******************************************************** DC.Title = L'AVOCAT PATELIN, COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN PROSE. DC.Author = BRUEYS et PALAPRAT DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:44. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/BRUEYSPALAPRAT_AVOCATPATELIN.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'AVOCAT PATELIN COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN PROSE. M. DCC. VI. Mise au Théâtre par Messieurs du F**, et B****. Représentée pour la première fois à Paris, par les Comédiens Français, le 4 juin 1706. PERSONNAGES. PATELIN, avocat. MADAME PATELIN, sa femme. HENRIETTE, leur fille. MONSIEUR GUILLAUME, Marchand Drapier. VALÈRE, son fils, et Amant d'Henriette. COLETTE, servante de Patelin, et fiancée à Agnelet. AGNELET, berger de Guillaume, Amant de Colette. BARTOLIN, juge du lieu. UN PAYSAN. DEUX RECORS. La scène est dans un village. ACTE I Le théâtre représente une partie d'un gros Bourg. La maison de Monsieur Guillaume est à gauche de l'acteur, celle de Patelin est à droite ; le jour est sur son déclin. SCÈNE PREMIÈRE. MONSIEUR PATELIN, seul. [Note : Sol : pièce de menue monnaie qui vaut douze deniers. [F]][Note : Ladre : malade atteint, infecté de lèpre. Se dit figurément en morale, avare, vilain et malpropre. [F]]Cela est résolu ; il saut, aujourd'hui même, quoique je n'aie pas le sol, que je me donne un habit neuf. Ma foi, on a raison de le dire ; il vaudrait autant être ladre que d'être pauvre. Qui diantre, à me voir ainsi habillé, me prendrait pour un avocat ? Ne dirait-on pas plutôt que je serais le Magister de ce Bourg ? Depuis quinze jours j'ai quitté le village où je demeurais pour venir m'établir en celui-ci, croyant d'y faire mieux mes affaires ; elles vont de mal en pis. J'ai de ce côté-là, pour voisin, mon compère le Juge du lieu ; pas un pauvre petit procès. De cet autre côté, un riche marchand drapier ; pas de quoi m'acheter un méchant habit. Ah ! Pauvre Patelin ! Pauvre Patelin ! Comment feras-tu pour contenter ta femme, qui veut absolument que tu maries ta fille ? Qui diantre voudra d'elle en te voyant ainsi déguenillé ? Il te faut bien par force avoir recours à l'industrie.... Oui, tâchons adroitement à nous procurer à crédit un bon habit de drap dans la boutique de Monsieur Guillaume, notre voisin. Si je puis une fois me donner l'extérieur d'un homme riche, tel qui refuse ma fille..... SCÈNE II. Monsieur Patelin, Madame Patelin, Colette. MONSIEUR PATELIN. Mais voilà ma femme et sa servante qui causent ensemble sur ma friperie. Écoutons sans nous montrer. MADAME PATELIN. Je te chasserai, et tu ne te marieras point avec Agnelet ton fiancé, si tu ne me dis la chose comme elle est. COLETTE. Peste ! Madame, il faut vous le dire. Valère, le fils unique de Monsieur Guillaume, ce riche Marchand Drapier qui demeure là, est amoureux de Mademoiselle Henriette, et il lui fait des présents de temps en temps. MONSIEUR PATELIN, à part. Ma fille puise dans la boutique où j'ai dessein d'aller. MADAME PATELIN. Mais où prend Valère de quoi faire ses présents ? Son père est un riche brutal qui ne lui donne rien. COLETTE. Oh ! Madame, quand les pères ne donnent rien aux enfants, les enfants les volent ; cela est dans l'ordre, et Valère fait comme les autres ; c'est la règle. MADAME PATELIN. Mais, que ne fait-il demander ma fille en mariage ? COLETTE. Il l'aurait fait aussi ; mais il craint que son père n'y veuille pas consentir, à cause, ne vous déplaise, que notre Monsieur va toujours mal vêtu. Cela fait mal juger de ses affaires. MONSIEUR PATELIN, à part. C'est à quoi je vais donner ordre. MADAME PATELIN. J'entends quelqu'un ; retire-toi. Ah ! Te voilà ? MONSIEUR PATELIN. Oui. MADAME PATELIN. Comme te voilà vêtu ! MONSIEUR PATELIN. C'est que... je... ne suis pas glorieux. MADAME PATELIN. [Note : Gueuserie : indigence, misère, pauvreté, mendicité. [F]]C'est que tu es un gueux, et je viens d'apprendre que ta gueuserie rebute tous les partis qui se présentent pour notre fille. MONSIEUR PATELIN. Vous avez raison ; le monde juge des gens par les habits : j'avoue que ceux que je porte font tort à Henriette, et j'ai fait dessein de me mettre aujourd'hui un peu proprement. MADAME PATELIN. Toi proprement ! Et avec quoi ? MONSIEUR PATELIN. Ne t'en mets point en peine. Adieu. MADAME PATELIN. Et où allez-vous, s'il vous plaît ? MONSIEUR PATELIN. Je vais m'acheter un habit de drap. MADAME PATELIN. Sans avoir un sol, acheter un habit ! MONSIEUR PATELIN. [Note : Gris : chez les teinturiers est le nuance de noir. Gris de fer est le vrai gris qui ne se décharge pas. ]Oui. De quelle couleur me conseilles-tu de le prendre ? Gris de fer, ou gris de maure ? MADAME PATELIN. Eh ! Prends-le comme tu pourras, si tu trouves quelqu'un assez sot pour te le donner. Je vais parler à Henriette ; je viens d'apprendre de certaines choses qui ne me plaisent guère. MONSIEUR PATELIN. Si l'on me demande, je serai ici à la boutique de notre voisin. SCÈNE III. MONSIEUR PATELIN. Elle n'est pas encore fermée...... Je songe que je ne ferai pas mal d'aller mettre ma robe ; outre qu'elle cachera ces guenilles, une robe donnera plus de poids à ce que je dois dire à Monsieur Guillaume pour venir à bout de mon dessein..... Le voilà avec son fils ; allons nous mettre in habitu, et revenons promptement. SCÈNE IV. Monsieur Guillaume, Valère. MONSIEUR GUILLAUME. On commence à ne voir guère clair dans la boutique ; exposons ceci un peu plus à la vue des passants... Oh ! Ça, Valère, je t'avais dit de me chercher un berger pour garder le troupeau dont la laine sert à faire mes draps. VALÈRE. Est-ce, mon père, que vous n'êtes pas content d'Agnelet ? MONSIEUR GUILLAUME. Non, car il me vole, et je te soupçonne d'y avoir part. VALÈRE. Moi ? MONSIEUR GUILLAUME. Oui, toi. J'ai su que tu es amoureux de je ne sais quelle fille d'ici près, et que tu lui sais des présents, et je sais que cet Agnelet a fiancé une certaine Colette qui sert : tout cela fait que je soupçonne.... VALÈRE, à part. Qui diantre nous a découverts ?... Haut.Je vous assure, mon père, qu'Agnelet nous sert très fidèlement. MONSIEUR GUILLAUME. [Note : Clavelée : maladie du mouton. [F]]Oui, toi, mais non pas moi ; car depuis un mois qu'il a quitté le Fermier avec qui il demeurait, pour entrer à mon service, il me manque six vingt moutons, et il n'est pas possible qu'en si peu de temps il en soit mort, comme il le dit, un si grand nombre de la clavelée. VALÈRE. Les maladies font quelquefois de grands ravages. MONSIEUR GUILLAUME. Oui, avec des médecins ; mais les moutons n'en ont pas. D'ailleurs, cet Agnelet fait le nigaud ; mais c'est un fin niais et le plus rusé coquin... Enfin je l'ai pris sur le fait, tuant