******************************************************** DC.Title = L'APPAREILLEUSE, COMÉDIE DC.Author = CAYLUS, Henri Jean-Henri Gourgaud dit DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 13/07/2023 à 14:12:46. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CAYLUS_APPAREILLEUSE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1510860 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'APPAREILLEUSE COMÉDIE EN UN ACTE M. DCC. XXXVIII. ACTEURS. MADAME AMBOISEL, appareilleuse. MONSIEUR GRIPIGNI, sous-fermier. MANON, nièce de madame Amboisel. MADAME MERLET, revendeuse à la toilette. MARIANNE, nouvelle débarquée. GOTON, fille de joie. MONSIEUR FRIPONNEAU, procureur. LA JEUNESSE, souteneur. MONSIEUR COQUINON, commissaire. LA SUITE du Commissaire. La scène est à Paris, chez Madame Amboisel, au cinquième, sur le derrière. L'APPAREILLEUSE SCÈNE PREMIÈRE. Madame Amboisel, Monsieur Gripigni. MONSIEUR GRIPIGNI. [Note : Aze : Ce mot, qui est du style bas et comique, signifie un âne. [T]][Note : Paradis : Fig. et familièrement. Séjour délicieux. Ce pays est un paradis. [L]]Que l'aze vous foute, madame Amboisel, je suis rompu chaque fois que je monte chez vous ; ne prendrez-vous jamais un premier ou un second ? Je veux que le diable m'emporte si vous ne rebutez à la fin tous les honnêtes gens qui viennent chez vous ; n'est-ce pas se moquer du monde, que de placer un bordel dans le voisinage du Paradis ? MADAME AMBOISEL. [Note : Madame Amboisel est notée comme "Appareilleuse" donné par Littré comme : "Terme injurieux. Femme qui s'entremet dans de mauvais commerces d'amour."]Voilà de vos chiens de compliments à l'ordinaire, et vous serez toujours un bougre mal en gueule. MONSIEUR GRIPIGNI. Ah çà, trêve de politesse, parlons un peu d'affaire. Vous est-il venu du neuf, aurons-nous enfin quelque chose qui en vaille la peine ? MADAME AMBOISEL. Vous êtes encore un plaisant visage de vous plaindre ; comment diable vous les faut-il donc, si vous n'êtes pas content de cette belle marchande que je vous ai fait voir ? MONSIEUR GRIPIGNI. Son minois est joli, mais en revanche elle est diablement... MADAME AMBOISEL. Quoi ? MONSIEUR GRIPIGNI. Diablement spacieuse. MADAME AMBOISEL. Voilà-encore un beau chien de raisonnement ; est-ce sa faute ou la mienne, mon garçon, si tu n'as pas de quoi garnir son appartement ? MONSIEUR GRIPIGNI. [Note : Camuson : Jeune femme camuse. i.e. Fig. et familièrement, embarrassé, interdit. [L]]Eh ! Morbleu, ne me déterrerez-vous jamais quelque petite camuson qui soit jeune et gentille ?... Mais à propos, Madame Amboisel, ne m'avez-vous pas dit, il y a quelque temps, qu'il devait vous arriver de la province une nièce de quatorze ans ? MADAME AMBOISEL. Aussi est-elle arrivée, Dieu merci. MONSIEUR GRIPIGNI. Ah ! De grâce, si elle est ici, faites-la venir que je voie un peu si elle est aussi jolie que vous me l'avez fait espérer. MADAME AMBOISEL. L'enfant est belle comme un ange, ni grande ni petite, du bon poil ; et de plus, Monsieur Gripigini, on peut vous garantir son pucelage ; la pauvre innocente ne sait seulement pas comme les hommes sont faits, et je gagerais bien qu'elle n'a jamais vu son petit frère ; mais aussi, vous m'entendez bien, qu'à bonne marchandise, bon prix. MONSIEUR GRIPIGNI. Oh ! Parbleu, Madame Amboisel, cela est trop juste. Je suis curieux, le diable m'emporte, de voir un pucelage de quatorze ans, ils sont si rares à Paris, que j'ai été plus d'une fois tenté de croire que les filles y viennent au monde toutes dépucelées. MADAME AMBOISEL. Est-ce que vous ne savez