******************************************************** DC.Title = LA SUIVANTE, COMÉDIE DC.Author = CORNEILLE, Pierre DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 10/05/2021 à 11:31:58. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CORNEILLEP_SUIVANTE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k70389t DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA SUIVANTE COMÉDIE M. DC. XXVII. À PARIS, Chez AUGUSTIN COURBÉ, Imprimeur et libraire de Monseigneur Frère du roi, dans le petite Salle du Palais, à la Palme.Achevé d'imprimer le 9 septembre 1637. Les exemplaires ont été fournis ainsi qu'il est porté par ledit Privilège. Représenté pour la première fois en 1634 au Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. Monsieur, Je vous présente une comédie qui n'a pas été également aimée de toutes sortes d'esprit : beaucoup, et de forts bons, n'en ont pas fait grand état, et beaucoup d'autres l'ont mise au dessus du reste des miennes. Pour moi, je laisse dire tout le monde, et fais mon profit des bons avis, de quelque part que je les reçoive. Je traite toujours mon sujet le moins mal qu'il m'est possible, et après y avoir corrigé ce qu'on m'y fait connaître d'inexcusable, je l'abandonne au public. Si je ne sais bien, qu'un autre fasse mieux, je ferai des vers à sa louange au lieu de la censurer. Chacun a sa méthode, je ne blâme point celle des autres, et me tiens à la mienne, : jusques à présent je m'en suis trouvé fort bine, j'en chercherai une meilleure, quand je commencerai à m'en trouver mal. Ceux qui se font presser à la représentation des mes ouvrages, m'obligent infiniment ; ceux qui ne les approuvent pas, peuvent se dispenser d'y venir gagner la migraine, ils épargnerons de l'argent, et me feront plaisir. Les jugements sont libres en ces matières, et les goûts divers. J'ai vu des personnes de fort bon sens admirer des endroits sur qui j'aurais passé l'éponge ; et j'en connais dont les poèmes réussissent au théâtre avec éclat, et qui pour principaux ornements y emploient des choses que j'évite dans les miens. Ils pensent avoir raison, et moi aussi : qui d'eux ou de moi se trompe, c'est ce qui n'est pas aisé à juger. Chez les Philosophes, tout ce qui n'est point de la Foi, ni des principes, est disputable, et souvent ils soutiendront à votre choix, le pour et le contre d'une même proposition : Marques certaines de l'excellence de l'esprit humain, qui trouve des raisons à défendre tout, ou plutôt de sa faiblesse, qui n'en peut trouver de convaincantes, ni qui ne puissent être combattues et détruites par de contraires. Ainsi ce n'est pas merveille, si les critiques donnent de mauvaises interprétations à nos vers, et de mauvaises faces à nos personnages. Qu'on me donne (dit Monsieur Montaigne au ch. 36 du premier livre) l'action le plus excellente et pure, je m'(en vois y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. "C'est au lecteur désintéressé à prendre la médaille par le beau revers. Comme il nous a quelque obligation d'avoir travaillé à le diverti, j'ose dire que pour méconnaissance il nous doit un peu de faveur, et qu'il commet une espèce d'ingratitude, qu'il ne se montre plus ingénieux à nous défendre qu'à nous condamner, et s'il n'applique la subtilité de son esprit plutôt à colorer et justifier en quelque sorte nos véritables défauts, qu'à nous trouver où il n'y en a point. Nous pardonnons beaucoup de choses aux Anciens, nous admirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffrirons pas dans les nôtres ; nous faisons des mystères de leurs imperfections, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques. Le docte Scaliger a remarqué des taches dans tous les Latins, et de moins savants que lui en remarqueraient bine dans les Grecs, et dans son Virgile même, à qui il dresse des Autels sur le mépris des autres. Je vous mlaisse donc à penser si notre présomption ne serait pas ridicule, de prétendre qu'une exacte censure ne peut mordre sur nos ouvrages, jusque ceux de ces grands génies de l'Antiquité ne se peuvent pas soutenir contre un rigoureux examen. Je ne me suis jamais imaginé avoir mis rien au jour de parfait, je n'espère pas même y pouvoir jamais arriver, je fais néanmoins mon possible pour en approcher, et les plus beaux succès des autres se produisent en moi qu'une vertueuse émulation qui me fait redoubler mes efforts, afin d'en avoir de pareils." Je vois d'un oeil égal croître le nom d'autrui, Et tâche à m'élever aussi haut comme lui, Sans hasarder ma peine à le faire descendre : La Gloire a des trésors qu'on en peut épuiser, Et plus elle en prodigue à nous favoriser Plus