de nuit un mouton ; je l'ai battu, et l'ai fait ajourner devant Monsieur le Juge ; cependant, avant de pousser plus loin l'affaire, j'ai voulu savoir si tu n'avais point de part au vol qu'il m'a fait. VALÈRE. Ah, mon père ! J'ai trop de respect pour vos moutons. MONSIEUR GUILLAUME. Je vais donc le poursuivre en justice ; mais je veux examiner un peu mieux la chose. Donne-moi mon livre de compte. Approche cette chaise. C'est assez, laisse-moi. Si un Sergent que j'ai envoyé quérir me demande, fais-moi appeler. Je resterai encore un peu ici, en cas que quelque acheteur se présente. SCÈNE V. Monsieur Patelin, Monsieur Guillaume. MONSIEUR PATELIN. Bon, le voilà seul ; approchons. MONSIEUR GUILLAUME. Compte du troupeau, et coetera ; six cents bêtes, et coetera. MONSIEUR PATELIN, à part. Voilà une pièce de drap qui ferait bien mon affaire. Haut.Serviteur, Monsieur. MONSIEUR GUILLAUME. Est-ce le Sergent que j'ai envoyé quérir ? Qu'il attende. MONSIEUR PATELIN. Non, Monsieur, je suis... MONSIEUR GUILLAUME. Une robe ! Le Procureur donc ?... Serviteur. MONSIEUR PATELIN. Non, Monsieur. J'ai l'honneur d'être avocat. MONSIEUR GUILLAUME. Je n'ai pas besoin d'avocat. Je suis votre serviteur. MONSIEUR PATELIN. Mon nom, Monsieur, ne vous est sans doute pas inconnu. Je suis Patelin, l'Avocat. MONSIEUR GUILLAUME. Je ne vous connais pas, Monsieur. MONSIEUR PATELIN, bas. Il faut se faire connaître... Haut.J'ai trouvé, Monsieur, dans les mémoires de feu mon père, une dette qui n'a pas été payée, et... MONSIEUR GUILLAUME. Ce ne sont pas mes affaires ; je ne dois rien. MONSIEUR PATELIN. Non, Monsieur, c'est au contraire Feu mon père qui devait au vôtre trois cents écus, et comme je suis homme d'honneur, je viens vous payer... MONSIEUR GUILLAUME. Me payer ! Attendez, Monsieur, s'il vous plaît : je me remets un peu votre nom. Oui ; je connais depuis longtemps votre famille ; vous demeuriez à un village ici près. Nous nous sommes connus autrefois. Je vous demande excuse. Je suis votre très humble et très obéissant serviteur : asseyez-vous là. MONSIEUR PATELIN. Monsieur ? MONSIEUR GUILLAUME. Monsieur ? MONSIEUR PATELIN. Si tous ceux qui me doivent étaient aussi exacts que moi à payer leurs dettes, je serais beaucoup plus riche que je ne suis ; mais je ne sais point retenir le bien d'autrui. MONSIEUR GUILLAUME. C'est pourtant ce qu'aujourd'hui beaucoup de gens savent sort bien faire. MONSIEUR PATELIN. Je tiens que la première qualité d'un honnête homme est de bien payer ses dettes ; et je viens savoir quand vous serez de commodité de recevoir vos trois cents écus ? MONSIEUR GUILLAUME. Tout-à-l'heure. MONSIEUR PATELIN. J'ai chez moi votre argent tout prêt et bien compté ; mais il saut vous donner le temps de faire dresser une quittance par devant notaire. Ce sont des charges d'une succession qui regarde ma fille Henriette, et j'en dois rendre un compte en forme. MONSIEUR GUILLAUME. Cela est juste. Eh bien, demain matin à cinq heures. MONSIEUR PATELIN. À cinq heures, soit. J'ai peut-être mal pris mon temps, Monsieur Guillaume ; je crains de vous détourner. MONSIEUR GUILLAUME. Point du tout : je ne suis que trop de loisir ; on ne vend rien. MONSIEUR PATELIN. Vous faites pourtant plus d'affaires vous seul, que tous les négociants de ce lieu. MONSIEUR GUILLAUME. C'est que je travaille beaucoup. MONSIEUR PATELIN. C'est que vous êtes, ma foi, le plus habile homme de tout ce pays...... Voilà un assez beau drap. MONSIEUR GUILLAUME. Fort beau. MONSIEUR PATELIN. Vous faites votre commerce avec une intelligence... MONSIEUR GUILLAUME. Oh ! Monsieur...... MONSIEUR PATELIN. Avec une habileté merveilleuse. MONSIEUR GUILLAUME. Ho, ho ! Monsieur ! MONSIEUR PATELIN. De manières nobles et franches qui gagnent le coeur de tout le monde. MONSIEUR GUILLAUME. Oh ! Point, Monsieur. MONSIEUR PATELIN. Parbleu ! La couleur du drap fait plaisir à la vue. MONSIEUR GUILLAUME. Je le crois ; c'est couleur de marron. MONSIEUR PATELIN. De marron ! Que cela est beau ! Gage, Monsieur Guillaume, que vous avez imaginé cette couleur-là ? MONSIEUR GUILLAUME. Oui, oui, avec mon teinturier. MONSIEUR PATELIN. Je l'ai toujours dit ; il y a plus d'esprit dans cette tête-là que dans toutes celles du village. MONSIEUR GUILLAUME. Ah ! Ah ! Ah ! MONSIEUR PATELIN. Cette laine me paraît aussi bien conditionnée. MONSIEUR GUILLAUME. C'est pure laine d'Angleterre. MONSIEUR PATELIN. Je l'ai cru. 7A propos d'Angleterre, il me semble, Monsieur Guillaume, que nous avons été autrefois à l'école ensemble ? MONSIEUR GUILLAUME. Chez Monsieur Nicodème ? MONSIEUR PATELIN. Justement. Vous étiez beau comme l'amour. MONSIEUR GUILLAUME. Je l'ai oui dire à ma mère. MONSIEUR PATELIN. Et vous appreniez tout ce qu'on voulait. MONSIEUR GUILLAUME. 7A dix-huit ans je savais lire et écrire. MONSIEUR PATELIN. Quel dommage que vous ne vous soyez appliqué aux grandes choses ! Savez-vous bien, Monsieur Guillaume, que vous auriez bien gouverné un État ? MONSIEUR GUILLAUME. Comme un autre. MONSIEUR PATELIN. Tenez, j'avais justement dans l'esprit une couleur de drap comme celle-là ; il me souvient que ma femme veut que je me fasse un habit. Je songe que demain matin à cinq heures, en portant vos trois cents écus, je prendrai peut-être de ce drap. MONSIEUR GUILLAUME. Je vous le garderai. MONSIEUR PATELIN, bas. Le garderai ! Ce n'est pas là mon compte. Haut.Pour racheter une rente, j'avais mis à part ce matin douze cents livres, où je ne voulais pas toucher ; mais je vois bien, Monsieur Guillaume, que vous en aurez une bonne partie. MONSIEUR GUILLAUME. Ne laissez pas de racheter votre rente, vous aurez de mon drap. MONSIEUR PATELIN. Je le sais bien ; mais je n'aime point prendre à crédit... Que je prends de plaisir de vous voir frais et gaillard ! Quel air de santé et de longue vie ! MONSIEUR GUILLAUME. Je me porte bien. MONSIEUR PATELIN. Combien croyez-vous qu'il me faudra de ce drap, afin qu'avec vos trois cents écus je porte aussi de quoi le payer ? MONSIEUR GUILLAUME. Il vous en faudra.... Vous voulez, sans doute, l'habit complet ? MONSIEUR PATELIN. Oui, très complet, juste-au-corps, culotte et veste, doublés de même ; et le tout bien long et bien large. MONSIEUR GUILLAUME. [Note : Aune : bâton d'une certaine longueur qui sert à mesurer les étoffes, toiles, rubans. Il se dit aussi de la chose mesurée. Celle de Paris est de trois pieds sept pouces huit lignes. [F] ]Pour tout cela il vous en faudra... Oui... Six aunes... Voulez-vous que je les coupe en attendant ? MONSIEUR PATELIN. En attendant.... Non, Monsieur, non, l'argent à la main, s'il vous plaît, l'argent à la main, c'est ma méthode. MONSIEUR GUILLAUME. Elle est fort bonne. À part.Voici un homme très exact. MONSIEUR PATELIN. Vous souvient-il, Monsieur