pas un proverbe qui dit, que les pucelages ressemblent aux perdreaux qui s'envolent sitôt qu'ils ont la plume. MONSIEUR GRIPIGNI. [Note : Poil follet : poil rare et léger qui pousse avant la barbe. [L]]Oh ! De par tous les diables, ils s'envolent souvent dans ce pays-ci avant qu'ils aient seulement le poil follet. MADAME AMBOISEL. [Note : Dru : Par extension, se dit des personnes que l'on compare à une herbe drue, bien venant, vif et gaillard. ]Oh dame ! Le climat de Paris est favorable aux femelles, elles sont drues de bonne heure. MONSIEUR GRIPIGNI. Quel âge aviez-vous quand vous avez perdu le vôtre, Madame Amboisel ? Vous en souvient-il ? MADAME AMBOISEL. Ma foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère : à peine avais-je dix ans que je f... déjà comme une femme. MONSIEUR GRIPIGNI. [Note : Reprise des vers 405-406 du Cid de Pierre Corneille.]Aux âmes bien nées, La vertu n'attend pas le nombre des années. Mais revenons à votre nièce ! Combien vous donnerai-je pour son pucelage, si tant est qu'elle l'ait au moins. MADAME AMBOISEL. Voyez un peu ; ne faudrait-il pas vous la donner à l'épreuve ? Il n'y a rien là de frelaté. Vous me donnerez vingt louis, mon enfant, et je veux que vous me fassiez encore des remerciements. MONSIEUR GRIPIGNI. Vingt louis, ma chère mère, y pensez-vous bien ? MADAME AMBOISEL. Allez, allez, quand vous verrez ses deux petits tétons, vous m'en ferez présent de dix autres ; c'est un morceau de prélat... en conscience je ne vous en rabattrai pas un poil. MONSIEUR GRIPIGNI. Taupe à cela: faites-la venir ; je meurs d'envie de la voir. MADAME AMBOISEL. [Note : Recorder : Fig. et familièrement. Recorder sa leçon, tâcher de se bien remettre en l'esprit ce qu'on doit dire ou faire. [L]]Oh ! N'allons pas si vite en besogne ; vous entendez bien qu'il faut que je la recorde, elle est si sotte et si honteuse: allez en attendant faire un tour. MONSIEUR GRIPIGNI. Eh bien ! Soit, je suis à vous dans le moment. SCÈNE II. Madame Amboisel, Manon. MADAME AMBOISEL, appelant sa nièce. Manon ! Manon ! Manon ! Manon ! MANON. Que souhaitez-vous, ma chère tante ? MADAME AMBOISEL. Est-ce que vous êtes sourde, petite fille ?... Approchez... Là, tenez-vous droite, et n'ayez pas comme cela la tête enfoncée dans les épaules ;... Faites un peu sortir votre gorge davantage ; ayez toujours les jambes écartées et les pieds bien en dehors. Vous êtes coiffée trop en devant : regardez-moi tendrement, et baissez ensuite les yeux ;... Riez un peu pour faire voir vos dents : faites semblant de raccommoder quelque chose à votre garniture, afin qu'on remarque vos bras... Fort bien, ma fille, fort bien, çà. Êtes-vous bien aise d'être à Paris ? MANON. Oui, ma chère tante, et encore plus d'être avec vous. MADAME AMBOISEL. N'êtes-vous pas bien contente de vous voir habillée connue une demoiselle ? MANON. Je le suis comme tout, ma chère tante ; je me regardais tout-à l'heure dans le grand miroir, et je disais en moi-même, que si le garçon de notre voisin Girault me voyait comme çà, il ne me reconnaîtrait pas;... N'est-ce pas, ma bonne tante ? MADAME AMBOISEL. [Note : Vertuchou : vertubleu. Juron de l'ancienne comédie.]Je le crois bien, vertuchou ! Mais tout cela me coûte de l'argent, et il faut que tu en gagnes. MANON. Eh ! Mon Dieu, ma chère tante, je sais bien travailler, Dieu merci ; je filerai, je coudrai, je tricoterai. MADAME AMBOISEL. Oui, oui, je t'en f...tis, petite bêté, voilà encore un beau chien de métier ; je t'en veux apprendre un, mon enfant, qui te fera plus gagner en un quart-d'heure, que ton