******************************************************** DC.Title = CHARLES IX OU L'ÉCOLE DES ROIS, TRAGÉDIE. DC.Author = CHÉNIER, Marie-Joseph de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:18. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CHENIER_CHARLESIX.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k84959q DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** CHARLES IX OU L'ÉCOLE DES ROIS TRAGÉDIE. Prix, 48 sous. M. DCC. LXXXX. PAR MARIE-JOSEPH DE CHÉNIER DE L'IMPRIMERIE DE P. FR. DIDOT JEUNE. DISCOURS PRÉLIMINAIRE. Suivant l'opinion d'un grand génie de l'Antiquité, la tragédie est plus philosophique et plus instructive que l'histoire même. S'il faut entendre par tragédie un roman d'environ quinze cents vers, chargé d'épisodes, écrit d'une manière lâche et boursoufflée, dont l'unique but est d'intéresser, pendant deux heures, par une intrigue adroitement combinée, et semée de quelques situations piquantes, on ne saurait être, sur ce point, de l'avis d'Aristote ; et ce poème, bien loin d'avoir l'importance qu'il lui donne, n'est guère au-dessus d'un opéra comique. Mais si, pour composer une excellente tragédie, le choix nécessaire d'un seul fait intéressant et vraisemblable n'est presque rien ; s'il faut des caractères dessinés fortement, puisés dans la belle nature, et se faisant ressortir les uns les autres par un contraste perpétuel; si ce grand mérite n'est rien encore ; si l'on doit écrire l'ouvrage en vers ; si les vers doivent être toujours travaillés sans que le travail se lasse sentir ; toujours pleins de poésie, sans que le poêle s'étale, pour ainsi dire ; forts sans dureté, majestueux sans enflure, simples sans familiarité, harmonieux sans que l'harmonie coûte rien au sens ; s'il faut, par la magie de l'éloquence, remuer les coeurs, et faire verser des larmes de pitié ou d'admiration, et tout cela, pour inculquer aux hommes des vérités importantes, pour leur inspirer la haine de la tyrannie et de la superstition, l'horreur du crime, l'amour de la vertu et de la liberté, le respect pour les lois et pour la morale, cette religion universelle : si tel est, dis-je, le but de la tragédie, si telles sont les qualités nécessaires pour approcher, dans ce genre, de la perfection qu'il est impossible d'atteindre, on est forcé de se ranger à l'avis d'Aristote, et d'avouer qu'un pareil poème est la production la plus philosophique et la plus imposante du génie des hommes. Aucun ouvrage n'exige un esprit aussi flexible, une aussi grande variété de talents et de connaissances. Voilà ce qu'était la tragédie dans Athènes. Ajoutez qu'on n'y représentait que des pièces nationales. Le théâtre grec retentissait des louanges de la Grèce et de ses héros, quelquefois même des vivants. Les guerriers qui, à Salamine, avaient vaincu le grand roi, entendaient célébrer leur vaillance dans la tragédie des Perses. Souvent, en faisant parler les fameux personnages des temps passés, le poète insérait dans sa pièce des détails relatifs aux temps présents. L'OEdipe à Colonne, entre autres, est plein d'allusions à la guerre du Péloponnèse. Peut-on s'étonner, après cela, de l'enthousiasme qu'inspiraient à la Nation la plus sensible de la terre, ces chefs-d'oeuvre d'éloquence, représentés sur des théâtres magnifiques, avec un appareil digne des poètes et de l'auditoire ? Les spectacles dans la Grèce étaient des fêtes publiques et laissaient des traces profondes, parce qu'ils n'étaient pas trop souvent répétés. Le poète sublime qui a créé la scène française, avait tous les talents nécessaires pour l'élever à la hauteur du théâtre grec; mais des obstacles sans nombre l'en ont empêché. D'abord il était impossible de traiter dignement des sujets nationaux sous le règne absolu du cardinal de Richelieu. Les malheurs de la France, occasionnés presque toujours par la faiblesse des rois, par le despotisme des ministres et l'esprit fanatique du clergé, auraient nécessairement rempli de véritables pièces nationales. Le gouvernement n'était point assez raisonnable pour les permettre, et les Français n'étaient pas encore capables de les sentir. Quant aux défauts de Corneille, on a dit souvent qu'il les devait à son siècle, et rien n'est plus vrai : mais on pouvait ajouter qu'il les a rendus très dangereux, en leur donnant une force qui appartenait à son génie, et qui les a consacrés comme des beautés dans l'esprit de la multitude. Les romans de la Calprenède et de Mademoiselle Scudéry, étaient devenus en France une espèce de poétique du théâtre. De là ces intrigues sans fin, ces noms supposés, ces épisodes continuels, ces passions sans naïveté, et, pour tout dire en un mot, cette nature factice que tant de mauvais critiques ont ridiculement préférée à l'exquise simplicité de la scène grecque. Le Cid fit pleurer toute la France ; Cinna fixa notre langue ; on admira dans Horace des beautés inconnues avant Corneille : mais ce génie vieillissant produisit une foule de pièces aussi monstrueuses pour les moeurs que pour la diction. Il semblait vouloir replonger le théâtre dans la barbarie dont ses chefs-d'oeuvre l'avaient tiré. Racine ne bannit pas entièrement l'afféterie qui s'était emparée du théâtre ; mais il sut mettre dans ses vers le naturel le plus élégant ; il rejeta cette froide métaphysique prodiguée avant lui jusqu'au sein des conjurations, du parricide et de l'inceste. On ne vit plus paraître ces sublimes princesses qui ne s'abaissaient jamais à pleurer. Cependant, par les suites d'un goût détestable, les larmes de Monime, d'Andromaque et d'Iphigénie, ne faisaient pas soupçonner au public qu'il avait admiré des fautes énormes. Nombre de gens regrettaient encore le ton mâle et guindé de Viriate et de Pulchérie. On chercherait en vain dans Racine des détails politiques comparables aux beaux morceaux de Cinna ; mais il y a plus de morale dans ses bons ouvrages que dans ceux de Corneille. Après avoir abandonné la scène à trente-huit ans, il conçut dans son loisir, trop long pour la gloire de notre littérature, il conçut, dis-je, qu'il pouvait surpasser Corneille et lui-même, et peut-être égaler Sophocle. Il fit Athalie, l'ouvrage le plus philosophique qui eût encore illustré la scène française. Ce chef-d'oeuvre n'est pas dirigé contre le fanatisme; on ne l'eût pas souffert à la cour : mais il est dirigé contre les flatteurs, contre les prêtres courtisans, contre la politique cruelle des ambitieux. Les leçons que donne le pontife au jeune roi qu'il vient de couronner, sont d'un pathétique admirable et d'une raison sublime. On concevra que Racine ne pouvait se permettre davantage, si l'on veut examiner avec attention le siècle brillant qui lui doit une partie de sa gloire. On verra quelle était la servitude des pensées sous le règne de Louis XIV ; et l'on sentira combien il eût été dangereux de vouloir secouer ces chaînes de l'esprit. Le temps nous a permis d'oser beaucoup plus ; et nos descendants oseront plus que nous. S'il eût vécu dans notre siècle, cet homme à qui la nature avait accordé tant de facilité pour le travail, et tant de patience, une raison si droite et une sensibilité si parfaite, il aurait mis sans doute plus de hardiesse dans les moeurs et dans les détails de ses immortels ouvrages. Non content d'égaler l'harmonie enchanteresse des vers de Sophocle et d'Euripide, la grâce et la majesté de leur diction, la variété de leur éloquence, il les aurait encore imités dans l'art de donner un grand but au poème tragique. Comme eux il aurait mis sous les jeux de sa patrie, ses lois, son gouvernement, ses grands hommes, les époques célèbres de son histoire. Comme eux, il aurait instruit ses contemporains, en retraçant les malheurs et les fautes de leurs ancêtres ; et la France aurait des modèles de tragédies nationales. Campistron, la Grange-Chancel et quelques autres, perdirent le théâtre. On vit reparaître sur la scène tragique les princesses déguisées, les princes qui ne se connaissent pas eux-mêmes, les intrigues compliquées, et tous les beaux sentiments de Cassandre et de Clélie. Cependant les chefs-d'oeuvre de Racine n'eurent jamais autant de succès, dans leur nouveauté, que les faibles ouvrages de Campistron ; et Tiridate faisait les délices de Paris, à-peu-près dans le temps où l'incomparable Athalie passait pour un mauvais ouvrage. C'était la mode de s'ennuyer en la lisant. Cette mode ne cessa qu'au commencement de ce siècle, quand la France avait perdu Racine. Entre la dernière tragédie de cet homme éloquent, et la première de M. de Voltaire, il s'écoula un espace de près de trente années. Pendant tout ce temps, la scène fut livrée à des poètes sans génie, à des écrivains dont les meilleurs étaient médiocres. On croyait la carrière fermée lorsque OEdipe parut. Il est imprudent d'annoncer, à la mort des hommes illustres, qu'ils n'auront plus d'égaux. Je conçois qu'un tel arrêt satisfait l'amour-propre de celui qui le prononce ; mais c'est prédire un fait impossible, et par conséquent, c'est dire une absurdité. La révolution dans les idées, maintenant si avancée d'un bout de l'Europe à l'autre, commençait à éclore sur la fin du règne de Louis XIV. La révocation de l'édit de Nantes, funeste aux intérêts politiques de la France, fut utile aux progrès de l'esprit général. Les Protestants chassés de France, accusèrent, dans une foule de livres, la religion qui les persécutait. Les matières religieuses furent soumises à la discussion, et la discussion chez quelques-uns produisit le scepticisme. La raison humaine fit plus de pas en vingt ans, qu'elle n'en avait fait depuis un siècle avant cette époque. Parmi les ouvrages nés dans ces temps orageux, il faut distinguer ceux de notre grand dialecticien Bayle, et surtout son dictionnaire, le seul ouvrage de cette espèce où il y ait du génie, et l'un des plus beaux monuments qu'ait élevés la philosophie. Au gouvernement monacal des dernières années de Louis XIV, succéda, sous la régence, une espèce de liberté de penser. Fontenelle, un moment persécuté par les Jésuites, jouissait alors d'une haute réputation. Il la devait à ses éloges et à cette histoire des oracles qui d'abord avait failli le perdre. Ce fut dans cette aurore du bon sens que parurent les premiers essais de Monsieur de Voltaire. Il ne créa point l'esprit philosophique en France ; il l'y trouva : mais il sut l'appliquer à tous les genres d'ouvrages littéraires ; il le mit à la portée de toutes les classes de la société ; il en fit, pour ainsi dire, la monnaie courante ; et parvint à exercer sur tout son siècle l'empire le plus cher et le plus universel, celui du génie et de la raison. C'est surtout à ses tragédies que Monsieur de Voltaire doit son influence sur l'Europe entière. Un livre, quelque bon qu'il soit, ne saurait agir sur l'esprit public d'une manière aussi prompte, aussi vigoureuse qu'une belle pièce de théâtre. Des scènes d'un grand sens, des pensées lumineuses, des vérités de sentiment, exprimées en vers harmonieux, se gravent aisément dans la tête de la plupart des spectateurs. Les détails sont perdus pour la multitude ; le fil des raisonnements intermédiaires lui échappe, elle ne saisit que les résultats. Toutes nos idées viennent de nos sens ; mais l'homme isolé n'est ému que médiocrement : les hommes rassemblés reçoivent des impressions fortes et durables. Personne, chez les modernes, n'a si bien conçu que Monsieur de Voltaire, cette électricité du théâtre. On a critiqué ses plans, et peut-être avec raison. Il y a quelquefois plus de richesse que d'ordre dans l'économie de ses tragédies. Il n'a pas toujours observé la vraisemblance ; on peut préparer les événements mieux que lui. Mais pour de légères fautes de composition, que de beautés de toute espèce ! quelle grandeur dans les conceptions ! c'est là sa partie dominante. Que de situations tragiques ! que de passions ! que de mouvement ! La tragédie de Manlius est beaucoup mieux conduite que Mahomet, Alzire, ou Sémiramis : mais le cinquième acte d'Alzire vaut dix tragédies comme Manlius. Il faut une espèce d'imagination pour éveiller sans cesse la curiosité par de nouveaux incidents ; il faut beaucoup d'adresse pour éviter toutes les invraisemblances : mais il faut du génie pour peindre énergiquement les moeurs ; il faut du génie pour mettre la raison en sentiment ; il faut du génie pour échauffer le coeur, pour éclairer l'esprit, et pour enchanter l'oreille. Les nombreux succès de Monsieur de Voltaire irritaient l'envie. Elle avait besoin d'un rival à lui opposer : elle se saisit de Crébillon. L'auteur de quelques pièces romanesques et mal écrites, fut préféré pendant quarante ans, par des journalistes, à l'auteur de Mérope et d'Alzire, au plus beau génie du dix-huitième siècle. Le dernier soupir du grand homme fut fatal à la réputation de Crébillon. Le nom de ce poète incorrect et sans naturel, cessa d'être prononcé avec ceux de Corneille et de Racine, et l'enthousiasme qu'il avait inspiré tomba de lui-même, par la raison que ses admirateurs ne pouvaient le lire. Monsieur de Voltaire a plus approfondi dans ses tragédies la morale proprement dite, que la politique. Il a combattu durant soixante ans, le fléau de la superstition. Sa plume a sans cesse retracé les usurpations du sacerdoce, rarement les prétentions arbitraires des rois et des grands. Il a fait quelques tragédies où le public français entendait au moins prononcer des noms français : mais parmi ces tragédies, d'ailleurs fondées sur des faits inventés, Zaïre est la seule qui soit admirée des connaisseurs, et les Français n'y sont qu'accessoires. Les obstacles qui ont empêché Corneille et Racine de représenter leur Nation sur la scène tragique, existaient encore pour Monsieur de Voltaire. Grâce à lui-même, grâce à quelques philosophes qui ne se sont pas occupés du théâtre, ces obstacles n'existent plus pour nous. Les hommes supérieurs font marcher l'esprit humain. Sans eux, il resterait immobile. Les pas que ces maîtres fameux ont fait faire à notre siècle, doivent exciter notre émulation. Continuons la route, s'il est possible, en partant du point où ils se sont arrêtés. La tragédie de Charles IX, commencée bien avant qu'on put prévoir la révolution qui s'opère en