Guillaume, d'un jour que nous soupâmes ensemble à l'écu de France ? MONSIEUR GUILLAUME. Le jour qu'on fit la Fête du village ? MONSIEUR PATELIN. Justement ; nous raisonnâmes à la fin du repas sur les affaires du temps. Que je vous ouis dire de belles choses ! MONSIEUR GUILLAUME. Vous vous en souvenez ? MONSIEUR PATELIN. [Note : Nostradamus (Michel de Notre-Dame) [1503-1566] : médecin, qui écrivit des quatrains regroupés en sept Centuries dont le sens obscur fit qu'on leur attribua jusqu'à récemment un sens prophétique.]Si je m'en souviens ? Vous prédîtes dès lors tout ce que nous avons vu depuis dans Nostradamus. MONSIEUR GUILLAUME. Je vois les choses de loin. MONSIEUR PATELIN. Combien, Monsieur Guillaume, me ferez-vous payer l'aune de ce drap ? MONSIEUR GUILLAUME. Voyons. Un autre en payerait, ma foi, six écus ; mais allons, je vous le baillerai à vous à cinq. MONSIEUR PATELIN, à part. Le juif ! Haut.Cela est trop honnête ! Six fois cinq écus, sera justement....... MONSIEUR GUILLAUME. Trente écus. MONSIEUR PATELIN. Oui, trente écus, le compte est bon.... Parbleu, pour renouveler connaissance, il faut que nous mangions demain à dîner une oie dont un plaideur m'a fait présent. MONSIEUR GUILLAUME. Une oie ! Je les aime fort. MONSIEUR PATELIN. Tant mieux. Touchez là ; à demain à dîner : ma femme les apprête à miracle. Par ma foi, il me tarde qu'elle me voie sur le corps un habit de ce drap. Croyez-vous qu'en le prenant demain il soit fait à dîner ? MONSIEUR GUILLAUME. Si vous ne donnez le temps au tailleur, il vous le gâtera. MONSIEUR PATELIN. Ce serait grand dommage. MONSIEUR GUILLAUME. Faites mieux ; vous avez, dites-vous, l'argent tout prêt ? MONSIEUR PATELIN. Sans cela, je n'y songerais pas. MONSIEUR GUILLAUME. Je vais vous le faire porter chez vous par un de mes garçons : il me souvient qu'il y en a de coupé justement ce qu'il vous en faut. MONSIEUR PATELIN. Cela est heureux. MONSIEUR GUILLAUME. Attendez ; il faut auparavant que je l'aune en votre présence. MONSIEUR PATELIN. Bon ! est-ce que je ne me fie pas à vous ? MONSIEUR GUILLAUME. Donnez, donnez, je vais vous le faire porter, et vous m'enverrez par le retour... MONSIEUR PATELIN. Le retour... Non, non, ne détournez pas vos gens. Je n'ai que deux pas à faire d'ici chez moi : comme vous dites, le tailleur aura plus de temps. MONSIEUR GUILLAUME. Laissez-moi vous donner un garçon qui me rapportera l'argent. MONSIEUR PATELIN. Eh ! Point, point ; je ne suis pas glorieux ; il est presque nuit, et sous ma robe on prendra ceci pour un sac de procès. MONSIEUR GUILLAUME. Mais, Monsieur, je vais toujours vous donner un garçon pour me... MONSIEUR PATELIN. Eh ! Point de façon, vous dis-je....... À cinq heures précises, trois cents trente écus, et l'oie à dîner. Oh ça ! Il se fait tard. Adieu, mon cher voisin... Serviteur. Eh ! Serviteur. MONSIEUR GUILLAUME. Serviteur, Monsieur, serviteur.... Il s'en va parbleu avec mon drap ; mais il n'y a pas loin d'ici à cinq heures du matin ; je dîne demain chez lui, et il me payera, il me payera. SCÈNE VI. MONSIEUR GUILLAUME, seul. Voilà, parbleu, un des plus honnêtes et des plus consciencieux avocats que j'aie vu de ma vie. J'ai quelque regret de lui avoir vendu ce drap un peu trop cher, puisqu'il veut bien me payer trois cents écus sur lesquels je ne comptais point. Car je ne sais d'où diable peut venir cette dette. À la bonne heure...... Oh ça ! Il s'en va nuit, et voilà, je pense, tout ce que je gagnerai d'aujourd'hui..... Holà ! Holà ! Qu'on enferme tout cela dedans....... Mais voici, je crois, ce coquin d'Agnelet qui m'a volé mes moutons. SCÈNE VII. Monsieur Guillaume, Agnelet. MONSIEUR GUILLAUME. Ah, ah ! voleur ! Je puis bien faire ici de bonnes affaires ! Ce scélérat m'emporte tout le profit. AGNELET. [Note : Vêpre : le soir ou crépuscule, qui dure depuis le coucher du soleil jusqu'à ce qu'il soit couché. [F]]Bon vêpre, Monsieur, et bonne nuit. MONSIEUR GUILLAUME. Tu oses encore te présenter devant moi ? AGNELET. [Note : Bailler : envoyer.]Ce ne vous déplaise, mon bon maître, qu'un Monsieur m'a baillé certain papier qui parle, dit-on, de moutons, du juge et d'ajournerie. MONSIEUR GUILLAUME. Tu fais le benêt. Mais je t'assure que tu ne tueras jamais plus mouton : qu'il t'en souvienne. AGNELET. Eh ! Mon doux maître, ne croyez pas les médisants. MONSIEUR GUILLAUME. Les médisants ? Coquin ! Ne t'ai-je pas trouvé de nuit tuant un mouton ? AGNELET. Par cette âme ! C'était pour l'empêcher de mourir. MONSIEUR GUILLAUME. Le tuer pour l'empêcher de mourir ? AGNELET. [Note : Gravelée : c'est la cendre qui se fait de la lie de vin séchée et brûlées au feu de réverbère. La gravelée est corrosive. Elle est d'un grand usage pour les teinturiers et les blanchisseurs. [F]]Oui, de la gravelée, à cause, ne vous déplaise, que quand ils mourriont de vilain mal, il faut les jeter, et on les tue avant qu'ils mourriont. MONSIEUR GUILLAUME. Qu'ils mourriont ? Le traître ! Des moutons dont la laine me fait des draps d'Angleterre, que je vends cinq écus l'aune. Ôte-toi d'ici, scélérat ! Six vingts moutons en un mois. AGNELET. Ils gâterions les autres par ma foi. MONSIEUR GUILLAUME. Nous verrons cela demain devant Monsieur le Juge. AGNELET. Eh ! Mon doux maître, contentez-vous de m'avoir assommé comme vous voyez, et accordons - nous ensemble, si c'est votre bon plaisir. MONSIEUR GUILLAUME. Mon plaisir est de te faire pendre, entends-tu ? AGNELET. Le ciel vous donne joie..... Il faut donc que j'aille trouver un avocat pour défendre mon bon droit. SCÈNE VIII. Valère, Henriette, Colette, Agnelet. HENRIETTE. Laissez-moi, Valère, mon père et ma mère me suivent ; nous allons souper chez ma tante ; ils m'ont dit de m'avancer : retirez-vous. AGNELET. Voulez-vous, Monsieur, que j'éteigne la lumière ? VALÈRE. Tu me priverais du plaisir de la voir. Belle Henriette, souffrez, je vous prie... HENRIETTE. Non, Valère, je tremble. VALÈRE. Craignez-vous une personne qui vous adore ? HENRIETTE. Vous êtes la personne du monde que je crains le plus, et vous savez pourquoi..... Ne me quittez pas, Colette. COLETTE. C'est cet invalide qui me tire par le bras. HENRIETTE. Si vous m'aimez, Valère, ne songez à moi je vous prie, que lorsque vous serez assuré du consentement de Monsieur votre père. COLETTE. C'est à quoi Agnelet et moi nous avons fait dessein de nous employer. AGNELET. J'ai déjà imaginé un moyen honnête qui réussira, si Dieu plaît, quand je serai hors de procès. VALÈRE. Quoiqu'il arrive, je te garantirai de tout. HENRIETTE. Voici mon père ; Fuyons tous. SCÈNE IX. Monsieur Patelin, Madame Patelin. MONSIEUR PATELIN. Eh bien, ma femme, ce drap est-il bien choisi ? MADAME PATELIN. Oui ; mais avec quoi le payer ? Tu as promis à demain matin ; ce Monsieur Guillaume est un arabe qui viendra ici faire le diable à quatre. MONSIEUR PATELIN. Lorsqu'il viendra, songe seulement à ce que je t'ai dit, et à me bien seconder. MADAME PATELIN. Il faut, malgré moi, que j'aide à t'en sortir ; mais tu devais rougir de honte de ce que tu m'as proposé de faire, et ce n'est point du tout agir en honnête homme. MONSIEUR PATELIN. Eh ! Mon Dieu, ma femme, en honnête homme ; il n'est rien de plus aisé quand on est riche que d'être honnête homme. C'est quand on est pauvre qu'il est difficile de l'être : mais laissons tout cela ; allons souper chez ta soeur, et dès que nous serons de retour, faisons ce soir même couper cet habit, de peur d'accident. MADAME PATELIN. Allons ; mais je crains que demain matin il n'arrive ici quelque désordre. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. MONSIEUR GUILLAUME, seul. Il est du devoir d'un homme bien réglé de récapituler le matin ce qu'il s'est proposé de faire dans sa journée. Voyons un peu. Premièrement, je dois recevoir à cinq heures trois cents écus de Monsieur Patelin, pour une dette de feu son père : plus, trente écus pour six aunes de drap qu'il prit hier ici : Item, une Oie à dîner chez lui, apprêtée de la main de sa femme : après cela, comparaître à l'ajournement devant le juge, contre Agnelet, pour les six-vingts moutons qu'il m'a volés. Je pense que voilà tout : mais ouais ! il y a longtemps que l'heure est passée, et je ne vois point venir mon homme. Allons le trouver.... Non, un homme si exact ne manquera pas de parole... Cependant il a mon drap, et je n'ai point de ses nouvelles : que faire ?... Faisons semblant de lui aller rendre visite, et sachons un peu de quoi il est question. Je crois qu'il compte mon argent... Je sens qu'on apprête l'Oie... Frappons. SCÈNE I. Monsieur Patelin, Monsieur Guillaume. MONSIEUR PATELIN. Ma fe...mme. MONSIEUR GUILLAUME. C'est lui-même. MONSIEUR PATELIN. Ouvre la porte.... Voilà l'apothicaire. MONSIEUR GUILLAUME. L'Apothicaire ! MONSIEUR PATELIN. [Note : Emetique : est un remède qui purge avec violence par haut et par bas, fait de la poudre et du beurre d'antimoine préparé, dont on a séparé les sels corrosifs par plusieurs lotions. [F]]Qui m'apporte l'émétique, l'émétique. MONSIEUR GUILLAUME. L'émétique.... C'est quelqu'un qui est mal chez lui, et je puis n'avoir pas bien reconnu sa voix à travers la porte : frappons encore plus fort. MONSIEUR PATELIN. Carogne ! Ma.... a.... asque, ouvriras-tu... ? SCÈNE III. Madame Patelin, Guillaume. MADAME PATELIN. Ah ! C'est vous, Monsieur Guillaume ? MONSIEUR GUILLAUME. Oui, c'est moi. Vous êtes sans doute Madame Patelin ? MADAME PATELIN. A vous servir. Pardon, Monsieur ; je n'ose parler haut. MONSIEUR GUILLAUME. Oh ! Parlez comme il vous plaira ; je viens voir Monsieur Patelin. MADAME PATELIN. Parlez plus bas, Monsieur, s'il vous plaît. MONSIEUR GUILLAUME. Et pourquoi bas ? Je viens, vous dis-je, lui rendre visite. MADAME PATELIN. Encore plus bas, je vous prie. MONSIEUR GUILLAUME. Si bas qu'il vous plaira ; mais il faut que je le voie. MADAME PATELIN. Hélas ! Le pauvre homme ! Il est bien en état d'être vu ! MONSIEUR GUILLAUME. Comment ? Que lui serait-il arrivé depuis hier ? MADAME PATELIN. Depuis hier ! Hélas ! Monsieur Guillaume, il y a huit jours qu'il n'a bougé du lit. MONSIEUR GUILLAUME. Du lit ? Il vint pourtant hier chez moi. MADAME PATELIN. Lui, chez vous ? MONSIEUR GUILLAUME. Lui, chez moi : et il était même fort gaillard et fort dispos. MADAME PATELIN. Ah Monsieur ! Il faut sans doute que cette nuit vous ayez rêvé cela. MONSIEUR GUILLAUME. Ah ! Parbleu, ceci n'est pas mauvais : rêvé ! Et mes six aunes de drap qu'il emporta, l'ai-je rêvé ? MADAME PATELIN. Six aunes de drap ! MONSIEUR GUILLAUME. Oui, six aunes de drap couleur de marron. Et l'oie que nous devons manger à dîner ? Eh ! L'ai-je rêvé aussi ? MADAME PATELIN. Que vous prenez mal votre temps pour rire ! MONSIEUR GUILLAUME. Pour rire ! Ventrebleu, je ne ris point, et n'en ai nulle envie. Je vous soutiens qu'il emporta hier sous sa robe six aunes de drap. MADAME PATELIN. Hélas ! Le pauvre homme ! Plût au ciel qu'il fût en état de l'avoir fait ! Ah ! Monsieur Guillaume, il eut tout hier un transport au cerveau qui le jeta dans la rêverie où je crois qu'il est encore. MONSIEUR GUILLAUME. Oh ! Par la tête bleue, vous rêvez vous-même, et je veux absolument lui parler. MADAME PATELIN. Oh ! Pour cela, en l'état qu'il est, il n'est pas possible. Nous l'avons mis là sur un fauteuil auprès de la porte pour faire son lit ; si vous le voyiez, il vous ferait pitié. MONSIEUR GUILLAUME. Bon, bon, pitié ! En quelque état qu'il soit, je prétends le voir, ou.... MADAME PATELIN. Ah ! N'ouvrez pas cette porte, vous allez tuer mon mari ; il lui prend de temps en temps des envies de courir. Ah ! Le voilà parti, je vous l'avais bien dit ; aidez-moi à le reprendre. Mon pauvre mari ! Repose-toi là. SCÈNE IV. Monsieur Patelin, Madame Patelin, Monsieur Guillaume. MADAME PATELIN. Haye ! Haye ! La tête. MONSIEUR GUILLAUME. En effet, voilà un homme en piteux état : il me semble pourtant que c'est le même d'hier, ou peu s'en faut... Voyons de plus près.... Monsieur Patelin, je suis votre serviteur. MADAME PATELIN. Ah ! Bonjour, monsieur Anodin. MONSIEUR GUILLAUME. Monsieur Anodin ? MADAME PATELIN. Il vous prend pour l'Apothicaire ; allez-vous-en. MONSIEUR GUILLAUME. Je n'en ferai rien.... Monsieur, vous vous souvenez bien qu'hier... MONSIEUR PATELIN. Oui ; je vous ai fait garder.... MONSIEUR GUILLAUME. Bon, il s'en souvient. MONSIEUR PATELIN. Un grand verre plein de mon urine. MONSIEUR GUILLAUME. Je n'ai que faire d'urine. MONSIEUR PATELIN. [Note : Uretaire : terme d'anatomie, qui se dit de deux canaux membraneux, long, gros d'ordinaire comme une plume à écrire. Ils sortent, un de chaque côté, du bassinet des reins, et ils se terminent dans la partie inférieure assez près de son cou. [F]]Ma femme, fais-la voir à Monsieur Anodin ; il verra si j'ai quelque embarras dans les urétaires. MONSIEUR GUILLAUME. Bon, bon, urétaires, Monsieur ! Je veux être payé. MONSIEUR PATELIN. [Note : Matières : excréments.]Si vous pouviez un peu éclaircir mes matières ! Elles sont dures comme du fer, et noires comme votre barbe. MONSIEUR GUILLAUME. Pa, pa, pa ; voilà me payer en bonne monnaie. MONSIEUR PATELIN. Eh bien, Monsieur, sortez d'ici. MONSIEUR GUILLAUME. Bagatelles...... Voulez-vous me compter de l'argent ? Je veux être payé. MONSIEUR PATELIN. Ne me donnez plus de ces vilaines pilules ; elles ont failli à me faire rendre l'âme. MONSIEUR GUILLAUME. Je voudrais qu'elles t'eussent fait rendre mon drap. MONSIEUR PATELIN. Ma femme, chasse... chasse... ces papillons noirs qui volent autour de moi. Comme ils montent ! MONSIEUR