******************************************************** DC.Title = L'ÉCRIVAIN DES CHARNIERS, COMÉDIE DC.Author = CARMONTELLE, Louis de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Proverbe DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:18:07. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CARMONTELLE_ECRIVAIN.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5627148b DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'ÉCRIVAIN DES CHARNIERS. COMÉDIE. QUARANTE-HUITIÈME PROVERBE. M. DCC. LXXI. Avec Approbation et Privilège du Roi. de CARMONTELLE. À Paris, chez Sébastien JORRY, vis à vis le Comédie Française, chez Le JAY, rue Saint Jacques, près celle des Mathurins. Représenté pour la première fois en 1768 à Bagatelle chez Madame la Marquise de Mauconseil. PERSONNAGES MADAME DE L'AIGUILLE, Marchande Lingère. MADEMOISELLE JANNETON, sa fille. Monsieur DUBOIS, père, débitant de Tabac. Monsieur DUBOIS fils, commis des Barrières. MONSIEUR DISCRET, écrivain des Charniers. NICOLAS, Commissionnaire. La Scène est sous les Charniers des Innocents. La Scène représente les Charniers des Innocents. À droite est la boutique de Madame de L'Aiguille, Marchande Lingère, et à gauche, un tonneau qui sert de Bureau à Monsieur Discret, écrivain. SCÈNE PREMIÈRE. Mademoiselle Janneton, Monsieur Dubois. MONSIEUR DUBOIS Fils. Mais, Mademoiselle, si vous me faites l'honneur de m'aimer véritablement comme vous le dites, pourquoi vous affligez-vous ? MADEMOISELLE JANNETON. Ah, Monsieur Dubois, si vous saviez !... MONSIEUR DUBOIS Fils. Comment ne me trouvez-vous pas un assez bon parti ? Ma place de Commis de la Barrière me vaut pourtant six cents francs par an. MADEMOISELLE JANNETON. Je le sais bien ; mais ma chère mère ne vous connaît pas. MONSIEUR DUBOIS Fils. Ce n'est pas ma faute, et si vous le vouliez elle me connaîtrait bientôt. MADEMOISELLE JANNETON. Si j'étais sûre qu'elle pût penser comme moi, Monsieur, vous n'auriez rien à craindre. MONSIEUR DUBOIS Fils. Comment, rien à craindre ? Croyez-vous que je puisse avoir peur ? Vous ne me connaissez pas. Vous me faites trembler, Mademoiselle Janneton. MADEMOISELLE JANNETON. Mais, par exemple, si elle voulait me marier à un autre que vous. MONSIEUR DUBOIS Fils. Ah, cela devient différent ; mais je ne le crois pas. MADEMOISELLE JANNETON. Cela n'est pourtant que trop vrai. MONSIEUR DUBOIS Fils. Comment ? MADEMOISELLE JANNETON. Je ne sais si vous connaissez Monsieur Discret, l'écrivain qui demeure là , vis-à-vis de chez nous ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Je ne l'ai jamais vu. MADEMOISELLE JANNETON. Eh bien ; c'est à lui que ma chère mère veut me marier. MONSIEUR DUBOIS Fils. À lui ? Et l'aimez-vous ? MADEMOISELLE JANNETON. Si je l'aimais, je ne vous aimerais pas. MONSIEUR DUBOIS Fils. Ah, c'est vrai ; comment ferons-nous ? MADEMOISELLE JANNETON. Je n'en sais rien ; car ma chère mère lui a donné sa parole, et il y compte, et voilà pourquoi je vous ai prié de me venir voir pendant qu'elle est sortie. MONSIEUR DUBOIS Fils. Et Monsieur Discret, est-il un homme d'esprit ? MADEMOISELLE JANNETON. Mais, je crois que oui ; car c'est lui qui fait tous nos Mémoires. Il écrit tout couramment des lettres pour tout le monde, et il est très malin. Monsieur DUBOIS fils, rêvant. Il écrit des lettres ? Attendez, je serai aussi malin que lui, laissez-moi faire ; dans peu vous entendrez parler de moi, et vous verrez ce qui en sera ; puisqu'il écrit des lettres. Je suis un homme... Enfin je ne vous en dis pas davantage. MADEMOISELLE JANNETON. Ah, je vous en prie, mon cher Monsieur Dubois, dites moi ce que vous ferez. MONSIEUR DUBOIS Fils. Je n'ai rien à vous refuser ; mais je n'ai pas le tems de vous l'expliquer. Songez seulement à dire à votre chère mère que Monsieur Discret vous a fait une infidélité, et ne vous embarrassez pas du reste. MADEMOISELLE JANNETON. Si vous m'aimiez bien, vous n'auriez pas de secret pour moi, et j'ai envie de me fâcher MONSIEUR DUBOIS Fils. À quoi cela servira-t-il ? Écoutez plutôt ce que j'ai encore à vous dire. MADEMOISELLE JANNETON. Eh bien, qu'est- ce que c'est ? MONSIEUR DUBOIS Fils. J'ai dit à mon père, qui a un débit de tabac auprès des Quinze-vingts, que j'ai grande envie de me marier avec vous, et comme c'est le meilleur homme du monde, il doit venir aujourd'hui ici marchander une paire de chaussons, pour voir si vous êtes aussi jolie que je lui ai dit. Il m'a dit qu'il avait été à la noce de Madame votre mère, et il a envie de renouveler la connaissance selon ce qui en sera, et ce serait un bon acheminement à notre mariage. MADEMOISELLE JANNETON. C'est très bien pensé ; mais qu'est-ce que vous ne voulez pas me dire ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Ah, vous