France, ne pouvait être achevée, ce me semble, dans des circonstances plus favorables. Quelle époque en effet pour établir sur notre théâtre la tragédie nationale ! Nous voyons éclore une chose publique au milieu de nous. L'opinion du peuple est maintenant une puissance. La Nation la plus éclairée de l'Europe s'aperçoit enfin de la nullité de sa constitution. Elle va bientôt s'assembler pour anéantir les abus sans nombre que l'ignorance, la paresse, l'esprit de corps et les intérêts particuliers ont accumulés en France depuis près de quatorze siècles. Pour créer parmi nous la tragédie nationale, j'ai choisi le sujet le plus tragique de l'histoire moderne. J'ai banni de ma pièce ces confidents froids et parasites qui n'entrent jamais dans l'action, et qui ne semblent admis sur la scène que pour écouter tout ce qu'on veut dire, et pour approuver tout ce qu'on veut faire. Les sept personnages les plus illustres de la France à la fin du seizième siècle, servent à nouer et à dénouer mon intrigue importante. Voici comme j'ai conçu leurs caractères. Catherine de Médicis n'a d'autre passion que de tromper et de commander. Toujours calme, toujours inébranlable dans ses desseins, les moyens lui sont indifférents, pourvu qu'elle réussisse. Artificieuse par caractère et par système, elle sait justifier sa conduite d'après les principes du Machiavélisme, principes affreux qu'elle développe de manière à séduire aisément un esprit faible ; principes, d'ailleurs, presque universellement adoptés dans ces temps où la véritable politique était encore inconnue. Catherine de Médicis gouverne son fils, mais, à son tour, elle est gouvernée par les Guises. On doit remarquer dans le duc de Guise et dans le cardinal de Lorraine son oncle, un même esprit d'orgueil et d'audace, mais diversement modifié, selon la différence de leur âge et de leur état. Le duc de Guise a toute l'énergie d'un jeune ambitieux. On sent qu'il a de la peine à tromper ; et tandis qu'il parle au nom de la France et du bien public, souvent il laisse entrevoir son désir de vengeance et ses vues particulières. Il insulte lui-même Coligny. Le Cardinal, au contraire, désigné par Coligny d'une manière outrageante, fait semblant de lui pardonner. Le Cardinal, plus mûr et plus politique que son neveu, en alléguant les intérêts du ciel, s'oublie toujours lui-même en apparence. Il est aisé de comprendre que son zèle pour la religion n'est qu'un zèle hypocrite. Il abuse de l'écriture sainte et des usages les plus respectés de la religion catholique. Sa conduite est un sacrilège perpétuel. Charles IX, assiégé, flatté, corrompu sans cesse et par sa mère et par les Guises, flotte dans une irrésolution perpétuelle. Il est très faible, et par conséquent très facile à émouvoir. On voit cependant que tous ses penchants sont vicieux. Il est jaloux de son frère le duc d'Anjou : le sang ne l'épouvante pas, le parjure encore moins. Ce n'est pas un roi faiblement vertueux ; c'est un méchant sans énergie. L'Amiral a ce caractère sombre et méfiant que forme la longue expérience du malheur. Sa haine contre les Guises est égale a leur haine contre lui ; mais son coeur magnanime ne peut soupçonner son roi. Dans les projets qu'il communique à Charles IX, projets qu'il avait en effet conçus, on doit voir un génie actif, étendu, véritablement patriotique, mais que des circonstances malheureuses ont rendu funeste à la France. Le chancelier de l'Hôpital est éminemment vertueux. Il dit hardiment la vérité. Ami des bons, ennemi des méchants, mais lent à les soupçonner, il voudrait concilier tous les partis. Il tient eu quelque sorte la place du choeur des Grecs. Sa vertu, son génie, sa vieillesse, donnent un grand poids à son autorité. Dans ses discours, quelques fois pleins de véhémence, et toujours pleins de sagesse, il rappelle à ceux qui l'écoutent, l'histoire des temps passés. Il a les moeurs d'un vieillard homme d'état et homme de lettres. La candeur, la confiance et la bonté, sont les qualités qui distinguent le jeune roi de Navarre, depuis notre grand Henri IV. L'âge de ce prince, et la nature du sujet, ne me permettaient pas de lui donner dans cette tragédie un rôle très important. Mais il est respecté même par ses ennemis ; il est annoncé comme devant être quelque jour un grand homme ; et le chancelier de l'Hôpital, en quittant une cour perfide, présage le bonheur des Français, s'il parvient à régner sur eux. Le roi de Navarre devance le cri de la Nation entière, dans son imprécation contre Charles IX. On ne pouvait mettre dans une bouche plus pure, l'indignation que mérite un crime inoui. Les personnages de cette pièce se nomment mutuellement Sire, Madame ou Monsieur. Le mot seigneur, qui serait absurde dans les tragédies nationales, ne peut être à sa place que dans les pièces où l'on peint les moeurs espagnoles et italiennes. Il est déraisonnable, lorsqu'on fait parler les anciens Romains ou les Grecs. Le mot qui répond en grec au mot seigneur, n'est jamais employé dans Sophocle et dans les autres tragiques d'Athènes. La grande connaissance que Racine avait de la littérature ancienne, ne permet de lui faire qu'un reproche : c'est d'avoir cédé trop facilement, en ce point comme en quelques autres, à l'usage établi sur la scène française. Les hommes tels que lui sont faits pour mener leur siècle, et non pour le suivre. Leurs moindres omissions tirent à conséquence. La multitude, qui ne raisonne pas, se prévaut de leur exemple, quelquefois involontaire ; et leur autorité triomphe longtemps de la raison la plus évidente. Ceux qui pourraient trouver mon exactitude minutieuse, doivent réfléchir qu'il ne rien négliger de tout ce qui tient au costume, et que la vérité du costume est beaucoup plus essentielle à observer dans les moeurs que dans les habits. Au moment du massacre de la Saint-Barthélemy, le cardinal de Lorraine était à Rome, et le chancelier de l'Hôpital avait quitté la cour depuis quatre ans. J'ai cru qu'il m'était permis d'altérer légèrement l'histoire. Je pense qu'on peut, dans une tragédie historique, inventer quelques incidents, pourvu qu'on use avec modération de ce privilège, et surtout qu'on ne prête point à ses héros des actions contraires à leur caractère connu. Si, par exemple, on introduisait dans une tragédie Bayard éperdument amoureux d'une jeune Italienne, et deux heures avant une bataille envoyant un cartel à son jeune rival, au neveu du roi Louis XII, il faut convenir qu'on ferait agir Bayard d'une manière absolument indigne d'un général et d'un homme sensé. Si Bayard n'envoyait le cartel que pour se ménager le plaisir de faire une réparation brillante, cette combinaison serait, ce me semble, d'une puérilité inexcusable ; mais si Bayard, en posant son épée aux pieds de Gaston, s'écriait devant tous ses officiers, qu'il a grand soin d'appeler lui-même : Contemplez de Bayard rabaissement auguste ; le poète, par cette emphase déplacée, achèverait de dénaturer le caractère de ce preux chevalier, que l'histoire nous représente aussi modeste que vertueux. On a écrit dans ces derniers temps quelques tragédies sur des sujets français; mais ces pièces sont une école de préjugés, de servitude et de mauvais style. L'auteur a substitué aux grands intérêts publics, des faits sans importance, et des rodomontades militaires ; il a sacrifié sans cesse à la vanité de quelques maisons puissantes, et à l'autorité arbitraire. Il n'a donc point fait des tragédies nationales ; et si tout homme un peu lettré souffre en écoutant de pareils ouvrages, ce n'est pas dans le fonds parce qu'ils ne sont point assez conformes à l'histoire ; c'est parce qu'ils ne sont point du tout conformes au sens commun. Que des tragédies détestables réussissent, grâce à la pompeuse absurdité d'un dénouement ; qu'on s'avise de faire des tragédies en prose ; qu'on nous exhorte à laisser là Sophocle et Racine, pour imiter les dégoûtantes absurdités du théâtre anglais, et les niaiseries burlesques du théâtre allemand ; ces sottises sans conséquence sont plus divertissantes que dangereuses : tout cela passe, et va bientôt du ridicule à l'oubli. L'ennemi constant, le fléau le plus redoutable, je ne dis pas seulement de notre théâtre, mais des arts et des moeurs chez les nations modernes, c'est cet esprit de galanterie, fruit de l'ignorance de nos ancêtres, esprit contraire au vrai but de la société, esprit humiliant pour le sexe qui est convenu d'être trompé, et plus encore pour celui qui trompe. Je n'en chercherai point l'origine, je n'en suivrai point les progrès. Cette question intéressante, et que je pourrai traiter ailleurs, me mènerait ici beaucoup trop loin. Qu'il me suffise d'établir, de manière à n'être point désavoué par les gens capables de réflexions, qu'il me suffise de faire sentir que cet esprit déraisonnable a ralenti singulièrement la marche des nations modernes dans les arts et dans la morale. Il a, pour ainsi dire, mutilé nos passions : mais les vertus et les talents viennent des passions ; mais les seules passions font concevoir et exécuter de grandes choses. Si toute l'Europe est dominée de cette chimère puérile, la nation française en est plus atteinte que toute autre, non par un caractère particulier, mais par une foule de circonstances qu'il serait trop long d'expliquer ici. Entrez dans l'atelier de nos peintres, de nos sculpteurs ; courez à nos théâtres ; ouvrez nos poètes, nos orateurs, nos historiens même ; parcourez nos livres de morale, et jusqu'à nos livres de physique ; vous trouverez partout des traces de cet incurable préjugé. Et qu'on ne dise pas que c'est une suite nécessaire de la civilisation ; la galanterie diminue, au contraire, à mesure que les peuples sont plus civilisés. Je prends à témoin l'expérience. Je ne parlerai point ici des Romains et des Grecs, qui n'ont jamais connu ces moeurs ridicules. Je veux m'en tenir aux modernes. Comparez le dix-huitième siècle au temps de la chevalerie. Il faut qu'un poète tragique se roidisse contre le torrent. La comédie doit peindre les travers de la société, la vérité du moment et du lieu. La tragédie doit peindre les passions humaines dans leur plus grande énergie. La différence des époques exige quelques différences dans les formes ; mais le fond doit être le même. L'esprit change ; le coeur humain ne saurait changer. La nature autour de nous est si lardée, si voilée, si chargée de vêtements étrangers, qu'elle n'est plus reconnaissable. Jetons au loin ces prétendus ornements qui la couvrent, nous retrouverons les formes antiques. Les Grecs l'ont représentée nue dans leurs poèmes comme dans leurs statues. Chez eux, les moeurs, les institutions, les usages, tout les menait à la vérité : tout nous pousse en sens contraire. Les Grecs étaient une nation libre : ils ne connaissaient pas les préjugés gothiques, et l'hydre des conventions qui nous assiège. Suivons le conseil d'Horace ; lisons-les jour et nuit. Il ne s'agit plus de les traduire ; remplissons-nous de leur esprit, et créons comme eux. Mais des gens qui n'ont rien à dire, s'écrient sans cesse qu'on a tout dit. Ces mots n'ont point de sens, et jamais on ne peut tout dire. L'art suivra le destin de son modèle ; il s'épuisera quand la nature deviendra stérile. Mais la nature, qui n'entre pas dans les passions des petits critiques, produira toujours des objets variés entre eux, malgré leur ressemblance apparente, et toujours des hommes supérieurs, en très petit nombre il est vrai, qui sauront apercevoir et peindre cette extrême variété. Le zèle des prophètes de malheur, prêts dans tous les temps à désespérer de leur siècle, est dicté par la vanité jointe à l'impuissance, et nullement par la saine raison. Le génie même ne peut deviner les bornes du génie. Je vais plus loin ; l'individu doué de cette faculté précieuse qu'on nomme génie, ne peut deviner ses propres forces. Il ne saurait prévoir à quel degré des circonstances quelquefois prochaines, pourront exalter son âme. Il ne m'appartient pas de juger du mérite de la tragédie de Charles IX ; et peut-être prouvera-t-elle que mes talents pour exécuter, sont très inférieurs à mes intentions ; mais du moins la cour de Charles IX y est peinte de ses véritables couleurs ; il n'y a pas une scène dans la pièce qui n'inspire l'horreur du fanatisme, des guerres civiles, du parjure et de l'adulation cruelle et intéressée. La vertu y est exaltée, le crime puni par le mépris et par les remords, la cause du peuple et des lois défendue sans cesse contre les courtisans et la tyrannie. J'ose donc affirmer que c'est la seule tragédie vraiment nationale qui ait encore paru en France ; qu'aucune autre pièce de théâtre n'est aussi fortement morale ; et, par une conséquence nécessaire de ces deux propositions incontestables, j'ose affirmer qu'il faut être ennemi de la raison pour craindre la représentation d'une pareille pièce. Je sais qu'on imprime encore à la fin du dix-huitième siècle, que la philosophie est une invention pernicieuse, et que tout sera bouleversé, si elle vient à triompher dans l'esprit des hommes ; c'est dire, en d'autres paroles, que tout sera bouleversé quand les hommes auront du bon sens. Si c'est une vérité, il faut convenir du moins qu'elle n'est pas évidente. On peut d'ailleurs prédire aux ennemis de la philosophie, que tous leurs efforts seront inutiles. Permis à eux de retourner de la lumière aux ténèbres ; mais qu'ils ne se flattent pas d'y ramener l'Europe. Elle s'avance à grands pas des ténèbres à la lumière. C'est la marche nécessaire de l'esprit humain, qui ne peut rétrograder depuis l'invention de l'imprimerie. Puissé-je, dans mes ouvrages, et surtout dans des tragédies politiques et nationales, ne pas rester inutile aux progrès de cette philosophie bienfaisante et courageuse ! Puisse l'étude et l'expérience mûrir mon faible talent ! Puissé-je élever un jour quelques monuments qui ne déshonorent point la langue française, et qui ne soient pas tout-à-fait indignes d'une Nation éclairée depuis près de deux siècles, par le génie des grands hommes ! 