******************************************************** DC.Title = JUDITH, TRAGÉDIE DC.Author = BOYER, Claude DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:44. DC.Coverage = Israël DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BOYER_JUDITH.xml DC.Source = http://www.crht.org/matrice/wp-content/uploads/2007/09/judith.pdf DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** JUDITH TRAGÉDIE M DC. XCV. Par Mr. BOYER, de l'Académie Française. À PARIS, chez MICHEL BRUNET, à l'entrée de la Grande Salle du Palais, au Mercure Galant. AVEC PRIVILEGE DU ROY.Achevé d'imprimer pour la première fois le 23. Avril 1695. Représenté pour la première fois au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain le 4 mars 1695. PRÉFACE. C'est une erreur qui a infecté beaucoup d'esprits, qu'il était presque impossible d'accommoder heureusement au théâtre les sujets qui sont tirez de l'écriture Sainte, et de l'histoire chrétienne. Indigné contre une opinion si fausse et si pernicieuse, je crus d'abord qu'elle n'était fondée que sur la prévention qui n'examine rien, et dont la force impérieuse entraîne ordinairement la multitude ; mais après avoir creusé jusques dans la source de cette erreur, je vis qu'elle venait de l'ignorance de l'art, de la faiblesse du génie, de la stérilité des inventions, et fur tout du peu de goût et de sensibilité qu'on a pour les choses de la Religion. J'avoue qu'il est mal aisé d'assembler tout ce qui est nécessaire à la composition de cette sorte d'ouvrages, d'autant plus qu'il y a peu de modèles dans ce genre d'écrire, et peu d'auteurs qui soient d'humeur de les imiter. La plupart ne font que suivre et marcher après les autres ; privés du secours des bons exemples, ils n'osent hasarder un autre langage. C'est une route nouvelle presque inconnue à nos Anciens, et ou ceux qui l'ont suivie aussi bien que les plus habiles de nos Modernes se font quelquefois égarés. Ce qui peut encore les rebuter davantage, c'est qu'étant accoutumés à forger les événements qui n'ont ni suite ni vraisemblance, à donner de grands noms historiques aux fictions fabuleuses, et à confondre ainsi la vérité et le mensonge, ils n'osent avec raison traiter des sujets, qu'on ne peut altérer sans une espèce de sacrilège. Ils ignorent le talent d'inventer, ou en font un mauvais usage. Ils ne savent pas qu'il consiste à parer la vérité, non à la défigurer ; à l'enrichir, non à la déshonorer ; et qu'enfin le secours des épisodes doit soutenir les sujets, et non pas les étouffer. Mais ce qui leur paraît de plus rebutant et de plus épineux, c'est que pour donner à ces ouvrages les ornements qu'ils demandent, il faut se remplir des grandes vérités de la religion, et tirer de l'Écriture sainte ces riches expressions que nous fournit la divine poésie du Psalmiste et des Prophètes, et qui sont fort au dessus de tout ce que l'ingénieuse et savante Antiquité a de plus grand et de plus magnifique. Il faut savoir choisir et ménager les sentiments de piété qui sont amenés par la matière, et il ne faut en charger ces poèmes, que lorsqu'ils sont destinés pour des communautés religieuses, et des assemblées particulières. Le théâtre doit instruire et divertir le public, mais les instructions de piété n'y doivent être ni fréquentes ni affectées, il faut qu'elles soient regardées comme des sentiments qui sont attachés aux caractères des acteurs, et qui servent à l'action qui se passe sur la scène. Quand je propose des règles si sévères et si sublimes, je n'ai pas la présomption de croire que je les ai entièrement remplies dans Judith. Ce poème quelque succès qu'il ait eu n'est qu'un essai qui ne donne tout au plus qu'une faible idée de la perfection à laquelle des génies plus élevez que le mien pourraient à peine parvenir. La seule chose dont il m'est permis de m'applaudir, c'est d'avoir choisi un sujet dont la beauté a soutenu ma faiblesse. Je ne sais par quel hasard il a échappé aux yeux de ceux qui m'ont précédé. Toutes les histoires peuvent-elles fournir rien de plus élevé et de plus propre pour la grande tragédie que l'histoire de Judith ? N'y voit-on pas le merveilleux et le pathétique dans toute sa force ? On y voit une veuve consacrée au Seigneur, dévouée à la cendre et au cilice, dans l'obscurité d'une vie humiliée et pénitente, s'arracher subitement à sa retraite, se mettre à la tête d'Israël, commander les Anciens du Peuple, et entreprendre la défaite d'Holopherne, quelle gloire ! Quelle grandeur ! Quelle merveilleuse nouveauté ! On y voit une veuve si sage et si réservée quitter ses modestes habits, ajouter à sa beauté naturelle tout ce que l'artifice et l'orgueil mondain peut inventer de pompeux et de charmant pour surprendre et pour séduire, aller au camp des ennemis avec cet équipage, exposer sa vertu à la brutalité d'un vainqueur barbare, l'attendrir par le langage le plus engageant, et le plus flatteur. Où peut-on trouver une plus violente opposition d'intérêts et de devoirs, et un plus grand contraste de sentiments et de passions ? Quel plus digne sujet peut occuper l'auteur tragique, s'il veut conserver la vérité de l'Histoire sans blesser la sainteté de la matière. Qu'il serait à souhaiter que de pareils sujets fussent quelquefois représentés sur la scène française pour édifier et divertir en même temps. La Comédie se doit faire honneur à elle-même en faisant honneur à la Religion. Les Comédiens ont-ils moyen plus sûr et plus glorieux pour confondre ceux qui s'obstinent sans cesse à décrier leur profession ? Quel attrait plus puissant pour réconcilier avec le théâtre ceux qui en sont les ennemis déclarés ? Comme toute sorte de gloire appartient au siècle de LOUIS LE GRAND, après y avoir vu les duels et les blasphèmes abolis, l'hérésie exterminée, l'ordre et la discipline par tout rétablis, il faut qu'on y voie la piété florissante au milieu des plaisirs, les spectacles consacrés, le théâtre sanctifié. Quand je parle si avantageusement des matières saintes, je ne prétends pas exclure les sujets profanes, quand ils sont traités sagement et purgés de tout ce qui peut offenser la pudeur, et révolter le spectateur raisonnable. Si j'étais d'humeur de grossir cette préface, je pourrais faire une dissertation de l'unité de la scène qu'on ne trouve point dans ma tragédie. J'avouerai qu'à l'examiner dans toute la sévérité de la règle, la critique est raisonnable ; mais s'il fallait s'en tenir à cette parfaite unité qu'on me demande, on aurait à reprocher ce défaut presque à tous les ouvrages de théâtre. Si Monsieur de Corneille se fût imposé cette règle, que serait devenue cette belle scène que Rodrigue fait avec Chimène quand il va la trouver chez elle ? Que s'il faut justifier mon ouvrage en particulier, il me suffit du moins pour établir l'unité morale, que ce commerce qui est entre la Ville et le Camp pour l'exécution de ce qui se passe sur la scène, se puisse faire vrai semblablement dans moins de temps qu'il n'en faut pour satisfaire à la règle des vingt-quatre heures ; et d'ailleurs cette unité de scène se doit expliquer plus favorablement pour mon ouvrage, puisque la proximité du camp et de la ville était absolument nécessaire dans les sièges du temps de Judith où l'on ne pouvait battre les murailles de la ville assiégée, qu'avec des machines. Je ne dirai rien de l'épisode de Misaël, il a paru si naturel et a été si heureux, que ce serait me rendre indigne de l'approbation qu'il a eu, si je voulais la justifier. Je ne répondrai point aux objections qu'on m'a faites par un jugement précipité, qui n'a pas examiné ce qui précède, et ce qui suit les endroits qu'on a condamnés. Je répondrai encore moins à la critique qui est fondée sur le goût et non pas sur la règle. Mais je ne saurais me taire sur l'étrange critique qui s'est répandue contre les pièces saintes. Ce bruit est devenu un scandale public, et semble nous faire entendre qu'il faudrait proscrire la piété et la bannir du théâtre, comme si nous étions encore dans ce siècle barbare et ignorant, où les spectacles publics représentaient nos plus sacrez mystères d'une manière qui rendait ridicule ce qui devait être le sujet de l'attention la plus sérieuse et de la plus profonde vénération. Veut-on consacrer le théâtre aux matières profanes, aux événements les plus horribles, aux parricides, aux empoisonnements, aux passions outrées, aux amours incestueuses. J'avoue que les sujets les plus extraordinaires peuvent instruire et divertir quand ils sont maniés par des mains savantes et heureuses ; mais peut-on douter que les matières saintes quand elles tombent en de pareilles mains, puissent recevoir un tour assez agréable pour plaire et mieux encore pour édifier le spectateur chrétien. Nous avons un illustre exemple dans Polyeucte, et puisque Judith dont l'Histoire est si délicate et si difficile à traiter, n'a pas déplu dans la forme que je lui ai donnée, que ne peut-on pas attendre de ceux qui avec une Muse plus forte que la mienne, voudront entreprendre de semblables ouvrages, et leur donner tous les ornements de la scène. Puissent-ils confondre l'envie, ou plutôt s'attirer cette critique qui s'est déchaînée sur ce qui fait tant d'honneur à Judith. ACTEURS JUDITH, veuve de Manassés. MISAËL, Betulien, Amoureux de Judith. OZIAS, chef du Peuple. ACHIOR, chef des Ammonites. ABRA, suivante de Judith. CHOEUR de BÉTULIENS. HOLOFERNE, prince d'Assyrie, Général des Assyriens. VAGAO, un des officiers de sa Chambre. CHOEUR D'ASSYRIENS. La scène est à Bétulie et au Camp des Assyriens. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Ozias, Choeur des Bétuliens. OZIAS, parlant au Choeur des Bétuliens. Peuples impatients étouffez ce murmure :Quelques maux, quelque soif que Bétulie endure,Soumettez-vous toujours aux décrets éternels,Et soyez malheureux sans être criminels.Retirez-vous. UN BETULIE. Craignez que ces peuples rebelles... OZIA. Ne m'importunez plus par des plaintes nouvelles. UN BETULIE. Holoferne a partout semé tant de terreur... OZIA. Je crains vos lâchetés, et non pas sa fureur.Avant que de nous rendre, à force de victimesFaisons cesser enfin la peine de nos crimes ; Achevons les cinq jours qu'Israël m'a promis :Jusques-là qu'il résiste à nos fiers ennemis.Plus de réplique ; allez, que son obéissanceFasse un dernier effort sur son impatience. UN BETULIE. Mais instruit de nos maux et si longs et si grands, Quel temps demandez-vous à des Peuples mourants ?Est-ce un ordre à donner ? est-ce un conseil à suivre ?Ils comptent les moments qui leur restent à vivre.Abandonnés du Ciel, sans espoir de secours,Chaque jour est pour eux le dernier de leurs jours. Périssent, disent-ils le désespoir dans l'âme,Nos femmes, nos enfants par le fer, par la flamme,Plutôt que de les voir expirer dans nos bras Par une douleur lente, et par un long trépas. OZIA. Malgré leur désespoir n'en puis-je pas attendre Le délai de cinq jours avant que de se rendre ?Mille maux ajoutés aux maux qu'ils ont souffertsN'ont rien de comparable à la honte des fers.Prions, importunons le Dieu de la victoire,Et de tous ses bienfaits rappelons la mémoire. Mettons tout en usage, et si dans les cinq joursLa colère du Ciel nous laisse sans secours,Dans cette extrémité ne pouvant nous défendre,Sans honte et sans remords Israël se peut rendre.Judith vient de mander nos Magistrats ; et moi Chef du Peuple, et jaloux du rang où je me voisJe les préviens, et veux savoir par quel mystèreLa modeste Judith dément son caractère.Je l'ai fait avertir, elle m'a fait savoirQu'elle serait bientôt en état de me voir. UN BETULIE. Cet ordre me surprend, et c'est vous faire injure. OZIA. Je me plains encor plus du peuple qui murmure,Faites ce que j'ai dit. SCÈNE II. OZIAS, seul. Je brûle de savoir Par quel motif Judith usurpe mon pouvoir ;Et ne pouvant douter de sa sagesse extrême, Je ne puis retrouver Judith en elle-même. SCÈNE III. Ozias, un Bétulien. OZIA. Pourquoi ce prompt retour ? UN BETULIE. Je reviens étonnéDe voir par des soldats Achior emmené :Il vous cherche. OZIA. Achior ! Lui, chef des Ammonites,Lui qu'on pouvait compter entre nos prosélytes, Et qui fut de nos lois secret observateur ? Un si fameux guerrier trahi par son malheur À la garde du camp s'est-il laissé surprendre ? UN BETULIE. Le voici. SCÈNE IV. Ozias, Achior. OZIA. Quel malheur que je ne puis comprendre,Ou plutôt quel bonheur vous conduit en ces lieux ? ACHIO. Le courroux d'Holoferne, un malheur glorieux.Chef d'un Peuple idolâtre, et né pour le conduire,Par ce commandement m'étant laissé séduire,Je servais Holoferne, et dans les grands emploisCet honneur éclatant me retint sous ses lois. Depuis longtemps j'aspire au nom d'Israélite,Et comme Misaël en a tout le mérite,Ses leçons m'ont instruit de votre sainte loi.Au Camp des ennemis j'ai pris soin malgré moiDe cacher dans mon sein le feu d'un si beau zèle : Mais enfin il parut aux yeux de l'infidèleEt voyant à regret Bétulie aux abois,J'affrontai le tyran, et je haussai ma voix. Que l'impie Holoferne et s'irrite et s'offense,Quand ma bouche à ses yeux vante une autre puissance ; Qu'il nomme cette audace un transport insensé,Dieu qui me l'inspirait, Dieu l'a récompensé.Vous voyez ce qui suit ce que je viens de faire.Holoferne aveuglé d'orgueil et de colèreS'apprêtait à punir ce zèle audacieux, Et déjà des éclairs qui sortaient de ses yeuxParaissaient de ma mort la menace certaine ;Mais le maître des coeurs rend la menace vaine,Il fait que le tyran forme un autre dessein,Sans discerner quelle est cette invisible main, Qui retient malgré lui sa rage impétueuse ;Et comme il ne croit pas sa victoire douteuse,Il m'envoie en ces lieux, plein de l'espoir cruelDe me faire périr en perdant Israël. OZIA. Ainsi plein d'une fière et folle confiance Il vous laisse la vie, et suspend sa vengeance ;Et pour servir sa gloire autant que son courroux,Il vous envoie ici pour vous perdre avec nous. Quel orgueil ! ACHIO. Cet orgueil se nourrit et s'augmenteAu milieu d'une Cour superbe et triomphante, Où sa gloire est toujours présente à ses regards.Des peuples à grands flots y vont de toutes parts,Les lampes dans leurs mains et les fleurs sur leurs têtes,Honorer ses exploits, ou grossir ses conquêtes.Il y voit dans la foule ambassadeurs et rois Attachez à ses yeux, attentifs à sa voix,Et pour mieux l'éblouir il voit en sa présenceRégner l'étonnement, la terreur, le silence. OZIA. C'est ainsi qu'enivré de gloire et de grandeurIl s'ôte et nous envoie un chef plein de valeur. ACHIO. Je rends grâce à sa haine et bénis ma disgrâce,Quand j'attends avec vous le coup qui nous menace. OZIA. Mais ce qui rend ce coup plus sensible aux Hébreux, C'est que nous ignorons par quel sort malheureux,Par quels crimes nouveaux, par quelle ingratitude, Au retour d'une dure et longue servitude,Ils attirent sur eux ces cruels châtiments.Vous voyez de quels cris, de quels gémissements,Un long siège a rempli la triste Bétulie ;Dans quel gouffre de maux elle est ensevelie. On voit au pied du mont un effroyable amasDe tentes, d'étendards, d'armes et de soldats ;Tous frémissent de rage et brûlent de combattre,Tandis qu'environnez de ce Camp idolâtreLes Hébreux sont ici sans force et sans vigueur Abattus par la soif et défaits par la peur.Tout le peuple périt, ou se plaint, ou murmure,Ici tout manque, et l'eau s'y donne par mesure.Sur le moindre aliment qu'on partage entre nous,Tombent mille regards avides et jaloux. On voit plus d'une mère étouffant la natureVouloir de son enfant faire sa nourriture.À tous ces malheureux je partage mes soins ;Prompt, ardent, mais trop faible à remplir leurs besoins.Mon zèle, en divisant ces secours charitables, Devient presque inutile à tant de misérables. Mais pour comble de maux écoutez et tremblez.Veilles, prières, pleurs et jeûnes redoublezN'ont pu forcer l'oracle à rompre le silence.Pour lasser sa rigueur par la persévérance, Le Grand Prêtre a couvert de sang le saint Autel,Et des cris des enfants fatigué l'Éternel,Par un zèle importun il combat sa colère,L'oracle est inflexible et s'obstine à se taire. ACHIO. Ah ! que vous me frappez ! ce silence est affreux. Je ne m'étonne plus, si contre les HébreuxNous voyons aujourd'hui le grand Dieu des vengeancesSusciter le vainqueur des plus fières puissances,Le superbe Holoferne, à qui tout est soumis,Envoyé par un Roi qui se croit tout permis, Dont l'oeil n'épargne rien et sans cesse dévoreTout ce qui du Couchant s'étend jusqu'à l'aurore.Mais quelque effroi que donne un si vaste pouvoir,Rien ne saurait m'ôter le courage et l'espoir,Je cherche Misaël, cet amant trop fidèle ; On dit que pénétré d'une douleur mortelle Par l'injuste refus de la fière JudithIl dévore en secret sa honte et son dépit,Et renonce comme elle au commerce du monde :Mais il faut qu'à nos voeux son courage réponde. Je connais sa valeur, et nous pouvons tous deuxContre nos ennemis conduire les Hébreux.Quand Holoferne croit nôtre perte infaillible,Souffrez qu'armez tous deux de ce zèle invincible... OZIA. J'attends ici Judith, quoi qu'il me soit permis D'accepter un secours contre nos ennemis,Obtenez son aveu ; ce discours vous étonne. ACHIO. Et par quel droit Judith... OZIA. Judith commande, ordonne,Je me rends auprès d'elle et je commence à voirJusqu'où le Ciel étend sa gloire et son pouvoir. ACHIO. Vous pouvez tout ici. Par quel pouvoir suprêmeSe met-elle au dessus de vous et d'elle-même ? OZIA. La vertu de Judith, un nom si respecté M'ont fait tout oublier, et rang et dignité ;Et je sens malgré moi, lorsque sa voix m'appelle, Certain charme secret qui m'entraîne vers elle. ACHIO. Plein du bruit de son nom vous respectez ses lois. OZIA. Je respecte le Ciel qui parle par sa voix,Et qui fait de Judith dans sa sainte retraite,Quand l'oracle se tait, son unique interprète. ACHIO. Vous flattez son orgueil. OZIA. Étranger en ces lieuxDonnez-vous le loisir de la connaître mieux.Vous la verrez modeste, humble dans l'abondance,Et ne comptant pour bien que la seule innocence ;Belle, mais sans orgueil, et cachant sa beauté Dans le sein d'une austère et sainte obscurité,Pauvre pour elle-même et riche pour les autres,Insensible à ses maux et tendre pour les nôtres.Quand elle prend sur nous un souverain pouvoir,C'est un ordre du Ciel, Judith sait son devoir. Elle vient. SCÈNE V. Judith, Ozias, Achior, Abra. OZIA. Voyez-la sans art et sans parure,Se bornant sagement aux soins de la Nature,Simple, et qui toutefois fait paraître à nos yeuxSur son auguste front un air impérieux. ACHIO. Mon erreur se dissipe à sa première vue. JUDITH. Ozias, vous m'avez trop longtemps attendue.Sur l'ordre surprenant que le Ciel m'a dicté,J'ai long-temps combattu mon incrédulité ;De ses clartés enfin animée et remplieJe viens... Que vois-je ici ! Quoi, vous dans Bétulie ? Achior, quel motif vous amène en ces lieux ?Mais quelque ardent que soit ce désir curieux,Il faut que pour remplir le devoir qui me presse,Au Prince des Hébreux tout mon discours s'adresse. ACHIO. Si ma présence... JUDITH. Non. Il n'est rien entre nous que ne puisse écouter un homme comme vous. À Ozias.Quand je commande ici j'en dois être confuse :Mais ne présumez pas que mon zèle m'abuse,Ce que vous avez fait contre votre devoir,Si j'ai trop entrepris, m'en donne le pouvoir. Vous donc, Chef d'Israël, et si digne de l'être,Quel droit de nôtre sort vous a rendu le maître ?Quelle est votre pensée ? et quelle aveugle erreur,Quelle audace vous porte à tenter le Seigneur ?Hé quoi, si Bétulie au vrai Dieu consacrée N'est par quelque secours dans cinq jours délivrée,Vous consentirez, vous, qu'elle se livre aux fersD'un homme qui se croit le Dieu de l'univers.N'est-ce pas du Seigneur irriter la puissance,Que de vouloir prescrire un temps à sa clémence ? Est-ce à nous à marquer ce moment arrêtéDans le profond secret de son éternité ? Sans chagrin, sans murmure endurons nos misères,Et détournant nos pas du chemin de nos pères,N'attirons pas sur nous, pour comble de malheur, Les serpents enflammés, l'ange exterminateur.Condamnez à souffrir par des lois légitimesSongeons que nos malheurs sont moindres que nos crimes,Et toujours dans nos maux, tranquilles et constantsLaissons-en au Seigneur la mesure et le temps. OZIA. Vos paroles font voir que la Sagesse mêmeQue Dieu que vous craignez , Judith, et qui vous aime,Vient de