******************************************************** DC.Title = LE TURNE DE VIRGILE, TRAGÉDIE DC.Author = BROSSE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 02/03/2021 à 20:34:26. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BROSSE_TURNE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71811h DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE TURNE DE VIRGILE TRAGÉDIE M. DC. XLVII. AVEC PERMISSION. Par le sieur de LA BROSSE. À Paris, Chez la veuve NICOLAS DE SERCY, au Palais, en la Sale Dauphine, à la Bonne-Foy Couronnée. Représenté pour le première fois en 1646. MONSEIGNEUR, Je fais aujourd'hui de la fable ancienne une vérité moderne ; il est croyable que Promethée fut amoureux du feu céleste, et que la crainte d'en être brûlé ne l'empêcha pas de le ravir. Puisqu'au hasard d'être ébloui et même aveuglé de l'éclat de votre condition ; je n'ai pu négliger dans la passion que j'avais d'être connu de vous, un moyen qui m'a semblé utile pour m'en approcher. Virgile ayant été autrefois bien vu d'Auguste, je me suis persuadé qu'étant tel en toutes vos actions, vous ne dédaigneriez pas de me regarder, si pour me présenter à vous, je marchais sur les pas de ce grand Génie. Je ne vante point le mérite du héros dont le nom sert de titre à mon poème, pour recommander après ceux de votre race, en les comparant à lui. Cette façon de louer est trop ravalée, et bien qu'elle soit aujourd'hui des plus ordinaires, je pense avoir raison de la mépriser, ayant à parler d'une maison dont les avantages ne le furent jamais. Quand Turne aurait été cent fois plus généreux, je ferais beaucoup pour sa gloire si je le comparais aux héros de votre illustre famille, et non pas eux à lui. Et quand Énée aurait été infiniment plus religieux, ce serait sans lui faire tort, que je maintiendrais qu'il l'aurait toujours été infiniment moins que vous. J'en ai trop dit, en ayant trop à dire, un mauvais nageur s'avance toujours trop en mer pour peu qu'il s'éloigne du rivage. J'ajoute que l'Echo qui ne répond pas à la voix du Tonnerre, m'apprend que je ne puis parler assez sobrement de ce qui est inconcevablement au dessus de moi. Je m'impose donc silence, et contraignant en cette occasion ma langue et ma plume ; je ne permets au plus à l'une, que de vous supplier de m'avouer dans l'offre que je vous fais d'un de mes travaux : Et à l'autre, désigner après cet aveu, que je suis, MONSEIGNEUR, Votre très humble, et très obéissant serviteur. LA BROSSE. AU LECTEUR. Remarque s'il te plaît qu'au point que les Latins excités par la harangue de Juturne, chargent les Troyens ; on doit abaisser une toile, derrière laquelle ils se battent avec quelque bruit d'armes. Cette observation devait être mise en marge, sur la fin du troisième acte ; mais l'imprimeur l'ayant omise, j'ai bien voulu la placer ici, afin de prevenir ta censure qui m'aurait pu reprendre d'ensanglanter la scène, et d'imiter hors de temps les rudes spectacles des Collèges. Je n'ai plus rien à te faire remarquer, si ce n'est quelques fautes survenues à l'impression, dont voicy les plus importantes. Fautes survenues à l'impression. Act. 2. Sc. I. vers 14. belles, lisez nobles. Sc. 2. vers I. belle, lisez bonne. Vers 21, en, lisez est. Sc. 3. vers 36. sa. lisez la. Sc 4. vers 44. son sang, lisez le Ciel. Acte 3. Sc. 2. vers 43. respects, lisez motifs. Sc. 3. vers. 30. mon lisez le. Sc. 4. vers 33. ardeur lisez d'abord. Acte IV. Sc. 1. ce lisez le. LES ACTEURS LATINUS, Roi des Latins. AMATA, femme de Latinus. LAVINIE, fille de Latinus. TURNE, fils du Roi Daunus, amant de Lavinie. JUTURNE, soeur de Turne. SIDON, Gentilhomme Latin. TYRENE, Gentilhomme Latin. ÉNÉE, Prince Troyen. ACATE, ami d'Énée. TROUPE DES LATINS. TROUPE DES TROYENS. La scène est à Lavinium, ville du Latium, contrée d'Italie, maintenant appelée le territoire de Rome, ou campagna di Roma. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Latinus, Turne. LATINUS. Nous espérons en vain de surmonter Énée,Rien ne peut arrêter sa bonne destinée,Elle est comme un torrent dont seulement le bruitÉbranle tout, abat, traîne, emporte, et détruit ;Nous en fîmes l'essai lorsque la Renommée Nous apprit qu'il venait avecque son armée, Cette nouvelle émut nos plus forts citoyens,Et nous en vîmes choir à l'abord des Troyens.Peu surent soutenir, ces premières alarmes,Vous faillites vous-même à tomber sous leurs armes, Et bien que rarement vous cédiez aux combats,Vous lâchâtes le pied, et doublâtes le pas ;Ce fut lorsque enflammé de colère et de haine,Vous fondîtes sur eux dans la forêt prochaine[Note : Le texte original porte 'adraits' pour la rime avec traits.]Pour vous venger du cerf que ces chasseurs adroits Avaient teint de son sang et percé de leurs traits. TURNE. Ha ne me faites point un traitement si rude,Que pouvait la valeur contre la multitude ? LATINUS. Réussites vous mieux, lorsque armé de flambeaux,Vous osâtes porter le feu dans leurs vaisseaux ? Ces hommes aguerris montrèrent que les flammesN'avaient rien de contraire à leurs vaillantes âmes,Et cent de nos soldats tant blessés que défaits,Surent que la vertu, ne les quittait jamais.Votre retraite alors fut encor un peu prompte, Et le feu des vaisseaux leur fit voir votre honte. TURNE. Tous ceux qui me suivaient imitant ma valeur Dans cette occasion signalèrent la leur,Leurs grands coeurs enflammés du désir de la gloireCherchèrent au combat la mort ou la victoire, Nous fîmes des efforts qu'on ne peut comparer,Et qu'il faut avoir vus pour se les figurer :Mais de nos ennemis les Dieux prenants la cause,Firent en leur faveur une métamorphose,Sur le point que le feu dévorait leurs vaisseaux, On les vit se changer en des nymphes des eaux ;Ce prodige sema la peur parmi les nôtres,Redonna l'espérance et le courage aux autres,Qui voyants que le Ciel prenait leurs intérêts,Repoussèrent la mort qui les suivait de près. LATINUS. Ainsi quelque fureur qui vous porte à combattre,Si le Ciel les soutient, rien ne peut les abattre,En vain tous les mortels vous prêteraient secours,Vos généreux desseins avorteraient toujours.Leur constance héroïque a vaincu la fortune, Elle se lasse enfin de leur être importune.Et comme les succès nous l'apprennent assez,Ils viennent triompher de leurs travaux passés,Oui vaincus et vainqueurs, ils viennent avec joie Établir en ces lieux une nouvelle Troie. TURNE. Quoi ce peuple exilé, quoi ces hommes errantsDe fugitifs qu'ils sont, deviendraient conquérants,Quoi ces tisons restés du bûcher de leur villeAuraient dans l'Italie un salutaire asile,Ces esclaves des Grecs nous donneraient des lois ? Ha que Turne plutôt périsse mille fois. LATINUS. Mais je suis las de voir de mortelles tempêtes,Balancer tous les jours la foudre sur nos têtes :[Note : Discord : désunion, dispute, querelle. Il est vieux et hors d'usage [au XVIIème]. [F]]Mais je suis las de voir flotter par nos discordsDans des fleuves de sang des montagnes de corps. TURNE. Et bien pour terminer cette guerre mortelle,Souffrez que mon bras seul défende ma querelle,Et que le prompt effet d'un duel glorieuxPunisse mon rival, ou me ferme les yeux. LATINUS. Ô résolution, qui témoigne un courage, Hardi dans le danger, et ferme dans l'orage,Ô propos dont l'effet couronnerait vos voeux, Si les plus résolus étaient les plus heureux.« Mais quoi, Mars et le sort trahissent l'espéranceQu'un homme valeureux conçoit de sa vaillance, Souvent les plus adroits meurent en combattant,Et toute leur vertu les quitte en un instant. »Ha Turne, croyez-moi, surmontez cette envieDe hasarder vos biens, votre honneur, votre vie,Aimez-vous mieux vous-même et préférez vos jours, Et le repos public au soin de vos amours.Tant de riches partis, tant de nobles famillesAspirent au bonheur de vous donner leurs filles,Oubliez Lavinie, et parmi tant d'objets,À qui l'illustre sang a donné des sujets, Faites choix du plus beau, destinez lui votre âme,Et les premiers devoirs d'une nouvelle flamme. TURNE. Que Turne ait de l'amour pour une autre beauté !Ô propos outrageux, et plein de cruauté,Ha ne m'obligez point à cette faute extrême, J'oublierai Lavinie en m'oubliant moi-même,Mais tant que je pourrai me souvenir de moiJ'aurai mémoire d'elle, et lui tiendrai ma foi :Ne vous figurez pas que j'aime tant la vie,J'affronterai la mort pour gagner Lavinie, Mon rival est trop vain, d'aspirer à son rang,Avant qu'avoir éteint mes feux dedans mon sang. LATINUS. Puisque je vois votre âme à ce point obstinée,Je l'abandonne au cours de votre destinée ;Turne tenez-vous prêt, je consens que le sort Finisse nos débats par une seule mort,Quelque soit le vainqueur, sa martiale adresseSe verra couronner des mains de la Princesse,Adieu, demeurez seul, et priez les DestinsDe prendre avecques vous, le parti des Latins, Je m'en vais cependant publier la nouvelleDu glorieux danger où l'amour vous appelle. SCÈNE II. TURNE. Héroïques transports, généreux mouvements,Qu'un amour légitime inspire aux vrais amants,Apprenez aux Latins, à la honte d'Énée Quel est votre pouvoir dans une âme bien née. Et toi noble instrument de mes illustres faits,Ne sois pas dans mes mains un inutile faix,Parais-y dans l'éclat que tu dois y paraître,Teint et tout chaud du sang du rival de ton maître, [Note : Myrte : plante méditerranéenne, symbole de Vénus, Jupiter et de la muse Erato.][Note : Laurier : symbole de la victoire. Une couronne de laurier ceint la tête du vainqueur.]Arrache de son front le myrte et le laurier.Enfin fais voir sa mort écrite en ton acier.Et vous puissants attraits des yeux de Lavinie,Dont mon âme ressent l'aimable tyrannie,Supplice de mon coeur que je trouve si doux, Inspirez moi des feux qui soient dignes de vous,Un rival insolent par un orgueil extrême[Note : Diadème : symbole du règne d'un souverain. Couronne.]Ose porter les yeux à votre diadème,Il ose s'opposer au cours de mes plaisirs,Et choquer mes souhaits avecques ses désirs. Mais je l'en veux punir ou périr par ses armes,Un trépas glorieux n'a pour moi que des charmes,La mort ne me saurait imprimer de terreur,J'en regarde la gloire et n'en vois point l'horreur,Cette