GUILLAUME. Je n'en vois point. MADAME PATELIN. Eh, ne voyez-vous pas qu'il rêve ? Allez-vous-en. MONSIEUR GUILLAUME. Tarare ! Je veux de l'argent. MONSIEUR PATELIN. Les Médecins m'ont tué avec leurs drogues. MONSIEUR GUILLAUME. Il ne rêve pas à présent ; il faut que je lui parle. Monsieur Patelin ? MONSIEUR PATELIN. Je plaide, Messieurs, pour Homère ? MONSIEUR GUILLAUME. Pour Homère ? MONSIEUR PATELIN. Contre la nymphe Calypso. MONSIEUR GUILLAUME. Calypso ! Quel diable est-ce ceci ? MADAME PATELIN. Il rêve, vous dis-je ; allez-vous-en ; sortez, je vous prie. MONSIEUR GUILLAUME. À d'autres ! Oh ça, quand vous aurez assez rêvé, me payerez-vous au moins mes trente écus ? MONSIEUR PATELIN. Sa grotte ne retentissait plus du doux chant de sa voix. MONSIEUR GUILLAUME. Ouais ! Aurais-je pris quelque autre pour lui ? MADAME PATELIN. Eh ! Monsieur, laissez en repos ce pauvre homme. MONSIEUR GUILLAUME. Attendez ; il aura peut-être quelque intervalle. Il me regarde comme s'il voulait me parler. MONSIEUR PATELIN. Ah ! Monsieur Guillaume. MONSIEUR GUILLAUME. Oh ! Il me reconnaît : eh bien ? MONSIEUR PATELIN. Je vous demande pardon. MONSIEUR GUILLAUME. Vous voyez qu'il s'en souvient. MONSIEUR PATELIN. Si depuis quinze jours que je suis dans ce village, je ne vous suis pas allé voir. MONSIEUR GUILLAUME. Morbleu ! Ce n'est pas là mon compte. Cependant hier..... MONSIEUR PATELIN. Oui, hier, pour vous aller faire mes excuses, je vous envoyai un procureur de mes amis. MONSIEUR GUILLAUME. Ventrebleu ! Celui-là aura eu mon drap. Un Procureur ? Je ne le verrai de ma vie...... Mais c'est une invention, et nul autre que vous n'a eu mon drap ; à telles enseignes..... MADAME PATELIN. Eh ! Monsieur, si vous lui parlez d'affaires, vous l'allez tuer. MONSIEUR GUILLAUME. À la bonne heure.... À telles enseignes, que feu votre père devait au mien trois cents écus. Ventrebleu ! Je ne m'en irai pas d'ici sans mon drap ou sans argent. MONSIEUR PATELIN. La cour remarquera, s'il lui plaît, que la Pirrique était une certaine danse. Tarala, la la, la la ; dansons tous, dansons tous. Ma commère, quand je danse... MONSIEUR GUILLAUME. Oh ! Je n'en puis plus ; mais je veux de l'argent. MONSIEUR PATELIN. Oh ! Je te ferai bien décamper. Ma femme, ma femme, j'entends les voleurs qui ouvrent notre porte ; ne les entends-tu pas ? Écoutons. Paix, paix. Écoutons ; oui, les voilà ; je les vois. Ah ! Coquins, je vous chasserai bien d'ici ! Ma hallebarde, ma hallebarde. Au voleur ! Au voleur ! MONSIEUR GUILLAUME. Tudieu ! Il ne fait pas bon ici...... Morbleu ! Tout le monde me vole ; l'un mon drap, l'autre mes moutons : mais en attendant que je tire raison de celui-ci, allons songer à faire pendre l'autre. MADAME PATELIN. Bon, le voilà parti, je me retire ; mais demeure encore là un moment, en cas qu'il revient. MONSIEUR PATELIN. Le voici : au voleur !..... Non, c'est Monsieur Bartolin, il m'a vu. SCÈNE V. Monsieur Bartolin, Monsieur Patelin. MONSIEUR BARTOLIN. Qui crie au voleur ? Quel bruit fait-on à ma porte ? Quel désordre est ceci ? Ha ha ! C'est vous, mon compère ? MONSIEUR PATELIN. Oui, c'est moi qui.... MONSIEUR BARTOLIN. En cet équipage ? MONSIEUR PATELIN. C'est que j'ai cru... MONSIEUR BARTOLIN. Un avocat sous les armes ! MONSIEUR PATELIN. J'ai cru entendre des... MONSIEUR BARTOLIN. Militant causarum Patroin. MONSIEUR PATELIN. C'est que, vous dis-je, j'ai cru entendre des voleurs qui crochetaient ma porte. MONSIEUR BARTOLIN. Crocheter une porte ! Coram judice ? MONSIEUR PATELIN. Je croyais, vous dis-je, qu'il y eût des voleurs. MONSIEUR BARTOLIN. Il en faut faire informer. MONSIEUR PATELIN. Mais il n'y en avait point. MONSIEUR BARTOLIN. Faire ouïr des témoins. MONSIEUR PATELIN. Et contre qui ? MONSIEUR BARTOLIN. Et les faire pendre. MONSIEUR PATELIN. Et qui, pendre ? MONSIEUR BARTOLIN. Point de quartier aux voleurs. MONSIEUR PATELIN. Je vous dis encore une fois qu'il n'y en avait point, et que je me suis trompé. MONSIEUR BARTOLIN. Ha ha ! Cela étant ainsi, cedant arma togae. Allez quitter cette hallebarde, et prendre votre robe, pour venir à l'audience que je donnerai dans une heure. MONSIEUR PATELIN. C'est aussi ce que je vais faire.... Je dois plaider pour certain berger dont Colette m'a parlé ; je pense que le voici ; allons quitter cet équipage, et revenons promptement. SCÈNE VI. Agnelet, Colette. COLETTE. Tu as besoin d'un avocat subtil et rusé, qui invente quelque fourberie pour te tirer d'affaire, et il n'y a dans tout le village que Monsieur Patelin qui en soit capable. AGNELET. J'en fîmes l'expérience il y a quelque temps, feu mon frère et moi ; mais je ne sais comment faire, car j'oubliai de le payer. COLETTE. Il ne s'en souviendra peut-être pas ; au moins ne lui dis pas que tu sers Monsieur Guillaume ; il ne voudrait peut-être pas plaider contre lui. AGNELET. Je ne lui parlerai que de mon maître, sans le nommer, et il croira que je sers toujours ce fermier avec qui je demeurais quand je te fiançai. COLETTE. Voilà ton avocat. Adieu. SCÈNE VII. Monsieur Patelin, Agnelet. MONSIEUR PATELIN. Ha Ha ! Je connais ce drôle-là. N'est-ce pas toi qui as fiancé ma servante Colette ? AGNELET. Oui, Monsieur, oui. MONSIEUR PATELIN. Vous étiez deux frères que j'ai garantis des galères ; l'un de vous deux ne me paya point. AGNELET. C'était mon frère. MONSIEUR PATELIN. Vous fûtes malades au sortir de prison, et l'un de vous deux mourut. AGNELET. Ce ne fut pas moi. MONSIEUR PATELIN. Je le vois bien. AGNELET. Je fus pourtant plus malade que mon frère ; enfin je viens vous prier de plaider pour moi, contre mon maître. MONSIEUR PATELIN. Ton maître, c'est ce fermier d'ici près ? AGNELET. Il ne demeure pas loin d'ici ; et je vous payerai bien. MONSIEUR PATELIN. Je le prétends bien ainsi. Oh ça, raconte-moi ton affaire sans me rien déguiser. AGNELET. Vous saurez donc que mon bon maître me paye petitement mes gages, et que pour m'indédommager sans lui faire tort, je fais quelque petit négoce avec un boucher, homme de bien. MONSIEUR PATELIN. Quel négoce fais-tu ? AGNELET. Sauf votre grâce, j'empêche les moutons de mourir de la clavelée. MONSIEUR PATELIN. Il n'y a point de mal ; et que fais-tu pour cela ? AGNELET. Ne vous déplaise, je les tue quand ils ont envie de mourir. MONSIEUR PATELIN. Le remède est sûr ; mais ne les tues-tu pas exprès pour faire croire à ton maître qu'ils sont morts de ce mal, et qu'il les faut jeter à la voirie, afin de les vendre et garder l'argent pour toi ? AGNELET. C'est ce que dit mon doux maître, à cause que l'autre nuit... quand j'eus enfermé le troupeau... il vit que je pris... un... un... Dirai-je tout ? MONSIEUR PATELIN. Oui, si tu veux que je plaide pour toi. AGNELET. L'autre jour donc, il vit que je pris un gros mouton qui se portait