vous inspirer ces saintes vérités,Votre destin est grand, et vous le méritez. JUDITH. Mon mérite, Ozias, est tout dans ma faiblesse, Quand la main du Très-haut relève ma bassesse ,C'est pour mieux rehausser sa gloire et sa grandeur,C'est par lui, c'est pour lui que je sens dans mon coeurSe former un projet si nouveau, si terrible...Mais au maître du Monde il n'est rien d'impossible. Je vois que l'un et l'autre interdit, incertain,Ne pouvant deviner cet étrange desseinRêve profondément sur cet affreux mystère. OZIA. Ce que j'entends m'étonne et me force à me taire ;Non que ma foi timide en ces obscurités Se refuse au secours que vous nous promettez.Quand je vois que Judith transportée, inquièteSe produit au grand jour, s'arrache à sa retraite,Je suis trop convaincu qu'une céleste ardeurQu'un zèle tout divin embrase votre coeur ; Des plus rares vertus le Ciel vous a comblée ;Souffrez ces vérités, et soyez moins troublée ;La modeste Judith doit enfin avouer... JUDITH. C'est perdre trop de temps à m'entendre louer,Israël a besoin d'une main secourable, Je l'entends qui gémit sous le poids qui l'accableNe me demandez point par un zèle indiscretQuel est ce grand secours ; c'est un profond secret,Je dois vous le cacher, et le Ciel me l'ordonne. OZIA. Cet ordre est-il pour nous ? JUDITH. Il n'excepte personne. OZIA. Mais contre l'ennemi ce coup qu'on doit tenter,Ce dessein étonnant, qui doit l'exécuter ? JUDITH. Moi. OZIA. Vous ! JUDITH. Plus l'entreprise est hardie et nouvelle,Plus ma foi s'affermit quand ma raison chancelle. ACHIO. Quoi ! Judith, une femme, elle seule à nos yeux Ose tenter sans nous cet effort glorieux ! JUDITH. Nul autre n'aura part à ce fameux ouvrage ;Achior, je ne puis en dire davantage ; À Ozias.Vous, allez rassurer un peuple plein d'effroi ;Et du reste, Ozias, reposez-vous sur moi. SCÈNE VI. Ozias, Achior. ACHIO. Quel langage, Ozias ! Il s'agit de la gloire,Du salut d'Israël, d'une grande victoire ;Judith vous en répond. J'admire sa fierté ;Le Ciel s'explique-t-il avec tant de clarté,Qu'elle ose s'assurer d'un secours infaillible ? Quand il faut triompher d'un ennemi terrible,Judith se promet-elle un si rare bonheur ?Dieu voudra-t-il l'armer de son foudre vengeur,Ou fera-t-il marcher la terreur devant elle ? OZIA. Laissons au Ciel le soin de venger sa querelle, Et n'examinons point quels secours, quels ressortsSa colère voudra tirer de ses trésors.Bien loin que dans un sexe impuissant et timideJe condamne en Judith une audace intrépide,J'en prends pour la victoire un présage certain. ACHIO. Respectons dans Judith l'oracle souverain.Cependant quel que soit un espoir si sublime,Rien ne peut arrêter le zèle qui m'anime, Et quand Judith s'apprête à sauver les Hébreux,Je sens croître l'ardeur de combattre pour eux. Mais pour mieux contenter cette ardeur inquiète,Je vais de Misaël découvrir la retraite,Exciter son courage, et charmer son dépitPar tout ce qu'on attend de l'illustre Judith. OZIA. J'attends tout de Judith, mais le Peuple indocile Ne prenant pas sur elle un espoir bien tranquille :Je vais par votre exemple et par votre valeurApaiser son murmure, et calmer sa frayeur. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Achior, Misaël. ACHIO. Quoi vous me prévenez ! ma tendre inquiétudeCherchait à vous tirer de votre solitude, Et vous, cher Misaël, par un prompt changementVous venez me chercher avec empressement MISAË. Au bruit de votre nom, une allégresse extrêmeDissipe mes ennuis, et me rend à moi-même.C'était peu du plaisir de vous voir en ces lieux ; J'ai celui de savoir qu'un zèle glorieux,Même aux yeux d'Holoferne et d'un camp infidèleVous a fait d'Israël soutenir la querelle :Ainsi d'un culte impie illustre déserteur... ACHIO. Ah ! ne m'imputez point cette sainte ferveur. Si vous voyez qu'enfin après un long silenceElle brave Holoferne et parle en sa présence,C'est l'Oracle éternel qui force quelquefoisLe plus faible mortel à lui prêter sa voix,Et qui répand dans l'âme ignorante et grossière, Avec un zèle ardent un trésor de lumière. MISAË. Ce que vous avez fait en faveur d'Israël,Jette sur votre nom un éclat immortel. ACHIO. Si vous mettez si haut le zèle qui m'enflamme,Admirez encor plus le zèle d'une femme : Judith va triompher de tous nos ennemis. MISAË. Judith ? et quel secours... ACHIO. Judith nous l'a promis. MISAË. Sur la foi de Judith, sur cet espoir frivole.Quel gage , quel garant... ACHIO. Sa vertu, sa parole. En faut-il davantage ? Ici tout retentit Du miracle étonnant qu'on attend de Judith.Quel trouble, Misaël... MISAË. Ah ! Si j'ose vous croire,Achior, je suis presque affligé de sa gloire. ACHIO. Haïssez-vous Judith avec tant de fureur ?J'ai par des bruits confus appris votre malheur : Le refus de Judith est un affront sensible ;Mais d'un pareil refus l'excuse était plausible.Consacrée au Seigneur, pouvait-elle... MISAË. Écoutez.Le Ciel pourvut Judith de toutes les beautés,Manassés eut pour elle une tendresse extrême ; Il l'aima constamment, et je l'aimai de même.Manassés fut aimé : pour choisir entre nous,Judith avait des yeux, elle en fit son époux.Il meurt, laisse Judith sans enfants, jeune et belle.Ma tendresse revient et l'espoir la rappelle, Parent de Manassés, né dans un même rang, Je dois remplir sa place et relever son sang :Tout flatte mes désirs, et par la loi communeJe devais épouser sa veuve et sa fortune.Déjà d'un si beau sort un chacun m'applaudit ; Et mes plus fiers Rivaux m'abandonnent Judith.Plein d'amour et d'espoir je triomphe dans l'âme ;Mais Judith est toujours insensible à ma flamme ;Rien ne l'a pu fléchir ; la mort de son épouxNe lui permettant pas de voir rien parmi nous, Qui puisse réparer la perte qu'elle a faite,Elle se fait chez elle une austère retraite ;Et moi désespéré, loin du monde et du bruit... ACHIO. J'ai plaint le triste état où vous êtes réduit,Et ma tendre amitié justement indignée, Loin des yeux de Judith ne l'a point épargnée ;Mais dès qu'elle a paru, joignant à ses beautésDes discours tout remplis de saintes vérités ;C'est avec d'autres yeux que je l'ai regardée :J'ai pris de son mérite une trop haute idée, Pour croire son orgueil injuste et criminel,Quand elle se refuse aux soupirs d'un mortel. MISAË. Achior, rien ne peut consoler ma tendresse ;La perte que je fais me revenant sans cesse... ACHIO. Mais enfin, c'est trop loin pousser votre douleur Quand chacun doit ici faire agir sa valeur,Dans un honteux repos la vôtre ensevelie,Se refuse au secours qu'on doit à Bétulie. MISAË. Dans l'état où je suis, Achior, je me voisSi plein de ma douleur, si peu maître de moi... SCÈNE II. Abra, Achior, Misaël. ABR. Ah Misaël ! MISAË. Parlez, qu'avez vous à nous dire ? ABR. Pour parler sans témoins, faites... ACHIO. Je me retire. MISAË. Ne vous éloignez pas. SCÈNE III. Abra, Misaël. MISAË. Quel est ce désespoir ? ABR. Vous pourrai-je exprimer ce que je viens de voir ?Voyez en quel état je m'offre à votre vue, Toujours près de Judith modeste et retenue,Par son ordre j'ai pris ces riches vêtements ,Jugez par là, jugez quels sont ses sentiments.Est-ce une illusion dont l'honneur m'épouvante ? MISAË. Ne laissez plus mon âme incertaine et tremblante. ABR. Cette sage Judith, et sur qui l'ÉternelSemblait se reposer du salut d'Israël,Passant subitement dans un désordre extrême...Non ce n'est plus Judith, ce n'est plus elle-même. MISAË. Que me voulez-vous dire ? achevez promptement. ABR. Hélas ! le croirez-vous ? quel affreux changement !Vous savez que Judith du monde séparée,Et que d'un feu si beau vous avez honorée,Repoussait vos soupirs par son austérité,Opposait à l'orgueil qu'inspire la beauté Aux flatteuses douceurs, aux vanités du mondeDe ses abaissements l'humilité profonde.Vous savez qu'étant riche en habits précieux,En tous ces ornements qui fascinent les yeux,Elle ne s'en servait, qu'afin de satisfaire Un époux à qui seul elle avait soin de plaire.Cependant aujourd'hui cette même JudithJe l'ai vue... Ah ! j'en meurs de honte et de dépit,S'empresser à chercher quelques grâces nouvellesQui pussent augmenter ses beautés naturelles ; Et pour mieux disposer ses ornements mondains,Appeler le secours de nos yeux, de nos mains.Je l'ai vue à ses yeux timides et modestes,Demander des regards plus hardis, plus funestes,Des regards dont l'éclat alarme la pudeur, Et porte le désordre et le feu dans le coeur. MISAËL, transporté de joie. Qu'entends-je ? quoi Judith modeste, humiliée,Relevant sa beauté qu'elle avait oubliéePar de nouveaux attraits se plaît à l'augmenter !Abra, s'il est ainsi, puis-je pas me flatter Quand je la vois sortir d'une retraite austère,Et reprendre les soins et la gloire de plaire,Qu'elle revient au monde y choisir un Epoux. ABR. Je l'ai crû, Misaël, et j'ai parlé pour vous. MISAË. Je puis donc espérer... ABR. Hé quelle est ta pensée ? M'a-t-elle dit, croirai-je une ardeur insensée ?Le salut des Hébreux occupe tout mon coeur. MISAË. Je comprends son dessein et je vois mon erreur ;Je vois bien que sachant le pouvoir de ses charmes,Elle veut obtenir le succès de nos armes, Exciter de nos Juifs le courage et les bras,En s'offrant elle-même avec tous ses appas.Il n'est point de mortels qui n'expose sa tête,Si la belle Judith doit être sa conquête ; Et comme pour ce prix tout doit être tenté, Holoferne en son Camp n'est pas en sûreté.J'oserai tout pour perdre un Tyran infidèle :Si c'est là son dessein que ne s'explique-t-elle ? ABR. Elle a d'autres desseins qu'elle n'explique pas.Imitez le grand Prêtre, imitez Ozias : Tous deux d'un grand projet qui semble téméraire,Adorent le secret, respectent le mystère. MISAË. Tous ces empressements qu'elle a pour sa beautéTémoins de son désordre et de sa vanité,Jettent dans mon esprit une jalouse rage. ABR. Ne poussez pas si loin un soupçon qui l'outrage ;Pour juger de Judith, jugez-en comme moi ;Son changement me comble et de trouble et d'effroi.Loin d'elle vous voyez avec quelle colèreJe condamne à vos yeux ce qu'elle vient de faire ; Mais dès que je l'approche, une vive splendeurUn trait éblouissant de gloire et de grandeur D'un projet étonnant me donne une autre idée.Et si d'un noir soupçon votre âme est