en revenez toujours à vos moutons, et il faut que je m'en aille. MADEMOISELLE JANNETON. Eh bien , Monsieur, allez-vous-en, et ne revenez jamais. MONSIEUR DUBOIS Fils. Quoi, vous vous fâchez tout de bon ? Allons, embrassez-moi, pour faire la paix. Il veut l'embrasser. MADEMOISELLE JANNETON, se débattant. Non, Monsieur, non, je ne le veux pas ; finissez donc, vous allez faire tomber mon ouvrage. Il tombe.Bon, le voilà à terre. Il va être tout crotté. MONSIEUR DUBOIS Fils. Ah, ne vous fâchez pas, cela se séchera. Il lui rend son ouvrage.Adieu , Mademoiselle, je suis votre très humble serviteur. MADEMOISELLE JANNETON. Revenez bientôt. MONSIEUR DUBOIS Fils. Oui, oui, ne vous embarrassez pas. MADEMOISELLE JANNETON. Allez-vous-en vite ; car je vois revenir ma chère mère. MONSIEUR DUBOIS Fils. Adieu donc. MADEMOISELLE JANNETON. Adieu. Adieu. SCÈNE II. Madame de l'Aiguille, Mlle Janneton pleure en travaillant. MADAME DE L'AIGUILLE. Eh bien, qu'est-ce que tu as à pleurer ? Tenez, voyez à dix-sept ans, si on peut être comme cela. MADEMOISELLE JANNETON. Mais, ma chère mère, quand vous saurez à l'occasion de quoi je pleure, je crois que vous penserez comme moi. MADAME DE L'AIGUILLE. Effectivement, je pleurerai aussi moi, ah oui, tu vas voir. Allons, allons, laisse-moi passer à ma place, grande nigaude. Mademoiselle Janneton se lève, sa mère passe, et elles s'assoient toutes les deux.Donne-moi un peu cette terrine, que j'épluche nos fèves. MADEMOISELLE JANNETON. Tenez, la voilà. MADAME DE L'AIGUILLE. Et le sac aux fèves ? Mlle Janneton le lui donne, et elle épluche ses fèves.Ah ça, finis de pleurnicher comme cela ; car tout cela m'ennuie. MADEMOISELLE JANNETON. Mais, ma chere mère, écoutez donc la raison de cela. MADAME DE L'AIGUILLE. Allons, voyons ; qu'est-ce qu'elle va dire ? MADEMOISELLE JANNETON. Si vous vous fâchez... MADAME DE L'AIGUILLE. Que je me fâche ou non, ce n'est pas ton affaire. Tais-toi et parle. MADEMOISELLE JANNETON. Vous savez bien que vous m'avez accordé en mariage à Monsieur Discret. MADAME DE L'AIGUILLE. Oui, parce que c'est un honnête homme et qui me convient ; est-ce que tu n'en veux plus ? En voici bien d'une autre ! Bon gré malgré tu l'épouseras, premièrement et d'un, voilà qui est fini , je n'écoute plus rien. MADEMOISELLE JANNETON. Mais je ne dis pas que je ne l'aime plus. MADAME DE L'AIGUILLE. Et qu'est-ce que tu dis donc ? Il faut parler au lieu de pleurer. MADEMOISELLE JANNETON. Je dis que j'ai bien peur de ne pas être sa femme. MADAME DE L'AIGUILLE. Et pourquoi cela ? MADEMOISELLE JANNETON. Parce que... Elle pleure. MADAME DE L'AIGUILLE. Eh bien ? MADEMOISELLE JANNETON. Je n'oserais vous le dire. MADAME DE L'AIGUILLE. Mais s'il faut que je le sache , je ne peux pas le deviner. MADEMOISELLE JANNETON. Dame ; c'est qu'on m'a dit qu'il était devenu amoureux d'une autre, ce qu'il voulait me faire une infidélité. MADAME DE L'AIGUILLE. Ah, je ne crois pas celui-là, il peut te faire toutes les infidélités qu'il voudra ; mais il faudra bien qu'il t'épouse, je n'entendrai pas raillerie là-dessus , un honnête homme n'a que sa parole. MADEMOISELLE JANNETON. Mais s'il est infidèle ? MADAME DE L'AIGUILLE. À présent cela ne fait rien ; mais quand tu seras fa femme, je le ferai bien charrier droit. Est-ce que ton père ne voulait pas faire comme cela au bout d'un an de mariage ? Ah pardi il ne s'y est pas frotté deux fois ; il te le dirait bien, s'il n'était pas mort, le pauvre défunt ! MADEMOISELLE JANNETON. Oui, mais si Monsieur Discret en aime une autre ; il ne voudra plus de moi. Il n'a pas paru encore à sa place d'aujourd'hui. MADAME DE L'AIGUILLE. Oh, mais c'est lundi, il faut de la raison partout. Laisse-le venir, je lui parlerai, moi, il faudra bien qu'il réponde. MADEMOISELLE JANNETON. Ah, ma chère mère, ne lui dites rien encore. Il faut attendre et savoir si tout cela est bien vrai. MADAME DE L'AIGUILLE. Voilà encore un joli sujet pour être amoureux d'une autre que de ma fille. MADEMOISELLE JANNETON. Nous verrons comment il se conduira. MADAME DE L'AIGUILLE. Je veux bien ne lui pas parler ; mais c'est que s'il me fait une fois monter la moutarde au nez... MADEMOISELLE JANNETON. Il ne faut pas vous emporter. MADAME DE L'AIGUILLE. Oh, je ne m'emporte pas ; va, va, laisse-moi faire, je sais comme il faut s'y prendre avec les hommes, tu n'as qu'à faire comme moi. Ne lui disons rien ni l'une ni l'autre, il sera bien embarrassé. MADEMOISELLE JANNETON. C'est très bien dit. Mais voilà un Monsieur qui cherche quelque chose, il regarde bien notre enseigne. À part.Je crois que c'est le père de Monsieur Dubois. SCÈNE III. Madame de l'Aiguille, Mademoiselle Janneton, Monsieur Dubois Père. MADAME DE L'AIGUILLE. Monsieur, y a-t-il quelque chose pour votre service, de la toile, des manchettes ? C'est ici. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Madame, je vous demande bien pardon, j'ai oublié mes lunettes et... MADAME DE L'AIGUILLE. Monsieur, nous ne vendons pas de lunettes et... MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Je le sais bien , Madame, mais c'est que je ne peux pas lire l'enseigne d'un quelqu'un que je cherche. MADEMOISELLE JANNETON. Qu'est-ce que c'est, Monsieur ? MONSIEUR DUBOIS PÈRE. C'est celle de Madame de l'Aiguille. MADAME DE L'AIGUILLE. Vous y êtes, Monsieur, c'est moi-même. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Ah, Madame, je suis bien votre serviteur. MADAME DE L'AIGUILLE. Janneton, donne donc un tabouret à Monsieur. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. En voilà un, Mademoiselle, ne vous dérangez pas. Et puis je serais bien resté debout, surtout autrefois ; parce que je fuis accoutumé à tout. Il s'assied.Madame ; c'est que je voudrais bien acheter une ou deux paires de chaussons ; c'est selon le prix que vous me le ferez payer. MADAME DE L'AIGUILLE. Monsieur, si vous voulez du bon, il ne faut pas épargner voulez-vous quelque chose de résistance ? MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Oui, je veux du meilleur. MADAME DE L'AIGUILLE. Janneton, donne à Monsieur de ceux marqués N. MADEMOISELLE JANNETON, donnant un paquet. Les voilà justement. MADAME DE L'AIGUILLE. Tenez, Monsieur, voilà ce qu'il vous faut. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Seront-ils assez grands ? Car j'ai des cors à tous les doigts des pieds. MADAME DE L'AIGUILLE. C'est-là ce que nous vendons dans ces cas-là. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Et cela vaut, en conscience ?... MADAME DE L'AIGUILLE.. Dix sols la paire, mais je ne veux pas gagner avec vous, je vous les donnerai à neuf sols. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. C'est le dernier mot ? MADEMOISELLE JANNETON. Ah, ma chère mère, ne pourriez-vous pas les donner à Monsieur, à huit sols ? MADAME DE L'AIGUILLE. Je le veux bien ; mais je n'y gagnerai rien. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Je m'en vais donc vous donner vingt-quatre fols, et vous me rendrez. Il donne vingt-quatre sols. MADAME DE L'AIGUILLE. Prenez-en encore une paire, cela fera un compte rond. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Allons, je le veux bien en saveur de l'ancienne connaissance. Vous ne me remettez pas, Madame de l'Aiguille ? MADAME DE L'AIGUILLE. Pardonnez-moi, je me souviens... MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Vous souvenez-vous que c'est moi qui vous avais enlevée le jour de votre noce ? MADAME DE L'AIGUILLE. Quoi, c'est vous qui vous nommiez... J'oublie toujours les noms... MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Lafleur, j'étais dans ce tems-là chez Monsieur Largentier, Fermier Général. MADAME DE L'AIGUILLE. Justement. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Oui, c'est lui qui m'a fait avoir un débit de tabac auprès des Quinze-vingts, et je m'appelle Dubois à présent. MADAME DE L'AIGUILLE. Je m'en souviens, oui, il y a longtemps dont vous parlez-là. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Ah, cela ne fait rien, vous êtes toujours tout de même. Est-ce là Mademoiselle votre fille. MADAME DE L'AIGUILLE. Oui vraiment. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Ah, mauvaise herbe croît toujours, comme vous savez. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. L'on voit bien que vous êtes sa mère. Et notre ami de l'Aiguille, comment se porte-t-il ? MADAME DE L'AIGUILLE. Ah, le pauvre homme ! Il y a six ans qu'il est mort. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Quoi, Monsieur de l'Aiguille est mort ? MADAME DE L'AIGUILLE. Oui vraiment ; vous savez qu'il aimait un peu à boire. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. C'est vrai. MADAME DE L'AIGUILLE. Ah, que trop ! Un jour de la Saint Martin, bon jour bonne oeuvre, est-ce que la roue d'un fiacre ne lui a pas passé fur les deux jambes, qu'il ne s'en est pas relevé, J'ai cru que je le garderais toujours comme cela ; enfin Dieu me l'a ôté, il a bien fallu se faire une raison. Il ne m'a laissé que Janneton que vous voyez là. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Eh bien, je suis sûr qu'elle fait votre consolation ; car elle a l'air bien raisonnable. MADAME DE L'AIGUILLE. Ah, comme cela. Monsieur Dubois se lève. SCÈNE I.. Madame de l'Aiguille, Mlle Janneton, MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Monsieur Discret, se mettant à son Bureau. Monsieur Dubois fils passant et montrant à Mlle Janneton que c'est son père qui est chez elle, et qu'il va aller trouver Monsieur Discret. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Ah ça, il se fait tard, et il est temps d'aller manger la soupe. MADAME DE L'AIGUILLE. Si vous vouliez accepter la fortune du pot ? C'est de bon coeur. MONSIEUR DUBOIS Fils. Une autre fois, je viendrai vous revoir. Adieu, Madame ; adieu Mademoiselle, je suis bien votre serviteur. MADAME DE L'AIGUILLE. Adieu , Monsieur , ne nous oubliez pas ; surtout quand il vous faudra quelque chose. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Non, non, Madame, vous y pouvez compter ; je vous salue. Il s'en va. MADEMOISELLE JANNETON. Il est bien poli ce Monsieur-là. MADAME DE L'AIGUILLE. Oui, oui, allons-nous-en dîner. Voilà Monsieur Discret, ne le regardons pas. Elles vont dîner. SCÈNE V. MONSIEUR DISCRET, taillant des plumes. Madame de l'Aiguille ne me regarde pas, non plus que Mademoiselle Janneton ; est-ce qu'elles seraient fâchées contre moi ? Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est peut-être parce que je n'ai pas fait le mémoire qu'elle m'a demandé, pour tout ce qu'elle a vendu à ce Charcutier de la Croix Rouge. Dame, si elle est fâchée elle se défâchera, elle n'aura que deux peines ; mais, Mademoiselle Janneton, qu'est-ce qu'elle peut avoir contre moi ? C'est peut-être à cause de sa mère. SCÈNE VI. Monsieur Discret, Monsieur Dubois Fils, la main droite en écharpe. MONSIEUR DUBOIS Fils. Monsieur, je suis bien votre serviteur ; auriez-vous le temps de m'écrire une lettre tout à l'heure ? MONSIEUR DISCRET. Oui, Monsieur, vous n'avez qu'a dire, tout ce qui est pressé avec moi a toujours la préférence. Voulez-vous bien vous donner la peine, de vous asseoir ? MONSIEUR DUBOIS Fils, s'asseyant. Ce n'est pas que je ne sache écrire au moins ; mais c'est qu'il m'est venu un mal d'aventure au pouce , qui me fait un mal de chien, de façon que je n'en peux rien faire ni le jour ni la nuit, j'ai la main grosse comme votre tête. MONSIEUR DISCRET. Ah bien, je vous donnerai un remède qui vous emportera cela comme avec un rasoir et sans douleur. MONSIEUR DUBOIS Fils. Après la lettre. Voici, Monsieur, de quoi il retourne. Je suis amoureux d'une Demoiselle et je voulais l'épouser ; mais elle me fiche malheur depuis quelques jours, ainsi que sa mère, cela me déplaît à moi ; parce que je suis un gaillard, qu'il ne faut pas me dire en deux fois une même chose. Voilà la lettre qu'elle m'a écrite ce matin, à quoi je veux faire une réponse un peu salée, là , vous m'entendez bien. MONSIEUR DISCRET. Laissez, laissez-moi faire, vous serez content. Mais voyons la lettre. MONSIEUR DUBOIS Fils. La voilà, lisez tout haut. MONSIEUR DISCRET, lisant. Monsieur et cher Amant.« J'ai l'honneur de vous écrire ces lignes pour vous faire à savoir que j'ai bien du chagrin ; parce que je crains déjà que quand je ferai votre femme vous ne m'aimez pas ; voilà pourquoi ma chère mère me défend de vous parler davantage, ce qui met mon coeur en combustion, et que je ne passe pas une nuit sans dormir en rêvant de vous ; ce n'est pourtant pas que je vous aime autant que je vous aimais, voilà ce que je ne voulais pas vous dire , quoique je croie que vous ne m'aimez plus ; mais la plume me tombe des mains pour dire que cela n'est pas vrai , et que je vous aime toujours de tout mon coeur.Votre très humble et très obéissante servante,Janneton ? Il est étonné. MONSIEUR DUBOIS Fils. Oui, Janneton. MONSIEUR DISCRET. C'est plaisant ; mais ce n'est pas son écriture, ainsi ce n'est pas elle. MONSIEUR DUBOIS Fils. Je vous dis que c'est son écriture. Oh, elle écrit bien, ce n'est pas par-là que le pot s'enfuit. MONSIEUR DISCRET. C'est que vous ne savez pas ce que je veux dire. Ah ça je m'en vais vous faire une réponse, quel style voulez-vous ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Comme vous voudrez, je veux l'envoyer promener ainsi que sa mère surtout ; parce que c'est comme cela qu'il faut, traiter les femmes pour eu venir à bout. MONSIEUR DISCRET. C'est bien dit. Vous connaissez bien le beau sexe. MONSIEUR DUBOIS Fils. Je veux faire semblant comme si je n'avais pas reçu sa lettre et que cela vienne premièrement de moi, ce que je lui dirai. MONSIEUR DISCRET. Je vous entends bien. Vous allez voir. Il écrit. MONSIEUR DUBOIS Fils. Parlez de la mère surtout. MONSIEUR DISCRET. Ne vous embarrassez pas. Il écrit. MONSIEUR DUBOIS Fils. Nous verrons. MONSIEUR DISCRET. Tenez, voilà le commencement? MONSIEUR DUBOIS Fils. Voyons. MONSIEUR DISCRET, lit. Mademoiselle,Je mets la main à la plume mais avec regret, mon coeur saigne de tous les côtés, hors du vôtre, quand il pense à Madame votre mère qui est comme un dragon toujours envers moi. Monsieur DUBOIS Fils. C'est bien ; mais... MONSIEUR DISCRET. Écoutez, écoutez, vous ferez content. Il me vient une bonne idée dans la tête. Écrivant.Et qui ne peut vous donner que de mauvais conseils quant à l'égard de mon amour. Monsieur DUBOIS Fils. C'est cela, mais il faudrait que la mère pût se fâcher, et lui dire que je ne veux plus de mariage. MONSIEUR DISCRET. Oh, je fais bien, vous allez voir. Il écrit.Tenez voyez si ce n'est pas là ce que vous vouliez dire ? Il lit.