bien ; ma foi, sans y penser, ne sachant que faire... je lui mis tout doucement mon couteau auprès de la gorge, tant y a que je ne sais comme cela se fit, mais il en mourut d'abord. MONSIEUR PATELIN. J'entends..... Quelqu'un te vit-il faire ? AGNELET. Mon maître était caché dans la bergerie ; il me dit que j'en avais fait autant de six-vingt moutons qui lui manquaient.... Or, vous savez que c'est un homme qui dit toujours la vérité ; il me battit comme vous voyez, et je vais me faire trépaner ; or, je vous prie, comme vous êtes mon avocat, de faire en sorte qu'il ait tort et que j'aie raison, afin qu'il ne m'en coûte rien. MONSIEUR PATELIN. Je comprends ton affaire : il y a deux voies à prendre ; la première, il ne t'en coûtera pas un sol. AGNELET. Prenons celle là, je vous prie. MONSIEUR PATELIN. Soit. Tout ton bien est en argent ? AGNELET. Ma foi, oui. MONSIEUR PATELIN. Il te le faut bien cacher. AGNELET. Aussi ferai-je. MONSIEUR PATELIN. Ton maître sera contraint de payer tous les dépens. AGNELET. Tant mieux. MONSIEUR PATELIN. Et sans qu'il t'en coûte denier ni maille. AGNELET. C'est ce que je demande. MONSIEUR PATELIN. Il sera obligé, s'il te veut faire pendre... AGNELET. Prenons l'autre, s'il vous plaît. MONSIEUR PATELIN. La voici ; on va te faire venir devant le Juge. AGNELET. Il est vrai. MONSIEUR PATELIN. Souviens-toi bien de ceci. AGNELET. J'ai bonne souvenance. MONSIEUR PATELIN. À toutes les interrogations qu'on te feras, soit le Juge, soit l'Avocat de ton maître, soit moi-même, ne réponds autre chose que ce que tu entends dire tous les jours à tes bêtes à laine ; tu sauras bien parler leur langage et faire le mouton ? AGNELET. Cela n'est pas bien difficile. MONSIEUR PATELIN. Les coups que tu as à la tête me font aviser d'une adresse qui pourra te garantir ; mais je prétends ensuite être bien payé. AGNELET. Aussi serez-vous par cette âme. MONSIEUR PATELIN. Monsieur Bartolin va tout-à-l'heure donner audience ; ne manque pas de revenir ici ; tu m'y trouveras. Adieu... N'oublie pas de porter de l'argent. AGNELET. Servitu... Monsieur Patelin. Que les gens de bien ont de peine à vivre ! ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Monsieur Bartolin, Monsieur Patelin, Agnelet. MONSIEUR BARTOLIN. Or sus, les parties peuvent comparaître. MONSIEUR PATELIN, à Agnelet. Quand on t'interrogera, ne réponds que de la manière que je t'ai dit. MONSIEUR BARTOLIN. Quel homme est-ce là ? MONSIEUR PATELIN. Un Berger qui a été battu par son maître, et qui, au sortir d'ici, va se faire trépaner. MONSIEUR BARTOLIN. Il faut attendre l'adverse partie, son procureur ou son avocat. Mais que nous veut Monsieur Guillaume ? SCÈNE II. Monsieur Bartolin, Monsieur Guillaume, Monsieur Patelin, Agnelet. MONSIEUR GUILLAUME. Je viens plaider moi-même mon affaire. MONSIEUR PATELIN. Ah, traître ! C'est contre Monsieur Guillaume. AGNELET. C'est mon bon maître. MONSIEUR PATELIN, à part. Tâchons de nous tirer d'ici. MONSIEUR GUILLAUME. Ouais ! Quel homme est-ce là ? MONSIEUR PATELIN. Je ne plaide que contre un avocat. MONSIEUR GUILLAUME. Je n'ai pas besoin d'avocat... À part.Il a quelque chose de son air. MONSIEUR PATELIN. Je me retire donc. MONSIEUR BARTOLIN. Demeurez, et plaidez. MONSIEUR PATELIN. Mais, Monsieur... MONSIEUR BARTOLIN. [Note : Matricule : registre qu'on tient des réceptions d'officiers, des personnes qui entrent en quelque ordre ou société, don ton fait une liste ou catalogue. On le dit particulièrement de la réception des avocats : et on appelle aussi matricule l'extrait de ce registre. [F]]Demeurez, vous dis-je ; je veux avoir au moins un avocat à mon audience : si vous sortez, je vous raye de la matricule. MONSIEUR PATELIN, à part. Cachons-nous du mieux que nous pourrons. MONSIEUR BARTOLIN. Monsieur Guillaume, vous êtes le demandeur ; parlez. MONSIEUR GUILLAUME. [Note : Maraud : terme injurieux qui se dit des gueux, des coquins, des fripons, des bélîtres qui n'ont ni bien ni honneur, qui sont capables de faire toutes sortes de lâchetés. [F] ]Vous saurez, Monsieur, que ce maraud-là. MONSIEUR BARTOLIN. Point d'injures. MONSIEUR GUILLAUME. Eh bien ! Que ce voleur.... MONSIEUR BARTOLIN. Appelez-le par son nom, ou par celui de sa profession. MONSIEUR GUILLAUME. Tant y a, vous dis-je, Monsieur, que ce scélérat de Berger m'a volé six-vingts moutons. MONSIEUR PATELIN, se cachant le visage. Cela n'est point prouvé. MONSIEUR BARTOLIN. Qu'avez-vous, avocat ? MONSIEUR PATELIN. Un grand mal aux dents. MONSIEUR BARTOLIN. Tant pis ; continuez. MONSIEUR GUILLAUME. Parbleu, cet avocat ressemble un peu à celui de mes six aunes de drap. MONSIEUR BARTOLIN. Quelle preuve avez-vous de ce vol ? MONSIEUR GUILLAUME. Quelle preuve ? Je lui vendis hier.... Je lui ai baillé en garde six aunes...... Six cents moutons, et je n'en trouve à mon troupeau que quatre cent quatre-vingt. MONSIEUR PATELIN. Je nie ce fait. MONSIEUR GUILLAUME. Ma foi, si je ne venais de voir l'autre dans la rêverie, je croirais que voilà mon homme. MONSIEUR BARTOLIN. Laissez-là cet homme, et prouvez le fait. MONSIEUR GUILLAUME. Je le prouve par mon drap.... Je veux dire par mon livre de compte. Que sont devenues les six aunes.... Les six-vingts moutons qui manquent à mon troupeau ? MONSIEUR PATELIN. Ils sont morts de la clavelée. MONSIEUR GUILLAUME. Têtebleu ! Je crois que c'est lui-même. MONSIEUR BARTOLIN. On ne nie pas que ce soit lui-même. Non est questio de personâ. On vous dit que vos moutons sont morts de la clavelée : que répondez-vous à cela ? MONSIEUR GUILLAUME. Je réponds, sauf votre respect, que cela est faux ; qu'il emporta sous... qu'il les a tués pour les vendre ; qu'hier moi-même.... Oh ! C'est lui.... Oui, je lui vendis six... Je le trouvai sur le fait, tuant de nuit un mouton. MONSIEUR PATELIN. Pure invention, Monsieur, pour s'excuser des coups qu'il a donnés à ce pauvre berger, qui, au sortir d'ici, comme je vous ai dit, va se faire trépaner. MONSIEUR GUILLAUME. Parbleu ! Monsieur le Juge, il n'est rien de plus véritable, c'est lui-même : oui, il emporta hier de chez moi six aunes de drap, et ce matin, au lieu de me payer trente écus..... MONSIEUR BARTOLIN. Que diantre font ici six aunes de drap et trente écus ? Il est, ce me semble, question de moutons volés ? MONSIEUR GUILLAUME. Il est vrai, Monsieur, c'est une autre affaire ; mais nous viendrons après. Je ne me trompe pourtant point ! Vous saurez donc que je m'étais caché dans la bergerie... Oh ! C'est lui, très assurément... Je m'étais donc caché dans la bergerie ; je vis venir ce drôle ; il s'assit là ; il prit un gros mouton... et... et avec de belles paroles, il fit si bien, qu'il m'emporta six aunes..... MONSIEUR BARTOLIN. Six aunes de moutons ? MONSIEUR GUILLAUME. Non, de drap ; lui, maugrebleu