22 Août 1788. PERSONNAGES CHARLES IX, roi de France. CATHERINE DE MÉDICIS, reine-mère. HENRI DE BOURBON, Roi de Navarre. LE CARDINAL DE LORRAINE. LE DUC DE GUISE. L'AMIRAL DE COLIGNY. LE CHANCELIER DE L'HOPITAL. MEMBRES DU CONSEIL. COURTISANS. PROTESTANTS DE LA SUITE DE L'AMIRAL. GARDES. PAGES. La scène est dans Paris, au château du Louvre. ACTE PREMIER SCÈNE I. Le Chancelier de l'Hopital, L'Amiral de Coligny. L'AMIRAL. Illustre chancelier, de qui la voix propiceFait au sein des combats respecter la justice,Soyez toujours l'oracle et l'appui dès Français.C'est à vous, l'Hôpital, que nous devons la paix :Sans vous, nous périssions. Votre prudence active Aux maux des deux partis fut sans cesse attentive ;Et vous flattez encor d'un avenir plus douxTant de bons citoyens qui n'espéraient qu'en vous.Ce palais retentit des chants de l'hyménée ;D'un noeud saint et chéri la pompe fortunée, Affermissant la paix entre deux jeunes rois,Mêle au sang des Bourbons le sang de nos Valois.Quel hymen ! Marguerite, idole de la France,[Note : Henri de Navarre, futur roi de France sous le nom de Henri IV.]Henri, des Navarrais l'amour et l'espérance,Pour le bonheur public unissant leurs efforts, Vont expier le sang répandu sur ces bords.Eh ! Qui peut maintenant, témoin de leur tendresse,Repousser loin de soi la publique allégresse ?Les Guise, toutefois, souillant des jours si beaux,Se préparent encore à rouvrir les tombeaux. Croyez-moi, le péril n'est point imaginaire :[Note : Charles de Louviers, Seigneur de Maurevert, réputé être l'assassin de Coligny.]Maurevert a commis un crime mercenaire ;À des pièges sanglants ils ont déjà recours ;[Note : Louvre : lieu de résidence du Roi de France.]Au sein du Louvre même ils achètent mes jours :Il faut veiller sur eux, c'est eux que l'on doit craindre. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'ils osent tout enfreindre.Vous même, enfin, Monsieur, s'il est vrai que leur choixVous ait nommé jadis l'organe de nos lois,Ce choix si désiré vient de leur politique ;Ils ont su se plier à l'estime publique ; Ils veulent nous traîner dans l'abîme fatal,En voilant leurs projets du nom de l'Hôpital. LE CHANCELIER. [Note : Amiral de Gaspard de Coligny (1519-1572), de confession Protestante, il fut assassiné le 24 août 1572.]Ah ! Formez, Coligny, des craintes légitimes.Je ne puis, quant à moi, leur imputer des crimes,Et je n'adopte pas vos soupçons inquiets. Si l'on poursuit vos jours au milieu de la paix,J'en frémis ; je voudrais le châtiment du traître :Mais je blâme un dépit qui s'aveugle peut-être ;Et vous devez savoir que des plus vils complotsIls ont aussi, Monsieur, soupçonné des héros. Ah ! je ne prétends pas les excuser sans cesse ;Ils ont d'un jeune roi maîtrisé la faiblesse :Mais avouez du moins que dans nos temps cruels,Il n'est point de Français qui ne soient criminels :Tous se sont égarés, et la nuit environne Les droits sacrés du peuple et les devoirs du trône.J'ai vu ce Louvre en deuil, et presque ensanglanté ;L'orgueil et la licence, et point de liberté :J'ai vu de nos Valois la majesté flétrie ;Les plus grands citoyens déchirant leur patrie, Flattant avec bassesse, ou combattant leur roi ;Les plus grands, je l'ai dit, et vous en faites foi. L'AMIRAL. Il fallait s'égarer, convenez-en vous-même ;Et des destins français l'enchaînement suprêmePréparait dès longtemps à nos jours détestés Un cours de trahisons et de calamités.J'ai suivi le torrent qui ravageait la France :On peut le détourner, et j'en ai l'espérance.Au repos tout-à-coup nous ne parviendrons pas ;Les soldats et les chefs ont besoin de combats. Depuis un siècle entier l'Espagne nous outrage :Hélas ! contre nous-mêmes exercés au carnage,Formons, il en est temps, de plus justes desseins ;Dans le sang espagnol courons baigner nos mains :Voilà notre parti ; c'est le seul qui nous reste. LE CHANCELIER. Fâcheuse extrémité ! Parti vraiment funeste !Tous deux Français, tous deux nous chérissons l'état ;Vous parlez en guerrier, je pense en magistrat :Vous m'en verrez toujours garder le caractère.La guerre est un fléau quelquefois nécessaire, Qu'il faut craindre toujours, et longtemps éviter,Et dont j'ai vu l'état rarement profiter.Oui, tous ces vains débats où le glaive décide,Ces lauriers teints de sang, cette gloire homicideQui d'un prince orgueilleux peut enivrer le coeur, Opprimant les vaincus, frappe aussi le vainqueur.Loin de nous des fureurs trop souvent inutiles !Mais loin de nous cent fois ces discordes civiles,Où le fer, sans pudeur brisant tous les liens,Verse des deux côtés le sang des citoyens ! Et peut-être à ce choix la France est condamnée :Telle est, je le sais bien, l'humaine destinée,Qu'il faut chercher sans cesse un danger différent,Et par un mal nouveau guérir un mal plus grand. L'AMIRAL. Bourbon vient. Il est seul, et son âme égarée D'un éternel chagrin semble être dévorée. SCÈNE II. Le Chancelier de L'Hopital, L'Amiral de Coligny, Le Roi de Navarre. L'AMIRAL. Prétendez-vous nourrir des chagrins superflus ?Donner toujours des pleurs à celle qui n'est plus ?Ô cher prince ! Ô mon fils ! Cette douleur amèreNe pourra du tombeau rappeler votre mère. LE ROI DE NAVARRE. Ce cruel souvenir est présent à mon coeur ;Mais je sais, Coligny, surmonter ma douleur.Un autre sentiment m'assiège et me tourmente. L'AMIRAL. Quel est-il ? contentez notre âme impatiente. LE ROI DE NAVARRE. L'effroi, je l'avouerai. L'AMIRAL. D'où vous vient cet effroi ? LE ROI DE NAVARRE. Hier, nous commencions, d'Alençon, Guise et moi,Ces jeux qui sembleraient réservés à l'enfance,Où, toujours agité par l'avide espérance,Un oisif courtisan consumant son loisir,Perd ses biens et le temps, sans trouver le plaisir. Trois fois j'ai repoussé le trouble qui me presse :Apprenez, dussiez-vous condamner ma faiblesse,Ce que j'ai vu, sans doute, ou ce que j'ai cru voir ;Ce que moi-même enfin je ne puis concevoir ;Ce qui s'offre, sans cesse à mon âme éperdue : Trois fois les dés sanglants ont effrayé ma vue.C'est peu : dans les moments consacrés au repos,Je me suis retracé des malheurs, des complots ;Le poison terminant les jours de votre frère,Et peut-être au cercueil précipitant ma mère ; Nos succès., nos revers, et les champs odieux.Où Condé, ce grand homme, expira sous nos yeux ;D'un carnage éternel nos régions fumantes,Et des princes lorrains les intrigues sanglantes ;Vos amis et les miens, victimes des traités, Au milieu de la paix, proscrits, persécutés.Dans les murs de Vassi massacrés sans défense,Accusant leur trépas inutile à la France.Excusez, chancelier, des mouvements confus,Par ma faible raison vainement combattus. II est de ces instants où l'âme anéantieD'un sinistre avenir paraît être avertie ;Et peut-être, en effet, ces secrètes terreursDes désastres prochains sont les avant-coureurs.On a vu, dans la nuit, dans les vapeurs d'un songe, La vérité parfois se mêler au mensonge. LE CHANCELIER. Sur des signes trompeurs cessez d'être alarmé ;Aux regards des mortels l'avenir est fermé,Sire ; et quand le ciel même, à qui tout est possible,Nous daignerait ouvrir cet abîme invisible, Parmi tant de mensonge et tant d'obscurité.Quel oeil distinguerait l'auguste vérité ?Vous ne prétendez pas imiter, je l'espère,Ces rois qui, sur le trône, élèves du vulgaire.Font régner tout l'amas des superstitions ; Enfants qui du sommeil gardent les passions.Et qui, sur les projets qu'un songe leur inspire,Risquent à leur réveil le destin d'un empire. LE ROI DE NAVARRE. Je les blâme avec vous, et vous devez jugerQue des pressentiments ne pourront me changer. Vous connaissez mon coeur ; il est sans défiance. L'AMIRAL. Moi, qui des courtisans ai quelque expérience.Je crains que l'avenir ne ressemble au passé :Par un assassinat la paix a commencé.Nos cruels ennemis ont un pouvoir suprême : Je crains, je l'avouerai, mais bien plus que vous-même,Non pas quelques instants, mais la nuit, mais le jour.Mais durant mon sommeil, mais au sein de la cour. LE ROI DE NAVARRE. Que les lieux où jadis s'écoulait mon enfance.Avec un tel séjour ont peu de ressemblance ! Et combien je rends grâce aux généreux humainsQui des mâles vertus m'ont ouvert les chemins !Je ne ressemblais point aux enfants des monarques.Corrompus en naissant par d'éclatantes marques,Enivrés de respects, de titres séducteurs, Livrés aux courtisans, condamnés aux flatteurs,À l'art des souverains façonnés par des prêtres,Et sans cesse bercés du nom de leurs ancêtres,Au lieu de serviteurs à mes ordres soumis,Je voyais près de moi des égaux, des amis : Au travail, au courage, à la franchise altière.On exerçait alors notre élite guerrière.Là, bravant du midi les brûlantes ardeurs,Ou des hivers glacés supportant les rigueurs,Gravissant sur les monts, sur les rochers arides, Nous formions notre enfance à des jeux intrépides.De vous et de Condé suivant bientôt les pas,Je remplaçai mon père au milieu des combats ;Et ce qui doit surtout aux peuples de la FranceSur mes destins futurs donner quelque espérance, Durant plus de cinq ans, défenseur de nos droits,J'ai connu l'infortune, école des grands rois.Enfin je suis entré dans une autre carrière :À mes yeux tout-à-coup quelle image étrangère !Des guerriers sans pudeur, de mollesse énervés, Perdus par un vain luxe, avec art dépravés ;Des femmes gouvernant des princes trop faciles ;Aux passions d'un roi des courtisans dociles,Que le seul intérêt fait agir et parler,Sachant tout contrefaire et tout dissimuler. En voyant leurs plaisirs et leur fausse allégresse,Et leurs vices polis voilés avec adresse,J'ai regretté cent fois nos grossières vertus.Nos monts et nos rochers de frimas revêtus,Les pénibles travaux, le tumulte des armes, Et mes premiers succès pour moi si pleins de charmes,Et ces camps généreux où parmi des guerriersVotre élève croissait à l'ombre des lauriers. LE CHANCELIER. [Note : Médicis : Nom d'une famille florentine qui donne plusieurs reines à la France. Ici, il s'agit de Catherine de Médicis (1519-1589), nommée Reine-Mère car mère de Charles IX.]On vient. C'est Médicis. L'AMIRAL. Et les Guises près d'elle ! SCÈNE III. Le Chancelier de l'Hopital, l'Amiral de Coligny, le Roi de Navarre, la Reine-Mère, le cardinal de Lorraine, le Duc de Guise, Courtisans, Pages, Gardes. LA REINE-MÈRE. J'aime à voir, Coligny, vos soins et votre zèle. Déjà vous vous rendez auprès du roi mon fils ? L'AMIRAL. J'attendais en ces lieux le moment d'être admis,Madame. LA REINE-MÈRE. À l'instant même il pourra vous admettre.Dès que vous l'entendrez, j'ose vous le promettre,De ses intentions vous ne vous plaindrez pas. Il veut par vos conseils gouverner ses états ;Il veut qu'en même temps votre vertu l'éclaire,Chancelier, des Français vous l'ange tutélaire.Et vous, à qui le ciel promet de grands destins.Prince déjà fameux parmi les souverains, Mon coeur vous a choisi pour l'époux de ma fille ;Bourbon, noble héritier d'une auguste famille,Connaissez votre frère, et songez à l'aimer.Songez qu'il vous chérit, qu'il sait vous estimer.De cent jeunes héros si la France s'honore. Mon fils au dessus d'eux sait vous placer encore.Vos amis, dans sa cour appelés aujourd'hui,Vont, dans quelques moments, s'assembler près de luiIl va les recevoir ; et si plus d'une injureDans le fond de son coeur n'excite aucun murmure. Si de leurs fautes même il ne se souvient plus.Vous verrez qu'il n'a point oublié leurs vertus.Suivez-moi. L'Hôpital, vous chérissez la France ;Venez voir son bonheur, c'est votre récompense.Venez, ne tardons plus. SCÈNE IV. Le Cardinal de Lorraine, Le Duc de Guise. LE CARDINAL. Les suis-tu chez le roi ? LE DUC. Pour y voir ce héros qui l'emporte sur moi ?Celui qui m'a ravi la main de Marguerite,Et tous ces protestants accueillis à sa suite ?Voilà bien des affronts ; c'en est trop : mais enfin.Rien ne s'oppose plus à notre grand dessein : C'est le jour du carnage. LE CARDINAL. Il faut avec prudenceDe l'intérêt commun voiler notre vengeance.Le Roi, dit-on, le Roi veut retarder les coups :Ce n'est pas lui qui règne, et la France est à nous.Avec nous Médicis elle-même conspire ; Tout s'émeut, tout s'unit pour nous jeter l'empire.Ce sceptre chancelant va tomber en tes mains,Et j'avais dès longtemps présagé tes destins.J'ai vu mourir ton père au sein de la victoire ;Et sans le vieux rebelle, ennemi de sa gloire. Il eût osé peut-être... Hélas ! Il ne vit plus ;Mais tu me rends son nom, ses projets, ses vertus :Sois en tout comme lui. Deviens plus populaire ;Fléchis pour gouverner : on t'admire ; il faut plaire.Tu fais trop répéter que tes nobles aïeux Étaient maîtres ailleurs, mais sujets en ces lieux. LE DUC. Et qui peut maintenant vous causer tant d'alarmes ?Du plus bel avenir, ah ! Goûtez mieux les charmes !Partout des courtisans qu'il ne faut qu'acheter,Ne sachant que se vendre, et servir, et flatter. Appuis, sans le savoir, de mes grandeurs futures.Ou se comptant déjà parmi mes créatures.Je crains peu les Valois ; je crains peu Médicis ;Je ne l'estime point ; je plains le roi son fils.Ces lieux n'invitent pas à parler sans mystère ; Mais si tout bas, du moins, on peut être sincère.Vous ne l'ignorez pas, il est fait pour céder ;Elle pour obéir, en croyant commander.Et quant au chancelier, n'est-il pas votre ouvrage ? LE CARDINAL. Compter sur l'Hôpital serait lui faire outrage. LE DUC. Du moins ce coeur timide autant que généreux,Aime trop la vertu pour être dangereux.Bourbon m'arrête seul : c'est un roi magnanime ;Il me hait, je le hais, mais il a mon estime :Sa candeur noble et fière inspire le respect ; Je ne sais quel instinct m'agite à son aspect.Ce n'est pas avec vous que je veux me contraindre :Son aspect m'interdit ; et si je pouvais craindre.Je l'avouerai, mon coeur sentirait quelque effroiDe voir un tel obstacle entre le trône et moi. Laissons-là ce public, cette foule inconstante,Écho tumultueux des fables qu'elle invente.Qu'elle ose m'applaudir ou m'ose déprimer.Je ne descendrai point jusqu'à m'en faire aimer.Il est de ces mortels qu'outrage l'indulgence, Du signe des héros marqués dès leur enfance,Par le choix de Dieu même au grand déterminés :Il est d'autres mortels à ramper destinés,Automates flottants entre des mains habiles.Et dans l'obscurité traînant des jours stériles ; Dévoués en naissant à l'oubli du trépas,Faits pour baiser la terre où sont marqués nos pas.De tous leurs vains propos que me fait l'arrogance ?Le sort mit entre nous un