épée et ce bras, l'amour et mon courage Me mettront dans le port au plus fort de l'orage,Et sans être assisté que de moi seulement,On me verra combattre et vaincre noblement ;Oui Latins, vous verrez ma vertu fortunéeEnsevelir vos maux dans la tombe d'Énée, Mettez les armes bas, je combattrai pour vous,Et le combat fini, nous triompherons tous, Vos applaudissements me payeront de ma peine.Mais j'aperçois ma soeur qui vient avec la Reine,Leurs visages ternis, et leurs yeux éplorés Sont de leurs déplaisirs les témoins assurés. SCÈNE III. Amata, Juturne, Turne. AMATA. Saisie également de crainte et de colèreTurne je viens blâmer votre vertu sévère,Et loin de vous flatter d'un titre glorieux,Je viens vous appeler ingrat et furieux. Après ce que j'ai fait pour mettre votre vieDans un comble de biens plus haut que votre envie,Après avoir toujours autorisé vos feux,Après avoir promis Lavinie à vos voeux,Vous plaire à me plonger dedans l'inquiétude, N'est-ce pas vous noircir de trop d'ingratitude,N'est-ce pas m'outrager, et reconnaître malUn bienfait sans exemple, un amour sans égal ?Mais n'est-ce pas encor un excès de furie,D'embrasser l'intérêt d'une ingrate patrie, Qui peut et ne veut pas, faire un dernier effortPour vaincre ou pour mourir par une belle mort ?Que le peuple latin prenne pour soi les armes,Qu'il verse au lieu de pleurs, du sang dans ces alarmes,Qu'il défende sa vie, et qu'il n'espère pas Qu'un combat singulier finisse cent combats,Que Turne soit tenu de montrer son courage,En s'engageant tout seul dans un mortel orage,« C'est crime de souffrir qu'un homme de son rangPerde pour des sujets une goutte de sang. » TURNE. Tout ce discours n'est rien qu'une subtile adressePour connaître à quel point je chéris la Princesse,Vous voulez éprouver ma résolution,Pour juger de l'excès de mon affection.Mais toutes vos raisons ni tout votre artifice Ne sauraient m'empêcher d'entrer dedans la lice,Et de faire paraître en bravant les hasards,[Note : Mars : Dieu de la guerre chez les Romains.]Qu'amour dans un grand coeur est assisté de Mars. AMATA. Prince si la raison est si mal écoutée,Qu'au moins celle des pleurs ne soit pas rejetée, Nous vous en conjurons par l'Auguste douceur Du sacré nom de Reine, et de celui de soeur. JUTURNE. Oui si quelque respect et quelque amour vous reste,Étouffez un dessein qui vous serait funeste,Gardez vous de tenter le hasard d'un duel, Soyez moins courageux, ou soyez plus cruel,Mêlez auparavant que de prendre les armes,Les ruisseaux de mon sang avec ceux de mes larmes,Prévenez en cédant à mon juste transport,Le regret que j'aurais de voir mon frère mort. TURNE. Que ce sexe est puissant, que sa faiblesse est forte,Je ne me vis jamais assailli de la sorte,Jamais rien n'a si fort ébranlé ma vertu,Et je ne fus jamais si près d'être abattu. AMATA. Juturne poursuivez, le voilà qui chancelle, Redoublez vos soupirs, et pressez ce rebelle. JUTURNE. Madame il est vaincu, le secours que voiciNous fera triompher de ce coeur endurci. TURNE. Dieux comment résister, contre tant d'adversaires, Quels efforts, quels conseils me seront salutaires, Ha Turne dans l'état où ton malheur t'a mis,Fuis sans délibérer devant tes ennemis. SCÈNE IV. Lavinie, Turne, Amata, Juturne. LAVINIE. Arrêtez. TURNE, bas. Si j'arrête, il faut que je me rende.Poursuivons. LAVINIE. Arrêtez, c'est moi qui le commande. TURNE. Je demeure immobile à ce commandement, Qu'un homme a peu de force alors qu'il est amant. LAVINIE. Écoutez moi parler. TURNE. Parlez, je vous écoute,Votre bouche et vos yeux n'ont rien que je redoute,De quelque sentiment que je sois combattu,Vous pouvez vaincre Turne, et non pas sa vertu. LAVINIE. Inhumain contentez votre cruelle envie,Sans me faire languir, arrachez moi la vie,Prévenez en plongeant votre épée en mon sein,Un effort que mon coeur obtiendra de ma main,La crainte de tomber sous le pouvoir d'Énée, Par le dernier malheur de votre destinée,Me fera sur nos murs mourir avec éclat,Avant que vous soyez dans le lieu du combat. TURNE. Donc suivant vos discours, mon rival doit m'abattre,Vous me jugez vaincu, puisque je vais combattre, Vous croyez que je sois un homme sans valeur,Que le premier combat porte au dernier malheur : [Note : Penser : substantif masculin au XVIIème siècle qui a le sens de "pensée".]Mais avoir ce penser, c'est me faire un outrage,Mars rendra mon bonheur égal à mon courage,Et comme il prend plaisir d'honorer les guerriers, Il m'aidera lui-même à cueillir des lauriers. AMATA. Quoi Prince, sa douleur n'aura rien qui vous touche,Elle ne vaincra point votre vertu farouche,Quoi vous serez rebelle aux lois de son amourJusques à lui ravir le repos et le jour ? LAVINIE. D'amour je n'en ai plus, je n'ai que de la haine,Puisqu'il est inhumain, je veux être inhumaine,Quoi qu'il fasse d'illustre en ce choc dangereux,Je ne le verrai plus que d'un oeil rigoureux. TURNE. Quoi vous me haïrez ! LAVINIE. Je ferai pis encore, Je céderai mon coeur au Troyen qui m'adore. TURNE. Ô trop sanglant arrêt contre moi fulminé,Coup d'autant plus mortel, qu'il est inopiné, Vous aimerez un homme à qui tout fait la guerre,Que la mer irritée a vomi sur la terre, Ha changez de discours. LAVINIE. Vous, changez de dessein. TURNE. Mais le Roi veut qu'Énée expire de ma main,Il attend aujourd'hui cette preuve héroïqueDu zèle qui m'engage à la cause publique,J'ai promis cet effet de courage et d'amour, Je m'en dois acquitter, ou ne plus voir le jour,La parole d'un Prince est une loi sévère,Qu'il s'impose soi-même et qu'il faut qu'il révère,N'y satisfaire pas c'est attirer sur moiEt le mépris du peuple, et la haine du Roi. Bien plus, c'est ruiner cette ardeur légitimeDont votre aspect divin, me remplit et m'anime,Ce penser entretient, ma résolution,Le refus du combat, détruit ma passion,Témoigner de la crainte, ou peu de hardiesse C'est trahir mon honneur, et perdre ma maîtresse. AMATA. Que cette vaine peur, ne vous travaille pas, Vous pouvez sans danger, mettre les armes bas,Le rang que vous tenez, fera taire l'envie,Un Prince est obligé de conserver sa vie Et sa gloire s'accroît, lorsqu'il sait éviterUn mortel précipice où l'on le veut jeter :Pour le regard du Roi, dont vous craignez la haineS'il a le sceptre en main, songez que je suis Reine,Et quelque aversion, qu'il conçoive pour vous, Croyez qu'au moins mes pleurs éteindront son courroux.Qu'au reste il ne saurait vous ravir votre amanteQue je n'en sois d'accord, et qu'elle n'y consenteCet absolu pouvoir que lui donne son rangS'étend sur ses sujets, et non pas sur son sang. En vain mille rivaux, choqueraient votre flammePour prix de leur amour, ils n'auraient que du blâme,J'en donne ma parole, en présence des DieuxPourvu que vous fuyez un combat odieux. LAVINIE. Sur le même sujet, je dis la même chose, Quelque illustre parti que le Roi me proposeMon coeur n'aura pour lui que d'extrêmes froideursSi vous alentissez, vos guerrières ardeurs. TURNE. Mais le Roi peut beaucoup, ce penser m'épouvante. LAVINIE. Il peut tout sur sa fille, et rien sur votre amante. TURNE. C'est assez, je me rends, et pour vous témoignerQue tout cède à l'Amour alors qu'il veut régner,Je mets sans répliquer à vos pieds mon épée,Je ne la veux plus voir, aux combats occupée,On peut être vaillant, sans tenter les hasards, Amour a des guerriers, aussi bien comme Mars. SCÈNE V. Latinus, Turne, Amata, Lavinie, Juturne. LATINUS. Turne que faites-vous ? Quelle indigne faiblesseVous fait ici commettre un acte qui me blesse ? TURNE, bas. Que je suis interdit. LATINUS. Au point qu'on nous doit voirDétruire d'un rival, l'orgueil et le pouvoir, Lorsque pour réprimer son insolente envieLe temps presse de faire un appel de sa vie,Un honteux repentir, d'un glorieux desseinVous arrache à mes yeux, les armes de la main. TURNE. Ha ! Sire dissipez, ce soupçon qui m'offense, Jamais mes actions n'ont trahi ma naissance,Faites, faites de moi de meilleurs jugements,Et me connaissez mieux, dans tous mes mouvements,Je ne mets mon épée aux pieds de cette belleQue pour paraître amant, en prenant congé d'elle. Son excellent mérite, et sa rare beautéVeulent de mon amour cette civilité,Maintenant je suis quitte, et mon Amour n'aspireQu'à tenter le péril, où la gloire m'attire,J'attends de ce combat, un laurier immortel, Et je vais de ce pas, en dresser le Cartel. LATINUS. Songez bien... TURNE. Si je dois périr dedans l'orage, Je heurterai du moins, l'écueil de mon naufrage. JUTURNE. Ô l'insensible frère. LAVINIE. Ô l'infidèle amant. AMATA. Ne l'abandonnons pas dans son aveuglement, Suivons le toutes trois, et combattons ensembleDeux esprits différents, que la fureur assemble,Faisons agir nos yeux, pour la dernière fois,Et s'ils n'obtiennent rien, armons nous toutes trois. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Lavinie, Juturne. LAVINIE. Déréglés mouvements, d'un coeur qui désespéré, Épargnez mon amant, et respectez mon père,La nature et l'Amour, absolus comme ils sont,M'ordonnent de souffrir, les rigueurs qu'ils me font,Ma haine ne saurait justement les poursuivre,L'un m'a mis dans le monde, et l'autre m'y fait vivre. Je suis presque à tous deux tenue également,Enfin l'un est mon père, et l'autre est mon Amant,Je les dois révérer par dessus toute chose, Même chérir mes maux puis qu'ils en sont la cause,Et me persuader, qu'ils n'entreprennent rien Qui ne doive augmenter leur honneur, et le mien :Juturne retenons nos soupirs, et nos larmes,Repoussons nos ennuis, par de plus nobles armes,Opposons l'espérance aux appréhensionsQui sèment le désordre entre nos passions, Soyons ce qui faut être, et non ce que nous sommes,Méprisons les malheurs, tâchons de paraître hommes,Quoi qu'il tonne sur nous, gardons nous de blêmir,Sentons le coup du foudre avant que d'en frémir :Et qu'on doute en voyant nôtre constance austère Si Turne est mon amant, et s'il est votre frère. JUTURNE. Madame je ne puis contraindre mes douleursJusqu'à leur refuser, des soupirs et des pleurs,Montrer de la constance, étant si malheureuse,C'est paraître insensible, et non pas généreuse, Ce que vous appelez, courage et fermetéPasse à mon jugement, pour une dureté,Le sang s'attache au sang, avec plus de tendresse,Je dois m'abandonner au cours de ma tristesse,Quand de la peur d'un mal, un esprit est atteint Il a droit de s'en plaindre, au moment qu'il le craint, Celui que j'appréhende, étant un mal extrême,Ma plainte et ma douleur doivent être de même,Et de quelque raison, que vous me combattiez,Je suis soeur, discourez comme si vous l'étiez. LAVINIE. Il est vrai que le Ciel, alors qu'il nous fait naître,Nous départ un instinct, qu'on ne peut méconnaître,Par qui nous redoutons, et ressentons les coupsQui blessent ceux qui sont d'un même sang que nous ;Mais cette passion, digne d'une belle âme Qu'on exprime point mieux que par le nom de flamme,L'Amour sur nos esprits, agit plus puissamment,On considère moins un frère qu'un amant,Par elle on se transforme, en l'objet que l'on aimeEt l'on ne chérit rien à l'égal de soi-même. Toutefois vous voyez, qu'au point de succomberSous le faix d'un malheur, qui s'apprête à tomber,Mon âme se résout, d'en attendre l'atteinteAutant que ma douleur s'exprime par la plainte,Je confesse pourtant, qu'à peine ma vertu Assiste mon espoir, de crainte combattu,Je l'entends quelquefois, qu'elle demande trêve,Mais le combat est noble, il faut que je l'achève,Que le destin me perde, ou me sauve aujourd'huiQue je meure avec Turne, ou triomphe avec lui. Mais qu'apporte Sidon ? SCÈNE II. Sidon, Lavinie, Juturne. SIDON. Une belle nouvelle. LAVINIE. Comment donc ? SIDON. Les Troyens, soit par crainte ou par zèleS'opposent au dessein, de leur chef généreuxQui veut combattre seul, pour la gloire et pour eux,Il leur oppose en vain le pouvoir que lui donne Dessus leurs volontés, le sceptre et la Couronne,Ils ne profitent rien, tous d'une même voixDisent qu'ils savent mieux se conserver leurs Rois.Ce prince à qui l'honneur est plus cher que la vie,Menace ses sujets, qui choquent son envie, Mais comme son courroux, est tout prêt d'éclaterIls font parler son fils, afin de l'arrêter. Quoi Seigneur (lui dit-il) après mille tempêtesDont vos sages Conseils ont garanti nos têtes,Après avoir dompté l'air, les eaux et le sort, Voulez-vous tristement, faire naufrage au port ?Voulez-vous tous nous perdre, et manquer de prudenceQuand vous n'avez besoin, que de son assistance ?Nos ennemis lassés de tenir contre vousSont au point de venir embrasser vos genoux, L'appel qu'ils vous ont fait, est un clair témoignageDu manque de leur force, et de notre avantage,Ils n'espèrent plus rien que de leur désespoir,Faibles et fatigués, ils s'élèvent pour choir.Laissez-les se détruire, et se confondre eux-mêmes, Enfin moquez vous d'eux, et de leurs stratagèmes,Ou si vous désirez d'imprimer sur leur frontLe visible remords, de l'appel qu'ils nous font,Mon père permettez, dit ce fils magnanime,Que le trépas de Turne accroisse mon estime, Et qu'au dessein que j'ai, de peindre ma valeur,Ce fer soit mon pinceau, son sang soit ma couleur :Énée à ce propos, demeure sans réplique,La vertu de son Fils, le regrée et le pique,Il conçoit du plaisir de le voir généreux, Mais il voudrait qu'il fut, plus conforme à ses voeux.Cependant les Troyens, autorisés d'Iule, Font sortir de leur camp Policlete et Venule,Avecque ce discours, que le chef d'un ÉtatDoit se battre en monarque, et non pas en soldat, Ainsi tous deux l'ont dit, dans la sale prochaineEn présence du Roi, de Turne et de la Reine,Qui pour quelque respect différant à sortir,M'a fait commandement de vous en avertir. LAVINIE. Je rends grâces aux Dieux, dont la bonté propice Daigne nous retenir, au bord du précipice,Ce zèle, ou cette peur, contraire à ses projets,Que le Prince Troyen, rencontre en ses sujetsEst un effet du Ciel, qui nous doit faire entendreQu'il veille dessus nous, et qu'il veut nous défendre ; Il a vu vos douleurs, et mon présent ennuiSans partir de mon coeur, est monté jusqu'à lui. JUTURNE. Vous vous flattez beaucoup, et trop tôt ce me semble,De ma part je crains tout, je pâlis, et je tremble,Et s'il faut que mon coeur, s'explique ouvertement, Je n'attends rien de bon d'un si prompt changement,Lorsqu'un calme soudain apaise un grand orage,Les experts matelots craignent plus le naufrage, Nous flottons dès longtemps au milieu d'une mer,Où le Ciel contre nous se ligue avecque l'air, La bonace survient contre toute apparence,Concevons de la crainte et non de l'espérance,Nous reculons peut-être afin d'aller plus fort,Heurter contre l'écueil où nous attend la mort. LAVINIE. Vous vous défiez trop, et cette défiance Que vous avez des Dieux et de leur prévoyancePeut passer auprès d'eux pour une impiétéQu'ils ne souffriront pas avec impunité,N'attendez que du bien de leur bonté suprême ;La Reine que voici vous en dira de même, Ses yeux où l'on peut voir les plaisirs de son coeurSemblent tacitement condamner votre peur. SCÈNE III. Amata, Lavinie, Juturne, Sidon. AMATA. Mes filles, je vous viens confirmer dans la joie Une insigne faveur que le Ciel nous octroie,La colère du sort à la fin s'adoucit. LAVINIE. Par votre ordre, Sidon, en a fait le récit. AMATA. Donc, ne redoutons plus la rigueur importuneQu'a jusqu'ici sur nous exercé la fortune,[Note : Heur : Bonne fortune, chance heureuse. [L]]Notre heur pour commencer n'est pas moins affermi,Les Dieux aux affligés n'aident pas à demi. LAVINIE. Oui Madame, voyant que le Ciel nous caresseNous devons faire voir des marques d'allégresse,Puis que nous passerions en n'en témoignant pasPour des esprits mal nés et pour des coeurs ingrats. Cependant en faveur de l'ancienne Troie J'oserai devant vous suspendre un peu ma joie,Nos différents à part, je crois qu'il m'est permisD'estimer la vertu dedans nos ennemis,On pourrait vainement vouloir que je m'abstinsseDe faire cas du soin qu'ils prennent de leur Prince, La résolution de conserver un RoiPeut tirer en tout temps des louanges de moi.Mais ils sont dites vous moins zélés que timides,Au contraire ils font voir des courages solides,Puisque pour éviter un combat dangereux Ils choquent le pouvoir qu'un monarque a sur eux :Les Latins n'auraient pas cette noble assurance,Leur Roi hasarderait sa vie en leur présence,Et s'il fallait encor que Turne en vint aux coupsLes lâches souffriraient qu'il s'exposât pour tous. JUTURNE. Madame, c'est bientôt faire la généreusePour une âme avisée et de plus amoureuseEt c'est avoir recours à d'injustes moyensQue de charmer vos maux en louant les Troyens,Remarquez ce qu'ils font, comme ce que vous faites Leurs souhaits, vos refus, quels ils sont, qui vous êtes,Et songez après tout que leur chef et leur Roi, Veut que vous acceptiez ou sa mort ou sa foi. AMATA. Juturne ce discours est de mauvais augure,Goûtez mieux le repos que le Ciel nous procure Et tenez pour certain que dedans peu de joursTurne possèdera l'objet de ses amours. SCÈNE IV. Turne, Amata, Lavinie, Juturne, Sidon. TURNE. Il faut auparavant que ce bonheur insigne,Satisfasse un esprit qui s'en confesse indigne,Qu'on publie en tous lieux, que ce bras a vaincu Que Turne vit encor et qu'Énée a vécu.Il fait le généreux, lui dont l'âme servileMéprisa le bonheur de mourir dans sa ville,Lui qui ne voulut pas qu'elle fut son cercueil,Ni briser en heurtant contre un si noble écueil, Ses sujets désirant de conserver sa vie Ont blâmé hautement sa téméraire envie,Ce Prince malheureux est toutefois si vainQu'il veut avoir l'honneur de mourir de ma main :Un d'entre ses soldats qu'il croit le plus fidèle M'en vient tout fraîchement d'apporter la nouvelle,Toutes ses légions ne l'ont pu divertirD'un malheur dont leurs soins le voulaient garantir,C'est peut-être qu'il craint brûlant pour LavinieQue son ambition ne demeure impunie, Et que tyrannisé d'un furieux remordsIl veut par une mort éviter mille morts.Mais quoi vous soupirez et je vois vos visages,Tristes, pâles, défaits, et couverts de nuages :D'où naît dedans vos coeurs tant d'inégalité Que de vous affliger de ma félicité,Que de verser des pleurs alors que la victoireMe prépare une place au temple de mémoire,Dites moi grande Reine appréhendez vous tantDe me considérer dans un lustre éclatant, De me voir revenir la tête couronnée,Et richement paré des dépouilles d'Énée,Craignez vous que l'on die aux siècles qui viendrontQue mille beaux lauriers ont ombragé mon front ?Vous qu'on voit s'attrister quand le sort m'est prospère, Est ce de la façon que vous traitez un frère,Est ce ainsi qu'un grand coeur lâchement abattuRépond à sa naissance et soutient sa vertu,Cachez votre tristesse et renfermez vos plaintes,Montrez de l'assurance au lieu de tant de craintes, Élevez vos pensers, respirez pour l'honneurOu ne m'obligez plus à vous nommer ma soeur.Et vous chère moitié de mon âme enflamméeLaissez moi travailler à votre renommée,Permettez que ce fer qui ne redoute rien Grave dedans son sang votre nom et le mien,Mon rival se verra du premier coup abattre,Car je vais triompher puisque je vais combattre. LAVINIE. Hélas. TURNE. Ha ! Ce soupir est indigne de vous,Je m'en tiens offensé, je le dis entre nous, Prêt de vous conquérir par une belle voie,Une injuste douleur étouffe votre joie. LAVINIE. Je crains. TURNE. Que craignez vous ? LAVINIE. Ce qui peut arriverUn malheur. TURNE. Ma vertu m'en saura préserver. LAVINIE. Prince si vous m'aimez autant que vous le dites. TURNE. Brisons là, mon amour égale vos mérites,Que cela nous suffise en l'état où je suis,Vous dire ces trois mots, est tout ce que je puis,Je sens, si je restais en ce lieu davantageQue vous pourriez enfin ébranler mon courage. Adieu Madame, adieu, je vous laisse mon coeur,C'est assez de mon bras, pour revenir vainqueur. SCÈNE V. Amata, Lavinie, Juturne, Sidon. LAVINIE. Allez cruel, allez, moquez vous de mes craintes, Fermez l'oeil à mes pleurs et l'oreille à mes plaintes,Suivez les mouvements dont vous êtes pressé Et reprenez un coeur que vous m'avez laissé ;Allez imprudemment exposer votre vie.Prodiguez votre sang mon âme en est ravie,Je suis votre conquête et pour un si beau prixVous devez bien avoir votre vie à mépris, Ce désir de combattre est noble et légitime,Si je l'ai condamné maintenant je l'estime,Et si