de l'homme ! MONSIEUR BARTOLIN. Laissez là ce drap et cet homme, et revenez à vos moutons. MONSIEUR GUILLAUME. J'y reviens. Ce drôle donc ayant tiré de sa poche son couteau.... je veux dire mon drap... non, je dis bien, son couteau... Il... il... il le mit comme ceci sous sa robe, et l'emporta chez lui, et ce matin, au lieu de me payer mes trente écus, il me nie drap et argent. MONSIEUR PATELIN. Ha, ha, ha, ha ! MONSIEUR BARTOLIN. À vos moutons, vous dis-je, à vos moutons. MONSIEUR PATELIN. Ha, ha, ha, ha ! MONSIEUR BARTOLIN. Ouais ! Vous êtes hors de sens, Monsieur Guillaume ; rêvez-vous ? MONSIEUR PATELIN. Vous voyez, Monsieur, qu'il ne sait ce qu'il dit. MONSIEUR GUILLAUME. Je le sais fort bien, Monsieur ; il m'a volé six-vingts moutons ; et ce matin, au lieu de me payer trente écus pour six aunes de drap de couleur marron, il m'a payé de papillons noirs, la nymphe Calipot, tralala, ma commère quand je danse. Que diable sais-je encore ce qu'il est allé chercher ? MONSIEUR PATELIN. Ha, ha, ha ! Il est fou, il est fou. MONSIEUR BARTOLIN. En effet, Monsieur Guillaume, toutes les Cours du royaume ensemble ne comprendraient rien à votre affaire : vous accusez ce berger de vous avoir volé six-vingts moutons, et vous entrelardez là-dedans trente écus, des papillons noirs, et mille autres balivernes. Eh ! Encore une fois, revenez à vos moutons, ou je vais relaxer ce berger... Mais j'aurai plutôt fait de l'interroger moi-même... Approche-toi. Comment t'appelles-tu ? AGNELET. Bée... MONSIEUR GUILLAUME. Il ment : il s'appelle Agnelet. MONSIEUR BARTOLIN. Agnelet ou Bée, n'importe : dis-moi, est-il vrai que Monsieur t'avait baillé en garde six-vingts moutons ? AGNELET. Bée... MONSIEUR BARTOLIN. Ouais ! La crainte de la justice te trouble peut-être : écoute, ne t'effraye point ; Monsieur Guillaume t'a-t-il trouvé de nuit tuant un mouton ? AGNELET. Bée..... MONSIEUR BARTOLIN. Ho ho ! Que veut dire ceci ? MONSIEUR PATELIN. Les coups qu'il lui a donnés sur la tête lui ont troublé la cervelle. MONSIEUR BARTOLIN. Vous avez grand tort, Monsieur Guillaume. MONSIEUR GUILLAUME. Moi, tort ! L'un me vole mon drap, l'autre mes moutons ; l'un me paye de chansons, l'autre de bée, et encore morbleu, j'aurai tort ! MONSIEUR BARTOLIN. Oui, tort ; il ne faut jamais frapper, surtout à la tête. MONSIEUR GUILLAUME. Oh, ventrebleu ! Il était nuit ; et quand je frappe, je frappe partout. MONSIEUR PATELIN. Il avoue le fait, Monsieur, habemus confitentem reum. MONSIEUR GUILLAUME. Oh ! Va, va, confitearum, tu me payeras mes six aunes de drap, ou le diable t'emportera. MONSIEUR BARTOLIN. Encore du drap ! On se moque ici de la Justice : hors de cour et de procès sans dépens. MONSIEUR GUILLAUME. J'en appelle... et pour vous, Monsieur le fourbe, nous nous reverrons. MONSIEUR PATELIN. Remercie Monsieur le Juge. AGNELET. Bée.... bée... MONSIEUR BARTOLIN. En voilà assez ; va vite te faire trépaner, pauvre malheureux. SCÈNE III. Monsieur Patelin, Agnelet. MONSIEUR PATELIN. Oh ça ! Par mon adresse, je t'ai tiré d'une affaire où il y avait de quoi te faire pendre ; c'est à toi maintenant à me bien payer, comme tu m'as promis. AGNELET. Bée. MONSIEUR PATELIN. Oui, tu as bien joué ton rôle ; mais à présent il me saut de l'argent, entends-tu ? AGNELET. Bée. MONSIEUR PATELIN. Eh ! laisse-là ton bée ; il n'est plus question de cela ; il n'y a ici que toi et moi : veux-tu me tenir ce que tu m'a promis, et bien me payer ? AGNELET. Bée. MONSIEUR PATELIN. Comment, coquin ! Je serais la dupe d'un mouton vêtu ? Têtebleu ! Tu me payeras, ou... SCÈNE IV. Colette, Monsieur Patelin. COLETTE. Eh ! Laissez-le aller, Monsieur ; il s'agit de bien autre chose ! MONSIEUR PATELIN. Comment donc ? COLETTE. Les coups qu'il fait semblant d'avoir à la tête, nous ont fait aviser d'un moyen sûr pour faire consentir Monsieur Guillaume au mariage de son fils avec votre fille : ne serez-vous pas bien payé ? MONSIEUR PATELIN. Serait-il bien possible ? COLETTE. Agnelet a dit aux juges qu'il s'allait faire trépaner ; il est mort dans l'opération, et c'est monsieur Guillaume qui l'a tué. MONSIEUR PATELIN. Ah ! Je vois de quoi il est question : ah ! Fort bien, j'entends. COLETTE. Secondez-nous bien seulement..... Je vais demander justice à monsieur le Juge. MONSIEUR PATELIN. En effet, ce qu'il vient de voir lui fera croire aisément qu'Agnelet est mort, et par bonheur Monsieur Guillaume s'est accusé lui-même. Il faut avouer que ce Berger est un rusé coquin ; il m'a toujours trompé moi-même, moi qui trompe quelquefois les autres ; mais je lui pardonne, si, par son adresse, je puis marier richement ma fille. SCÈNE V. Monsieur Bartolin, Monsieur Patelin, Colette. MONSIEUR BARTOLIN. Que me dites-vous là ? Le pauvre garçon ! Voilà une mort bien prompte ! MONSIEUR PATELIN. Tout le village en est déjà informé. Comme les malheurs arrivent dans un moment ! COLETTE. Hi, hi, hi ! MONSIEUR PATELIN. La pauvre fille ! Méchante affaire pour monsieur Guillaume ! MONSIEUR BARTOLIN. Je vous rendrai justice ; ne pleurez pas tant. COLETTE. Il était mon fiancé, é, é, é. MONSIEUR BARTOLIN. Consolez-vous donc ; il n'était pas encore votre mari. COLETTE. Je ne le pleurerais pas tant, s'il avait été mon mari, i, i, i. MONSIEUR BARTOLIN. Il sera puni, et déjà sur votre plainte j'ai donné un décret de prise de corps ; on doit me l'amener ici ; je vais cependant, pour la forme, visiter le corps mort : il est là, dites-vous, chez votre oncle le Chirurgien ? Je reviens dans un moment. SCÈNE VI. Monsieur Patelin, Colette. MONSIEUR PATELIN. Il va tout découvrir s'il ne trouve pas le mort. COLETTE. Laissez-le aller ; mon oncle est d'intelligence avec nous, et Agnelet a ajusté dans le lit une certaine tête qui le fera fuir bien vite. MONSIEUR PATELIN. Mais quelqu'un dans le village rencontrera peut-être Agnelet. COLETTE. Il s'est allé cacher dans le grenier à foin d'un de nos voisins, d'où il ne sortira que quand le mariage sera tout-à-fait conclu. SCÈNE VII. Monsieur Bartolin, Colette, Monsieur Patelin. MONSIEUR BARTOLIN. Non, de ma vie je n'ai vu une tête d'homme comme celle-là ; les coups ou le trépan l'ont entièrement défigurée : elle n'a pas seulement figure humaine, et je n'ai pu la voir un moment sans détourner la vue. COLETTE. Ha, ha, ha ! MONSIEUR PATELIN. Que je plains le pauvre monsieur Guillaume ! C'était un bon homme ; il y avait plaisir d'avoir affaire à lui. MONSIEUR BARTOLIN. Je le plains aussi ; mais que faire ? Voilà un homme mort, et sa fiancée qui me demande justice. MONSIEUR PATELIN. Colette, que te servira de le faire pendre ? Ne vaudrait-il pas mieux pour toi.... COLETTE. Hélas, Monsieur ! Je ne suis ni intéressée ni vindicative ; et s'il y avait quelque expédient honnête...... Vous savez