intervalle immense.D'une gloire sans borne il faut les insulter. D'un regard complaisant quelquefois les flatter.Mais les tenir toujours couchés dans la poussière :À ceux que l'on méprise on doit rougir de plaire.Votre neveu pourrait humilier son front,Et de leur amitié rechercherait l'affront ! Mon père, mes aïeux m'ont préparé la voie.Souffrez que devant vous tout mon coeur se déploie :Excusez ma fierté. Croyez que vos avis.Reçus avec respect, ne seront pas suivis :Vous ne me verrez pas aux faveurs plébéiennes Vendre le nom de Guise et le sang des Lorraines :Je ne veux point fléchir ; je ne sais point tromper ;Et pour monter enfin, je ne dois point ramper. LE CARDINAL. J'admire, en le blâmant, cet orgueil magnanime ;Je vois de nos aïeux l'ambition sublime : Si tu régnais un jour, les Français plus heureuxAdoreraient les lois d'un maître digne d'eux.Mais pour toi cependant je crains tes vertus même.Je crains ta confiance et ta fierté que j'aime,Tous ces dons généreux que tu devrais cacher. On aperçoit le but où tu prétends marcher ;Sans l'avoir découvert, j'aurais voulu l'atteindre ;Tu n'y parviendras pas si tu deviens à craindre.Vois par des riens sacrés les Français gouvernés,Sans but, sans intérêt, loin d'eux même entraînés. Guise, où vont s'arrêter tant d'esprits fanatiques ?C'est peu d'avoir proscrit le sang des hérétiques ;[Note : Valois, Bourbons et Condé sont trois noms de la dynastie de Rois capétiens.]Quand nous aurons du trône écarté les Valois,Ces Bourbons, ces Condés ne seront point nos rois.Un protestant peut-il commander à la France ? Songeons à profiter de l'antique ignorance.Je voudrais qu'en ce jour on nous eût accordéLe sang du Navarrois et celui de Condé.Médicis le refuse. Un allié ! Son gendre !Des fils de saint Louis ! Non, je n'ose y prétendre. D'autres avec le temps, du moins c'est mon espoir.Auront moins de scrupule, et nous plus de pouvoir.Eux détruits, tout s'abaisse ; et les Valois eux-mêmesNous porteront bientôt à la grandeur suprême.Cependant je dirai deux mots au chancelier : Je fus son protecteur ; il paraît l'oublier.Il sert les Protestants, nos amis l'appréhendent ;Chez moi dans ce moment nos amis nous attendent ;Charles est irrésolu ; Guise, il faut se hâter :Sur tout ce qu'il doit faire allons les consulter. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Le Roi de France, La Reine-Mère. LA REINE-MÈRE. Mon fils, n'en doutez pas, ce meurtre est nécessaire. LE ROI DE FRANCE. Mais au sein de la paix ! LA REINE-MÈRE. La croyez-vous sincère ? LE ROI DE FRANCE. Tout un peuple ! LA REINE-MÈRE. Sans doute. Il s'agit de régner. LE ROI DE FRANCE. Cet effroyable coup peut du moins s'éloigner. LA REINE-MÈRE. Frappons cette nuit même. LE ROI DE FRANCE. Ah ! Ma pitié l'emporte. LA REINE-MÈRE. Vous aviez consenti. LE ROI DE FRANCE. Je le sais ; mais n'importe :Ce n'était point, Madame, à l'instant de frapper ;Je m'essayais moi-même, et j'osais me tromper.Je m'abusais, vous dis-je ; il n'est plus temps de feindre :Je me croyais plus fort. Mais qu'avons-nous à craindre ? Ne précipitons rien. Je veux que les esprits,Égarés tant de fois, soient toujours plus aigris ;Que la paix soit encore ou vaine ou peu durable ;Que des chefs protestants l'ambition coupableDe la France, à mes yeux, prétende disposer : Mais n'avons-nous, enfin, rien à leur opposer ?Si dans le fond du coeur ils sont encor rebelles,Ceux qui m'ont défendu, ceux qui me sont fidèles,Mes amis... LA REINE-MÈRE. Il faut bien vous éclairer, mon fils :Vous ignorez encor qu'un roi n'a point d'amis. Je vous donne, il est vrai, des lumières fatales ;Mais de vingt nations parcourez les annales :Vous trouverez partout d'infidèles sujets,Rampants et frémissants sous le joug des bienfaits ;Ardents à trafiquer de la honte et du crime ; Prêts à vendre l'état et leur roi légitime,À changer de devoir, sitôt qu'un autre roiMarchande imprudemment ce qu'on nomme leur foi.L'intérêt fait lui seul les amis et les traîtres.Prenez du moins, prenez leçon de vos ancêtres. Sans remonter bien loin, le roi François premierFut un généreux prince, un noble chevalier.Il enrichit Bourbon et le combla de gloire :Bourbon devait sans doute en garder la mémoire :Mais ce chef renommé, funeste à l'Empereur, Et qui dans ses cités répandait la terreur.Flétrissant tout-à-coup le nom de connétable,Devint pour l'Empereur un appui redoutable,Et contre les Français guidant leurs ennemis,Eut l'exécrable honneur de vaincre son pays. Ils se ressemblent tous : connaissez leur faiblesse.Et sachez les dompter à force de souplesse.Tous ceux qui maintenant ont soin de vous venger,Ceux-là même oseront un jour vous outrager.Surtout, vous êtes jeune et sans expérience, Craignez des protestants traités, paix, alliance.Ils ne vous aiment pas, vous devez y compter ;Ils respirent ; le mal ne peut plus s'augmenter :Vous régnez. LE ROI DE FRANCE. J'aurais dû, si le mal est extrême,Commander mon armée et les punir moi-même. Deux fois le duc d'Anjou confondant leurs desseins,Dans un sang criminel a pu tremper ses mains.À tous les jeux obscurs d'une oisive mollesseVous avez cependant condamné ma jeunesse :Vous n'aimez que mon frère, et je passe mes jours À l'entendre louer, à l'admirer toujours.Je règne, et c'est lui seul que tout mon peuple adore ;Dans les dangers publics c'est lui seul qu'on implore :Il ne me reste plus qu'à recevoir ses lois.Français comme mon frère, et du sang des Valois, À leur gloire immortelle il me fallait atteindre.Mais l'avez-vous permis ? LA REINE-MÈRE. Et vous osez vous plaindre îJ'aurais pu pardonner des sentiments jalouxAu jeune infortuné qui régnait avant vous.Hélas ! ce prince aveugle, à lui-même contraire, Repoussait les conseils et le coeur de sa mère.Vous ne me voyez pas vous confondre avec lui :Que dans les champs guerriers d'Anjou soit votre appui ;Un tel honneur convient à la seconde place.Je sais que votre coeur, plein d'une noble audace, A pour les grands exploits un penchant glorieux ;Je sais que bien souvent on a vu vos aïeuxEntourés au combat de sang et de poussière,Dans leur propre péril jeter la France entière.Pour moi je les condamne, et le chef de l'état Ne doit pas affecter les vertus d'un soldat.Il est d'autres honneurs, il est une autre gloire,Et l'art de gouverner vaut mieux qu'une victoire.Nièce du grand Léon, fille des Médicis,Dans ce chemin glissant je puis guider mon fils : L'esprit qui les forma fut aussi mon partage ;Et j'ai su, les Français m'en rendront témoignage,Punir ou caresser, suivant nos intérêts,L'orgueil séditieux de vos premiers sujets,Feindre de voir en eux tout l'appui de la France, Des honneurs les plus grands enfler leur espérance,Renverser tout-à-coup cette gloire d'un jour,Les flatter, les gagner, les tromper tour-à-tour,Et contre eux tous enfin m'armant de leur faiblesse.Régner par la discorde, et diviser sans cesse. Quand, durant votre enfance, on vit les protestantsS'unir contre la cour aux princes mécontents.De Guise et de son frère élevant la puissance.Je voulus arrêter le mal en sa naissance.Mais enfin devenus trop grands par mes bienfaits, Ils régnaient dans ce Louvre, et je conclus la paix.Je me fis des amis dans le parti contraire.L'ambitieux Condé, s'éloignant de son frère,Bon sujet un moment, mais afin d'être roi,Crut m'acheter lui-même, et se vendit à moi. Avec Montmorenci je vis enfin s'éteindre[Note : Triumvir : Terme d'histoire romaine. Magistrat chargé, conjointement avec deux collègues, d'une partie de l'administration. [L]]Le nom des triumvirs qui n'était plus à craindre.Ce vieux soldat, toujours contre moi déclaré,Rejoignit dans la tombe et Guise et Saint-André.Il existait encor des ligues insolentes ; Contraints de recourir à des trêves sanglantes,Nous avons trop connu les différents partis :Longtemps de leur pouvoir ils nous ont avertis.Mon fils ; et si bientôt vous n'agissez, peut-êtreCe Coligny bientôt deviendra notre maître. LE ROI DE FRANCE. Qui ? Lui ! LA REINE-MÈRE. J'ai dit le mot : c'est à vous de penserSi vous avez encor le temps de balancer.Devant vous, à l'instant, ne viens-je pas d'entendreSes discours, ses conseils, ce qu'il ose prétendre ?Et n'avez-vous pas vu que son esprit jaloux Veut m'écarter moi-même et dominer sur vous ?Le nom de la patrie est toujours dans sa bouche ;Mais de ses vains discours l'austérité farouche,Trompant quelques esprits, ne peut m'en imposer :Ses avis sont d'un maître ; et j'ai dû supposer. D'après tous ces combats où sans cesse il aspire.Qu'il veut accoutumer le peuple à son empire. LE ROI DE FRANCE. Je l'ai souvient pensé, je le sens, je le crois.Pourtant... SCÈNE II. Le Roi de France, La Reine-Mère, Le Cardinal de Lorraine. LA REINE-MÈRE. Venez, Monsieur, venez vous joindre à moi.Vous savez que le jour où la paix fut conclue, La mort des protestants fut aussi résolue :Et ce coup nécessaire au bonheur de l'état,Punissant des mutins l'éternel attentat,Des rives de la Seine aux bords de la Durance,Devait ensanglanter les cités de la France. Notre espoir est trahi, nos voeux sont superflus :Mon fils craint de régner ; il veut, et n'ose plus.Ramenez, s'il se peut, sa jeunesse imprudente. LE CARDINAL. Quoi ! Sire, est-il bien vrai ? Quoi ! Votre âme flottanteRefuse d'obéir au voeu de l'Éternel ! LE ROI DE FRANCE. Si telle est en effet la volonté du ciel,Celui de qui je tiens mon rang et ma puissanceMe trouvera toujours prêt à l'obéissance.Cependant je ne puis concevoir aisémentComment le Roi des rois, le Dieu juste et clément. Devenant tout-à-coup sanguinaire et perfide,Peut ainsi commander la fraude et l'homicide ;Comment il peut vouloir qu'à l'ombre de la paix,Un roi verse à longs flots le sang de ses sujets.Pontife du Très-Haut, c'est à vous de m'instruire. LE CARDINAL. Écoutez donc son ordre, et laissez-vous conduire. LE ROI DE FRANCE. J'attends avec respect cet ordre redouté. LE CARDINAL. Le Dieu que nous servons est un Dieu de bonté ;Mais ce Dieu de bonté, de paix et d'indulgence.Commande quelquefois la guerre et la vengeance ; Mais au mont Sinaï, l'avez-vous oublié ?Étouffant les clameurs d'une indigne pitié,Les enfants de Lévi, ministres sanguinaires.Pour plaire au Dieu jaloux ont immolé leurs frères ;Et la faveur du ciel, apaisé désormais, Sur les fils de leurs fils descendit à jamais.S'il a tonné, ce Dieu, par la voix de Moïse,Il emprunte aujourd'hui la voix de son église.Pensez-vous qu'un monarque ait droit d'examinerCe que veut l'Éternel, ce qu'il peut ordonner ? Mais vous, roi très chrétien, vous de qui la jeunesseSemble avoir obtenu le don de la sagesse,Vous, de tant de saints rois noble postérité,De leur zèle héroïque avez-vous hérité ?Fils aîné de l'église, en vous l'église espère ; Éveillez-vous, frappez, et vengez votre mère.Frappez, n'attendez pas que son sein déchiréAccuse votre nom vainement imploré :Craignez, jeune imprudent, de recevoir des maîtres ;Tremblez que vous ôtant le rang de vos ancêtres. Dieu ne vous fasse encor répondre de nos pleurs,Et des maux de l'église, et de tous vos malheurs. LE ROI DE FRANCE. Arrêtez ; loin de moi cet avenir horrible !Arrêtez. De mon Dieu j'entends la voix terrible ;Il m'échauffe, il me presse, il accable mes sens. Eh bien, j'obéirai, c'en est fait, j'y consens ;Je répandrai le sang de ce peuple perfide :Après tout, ce n'est pas le sang qui m'intimide ;Je voudrais me venger. Mais ce grand coup porté.Ma couronne et mes jours sont-ils en sûreté ? LA REINE-MÈRE. Ils y seront alors. LE ROI DE FRANCE. Vous avez ma promesseMais, je dois l'avouer, soit prudence ou faiblesse.J'aurais voulu choisir un parti moins affreux.De mes prédécesseurs les ordres rigoureuxOnt souvent, je le sais, sous des peines mortelles, Interdit aux Français ces croyances nouvelles.Je comptais rétablir les antiques édits ;Je voulais au conseil en proposer l'avis. LE CARDINAL. Il faut les rétablir, mais après la vengeance.Des esprits toutefois gagnons la confiance ; Proposez votre avis. Vous allez effrayerLa moitié du conseil, surtout le chancelier.Mais tout dissimuler serait une imprudence.On peut se méfier d'un excès de clémence.Proposez voire avis. Un si vaste projet Veut de l'art, veut des soins, veut un profond secret.Tout va bien jusqu'ici : votre épouse l'ignore ;La cour en ce moment ne le sait pas encore ;Nos guerriers l'apprendront une heure avant la nuit.Mais, Sire, eux exceptés, qu'aucun ne soit instruit. Que l'amiral trompé... LE ROI DE FRANCE. Je le jure, et sans peine.Je pourrai le tromper ; je le sens à ma haine.Il doit, vous le savez, me parler en ces lieux. LA REINE-MÈRE. Oui, de projets, dit-il, importants, glorieux.Quels que soient ces projets, il faut vous y soumettre ; Ne voulant rien tenir, vous devez tout promettre.Enivrez-le d'espoir ; qu'il ne puisse un instantOu voir, ou deviner le piège qui l'attend.Il vient. Retirons-nous. SCÈNE III. Le Roi de France, l'Amiral de Coligny. LE ROI DE FRANCE. Assez longtemps, peut-être,Vous avez, Coligny, méconnu votre maître. Vous recouvrez enfin, dans ce jour de pardon,Le crédit, les honneurs dus à votre maison ;D'un frère fugitif je vous rends l'héritage,Et toujours mes bienfaits seront votre partage.Approchez-vous, mon père. L'AMIRAL. Ô mon maître ! ô mon roi ! LE ROI DE FRANCE. D'écouter vos conseils je me fais une loi.Parlez. Je les attends avec impatience ;J'ai sur vous désormais placé ma confiance. L'AMIRAL. Je veux la mériter. Sire, il faut des combats.Ne portons point la guerre au sein de vos états ; Effaçons bien plutôt ces jours de nos misères ;Philipe et ses sujets sont nos vrais adversaires.De l'univers entier Philipe détesté,Vit heureux et paisible, et presque respecté.Je ne chercherai point à vous compter ses crimes ; Jusques dans sa famille il a pris des victimes.Carlos, avant le temps au tombeau descendu,Jette un cri douloureux qui n'est pas entendu.Le sang de votre soeur demande aussi vengeance.Maintenant savez-vous quelle est son espérance ? Déjà dans sa pensée il combat les Français ;Sur nos divisions il bâtit ses succès :Le cruel dissimule ; il observe, il épieS'il pourra dans nos champs porter le glaive impie ;Si les jours sont venus où de perfides mains Oseront jusqu'à vous lui frayer les chemins.Quelques moments encor... Et nous pourrions l'attendre !