«Et comme le piédestal de fa vertu a souvent fait des faux pas...» MONSIEUR DUBOIS Fils. Très bien ; c'est fort bon ! MONSIEUR DISCRET, lit. «Je crains qu'il n'en arrive de même de vous.» MONSIEUR DUBOIS Fils. On ne peut pas mieux ! MONSIEUR DISCRET, écrivant. «Si vous vouliez éprouver mon amour, sans mariage, je ne demanderais pas mieux dans ce cas-là que d'être de tout mon coeur, Mademoiselle.Votre très humble et très respectueux Serviteur. MONSIEUR DUBOIS Fils. C'est comme si je l'avais écrit moi-même, voilà tout ce que je voulais dire ; il n'en faut pas davantage. MONSIEUR DISCRET. Je suis bien aise que vous soyez content ; dame nous autres, il nous passe tant de ces affaires-là par les mains, que j'y suis un peu Grec. MONSIEUR DUBOIS Fils. Je le vois bien. MONSIEUR DISCRET. Avant de la cacheter, ne faut-il pas signer ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Oui, vraiment. MONSIEUR DISCRET. Dites-moi votre nom. MONSIEUR DUBOIS Fils. Je m'appelle Discret. MONSIEUR DISCRET. Discret ? Mais c'est aussi mon nom. MONSIEUR DUBOIS Fils. Tout de bon ? MONSIEUR DISCRET. Sûrement. C'est plaisant cela ! Est-ce que vous seriez le fils de Monsieur Discret, Facteur de la petite Poste, qui a été tué à l'armée il y a bien longtemps ? MONSIEUR DUBOIS Fils. C'est moi-même ; c'est que j'avais déserté, et voilà pourquoi on m'avait fait passer pour mort. MONSIEUR DISCRET. Cela fait une différence ; mais en ce cas-là nous sommes cousins. MONSIEUR DUBOIS Fils. [Note : Chopine : petite mesure de liqueur qui contient la moitié d'une pinte. [F]]Ah, j'en fuis charmé. Parbleu il faudra boire chopine ensemble. MONSIEUR DISCRET. Je ne demande pas mieux, je m'en vais cacheter cette lettre, et puis je vous mènerai à un endroit où, il y a de bon vin. Je m'en vais mettre l'adresse à Mademoiselle Mademoiselle Janneton ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Sans doute. MONSIEUR DISCRET, écrivant et cachetant. Voilà votre affaire finie, cousin. Il lui donne la lettre.Si vous voulez venir à présent... MONSIEUR DUBOIS Fils, mettant la main A la poche. Mais il faut que je vous paye. MONSIEUR DISCRET. Bon, entre parents. Et puis vous allez payer chopine. Allons, je vous expliquerai ce qui m'a si fort étonné. MONSIEUR DUBOIS Fils. Allons, venez. MONSIEUR DISCRET, rangeant ses papiers. C'est qu'il faut arranger ses affaires. Je vous suis. Ils s'en vont. SCÈNE VII. Madame de L'Aoguille, Mademoiselle Janneton. MADEMOISELLE JANNETON, appelant sa mère. Ma chère mère, ma chère mère ? MADAME DE L'AIGUILLE. Eh bien, qu'est-ce que tu veux ? MADEMOISELLE JANNETON. Il n'y est plus. MADAME DE L'AIGUILLE. Apparemment qu'il est allé à ses affaires. MADEMOISELLE JANNETON. C'est que si ce qu'on m'a dit est vrai... MADAME DE L'AIGUILLE. Ah, si tu vas me tourmenter comme cela !... Ne veux-tu pas que je le garde dans ma poche ? Je crains que tu ne sois jalouse. MADEMOISELLE JANNETON. Jalouse, non ; mais quand on aime bien... MADAME DE L'AIGUILLE. Tiens, ma fille, ce serait tant-pis pour toi, les hommes ne se mènent pas comme cela. MADEMOISELLE JANNETON. On voit bien que vous n'avez jamais aimé. MADAME DE L'AIGUILLE. Jamais ? Va, va, j'ai aimé plus que toi et plus que tu n'aimeras de ta vie ; en tout bien et tout honneur dà. D'abord il ne faut pas se plaindre sans raison. Tiens, écoute-moi. Un jour que... SCÈNE VIII. Madame de l'Aiguille, Mademoiselle Janneton, Nicolas, une lettre à la main, les regardant. MADAME DE L'AIGUILLE. Qu'est-ce que celui-là cherche ? NICOLAS. Madame, ne pourriez-vous pas m'enseigner où demeure Mademoiselle Janneton? MADEMOISELLE JANNETON. C'est moi ; qu'est-ce que c'est ? Elle prend la lettre et lit l'adresse Ah , ma chère mère, c'est récriture de Monsieur Discret. NICOLAS. Oui, c'est de sa part. MADAME DE L'AIGUILLE. De sa part ? Prenant la lettre.Voyons un peu ce qu'il chante. MADEMOISELLE JANNETON. Je meurs de peur qu'on ne m'ait dit vrai. MADAME DE L'AIGUILLE. Allons, tais-toi donc. Elle lit la lettre.Hum... hum... hum... hum... Mon coeur saigne de tous les côtés... MADEMOISELLE JANNETON. Il lui est arrivé quelque malheur ! MADAME DE L'AIGUILLE, lisant. Hum... Quand je pense à Madame votre mère, hum... Hum... hum... hum... Et comme le piédestal de sa vertu a souvent fait