possédée,Dès que vous la verrez, condamnant votre erreur... MISAË. Ah ! Plutôt vous verrez redoubler ma fureur ;Et loin de m'éblouir par cette vaine pompe,Par ce brillant dehors qui vous charme et vous trompe,De mon juste dépit tout mon coeur occupé... SCÈNE IV. Judith, Misaël, Abra. MISAËL, continue. Je la vois. De quel trait son abord m'a frappé ! Vous me le disiez bien que ce n'est que loin d'elle...Non, Abra, ce n'est point une beauté mortelle.Permettez. JUDITH. Levez-vous, Misaël. MISAË. Laissez-moiÀ ces divins appas rendre ce que je dois.C'est un présent du Ciel qu'en ces lieux il envoie Pour remplir les Hébreux d'espérance et de joie.Je ne puis soutenir cet amas de beautés. JUDITH. Sous quels ornements fragiles, empruntés,Me méconnaissez-vous ? Je suis toujours la même. MISAË. Si c'est cette Judith que j'aimais et que j'aime, Par quel sort rigoureux de mon bonheur jalouxN'ai-je pu succéder à son illustre époux ?Ces grâces, ces attraits qu'en vous le Ciel assemble,Ce qu'à peine je crois et que je vois ensemble ;J'ai dû les obtenir, la coutume, la loi, Le sang et l'amitié tout vous parlait pour moi. JUDITH. Et pour dire encor plus, vertu, zèle, mérite,Tout ce qu'on peut louer dans un Israélite,Foi, constance, valeur, je les trouvais en vous :Vous pourriez réparer la perte d'un époux, Si d'un voeu solennel la chaîne inviolableNe m'avait déjà fait un époux adorable,Un époux éternel et jaloux de ses droits. MISAË. Mais ce divin époux digne de votre choix,Demande-t-il de vous cette riche parure Qu'un art vain et profane ajoute à la nature ?Quand un Peuple affligé vous regarde aujourd'hui,Quand il voit tant d'éclat, quel spectacle pour lui ?Dans ces jours de douleur qui font cesser nos fêtesLa superbe Judith va faire des conquêtes. Que me répondrez-vous ? JUDITH. Attendez, admirezSans rien approfondir, ce que vous ignorez.Apprenez seulement, et ce mot doit suffire ;Que si pour achever ce que le Ciel m'inspireJ'emploie à me parer ces trésors précieux, Et ce que l'art de plaire a de plus curieux,Je me laisse entraîner par un ordre suprême,Et me fais un effort qui m'arrache à moi-même.Ainsi pour achever un trop long entretien,Ne me condamnez point, ne me reprochez rien : Plaignez plutôt, plaignez la contrainte cruelle,Le violent effort que Judith fait sur elle,De passer d'un état modeste, humilié À ce luxe pompeux que j'avais oublié,De passer d'une vie obscure et pénitente Aux pièges dangereux d'une vie éclatante,D'une sainte retraite au grand jour qu'elle fuit,Du repos au tumulte, et du silence au bruit. MISAË. Mais ne pourrai-je au moins, pour calmer mes alarmes,Ne pourrai-je savoir où vous portez vos charmes ? En quels lieux vous allez.... JUDITH. Au Camp des ennemis. MISAË. Dans le Camp d'Holoferne ? hé vous est-il permisD'exposer un trésor si charmant et si rareAux brutales fureurs d'un ennemi barbare ?Seule sans suite.... JUDITH. Abra ne me quittera pas. MISAË. Présumez-vous si fort de vous, de vos appas ? JUDITH. Présumez-vous si peu du Ciel qui me l'ordonne ? MISAË. Mais ne sentez-vous point toute l'horreur que donneL'effroyable péril où vous vous exposez ?Qu'allez-vous devenir, si vous vous abusez ? Dans un camp ennemi, misérable, captive....Si rien ne vous retient, souffrez que je vous suive. JUDITH. Non, je vous le défends. MISAË. Cet important secretCraint à ce que je vois un témoin indiscret ;Le salut d'Israël doit être votre ouvrage : Mais peut-être sans vous nous aurons l'avantageD'obtenir par nos mains le succès glorieuxQue vous voulez devoir au pouvoir de vos yeux ;Et si vous osez tout sur la foi de vos charmes,J'ose tout espérer du secours de nos armes. JUDITH. Vous vous perdez. MISAË. Qu'importe ? JUDITH. Arrêtez. MISAË. Je ne puis.Et n'écoute que moi dans l'état où je suis.Vous espérez au camp une indigne victoire ?J'y serai devant vous pour sauver votre gloire ;Et pour vous épargner un triomphe odieux Mon bras va prévenir le crime de vos yeux. SCÈNE V. Judith, Abra. JUDITH. Quand pour aller au Camp l'ordre du Ciel me presse,Misaël m'embarrasse et je crains ma faiblesse ;Je cours exécuter un effort plus qu'humain :Lâche pitié qui rends mon devoir incertain Sors de mon coeur, cédons à la voix qui m'appelle,Mettons-nous au dessus du sort d'une mortelle,Allons. Mais où m'emporte une sainte ferveur ? La pitié n'est jamais indigne d'un grand coeur.Je vois tous les malheurs où Misaël s'expose ; Misaël se va perdre, et j'en serai la cause.Quelque ardeur que je doive au salut des Hébreux,Donnons quelque moment au soin d'un malheureux.Va chercher Achior, même soin le regarde,Voyant à quels périls Misaël se hasarde, Abra, n'en doute point, dans ce pressant besoinCet ami généreux... ABR. Achior n'est pas loin,Je vais vous l'amener. SCÈNE VI. JUDITH, seule. À quoi suis-je forcée,Quand de tant d'autres soins j'ai l'âme embarrassée ?Que l'état où je suis m'étonne et me confond, Seigneur ! et qu'à mes yeux ce mystère est profond !Quelles armes pour vaincre une fière puissance Voulez-vous que Judith prête à votre vengeance ?Vous la force du faible, et d'un coeur innocentL'espoir le plus certain dans un pas si glissant, Secourez une veuve à vos ordres fidèle,Dont le zèle impuissant soutient votre querelle,Ajoutez ce qui manque à ces traits empruntezQue pour plaire au Tyran le monde m'a prêtez,Faites qu'il trouve en moi tout ce qui rend aimable, Et dans tous mes discours un charme inévitable :Qu'il en goûte à longs traits la mortelle douceur,Et que ses propres yeux soient un piège à son coeur.Qu'aux deux bouts de la terre à jamais on publieQu'une femme elle seule a sauvé Bétulie, Et qu'un peu de beauté fut le fatal écueilOù le Tyran a vu briser tout son orgueil. SCÈNE VII. Judith, Abra, Misaël, Achior. MISAË. Achior m'a parlé, qu'en pouvez-vous attendre ?À de lâches conseils le ferez-vous descendre ? Notre amitié sur moi lui donne un plein pouvoir, Mais loin de condamner mon juste désespoir,Touché de mon malheur... ACHIO. Quand Misaël s'emporteQuel frein peut retenir une douleur si forte ?Quoique dans cet état trop digne de pitiéIl donne des terreurs à ma tendre amitié, Ne nous opposons point au torrent qui l'entraîne.Souffrons qu'un malheureux, pour soulager sa peine,Aille dans les combats exhaler sa douleur,Et qu'un beau désespoir seconde sa valeur. JUDITH. De quel oeil voyez-vous ce que le Ciel m'inspire ? Si sans vous, si sans lui, seule j'y puis suffire,Pourquoi me viendra-t-il troubler par ses fureurs ?Achior, vous avez de pareilles ardeurs ;Votre nom fait du bruit, et je sais quelle audaceDans le Camp d'Holoferne a fait votre disgrâce ; Mais ne voyez-vous pas qu'en flattant MisaëlVotre zèle se trompe et devient criminel :Ne vous abusez point dans son ardeur guerrière, Sa jalouse fureur se montre toute entière.Sur mon ajustement nouveau, mystérieux Il forme des soupçons inquiets, curieux,Il cherche avidement ce que j'ose entreprendre,Et jusques dans le camp il est prêt de descendre.Misaël, Achior parle en votre faveur,Et je veux comme lui flatter votre douleur. Vous brûlez de combattre, et je vous le pardonne ;Mais ne traversez point ce que le Ciel m'ordonne,Ou puisse sur vous seul le céleste courrouxDétourner tous les maux qu'il fait tomber sur nous.Si ma menace est faible, et n'a rien qui vous touche, Craignez le Dieu vivant qui parle par ma bouche. SCÈNE VIII. Achior, Misaël. ACHIO. Juste Ciel quels discours terribles, menaçants !Vous en sentez la force autant que je la sens,Misaël, je le vois par ce morne silence :Tout ce que vous aviez d'ardeur, d'impatience En écoutant Judith, glacé subitementVous laisse devant nous, sans voix, sans mouvement. MISAË. Ah ! que vous jugez mal de l'état de mon âme !J'examine en secret l'adresse d'une femme,J'admire de quel air son zèle audacieux Oppose la menace aux soupçons curieux,Aux mouvements jaloux qui m'agitent sans cesse ;Mais j'admire encor plus avec quelle faiblesseVous vous laissez séduire à tout ce qu'elle dit.Ce n'est plus la modeste et sincère Judith ; Sa vertu sans fard, sa beauté naturelle,C'est la fausse Judith, c'est Judith l'infidèle... ACHIO. Arrêtez, Misaël : votre jaloux dépitOse-t-il outrager la fameuse Judith ?Respectez sa vertu, le Ciel la justifie Par le hardi dessein que son choix lui confie.Combattons, j'y consens, mais au moins gardez-vousD'embarrasser Judith par vos transports jaloux ;Ou plutôt pour savoir le parti qu'il faut prendre Attendons le succès.... MISAË. Je ne saurais attendre ; Je veux sans différer, je veux être éclairci ;Judith hasarde tout, hasardons tout aussi.Des plus vaillants Hébreux prenons ce qui nous reste,De la soif, de la faim le ravage funesteNous laisse encor la fleur de nos meilleurs soldats. Dès que j'aurai reçu les ordres d'OziasJe me livre aux transports dont mon âme est saisie,Soit amour ou fureur, soit zèle ou jalousie. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Holoferne, Vagao. HOLOFERN. Que le Camp en murmure, il faut qu'on obéisse,Je veux que Bétulie ou se rende, ou périsse. La soif me venge assez de sa témérité :Mais un succès si lent fait honte à ma fierté. VAGA. La victoire vous plaît prompte et précipitée :Mais la sage valeur est-elle moins vantée ?Ces rapides succès, Seigneur, ont peu d'appas Quand ils sont achetés par le sang des soldats,Et cette soif de vaincre ardente, impétueuse,Après un long bonheur n'est pas toujours heureuse. HOLOFERN. Dois-je vaincre autrement pour remplir mon emploi ?Le Roi que nous servons que dirait-il de moi, Si Chef de son armée, et chargé de sa gloireJe voulais ménager une faible victoire,Attendre ici du temps que réduite aux aboisUne Ville sans nom, inconnue à nos RoisSe rendît lentement par la soif qui la presse, Et me fît triompher par sa seule faiblesse ?Ce Roi, dont je dois prendre et l'esprit et le coeur,Me pardonnerait-il cette indigne lenteur ? VAGA. Holoferne sans honte en Conquérant paisiblePeut forcer sans combattre un mont inaccessible Hérissé de rochers, d'où les BétuliensS'élèvent fièrement sur les Assyriens.Est-ce trop peu pour vous de réduire une VilleQui peut braver la force et la rendre inutile,Et de savoir vous faire un triomphe certain Qu'à peine on obtiendrait les armes à la main ? HOLOFERN. Vous voulez éblouir d'une belle apparenceEt mon ambition et mon impatience. Je sers un Roi qui veut ardeur, activité,Vainqueur rapide, heureux, il veut être imité. Fier d'avoir su gagner une pleine victoireSur le Mède jaloux et rival de sa gloire,Il veut au monde entier faire adorer ses lois.Pour en faire avertir les Peuples et les Rois,Ses ordres sont portez aux deux bouts de la Terre ; Mais quoi-que menacez d'une cruelle guerre,On vit Peuples et Rois sans présents, sans honneurs,Renvoyer fièrement tous ses Ambassadeurs.Vous souvient-il alors par quel serment terribleIl jura de venger un affront si sensible, Il m'ordonna de vaincre et sans perdre un momentDe sacrifier tout à son ressentiment.Pressé par sa fureur, armé de sa puissance,Je pars, sors de Ninive, et plein de confianceJe marche à la victoire, et suis par tout vainqueur ; Chaque moment grossit ce torrent de bonheur.Au nom des Rois, qu'on vit si fiers, si témérairesJe reçois des honneurs forcés ou volontaires ;L'encens fume par tout, tout est semé de fleurs ;L'air retentit de chants et d'éloges flatteurs ; Tout m'applaudit, par tout joie et magnificenceHonorent mon triomphe, élèvent ma puissance.Mais vous voyez ici tout d'un coup arrêtezLes flots impétueux de mes prospérités,Au pied de ces rochers dont l'accès difficile D'un peuple désarmé fait le plus sûr asile,Mon pouvoir retenu languit honteusement.Qu'un assaut général sans perdre un seule momentOuvre un libre passage au cours de ma victoire :De ce retardement je dois compte à ma gloire ; Il est honteux pour moi que le Roi que je sersSoit un seul jour plus tard maître de l'univers.Pénétrons ces rochers, rien n'est inaccessibleAux vifs et prompts efforts d'une armée invincible.Mais quels cris m'ont frappé ? SCÈNE II. Un officier assyrien, Holoferne, etc. OFFICIE. Nos ennemis, Seigneur, Ont fait une sortie avec tant de vigueur,Que presqu'au haut du mont nos troupes avancéesPar leurs premiers efforts ont été renversées ;Achior qui conduit un si hardi desseinAnimait ses soldats de la voix, de la main ; Tout pliait, et déjà sa fureur insolenteTournait comme ses yeux, ses pas vers votre tente ;Un autre de leurs Chefs plus furieux encor,Avec tant de succès secondait Achior,Que la garde du camp ne resistoit qu'à peine. Mais la victoire alors devenant incertaine,Par de puissants secours sans cesse redoublezLes Hébreux sont enfin par le nombre accablez.Cependant Achior fier malgré sa défaiteRassemble ce qui reste, et combat en retraite ; Un gros de Juifs le joint, ardents, désespérés, Par mille maux soufferts si fort défigurés,Que nos soldats ont pris d'abord quelque épouvante :Mais voyant leur ardeur peu durable, impuissante,On poursuit... HOLOFERN. Ton récit fait perdre trop de temps ; Allons, allons hâter le succès que j'attends. SCÈNE III. Holoferne, un autre officier assyrien. Un OFFICIER ASSYRIE. Achior est défait, et sa troupe affaiblieAprès un long combat rentre dans Bétulie :Mais voyant un des siens de la troupe écartéQui s'éloignait de nous d'un pas précipité, Je l'observe de loin, sa course impatientePar un secret détour le mène à votre tente.Poursuivi des soldats que j'avais près de moi,Accablé par le nombre il se rend sans effroi ; Son air ferme, intrépide, et sa mine hautaine, Font voir qu'un grand projet... HOLOFERN. Commandez qu'on l'amène. SCÈNE IV. Holoferne, Misaël, des officiers, suite. HOLOFERN. Quel étrange dessein te conduit en ces lieux !Quel secret attentat.... MISAË. Un dessein glorieux.Je voulais par ta mort affranchir une VilleDe la sainte Sion le principal asile. Dans le dernier combat Achior avec moiNous avons tout osé pour aller jusqu'à toi.Tu sais par quel malheur nous perdons la victoire ;Et moi par un transport et de zèle et de gloireSeul je cours t'immoler, mais un si beau dessein À ma confusion attend une autre main. Le Ciel, quand Israël, lui demande justice,Se réserve lui-même un si grand sacrifice,Ou peut-être a choisi pour un si noble emploiUn Hébreu plus illustre et plus heureux que moi. HOLOFERN. J'admire ton audace, et je commence à croireQu'un siège qui semblait matière à peu de gloire,Peut se compter sans honte au rang de mes Exploits :Mais de ce Peuple fier, plus fier que tant de RoisQui viennent tous les jours me rendre leurs hommages. Dis-moi quel est le sort, quels sont les avantages,Dis-moi quel est l'espoir d'un peuple malheureux,Mais parle en ami sincère et généreux. MISAË. J'atteste devant toi l'astre qui nous éclaire,Tabernacle sacré d'un Dieu que je révère, Que je ne dirai rien contre la verité ;Non que j'affecte ici cette sincérité,Pour racheter ma vie et mendier ta grâce ;Quelque cruel que soit le coup qui me menace,Je suis trop malheureux pour craindre ton courroux. Sache donc que le Ciel irrité contre nousAyant mis dans tes mains sa gloire et son tonnerre,Fait tomber sur les Juifs tous les maux de la guerre :Mais la vertu des Juifs est capable de tout,Et leur persévérance ira jusques au bout. Malgré la soif, malgré la rigueur de tes armes,Consternez, accablez de mortelles alarmes,Nous voulons résister, sûrs à force de pleursDe rendre enfin le Ciel sensible à nos malheurs,Et d'attirer sur nous des sources abondantes. Porte, porte plus loin tes armes triomphantes :Le Ciel en protégeant la sainte Nation,Livre le monde impie à ton ambition.On t'a vu par l'effort d'une noble furieChez cent Peuples soumis briser l'idolâtrie ; On t'a vu foudroyer par tes puissantes mainsDes chimériques Dieux les simulacres vains,Réduire leurs Autels et leurs Temples en poudre,Embraser tous leurs bois si dignes de la foudre,Ces infâmes réduits, et dont l'obscurité Des forfaits les plus noirs cachaient l'impiété.Tu devais au vrai Dieu faire ce sacrifice : Mais bien loin de servir sa gloire et sa justice,On dit que l'on a vu ton bras victorieuxRenverser les Autels, exterminer les Dieux, Qu'a dessein seulement de déclarer ton MaîtreLe seul Dieu de la terre, et le seul digne de l'être. HOLOFERN. As tu pu l'ignorer ? ce vainqueur glorieuxRéunit en lui seul tous les Rois, tous les Dieux ;Que si tu n'entends pas la voix de son armée, La voix des Nations et de la Renommée,C'est moi qui parle, et moi je t'apprends aujourd'huiQu'il n'est plus d'autre roi, plus d'autre Dieu que lui. MISAË. Plus d'autre Dieu que lui : quel blasphème exécrable !Abuse-t-on ainsi de ce nom adorable ? Apprends que ce grand nom dit un être éternel,Et qu'il n'est d'autre Dieu que le Dieu d'Israël. HOLOFERN. Ne crois pas m'éblouir par cette grande idéeQue tu nous veux donner du Dieu de la Judée. Par pitié je fais grâce à ce zèle emporté. Plus tu m'oses braver, plus ton impunitéTe fera voir combien je méprise ta haine,Et combien ta menace est inutile et vaine,Quand tu crois que ton Dieu peut armer contre moiQuelque Hébreu plus à craindre et plus heureux que toi. SCÈNE V. Un officier assyrien, Holoferne, Misaël, l'officier assyrien. L'OFFICIER ASSYRIE. Un prodige étonnant vient de frapper ma vue.Une femme, Seigneur, superbement vêtueS'enfuit de Bétulie, et vient à vos genouxPar de profonds respects fléchir votre courroux. HOLOFERN. Qu'on la fasse venir. L'OFFICIE. Seigneur, je l'ai laissée Qui marchait au milieu d'une foule empressée.Si-tôt qu'elle a paru, le Camp de toutes partsVers elle seule a fait aller tous ses regards :Mais en nous attirant par un charme invincible,Je ne sais quel éclat majestueux, terrible, Mêle un respect timide au plaisir de la voir.Chaque soldat oublie, ou suspend son devoir ;Et plein d'une merveille étonnante et nouvelle,Croit que la beauté même, en habit de mortelle,Avec tous ses appas vient se donner à vous. MISAË. C'est Judith ; cache-toi, mon désespoir jaloux. HOLOFERN. Qu'on aille satisfaire à mon impatience,Je brûle de la voir. MISAË. Que je crains sa présence ! SCÈNE VI. Holoferne, Judith, Misaël, Abra, suite. HOLOFERN. Quel surprenant éclat vient de frapper mes yeux,Et porte dans mon coeur un charme impérieux ? Je vois dans tous ses traits tout l'air d'une Immortelle,Et toute ma grandeur disparaît devant elle. JUDITH, à part. Pour flatter son orgueil, affectons tant d'effroi,Un respect si profond.... Je tremble, soutiens-moi.Ah ! Que de majesté ! Tant de grandeur m'accable. HOLOFERN. Quel objet est ici pour vous si redoutable ?Reprenez vos esprits, et commencez à voirQue vos yeux sont ici plus craints que mon pouvoir.Vous êtes en ces lieux souveraine maîtresse. JUDITH. Quelle flatteuse voix rassure ma faiblesse, Et me rend tout à coup l'usage de mes sens ? Mais en ouvrant les yeux, que de troubles puissantsReviennent quand j'approche un trône si terrible,Qui du trône éternel est l'image sensible !Seigneur, pour me sauver de ton juste courroux, Je sors de Bétulie, et viens à tes genoux. HOLOFERN. Vous aux pieds d'Holoferne humblement prosternée,Vous que de tant d'appas le Ciel a couronnée ? JUDITH. Vive et règne à jamais ton Roi vainqueur des Rois,Que tous ses ennemis soient soumis à ses lois, Et que par le secours du bras que tu lui prêtesIl porte encor plus loin son nom et ses conquêtes.Quand la terre s'étonne et se tait devant toi,Peux-tu pour m'écouter descendre jusqu'à moi ?On connaît ta sagesse, on vante ta conduite. Sur un nom si fameux j'ai hasardé ma fuite ;J'ai dû présumer tout d'un coeur comme le tien,Dans ton Camp, dans tes fers la vertu ne craint rien.J'aime mieux être ici captive, misérable, Qu'être en proie aux malheurs d'une Ville coupable, Que le Ciel irrité ne veut plus secourir,Et que ses jugements condamnent à périr.En vain je leur fais voir la force de tes armes,On ne veut écouter mes conseils ni mes larmes ;Ils persistent toujours dans l'horrible dessein De souffrir jusqu'au bout et la soif et la faim.Ils sont si transportez de cette aveugle rage,Que sans se rebuter de l'horreur du breuvage,Ils veulent avaler le sang des animaux ;Même pour ajouter le crime à tant de maux, On les voit d'une ardeur sacrilège, intrépide,Se jeter sur l'autel, et d'une bouche avideDévorer les présents que nul impunémentNe peut jamais toucher de la main seulement.Sur tant d'impiété, sur tant d'impatience, Le Ciel se lasse enfin d'écouter sa clémence,Les livre entre tes mains, et bien loin aujourd'huiD'aimer un peuple ingrat et de veiller sur lui,Il veut exterminer cette race rebelle.Profite d'un avis important et fidèle. MISAËL, à part. Judith flatte Holoferne, et par de faux avis. HOLOFERNE, à part. Tu vois si tes conseils doivent être suivis. JUDITH. Misaël en ces lieux ! j'ai prévu sa disgrâce. HOLOFERN. On vient de l'arrêter ; J'ai loué son audace,Quand il m'a dit tout haut qu'il venait m'immoler : Mais quand je lui permets de vivre et de parler,Ce lâche à l'attentat ajoute l'imposture. MISAËL, à Judith. C'est vous qui m'attirez cette mortelle injure.Par un discours trompeur vous démentez le mien,Achevez mes malheurs et ne ménagez rien, J'ai voulu par sa mort délivrer Bétulie,J'ai tenté cet effort au péril de ma vie,Et j'ai même écouté ce généreux courrouxPar d'autres intérêts qui ne sont que pour vous. JUDITH. Qui ne sont que pour moi ! Suis-je votre complice ? Et puis-je souhaiter qu'Holoferne périsse,Quand je viens à ses pieds implorer sa faveur ? MISAË. Judith le reconnaît déjà pour son vainqueur !