combien j'aime ma maîtresse votre fille, qui est filleule de Monsieur. MONSIEUR BARTOLIN. Ma filleule ? Eh bien, quel intérêt a-t-elle à tout ceci ? COLETTE. Valère, Monsieur, le fils unique de ce Monsieur Guillaume, en est amoureux ; son père refuse d'y consentir ; vous êtes si habile l'un et l'autre ; voyez s'il n'y aurait pas là quelque expédient, afin que tout le monde fût content. MONSIEUR BARTOLIN. Oui, il faut que cette fille se départe de sa poursuite, à condition que Monsieur Guillaume consentira à ce mariage. COLETTE. Que cela est bien imaginé ! MONSIEUR PATELIN. C'est prendre les voies de la douceur. MONSIEUR BARTOLIN. Avant que de le mettre en prison, on doit me l'amener ; il faut que je lui en parle moi-même ; mais y consentez-vous, Monsieur Patelin ? MONSIEUR PATELIN. Eh.... Je n'avais pas encore fait dessein de marier ma fille... Cependant... Pour sauver la vie à Monsieur Guillaume... Allons, allons, j'y donnerai les mains, et je serais fâché de faire pendre un homme. MONSIEUR BARTOLIN. J'entends qu'on me l'amène..... Vous, allez vite faire enterrer secrètement le mort, afin qu'on ne m'accuse point de prévarication. MONSIEUR PATELIN. Et moi, pour la forme, je vais faire dresser un mot de contrat que vous lui ferez signer, s'il vous plaît. SCÈNE VIII. Monsieur Bartolin, Monsieur Guillaume, conduit par plusieurs archers. MONSIEUR BARTOLIN. Ah ! Vous voici : eh bien ! Vous savez, Monsieur Guillaume ? MONSIEUR GUILLAUME. Oui, ce coquin d'Agnelet dit qu'il est mort. MONSIEUR BARTOLIN. Il l'est véritablement ; je viens de le voir moi-même, et vous avez avoué le fait. MONSIEUR GUILLAUME. Peste soit de moi. MONSIEUR BARTOLIN. Oh ! çà, j'ai une chose à vous proposer : il ne tient qu'à vous de sortir d'affaire, et de vous en retourner chez vous en liberté. MONSIEUR GUILLAUME. Il ne tient qu'à moi ? Serviteur donc. MONSIEUR BARTOLIN. Oh ! Attendez ; il faut savoir auparavant si vous aimez mieux marier votre fils que d'être pendu. MONSIEUR GUILLAUME. Belle proposition ! Je n'aime ni l'un ni l'autre. MONSIEUR BARTOLIN. Je m'explique. Vous avez tué Agnelet, n'est-il pas vrai ? MONSIEUR GUILLAUME. Je l'ai battu ; s'il est mort, c'est sa faute. MONSIEUR BARTOLIN. C'est la vôtre. Écoutez : Monsieur Patelin a une fille belle et sage. MONSIEUR GUILLAUME. Oui, et gueuse comme lui. MONSIEUR BARTOLIN. Votre fils en est amoureux. MONSIEUR GUILLAUME. Et que m'importe ? MONSIEUR BARTOLIN. La fiancée du mort se départ de sa poursuite si vous consentez à leur mariage. MONSIEUR GUILLAUME. Je n'y consens point. MONSIEUR BARTOLIN. Qu'on le mène en prison. MONSIEUR GUILLAUME. En prison, maugrebleu !.... Laissez-moi au moins allez dire chez moi qu'on ne m'attende point. MONSIEUR BARTOLIN. Ne le laissez pas échapper. SCÈNE IX. Monsieur Patelin, Monsieur Guillaume, Monsieur Bartolin, Valère, Henriette, Colette. MONSIEUR PATELIN. Voilà le contrat.... Monsieur, sur le malheur qui vous est arrivé, toute ma famille vient vous offrir ses services. MONSIEUR GUILLAUME. [Note : Patelin : Homme adroit, et fourbe, qui trompe les gens en leur faisant accroire qu'il leur procure d'avantage. Ce mot vient d'un nommé Patelin Avocat, sur lequel on fit une farce, qui est fort estimée par Pasquier, et d'où il fait venir plusieurs proverbes, comme revenir à ses moutons etc. [F]][Note : Patelineur : Qui se conduit comme Maître Patelin. ]Que de Patelineurs ! MONSIEUR BARTOLIN. Allons, voici toutes les parties ; expliquez-vous vite. Voulez-vous sortir d'affaire ? MONSIEUR GUILLAUME. Oui. MONSIEUR BARTOLIN. Signez ce contrat. MONSIEUR GUILLAUME. Je n'en veux rien faire. MONSIEUR BARTOLIN. En prison, et les fers aux pieds. MONSIEUR GUILLAUME. [Note : Tubieu : Tudieu interj. Juron de l'ancienne comédie. [L]]Les fers aux pieds ! Tubieu, comme vous y allez ! MONSIEUR BARTOLIN. Ce n'est encore rien ; je vais tout-à-l'heure vous faire donner la question. MONSIEUR GUILLAUME. [Note : Question : signifie aussi la torture qu'on donne aux criminels pour savoir la vérité de quelque crime qualifié. Par l'ordonnance de 1670, si l'accusé est prévenu d'un crime capital, et qui mérite la mort, et si le crime constant, il peut être condamné à la question. (...) [F]]Donner la question ! MONSIEUR BARTOLIN. Oui, la question ordinaire et extraordinaire, et après cela, je ne puis éviter de vous faire pendre. MONSIEUR GUILLAUME. Pendre ? Miséricorde ! MONSIEUR BARTOLIN. Signez donc ; si vous différez un moment, vous êtes pendu ; je ne pourrai plus vous sauver. MONSIEUR GUILLAUME. Juste ciel ! Que me faut-il faire ? MONSIEUR BARTOLIN, pendant que Monsieur Guillaume signe. Je l'ai oui dire à un fameux médecin, que les coups à la tête sont dangereux comme le diable.... Voilà qui est bien ; je vais jeter au feu la procédure, et je vous en félicite. MONSIEUR GUILLAUME. Oui, j'ai fait aujourd'hui de belles affaires ! MONSIEUR PATELIN. L'honneur de votre alliance... MONSIEUR GUILLAUME. Ne vous coûte guère. VALÈRE. Mon père, je vous proteste.... MONSIEUR GUILLAUME. Va-t'en au diable. HENRIETTE. Monsieur, je suis fâchée... MONSIEUR GUILLAUME. Et moi aussi. COLETTE. Que me donnerez-vous à la place de mon fiancé ? MONSIEUR GUILLAUME. Les moutons qu'il m'a volés. SCÈNE DERNIÈRE. Tous les Acteurs de la scène précédente, un Paysan, Agnelet. LE PAYSAN à Agnelet. Marche, marche, de par le Roi. AGNELET. Miséricorde ! MONSIEUR GUILLAUME. Ah, traître ! Tu n'es pas mort ? Il saut que je t'étrangle ; il ne m'en coûtera pas davantage. MONSIEUR BARTOLIN. Attendez ; d'où sort ce fantôme ? LE PAYSAN. J'avons trouvé ce voleur dans notre grenier, par quoi je le mène en prison. MONSIEUR BARTOLIN. Ouais ! Tu n'as plus de coups à la tête ? AGNELET. Ma foi, non. MONSIEUR BARTOLIN. Qu'est-ce donc qu'on m'a fait voir dans un lit chez un chirurgien ? AGNELET. Une tête de veau, Monsieur. MONSIEUR GUILLAUME. Allons, puisqu'il n'est pas mort, rendez-moi ce contrat que je le déchire. MONSIEUR BARTOLIN. Cela est juste. MONSIEUR PATELIN. Oui, en me payant un dédit qui contient dix mille écus. MONSIEUR GUILLAUME. Dix mille écus ! Il faut bien par force que je laisse la chose comme elle est ; mais vous me payerez les trois cents écus de votre père ? MONSIEUR PATELIN. Oui, en m'apportant son billet. MONSIEUR GUILLAUME. Son billet !.... Et mes six aunes de drap ? MONSIEUR PATELIN. C'est le présent de noces. MONSIEUR GUILLAUME. De noces ! Au moins je tâterai de l'oie. MONSIEUR PATELIN. Nous l'avons mangée à dîner. MONSIEUR GUILLAUME, montrant Agnelet. À dîner ! Oh ! Ce scélérat payera pour tous et sera pendu. VALÈRE. Mon père, il est temps de l'avouer, tout ceci ne s'est fait que par mon ordre. MONSIEUR GUILLAUME. Me voilà bien payé de mon drap et de mes moutons. ==================================================