des faux pas... Qu'est-ce que veut dire cet animal là ? De qui parle-t-il ? MADEMOISELLE JANNETON. De vous, ma chère mère. MADAME DE L'AIGUILLE. Voyons le reste. Elle lit.Je crains qu'il n'en arrive de même de vous. MADEMOISELLE JANNETON. Comment de moi ? MADAME DE L'AIGUILLE, lisant. Si vous vouliez pourtant éprouver mon amour sans mariage, je ne demanderais pas mieux, dans ce cas-là, que d'être de tout mon coeur, Mademoiselle, Votre très humble et très respectueux serviteur.DISCRET.Voilà un grand coquin, un grand gueux ! MADEMOISELLE JANNETON. Mais, ma chère mère, peut-être que... MADAME DE L'AIGUILLE, en colère. Non, tu n'as que faire de me parler de lui davantage. NICOLAS. Madame, m'allez-vous donner la réponse ? MADAME DE L'AIGUILLE, en colère. Oui, oui, donne-moi mon aulne, que j'étrille ce drôle-là. NICOLAS. Mais il m'a dit que vous me payeriez. MADAME DE L'AIGUILLE, en colère. Eh bien, tu n'as qu'à venir. NICOLAS. Je m'en vais lui dire que c'est comme cela que vous recevez sa lettre. MADAME DE L'AIGUILLE. Ah, tu n'as qu'à lui dire qu'il n'approche pas d'ici de dix lieues. NICOLAS. Je n'y manquerai pas. SCÈNE IX. Madame De l'Aiguille, Mademoiselle Janneton. MADAME DE L'AIGUILLE, en colère. Ma vertu a fait des faux pas, ce ne sera pas avec lui, toujours ; s'il revient ici, je lui arracherai les yeux. MADEMOISELLE JANNETON. Mais c'est peut-être un faux rapport qu'on lui aura fait. MADAME DE L'AIGUILLE, en colère. Quand cela serait vrai, je ne veux pas qu'on me le dise, enfin je te défends de penser à lui davantage. MADEMOISELLE JANNETON, pleurant. Mais, ma chère mère, si je ne peux pas m'empêcher de l'aimer ? MADAME DE L'AIGUILLE, en colère. Quoi, tu aurais ce coeur-là, d'aimer un vilain coquin comme cela qui t'insulte, qui insulte ta mère ; je te tordrais plutôt le col que de souffrir que tu l'aimes encore après cela. MADEMOISELLE JANNETON, pleurant. Mais, ma chère mère, comment voulez-vous que je fasse ? MADAME DE L'AIGUILLE, en colère. Aimes-en un autre, n'importe lequel, cela m'est égal, pourvu que ce ne soit pas lui. MADEMOISELLE JANNETON, pleurant. Mais si je ne le peux pas. MADAME DE L'AIGUILLE, en colère. Je te dis que je le veux, je fuis ta mère en un mot comme en cent. MADEMOISELLE JANNETON, pleurant. Mais c'est que moi, je ne sais si vous voudriez. MADAME DE L'AIGUILLE. Quoi ? Ne pleure plus, tais-toi et parle. MADEMOISELLE JANNETON, se mouche. [Note : Rue de la Mortellerie : est actuellement nommée rue de l'Hôtel de Ville, renommée suite à l'épidémie de Choléra de 1832. Cette rue n'est pas éloignée de la rue ]Vous savez bien, ma chère mère, ce bal où j'ai été dans la rue de la Mortellerie, avec ma cousine. MADAME DE L'AIGUILLE. Oui, que tu m'as fait relever, après t'avoir attendue toute la nuit pour t'ouvrir la porte ; ah, ne me parle pas de cela. Eh bien, qu'est-ce que tu veux dire ? MADEMOISELLE JANNETON. C'est qu'il y avait un ami de ma cousine, avec qui j'ai beaucoup dansé, je ne vois après Monsieur Discret que lui... MADAME DE L'AIGUILLE. Quoi, tu m'en parles encore ? MADEMOISELLE JANNETON. Ce n'est que pour vous dire qu'après lui il n'y a que ce Monsieur là que je puisse aimer ; ma cousine m'a dit que c'était un bon parti, et que si elle n'était pas accordée avec un autre, qu'elle aurait bien voulu de lui. MADAME DE L'AIGUILLE. Et de quel métier est-il ? Il faut savoir sa vacation. MADEMOISELLE JANNETON. Il n'a point de métier, il porte l'épée. MADAME DE L'AIGUILLE. Il porte l'épée : qu'est-ce qu'il est donc ? MADEMOISELLE JANNETON. Il est Commis aux Barrières. MADAME DE L'AIGUILLE. Et il se nomme ? MADEMOISELLE JANNETON. Monsieur Dubois. MADAME DE L'AIGUILLE. Comment, Monsieur Dubois ? Eh, mais s'il était le fils de Monsieur De Lafleur, qui s'appelle aussi Monsieur Dubois, cela serait trop heureux. MADEMOISELLE JANNETON. Qui, ce Monsieur qui nous a acheté des chaussons ce matin ? MADAME DE L'AIGUILLE. Oui, pourquoi pas ? Il s'était marié trois ans avant moi, et il doit avoir un fils assez grand à présent. MADEMOISELLE JANNETON. Dame, écoutez donc, cela pourrait bien être ; car il m'a dit que son père avait bien de la protection, qu'il était débitant de tabac, et que pour lui il aurait bientôt un meilleur emploi. MADAME DE L'AIGUILLE. Mais il faudrait savoir si tout cela est bien vrai, et s'il n'est pas amoureux d'une autre ; car ces chiens d'hommes, il ne faut pas trop s'y fier, après ce qui nous arrive. MADEMOISELLE JANNETON. Oh, je fuis bien sûre qu'il est amoureux de moi ; car il me l'a dit ; mais je ne lui ai rien répondu, parce que je comptais épouser Monsieur Discret, cet ingrat-là. MADAME DE L'AIGUILLE. Quoi, tu y penses encore ? MADEMOISELLE JANNETON. Ah, ma chère mère, c'est pour la dernière fois. Et