je l'ai nommé du nom d'aveuglementJe l'appelle à cette heure un trait de jugement.Mais Ciel qu'en mon malheur aisément je me flatte, Que c'est mal à propos que mon dépit éclate,Et que je manque bien de raison et d'amourDe consentir que Turne aille perdre le jour, Déraisonnable effet d'une fureur extrême,Avec lui je perds tout et je me perds moi-même : Revenez cher amant, ou du moins retardez,Je ne valus jamais ce que vous hasardez,Votre ardeur au combat n'a rien de légitime,Je la crains, je l'abhorre, et je l'appelle un crimeComme paraissant moins à mon coeur agité Un trait de jugement qu'un trait de cruauté.Mais ô Ciel, le barbare est trop loin pour m'entendre,Madame allons après, courons sans plus attendre,Et vous, venez ôter à ce frère inhumainEt la rage du coeur et le fer de la main. SCÈNE VI. Latinus, Amata, Lavinie, Juturne, Sidon. LATINUS. Ne vous hâtez pas tant, il n'est pas nécessaireDe s'empresser si fort alors qu'on veut mal faire. LAVINIE. Seigneur nous n'avons pas de si mauvais desseins. LATINUS. Tous vos déguisements sont superflus et vains,Je m'arrête au rapport que m'ont fait mes oreilles, Quoi doncques, vous avez des faiblesses pareilles ?On tâche d'asservir tout l'Empire Latin,Turne y veut résister, vous plaignez son destin ?Ha ! C'est vous témoigner, trop lâche et trop coupable,Mille voudraient tenter ce péril honorable, Mille tiendraient les coups et la mort à mépris,Si je leur permettais de combattre à ce prix. LAVINIE. Ha ! Sire que j'obtienne un moment d'audience,Souffrez que mon amour s'exprime en ma défense,Et qu'il vous fasse voir que je n'ai point de tort De plaindre mon amant si proche de la mort. LATINUS. Oui, j'en écouterai les raisons et les causes ;Mais ce lieu n'est pas propre à traiter de ces choses,Entrons pour en parler dans cet appartement,Je veux que tout ceci soit fait secrètement, Car je serais fâché, qu'on sut de votre boucheCombien peu l'intérêt de l'Empire vous touche. AMATA. Arbitres immortels, du destin des humains,Je ne fais plus de voeux, je mets tout en vos mains. SCÈNE VII. Juturne, Sidon. JUTURNE. Sidon, approche, écoute, auras tu le courage De m'aider à calmer ce violent orage,Si je t'ouvre mon coeur, tairas tu mon secret ? SIDON. Je saurai me conduire, en confident discret,Quelque important qu'il soit, assurez vous Madame,Qu'on ne pourra jamais me l'arracher de l'âme. JUTURNE. Je m'en ressouviendrai, Sidon viens avec moi,Je t'instruirai de tout dans le jardin du Roi. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Énée, Acate. ACATE. Quoi Seigneur, hasarder une si belle vie ! ÉNÉE. L'amour me le commande, et l'honneur m'y convie,Ne vous opposez plus à ce noble dessein, À peine un Dieu pourrait me l'arracher du sein ;Le sort en est jeté, rien ne m'en peut distraire,Énée est courageux, si Turne est téméraire,Son désespoir me plaît, et quel qu'en soit l'effet,Je rends grâces au Ciel de l'appel qu'il m'a fait, Son orgueil apprendra si ma vertu sommeille, Qu'il faut peu la piquer afin qu'elle s'éveille,Et qu'un coeur généreux que l'on heurte trop fort,Est un écueil caché dedans une eau qui dort.Allez fidèle Acate, allez dans votre tente Soulager par vos soins ma généreuse attente,Si Turne tient parole et ne consulte pas,Il doit dans peu de temps dresser ici ces pas,C'est l'endroit destiné pour finir notre guerre,Et calmer tant de bruits par un coup de tonnerre, Allez donc. ACATE. Mais Seigneur... ÉNÉE. Allez sans repartirEt si Turne paraît, venez m'en avertir. SCÈNE II. ÉNÉE. Après mille travaux, dont la seule mémoire Épouvantera ceux qui liront mon histoire,Le jour est arrivé, qu'ont marqué les Destins Pour me faire monter au trône des Latins,D'un rival insolent, l'arrogante entreprise[Note : Anchise : père d'Enée qui le porta en quittant Troie.]Précipite l'effet des paroles d'Anchise,Lorsqu'aux Champs-Élysées, je fus voir ce vieillard,[Note : Sibylle : prophétesse.]La Sibylle me tint ce discours de sa part. « Poursuis ta course Énée, et franchis la barrière,Qui finit tes travaux, et borne ta carrière,Va chercher ta patrie aux pays étrangers,Brave les accidents, affronte les dangers,Cours sur toutes les mers, sans craindre les naufrages, Un jour tout l'Univers te rendra des hommages,Un jour tes bras vainqueurs, et tes prospéritésDonneront une Reine à toutes les Cités,Et tu contempleras de même qu'un prodige,Mille illustres rameaux dont tu seras la tige, Ton petit fils Iule, étendra ton renom,Son sang, et sa vertu, feront vivre ton nom, De lui viendra Romule, et des soins de cet homme,Une ville naîtra qui s'appellera Rome,Rome sera féconde, et ses premiers enfants Entreront dans le monde, armes et triomphants,Ils donneront des lois en recevant la Vie,Et portants dans le coeur, la superbe et l'envie,Après qu'ils auront vu, des Rois traîner leurs charsCommandants seuls à tous, seront nommés Césars. » Telle éclata la voix, dont l'Oracle de CumesPrédit qu'un jour mon sort serait sans amertumesEt qu'étant enrichi, du bien qui m'est promisJ'aurais plus d'envieux, que je n'eus d'ennemis.Aussi lorsque je pense à ce divin Oracle Je m'estime assez fort, pour vaincre tout obstacle,Cent rivaux dussent-ils m'attaquer aujourd'hui,Je leur résisterais dessus ce ferme appui.Étant favorisé d'un Destin infaillibleJe me sens, et me crois désormais invincible. D'ailleurs l'occasion, d'un combat inouï,L'or du sceptre Latin dont je suis ébloui,La divine beauté pour qui j'ai de la flamme,Le désir de la gloire, et la crainte du blâme,Et mille autres motifs, des esprits généreux Me disent que la mort, n'a rien de rigoureux. Mais à ce que je vois, l'heureux moment s'avanceAuquel on me verra châtier l'insolence,Acate de retour, avec de mes soldatsMe vient dire que Turne arrive sur ses pas. SCÈNE III. Acate, Énée, Troupe des Troyens. ACATE. Seigneur, les assiégés sont sortis de la Ville,Et leur abord doit être, aussi prompt que facile. ÉNÉE. Acate ne pouvait me satisfaire mieux,La nouvelle est heureuse, et j'en rends grâces aux Dieux,Ma fortune bientôt, changera de visage, Soit que Turne succombe, ou qu'il ait l'avantage. ACATE. Conservés vous, Seigneur, et pour vous, et pour nous,Ou qu'Acate du moins, combatte avecque vous. ÉNÉE. Je vous l'ai déjà dit, votre zèle me choque,Je dois combattre seul, puis que l'on m'y provoque, Je chargerais mon front d'un opprobre éternel,Si je n'acceptais pas ce glorieux duel. ACATE. Et si vous ne souffrez que mon bras vous seconde,J'en concevrai dans l'âme une douleur profonde. ÉNÉE. J'aime dans un grand coeur un pareil mouvement, Mais c'est quand la raison lui sert de fondement,Quand il a consulté si l'ardeur qui l'enflamme,Ne peut au lieu d'honneur lui procurer du blâme,S'il ne projette rien qui soit à contretemps,Et dont les immortels se trouvent mécontents ; C'est en quoi vous manquez, puisque la destinéeSe veut voir surmonter par les travaux d'Énée,Qu'il n'est permis qu'à moi d'en divertir le cours,Et de nous rendre heureux le reste de nos jours :De plus c'est à moi seul que le cartel s'adresse, C'est donc moi qui dois seul témoigner mon adresse,Je dois seul satisfaire à mon fier ennemi,Et ne me pas montrer généreux à demi ;Souffrir que quelqu'un m'aide ou combatte à ma place, Ce serait flatter Turne et croître son audace, Ce serait l'assurer que je n'ai point de coeur,Et devant le combat l'avouer mon vainqueur ACATE. Ce serait l'assurer qu'il ne vaut pas la peineQue votre bras l'immole à votre juste haine,Que vous êtes un foudre, et qu'il est de ces corps Sur qui vous dédaignez d'employer vos efforts,Ce serait en un mot lui donner une preuve,Qu'il est comme un roseau, vous de même qu'un fleuve,Dont le rapide cours méprise de heurter,Un obstacle impuissant qui ne peut l'arrêter. ÉNÉE. Acate vous parlez avec tant d'éloquence,Avec tant de chaleur, de zèle et d'assuranceQue l'octroi de vos voeux armerait votre bras,Si mon ardente amour ne le défendait pas :C'est peu, que la fierté de Turne soit punie, Il faut qu'en le perdant, je gagne Lavinie,Et je ne puis prétendre à ce contentementQu'en faisant dessous moi succomber son amant ;Comme cette Princesse a l'âme généreuse, C'est la seule vertu qui la rend amoureuse, Ainsi pour mériter, et son coeur, et sa foiIl faut montrer que Turne en a bien moins que moi :D'autre part ma douleur, et juste et violente,Doit le sacrifier aux mânes de Pallante,D'un si fidèle ami, la chute et le trépas Demandent à mon coeur cet effort de mon bras,Doncques n'en parlons plus, et que mon cher AcateSouffre sans murmurer que ma douleur éclate,Et qu'adressant ma voix à ces nobles guerriers,J'assure qu'ils auront part à mes lauriers. Fidèles compagnons des malheurs, dont ma vieS'est vue en mille endroits cruellement suivie,Glorieux partisans du plus noble desseinQue l'honneur m'ait jamais inspiré dans le sein,Magnanimes ouvriers de ma bonne fortune Qui vous doit être à tous favorable et commune,Voici le jour fatal, destiné pour donnerDu relâche à nos maux, et pour me couronner.Soldats, Chefs, Compagnons, Citoyens, Amis, Frères,Rendez moi par vos voeux les immortels prospères, Conjurez leur bonté de secourir un Roi,Qui se promet tout d'eux et n'attend rien de soi.Priez ces souverains du Ciel et de la Terre,Que mon bras ait l'effet du foudre et du tonnerre, Qu'à l'abord des Latins, mes regards seulement Leur donnent du respect et de l'étonnement,Bref suppliez le Ciel, quoi que Turne ait d'audace,Que je sois tout de feu, que lui soit tout de glace,Il vient d'un pas superbe accompagné des siens,Il intimiderait d'autres que des Troyens. SCÈNE IV. Latinus, Turne, Énée, Acate, Troupe des Troyens. Troupe des Latins. LATINUS. Doncques voici l'endroit, où le sort de deux hommesDoit établir celui de tous tant que nous sommes,Doncques c'est en ce lieu qu'un duel glorieuxDoit nous apprendre à tous la volonté des Dieux,Que la valeur de Turne, ou que celle d'Énée Va glorieusement vaincre la destinée,Délivrer mon pays des outrages de Mars,Et décharger mes champs d'une moisson de dards, C'est donc, c'est donc ici, que la crainte bannie,Amour paraît armé pour gagner Lavinie, Et que de deux rivaux qui veulent l'acquérir,Le