait amour que vous avez pour lui ? Soleil, Astre sacré, verras-tu dans la PerseUne gloire effacer la gloire d'Artaxerce ?Non, s'il faut disputer une gloire entre nous,J'éteindrai mon amour, je vaincrai comme vous. ASPASIE. Quel triomphe suivrait cette grande victoire ? LE ROI. Quand je vous dois, Madame, et mon fils, et ma gloire,Il ne sera pas dit qu'en générosité Un Mortel, quel qu'il soit, m'ait jamais surmonté.Que le fier Tiribaze en murmure, il faut faireGrâce entière à mon fils, il faut vous satisfaire. ASPASIE. Ah, Seigneur, c'est assez de sauver votre fils,N'irritons pas l'orgueil de nos fiers Ennemis. LE ROI. Je saurai consoler Nitocris, et son père ;Elle perd Darius, je lui rendrai son frère.Qu'on les fasse venir, que tous deux satisfaits... Quel tumulte, quel bruit remplit tout ce Palais ? SCÈNE DERNIÈRE. Le Roi, Aspasie, Oronte, Suite. LE ROI, continue. Qu'est-ce, Oronte ? Parlez. Mais que vois-je paraître ?Quel désordre ? Quel sang ? ORONTE. C'est le sang de mon maître. LE ROI. De mon fils ? ASPASIE. Juste Ciel ! LE ROI. Vos présages, grands Dieux,Sont enfin éclaircis. Quel Monstre furieux... ORONTE. On ramenait le Prince assuré de sa grâce.Tiribaze surpris, plein de trouble et d'audace,Balançant quelque temps, l'approche, et nous fait voirPar un regard terrible, un affreux désespoir.Arrête, lui dit-il, par sa lâche inconstance, Le Roi te faisant grâce, a trahi ma vengeance.Puis tirant un poignard ; Prince ingrat, et sans foi,Meurs, et me venge ainsi de ton père, et de toi.Je m'élance sur lui pour arrêter sa rage ;Mais son Fer malgré moi s'étant fait un passage, Frappe le Prince ; et moi des mains de l'assassinArrachant le Poignard, je lui perce le sein. LE ROI. Ton zèle un peu trop prompt l'enlève à ma justice. ORONTE. Écoutez ce qui reste, et voyez son supplice.La mort de Darius répandue en ces Lieux, Nitocris de son sang venant saouler ses yeux,Voit son père mourant. Quel spectacle pour elle !Pénétrez aussitôt d'une douleur mortelle,Se regardant l'un l'autre, et se parlant tous deux,Par de profonds sanglots, et des cris douloureux, Elle succombe enfin, et tombe évanouie.Lui, qui perd tout son sang, et qui la croit sans vie,Pressé par ses remords, ma Fille meurt, je meurs,Dit-il au Prince, et c'est le fruit de nos fureurs.T'ayant fait conseiller d'enlever Aspasie, J'en avertis le Roi, j'armai sa jalousie ;Mais voyant sa faiblesse excuser l'attentat,J'ai poussé ma douleur jusqu'à l'assassinat ;Je voulais sur ton père achever mon ouvrage ;Mais les Dieux par ma mort ont prévenu ma rage. À ces mots, vers le Ciel ayant levé les yeux,Il blasphème en mourant, et déteste les Dieux. LE ROI. Est-ce à lui que j'avais confié ma puissance ? ORONTE. Darius qui mourait, malgré notre assistance,Frappé de ce discours, tournant les yeux vers nous, Vous cherche, croit vous voir, et s'adressant à vous ;Vous vivez, et je meurs, le Ciel est équitable.Vous êtes innocent, je suis le seul coupable.Mon trépas, grâce au Ciel, fait justice à tous deux.Mindate m'assurait qu'en Rival généreux, Vous cédiez Aspasie avec trop d'injustice ;Le Ciel n'a pas voulu que je vous la ravisse.Puissiez-vous l'un à l'autre être unis à jamais,Et puissiez-vous tous deux vivre et régner en paix.Puis s'adressant à moi ; Va dire à ma Princesse... À ce mot il succombe, et cède à sa faiblesse ;Son coeur qui veut parler, ne fait que soupirer,Et par ce vain effort achève d'expirer. ASPASIE. Moi, de tant de malheurs la cause infortunée,Seigneur, à vivre encor m'auriez-vous condamnée ? Éteignez dans mon sang ces malheureux appas. LE ROI. Consolez ma douleur, et ne l'augmentez pas ;Calmez ce désespoir après ce coup funeste ;Vivez, ne m'ôtez pas le seul bien qui me reste.Allons, Madame, allons fléchir les immortels, Et porter nos regrets au pied de leurs autels. ==================================================