À guider vos soldats si j'ose encor prétendre,Oui, j'y prétends surtout afin de le punir ;Dans ses affreux desseins je cours le prévenir. Mais il faut travailler au bien de la patrie ;Sire, n'employez pas, c'est moi qui vous en prie.[Note : Albert de Gondi, Premier Duc de Retz, né à Florence en Italie, lié à la famille de Catherine de Medicis.][Note : Tavanne]Retz, et Guise, et Tavanne, et tous ces courtisans.Des malheurs de la France odieux artisans.Recherchez un guerrier... Faut-il que je le nomme ? Qui porte dans ses yeux le voeu d'être un grand homme ;Ce prince magnanime, à vos destins lié,Bourbon, ce jeune roi, ce roi votre allié,Qu'on ne pourra bientôt comparer qu'à lui-même,Ce neveu de Condé, que j'admire et que j'aime, Son élève et le mien, déjà plus grand que nous,Digne enfin du beau noeud qui l'unit avec vous.Confiez-nous le soin de garder la frontière.Et le soin de l'attaque, et la fortune entière.Aux marais de Bruxelles envoyez des soldats ; Bourbon sera leur chef ; et d'autres sur mes pas,S'avançant aussitôt le long des Pyrénées,Prendront du Biscaïen les villes consternées.Là, jusques à l'hiver, je bornerai mes coups ;Je veux m'y retrancher, et, si l'on vient à nous, [Note : Cérisoles : nom d'une ville italienne du Piémont où se déroula une bataille en avril 1544 gagnée par les Français dont Gaspard de Coligny ]Ensevelir aux champs d'une autre CérisolesCes restes si vantés des bandes espagnoles ;Puis, au sein de Madrid cherchant un furieux,Venger de votre aïeul les fers injurieux.Le trépas de Carlos, Isabelle immolée. Et par un oppresseur l'Espagne dépeuplée. LE ROI DE FRANCE. Cette guerre est utile, et je n'en puis douter ;Mais avant d'entreprendre il faut se consulter.Les armes des Français pourront-elles suffireÀ combattre l'Espagne et le chef de l'Empire ? Ou bien de mes états ce dangereux voisinVa-t-il contre Philipe épouser mon destin ?Pensez-vous qu'il oublie, en faveur de la France,Et leurs communs aïeux, et leur double alliance ? L'AMIRAL. Philipe, croyez-moi, loin d'avoir son appui, Malgré tant de liens est étranger pour lui.On sait depuis longtemps leur mésintelligence ;Et nous devons sans doute en fixer la naissanceAu temps où Charles-Quint, lassé de sa grandeur.Nommant son fils monarque, et son frère empereur. Aux mains de ses neveux fît tomber en partageLa plus noble moitié de son vaste héritage.Plaignez, plaignez Philipe : il n'a que des soldats.L'amour de ses sujets ne le défendra pas ;Le Vatican sera son unique refuge. Voulez-vous prendre aussi le Vatican pour juge ?Ah ! Si Rome oubliait qu'un roi de votre nom,Réduisit Alexandre à demander pardon,[Note : Tibre et Pô : deux fleuves italiens.]Quand le Tibre et le Pô, fiers de notre vaillance,Coulaient avec orgueil sous les lois de la France, Il ne vous faudrait pas, imitant vos aïeux.Perdre chez les Toscans des jours victorieux ;Et ces temps ne sont plus, où l'Europe avilieCraignait les vains décrets du prêtre d'Italie. LE ROI DE FRANCE. Tant de sagesse est rare en des projets si grands. Vous avez tout prévu ; c'est assez, je me rends.Courez venger l'état, l'honneur de mes ancêtres,Et le sang de Carlos, et le sang de vos maîtres.[Note : Bertrand du Guesclin : célèbre militaire de la Guerre de Cent Ans. Il meurt en 1380.]Montrez aux Castillans un nouveau Du Guesclin ;Éteignez leur splendeur, déjà sur son déclin ; Aux drapeaux des Français enchaînant la victoire.De vos heureux desseins éternisez la gloire.Par l'époux de ma soeur ils seront secondés ;C'est votre digne élève, et vous m'en répondez. L'AMIRAL. Sire, votre indulgence encourage mon zèle : Oui, combattons l'Espagne, et réglons-nous sur elle.Dans ses hardis projets il faut lui ressembler ;Pour l'effacer un jour, il la faut égaler.Sachons, il en est temps, tout oser, tout connaître ;Et qu'à la voix d'un roi, vraiment digne de l'être, Le commerce et les arts, trop longtemps négligés.Par mes concitoyens ne soient plus outragés.De ces fiers Castillans surpassons les conquêtes ;Les chemins sont frayés, et les palmes sont prêtes.Ce vaste continent qu'environnent les mers, Va tout-à-coup changer l'Europe et l'univers.Il s'élève pour nous aux champs de l'Amérique,De nouveaux intérêts, une autre politique :Je vois de tous les ports s'élancer des vaisseaux ;Tout s'émeut, tout s'apprête à conquérir les eaux. L'océan réglera le destin de la terre ;Le paisible commerce enfantera la guerre ;Mais ramenant les rois à leurs vrais intérêts.Le besoin de commerce enfantera la paix ;Et cent peuples rivaux de gloire et d'industrie, Unis et rapprochés, n'auront qu'une patrie.Le plaisir, instruisant par la voix des beaux arts.Embellira la vie au sein de nos remparts.Ah ! De cet heureux jour, qui ne luit pas encore,Du Tibre à la Tamise on entrevoit l'aurore. L'art de multiplier, d'éterniser l'esprit.D'offrir à tous les yeux tout ce qui fut écrit.Renouvelle le monde, et dans l'Europe entièreDéjà de tous côtés disperse la lumière.L'audace enfin succède à la timidité, Le désir de connaître à la crédulité ;Ce qui fut décidé maintenant s'examine,Et vers nous pas à pas la raison s'achemine.La voix des préjugés se fait moins écouter ;L'esprit humain s'éclaire ; il commence à douter : C'est aux siècles futurs de consommer l'ouvrage.Quelque jour nos Français, si grands par le courage.Exempts du fanatisme et des dissensions,Pourront servir en tout d'exemple aux nations. LE ROI DE FRANCE. Oui, c'est le noble empire où nous devons prétendre. La gloire vient du ciel ; qu'il daigne vous entendre !Qu'il hâte les honneurs aux Français destinés !Nous, préparons ces jours brillants et fortunés.Le bien de mes sujets m'occupera sans cesse ;Puissé-je par mes soins, obtenir leur tendresse ! L'AMIRAL. Ô mon roi ! Je réponds de la France et de vous,Si vous sentez le prix d'un hommage aussi doux.Excusez ma franchise, à la cour étrangère.Vous n'en redoutez point le langage sévère ;Eh bien ! souffrez encore un avis généreux : De tous ceux que m'inspire en ce moment heureux,À vous, à votre état mon dévouement sincère,Ce sera le dernier, mais le plus nécessaire.Sire, on vous a trompé. Vos édits inconstants,Scellés presque toujours du sang des protestants, Ont annoncé chez vous un coeur faible et mobile.Dont pourrait abuser quelque imposteur habile.Évitez les malheurs des rois trop complaisants ;Ne laissez point sans cesse, au gré des courtisans.Errer de main en main l'autorité suprême : Ne croyez que votre âme, et régnez par vous-même ;Et si de vos sujets vous désirez l'amour,Soyez roi de la France, et non de votre cour.Elle opprime le peuple. Ah ! D'un oeil équitable,Voyez toujours en lui votre appui véritable ; Songez qu'autour de vous des millions d'humains.D'un mot de votre bouche attendent leurs destins ;Songez que pour vous seul tout ce peuple respire :Il fait par ses travaux l'éclat de votre empire.Il cultive nos champs, il défend nos remparts ; Mais un voile ennemi vous cache à ses regards ;Mais tandis qu'il se plaint, son monarque sommeille.Et ses cris rarement vont jusqu'à votre oreille.Rappelez-vous, mon maître, ayez devant les yeuxL'exemple révéré de vos plus grands aïeux. L'un, sujet malheureux, eut un règne prospère ;Il chérissait le peuple, et fut nommé son père.L'autre, plus grand encor, dans la seule équité.D'un monarque français mettant la majesté,Indulgent pour ce peuple, à ses besoins propice, Au pied d'un chêne assis lui rendait la justice.De ce royal esprit laissez-vous animer ;Pour obtenir l'amour, leur secret fut d'aimer. LE ROI DE FRANCE. Leur vertu m'est présente, et l'état me contemple.Comme eux je veux un jour laisser un grand exemple ; Je saurai mettre un terme à nos calamités :Vos desseins, Coligny, seront tous adoptés.Allez. A vos amis portez-en la nouvelle.Gardez cette franchise et ce vertueux zèle.Régner par vos avis est mon voeu le plus doux. L'AMIRAL. Le mien, Sire, est de vivre et de mourir pour vous. SCÈNE IV. Le Roi de France, La Reine-Mère. LA REINE-MÈRE. Vous avez entendu les projets du rebelle ? LE ROI DE FRANCE. Vous les applaudiriez dans un sujet fidèle. LA REINE-MÈRE. Et qui pourrait compter sur la foi des pervers ? LE ROI DE FRANCE. De l'état déchiré finir les longs revers, Me servir, me défendre, est sa seule espérance. LA REINE-MÈRE. Ou son prétexte au moins. LE ROI DE FRANCE. Il semble aimer la France ;Il a ce ton brûlant, ce ton de vérité,Qui par les imposteurs n'est jamais imité.Et cependant j'éprouve un pouvoir invincible Qui rend à ses discours mon coeur inaccessible ;Je sens que près de lui ce coeur intimidéEst convaincu souvent, mais non persuadé.L'habitude fait tout : je le hais dès l'enfance ;Son zèle m'est suspect, il me pèse, il m'offense : Soit que la vérité, pour éclairer les rois,D'un ami qui leur plaît doive emprunter la voix ;Soit que de vos conseils l'autorité m'entraîne ;Soit plutôt que du ciel la bonté souveraine.Au moment du péril me daignant avertir, D'un perfide ennemi cherche à me garantir. LA REINE-MÈRE. Oui, c'est le ciel qui parle ; et tant de bienveillanceMérite bien, mon fils, votre reconnaissance ;Mais celle que de vous il exige aujourd'hui,C'est d'agir pour vous-même, en agissant pour lui. Coligny veut sur nous élever sa fortune ;II craint tous vos amis ; votre cour l'importune. LE ROI DE FRANCE. Oui, vous m'ouvrez les yeux ; il déteste ma cour. LA REINE-MÈRE. Odieux à la France, il la hait à son tour. LE ROI DE FRANCE. C'est le peuple qu'il aime. LA REINE-MÈRE. Il le flatte, sans doute. Il veut gouverner seul ; et s'il faut qu'on l'écoute,De vos aïeux bientôt nous quitterons la foi,En attendant le jour où nous l'aurons pour roi.Encore un coup, mon fils, c'est là qu'il veut atteindre.Ah ! D'un chef de parti sachez qu'il faut tout craindre. Une fois soupçonné, rien ne peut l'excuser,Et son propre salut l'engage à tout oser.Il subjugue aisément un crédule vulgaire.Le peuple aux factions ne fut jamais contraire ;Et par un grand éclat se laissant entraîner, Il est bientôt soumis dès qu'on peut l'étonner.Nos troubles éternels nous en donnent la preuve ;Demain, vous en ferez une plus douce épreuve.Du coup qu'on va frapper au milieu de la nuit,Vos regards, dès demain, recueilleront le fruit ; Et vous verrez ce peuple inquiet, indocile.Se réveiller soumis, respectueux, tranquille,Rentrer, par la frayeur, sous les lois du devoir,Et d'un roi qui se venge adorer le pouvoir.Venez dans le conseil, par une adresse heureuse, Dissiper des soupçons l'atteinte dangereuse.Songez bien que des coeurs il faut les éloigner :Tromper habilement fait tout l'art de régner. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Le Cardinal de Lorraine, Le Chancelier de L'Hopital. LE CARDINAL. Le conseil en ce lieu va bientôt s'assembler ;Au nom du bien public je voudrais vous parler. Promettez-moi surtout d'excuser ma franchise. LE CHANCELIER. Près d'un sujet, Monsieur, elle est du moins permise. LE CARDINAL. J'aime votre vertu ; mais vous devez savoirQu'il faut de ses soutiens respecter le pouvoir ;Qu'il faut plaire au monarque, et que votre naissance Semblait d'un si haut rang vous ôter l'espérance. LE CHANCELIER. D'un semblable discours j'ai lieu d'être surpris :Mais si le bien public vous dicte ces avis,Vous n'entendrez de moi ni reproche, ni plainte ;Je veux même y répondre, et m'expliquer sans feinte. Quels ministres placés auprès d'un potentat.L'aideront à porter le fardeau de l'état ?Des sujets vertueux, éclairés, équitables ;Ou ces grands, au monarque, au peuple redoutablesD'une auguste famille enfants dégénérés. Flétrissant les aïeux qui les ont illustrés ?Le sort m'a refusé, je ne veux point le taire,D'un long amas d'aïeux l'éclat héréditaire ;Et l'on ne me voit point, de leur nom revêtu,Par huit siècles d'honneurs dispensé de vertu : Mais je sais mépriser ces vains droits de noblesse,Que la force autrefois conquit sur la faiblesse.Ah ! Suger, Olivier, de qui les noms vantésSeront de siècle en siècle à jamais répétés,Aux postes les plus hauts s'ils ont osé prétendre. Fut-ce par leur naissance ; et dois-je vous apprendreQue s'élevant d'eux-mêmes à ce rang glorieux,Ils comptaient des vertus, et non pas des aïeux ?Je ne me place point parmi ces grands modèles :Mais si le Roi, Monsieur, a des sujets fidèles, Parmi les plus zélés, j'ose au moins le penser,Et la France et vous-même avez dû me placer. LE CARDINAL. Il est vrai, je l'ai dit, je le redis encore.Votre vertu m'est chère, et la France l'honore ;On pourrait toutefois, pardonnez cet aveu, Vos ennemis pourraient la soupçonner un peu,Malgré tant de mérite et tant d'expérience,Lorsque vous nous montrez si peu de prévoyance.Depuis qu'en un tournois l'ardent MontgommeriCausa, sans le vouloir, le trépas de Henri, Nous voyons le torrent des guerres intestinesSemer les champs français de meurtre et de ruines ;La paix a de nos maux trois fois rompu le cours.Et toujours étouffés, ils renaissent toujours.Il faut détruire enfin ces germes homicides ; Mais vous ne donnez, vous, que des conseils timides ;Complaire tour-à-tour aux partis opposés.Voilà, dans tous les temps, ce que vous proposez.Unissons, dites-vous, protestant, catholique ;Et vous ne songez pas que votre politique Fomente autour de nous des troubles éternels,Qu'elle offense l'état, qu'elle insulte aux autels !Ce projet trouverait un obstacle invincible :On n'exécute rien quand on veut l'impossible.Je ne demande point la guerre et les combats ; Ils n'ont que trop duré ; mais dans tous les étatsIl faut, et c'est à vous, Monsieur, que j'en appelle,Une religion constante, universelle,Solide, et craignant peu le vain emportementDu peuple, qui toujours se plut au changement. Choisissons désormais. Ces deux cultes contrairesEnfanteraient encor des malheurs nécessaires :Un seul doit réunir nos peuples et nos rois,Et tous les protestants sont ennemis des lois. LE CHANCELIER. Ministre des autels, quelle est votre espérance ? Eh ! Quoi ! Prétendez-vous renouveler en FranceCes sanglants tribunaux à Madrid révérés ?N'enchaînez point les coeurs par des liens sacrés.Dans le moindre mortel si vous voyez un frère,À ses yeux égarés présentez la lumière ; Mais ne vous placez pas entre le ciel et lui :Ce ciel n'a pas besoin de votre faible appui.La vertu des humains n'est point dans