elle en garde encore où chacun peut entendre. Pour venir à cette Suivante que je vous dédie, elle est d'un genre qui demande plutôt un style naïf que pompeux : les fourbves et les intrigues sont principalement du jeu de la Comédie, les passions n'y entrent que par accident. Les règles des Anciens sont assez religieusement observés en celle-ci : il n'y a qu'une action principale à qui toutes les autres aboutissent, son lieu n'a point plus d'étendue que celle du théâtre, et le temps n'en est point plus long que celui de la représentation, si vous en exceptez l'heure du dîner qui se passe entre le premier et le second acte. La liaison même des scènes, qui n'est qu'un embellissement, et no pas un précepte, y est gardée ; et si vous prenez la peine de compter les vers, vous n'en trouverez en pas un acte plus qu'en l'autre. Ce n'est pas que je me sois assujetti depuis aux mêmes rigueurs : j'aime à suivre les règles, mais loin de me rendre esclave je les élargis et resserre selon le besoin qu'en a mon sujet, et je romps même sans scrupule celle qui regarde la durée de l'action; quand sa sévérité me semble absolument incompatible avec les beautés des événements que je décris. Savoir les règles, et entendre le secret de les apprivoiser adroitement avec notre théâtre, ce sont deux sciences bine différentes, et peut-être que pour faire réussir une pièce, ce n'est pas assez d'avoir étudié dans les livres d'Aristote et d'Horace. J'espère un jour traiter ces matières plus à fond, et montrer de quelle espèce est la vraisemblance qu'ont suivis ces grands maîtres des autres siècles, en faisant parler des bêtes, et des choses qui n'ont point de corps. Cependant mon avis est celui de Térence. Puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être déplaire à la Cour et au Peuple, et d'attirer un grand monde à leurs représentations. Il faut, s'il se peut, y ajouter les règles, afin de na déplaire pas aux savants, et recevoir un applaudissement universel, mais surtout gagnons la voix publique : Autrement, notre pièce aura beau être régulière, si elle est sifflée au théâtre, les savants n'oseront se déclarer en notre faveur, et aimeront mieux dire que nous auront mal entendu les règles, que de nous donner des louanges quand nous serons décriés par le consentement général de ceux qui ne voient la comédie que pour se divertir. Je suis, MONSIEUR, Votre très humble serviteur, ACTEURS GÉRASTE, père de Daphnis. POLÉMON, oncle de Clarimond. CLARIMOND, amoureux de Daphnis. FLORAME, amant de Daphnis. THÉANTE, aussi amoureux de Daphnis. DAMON, ami de Florame et de Théanthe. DAPHNIS, maîtresse de Florame, aînée de Clarimond et de Théanthe. AMARANTE, suivante de Daphnis. CÉLIE, voisine de Géraste et sa confidente. CLÉON, domestique de Damon. La scène est à Paris. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. DAMON. Ami, j'ai beau rêver, toute ma rêverie[Note : Galanterie : manière polie, enjouée, et agréable de faire, ou de dire les choses ; fleurettes, douceurs amoureuses. Sihnifie encore amour, amourette. [F]]Ne me fait rien comprendre en ta galanterie.Auprès de ta maîtresse engager un ami,C'est, à mon jugement, ne l'aimer qu'à demi.Ton humeur qui s'en lasse au changement l'invite ; Et n'osant la quitter, tu veux qu'elle te quitte. THÉANTE. Ami, n'y rêve plus ; c'est en juger trop bienPour t'oser plaindre encor de n'y comprendre rien.Quelques puissants appas que possède Amarante,Je trouve qu'après tout ce n'est qu'une suivante ; Et je ne puis songer à sa conditionQue mon amour ne cède à mon ambition.Ainsi, malgré l'ardeur qui pour elle me presse,À la fin j'ai levé les yeux sur sa maîtresse,Où mon dessein, plus haut et plus laborieux, Se promet des succès beaucoup plus glorieux.[Note : Flamme : il se dit communément de l'amour profane. [F]]Mais lors, soit qu'Amarante eût pour moi quelque flamme,Soit qu'elle pénétrât jusqu'au fond de mon âme,Et que malicieuse elle prît du plaisirÀ rompre les effets de mon nouveau désir, Elle savait toujours m'arrêter auprès d'elleÀ tenir des propos d'une suite éternelle.L'ardeur qui me brûlait de parler à DaphnisMe fournissait en vain des détours infinis ;Elle usait de ses droits, et toute impérieuse, D'une voix demi-gaie et demi-sérieuse :" quand j'ai des serviteurs, c'est pour m'entretenir,Disait-elle ; autrement, je les sais bien punir ;Leurs devoirs près de moi n'ont rien qui les excuse. " DAMON. Maintenant je devine à peu près une ruse Que tout autre en ta place à peine entreprendrait. THÉANTE. écoute, et tu verras si je suis maladroit.Tu sais comme Florame à tous les beaux visagesFait par civilité toujours de feints