plus juste doit vaincre, et l'autre doit périr :Mais avant que le sort décide par les armes,Nos sanglants différents, nos haines, nos alarmes,Jurons et l'un et l'autre, et de bouche et de coeur, Que les gens du vaincu céderont au vainqueur,Qu'ils se reposeront à l'ombre de ses palmes,Et laisseront mon âme et mes provinces calmes. ÉNÉE. Seul pour tous mes soldats, j'atteste les Grands-DieuxQui m'entendent parler, puisqu'ils sont en tous lieux, Que si dans ce combat mon rival me surmonteVous les verrez bien loin, s'enfuir avec ma honte ;Astre père du jour qui court incessamment,Clair flambeau, je te fais témoin de mon serment,Et toi noble pays, florissante Italie, Ou l'Ordre du Destin prescrit que je m'allie,Belle Terre, pour qui l'on m'a vu si souvent,Et le jouet de l'onde, et le butin du vent,Toi père tout puissant qui régit le tonnerre,Toi Junon qui te plais à me faire la guerre, Toi qui dans les combats, suivi de la terreurPorte le désespoir, le carnage et l'horreur,Mars, qui peux quand tu veux par ton ardeur funeste,Mettre dans les cités, la famine et la peste,Et vous humides Dieux qui dans le sein des eaux Avez pour logements des palais de roseaux ;Toi maître du trident qui tiens sous ta puissanceCet élément constant dedans son inconstance,Neptune qui m'aidas alors que malgré toiJunon voulait ouvrir ses abîmes sous moi. Liguez vous tous ensemble et conjurez ma pertePar une guerre ouverte,Enfin réduisez nous dans un funeste étatSi nous contrevenons aux lois de ce combat. LATINUS. Je jure ainsi que vous, le Ciel, la Terre et l'Onde, La Lune et le Soleil ces deux flambeaux du monde,Janus au double front, les forces de l'Enfer,Les Démons souterrains, et ceux qui sont dans l'air,Celui qui m'engendra, dont la main vengeresseOppriment les humains qui faussent leur promesse, Bref j'atteste le Ciel et tous les immortels,Leurs Temples adorés, et leurs sacrés autels, Que si Turne est vaincu ma fille sera vôtre,Et que votre désir fera des lois au nôtre,Rien ne peut ébranler un si ferme propos, Non pas quand l'Océan en grossissant ses flotsFerait renaître encor cet ancien orage,Où Deucalion seul fut exempt du naufrage,Non pas mêmes aussi quand ses Astres diversQui brillent dans le Ciel tomberaient aux Enfers, Plutôt ce sceptre ci, par un nouveau prodige,Ira se réunir de soi-même à sa tige,Et produira des fleurs comme il fit autrefois,Avant que l'artifice eut embelli son bois,Et qu'il fut destiné pour servir d'une marque Qui distingue un sujet d'avecque son monarque.Oui plutôt que je manque à garder mon serment,L'Univers révolté verra ce changement. TURNE. Les lois de ce combat sont assez affermies,Éteignons dans le sang nos flammes ennemies, Voyons qui de nous deux contera dans ses biens,Un trésor où le Ciel renferma tous les siens. ÉNÉE. Prince, ma passion répond à votre envie,Un trépas glorieux m'est plus cher que la vie, Déployez vos efforts, et ne m'épargnez point, L'honneur vous le commande, et l'Amour vous l'enjoint,La Princesse l'ordonne, et ses yeux pleins de charmes,Veulent voir aujourd'hui mon sang dessus vos armes. TURNE. Superbe Phrygien, vous allez éprouverQue c'est trop tard me craindre, et trop tôt me braver, Tranchant du premier coup votre honteuse trame,Je vous ferai vomir votre sang et votre âme. ÉNÉE. Assistez moi grands Dieux. TURNE. Mon bras assiste moi. ÉNÉE. Je n'implore que vous. TURNE. Je n'implore que toi. SCÈNE V. Juturne, Turne, Énée. Latinus, Acate, Troupe des Troyens, Troupe des Latins. JUTURNE, en habit de Cavalier. Barbares généreux, courages sanguinaires, Ambitieux rivaux, illustres adversaires,Suspendez vos fureurs, le Ciel l'ordonne ainsi,Et ce sont ses arrêts qui m'amènent ici,Qu'on m'écoute parler sans que l'on m'interrompe. TURNE. Mars ne parut jamais avecque plus de pompe, Il faut que ce soit lui. LATINUS. Je le pense. JUTURNE. Écoutez. L'organe du Destin et des Dieux irrités. ÉNÉE. Puisque c'est de leur part, vous aurez audience. JUTURNE. Qu'aucun donc d'un seul mot, ne rompe son silence,Et si ma voix sur lui, fait quelque impression, Qu'il ne le fasse voir que par son action.Le Ciel que je consulte, et même où je demeure,M'a fait en cette place arriver à bonne heure,Si j'eusse différé d'un moment à venir.Le lustre des Latins s'en allait se ternir, Un seul homme à leurs yeux, au dépens de leur gloireÉtait prêt d'ériger un Temple à sa mémoire,Turne immortalisait sa valeur et son nom,Et perdait son pays, pour croître son renom :Oui Latins de ce chef, l'âme bouillante et prompte Allait être vaincue, ou vaincre à votre honte,Son triomphe ou sa mort en cette occasion,Vous allait apporter de la confusion,S'il eut été vainqueur, sa vaillance estimée,Eut accru seulement sa propre renommée, Et si son ennemi l'eut percé de ses coups, Cet affront signalé n'eut fait rougir que vous :Après un bon succès, les nations étrangesEussent mis dans le Ciel, et Turne et ses louanges,Mais après sa défaite, on eut dit en tous lieux Les Latins sont vaincus, les Troyens glorieux,L'Hellespont a soumis à ses lois l'Italie,Un pays si superbe aujourd'hui s'humilie,Des peuples si puissants sont devenus au pointDe se voir gourmander et n'en murmurer point. Ha généreux Latins évitez ces reproches,Faites, faites, plutôt de sanglantes approches,Mourez, mourez plutôt, que de souffrir qu'un brasConserve à votre honte, ou perde vos États.Quelle appréhension peut glacer vos courages ? N'êtes vous pas munis de tous les avantages ?Ces Phrygiens sont-ils pour vous trop belliqueux,Êtes vous moins en nombre et moins en force qu'eux ?Vous voyez la Troade et l'Arcadie entière,Que l'une et l'autre ici tombent sur la poussière, Si vous les engagez dans un combat commun,Fussent ils plus encor vous serez deux contre un.Courage compagnons, en pareille aventureLe tumulte jamais n'est de mauvaise augure,Alors que le Ciel tonne, et que l'on voit l'éclair, C'est signe que la foudre est prête à fendre l'air. Vous tonnez, et vos yeux enflammés de colère,Représentent ce feu, qu'on voit quand il éclaire,Vos armes dont l'aspect peut tout épouvanter,Sont des foudres mortels qu'on ne peut éviter, Lancez, lancez les donc, sur ces coupables têtes,Qu'en mourant, les Troyens apprennent qui vous êtes.Mais que mal à propos je veux vous animer,Vous montrez une ardeur qu'on ne peut exprimer,Vos coeurs pour le combat, ont de l'impatience, Et vous ne balancez qu'afin que je commence.Je vais donc sur leur chef porter le premier coup,Donnons, nous les vaincrons sans nous peiner beaucoup. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Amata, Turne. TURNE. Oui, Madame, nos mains noblement occupées, Pour accourcir nos jours, allongeaient nos épées, Nous commencions déjà, de porter quelques coupsQuand ce jeune guerrier se vint mettre entre nous,Et quand sa voix fatale aux progrès de ma gloire,Me déroba l'honneur, d'une illustre victoire. AMATA. Quel que soit ce guerrier, j'estime sa valeur. TURNE. Et je n'en puis louer, l'indiscrète chaleur, Sur le point que j'allais faire mordre la terre,Au téméraire auteur d'une sanglante guerre,Lorsque j'étais tout prêt de lui percer le seinCe guerrier inconnu vint trahir mon dessein, Il sauva mon rival de la mort toute prête,Son ardeur fit flétrir des lauriers sur ma tête,Et semant dans le camp le tumulte à son gréIl me précipita d'un superbe degré,À cette heure sans lui l'ennemi qui nous brave, Ou n'aurait plus de vie, ou vivrait notre esclave. AMATA. Turne ne blâmez pas ce guerrier généreux,Il vous a retiré d'un pas bien dangereux ;Puisqu'après une foi saintement établie,Le Ciel a consenti qu'elle fut affaiblie, C'est signe que sa force esclave du destinNe pouvait plus aider à l'Empire Latin,Et que d'un homme seul la chute infortunéeNous allait tous ranger sous le pouvoir d'Énée. TURNE. Si le Ciel et le Sort, le favorisaient tant Ses armes auraient eu plus d'heur en combattant, Et les fureurs de Mars réprimant son audace,N'en auraient pas couché tant des siens sur la place.Quand je me représente un choc si furieux,Le carnage et l'horreur paraissent à mes yeux, Je vois deux camps mêlés sacrifier leur vie,Et rendre en expirant leur sort digne d'envie,Je vois de toutes parts de généreux guerriers,Ou tombez, ou tombants, sous le faix des lauriers,L'un et l'autre parti s'échauffe et s'encourage, Le courroux saisit l'un, l'autre cède à la rage,Et tous deux altéres de la soif de leur sang,Ils courent en chercher des sources dans leur flanc :Mais parmi ce désordre où la Parque insolenteDonne la mort aux uns, aux autres l'épouvante, On met dans la moisson, bien moins d'épis à bas,Que je ne fais tomber de Troyens sous ce bras ;Je tiens ou leur défaite, ou leur fuite assurée,Leur faiblesse est connue, et ma force admirée,J'en fais autant mourir que ce fer en atteint, Et l'ennemi pâlit du sang dont il est teint ;Enfin on me voit tel qu'on a peu vous apprendreQue j'étais quand ce bras défit ce jeune Évandre,Ce Pallante qu'Énée aimait si chèrement,Et que je dépouillais de ce riche ornement, C'est-à-dire en un mot, que dans cette mêléeMa valeur se rendait pour jamais signalée, Et que mon cimeterre étincelant dans l'airFaisait tout ce que font et la foudre et l'éclair,Lorsque voici venir cinq cents hommes en armes, Portants aux yeux le feu, le meurtre, les alarmesQui par leur arrivée imprévue aux LatinsLes font se défier du soin de leurs destins,La frayeur aussitôt les rend tremblants et blêmes,Loin de se faire craindre, ils se craignent eux mêmes. [Note : Alentir : Rendre plus lent. [L]]Leur généreuse ardeur tout d'un coup s'alentit,Ils poussent tous des cris, dont le camp retentit,Et l'âme d'un chacun à ce point s'est réduiteQue la peur de la mort lui conseille la fuite,Je suis abandonné, mon pays me trahit, Je parle, je commande et nul ne m'obéit,L'ennemi vient à moi, j'en redoute l'approche,Mais je crains si je fuis d'en avoir du reproche ;Enfin chargé de honte et de rage troublé,Je cède sur le point de me voir accablé ; Ainsi ce ne fut pas le bon destin de TroieQui mit et mon honneur, et mon amour en proie,Ce fut la trahison de nos lâches soldatsTroublés par un renfort, qu'ils ne prévoyaient pas,Les