tenez, le voilà Monsieur Dubois. MADAME DE L'AIGUILLE. Où cela ? Celui qui vient de ce côté-ci ? MADEMOISELLE JANNETON. Oui, justement, le voilà qui me salue. Il vient à nous. MADAME DE L'AIGUILLE. Eh bien, laisse-le approcher. SCÈNE X. Madame de l'Aiguille, Mademoiselle Janneton, Monsieur Dubois Fils. MONSIEUR DUBOIS Fils. Mademoiselle, oserais-je prendre la liberté de m'informer de l'état de votre santé, avec la permission de Madame votre mère ? MADAME DE L'AIGUILLE. Oui, oui, Monsieur, très volontiers. Asseyez-vous donc, s'il vous plaît. MONSIEUR DUBOIS Fils. Je viens de la Barrière Saint Antoine, et je m'en vais à la Douane, et j'ai dit comme cela chemin faisant, il faut que j'aille savoir des nouvelles de Mademoiselle Janneton. MADAME DE L'AIGUILLE. Monsieur, vous faites bien de l'honneur à ma fille, et tenez, elle me parlait de vous. MONSIEUR DUBOIS Fils. Ah , Madame, je fuis donc plus heureux que je ne croyais ; car je ne pensais pas qu'elle pût jamais se souvenir de moi. MADAME DE L'AIGUILLE. Pourquoi cela, Monsieur ? Quand on a des manières honnêtes, c'est toujours bien fait ; les honnêtes gens sont si rares, surtout dans ce temps-ci. MONSIEUR DUBOIS Fils. Cela est bien vrai. Il offre du tabac à Madame de l'Aiguille.Madame en use-t-elle? MADAME DE L'AIGUILLE. Oui-da volontiers. Il est bien bon ce tabac-là, où le prenez-vous ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Chez mon père, qui n'en vend que du bon ; parce qu'il y a des raisons pour cela. MADAME DE L'AIGUILLE. Monsieur votre père ? Serait-ce Monsieur de Lafleur, qui demeurait autrefois chez Monsieur Largentier ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Oui, Madame, et c'est Monsieur Largentier, qui nous aime beaucoup, qui m'a fait avoir la place que j'ai. MADAME DE L'AIGUILLE. Mais vraiment c'est cela tout juste, Monsieur votre père est de nos plus anciens amis. Et tenez, comme il le disait tantôt, il n'y a que cela ; car à présent on ne sait sur qui compter. MONSIEUR DUBOIS Fils. C'est que l'on ne connaît pas tout le monde, mais je sais un quelqu'un qui serait bienheureux, si vous et Mademoiselle Janneton... et, elle sait bien ce que je veux dire. MADAME DE L'AIGUILLE. Écoutez donc, il n'y a qu'un mot qui serve, comme dit l'autre, et puisque nous avons renouvelé connaissance avec Monsieur votre père... Je suis bien fâchée qu'il n'ait pas voulu manger la soupe avec nous ; cela serait peut-être fini à présent. MONSIEUR DUBOIS Fils. Comment, quoi, Madame, qu'est-ce que vous voulez donc dire ? Serais-je assez heureux pour avoir le bonheur que de !... Mais ; Mademoiselle, dites donc ?... MADEMOISELLE JANNETON. C'est à ma chère mère à parler. MADAME DE L'AIGUILLE. Eh bien, parlez, vous, je parlerai après. MADEMOISELLE JANNETON. C'est que je disais comme cela à ma chère mère que vous aviez envie de vous marier. MONSIEUR DUBOIS Fils. Il est bien vrai que je n'y avais jamais pensé avant de vous avoir vu ; mais du depuis ce temps-là, je ne pense pas à autre chose. MADAME DE L'AIGUILLE. Tenez, écoutez-moi, mes enfants ; je ne suis qu'une femme, et je ne vais point par quatre chemins ; ce qu'on tient il ne faut pas le lâcher ; allez chercher Monsieur votre père ; s'il est vrai que vous êtes son fils, cela fera bientôt fini ; voilà comme je suis moi, voyez-vous. MONSIEUR DUBOIS Fils. Ah, Madame ! Ah Mademoiselle Janneton ! Mais serait-il bien vrai ? Il se lève.Dans ces occasions-là, il ne faut pas épargner, je m'en vais prendre un fiacre, et je reviens tout de, suite. Il va pour s'en aller.Mais, Madame, un bonheur ne vient point sans l'autre , voilà mon père qui passe par là-bas et qui vient de ce côté-ci. MADEMOISELLE JANNETON. Tout de bon ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Oui, voyez. MADAME DE L'AIGUILLE. Il va être bien étonné de voir que nous vous connaissons. Allons, allons, c'est bon. SCÈNE XI. Madame de l'Aiguille, Mademoiselle Jannetin, MONSIEUR DUBOIS PÈRE, Monsieur Dubois Fils. MONSIEUR DUBOIS Fils. Mon père, mon père ? Par ici. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Ah, ah, qu'est-ce que tu fais-là ? Est-ce que vous connaissez ce garçon-là, Madame de l'Aiguille ? MADAME DE L'AIGUILLE. Oui vraiment, nous le connaissons et nous le connaîtrons bientôt mieux si vous voulez. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Ah, Dame, écoutez donc, ce n'est pas parce que c'est mon fils ; mais c'est un grivois qui ne mange pas son pain dans sa poche tel que vous le voyez, et si vous étiez d'humeur enfin... Devinez ce que je veux dire. MADAME DE L'AIGUILLE. Ah, voyez le gros fin ! Bien attaqué, bien répondu ; pour moi je crois que Monsieur vaut bien Madame, et tenez sans barguigner davantage, je dis qu'il faut les marier ensemble. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Eh mais, écoutez donc, si vous y consentez, je ne demande pas mieux. MADAME DE L'AIGUILLE. Tout de bon ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Assurément, quand on se connaît de longue main, c'est tout ce qu'il faut. Il a un bon emploi, il en aura un meilleur encore. Quand je serai mort, je donnerai à ma belle-fille, mon débit de tabac ; je crois qu'avec cela mon fils est un bon parti. MADAME DE L'AIGUILLE. Moi, je n'ai que Janneton d'enfants, ainsi tout ce que j'ai sera pour elle. MONSIEUR DUBOIS PÈRE. C'est bien dit, je vous donne ma parole. MADAME DE L'AIGUILLE. Et moi la mienne. Allons, embrassez-vous, mes enfants, voilà qui est fini. Monsieur Dubois fils embrasse tout le monde.Allons, entrons chez nous, nous boirons un coup en causant de tout cela. MADEMOISELLE JANNETON. Ah, ma mère, voilà Monsieur Discret. MADAME DE L'AIGUILLE. Laissez-moi faire. Je m'en vais lui laver la tête. MADEMOISELLE JANNETON. Bon, bon, ne lui dites rien plutôt. MADAME DE L'AIGUILLE. Non, je veux en avoir le coeur net. MADEMOISELLE JANNETON. Ah, Monsieur Dubois J MONSIEUR DUBOIS Fils. Ne craignez rien, je lui parlerai moi, s'il dit quelque chose. SCÈNE XII. Madame de l'Aiguille, Mademoiselle Janneton, MONSIEUR DUBOIS PÈRE, Monsieur DUBOIS Fils, Monsieur Discret. MADAME DE L'AIGUILLE. Parlez un peu, Monsieur l'Écrivain, je vous conseille de ne plus venir vous étaler auprès de chez nous, car je Vous frotterais les oreilles. MONSIEUR DISCRET. Mais, mais qu'est-ce que vous avez donc ; Madame de l'Aiguille ? MADEMOISELLE JANNETON. Fi, c'est bien vilain à vous, Monsieur Discret. MONSIEUR DISCRET. Mais je ne sais pas ce que vous voulez dire. MADAME DE L'AIGUILLE. Comment, coquin, après la lettre que tu as écrite à ma fille. MONSIEUR DISCRET. Comment ; mais je croyais que vous saviez que je lui écrivais et quand on doit se marier ensemble... MADAME DE L'AIGUILLE. Oui, et le pied d'étal de ma vertu qui a fait un faux pas. Attends, attends-moi. MONSIEUR DISCRET regarde Monsieur Dubois fils. Quoi ? MADAME DE L'AIGUILLE. Si je prends mon aulne, je te la casserai sur le corps, vilain coquin. MONSIEUR DISCRET. Comment ? Mais cousin... MONSIEUR DUBOIS Fils. Cousin ? Je ne vous connais pas, Monsieur, passez votre chemin, ou... MADAME DE L'AIGUILLE. Tu ne veux pas de ma fille en mariage tu ne l'auras pas non plus ; car Monsieur l'épouse. MONSIEUR DISCRET. Mais c'est traître cela ? MADAME DE L'AIGUILLE. [Note : Grisonner : traîner, espionner, mot en rapport avec la couleur grise des laquais de gens de qualité qui ne portent pas de couleurs et qui servent d'espions ou de messagers.]Et tu n'as que faire de revenir jamais grisonner devant chez moi. MONSIEUR DISCRET. Mais écoutez-moi donc, Madame de l'Aiguille, Mademoiselle Janneton... MADEMOISELLE JANNETON. Allons, allons, laissez-le là, ma chère mère. MADAME DE L'AIGUILLE. Non, je veux qu'il s'en aille. MONSIEUR DISCRET. Je ne demande à dire qu'un mot. MADAME DE L'AIGUILLE. Tu en as écrit plus qu'il n'en fallait. MONSIEUR DISCRET. Mais ce n'est pas moi qui... MADAME DE L'AIGUILLE. Ce n'est pas ton écriture, chien de menteur ? MONSIEUR DISCRET. Je ne dis pas cela ; mais... MADAME DE L'AIGUILLE. Allons va-t-en tout-à-l'heure. MONSIEUR DISCRET. Je veux auparavant... MONSIEUR DUBOIS Fils. Monsieur Discret, si vous raisonnez... MONSIEUR DISCRET. Mais vous savez bien que c'est vous, et je ne saie à quoi il tient... MONSIEUR DUBOIS Fils. À quoi il tient ? Il met la main sur son épée. MADEMOISELLE JANNETON. Allons, Monsieur Discret, allez-vous-en. MONSIEUR DISCRET. Allez, Mademoiselle, vous êtes une ingrate. MONSIEUR DUBOIS Fils. Monsieur, je vous prie de ménager un peu le sexe, ou bien... MONSIEUR DISCRET. Monsieur, je ne dis rien... Mais c'est affreux à vous... MONSIEUR DUBOIS Fils. Je crois que vous m'attaquez. Vous en irez vous ? MONSIEUR DISCRET. C'est que je prends toutes mes affaires. Il ramasse tous ses papiers.Non, je ne reviendrai plus ici. Je les donne toutes au diable ainsi que vous. MONSIEUR DUBOIS Fils. Comment, vous raisonnez. MONSIEUR DISCRET. Non, Monsieur, je m'en vais ; mais quelque jour... Il s'en va. MONSIEUR DUBOIS Fils. Nous en voilà débarrassés. MADEMOISELLE JANNETON. Ah, Monsieur Dubois, que je suis heureuse de vous avoir connu ! MONSIEUR DUBOIS PÈRE. Venez donc, vous autres. MADAME DE L'AIGUILLE. Est-il parti ? MONSIEUR DUBOIS Fils. Oh, je vous réponds qu'il n'aura pas envie de revenir. MADAME DE L'AIGUILLE. Allons, mes enfants, mon gendre, venez, venez. Ils entrent tous chez Mme de l'Aiguille. Explication du proverbe : Il se sert de la patte du chat pour tirer les marrons du feu. ==================================================