filage en six semaines. MANON. Ah ! Ma chère tante, apprenez-le moi donc bien vite. MADAME AMBOISEL. Cela sera bientôt fait ; mais il faut que vous soyez obligeante, et que vous fassiez tout ce que je vous dirai. MANON. Ma bonne tante, je ne me ferai jamais dire la même chose deux fois. MADAME AMBOISEL. Nous verrons cela : il va venir ici un gros monsieur qui veut vous voir ; ayez bien des complaisances pour lui, et laissez-vous faire tout ce qu'il voudra, entendez-vous ? MANON. Tout ce qu'il voudra, ma bonne tante ? MADAME AMBOISEL. Oui, ma chère nièce, tout ce qu'il voudra... Faites pourtant un peu de résistance d'abord, mais que cela ne dure pas... Il vous aimera bien. MANON. Mais, moi aussi, ma bonne tante, l'aimerai-je bien ? Est-il beau ? MADAME AMBOISEL. Comment ! Il faut aimer tous ceux qui vous donneront de l'argent, et les trouver tous beaux. MANON. Il me donnera donc de l'argent, ce monsieur-là ? MADAME AMBOISEL. À votre avis. MANON. Et ceux qui ne m'en donneront pas ? MADAME AMBOISEL. Tourmez-leur le derrière quand ils vous approcheront et ne les écoutez pas ; les gueux ne sont bons à rien. MANON. M'en donnera-t-il beaucoup, ce monsieur-là, bonne tante ? MADAME AMBOISEL. Selon que vous aurez de la complaisance et de la docilité pour lui. MANON. Ma chère tante, je vous assure que j'en aurai ; je ferai tout ce qu'il voudra. MADAME AMBOISEL. Il viendra encore ici d'autres messieurs qui vous en donneront, et puis quand vous en aurez beaucoup, je vous marierai à un gros monsieur comme eux, qui vous fera une grosse madame... Entendez-vous ? Donnez-vous bien de garde surtout de crier quand vous serez avec ce monsieur là qui va venir. MANON. Est-ce qu'il me fera du mal ? MADAME AMBOISEL. Non ; mais que je ne vous entende pas... Si vous me désobéissez, je vous remettrai votre habit de toile, et je vous renverrai dans votre pouillot...; Tenez, allez lui ouvrir, le voilà... Songez à faire la révérence et retenez bien ce que je vous ai dit sur les yeux de votre tête. SCÈNE III. Mamdame Amboisel, Manon, Monsieur Gripigni. MONSIEUR GRIPIGNI. Comment diable, Madame Amboisel, vous avez une nièce aussi jolie que cela ? MANON. Dame, Monsieur, vous voyez. MONSIEUR GRIPIGNI. Voulez-vous me baiser, mon petit ange ? MANON. Dame, Monsieur, demandez à ma tante. MADAME AMBOISEL. Oui, oui, je le veux bien. MONSIEUR GRIPIGNI. Qu'elle est douce ! De par tous les diables, Madame Amboisel, pas un b..gre n'en tâtera ; je veux l'entretenir. MADAME AMBOISEL. Je t'en f... ; ce n'est pas là mon compte. MONSIEUR GRIPIGNI. D'où vient donc ? MADAME AMBOISEL. Elle me rendra plus de profit à la maison. Tenez, vous autres entreteneurs, vous gardez une fille trois mois, et puis quand vous êtes saouls, et qu'elle a perdu toutes ses pratiques, vous la plantez là, n'est-ce pas une belle b..gre d'avance ? MONSIEUR GRIPIGNI. Mais je ferai les choses comme il faut ; n'y aurait-il pas plus d'honneur ? MADAME AMBOISEL. Je ne veux point de cela ; je t'en f..t[ra]is de l'honneur. MONSIEUR GRIPIGNI. Ah ! Les beaux yeux ! Ah, la belle bouche ! Ah, la jolie taille ! MADAME AMBOISEL. Montrez vos tétons à Monsieur, petite fille. MANON. Mais, ma très chère tante... MADAME AMBOISEL. Comment ! Morveuse, vous me désobéissez ? MANON. Eh bien, les voilà. MONSIEUR GRIPIGNI. Ah, l'amoureuse petite gorge ! MADAME AMBOISEL. Approchez, approchez, petite fille, vous vous y prenez vraiment d'une belle dégaine. MONSIEUR GRIPIGNI. Ah, de grâce ! Ne violentez pas ce pauvre enfant. MADAME AMBOISEL. Comment, merci de ma vie, je veux qu'elle m'obéisse... Tenez, Monsieur