perfides qu'ils sont, devaient avant leur fuite Réfléchir sur leur chef, et dessus sa conduite,Et songer en bravant les forces d'Ilion, S'ils étaient tous des cerfs, que j'étais un lion. AMATA. Mais toujours ce combat s'est fait à notre perte. TURNE. L'État n'aperçoit point celle qu'il a soufferte, Fort peu de nos soldats ont répandu du sang,Et du leur les Troyens ont vu naître un étang,Ainsi toute leur gloire et tout leur avantageC'est d'être restés seuls témoins de leur naufrage,Et dedans le mépris qu'ils faisaient du trépas D'avoir contraint à fuir nos timides soldats,Quoi que pour excuser la faute qu'ils ont faiteJe pourrais appeler leur fuite une retraite. AMATA. Ce serait trop flatter des traîtres tels qu'ils sont,Et même autoriser les lâchetés qu'ils font, Il faut mieux distinguer la retraite et la fuite,La première est l'effet d'une bonne conduite,L'autre est un témoignage infaillible et honteux,D'un courage timide, imprudent et douteux,Celui qui se retire a de vaincre une envie, Celui qui fuit, n'en a que de sauver sa vie ;Mais parmi ce chaos et d'horreur et d'effroi,Vous ne me dites point qu'est devenu le Roi. TURNE. Je l'ignore Madame, et c'est ce qui me trouble.Ici mon désespoir, et ma crainte redoublent, Je croyais le trouver de retour au Palais. AMATA. Te reste-il (ô Ciel) encore quelques traits,N'est-ce pas le dernier que ta fureur décoche,Un Roi mort ou captif, ô trop sanglant reproche ;Ô crime détestable, autant qu'inopiné, Du chef et des soldats qui l'ont abandonné. TURNE. Ce propos de mépris sensiblement me touche,Mon coeur en fait sa plainte aussi bien que ma bouche,Que le Roi soit captif je serai sa rançon,Mais c'est trop s'emporter sur un simple soupçon, En ce même moment il arrive peut être,Et m'affranchit des noms et de lâche et de traître. AMATA. Peut-être aussi bientôt on viendra m'avertirD'un malheur que la peur me fait déjà sentir,Mais que dis-je peut-être, hé Dieux la chose est vraie ! Tyrene que voici vient agrandir ma plaie. SCÈNE II. Tyrene, Amata, Turne. TYRENE. Préparez vous Madame à recevoir un coup,Qui doit ou vous abattre, ou vous blesser beaucoup.Notre Roi n'est plus Roi, le Troyen qui nous braveLe tient dedans son camp, et le traite d'esclave, Je ne puis déguiser un mal si violent,Je trahirais l'État en le dissimulant. AMATA. Et bien Turne, ma crainte est elle condamnable,Ou plutôt mon courroux n'est-il pas raisonnable ?Ne méritez vous pas le reproche outrageux D'être perfide amant, et chef peu courageux ? TURNE. Exagérez encor afin de me confondre, Puisque vous me blâmez je ne veux pas répondre,Faites moi grande Reine un reproche éternel,Si je vous ai déplu je suis trop criminel : Bien que ce soit à tort que vous m'appeliez lâche,J'aime mieux voir sur moi cette honteuse tâche,Que de m'en exempter et d'un mot seulement,Choquer votre discours et votre jugement.Dites qu'ingratement j'ai trahi ma patrie, Que j'ai sacrifié l'État à ma furie,Pressé comme je suis d'un soudain désespoirUn mot en ma défense excède mon pouvoir,La crainte d'être mal auprès de mon amanteRend ma langue immobile et mon âme tremblante ; Si cet astre vivant qui fait mes plus beaux joursD'un clin d'oeil seulement approuve vos discours,Si le moindre soupçon se glisse dans son âme,Son esprit généreux méprisera ma flamme,Je passerai pour lâche et son coeur tout Royal, Me traitera de Prince, et d'amant déloyal ;Cette peur, ce penser m'inquiète et me gêne,Je souffre en ce moment une cruelle peine,Et si je suis contraint de faire un autre choix,En ce même moment je mourrai mille fois, Elle vient, mais ô Dieux ! Son visage adorable N'a plus cette douceur qui le rendait aimable,J'y vois du changement, et de l'émotionOu pour mieux dire encor de l'indignation. SCÈNE III. Lavinie, Amata, Turne, Tyrène. LAVINIE. Amour, c'est trop longtemps parler en sa défense, Mon devoir t'interrompt et t'impose silence.Quoi mon père est captif, et vous n'êtes pas mort ?Le naufrage du Roi vous a mis dans le port,Vous respirez encor, et cent mortelles flèchesN'ont pas fait sur ce corps de glorieuses brêches ? Ha Latins qui n'eut dit que notre libertéEut été chère à Turne autant que la clarté,Cependant nous tombons sous le pouvoir d'Énée,Sans que de ces destins la course soit bornée,Il survit à l'honneur, qu'il devait tant chérir Et peut nourrir encore l'espoir de m'acquérir,Parce qu'à son Amour le Roi n'est pas propice Il l'a conduit exprès dedans le précipice,Croyant mal à propos par ce lâche moyenD'avancer notre hymen, et m'ôter au Troyen. TURNE. Portez encor plus haut votre illustre colère,Oui j'ai trahi le Roi, l'État, et votre père,Imaginez, joignez d'autres maux à ceux-ci,Si vous m'en accusez je m'en accuse aussi. AMATA. Mais repoussez ce trait contre votre adversaire Et montrez qu'elle forme un soupçon téméraire. LAVINIE. Oui si vous le pouvez faites voir que j'ai tort,Et que notre disgrâce est un revers du sort. TURNE. Je vais puis qu'il vous plaît parler en ma défenseBien moins par intérêt que par obéissance, Et puis quand la raison m'aura justifiéJe veux à vos soupçons être sacrifié :Le duel diverti par l'abord d'un seul hommeQue je ne puis nommer, mais digne qu'on le nomme,Fit par un changement aussi prompt que fatal D'un combat singulier un combat général. LAVINIE. Je sais cet accident qui nous charge de honte,Il n'est pas de besoin que l'on me le raconte. TURNE. Doncques sans rapporter la harangue que fitCet éloquent guerrier à qui l'on satisfit, Vous saurez que son bras poussé de son couragePortant le premier coup fit éclater l'orage,Nos soldats animez de ces mâles discoursLe voyant en danger lui prêtèrent secours,Lors les traits que dans l'air on décocha sans nombre Firent qu'en plein midi l'on combattit à l'ombre,Le désordre soudain semé dans les deux campsMêla les attaques avec les attaquants,Le carnage, l'horreur, l'assurance, les craintes,Le désespoir, les pleurs, les soupirs, et les plaintes, Un nuage de poudre, un effroyable bruitChangèrent un beau jour en une affreuse nuit :Parmi ce triste amas d'horreurs et de ténèbres,Où l'ombre ensevelit mille actions célèbres,Tandis que je faisais par tout briller ce fer, Le Roi s'évanouit de même qu'un éclair ; Trois fois pour le trouver et pour fuir l'infamieJe fus jusques au coeur de l'armée ennemie,Et durant ce temps là, sans être épouvantéJe vis plus de cent fois la mort à mon côté ; Mais enfin ne prenant qu'une peine inutileJe me persuadai qu'il était dans la ville,Ainsi des ennemis je me sus dégagerPlus pour suivre le Roi, que pour fuir le danger.C'est de cette façon, rigoureuse Princesse, Que j'ai trahi l'État, mon honneur, ma maîtresse,Mon crime est avéré vous le devez punir,Et c'est une faveur que je veux obtenir,Un Prince généreux aurait perdu la vie,Un véritable amant vous aurait mieux servie, Je suis un lâche Prince, un amant déguiséEt vous avez raison de m'avoir accusé.Faites doncques agir votre justice extrême,Commandez qu'on vous venge, ou vous vengez vous-même,Tenez, prenez ce fer, donnez moi le trépas Ou si vous l'aimez mieux, laissez faire ce bras. LAVINIE. Prince vous me bravez et pour croître ma honteDe vos jours et des miens vous faites peu de compte,Après m'avoir montré quelle était mon erreur,Vous quittez la raison pour suivre la fureur. Faites mieux, préservez une si belle vieDes traits injurieux que décoche l'envie,Si vous ne surmontez ces indignes transportsLe peuple les prendra pour l'effet d'un remords,Et dira comme il croit toujours le vraisemblable ; Que Turne aurait vécu, s'il n'eut été coupable.Évitez ce reproche à votre honneur mortel,Témoignez aux Latins que vous n'êtes point tel,Rassemblez nos soldats, instruisez les d'exemple,Donnez de votre coeur une preuve bien ample, Dans le camp des Troyens allez tout foudroyer,Portez y la frayeur sans vous en effrayer,Et pour dire en un mot, si vous me voulez plaireLaissez leur votre vie ou leur ôtez mon père,Oui malgré mon amour je suis ferme en ce point, Turne amenez mon père, ou ne revenez point ;Que si de mes soupçons le souvenir vous fâche,Songez que la nature est une forte attache,Et que toujours mon sexe en des malheurs si grandsCroit s'il est modéré plaindre mal ses parents. TURNE. Ma Princesse il suffit, ces deux mots m'adoucissentJe ne désire plus que mes yeux s'obscurcissent,Ce que j'ai de chaleur tend à vous secourir Et je meurs du regret d'avoir voulu mourir.Le temps ne permet pas qu'on le perde en paroles, Les longs raisonnements, marquent les âmes molles,Il faut sans consulter dedans un mal pressantRecourir au remède aussitôt qu'on le sent,Bien souvent le venin qu'imprime la vipèreGagne et blesse le coeur tandis qu'on délibère. Adieu donc, je m'en vais combattre vaillammentVous aurez votre père ou n'aurez plus d'amant. SCÈNE IV. Latinus, Sidon, Turne, Amata, Lavinie, Tyrene. LATINUS. Énée est généreux. AMATA. Ô Ciel peut il bien être ! LAVINIE. Mes yeux est ce le Roi que vous voyez paraître. TURNE. Votre prise Seigneur n'était donc qu'un faux bruit ? LATINUS. Ne m'interrompez point, vous en serez instruit.Quand je vis nos Soldats proches de leur défaiteJe me crus obligé de faire une retraite,Mais au point de me voir échappé du hasardUn ombrage surprend les chevaux de mon char, Aussitôt la frayeur les fait changer de routeIls guident leur cocher dedans cette déroute,Ils gourmandent le frein que son art leur a mis,Et m'entraînent enfin au camp des ennemis,Je n'y suis pas plutôt qu'à l'instant on m'arrête, Le soldat insolent me brave et me maltraite,Et pensant de son Prince en être bien vouluSur moi pour m'y conduire il se rend absolu ;Mais après m'avoir fait ce traitement indigneToute sa récompense est un affront insigne, Son Monarque envers lui justement irritéLe reprend devant moi de sa témérité,Et m'ayant témoigné des respects incroyablesIl tient à ses sujets ces mots ou de semblables.Qu'un Roi ne soit pas libre, il est hors de raison, Ou du moins l'Univers doit être sa prison,Soldats vous vous flattez d'un espoir infertile, Conduisez ce Monarque aux portes de sa ville,Je veux le rendre aux siens, et par cette actionMontrer beaucoup d'amour et peu d'ambition ; Il est dit, il est fait, une de ses cohortesAccompagne mon char, et me rend à nos portes.Jugez après ce trait de générositéSi je dois approuver votre animosité,Et si sans être ensemble ingrat, lâche, et barbare, Je saurais oublier une faveur si rare :Certes je ne le puis, les Rois sont obligésDe ne laisser jamais de bienfaits négligés,Aussi ce conquérant aurait déjà des marquesQue je sais m'acquitter du devoir des Monarques. Déjà vous le verriez dans nos rebelles mursRecevoir des plaisirs et tranquilles et purs,Il serait possesseur de la beauté qu'il aime,Et son front brillerait dessous mon diadèmeS'il avait seulement secondé d'un souhait, Le dessein arrêté que mon coeur avait fait ;Mais bien loin d'aspirer à ce haut avantageCe Prince généreux m'a tenu ce langage,Je ne cherche jamais de satisfactionQu'en la gloire de faire une bonne action, Que si j'ai mérité quelque faveur plus grandeSeigneur veuillez souscrire à ma juste demande,Qu'aujourd'hui mon rival rentre dans le combat, Et que nous terminons notre amoureux débat,Après avoir juré les puissances célestes, Nos serments violés, nous deviendraient funestes,Il y faut satisfaire et gauchir ce malheurPar un sanglant effet d'amour et de valeur,C'est la seule faveur que je crois qui m'est duePour votre liberté que je vous ai rendue. Cela dit, il se tait et dans le même instantJe proteste les Dieux de le rendre content,Non sans être touché d'une contraire envieÀ celle qui le porte au mépris de sa vie,Je voudrais divertir ce généreux cruel D'abandonner ses jours au hasard d'un duel,Mais je prétends en vain de fléchir son courage,Avant qu'entrer au port il veut vaincre l'orage.Turne soyez donc prêt à combattre bientôt,Montrez que rarement on vous prend au défaut ; Que si de ce combat le péril vous transporteLisez ce mot d'écrit que Sidon vous apporte,Il pourra rassurer vos esprits étonnés,Voyez ce qu'il contient, adieu, Sidon venez. SCÈNE V. Turne, Amata, Lavinie, Tyrene. LAVINIE. Madame, qui lui peut envoyer cette lettre ? AMATA. Je l'ignore, et ne sais, ce qu'on doit s'en promettre. TURNE. Lettre.Prince je suis ce CavalierQu'on vit s'opposer à vos armes,Lorsque pour mériter Lavinie et ses charmes,Vous tentiez le hasard d'un combat singulier : Je suis près de finir ma trame,Un coup mortel m'arrache l'âme,Les ondes de mon sang la jettent dans le port.C'en est fait, elle m'est ravie :Mon frère en me vengeant triomphez de la mort, Ou du moins en mourant, triomphez de la vie. Juturne votre soeur. En cet événement,Ma tristesse est égale à mon étonnement,Mon âme en ce rencontre en cent parts divisée,Voit comme ma raison ma constance épuisee, Si bien que mon malheur est étrange à ce pointQu'il fait que je lui cède et ne le comprend point. LAVINIE. Si l'on peut de l'esprit juger par le visageLe sien est agité, d'un furieux orage. TURNE. Quoi ma soeur, c'est donc vous, qui sous un faux habit Semâtes dans le camp un désordre subit ;Qui vîntes empêcher qu'on ne vit deux épéesPour un vivant soleil au combat occupées,C'est vous qui m'écrivez et qu'un coup furieuxPrive du bel esprit que vous teniez des Cieux ? Mes cruels ennemis vous ont donc outragée ?Mais je jure le Ciel que vous serez vengée,Je suis sourd à l'amour j'écoute mon devoir,Ma maîtresse sur moi n'a plus aucun pouvoir ;Oui j'ose vous le dire aimable Lavinie, Je prends tous vos soupirs pour une tyrannie,Soupirer devant moi c'est tyranniquement, Choquer la liberté d'un frère et d'un amant. AMATA. Turne souvenez vous... TURNE. Que ma soeur me demandeQue pour venger son sang, tout le mien je répande. Sus donc n'en parlons plus, cédons à mon transportPuisqu'elle m'y convie,Allons en la vengeant triompher de la mort,Ou du moins en mourant, triompher de la vie. AMATA. Dieux glacez son courage et retenez son bras. LAVINIE. Dieux faites qu'il combatte et qu'il ne meure pas. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Amata, Lavinie, Sidon. AMATA. Sidon raconte nous cette triste aventure, Ne tient pas plus long temps nos coeurs à la torture,Parle, et si tu le peux en cessant ton discoursTermine ou pour le moins précipite nos jours ; SIDON. Ha ! Que plutôt cent fois... AMATA. Obéis sans réplique,On tait malaisément l'infortune publique. SIDON. Ces illustres rivaux lassés de voir le jour,Et tous deux aveuglés de fureur et d'amourViennent en même temps dans la place assignée Pour employer leurs mains contre leur destinée,Ce fut le champ de Mars qui rougit de leur sang,Car le Troyen voulut s'éloigner de son campAfin que s'il vainquait ce fameux avantageNe se peut rapporter à rien qu'à son courage. Donc arrivés qu'ils sont dans le lieu du combatIls s'engagent tous deux en un sanglant ébat,Tous deux avec plaisir s'obstinent à leur perte,Tous deux marchent sans peur dessus leur tombe ouverte,D'une égale chaleur tous deux battent le fer, Et tous deux de leurs yeux s'élancent en éclair,Tous deux pour se donner une nouvelle atteinteMéditent tous beaucoup, et puis font une feinte,Bref, ils font remarquer, et d'une et d'autre partBeaucoup d'adresse jointe aux préceptes de l'art. AMATA. Que sert ce long discours, enfin Turne succombe,Dis vite. SIDON. En reculant, le Ciel permet qu'il tombe Et dans le même instant que le pied lui défaut,Son rival dessus lui se jette d'un plein saut. LAVINIE. N'achève pas. AMATA. Non, non, par ce rapport funeste, Éteins si tu le peux la clarté qui me reste. SIDON. Turne est donc renversé dessous son ennemi,Mais son corps en tombant a son coeur affermi ;Le Troyen qui voit tout répondre à son envieLe presse plusieurs fois de demander la vie, Mais ce noble courage au lieu d'y consentirSe moque du vainqueur qui le veut garantir,Toutefois la tendresse, ou le respect d'ÉnéeL'empêche d'attenter dessus sa destinée,Et lui fait avancer ce propos généreux. Prince relevez vous, soyons amis nous deux,Les armes m'ont enfin la Princesse asservie,Je vous donne ; ce Roi pensait dire la vie,Mais un funeste objet que son oeil découvrit Lui vint fermer la bouche au moment qu'il l'ouvrit. Turne avait dessus soi l'écharpe de Pallante,D'un meurtre tout récent encor toute sanglante,Énée à cet objet oublia la pitié,Et se rendit sensible aux traits de l'amitié ;Pallante avant sa mort était toute sa joie Tous deux semblaient n'avoir qu'une trame de soie,Et pour le faire court, le Ciel les avait misEn un degré plus haut que les parfaits amis ;Cette écharpe fatale au bien de la patrieEmporte le Troyen jusques à la furie, Cet objet à ses yeux présente son ami,Il y remarque encor le sang qu'il a vomi,Et dans ce même instant sa mémoire fidèleLui dit que Turne a fait cette action cruelle,Il entend ce rapport, puis oyant son courroux Il le fait relever et le perce de coups. LAVINIE. Ainsi donc de ses jours la course est terminée ? SIDON. Ces coups n'achèvent pas sa triste destinée,Et bien qu'ils soient mortels, ils accordent pourtantQuelques moments de vie à son coeur palpitant. AMATA. Que disent nos soldats, à ce sanglant spectacle ? SIDON. Ils murmurent entre eux, mais c'est un faible obstacle,Le Roi caresse Énée, et l'honore du nomDe vainqueur qui mérite un immortel renom,Pour prix de sa victoire il lui promet Madame. AMATA. Il ne peut de la sorte en disposer sans blâme. SIDON. Je crois qu'ils se rendront dans peu de temps ici. LAVINIE. Est-il possible ? SIDON. Au moins chacun le pense ainsi. AMATA. Après tant de malheurs, laisse nous sans contrainteOuvrir les yeux aux pleurs, et la bouche à la plainte, Retire-toi Sidon, de généreux esprits Ne sauraient qu'en secret soupirer sans mépris. SCÈNE II. Amata, Lavinie. AMATA. Étourdis du tonnerre, et frappés de la foudre,À quoi nos deux esprits pourront-ils se résoudre,Dans ce commun naufrage, est-il rien que la mort Qui puisse nous servir, et d'asile, et de port ! LAVINIE. À mon secours aussi, seule je la réclame. AMATA. Glorieux désespoir, témoin d'une belle âme.Vous braverez ainsi cet insolent vainqueurQui pense que son bras ait gagné votre coeur, Et qui croit vous trouver disposée et contente,Qu'il joigne à votre main la sienne encor sanglante,Je n'attendais pas moins de générositéD'un coeur où les vertus ont toujours éclaté,Où l'honneur se fait voir dans un lustre qui brille, D'une grande Princesse, en un mot de ma fille,Je savais qu'en dépit des rigueurs du destin,Votre nom soutiendrait toujours le nom Latin,Et qu'en réfléchissant sur ma pourpre éclatanteToutes vos actions rempliraient mon attente, Que jamais le Troyen ne vous pourrait toucher,Que comme le vaisseau qui heurte un grand rocher,Si pour vous aborder, son âme est assez vaineSon débris assuré, rend sa perte certaine ;Mais le Roi vient à nous, ma fille faites voir Qu'un généreux esprit n'entend que son devoir. LAVINIE. Devoir qui m'inquiète, et qui me désespère,Irriterai-je un Roi, mépriserai je un père ? SCÈNE III. Latinus, Amata, Lavinie. LATINUS. Le Démon des Troyens, reste victorieux,Turne est chargé de honte, Énée est glorieux. Le myrte et le laurier environnent sa tête, Ce dernier coup de foudre a calmé la tempêteNos discours sont finis par ce dernier combat,Et le sort nous élève alors qu'il nous abat.Son absolu pouvoir semble affermir le nôtre, S'il nous ôte un soutien, il nous en donne un autre,Et s'il a consenti, qu'on vainquit votre amant,Celui qui l'a vaincu vous chérit ardemment.Dedans fort peu de temps il doit ici se rendre.Et pour se faire voir, et pour se faire entendre, Il craint de vos rigueurs l'excès qu'il a prévu,Mais vous les oublierez, lorsque vous l'aurez vu,Et si vous lui donner un moment d'audience,Vos désirs et les siens feront une alliance ;L'effet que j'en attends ne me peut décevoir, Il ne faut pour l'aimer que l'entendre et le voir,Veuillez doncques ma fille, et le voir et l'entendre,Puisqu'il doit être enfin, votre époux et mon gendre. AMATA. Oui Lavinie, ouvrez et l'oreille et les yeuxPour entendre, et pour voir un tigre ambitieux, Un homme sans parents, sans renom, sans demeure,Que de secrets remords, bourrellent à toute heure,Et qui pour se laver de cent crimes diversEn vain depuis dix ans, a parcouru les mers.Oui ne refusez pas de voir une furie Qui vomit