Ô ! Honte d'Israël ! vous serez satisfaite ;On ne laissera point votre gloire imparfaite. Holoferne ébloui par un charme trompeur. HOLOFERN. Je suis las d'écouter un traître, un imposteur. MISAËL, à Judith. Quels noms pour Misaël ! quelle horrible injustice !Jouissez de ma peine et de votre artifice. JUDITH, à part. Je fais tous ses malheurs. Dure nécessité ! MISAË. Si tu ne me crois pas digne d'être écouté,Par une prompte mort... HOLOFERN. Oui, tu mourras, parjure,Moins pour ton attentât que pour ton imposture.Qu'on aille l'immoler à mon juste courroux. JUDITH. Non, il cherche à mourir : ce supplice est trop doux. Il faut que dans les fers il gémisse, il soupire,En voyant sur les Juifs étendre ton Empire. Qu'il vive, et qu'apprenant ta gloire et ton bonheur,Il en meure cent fois de rage et de douleur. HOLOFERN. Hé bien, que la prison commence son supplice. SCÈNE VII. Judith, Holoferne. JUDITH. Dès que l'ordre du Ciel pour te faire justiceVoudra que je te mène au trône des Hébreux,Je te ferai marcher triomphant devant eux.Je te les livrerai sans armes, sans défense,Tous tremblants de respect et tous en ta présence Frappez d'une muette et divine terreurViendront à tes genoux adorer leur vainqueur.Nul cri séditieux, nul murmure inutileNe troublera la paix d'un triomphe tranquille. HOLOFERN. Ah ! c'est trop me flatter; cependant je vous crois, Quoique vous promettiez, je l'attends malgré moi ;Votre vertu me force à croire ce miracle,Et donne à vos discours tout le poids d'un Oracle. J'allais tout hasarder, et malgré nos soldatsJ'allais dans cent périls précipiter mes pas, Et m'ouvrir sur ces monts une sanglante voie ;Et vous, par le secours du Dieu qui vous envoieVous m'offrez sans combattre un triomphe certain.Ah, si c'est votre Dieu qui vous prête sa main,Lui seul sera le mien, et déjà je commence De le sentir en vous, d'adorer sa puissance.Ses plus beaux traits qu'en vous sa main a retracezM'inspirent des transports... JUDITH. C'est assez, c'est assez.Tout flatte mes souhaits ; je vois dans ce langageDes promesses du Ciel l'assurance et le gage. Je vais le consulter pour apprendre quel temps,Quel secours il destine au succès que j'attends. HOLOFERN. Allez le consulter et hâter ma victoire,Et j'avouerai tout haut, pour payer tant de gloire,Que vainqueur tant de fois, un nom si grand, si doux, Me fera plus d'honneur si je le tiens de vous. SCÈNE VIII. Judith, Abra. ABR. Holoferne déjà se dispose à se rendre ;Vous allez triompher. JUDITH. Hé, que puis-je prétendreD'un triomphe honteux dont j'ai lieu de trembler ?Si j'ai vu le Tyran s'attendrir, se troubler, Vois-tu pas quel scrupule empoisonne ma joie ?Tu vois pour le succès ce qu'il faut que j'emploie,Quels ornements, quels soins, quel langage flatteur.Quel chemin ai-je pris pour entrer dans son coeur ?Et pour y faire naître un amour exécrable ? Quel emploi pour Judith ! Quelle honte m'accable !Misaël est ici, pour comble de douleur,De tout ce que je fais le triste spectateur :J'aigris son désespoir par un lâche artifice ;Je rachète sa mort par un autre supplice ; J'exerce contre lui la dernière rigueur ;Et quand de toute part je lui perce le coeur,Je travaille à gagner un Tyran que j'abhorre : Et vous y consentez, puissant Dieu que j'adore.Mais pourquoi ces remords et ces scrupules vains ? J'ai fléchi le plus grand, le plus fier des humains.Goûtons le doux espoir d'une pleine victoire.(Malheureuse Judith) quelle ivresse de gloire,Quel orgueil insensé te fascine les yeux ?Quoique l'espoir de vaincre un Tyran odieux Soit un motif illustre, et que le Ciel l'ordonne,Détestons à jamais l'amour que je lui donne.Que de troubles cruels s'élèvent dans mon coeur ?De tout ce que prévoit la timide pudeurJ'ai peine à soutenir l'épouvantable idée. Hélas ! que dira-t-on du Dieu de la Judée ;Si par un artifice infâme et criminelIl faut perdre Holoferne, et sauver Israël ?Pour le faire périr, pour en purger la terre,Le Ciel, le juste Ciel n'a-t-il pas son tonnerre ? Allons hors de ce Camp dont l'air est infecté,Où tout est corrompu par son impiété,Allons prier le Ciel que sans blesser sa gloireIl me fasse achever cette affreuse victoire. ACTE IV SCÈNE PREMIERE. Holoferne, Vagao. HOLOFERN. Que nul n'entre en ces lieux. Toi ; demeure avec moi. Je cache mon désordre à tous autre qu'à toi.Jamais trouble pareil n'est entré dans mon âme.Occupé, pénétré des charmes d'une Femme,Je n'entends, je ne sens que ce qu'elle me dit ;Je crois la voir par tout, tout est plein de Judith. Cette image en tout temps m'obsède et m'environne,Un charme surprenant qui sort de sa personneA jusques dans mon coeur, jusques dans ma raisonFait passer tout d'un coup un funeste poison.Quand je vois de quel coup ma gloire est menacée, Et de quel air Judith règne dans ma pensée,Indigné contre un mal que je ne puis souffrir, Je suis presque tenté de la faire périr.Prenons nos sûretés contre cette Captive,Qu'est-ce qu'une beauté suspecte et fugitive ? Sacrifions sa vie au repos de nos jours. VAGA. Voulez-vous recourir à ce sanglant secours ?Votre amour a-t-il pu vous ôter la mémoire ?Judith vous a promis une grande victoire,Et sans qu'il vous en coûte un séul de vos soldats. HOLOFERN. Mais sais-tu jusqu'où va ce fatal embarras ?Je vois bien qu'il te faut ouvrir toute mon âme,Et te faire trembler des fureurs de ma flamme.Pour dégager mon coeur d'un amour insensé,J'embrasse tous les temps, l'avenir, le passé ; Je rappelle les noms des Nations soumises,Des Princes subjuguez, des Provinces conquises ;Je tâche à m'occuper de mille soins diversQu'exige la grandeur du maître que je sers ;Et tout ce que m'impose un devoir nécessaire, Ce que j'ai déjà fait, ce qui me reste à faire,L'embarras de régler à chacun son emploi,D'écouter tant de voeux qui s'adressent à moi,Toute l'attention assidue et profondeQue je dois au projet de conquérir le monde ; Tout cela ne saurait bannir de mon esprit,Éloigner un moment l'image de Judith. VAGA. Et pourquoi l'éloigner, cette image si chère,Et contre tant d'appas armer votre colère ?Maître de la beauté dont vous êtes charmé, Aimez, Seigneur, parlez, et vous serez aimé. HOLOFERN. Si pour plaire à Judith il faut que je m'explique,Apprends jusques où va son pouvoir tyrannique.Pressé de la plus forte et violente ardeurQue l'amour ait jamais fait naître dans un coeur, J'ai voulu me livrer à toute la licenceQue donne à mes transports la suprême puissance ;Mais je ne sais quel trouble a glacé mes désirs,Et m'a presque interdit l'usage des soupirs.Jusqu'ici j'ignorais ce qu'on souffre à se taire, Quand j'aimais je parlais, et j'étais sûr de plaire ;Mais en voyant Judith, frappé d'un trait perçant,Accablé d'un respect timide, embarrassant,Et que jamais mon coeur n'a senti qu'auprès d'elle, À peine de ma flamme une faible étincelle, Telle que je la sens, s'est montrée à ses yeux ;Elle impose un respect que je refuse aux Dieux.Le Ciel ou les Enfers par un charme sensibleDonnent à ses appas une force invincible.Je n'ose l'approcher, la gloire et la pudeur Qui règnent sur son front, donnent de la terreur ;Et cependant tout plein d'amour, d'impatience,Je brûle de la voir pour rompre le silence.Elle ne parait point, que fait-elle ? en quel lieu... VAGA. Loin du monde et du bruit elle implore ce Dieu Qui lui promet pour vous... La voici qui s'avance. HOLOFERN. À peine mes regards soutiennent sa présence. SCÈNE II. Holoferne, Vagao, Abra. HOLOFERN. En sortant de prier le Dieu que vous servez,Par un nouvel éclat vos attraits relevez,Dans mes sens étonnez font couler une glace Qui m'ôte la parole et retient mon audace.Quoiqu'au nom d'Holoferne on puisse tout risquer,Je ne sais de quel air je pourrai m'expliquer.On m'a vu hautement, sans art et sans prières,Expliquer mes soupirs aux Reines les plus fières ; Je tremble devant vous, et si mon faible coeurAvait pu retenir cette fatale ardeur,Qui veut paraître au jour en dépit de moi-mêmeJudith aurait long temps ignoré que je l'aime. JUDITH. Où me vois-je réduite ? HOLOFERN. À de pareils discours Les modestes beautés s'alarmèrent toujours. JUDITH, bas. À quoi m'expose, hélas ! notre grande entreprise ?J'en frissonne d'horreur. HOLOFERN. Je vois votre surprise :Mais elle va si loin, votre désordre est telQue vous semblez vous faire un déplaisir mortel De ce qui vous élève à la gloire suprême.Songez, quand je vous dis qu'Holoferne vous aime,Que ce mot vous promet les trésors, les honneursQui peuvent assouvir la soif des plus grands coeurs.Des rois et des héros les flammes sont trop belles Pour faire quelque injure à des beautés mortelles ;Rien ne peut de leur part offenser la vertu.Que d'un scrupule vain votre coeur combattuNe se refuse pas cette grande victoire,Et sachez, pour jouir de toute votre gloire, Que l'aveu que je fais met un Prince à vos piedsQui voit à ses genoux cent Rois humiliez ;Il se fait tant d'honneur d'être votre conquête, Qu'il veut que dès ce soir un grand festin s'apprête,Où devant tout le camp on vous voit aujourd'hui Au milieu de nos chefs assise auprès de lui.Lui refuserez-vous, Madame, cette grâce ? JUDITH. Hé