Gripigni, en avez-vous vu une plus jolie paire ? MONSIEUR GRIPIGNI. Ah ! Que de volupté ! MADAME AMBOISEL. Refuserez-vous à cette heure de donner trente louis pour un petit bouchon aussi gentil ? MONSIEUR GRIPIGNI. Elle est toute charmante ; mais, madame Amboisel... Trente louis, en vérité, c'est bien de l'argent. MADAME AMBOISEL. Je ne suis pas en peine de les trouver, et Monsieur Friponneau, qui n'est qu'un procureur, me les donnera. MONSIEUR GRIPIGNI. Ah, le vieux cocu ! MADAME AMBOISEL. Un procureur cocu ! Ah ! La grande nouvelle !... Enfin, Monsieur Gripigni, je vous donnerai la préférence ; voyez si cela vous accommode. MONSIEUR GRIPIGNI. Que diable, vous ne m'en demandiez d'abord que vingt. MADAME AMBOISEL. J'ai fait mes réflexions depuis, et en vérité, ce serait offenser Dieu que de vous livrer un pareil bijou à si bon marché ; une aussi belle enfant, toute jeune, et qui a encore son pucelage, mérite bien, pardieu, qu'on fasse quelque effort ; ce serait mon frère, qu'il ne l'aurait pas à moins, voyez-vous ; il faut se saigner dans pareille occasion. MANON. Qu'est-ce donc qu'un pucelage, ma tante ? Montrez-le moi donc si je l'ai jamais vu ? MADAME AMBOISEL. Vous voyez l'innocence ; en trouverez-vous comme cela ? Allons, vite, dépêchez... J'entends une de mes commères, que je ne serais pas bien aise qui vous vît. MONSIEUR GRIPIGNI. En voilà vingt-cinq. MADAME AMBOISEL. Allez-vous?en au diable. Ma nièce n'est pas pour vous, et sur ma foi vous n'en tâterez que d'une dent... J'en veux trente-cinq à cette heure. MONSIEUR GRIPIGNI. Eh bien, en voilà trente : mais vous me répondez de son pucelage ; car vous autres vous vous entendez à merveille. MADAME AMBOISEL. Je sais, je sais, ce que vous voulez dire, je t'en f..tis, grand nigaud, ils ont bien cet air là... Troussez-vous petite fille. MANON. Mais, ma tante... MADAME AMBOISEL. Faut-il donc vous le dire deux fois, petite sotte ? MONSIEUR GRIPIGNI. Laissez, laissez, ma belle enfant, nous allons voir cela ensemble. Oh ça, où nous allez-vous mettre, pour que nous soyons tranquilles ? MADAME AMBOISEL. Passez vite tous deux dans cette chambre... J'entends quelqu'un... Surtout, Manon, ne criez pas ; je vous donnerai une branlante, si vous faites bien. MANON. Est-ce qu'il me fera bien du mal ? MADAME AMBOISEL. Comment ! Vous voilà encore ? Jour de Dieu ! SCÈNE IV. Madame Amboisel, Madame Merlet, Marianne. MADAME MERLET. Bonjour, ma commère, comment va la santé ? MADAME AMBOISEL. Et toi, mon enfant, comment te portes-tu ? Est-ce là cette grande fille dont tu m'as parlé ? MADAME MERLET. Oui, ma commère, c'est elle même ; voyez si vous pouvez faire quelque chose pour elle, la pauvre enfant cherche une place, cela serait gentil au moins, si ça avait un habit sur le corps, n'est-ce pas ? MARIANNE. Je serais bien obligée à madame, si elle pouvait me trouver une bonne condition. MADAME AMBOISEL. Est-ce que vous voudriez servir, mon enfant ? Fi donc ! On est misérable dans le service, et on ne gagne rien. MARIANNE. Je n'ai pas le moyen de me mettre en métier, et je ne sais rien faire. MADAME AMBOISEL. Une grande fille comme vous ne sait rien faire ? Jour de Dieu ! MADAME MERLET. Elle est assez simple, comme vous voyez. MARIANNE. Mon père et ma mère ne m'ont jamais rien fait apprendre. MADAME AMBOISEL. Est-ce que vous ne savez pas faire ce qu'ils ont fait quand ils vous ont faite ? La grande innocente ! MARIANNE. Comment ? Madame. MADAME AMBOISEL. Rien, rien ; montrez-moi un peu votre gorge, ma fille, je veux vous placer auprès d'une dame qui aime les belles