leur croyance :Elle est dans la justice et dans la bienfaisance.De quel droit des mortels parlant au nom des cieux, Nous imposeraient-ils un joug religieux ?Comment déterminer la borne des pensées ?N'allez pas recourir à des lois insenséesQu'une ignorante haine a pu seule établir :Loin de les réclamer, on doit les abolir. LE CARDINAL. Ce n'est pas là du moins ce que le roi veut faire ;Je ne reconnais point les leçons de sa mère :Tous deux sont fatigués de nos dissensions,Et je crois être sûr de leurs intentions.Un roi peut ce qu'il veut. LE CHANCELIER. Quelle horrible maxime ! Ainsi les souverains sont traînés dans l'abîme !Si le roi vous croyait .... Juste ciel ! J'en frémis !Quoi ! De leur liberté lâchement ennemis,Je verrai les Français, martyrs du fanatisme,Sur leur trône, à l'envi, placer le despotisme ! Non, non, des souverains connaissez mieux les droits :Nous sommes leurs sujets ; ils sont sujets des lois.Il est, il est, Monsieur, de ces princes sinistres,Destructeurs d'un pouvoir dont ils sont les ministres ;Mais lorsque tout-à-coup dissipant leurs flatteurs. Faisant évanouir les songes corrupteurs,Le jour est arrivé, le jour de la vengeance,Qui sous la main de Dieu va mettre leur puissance,Un éternel affront les attend au cercueil ;L'horrible solitude accompagne le deuil ; Et souvent en secret, sous de lugubres marques,Les peuples ont béni le trépas des monarques.Ne cachez point au roi, que parmi ses aïeuxIl est des noms sacrés, et des noms odieux.Louis-Neuf à jamais laisse un modèle auguste ; Il fut brave et pieux, et surtout il fut juste ;Son sceptre ne fut pas trop faible ou trop pesant ;Et s'il eut des erreurs, quel homme en est exempt ?Si l'excès d'un vain zèle a séduit son courage,À ce grand roi, du moins, rendons un digne hommage ; Ses fautes sont du temps, ses vertus sont de lui ;La voix du monde entier le révère aujourd'hui.Le fils de Charles-Sept n'aima que les supplices ;Il redoutait son peuple, et jusqu'à ses complices :Fils et sujet rebelle, et roi dénaturé. De gardes, de flatteurs, de bourreaux entouré,Sa sombre tyrannie entassait les victimes,Et des prisons d'état il peuplait les abîmes.II fut craint : mais l'histoire a dans tout l'avenirDe haine et de mépris chargé son souvenir. Quel exemple aux mortels qui portent la couronne !Laissons faire le temps ; à la grandeur du trôneOn verra succéder la grandeur de l'état ;Le peuple tout-à-coup reprenant son éclat.Et des longs préjugés terrassant l'imposture. Réclamera les droits fondés par la nature ;Son bonheur renaîtra du sein de ses malheurs :Ces murs baignés sans cesse et de sang et de pleurs,Ces tombeaux des vivants, ces bastilles affreuses.S'écrouleront alors sous des mains généreuses ; Au prince, aux citoyens imposant leur devoir.Et fixant à jamais les bornes du pouvoir,On verra nos neveux, plus fiers que leurs ancêtres,Reconnaissant des chefs, mais n'ayant point de maîtres ;Heureux sous un monarque ami de l'équité. Restaurateur des lois et de la liberté. LE CARDINAL. Oui, ce discours, sans doute, est un élan sublime ;On reconnaît toujours l'esprit qui vous anime.Cet orgueil de sagesse, et ce langage outréD'un fougueux magistrat par le zèle égaré. Qui résistant au fils, et jugeant les ancêtres.Ose usurper le droit de condamner ses maîtres.Finissons. Mais je veux ne vous déguiser rien :Le crédit qui vous reste est peut-être le mien.Enfin vous me devez votre fortune entière ; Et lorsque Médicis, exauçant ma prière,Remit, sous le feu roi, les sceaux entre vos mains,Je suis, disais-je alors, garant de ses desseins ;Du seul bien de l'état son âme est occupée :Elle m'a cru, Monsieur. LE CHANCELIER. Et l'avez-vous trompée ? C'est en effet l'état que j'ai dû soutenir .Mais le passé n'a point quitté mon souvenir.Sans vous, sans votre appui, peut-être ma fortune.Je veux bien l'avouer, eût été plus commune.Si le rang que j'occupe est un de vos bienfaits, Si je vous dois beaucoup, je dois plus aux Français,Il fallait enchaîner les discordes civiles,Fixer des droits rivaux les bornes difficiles ;Et quand tous les partis ont méconnu les lois.Faire entendre partout leur inflexible voix. Pour appui dès longtemps n'ayant que mon courage,Partout, jusqu'à ce jour, j'ai fait tête à l'orage ;J'ai tâché d'accomplir ou de montrer le bien,D'être sujet, Monsieur, mais d'être citoyen.De bien servir mon prince, et non pas de lui plaire. LE CARDINAL. Le roi vient. À part.Je crains peu cette vertu sévère. SCÈNE II. Le Roi de France, La Reine-Mère, Le Chancelier de l'Hopital, Le Cardinal de Lorraine, Le Duc de Guise, autres membres du conseil. Les gardes et les pages accompagnent le roi au conseil, et se retirent. LE ROI DE FRANCE. Prenez place, Messieurs. Parlez, éclairez-moi ;Écouter ses sujets est le devoir d'un roi :Aidez de vos conseils un prince qui vous aime ;Songez à mon empire, et non pas à moi-même. Dix ans déjà passés, un édit importantPermit dans mes états le culte protestant.Je veux qu'un tel édit fût alors nécessaire ;Mais il n'a pu donner qu'un calme imaginaire :Vous le savez, Madame ; et de nos deux traités Nous avons recueilli des fruits ensanglantés.Un troisième est conclu : qu'il nous soit moins funeste !On se repent ; je veux oublier tout le reste.Au destin de ma soeur Bourbon vient d'être uni ;De gloire et de bienfaits j'ai comblé Coligny ; Je vois l'homme d'état et non plus le rebelle ;Je lui rends une estime, une amitié nouvelle ;Condé me sera cher ; et tous mes vrais amisNe se compteront plus parmi leurs ennemis.Ne vous alarmez point : mes bontés, je l'espère. Vont les rendre aujourd'hui plus soigneux de me plaire.Mais du moins il est temps de cimenter la paix :Il est temps qu'un édit prescrive à mes sujetsDe rentrer dans le sein de l'église éternelle.À cette auguste loi s'il est quelque infidèle, Par son juste trépas c'est à moi de vengerRome, et ce Dieu puissant que l'on ose outrager. LA REINE-MÈRE. Rendez, rendez, mon fils, au trône, à la patrie,À la religion sa majesté chérie.Nos malheurs sont finis ; ils semblent désormais Se perdre dans l'éclat d'une éternelle paix.Mais trop souvent, au gré des ligues mutinées.Un seul jour a détruit l'oeuvre de vingt années.La mort frappe les rois ; un lâche successeur,Ou peu digne, ou jaloux de son prédécesseur, De ses projets bientôt laisse tomber la gloire.Et veut dans le cercueil éteindre sa mémoire.Par-delà le tombeau régnez sur les Français ;Sur les siècles futurs étendez vos bienfaits ;Dans un repos certain que la France respire ; Que rien n'agite plus le culte ni l'empire.Vous imposez un frein à la rébellion,Le frein de la clémence ; et, soit ambition,Soit pouvoir des bienfaits, soit crainte aussi peut-être,Les grands adopteront le culte de leur maître ; Et nous verrons sans doute, après leur changement,Les restes du parti détruits en un moment.D'un oeil imitateur le peuple les contemple ;De son premier modèle il suit toujours l'exemple :Pour eux, non pour Calvin, son choix s'est déclaré ; Il ne méprise point ceux qui l'ont égaré ;Mais, frappé d'un retour injuste ou légitime,Il revient sur ses pas avec ceux qu'il estime.Le temps calmera tout. Ne croyez pas pourtantÊtre approuvé d'abord de ce peuple inconstant : Non, jusques aux bienfaits tout lui paraît à craindre ;Il ne voit que des maux, et veut toujours se plaindre.Ses cris vous parviendront ; c'est à vous d'achever :Sachez le mépriser, mon fils, et le sauver. LE CARDINAL. Sire, du coeur des rois c'est le ciel qui dispose ; C'est lui qui vous inspire, et vous vengez sa cause :Il bénira vos jours. Tel est mon sentiment. LE DUC. Si l'on peut en effet s'expliquer librement,Sire, après nos malheurs renouvelés sans cesse.J'oserai demander pourquoi tant de faiblesse, Pourquoi tous ces traités que je ne conçois pas.Un poison dangereux infecte vos états ;L'amour de la discorde et des choses nouvelles,Enhardit contre vous un amas de rebelles.Ah ! Si l'on eût daigné leur imposer des lois. Votre frère, à mes yeux, les a vaincus deux fois :Sire, je lui connais des rivaux en courage ;Mais vous ne voulez pas consommer votre ouvrage.Peut-être aurez-vous lieu de vous en repentir :Il faudrait les dompter, et non les convertir. LE CARDINAL. Il faut des saintes lois implorer la puissance,Punir, épouvanter la désobéissance.Et non tenter encor le hasard incertainD'une éternelle guerre où le sang coule en vain.Sire un mal violent veut un remède extrême : L'état trop divisé s'est affaibli lui-même ;Et si l'on veut guérir sa funeste langueur,Dix combats feront moins qu'un instant de rigueur.Soyez semblable au Dieu que le monde révère ;Montrez-vous à la fois indulgent et sévère ; Avec le châtiment présentez le pardon ;Et faisant de vous-même un entier abandon,Sans épargner le sang, mais sans trop le répandre,Craignez les passions qui pourraient vous surprendre.Écoutez, chérissez les ministres du ciel ; Tout le pouvoir du trône est fondé sur l'autel.De Pépin jusqu'à vous, Rome et les rois de FranceConservèrent toujours une étroite alliance :Ainsi de jour en jour votre puissant étatA vu par le Saint-Siège augmenter son éclat. Soyez reconnaissant ; croyez que votre zèleNe saurait surpasser sa tendresse fidèle. LE ROI DE FRANCE, au chancelier. Vous vous taisez, Monsieur ? LE CHANCELIER. Sire, permettez-moi... LE ROI DE FRANCE. Ainsi vous refusez d'éclairer votre roi ! LE CHANCELIER. Eh bien, vous l'ordonnez ; je romprai le silence. On parle du Saint-Siège et de reconnaissance :Est-il d'ingratitude où le bienfait n'est pas ?Je pourrais vous citer des pontifes ingrats :L'Europe a vu cent rois armés pour leur défense.Et le sang des héros cimenta leur puissance. De notre antique histoire interrogez les temps ;Qui leur a pu donner ces destins éclatants ?Sujets des empereurs, qui les a rendus maîtres ?Ils doivent leurs états à l'un de vos ancêtres.Quel usage ont-ils fait de ces droits contestés ? Accumulant les biens, vendant les dignités,Ils osent commander en monarques suprêmes,Et d'un pied dédaigneux fouler vingt diadèmes.Un prêtre audacieux fait et défait les rois :Vos aïeux l'ont souffert. Mais voyez à sa voix Jean-sans-terre quittant, reprenant la couronne ;Sept empereurs chassés de l'église et du trône,Forcés de conquérir la foi de leurs sujets,Ou dans Rome à genoux courant subir la paix.Voyez Charles d'Anjou, le fils des rois de France, Remplir du Vatican l'odieuse espérance ;Il vole, il sacrifie à d'injustes fureursLe reste infortuné du sang des empereurs,Et son ambition, cruellement docile,Prépare à nos Français les vêpres de Sicile. Un enfant, seul espoir de Naples et des Germains,[Note : Conradin : ou Conrad II de Sicile et Roi de Jérusalem. Il fut décapité à 16 ans en 1268.]Conradin, vers le ciel levant ses jeunes mains,Périt sur l'échafaud en demandant son crime,Convaincu du forfait d'être un roi légitime.À ce vertige affreux trois siècles sont livrés : Toujours du sang, toujours des attentats sacrés,Investiture, exil, meurtres et parricides.Et l'anneau du pêcheur scellant les régicides.Faut-il nous étonner si les peuples lassés,Sous l'inflexible joug tant de fois terrassés. Par les décrets de Rome assassinés sans cesse.Dès qu'on osa contre elle appuyer leur faiblesse.Bientôt, dans la réforme ardents à se jeter,D'un pontife oppresseur ont voulu s'écarter ?C'est ainsi qu'au milieu des bûchers de Constance, Le schisme d'un moment puisa quelque importance ;Ainsi, que des prélats l'indiscrète fureur.Conquit trente ans de guerre et la publique horreur.C'est ainsi que Luther, au Vatican rebelle.Établit aisément sa doctrine nouvelle ; Après lui, c'est ainsi que l'austère CalvinDans Genève eut encore un plus brillant destin.Il n'est qu'une raison de tant de frénésie :[Note : Saint-Siège : autre nom de la papauté du Vatican.]Les crimes du Saint-Siège ont produit l'hérésie.L'évangile a-t-il dit, «Prêtres, écoutez-moi, Soyez intéressés, soyez cruels, sans foi,Soyez ambitieux, soyez rois sur la terre ;Prêtres d'un Dieu de paix, ne prêchez que la guerre ;Armez et divisez, pour vos opinions,Les pères, les enfants, les rois, les nations ? » Voilà ce qu'ils ont fait : mais ce n'est point là, Sire,La loi que l'évangile a daigné leur prescrire.Si Genève s'abuse, il la faut excuser ;Et, sans être coupable, on pouvait s'abuser.Genève aura pensé que ce livre suprême, Bon, juste, plein du Dieu qui le dicta lui-même.Toujours cité dans Rome, et si mal pratiqué,Peut-être aussi dans Rome était mal expliqué.Dussions-nous de Calvin condamner l'insolence.Entre les deux partis l'Europe est en balance, Et parmi vos sujets le poison répandu,Jusque dans votre cour déjà s'est étendu.Ah ! Quoique vos sujets, si vous devez les plaindre.Sire, vous n'avez pas le droit de les contraindre.Le dernier des mortels est maître de son coeur ; Le temps amène tout, et ce n'est qu'une erreur ;Et si quelques instants elle a pu les séduire,L'avenir est chargé du soin de la détruire.Mais affecter un droit qu'on ne peut qu'usurper !Commander aux esprits de ne pas se tromper ! Non, non ; c'est réveiller les antiques alarmes.En lisant votre édit, tout va courir aux armes ;Et vous verrez encor dans nos champs désolés,Par la main des Français les Français immolés,Après tant de traités les Français implacables, Et contraints par vous-même à devenir coupables.Citoyen de la France, et sujet sous cinq rois,Sous votre frère et vous ministre de ses lois,J'ai voulu raffermir ses grandes destinées ;Elle est chère à mon coeur depuis soixante années. Sire, écoutez les lois, l'honneur, la vérité ;Sire, au nom de la France, au nom de l'équité,Par cette âme encor jeune, et qui n'est point flétrie.Au nom de votre peuple, au nom de la patrie,Dirai-je au nom des pleurs que vous voyez couler. Que tant de maux sacrés cessent de l'accabler :Rendez-lui sa splendeur qui dut être immortelle ;Votre vieux Chancelier vous implore pour elle :Ou bien, si ma douleur ne peut rien obtenir.Je ne prévois que trop un sinistre avenir ; Mais sachez que mon coeur n'en sera point complice :Avant les protestons qu'on me mène au supplice :Je condamne à vos pieds ce dangereux édit ;Je ne le puis sceller ; punissez-moi : j'ai dit. LE ROI DE FRANCE. Moi ! Je vous punirais ! Non, non, des traits de flamme, Tandis que vous parliez, ont pénétré mon âme.Chancelier, je vous crois, et je pleure avec vous ;Oui, je veux, adopter des sentiments plus doux ;Oui, c'est la vérité ; je dois la reconnaître.Oui, j'ai pu me tromper : on m'égarait peut-être. Adieu, Madame ; et vous, suivez-moi, chancelier. SCÈNE III. La Reine-Mère, Le Cardinal de Lorraine, Le Duc de Guise. LE CARDINAL. L'ouvrage de mes mains commence à m'effrayer.D'un zèle ambitieux vous voyez le prestige ? LA REINE-MÈRE. Ne craignez rien. LE CARDINAL. Le roi... LA REINE-MÈRE. Ne craignez rien, vous dis-je.Aux discours d'un vieillard il s'est laissé troubler ; Mais c'est encor mon fils, et je vais lui parler. LE CARDINAL. Nos ennemis... LA REINE-MÈRE. Mourront. Rien ne peut les absoudre. LE DUC. Parlez-lui donc, Madame, et daignez le résoudre.Coligny peut encor tramer quelque attentat.Et son culte nouveau renverserait l'état, Et de tous les forfaits ses amis sont capables.Et le bonheur public veut le sang des coupables.Le roi laisserait-il échapper les instants ?Voudrait-il reculer ? Songez qu'il n'est plus temps,À vous, à nous du moins, ce serait faire injure : Qu'il achève ; ou bientôt, c'est moi qui vous le jure,Dans sa cour, à ses yeux, vous verriez des sujetsAssurer, malgré lui, le bonheur des Français. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. La Reine-Mère, Le Cardinal de Lorraine, Le Duc de Guise. LE CARDINAL. D'ou peut venir, Madame, un si prompt changement ? LA REINE-MÈRE. J'ai couru le chercher dans son appartement : L'Hôpital en sortait. Mon fils, à mon approche,A soudain contre nous exhalé le reproche ;Il s'est plaint de vous-même, et plus encor de moi ;Surtout de l'Hôpital il m'a vanté la foi.« C'est le seul, a-t-il dit, qui ne veut point me nuire. « Environné d'amis zélés pour me séduire,« Mon âme contre eux tous a besoin de s'armer,« Et je dois craindre enfin ce que je dois aimer. »À ces mots, l'observant d'un oeil tendre et paisible,« Mon fils, à vos chagrins votre mère est sensible, » Ai-je dit, « et pour vous mon ardente amitiéVa presque en ce moment jusques à la pitié.De votre chancelier je connais la prudence ;Mais ce faste imposant de sa vaine éloquencePeut, je crois, attirer quelque soupçon sur lui : On a moins de chaleur en parlant pour autrui.Vous ne comprenez pas quel intérêt l'anime ?La France, dont jadis il mérita l'estime,L'accuse de pencher en secret pour Calvin :Le jugement public ne saurait être vain. Vous craignez qu'avec vous je ne sois pas sincère ?Le fils le plus chéri peut redouter sa mère !L'ambition souvent inspire des sujets :Mais moi si je vous trompe, où tendent mes projets ?Mon éclat vient de vous, mes destins sont les vôtres, Vos intérêts les miens ; je n'en puis avoir d'autres.Jugez-nous maintenant. » Ce discours l'a frappé.Longtemps de me répondre il semblait occupé ;D'un silence plus tendre il éprouvait les charmes ;Il pleurait : à ses pleurs j'ai mêlé quelques larmes ; J'ai calmé lentement son esprit combattu,Vantant sa piété, la première vertu.Des éloges flatteurs son oreille est éprise :Je l'ai cent fois nommé le vengeur de l'Église.Son enfant le plus cher, son plus ferme soutien : Et des embrassements ont fini l'entretien. LE DUC. Mais osez-vous compter sur cette âme incertaine,Qu'un mot peut émouvoir, et qu'un instant ramène ? LA REINE-MÈRE. Je conçois votre doute ; et pour nous garantirDes dangereux effets d'un nouveau repentir. Je viens d'avoir recours à mes agents fidèles.J'ai fait semer partout que le chef des rebelles,Pour d'utiles forfaits renonçant aux combats,De Charles et de moi-même a juré le trépas ;Qu'il a dans Orléans fait son apprentissage ; [Note : Jean de Poltrot, seigneur de Méré, protestant, Il fut le meurtrier du Duc de Guise le 15 février 1563.]Que d'un second Poltrot il voudrait faire usage.Cependant j'ai, sur l'heure, envoyé près du roiDes serviteurs zélés dont je connais la foi ;Et, par eux informé de ce bruit populaire,Vous sentez à quel point va monter sa colère. Il est extrême en tout ; je réponds du succès. LE CARDINAL. Ainsi l'on vous devra le salut des Français. LA REINE-MÈRE. Qu'il agisse aujourd'hui ; demain qu'il se repente :J'y consens. Mais vers nous c'est lui qui se présente. Il paraît égaré. SCÈNE II. Le Roi de France, La Reine-Mère, Le Cardinal de Lorraine, Le Duc de Guise, Courtisans, Gardes, Pages. LE ROI DE FRANCE, troublé, sans voir personne. Porter la main sur moi ! LE CARDINAL, à la Reine-mère. Il pense à Coligny. LE ROI DE FRANCE. Tel est le sort d'un Roi ! LA REINE-MÈRE, aux Guises. Je l'entends qui se plaint. LE ROI DE FRANCE. Et l'on nous porte envie !Trop heureux le mortel qui peut cacher sa vie !Le trône est bien souvent chargé d'infortunés. À la Reine-Mère.C'est vous ! je vous cherchais. Ah ! Madame... apprenez... Vous ne me trompiez pas... et tant de barbarie....De l'indigne Amiral savez-vous la furie ? LA REINE-MÈRE. Je sais tout ; je crois tout. LE DUC. Il faut le prévenir. LE CARDINAL. Punissez Coligny. LE ROI DE FRANCE. Si je veux le punir ! LA REINE-MÈRE. Cachez votre courroux ; notre ennemi s'avance. LE ROI DE FRANCE. Il oserait encore affronter ma présence !Non. Qu'il n'approche pas ! LE CARDINAL. Calmez vos sens troublés. LA REINE-MÈRE. Songez à la vengeance. Il vient : dissimulez. SCÈNE III. Le Roi de France, La Reine-Mère, Le Cardinal de Lorraine, Le Duc de Guise, Le Roi de Navarre, L'Amiral de Coligny, Le Chancelier de L'Hopital, Protestants de la suite de l'Amiral, Courtisans, Gardes, Pages. L'AMIRAL. On n'a point fait la paix, Sire, en quittant les armes ;Et je viens à vos pieds déposer mes alarmes : Je viens auprès du trône invoquer un appui,Dans les nouveaux périls qu'on m'annonce aujourd'hui.Ce prince généreux, devenu votre frère,L'Hôpital, de nos lois le ministre sévère,Et ceux qui m'ont jadis suivi dans les combats, Ont voulu près de vous accompagner mes pas.Au destin d'un ami leur grand coeur s'intéresse :Ils ont tous entendu votre auguste promesse.Un récit, toutefois qui me semble douteux.Annonce plus d'un crime et des pièges honteux. LE ROI DE FRANCE. Plus d'un crime ! Expliquez .... L'AMIRAL. L'un n'est qu'imaginaire.Au sein de votre cour, une main sanguinaireDéjà, dit-on, s'apprête au plus lâche attentat,Et veut par un seul coup renverser tout l'état.Il s'agit de frapper... LE ROI DE FRANCE. Qui donc ? L'AMIRAL. Votre personne. LE ROI DE FRANCE. Quel est le criminel ? L'AMIRAL. C'est moi que l'on soupçonne.Des courtisans jaloux ont répandu ces bruits ;Ils veulent par ma mort en recueillir les fruits.Je sais quels ennemis pensent ternir ma gloire,Et je frémis pour vous, si vous daignez les croire. LE ROI DE FRANCE. Moi ! je les croirais ! L'AMIRAL. Non : j'ose au moins l'espérer.On ajoute, et d'abord je dois vous déclarerQue de mes envieux la funeste puissanceM'a fait à ce discours donner quelque croyance :Je sais trop qu'à me perdre ils sont tous occupés, Et c'est le sort des rois d'être souvent trompés.On ajoute, on prétend qu'une troupe perfideM'impute auprès de vous cet affreux parricide.Et qu'enfin de ma vie on doit trancher le cours. LE ROI DE FRANCE. Se peut-il .... L'AMIRAL. Oui, j'apprends qu'on en veut à mes jours. Je viens savoir de vous ce qu'il faut que j'en pense. LA REINE-MÈRE. Le roi devait s'attendre à plus de confiance. L'AMIRAL. Vous le voyez assez ; mon coeur se fie au sien,Puisque je viens, Madame, implorer son soutien. LE ROI DE NAVARRE. Pardonnez ; le soupçon me paraît excusable. Punit-on Maurevert ? Ou n'est-il point coupable ? LA REINE-MÈRE. Prince, on doit le punir. LE ROI DE NAVARRE. Le roi l'avait promis. LA REINE-MÈRE. Eh quoi ! Douteriez-vous des serments de mon fils ? LE ROI DE NAVARRE. Je ne sais point douter de la foi d'un monarque. LA REINE-MÈRE. Vous avez de la sienne une infaillible marque, Et l'hymen de sa soeur est un gage assuréQu'il est prêt à tenir tout ce qu'il a juré. LE ROI DE NAVARRE. Eh bien, par ce saint noeud, par le doux nom de frère,Sire, à vos intérêts ne soyez point contraire.Protégez un guerrier redoutable et soumis ; Dans ses persécuteurs voyez vos ennemis.Un prince est vraiment grand lorsqu'il punit le crime ;Plus grand, lorsqu'il soutient la vertu qu'on opprime. LE ROI DE FRANCE. De tous ses ennemis l'Amiral est vainqueur ;Ses conseils vertueux sont au fond de mon coeur : Craindrait-il que son maître eut dessein de lui nuire ? L'AMIRAL. Je crains votre bonté trop facile à séduire. LA REINE-MÈRE, à l'Amiral. Au milieu des faux bruits qui vous ont alarmé,Des sentiments du roi l'Hôpital informéPouvait tenter au moins de rassurer votre âme. Il le devait peut-être. LE CHANCELIER. Et je l'ai fait, Madame. L'AMIRAL. Le Roi seul est garant des volontés du roi,Madame : un mot de lui peut calmer mon effroi. LA REINE-MÈRE. Parlez, mon fils. LE ROI DE FRANCE, regardant toujours la Reine-Mère. Le ciel, maître des destinées,Ne peut hâter par vous la fin de mes années. Non ; je dois vous compter au rang de mes soutiens :Si vos drapeaux souvent ont combattu les miens,C'est des troubles civils la suite accoutumée ;Des Français à la France opposaient une armée :Ces fautes sont du sort, je les veux excuser ; C'est le malheur des temps qu'il en faut accuser :Je connais votre coeur, et n'ai pas à m'en plaindre. L'AMIRAL, aux Guises. Vous l'entendez, messieurs. LE ROI DE FRANCE. Vous n'avez rien à craindre. L'AMIRAL. À mes persécuteurs puis-je opposer mon roi ? LE ROI DE FRANCE. Vous le pouvez, sans doute, et j'en donne ma foi. L'AMIRAL. Je dédaigne à présent leurs trames criminelles. LE DUC. Nous verrons donc finir ces craintes éternelles ? L'AMIRAL. Je puis craindre à la cour, mais non pas aux combats ;J'étais déjà fameux quand vous n'existiez pas. LE DUC. Le soupçon ne convient qu'à des âmes timides. L'AMIRAL. Jeune homme, on le connaît au milieu des perfides. LE DUC. Quant à moi, je ne vois qu'un traître dans ces lieux. L'AMIRAL. Il en est deux pourtant qui s'offrent à mes yeux. Montrant sa blessure.Ce coup n'a point rempli leur cruelle espérance. LE DUC. Celui qui l'a porté voulut venger la France. LE ROI DE FRANCE. Guise ! L'AMIRAL. Ah ! Du meurtrier on a conduit la main. LE DUC. Qui ? L'AMIRAL. Vous pourriez le dire. LE DUC. Expliquez-vous enfin. L'AMIRAL. Vous. LE DUC. Je ne l'ai point fait ; mais je l'aurais dû faire. LE ROI DE NAVARRE. Comment ! LE DUC. J'aurais puni l'assassin de mon père. Bas à la Reine-mère.Adieu. Je vais hâter l'instant de nous venger. SCÈNE IV. Le Roi de France, La Reine-Mère, Le Cardinal de Lorraine, Le Roi de Navarre, L'Amiral de Coligny, Le Chancelier de L'Hopital, Protestants de la suite de l'Amiral, Courtisans, Gardes, Pages. L'AMIRAL. Ainsi, de son aveu, mes jours sont en danger ! LA REINE-MÈRE. De cet ambitieux nous blâmons l'insolence ;Mais son orgueil demain gardera le silence :Vous n'aurez point formé des souhaits superflus.Et de vos ennemis vous ne vous plaindrez plus. L'AMIRAL. Sire, excusez encor ma sombre défiance,Ce fruit amer de l'âge et de l'expérience.Que votre coeur m'écoute : il semble que ma voixSe fait entendre à vous pour la dernière fois.Le trône où vous régnez est entouré de pièges, De guerriers corrupteurs, de prêtres sacrilèges.Ô mon roi ! Pensez-y ; profitez des instants :Hélas ! Demain peut-être il ne sera plus temps. LE CARDINAL. C'est ainsi qu'à la haine un guerrier s'abandonne :Un pontife outragé le plaint, et lui pardonne. L'AMIRAL. Qui ? Vous me plaindre ! Ô ciel ! Vous, m'oser pardonner !Un tel excès d'injure a de quoi m'étonner.Quant à moi, je ne puis vous pardonner vos crimes.Toujours les protestants ont été vos victimes :C'est vous qui réclamiez, pour soumettre les coeurs, Le secours des bourreaux et des inquisiteurs :C'est vous qui menaciez du plus honteux supplice,De malheureux sujets qui demandaient justice :Vous, enrichi des pleurs et du sang des Français,Comblé tout à la fois de biens et de forfaits. Sire, j'ai désiré de sauver votre empire,Mais à le renverser je vois que tout conspire.Sur une cour perfide ouvrez enfin les yeux,Et craignez, craignez tout de ce sang odieux :Voilà les ennemis du trône et de la France. Si vous ne les chassez loin de votre présence,Si vous ne les chargez de tout votre courroux.Ces méchants, croyez-moi, perdront l'état et vous. SCÈNE V. Le Roi de France, La Reine-Mère, Le Cardinal de Lorraine, Courtisans, Gardes, Pages. LA REINE-MÈRE. Douterez-vous encor des projets de sa haine ? LE CARDINAL. Est-il pour ce rebelle une assez grande peine ? LE ROI DE FRANCE. Et son coeur inhumain semble exempt de remord ! LA REINE-MÈRE. Il va tout expier en recevant la mort.Nos défenseurs sont prêts, et je les vois paraître. SCÈNE VI. Le Roi de France, La Reine-Mère, Le Cardinal de Lorraine, Le Duc de Guise, Courtisans, Gardes, Pages. LA REINE-MÈRE. Venez, braves guerriers, soutiens de votre maître,Contre un sang odieux noblement conjurés, Et chargés désormais des intérêts sacrés.Que la rébellion, que le crime s'expie !Le trône est attaqué par une secte impie :Accusant chaque jour le trop lent avenir.Vos cris semblaient hâter l'instant de la punir : Votre juste fureur, trop longtemps retenue,Peut éclater enfin ; la nuit, l'heure est venue :Faites votre devoir, et, comblant nos souhaits.Sachez de votre roi mériter les bienfaits. LE DUC. Sitôt que Je signal se sera fait entendre, Vous verrez qu'à ce prix nous pouvons tous prétendre,Nous partirons, Madame, aux accents de l'airainQui va sonner pour nous dans le temple prochain.Ma main, je l'avouerai, dans une nuit si belle,Voudrait seule immoler tout le parti rebelle ; Mon coeur même conçoit un déplaisir secret.Et, plein d'un tel honneur, le partage à regret.Mes compagnons du moins, sont dignes de me suivre,De cueillir les lauriers que le destin nous livre ;Et, contre les proscrits dès longtemps animés, De l'ardeur qui me brûle ils sont tous enflammés. LE ROI DE FRANCE. Vous m'aimez, je le crois ; vous servez votre maître :Mais longtemps mon esprit, trop timide peut-être,Conçut avec frayeur un si hardi dessein ;D'une amertume affreuse il remplissait mon sein : Jusques dans mon sommeil la redoutable idéeS'offrait... Ne craignez rien, mon âme est décidée.Puisque le ciel vengeur ordonne leur trépas,Puisqu'au fond de l'abîme il entraîne leurs pas,Puisqu'il faut opposer le parjure au parjure, Puisqu'il s'agit