qu'est-ce que Judith pour avoir cette audace ?Peut-elle refuser un si rare bonheur ?Je veux tout ce que veut mon Maître et mon Vainqueur. HOLOFERN. Mais quand vous me flattez par un si doux langage,Je vois sur votre front quelque sombre nuageQui fait voir, à travers ce dehors éclatant,Que votre coeur se trouble, et qu'il n'est pas content.Judith n'a-t-elle pas tout ce qu'elle souhaite ? Vous forcez un vainqueur d'avouer sa défaite,Et lui donnant des fers qui lui sont précieux,Vous trouvez pleinement grâce devant ses yeux ;Mais pour vous en donner une marque éternelle,Je veux qu'en votre nom une fête nouvelle De ce qu'il sent pour vous instruise l'univers. JUDITH. Je connais tout le prix de tant d'honneurs offerts :Mais demain j'ose attendre une plus grande gloire,Et quand j'aurai pour vous obtenu la victoire,Ce jour sera pour moi le plus beau de mes jours. HOLOFERN. Quoi, tout ce que j'attends de votre seul secours,Le succès étonnant d'une illustre entreprise,Cette prompte victoire à mes armes promise,Doit être pour Judith le comble du bonheur !Après tant de bontés il n'est rang ni grandeur Qu'on n'obtienne pour vous dans la cour d'Assyrie.Même si vous voulez régner dans Bétulie,Je mettrai dans vos mains le Sceptre d'Israël ;Et pour y joindre encore un éclat immortel,Ayant brisé les Dieux adorez sur la terre, Et voulant à jamais leur déclarer la guerre,Pour placer dignement un nom si glorieux,Vous seule et votre Dieu vous serez tous mes Dieux. JUDITH. Ah Seigneur ! c'en est trop, tant de gloire m'accable. HOLOFERN. Pour vous faire un destin plus grand, plus honorable, Je veux vous épouser. JUDITH. M'épouser ! HOLOFERN. Avez-vousTant d'horreur pour un noeud si précieux, si doux ? JUDITH. Tant d'honneur m'épouvante. HOLOFERN. Ah ! Faites que je voieQue vous le recevez avecque plus de joie,Ou craignez qu'un amant que vous désespérez... JUDITH. J'accepte avec transport l'honneur que vous m'offrez,Et le coeur plein de joie et de reconnaissance,Quand vous poussez si loin votre magnificenceJ'ose même en faveur d'un enfant d'Israël... HOLOFERN. Ne me demandez point grâce pour Misaël, Il a fait à Judith une mortelle injure.Verra-t-on impunie une lâche imposture ?Laissez pour votre gloire agir tout mon courroux. JUDITH. Judith s'est trop flattée, et croyait près de vous,Quand pour un malheureux elle vous sollicite, Que son humble prière aurait plus de mérite.Vos bontés m'ont trompée, et mon crédule espoir... HOLOFERN. Ah, mon amour sur moi vous donne un plein pouvoir.Que Misaël soit libre, et que l'ingrat apprenneQuand vous parlez pour lui, quand vous rompez sa chaîne, Et que j'attends de vous un triomphe certain,Que l'un et l'autre enfin tient tout de votre main.Je vous laisse ; le Camp demande ma présence ;Mais s'il faut vous quitter, ma juste impatienceMe rendra promptement cet entretien si doux Que mon devoir m'arrache en m'éloignant de vous. SCÈNE III. Judith, Abra. ABR. Que de biens apparents flattent votre espérance ! JUDITH. Dis plutôt, que de maux accablent ma constance !Que je prévois d'horreurs dans l'état où je suis ! ABR. Vos regards égarez m'expliquaient vos ennuis, Tandis que le Tyran vous parlait de sa flamme. JUDITH. Que de transports divers ont déchiré mon âme !Je voulais, et craignais l'aveu de son amour,Et j'attends en tremblants la fin de ce grand jour.Où suis-je ? où me conduit cette étrange aventure ? Je marche sans clarté dans une route obscure,Moi, je l'épouserais, le tyran d'Israël,Amant faible et soumis, mais ennemi cruel ? Ah ! s'il faut à ce prix acheter la victoire... ABR. Ah ! De plus grands périls menacent votre gloire. Craignez, dans un tyran qui soupire pour vous,Un insolent vainqueur, et non pas un époux. JUDITH. Je crains tout ; cache moi cet affreux précipice.La voix du Ciel m'appelle, il faut que j'obéisse. ABR. Mais ne voyez-vous pas de quels noms odieux Vous chargera bientôt un camp séditieux ?Il court déjà des bruits qui doivent vous confondre,Tout parle contre vous, qu'avez-vous à répondre,À ces bruits outrageants qui me comblent d'effroi. JUDITH. Ne crains rien, l'Éternel leur répondra pour moi. Je sens ce qu'un grand coeur souffre de violenceDe voir par des soupçons souiller son innocence.On me reprochera la folle vanité,Toute l'ambition qu'inspire la beauté.L'horreur d'un tel reproche et de tant d'injustice, S'oppose puissamment à ce grand sacrifice :Mais le feu que mon zèle allume dans mon seinDévore tout obstacle et tout respect humain.Que l'honneur du Très-haut l'emporte sur tout autre,Ayons part à sa gloire en lui donnant la nôtre ; Tombent, tombent sur moi, j'y consens à ce prix,Mille confusions, l'opprobre et le mépris. ABR. Cependant Misaël trouve une ample matièreÀ pousser contre vous sa fureur toute entière.Il ne voit rien en vous, s'il n'en croît que ses yeux, Qui ne soit criminel, effroyable, odieux. JUDITH. Aux yeux de Misaël rien ne me justifie ;Tout me couvre à ses yeux d'horreur, d'ignominie,Je fais tous ses transports, ses périls, son erreur ;Libre par mon secours, il va dans sa fureur De tout ce qu'il a vu, de ce qu'il ose croire,Faire aux Bétuliens l'image la plus noire. ABR. Il paraît. JUDITH. Ah ! Quel est le trouble où je le vois ! SCÈNE IV. Misaël, Judith, Abra. MISAË. Je vis et je respire encore malgré moi.Vous changez mon supplice au gré de votre haine, Vous m'avez mis aux fers, et vous brisez ma chaîne.Cruelle, il vous est doux d'aigrir mon désespoir ;Votre bienfait m'apprend quel est votre pouvoir,Et me découvre enfin cet important mystère,Ce secret étonnant que vous me vouliez taire. Votre beauté triomphe ; Holoferne est à vous,Et quelque nom qu'il prenne ou d'amant ou d'époux,Vous cédez aux appas d'un Vainqueur qui vous aime.Un conquérant paré de la grandeur suprême, Environné de gloire a tenté votre coeur. JUDITH. Quoi, voulez-vous toujours plein de votre douleur,Juger de mes desseins par la seule apparence ?Ah ! s'il m'était permis de rompre le silence... MISAË. Hé ! que me diriez vous qui pût vous excuser ?Au Camp des ennemis venir vous exposer ; À flatter un Tyran indignement descendre ;Allumer un amour qui peut tout entreprendre ;Sur vous seule assembler ce que l'art imposteurA de plus sûr pour plaire et s'emparer d'un coeur ?Ne rougissez-vous point de l'indigne artifice... JUDITH. Hé ! pourquoi, Misaël, faut-il que j'en rougisse ?Si par de tels discours Holoferne trompé,Des soins de son amour paraît plus occupé,Que des soins de son Camp et de ceux de sa gloire ?N'est-ce rien que d'avoir arrêté sa victoire, Et d'avoir trouvé l'art d'enchaîner sa valeur ? MISAË. Mais osez-vous si loin pousser cet art flatteur,Jusqu'à vouloir risquer l'honneur, et l'innocence,Dans un festin profane où règne la licence,Où le dérèglement devient souvent fureur, Et fait évanouir la honte et la pudeur ?Quand Judith se verra sous une riche tenteDu chef Assyrien maîtresse et triomphante,Au milieu des honneurs, des concerts, des plaisirs,L'objet de mille voeux et de mille soupirs, Le spectacle et l'amour de toute l'assemblée,N'en sera-t-elle point éblouie et troublée ? JUDITH. Quand on forme un dessein aussi grand que le mien,Sous les ordres du Ciel on n'appréhende rien ;On se met au dessus de l'humaine faiblesse. MISAË. Dans les moindres périls j'ai vu votre sagesseTrembler, et dans le fond d'un séjour écarté,Loin des yeux des mortels chercher sa sûreté.Cette vertu modeste et qui fut si timide,Est devenue enfin orgueilleuse, intrépide. JUDITH. Avec un peu de temps vous en jugerez mieux. MISAË. Faudra-t-il démentir ma raison et mes yeux ? SCÈNE V. Vagao, Judith, Misaël. VAGA. Madame, on vous attend, tout est prêt, tout vous presse,La pompe du festin, la commune allégresse,Le superbe appareil du Camp et de la Cour, Tout ce qui doit enfin honorer ce grand jour.Holoferne sur tout impatient d'attendre... JUDITH. Je vous suis. SCÈNE VI. Misaël, Judith, Abra. MISAË. À cet ordre il est temps de se rendre,Vous balancez. Allez étaler promptementA cette table impie un objet si charmant ; Et moi, je vous verrai dans cette grande fête,Triompher lâchement d'une indigne conquête. JUDITH. Non, non, épargnez vous ce spectacle odieux. MISAË. Quelque ennui, quelque horreur qu'il en coûte à mes yeux,Je veux développer cet étrange mystère. JUDITH. Ah ! c'est trop écouter un soupçon téméraire,Allez dire aux Hébreux que je touche au moment... MISAË. Moi, que j'aille aux Hébreux vanter impudemmentCe projet criminel, cette infâme victoire, Dont on doit à jamais détester la mémoire ? Moi, que j'aille pour vous trahir la vérité,Et vous faire jouir de ma crédulité !J'irai par un récit horrible, mais fidèle,Allumer contre vous une haine mortelle. JUDITH. Votre fureur s'augmente, et je plains votre erreur ; On m'attend et j'y cours avec trop de lenteur. MISAË. Allez, je vous suivrai, j'ai même impatience. JUDITH. Voyez tout. Loin de craindre ici votre présence,J'aime à vous voir toujours curieux et jaloux ;Ma gloire avait besoin d'un témoin comme vous. SCÈNE VII. MISAËL, seul. Me trompai-je ? Judith serait-elle innocente ?Je commence à douter, sa fierté m'épouvante.Allons nous éclaircir. Puisse le Dieu vengeurConfondre mes soupçons, et punir mon erreur. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Ozias, un Bétulien. UN BETULIE. À peine on voit briller la lumière naissante, Qu'impatient, et l'âme incertaine et tremblante,Je cours auprès de vous, et viens me rassurerSur tout ce que Judith nous fait espérer.Misaël va troubler ce qu'elle ose entreprendre ;De ses jaloux soupçons ne pouvant se défendre Il la suit, et se livre aux mains des ennemis.L'espoir de leur retour ne nous est plus permis.Rien depuis leur départ, nul avis favorable,Nul espoir ne console un peuple misérable.Le Ciel nous abandonne. OZIA. Hé, quel est ce discours ? Entendrai-je gémir et murmurer toujours ?Quand on croit de nos maux la mesure comblée ;Espérons... SCÈNE II. Ozias, Achior, un Bétulien. OZIAS, continue. Achior l'âme toute troublée... ACHIO. Hélas, le croirez-vous ? l'infidèle Judith...Ozias, écoutez cet étrange récit. Un déserteur du camp, et mon ami fidèle,Est venu m'annoncer cette affreuse nouvelle.Il m'a dit que Judith ayant par sa beautéDésarmé le tyran, et vaincu sa fierté,Lui promet sur les Juifs une entière puissance, Et que pour les punir de leur impatienceElle les livrerait au pouvoir du vainqueur.Holoferne charmé d'un si rare bonheur,Avec tout l'appareil de la plus belle fête, Célèbre dans son camp l'espoir de sa conquête. Judith le doit conduire au pied de nos remparts,Et sitôt qu'on verra flotter ses étendards,Le peuple, sans tenter un effort inutile,Recevra le vainqueur dans le sein de sa Ville.Les ennemis instruits et charmez de ce bruit, Ont fait par mille feux un grand jour dans la nuit,Et l'on entend par tout la triomphante joie,Les cris victorieux que le camp nous envoie. OZIA. Achior, osez-vous porter par ce récitUne atteinte mortelle à l'honneur de Judith ? ACHIO. Je le tiens d'une bouche sincère et fidèle. OZIA. Qui pourrait vous comprendre, ô Sagesse éternelle ? ACHIO. J'ai douté comme vous, mais je vois Misaël :Son désordre... SCÈNE III. Misaël, Ozia, Achior, un Bétulien. MISAË. Frappé d'un désespoir mortel,Livrant à la douleur mon âme toute entière, J'ai marché dans la nuit sans guide et sans lumière,Et m'égarant sans cesse, après un long détour,Le jour naissant à peine a pu voir mon retour.Je reviens, le Tyran malgré moi me fait grâce,Hélas ! que ne m'a-t-il puni de mon audace ! Je voulais l'immoler à mon jaloux dépit,Et prévenir ainsi la honte de Judith.Surpris par ses soldats, las et honteux de vivre,Je m'accuse, à la mort mon désespoir me livre ;Je presse contre moi le tyran irrité : Mais Judith de mon crime obtient l'impunité,Et sa pitié cruelle, en me laissant la vie,M'a rendu le témoin de son ignominie.Ah, qu'une prompte mort m'eut épargné d'horreurs ! OZIA. Expliquez-vous enfin ; quels sont ces grands malheurs ? MISAË. Judith sur Holoferne emportait la victoire ;Je l'ai vue en partant s'en promettre la gloire ;Son orgueil l'a perdue, et je l'avais prédit ;Holoferne a son tour triomphe de Judith.Je ne vous dirai point par quelle complaisance Elle a su du Tyran gagner la confiance ;Par quels discours trompeurs secondant sa beauté,Pour le mieux captiver sa bouche l'a flatté.Si voulant le séduire, elle a mis en usageTout ce qui peut toucher le coeur le plus sauvage, Elle a pris quelque soin de se justifier :Ma raison l'oubliait, et voulait l'oublier.À tout ce qui pouvait servir à la défendreMa faiblesse cherchait à se laisser surprendre.Même dans le festin où la joie en fureur Pouvait faire oublier et sagesse et pudeur,Sa conduite endormait un peu ma défiance,Sur tout quand Holoferne avec trop de licence Faisant voler vers elle et regards et désirs ;Elle sans écouter ni regards ni soupirs, Négligeait sagement ces ardeurs empressées,Et tournait vers le Ciel ses yeux et ses pensées.Mais si tous mes soupçons avaient pu s'abuser,Ce que je viens de voir ne saurait s'excuser. OZIA. Misaël, se peut-il que Judith criminelle... Mais ne nous laissez point dans l'attente cruelle... MISAË. Que d'horreurs ! Quand je vois ce qui suit le festin,Holoferne accablé par la vapeur du vinCherche à se reposer ; là chacun se retire.Judith pouvait sortir, Judith, le puis-je dire ? Demeure, et moi cédant à l'ordre souverain,Je sors la honte au front, la rage dans le sein ;J'abandonne le camp, qui se donnait en proie,Pour honorer la fête, aux transports de sa joie.C'est ainsi que Judith pour remplir nos souhaits Obtiendra d'Holoferne une odieuse paix.Dure à jamais la guerre, et qu'Israël périsseS'il faut le délivrer par un tel sacrifice. OZIA. Il faut donc, Misaël, croire sur ce récitQue tout ce grand projet qu'avait formé Judith, Ne sert qu'à nous donner une paix plus funeste,Que tout ce qu'a d'affreux la colère céleste.Ah ! Plutôt démentez le rapport de vos yeux,Et lors qu'en nous faisant ce récit odieux,Vous faites à Judith une offense mortelle, Croyez que c'est l'erreur d'un soupçon infidèleEt d'un jaloux dépit la vaine illusion. MISAË. Plût au Ciel qu'il fallût à ma confusionDonner à mes soupçons cette horrible aventure,Et verser tout mon sang pour laver cette injure. Que ne puis-je douter de tout ce que j'ai dit !Mais j'aperçois Abra. SCÈNE IV. Misaël, Abra, Ozias. MISAËL, continue. Quoi seule, et sans Judith ? ABR. Judith est de retour, vous l'allez voir paraître :Mais sachant le respect qu'elle doit au Grand Prêtre,Elle a crû qu'il fallait, revenant en ces lieux, L'instruire le premier d'un secret glorieux ;Et c'est vous, Ozias, à qui Judith m'envoieAnnoncer son retour, et hâter votre joie. OZIA. Hé, que me direz-vous, si j'en crois Misaël ?Est-ce ainsi que Judith veut sauver Israël ? MISAË. Osez-vous nous vanter une infâme victoire ?Étais-je au camp sans yeux, suis-je ici sans mémoire ?Au sortir d'un festin plein de dérèglement,Judith demeura libre auprès de son Amant,Vous avez pu tout voir, et n'étant pas loin d'elle, Vous vîtes concerter cette paix infidèle.Quand Israël instruit d'un si honteux traitéApprendra de quel prix Judith l'a racheté,Elle va devenir sous cette affreuse idéeL'opprobre et le mépris de toute la Judée. ABR. Quoi, toujours l'outrager ? ah c'est trop s'emporter.Quand je parle en son nom, vous devez m'écouter.J'avouerai que Judith m'a fait trembler moi-même,En me peignant l'horreur de ce péril extrême.Elle avait tout à craindre au milieu des plaisirs D'un Tyran emporté par d'injustes désirs ;Mais le Ciel a voulu faire de sa faiblesseUn chef-d'oeuvre étonnant de force et de sagesse.Cette immortelle main que l'homme ne voit pasÉcartait les périls et conduisait ses pas. Ce qui suivit la fête excita votre plainte ;Judith vît votre trouble, et vous vîtes sa crainte.Seule avec Holoferne et tremblante d'effroi,Judith à tous moments tournait les yeux sur moi.Quoique l'occasion dût flatter son attente, Je la vis balancer, et sa foi chancelanteLa laissant sans courage et presque sans espoir,Condamnait l'entreprise, et tentait son devoirMais ce devoir enfin s'opposant à sa fuite,Judith demeure, et vous, sans attendre la suite... MISAË. Pouvais-je demeurer transporté de fureur ? ABR. Écoutez ce qui reste, et voyez votre erreur.Holoferne au sommeil s'étant laissé surprendre,Donne à Judith l'audace et le temps d'entreprendre.Son sommeil nous offrant l'image de sa mort, Puisse, dis-je aussitôt par un soudain transport,Puisse, pour avancer sa perte toute entière,Un sommeil éternel lui fermer la paupière.Mais pour ce dernier coup que Judith doit porter,Quelles armes le Ciel lui voudra-t-il prêter ? Là le fer d'Holoferne à ses yeux se présente.Elle le prend d'abord, mais d'une main tremblante.Cette horreur que l'on sent pour les assassinats,Lui glace le courage, et lui retient le bras.Pour surmonter sa crainte et rassurer son âme, Vers le Ciel elle lance un regard tout de flamme :Ses voeux sont exaucez : et le Ciel dans son coeurVerse subitement une sainte fureur ;Ses yeux brillent d'un feu plus vif que de coutumeEt d'un éclat plus fier son visage s'allume. Holoferne endormi se livrant au trépas, Judith sans balancer sur lui lève le bras,Et prenant ses cheveux d'une main assurée,Le frappe, et de son corps la teste est séparée.Quoi, vous doutez encor de cette vérité ! Que je confonde enfin votre incrédulité. SCÈNE V. Abra, Misaël, Ozias, un Bétulien. UN BETULIE. Un succès glorieux a rempli notre attente.La tête d'Holoferne encor toute sanglante,Par l'ordre de Judith, sur le haut des remparts,Offre un spectacle affreux qui charme nos regards. MISAË. Qu'entends-je ? ACHIO. Juste Ciel ! ABR. Que pouvez-vous répondre ? OZIA. C'est ainsi que le Ciel se plaît à nous confondre. MISAË. Ah, jalouse fureur, dans quel aveuglementPlonges-tu la raison d'un malheureux Amant ! OZIA. Allons chercher Judith, la voici qui s'avance. MISAË. Pourras-tu Misaël soutenir sa présence ? SCÈNE VI. Judith, Ozias, Misaël, Achior. JUDITH. Ozias, c'en est fait, Israël est vainqueur.Abra vous a sans doute annoncé ce bonheur. OZIA. Son récit a calmé des soupçons effroyables. JUDITH. L'apparence a rendu ces soupçons excusables, N'en parlons plus. Songez qu'Holoferne immoléLivre aux Bétuliens tout le camp désolé.Le jour a révélé la perte qu'il a faite.Vous, Ozias, allez achever sa défaite. À Achior.Vous, suivez Ozias. ACHIO. J'y cours avec ardeur. Allons par mille morts expier notre erreur. SCÈNE VII. Judith, Abra, Misaël. MISAË. Qu'ordonnez-vous de moi dont la jalouse rageFait à la vertu même un si sanglant outrage ?Moi, soupçonner Judith, elle à qui l'ÉternelA voulu confier la gloire d'Israël ? Quelle était mon erreur ! quel assez grand suppliceDe mes emportements vous peut faire justice ! JUDITH. Qu'avec tous nos malheurs, dans un profond oubli,Ce que vous avez fait demeure enseveli.Vos soupçons m'offensaient, perdons-en la mémoire, Et revoyez Judith avec toute sa gloire.Si malgré le penchant que j'eus toujours pour vous,J'ai pu vous préférer un immortel époux ;Un choix si glorieux n'est pas sans récompense.Voyez quel est le fruit de cette préférence, Et prenez part vous-même à ce rare bonheur.Une femme a défait un superbe vainqueur,Nos malheurs sont finis, Bétulie est sauvée,La tête du Tyran sur nos murs élevéeInstruira l'univers qu'Holoferne n'est plus. MISAË. Ainsi vous triomphez, et moi, triste et confus,En horreur aux Hébreux, à Judith, à moi-même,Je vivrai malheureux, privé de ce que j'aime,Et coupable envers vous, pour comble de douleur,D'un crime qui me rend digne de mon malheur. JUDITH. Écoutez, et voyez ce qui suit ma victoire.Vous ne me verrez point fière de tant de gloireRetenir cette pompe, et m'offrir aux honneurs, Aux applaudissements qu'on prodigue aux vainqueurs.Je vais me dépouiller d'une parure vaine, Ornements empruntez à la grandeur humaine,Heureuse d'avoir fait, aux yeux du Tout-puissant,D'un art si dangereux un usage innocent.Vous fûtes le témoin de ma peine secrète,Grand Dieu, quand je laissai la cendre et la retraite. Pour vous je les quittai, je les reprends pour vous,Et me rends toute entière à mon divin époux. MISAË. Que de gloire ! Judith triomphe par ses charmes,Et retourne aussitôt à la retraite, aux larmes.Je la perds pour jamais ; mais malgré mon malheur La vertu de Judith console ma douleur. ==================================================