gorges... Fort bien ! Montrez moi vos dents... À merveille. Tenez, ma chère enfant, ne vous fâchez pas, il faut que je vous voie partout : la maîtresse que je vous destine veut qu'une fille soit bien saine. MADAME MERLET. Allons, ma pouponne, entre femmes, cela ne tire à aucune conséquence. MARIANNE. Oh mon Dieu ! Madame, s'il ne tient qu'a cela, je suis bien saine, Dieu merci, tenez. MADAME AMBOISEL, après 1'avoir considérée. Comment donc, mon enfant, que vois-je là ? Vous n'êtes plus fille ? MARIANNE. Est-ce que madame s'y connaît ? MADAME AMBOISEL. Jour de Dieu ! Si je m'y connais ? Je vous défie de m'en taire accroire. MARIANNE. Eh bien donc, Madame, puisque cela est comme ça, je vous dirai, sans mentir, que je suis venue à Paris, parce qu'il y a un garçon de chez nous qui m'avait promis mariage, et qui ma fait... MADAME AMBOISEL. Un enfant, n'est-ce pas ? MARIANNE. Deux, Madame. MADAME MERLET. Comment donc, ma fille, vous vous y êtes laissée attraper deux fois ? MARIANNE. Je vous demande excuse, Madame, il me les a faits dès la première. MADAME AMBOISEL. C'est-à-dire, d'un seul jet. Fort bien, c'est un habile fondeur. MADAME MERLET. N'y aurait-il pas de remède à cela, ma commère ? MADAME AMBOISEL. Oh ! Que oui, et nous pourrons encore en affubler quelque honnête robin. MADAME MERLET. Au moins, ma commère, vous savez nos conventions. MADAME AMBOISEL. Va, va, ne t'embarrasse pas. MARIANNE. Je ne sais pas ce que vous voulez dire par-là : mais je suis honnête fille. MADAME AMBOISEL. Ah ! Ah ! Tu es honnête fille, et tu fais deux enfants d'un coup ; tais-toi, tais-toi. MARIANNE. [Note : Péronne : Ville du département de la Somme en Picardie, au Nord de Paris et à l'Est d'Amiens.]Ce n'est pas moi, au moins, Madame, c'est un garçon de Péronne qui me les a faits. MADAME AMBOISEL. Oh ! Oh ! Tu es Picarde, et par-dessus tout cela, de Péronne ! Nous ferons quelque chose de toi... Écoute-moi, il n'y a, comme on dit, que le premier pas qui coûte ; tu as déjà un bon commencement, si tu veux être jolie fille ; il vient ici des messieurs qui auraient soin de toi... Ne t'amuse pas à servir, c'est la misère toute pure ; tu seras dix ans à gagner un gueux de mariage, pour épouser ensuite un marmiton, et ici tu te verras à ton aise en moins de deux ou trois ans ; et, si tu as de l'économie, je veux te faire épouser le marguiller de notre paroisse, entends-tu bien ? Fais tes réflexions là-dessus, et viens me revoir. Adieu, ma commère ; parlez-lui et ramenez-la moi demain matin. MADAME MERLET. Vous voyez bien, ma fille, que je vous ai mise en bonne main ; faites-en votre profit... Oh çà, à demain donc, ma commère. Et la petite Manon, vous ne m'en parlez pas ; qu'en faites-vous ? Il y a déjà huit jours qu'elle est arrivée ; voulez vous lui laisser perdre son temps ? MADAME AMBOISEL. [Note : Professe : Qui a fait les voeux par lesquels on s'engage dans un ordre religieux, après le noviciat expiré. [L]]Vous vous êtes trouvée, il y a quatre jours, à sa prise d'habit ; et je crois qu'on travaille à la faire professe ; elle est ici à côté avec Gripigni. MADAME MERLET. La pauvre enfant ! J'en ai vraiment bien de la joie ; veuille le Seigneur que cela tourne à bien, cela pourra faire un sujet. MADAME AMBOISEL. L'enfant est gentille, et je n'épargnerai rien pour la former. MADAME MERLET. À propos, ma commère, j'oub1iais de vous dire que j'ai rencontré Goton, qui m'a dit qu'elle venait chez vous... Tenez, la voilà, je vous laisse. SCÈNE V. Madame Amboisel, Goton. GOTON. Ah ! Ah ! Ah ! Je n'en puis plus de rire, Madame