enfin de la commune injure,Du salut de mon peuple et de ma sûreté.Je ne balance plus ; le sort en est jeté :La cloche sonne trois fois, lentement.Versez le sang, frappez. Ciel ! Qu'entends-je ? Ah ! Madame. LE DUC. Reine, c'est à vos soins de raffermir son âme.Pour nous, le glaive en main, nous jurons à genouxDe venger Dieu, l'état, le roi, l'église, et nous.Roi, chassez maintenant ces stériles alarmes :Exhortez-nous, pontife, et bénissez nos armes. La cloche sonne trois fois, lentement. Le duc de Guise et tous les autres courtisans mettent un genou en terre, en croisant leurs épées. Ils restent dans cette position pendant le discours du cardinal de Lorraine. LE CARDINAL. De l'immortelle église humble et docile enfant.Et créé par ses mains prêtre du Dieu vivant,Je puis interpréter les volontés sacrées.Si d'un zèle brûlant vos âmes pénétrées Se livrent sans réserve à l'intérêt des cieux ;Si vous portez au meurtre un coeur religieux,Vous allez consommer un important ouvrage,Que les siècles futurs envieront à notre âge.Courez et servez bien le Dieu des nations ; Je répands sur vous tous ses bénédictions :Sa justice ici bas vous livre vos victimes ;Sachez qu'il rompt au ciel la chaîne de vos crimes ;Oui, si jusqu'à présent vous en avez commis.Par le Dieu qui m'inspire, ils vous sont tous remis. L'église, en m'imprimant un signe ineffaçable.Défendit à mes mains le sang le plus coupable ;Mais je suivrai vos pas, je serai près de vous ;Au nom du Dieu vengeur je conduirai vos coups.Guerriers, que va guider sa sainte providence. Ministres de rigueur, choisis par sa prudence.Il est temps de remplir ses décrets éternels ;Couvrez-vous saintement du sang des criminels :Si dans ce grand projet quelqu'un de vous expire,Dieu promet à son front les palmes du martyre. Le tocsin sonne depuis ce moment jusqu'au commencement du cinquième acte. LE ROI DE FRANCE. D'une héroïque ardeur mon coeur se sent brûler.Acceptez, ô mon Dieu ! Le sang prêt à couler. LA REINE-MÈRE. Il vous entend, mon fils ; il reçoit votre hommage.Venez, et de ces lieux présidez au carnage. LE DUC. Et vous, suivez-moi tous. Amis, guerriers, soldats, Au toit de Coligny courons porter nos pas.C'est l'ennemi du trône, et l'artisan du crime ;Qu'il soit de cette nuit la première victime :Que tous les protestants à la fois accablés,Dans les murs, hors des murs, soient en foule immolés. LE CARDINAL. Périsse et leur croyance et le nom d'hérétique !Et que demain la France, heureuse et catholique.D'un roi chéri du ciel bénisse les destins,Et l'ordre salutaire accompli par nos mains ! ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. LE ROI DE NAVARRE. Quel signal effrayant tout-à-coup me réveille ? De sinistres clameurs ont frappé mon oreille ;Et de l'airain surtout les lugubres accents,D'une subite horreur ont glacé tous mes sens.J'entends encor des cris. Ah ! Mon ami peut-êtreSuccombe en ce moment sous le glaive d'un traître ; De ses persécuteurs l'implacable courrouxPeut-être en ce moment... SCÈNE II. Le Roi de Navarre, Le Chancelier de L'Hopital. LE ROI DE NAVARRE. L'Hôpital, est-ce vous ? LE CHANCELIER. Sire.... LE ROI DE NAVARRE. Eh bien ? LE CHANCELIER. Apprenez... LE ROI DE NAVARRE. Que me faut-il apprendre ?Et d'où viennent les pleurs que je vous vois répandre ? LE CHANCELIER. Les protestants... LE ROI DE NAVARRE. Parlez. LE CHANCELIER. Ils sont trahis, vendus. LE ROI DE NAVARRE. Coligny... LE CHANCELIER. C'en est fait ; Coligny ne vit plus. LE ROI DE NAVARRE. Il ne vit plus ! Grand Dieu ! Quel bras inexorable . . . LE CHANCELIER. J'ai vu cent bras percer ce guerrier vénérable ;J'ai vu porter sa tête en ce Louvre odieux ;J'ai vu de tous côtés un peuple furieux, Trop docile instrument des vengeances de Rome,Frapper, fouler aux pieds les restes d'un grand homme. LE ROI DE NAVARRE. Forfait ! LE CHANCELIER. Dans nos murs le sang coule en ruisseaux.Tout ce qui vit encore, excepté les bourreaux.Tout frémit : le ciel même a voilé sa lumière ; Et Paris maintenant n'est qu'un vaste repaireOù la mort... LE ROI DE NAVARRE. C'est assez. Pressentiments affreux !Les voilà donc remplis ! Venez...courons... je veux... LE CHANCELIER. Arrêtez. Ont-ils donc besoin d'un nouveau crime ?Vivez, au nom du ciel, vivez, roi magnanime ; Parmi tant d'assassins ne portez point vos pas,Et gardez-nous un sang qu'ils n'épargneraient pas.Non, vous n'avez pas vu cette nuit déplorable :Tantôt des cris, tantôt un silence exécrable ;Guise et tous ses amis combattant de forfaits, En invoquant un Dieu qu'ils n'ont connu jamais ;Les prêtres, plus cruels, sur les pas de Lorraine,Échauffant à l'envi cette effroyable scène,Dans leurs perfides mains tenant le bois sacré,Soufflant tous leurs poisons sur ce peuple égaré. Et semblant redouter, au milieu du carnage,Qu'un seul des protestants puisse éviter leur rage ;Criant : Frappez ! Du roi c'est l'ordre souverain.Charles, au milieu du Louvre, une arquebuse en main,S'enivrant à longs traits d'un plaisir sanguinaire, Et cherchant son devoir dans les yeux de sa mère.C'est ici, près de nous, que le Roi des Français,Sous le plomb destructeur fait tomber ses sujets :C'est ici, je l'ai vu, que sa main forcenée,De nos appuis, des siens, tranche la destinée : Mais quand la cruauté ne connaît plus de frein.Paisible, gardant seule un front calme et serein,Près de lui Médicis applaudit à ses crimes,Exalte son adresse, et compte ses victimes, LE ROI DE NAVARRE. Le cri de la pitié, parmi tant de forfaits..., LE CHANCELIER. La pitié n'entre plus dans le coeur des Français.On voit de tous côtés, sans armes, sans défense.Tomber de cet état la gloire ou l'espérance :Malgré ses cheveux blancs, le vieillard immolé ;[Note : Gros : signifie un amas de troupes qui marchent ensemble. Il parut un gros de cavalerie sur la colline. [F]]Sous un gros d'assassins le jeune homme accablé, Qui de son corps mourant protège encore un père ;L'enfant même égorgé sur le sein de sa mère :Les uns, percés de coups au moment du réveil ;Les autres, plus heureux, frappés dans leur sommeil ;Les époux expirants dans les bras de leurs femmes ; Auprès de leurs enfants, ceux-ci livrés aux flammes ;De leurs toits embrasés ceux-là précipités ;D'autres en se sauvant par le glaive arrêtés ;D'autres fuyant la mort dans les flots de la Seine,Et retrouvant la mort sur la rive prochaine : Les cadavres fumants, les membres dispersés,Partout dans les chemins, dans le fleuve entassés. LE ROI DE NAVARRE. Effroyable attentat ! Cour infâme et cruelle !Quoi ! Leurs mains... Que fais-tu, providence éternelle ?De tous mes compagnons ils ont percé le sein ! LE CHANCELIER. Oui, vos amis ont tous achevé leur destin.Ce vieillard, qui jadis éleva votre enfance,A du fer catholique éprouvé la vengeance.On veut les convertir en les assassinant :À de nouveaux traités recourons maintenant. Ô deuil ! ô souvenir de notre antique gloire !Oh ! d'une affreuse nuit périsse la mémoire !Nos fils, et que le ciel trop longtemps en courroux,Daigne les rendre, hélas ! moins barbares que nous !Nos fils détesteront des trames infernales. Liront en pâlissant nos sanglantes annales.Avec un long effroi contempleront ces lieux.Et maudiront les jours où vivaient leurs aïeux.Je fuis ce roi crédule, et ces lâches ministres ;Je vais chercher la paix loin de ces bords sinistres. Ces débris malheureux, sans asile, sans roi,Qu'ils viennent, j'y consens, se ranger près de moi :J'aurai toujours pour eux l'intérêt le plus tendre,Un toit à leur offrir, et mon sang à répandre.Comme on nous a trompés ! Sire, je suis vaincu. Mais cette cour approche ; adieu, j'ai trop vécu.Puisse encore, et voilà ma dernière espérance,Puisse un roi tel que vous, éprouvé dès l'enfanceMûri dans les travaux et dans l'adversité,Purifier un jour ce trône ensanglanté ! Il sort. LE ROI DE NAVARRE. De la cour d'un tyran la probité s'exile,Et du crime honoré la vertu fuit l'asile. SCÈNE III. Le Roi de France, La Reine-Mère, Le Roi de Navarre, Le Cardinal de Lorraine, Le Duc de Guise, Courtisans, Gardes, Pages avec des flambeaux. Le roi de France veut sortir en apercevant le roi de Navarre : la Reine-mère lui fait signe de rester. LE ROI DE NAVARRE. Mon admiration doit enfin éclater,Sire, et je vous attends pour vous féliciter.Vous devenez des rois le plus parfait modèle ; Nul ne poussa si loin la prudence et le zèle ;Nul n'exerça jamais ce courage pieux,Et ne sut massacrer son peuple au nom des cieux. LA REINE-MÈRE. Ce discours maintenant peut sembler téméraire ;Et ce qu'on a fait, prince, il a fallu le faire. Le roi vous devait-il compte de ses projets ? LE ROI DE NAVARRE. Non : mais il est au moins comptable à ses sujets ;Il est comptable au ciel qui venge le parjure. LE CARDINAL. Penseriez-vous qu'au ciel on ait fait une injure ?Le culte sacrilège est bientôt aboli, Et l'honneur des autels à la fin rétabli.Pour Coligny, ce mot va vous blesser peut-être,Mais c'est la vérité : Coligny fut un traître. LE ROI DE NAVARRE. Lui ? Coligny ! LE DUC. Lui-même ; et son coeur dès longtempsMéditait.... LE ROI DE NAVARRE. Il est mort : n'êtes-vous pas contents ? Vous l'égorgez, cruels ! Et votre bouche impieOse encore attenter à l'éclat de sa vie !Vous lui rendez justice : un nom si glorieuxA mérité l'honneur de vous être odieux.Voilà donc les héros, les soutiens de la France ! Quelle exécrable joie ! Ou quelle indifférence !Quoi ! Je fais dans ce Louvre éclater mes douleurs,Sans trouver un Français qui réponde à mes pleurs ! LA REINE-MÈRE. D'un indigne regret si votre âme est atteinte,Du moins.... LE ROI DE NAVARRE. N'attendez plus de servile contrainte. Cet art, à nos Français si longtemps étranger,De flatter sa victime avant de l'égorger.Que ne le laissiez-vous au fond de l'Italie !Cruelle ! ainsi par vous la France est avilie !Ainsi vous flétrissez le nom de Médicis ! Vous renversez nos lois, vous perdez votre fils,Vous perdez tout l'état, reine et mère coupable.Consommez vos destins, monarque déplorable.Ah ! Des devoirs d'un roi qui ne serait jaloux ?Rendre son peuple heureux est un bonheur si doux ! Et vous, de vos sujets destructeur inflexible,Roi d'un peuple vaillant, bon, généreux, sensible,Vous vous rendez l'effroi de ce peuple indigné,Et, sur le trône assis, vous n'avez point régné.D'un forfait sans exemple infortuné complice, Vous n'éviterez pas votre juste supplice :Il commence ; et je vois dans vos yeux égarés.Le désespoir des coeurs en secret déchirés.Eh bien ! Vous n'avez fait que la moitié du crime ;Je respire ; il vous reste encore une victime ; Prenez-la. Mais bientôt le ciel va vous punir ;À tant d'infortunés le ciel va vous unir ;Votre front est marqué du sceau de sa colère :Un repentir tardif vous parle et vous éclaire ;Ce sentiment affreux, précipitant vos jours, Au sein des voluptés en corrompra le cours ;Vous craindrez et la France, et vous-même, et la vie ;À Coligny mourant vous porterez envie ;Le sommeil, ce seul bien qui reste aux malheureux,N'interrompra jamais vos ennuis douloureux ; Pour de nouveaux tourments vous veillerez sans cesse ;Et quand la mort viendra frapper votre jeunesse,Vous chercherez partout des yeux consolateurs ;Et vous verrez, non plus vos indignes flatteurs,Mais de vos attentats l'épouvantable image, Mais votre lit de mort entouré de carnage,Vos sujets massacrés s'élevant contre vous,Le juge incorruptible enflammé de courroux,La France, applaudissant au trépas de son maître,À vos derniers soupirs commençant à renaître, Et votre nom royal à l'opprobre livré,Et l'éternel supplice aux méchants préparé.Vous gémirez alors : vos plaintes inutiles,Vos remords impuissants, vos souffrances stériles,Vengeront les Français et le ciel offensé ; Et vous rendrez le sang que vous avez versé. SCÈNE IV. Le Roi de France, La Reine-Mère, Le Cardinal de Lorraine, Le Duc de Guise, Courtisans, Gardes, Pages avec des flambeaux. LA REINE-MÈRE. Je ne prévoyais pas un tel excès d'audace.À la mort échappé, l'imprudent vous menace !Vous gémir ! Vous, mon fils ! C'est à lui de trembler.La main qui l'a sauvé peut encor l'accabler. LE ROI DE FRANCE. Il a dit vrai. LA REINE-MÈRE. Comment ? LE ROI DE FRANCE. J'ai commis un grand crime. LE CARDINAL. Un roi doit se venger du parti qui l'opprime. LE ROI DE FRANCE. Je ne suis plus un roi ; je suis un assassin. LA REINE-MÈRE. Ah ! Tout vous inspirait cet important dessein.Votre intérêt. LE CARDINAL. Le ciel. LE DUC. L'éclat de votre empire. LE ROI DE FRANCE. À me tromper encor leur perfidie aspire !Les attentats des rois ne sont pas impunis ;Cruels, à mes tourments soyez du moins unis.C'est vous qui me coûtez des larmes éternelles.Mes mains, vous le savez, n'étaient point criminelles ; Sans crainte et sans remord je contemplais les cieux :Tout est changé pour moi ; le jour m'est odieux.Où fuir ? Où me cacher dans l'horreur des ténèbres ?Ô nuit ! Couvre-moi bien de tes voiles funèbres. LA REINE-MÈRE. Mon cher fils... LE ROI DE FRANCE. En ces lieux qui vous a rassemblés ? Attendez un moment ; ne marchez pas ; tremblez.Pour qui ces glaives nus ? Quels sont vos adversairesVous courez immoler, qui ? Vos amis ! Vos frères !Arrêtez ; je défends... Mais que vois-je, inhumains ?Quel meurtre abominable ensanglante vos mains ? Moi-même... Ah ! Qu'ai-je fait ? Cruel, ingrat, perfide.Parjure à mes serments, sacrilège, homicide.J'ai des plus vils tyrans réuni les forfaits,Et je suis tout couvert du sang de mes sujets.Ces lieux en sont baignés : sous ces portiques sombres. Des malheureux proscrits je vois errer les ombres :Une invisible main s'appesantit sur moi.Dieu ! Quel spectre hideux redouble mon effroi !C'est lui ; j'entends sa voix terrible et menaçante :Coligny - Voyez-vous cette tête sanglante ? Loin de moi cette tête et ces flancs entr'ouverts !Il me suit, il me presse, il m'entraîne aux enfers.Pardon, Dieu tout-puissant. Dieu qui venge les crimes ;Toi, Coligny ; vous tous, vous trop chères victimes,Pardon : si vous étiez témoins de mes douleurs, À votre meurtrier vous donneriez des pleurs.Des cruels ont instruit ma bouche à l'imposture ;Leur voix a, dans mon âme, étouffé la nature ;J'ai trahi la patrie, et l'honneur, et les lois :Le ciel, en me frappant, donne un exemple aux rois. ==================================================