son poison dessus votre patrie,Qui jette à tout propos des serpents dans son sein,Voyez cet ennemi, voyez cet assassin,Oyez pareillement discourir un perfide,Que noircissent les noms, de traître et d'homicide. Oyez le se vanter ; d'avoir tranché les joursDe l'agréable objet de vos chastes amours,Puisque pour le haïr, il ne faut que l'entendre,Mon pouvoir en ceci, ne veut rien vous défendre,Puisque pour le haïr, il ne faut que le voir, Voyez le, j'y consens ainsi qu'à mon devoir. LATINUS. Madame le succès trompera votre attente,Son visage est aimable, et sa bouche éloquente,Quelque rébellion que puisse faire un coeur,Ses belles qualités l'en rendent le vainqueur. Mais je m'étonne fort qu'une si sage ReinePorte au courroux le père, et la fille à la haine,Et que sans consulter la voix de la raisonElle rallume encor le funeste tison,Le flambeau dévorant d'une sanglante guerre Qui trouble mon repos, et désole ma terre. AMATA. Vous vous étonnez donc qu'une illustre vertu Demeure ferme encor sous un trône abattu,Vous vous étonnez donc qu'une âme généreuseChérisse encor l'honneur quand elle est malheureuse, Que cet étonnement est indigne d'un Roi,Et que ces sentiments sont au dessous de moi.Ma fille si mon sang en vous ne dégénère,Fuyez l'abaissement où tombe votre père,N'aimez jamais Énée, et vous ressouvenez, Que ce serait déchoir du lieu d'où vous venez. LAVINIE. Dieux, respect, piété, quel parti dois-je prendre,À qui dois-je des deux résister ou me rendre,Ha ma mère, ha ma Reine, ha mon père, ha mon Roi,Quel Empire aujourd'hui prenez vous dessus moi ? LATINUS. Tel qu'ordonne le Ciel. AMATA. Tel qu'inspire la crainte. LATINUS. Tel que veut mon honneur. AMATA. Tel que défend ma plainte,Tel que ne peut souffrir ma vertu ni mon rang,Et que ne souffrira personne de mon sang.Lavinie élevés et vos yeux et votre âme, Qu'un trône soit l'objet, où tende votre flamme,Ne vous abaissez point, et vous recherche en vain,Quiconque n'aura pas un sceptre dans la main. LATINUS. L'étranger qui l'adore a porté cette marqueQui fait que dans un homme on révère un monarque, La fortune contraire aux Princes généreuxL'a rendu misérable autant qu'il fut heureux,Son instabilité peut me traiter de même,Elle peut m'arracher du front le diadème,Mais quand je céderais à sa déloyauté Mon règne cesserait, et non ma Royauté,Rendez vous Lavinie aux volontés d'un père,Son pouvoir est plus grand que celui d'une mère,Même laissant à part ces noms saints et sacrés,Entre l'homme et la femme, on marque des degrés, À quelque indépendance où votre sexe aspire,Le mien a dessus lui toujours eu de l'Empire,Obéissez moi donc, et vous faites des lois,Des plaisirs de l'époux, dont je vous ai fait choix,Il m'a fait recouvrer ma liberté perdue. LAVINIE. Cette belle action, est présente à ma vue. AMATA. Il a causé les maux, qui font notre souci. LAVINIE. Ses actes violents me sont présents aussi. LATINUS. La victoire a suivi le parti de ses armes. LAVINIE. Pour vaincre mes dédains, son bonheur a des charmes. AMATA. La mort vous a ravi votre amant par ses mains. LAVINIE. Ses fureurs par ce meurtre, ont accru mes dédains. LATINUS. À se résoudre au bien, que votre âme a de peine. LAVINIE. Qu'elle souffre de mal de se voir à la gêne. LATINUS. Énée arrive ici, servez votre pays. LAVINIE. Comment espérez vous, tous deux d'être obéis,Dieux, témoins des douleurs, dont mon âme est atteinte,Éclairez ma raison dedans ce labyrinthe. SCÈNE IV. Énée, Latinus, Amata, Lavinie. ÉNÉE. Il fallait pour venir adorer vos beautés, Dompter les flots des mers, et je les ai domptés, Il fallait pour remplir mon amoureuse idéeMettre au hasard ma vie, et je l'ai hasardée,Bref pour vous posséder malgré mes ennemisIl fallait les soumettre, et je les ai soumis ;Maintenant que pour vous rien ne me reste à faire, Je viens de mes travaux demander le salaire,Mais celui que je veux, et qui me sera doux,C'est de cesser de vivre, ou d'être aimé de vous. AMATA. Mourez donc, vous n'avez de part que dans sa haine. ÉNÉE. Mourons donc, et mourant contentons une Reine. Mais puisque deux beaux yeux m'ont soumis à leur loi,Esclave que je suis, je ne puis rien sur moi,Il ne m'est pas permis d'attenter sur ma vieSi celle que je sers n'approuve mon envie :Madame dites moi par un de vos regards Que je perce à vos yeux ce corps en mille parts.Que j'arrache ce coeur, que l'Amour vous engage,Je le déchirerai sans rompre votre image,Oubliez aujourd'hui tout sentiment humain,Je vous offre ce fer et vous prête ma main. LAVINIE. Ils sont encore teints du sang que je regrette. AMATA. Entendez de ce sang l'éloquence muette,Il demande vengeance, et dit tacitementQue vous perdiez le vôtre, ou vengiez votre amant. LATINUS. Fâcheuses visions d'une femme obstinée, Ce fer victorieux parle en faveur d'Énée, Il l'exalte d'avoir surmonté son rival,Vous ne l'entendez pas, ou vous l'expliquez mal,Au reste conseillé d'un plus juste génie,Je fais ce conquérant époux de Lavinie. LAVINIE. Ha ! Faites moi plutôt le butin du cercueil,Je ne verrai jamais ce tigre d'un bon oeil. ÉNÉE. Vivant dans les douleurs depuis que je vous aimeJe suis tigre en effet, mais c'est envers moi-même. SCÈNE V. Sidon, Latinus, Amata, Lavinie, Énée. SIDON. Sire, Turne demande une faveur de vous. LATINUS. Quelle est-elle Sidon ? SIDON. D'embrasser vos genouxEt de rendre en ce lieu, dans les bras de MadameSes devoirs et son sang, ses soupirs et son âme. LATINUS. Pour le repos public ainsi que pour le sien,Il faut à son désir que j'oppose le mien, Sa présence accroîtrait l'injuste tyrannieQu'ose sur ce vainqueur exercer Lavinie,Et ses yeux qui verraient ceux qu'ils ont tant aimés,Paraîtraient en mourant de colère animés,Ainsi pour un trépas il en souffrirait mille, Allez qu'il se console et qu'il meure tranquille. SIDON. Sire si ces discours ont de la vérité,Il veut faire éclater sa générosité. LATINUS. Si la chose est ainsi, je consens qu'on l'amène. SIDON. Il est dessus un lit dans la salle prochaine. SCÈNE VI. Latinus, Amata, Énée, Lavinie. LATINUS. Lavinie il est temps d'écouter la raison, Vos premiers mouvements ne sont plus de saison ;Quelque dessein que Turne ait formé dans son âmeIl faut que votre ardeur s'éteigne avec sa flamme,Et que réduit au point d'abandonner le jour Il ait votre pitié, ce Prince votre Amour. LAVINIE. Piété jusqu'à quand seras-tu combattue ! AMATA. Attendez pour tomber que je sois abattue,Soyez ferme toujours. ÉNÉE. Hélas ! Si sa pitié Doit attendre la fin de votre inimitié, Je puis bien me résoudre à vivre dans le mondeSans espoir que sa flamme à la mienne réponde. AMATA. Le spectacle sanglant qu'on nous vient faire voir,Vous défend de nourrir ce téméraire espoir. SCÈNE DERNIÈRE. Turne, Latinus, Amata, Lavinie, Énée, Sidon, Tyrene. TURNE. Que la Parque à son gré tranche ma destinée, Que ce soit aujourd'hui ma dernière journée,Que j'aille chez les morts sans partir de ce lieu,J'expirerai content vous ayant dit adieu,La mort en nous ôtant de ce monde où nous sommesFait peut-être des Dieux en détruisant des hommes, Dans ce haut sentiment loin de craindre ses coups Je voudrais qu'elle vint m'assaillir devant vous,Que dis-je, je voudrais, hélas ! J'expérimenteDans ce corps languissant sa rigueur véhémente,Je meurs, mais son pouvoir cédant à vos beautés, Quand elle m'a tué vous me ressuscitez.Doncques puisque vos yeux où brillent tant de charmes,Me mettent pour un temps à l'abri de ses armes,Souffrez qu'en ces moments qui me sont précieuxJe vous donne un avis que j'ai reçu des Cieux. LAVINIE. Quel que soit cet avis je promets de le suivre. TURNE. Je ne puis davantage à mon honneur survivre,Et quand je le pourrais avant qu'il fut demainMoi-même contre moi j'armerais cette main,Énée est mon vainqueur, son bras que rien ne dompte Ainsi que de mon sang m'a fait rougir de honte,Cet homme est un trésor qu'on ne peut estimerIl vous aime Madame, et vous devez l'aimer. ÉNÉE. Rare et louable effet d'un courage héroïque. TURNE. La volonté des Dieux par ma bouche s'explique, Aimez, aimez le donc, et qu'après mon trépasCet heureux étranger possède vos appas.Je vous en fais Madame, une instante prière,Ne me refusez pas cette faveur dernière. LAVINIE. Quoi je pourrais aimer... TURNE. Vous n'avez qu'à vouloir, Et votre volonté fera votre pouvoir. AMATA. Pensez-vous qu'elle veuille... TURNE. Un généreux courageSe détermine à tout où son devoir l'engage. LAVINIE. Est ce de mon devoir d'accepter pour épouxCelui dont les fureurs ont éclaté sur vous ? TURNE. Oui, Madame, à cela le devoir vous invite, Ma défaite et ma mort font voir qu'il vous mérite,D'ailleurs, malgré l'excès du deuil qui vous abatIl faut garder les lois et l'ordre du combat. LAVINIE. Mais... TURNE. Ô mais importun. LAVINIE. Voulez vous que j'oublie, La mort qui nous sépare et l'amour qui nous lie ? TURNE. C'est peu, je veux encor que ce noble vainqueurOccupe désormais ma place en votre coeur,Si vous m'avez aimé donnez m'en cette marque,Adieu, je vais payer le tribut à la Parque, Le feu qui m'animait s'éteint par ce soupir,Souvenez vous au moins de mon dernier désir. ÉNÉE. Ô générosité bien digne que l'histoireEn célèbre à jamais et l'excès et la gloire, Je vois d'un oeil jaloux une si belle mort Et l'orage me plaît qui conduit à tel port. LAVINIE. Madame c'en est fait, sa vie est terminée,Plaignons et soupirons sa triste destinée. LATINUS. « Les soupirs continus et les tristes transportsTémoignent mal l'amour que l'on portait aux morts, C'est en satisfaisant à leur dernière envieQue l'on montre à quel point on chérissait leur vie ;Songez donc Lavinie à répondre au souhaitQu'en vous disant adieu ce grand courage a fait,Aux voeux de ce héros cessez d'être inflexible. AMATA. C'est un commandement qui tend à l'impossible. LATINUS. Pourquoi ? LAVINIE. Turne qui vit, encore dans mon coeurLe rend inaccessible à ce cruel vainqueur. ÉNÉE. Dure obstination ! Rigoureuse constance ! LATINUS. Vous en viendrez à bout par la persévérance, L'une et l'autre à la fin rendront vos voeux contents,Mais il faut que ce soit un ouvrage du temps. ==================================================