Amboisel, et vous allez bien rire aussi... Ce vieux procureur qui est venu demander une fille, et à qui vous m'avez adressée... Ah ! Mon Dieu ! J'étouffe de rire. MADAME AMBOISEL. Et bien, l'as-tu un peu dégraissé ? C'est une oeuvre méritoire devant Dieu que de duper ces vieux chiens-là... Conte-moi donc comme tout cela s'est passé. GOTON. [Note : Chaillot : Village à l'ouest de Paris sur une colline. Chaillot est maintenant intégré au XVIème arrondissement.]Croiriez-vous bien que je lui ai vendu mon pucelage dans une partie de Chaillot ? MADAME AMBOISEL. Garce du diable, tu en as donc un millier ? GOTON. J'en ai toujours en réserve pour ces messieurs là... Avant que de partir, j'ai fait ce que vous savez, il a avalé la pilule à merveille, tant il y a qu'il a gobé le goujon, et que j'ai tiré quatre louis de sa piau, dont en voilà deux que je vous apporte. Il a fait une assez longue révision de mes pièces ; et je tremblais d'en être la dupe ; mais après m'avoir bien reluqué, les lunettes sur le nez, le coq-dinde a enfin conclu pour le pucelage. MADAME AMBOISEL. Et toi, n'as-tu pas conclu pour la vérole ? GOTON. [Note : Ladre : signifie figurément en morale, avare, vilain et malpropre. [F]]Non, car je ne l'ai pas ; mais je lui ai donné ce que j'avais : je vous jure que le vieux ladre ne devrait pas se gâter sitôt. MADAME AMBOISEL. Je le crois, car tu l'as bien salé, n'est-ce pas ? GOTON. Et bien, poivré itou, je vous en réponds, je lui ai donné des épices tout son soul... La cérémonie achevée, pendant laquelle j'ai crié comme un diable, il s'est cru le plus heureux mortel du monde, il m'a baisé mille fois le c.., et m'a demandé avec instance de me revoir ; mais du diable, si je m'y frotte : je suis sûre qu'il sacre à présent comme un possédé, car il n'attrapera, de sa vie, chaude-pisse plus complète et mieux conditionnée. Ah ! Madame Amboisel, je suis perdue si je ne me cache; je crois que c'est lui que je viens d'entendre tousser sur l'escalier. MADAME AMBOISEL. Monte là-haut, et cache-toi dans mon petit grenier ; si c'est lui, je m'en vais bien le régaler encore, je t'en réponds. SCÈNE VI. Madame Amboisel, Monsieur Friponneau. MADAME AMBOISEL. Ah ! Ah ! C'est vous, monsieur Friponneau. MONSIEUR FRIPONNEAU. Lui-même, vieille bougresse. MADAME AMBOISEL. Le compliment est tout-à-fait joli et fort séant dans votre bouche. Qu'avez-vous donc, monsieur Friponneau, vous me paraissez tout renfrogné : je vous ai pourtant, ce me semble, assez bien servi. MONSIEUR FRIPONNEAU. Oui, comme une chienne que je ferai mettre à l'Hôpital. MADAME AMBOISEL. Je t'en défie, vieux ladre... mais la raison, Monsieur Friponneau, s'il vous plaît? MONSIEUR FRIPONNEAU. La raison ne sera pas longue à déduire. Comment ! Je viens ici, il y a quelques jours, te demander une fille qui soit saine, et tu m'envoies une gueuse, qui me fait accroire qu'elle a son pucelage, et qui m'en a donné pour mes cinquante jours dans le ventre. MADAME AMBOISEL. Allez, allez, Monsieur Friponneau, vous devriez un peu plus prendre garde à ce que vous dites ; nous n'avons ici que d'honnêtes filles, et je gagerais bien que c'est votre petite coureuse de femme, ou votre grande effrontée de servante qui vous auront nanti. MONSIEUR FRIPONNEAU. Tu en as menti comme une coquine ; cela ne vient que d'ici: vous êtes des gueuses avérées, et je prétends qu'on me rendre mon argent tout-à-l'heure. MADAME AMBOISEL. Je rendrai cent diables à ton col. Ne fais point ici de violence, vieux juif. Holà ! La Jeunesse, vous arrivez tout à-propos ; faites un peu entendre raison à monsieur, car je me suis époumonée. SCÈNE VII. Madame Amboisel, Monsieur Friponneau, La Jeunesse. LA JEUNESSE. Doucement, Monsieur Friponneau, doucement ; vous pourriez vous faire expédier une grosse de coups de bâton. MONSIEUR FRIPONNEAU. Monsieur, avant que de prononcer, entendez, s'il vous plait, les parties, comme de raison. Cette coquine que voilà est une autre garce... LA JEUNESSE. [Note : Bélître : gros gueux qui mendie par fainéantise, et qui pourrait gagner sa vie. [F]]Vous êtes un bélître vous-même et un insolent, de traiter ainsi d'honnêtes dames. Sacre-Dieu ! Je ne sais à quoi tient que je ne vous fasse rentrer les paroles à coups de pieds dans le ventre. Allons, dénichez d'ici. MONSIEUR FRIPONNEAU. Apparemment, Monsieur, que je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous ? LA JEUNESSE. Pardonnez-moi, Monsieur, j'ai l'honneur de bien connaître messieurs les Friponneaux, aussi bien que les Volereaux et les Mangereaux. Qu'en voulez-vous conclure ? MONSIEUR FRIPONNEAU. Que je dois obtenir gain de cause, et que mes parties doivent être condamnées aux dépens, dommages et intérêts. LA JEUNESSE. Elles y sont bien dument condamnées, vos parties, Monsieur Friponneau, et je vous jure qu'elles le paieront tout du long. MONSIEUR FRIPONNEAU. Monsieur, voici le fait en deux mots, si vous voulez me prêter un moment d'audience. LA JEUNESSE. Je sais fort bien de quoi il s'agit ; mais remettons-en le jugement à quinzaine. Allons donc, tôt, sortez, et ne me fâchez pas. MONSIEUR FRIPONNEAU. Je sors... mais... LA JEUNESSE. Oui, oui, Monsieur Friponneau, allez, une autre fois, vous examinerez mieux les pièces. MADAME AMBOISEL. Vois un peu, la Jeunesse, où va ce vieux chien-là. SCÈNE VIII. Madame Amboisel, Manon, Monsieur Gripigni. MADAME AMBOISEL. Eh bien, quoi ? Qu'est-ce donc que tout ce tintamarre-là ? Pardieu, Monsieur Gripigni, il me parait que vous êtes un grand maladroit. MONSIEUR GRIPIGNI. Mon Dieu ! Madame Amboisel, que ne me disiez-vous cela ? C'est un petit diable que votre nièce... Je ne me soucie pas de pucelage à ce prix-là ; elle a, par la sandieu, manqué de m'étrangler, et je suis mordu et égratigné partout. MADAME AMBOISEL. Avez-vous enfin emporté la place. MONSIEUR GRIPIGNI. Je n'ai pu seulement emporter un pouce de terrain ; la petite chienne a du vif-argent dans les fesses, et malgré ce que j'ai pu faire, elle a toujours rompu mes mesures. MADAME AMBOISEL. Ah ! Petite masque, je me suis bien doutée que tu gâterais tout. Approchez, friponne, approchez ; c'est donc comme cela que vous obéissez à votre tante ? Jarni ! Je ne sais à quoi il tient... MANON. Dame, ma chère tante, pendant ce que monsieur m'a caressée, je l'ai laisse faire ; mais il a voulu me tuer, je me suis défendue, voyez ? MADAME AMBOISEL. Eh bien ! Monsieur Gripigni, ne vous ai-je pas dit la vérité, quand je vous ai assuré que ce n'était qu'un enfant ?... Comment ! Il t'a voulu tuer ? MANON. Dame, oui ; il m'a montré une grosse vilaine bête, longue comme ça, qui m'a mordue comme tout : tenez, ma chère tante, je ne veux plus être demoiselle, renvoyez-moi chez nous. MADAME AMBOISEL. Vous resterez ici, petite gueuse, et vous gagnerez la vie à votre tante ; vous ne connaissez pas le bien que je vous veux. MANON. Votre bien fait du mal. MONSIEUR GRIPIGNI. Au moins, Madame Amboisel, voilà vingt cinq louis que vous me volez, et que je ne prétends pas perdre. MADAME AMBOISEL. Vous me la baillez belle encore ; pardieu, je vous livre la marchandise, vous n'avez qu'à vous en saisir. MONSIEUR GRIPIGNI. Prêtez-moi donc votre secours ; il faut qu'elle crève, ou que je la dépucelle. MADAME AMBOISEL. Je suis bien fâchée de ne l'avoir pas fait jouer avec quelque petit garçon auparavant, puisqu'on dit, que celle qui porte le veau peut bien porter le taureau... MONSIEUR GRIPIGNI. Ne vous inquiétez pas ; je l'emporterai au troisième, si vous m'aidez. MADAME AMBOISEL. Allons, petite sotte, venez ici ; tiens-toi bien, jarni ! Je t'étrangle si tu remues. Eh bien, vous, allez-vous rester là à regarder comme un nigaud ? MONSIEUR GRIPIGNI. Allons, ma petite reine, prends courage, je ne te ferai plus tant du mal. MANON. Ah ! Ah ! Ah ! Ma chère tante, je vous demande pardon ; je n'en puis plus, je me meurs... je suis morte. MADAME AMBOISEL. Arrêtez, Monsieur Gripigni, nous sommes perdus. Je crois entendre le commissaire. SCÈNE IX. Madame Amboisel, Monsieur Gripigni, Manon, Monsieur Coquinon et sa Suite. MONSIEUR COQUINON. Hola ! Que veut dire cette violence à un enfant ? MADAME AMBOISEL. Quoi Monsieur Coquinon ! Que veut-il avec tout ce cortège ? MONSIEUR COQUINON. Vous envoyer tout-à-l'heure au Châtelet, et de là à l'Hôpital. MONSIEUR GRIPIGNI. Mais, Monsieur, permettez-moi de vous représenter... MONSIEUR COQUINON. Qui êtes-vous, monsieur ? Je ne vous connais pas. Vous feriez bien de vous retirer, et de ne pas me troubler dans les fonctions de mon ministère, si vous ne voulez pas que je vous fasse appréhender au corps. Que faites-vous ici ? On vous trouve dans un bel endroit, pour un honnête homme. MONSIEUR GRIPIGNI. Ordonnez donc au moins qu'on me laisse sortir. MONSIEUR COQUINON. Assassiner ainsi un enfant ! Aux Archers.Laissez passer cet homme. Allez, monsieur, et prenez un train de vie plus séant... SCÈNE X ET DERNIÈRE. Madame Amboisel, Manon, Monsieur Coquinon et sa Suite. MADAME AMBOISEL. Monsieur Coquinon, je voudrais bien vous dire deux mots en particulier. MONSIEUR COQUINON. Très volontiers. Aux Archers.Retirez-vous, vous autres. MADAME AMBOISEL. Oh çà, Monsieur Coquinon, n'y aurait-il pas moyen de nous accommoder ? Vous savez que je vous ai payé toujours exactement, exceptez ce mois-ci ; mais, foi de femme d'honneur, voilà deux louis que je devais vous envoyer aujourd'hui. MONSIEUR COQUINON. Deux louis, dites-vous, où sont-ils ? MADAME AMBOISEL. Les voilà en deux pièces. MONSIEUR COQUINON. Tout cela est fort bien ; mais il m'en faut encore autant pour mes vacations et pour les frais du procès-verbal que j'aurais dû faire. MADAME AMBOISEL. [Note : Vaillant : Le fonds de bien d'une personne, son capital. [L]][Note : Sol : sou. [L]]Encore deux louis ! Monsieur Coquinon, c'est traiter une pauvre femme avec bien de la rigueur ; en vérité, je vous ai donné tout mon vaillant, et il ne me reste pas un sol. MONSIEUR COQUINON. Qu'est-ce que cette jeune enfant ? MADAME AMBOISEL. C'est ma nièce, qui arrive de la province. MONSIEUR COQUINON. Et vous lui faites payer ainsi sa bien-venue ? Elle est aimable, cette petite. MADAME AMBOISEL. Et bien à votre service, Monsieur Coquinon. MONSIEUR COQUINON. Mais n'est-elle point endommagée ? Cet homme qui vient de sortir ? MADAME AMBOISEL. Il n'a pas eu le temps, Monsieur Coquinon ; en vérité, je vous le jure. MONSIEUR COQUINON. Eh bien, je reviendrai demain matin, et nous verrons. Adieu, madame Amboisel. MADAME AMBOISEL, à part. Adieu, Loup-garou, que Lucifer te confonde. À sa nièce.Passez dans l'autre chambre, petite effrontée, et voyons un peu ce qui vous fait tant crier. Vous donnerez bien de la peine à votre tante, et vous ne vaudrez jamais rien. ==================================================