hommages,Et sans avoir d'amour offrant partout des voeux, Traite de peu d'esprit les véritables feux.Un jour qu'il se vantait de cette humeur étrange,À qui chaque objet plaît, et que pas un ne range,Et reprochait à tous que leur peu de beautéLui laissait si longtemps garder sa liberté : « Florame, dis-je alors, ton âme indifférenteNe tiendrait que fort peu contre mon Amarante. » « Théante, me dit-il, il faudrait l'éprouver ;Mais l'éprouvant peut-être on te ferait rêver :Mon feu, qui ne serait que pure courtoisie, La remplirait d'amour, et toi de jalousie. » Je réplique, il repart, et nous tombons d'accordQu'au hasard du succès il y ferait effort.Ainsi je l'introduis ; et par ce tour d'adresse,Qui me fait pour un temps lui céder ma maîtresse, Engageant Amarante et Florame au discours,J'entretiens à loisir mes nouvelles amours. DAMON. Fut-elle sur ce point ou fâcheuse ou facile ? THÉANTE. Plus que je n'espérais je l'y trouvai docile.Soit que je lui donnasse une fort douce loi, Et qu'il fût à ses yeux plus aimable que moi ;Soit qu'elle fît dessein sur ce fameux rebelleQu'une simple gageure attachait auprès d'elle,Elle perdit pour moi son importunité,Et n'en demanda plus tant d'assiduité. La douceur d'être seule à gouverner FlorameNe souffrit plus chez elle aucun soin de ma flamme,Et ce qu'elle goûtait avec lui de plaisirsLui fit abandonner mon âme à mes désirs. DAMON. On t'abuse, Théante ; il faut que je te dise Que Florame est atteint de même maladie,Qu'il roule en son esprit mêmes desseins que toi,Et que c'est à Daphnis qu'il veut donner sa foi.À servir Amarante il met beaucoup d'étude ;Mais ce n'est qu'un prétexte à faire une habitude : Il accoutume ainsi ta Daphnis à le voir,Et ménage un accès qu'il ne pouvait avoir.Sa richesse l'attire, et sa beauté le blesse ;Elle le passe en biens, il l'égale en noblesse,Et cherche ambitieux, par sa possession, À relever l'éclat de son extraction.Il a peu de fortune, et beaucoup de courage ;Et hors cette espérance, il hait le mariage.C'est ce que l'autre jour en secret il m'apprit ;Tu peux, sur cet avis, lire dans son esprit. THÉANTE. Parmi ses hauts projets il manque de prudence,Puisqu'il traite avec toi de telle confidence. DAMON. Crois qu'il m'éprouvera fidèle au dernier point,Lorsque ton intérêt ne s'y mêlera point. THÉANTE. Je dois l'attendre ici. Quitte-moi, je te prie, De peur qu'il n'ait soupçon de ta supercherie. DAMON. Adieu. Je suis à toi. SCÈNE II. THÉANTE. Par quel malheur fatalAi-je donné moi-même entrée à mon rival ?De quelque trait rusé que mon esprit se vante,Je me trompe moi-même en trompant Amarante, Et choisis un ami qui ne veut que m'ôterCe que par lui je tâche à me faciliter.Qu'importe toutefois qu'il brûle et qu'il soupire ?Je sais trop comme il faut l'empêcher d'en rien dire.Amarante l'arrête, et j'arrête Daphnis : Ainsi tous entretiens d'entre eux deux sont bannis ;Et tant d'heur se rencontre en ma sage conduite,Qu'au langage des yeux son amour est réduite.Mais n'est-ce pas assez pour se communiquer ?Que faut-il aux amants de plus pour s'expliquer ? Même ceux de Daphnis à tous coups lui répondent :L'un dans l'autre à tous coups leurs regards se confondent,Et d'un commun aveu ces muets truchementsNe se disent que trop leurs amoureux tourments.Quelles vaines frayeurs troublent ma fantaisie ! Que l'amour aisément penche à la jalousie !Qu'on croit tôt ce qu'on craint en ces perplexitésOù les moindres soupçons passent pour vérités !Daphnis est toute aimable ; et si Florame l'aime,Dois-je m'imaginer qu'il soit aimé de même ? Florame avec raison adore tant d'appas,Et Daphnis sans raison s'abaisserait trop bas.Ce feu, si juste en l'un, en l'autre inexcusable,Rendrait l'un glorieux, et l'autre méprisable.Simple ! L'amour peut-il écouter la raison ? Et même ces raisons sont-elles de saison ?Si Daphnis doit rougir en brûlant pour Florame,Qui l'en affranchirait en secondant ma flamme ?Étant tous deux égaux, il faut bien que nos feuxLui fassent même honte, ou même honneur tous deux : [Note : Dessein : volonté, projet entreprise, intention. [F]]Ou tous deux nous formons un dessein téméraire,Ou nous avons tous deux même droit de lui plaire.Si l'espoir m'est permis, il y peut aspirer ;Et s'il prétend trop haut, je dois désespérer.Mais le voici venir. SCÈNE III. THÉANTE. Tu me fais bien attendre. FLORAME. Encore est-ce à regret qu'ici je viens me rendre,Et comme un criminel qu'on traîne à sa prison. THÉANTE. Tu ne fais qu'en raillant cette comparaison. FLORAME. Elle n'est que trop vraie. THÉANTE. Et ton indifférence ? FLORAME. La conserver encor ! Le moyen ? L'apparence ? Je m'étais plu toujours d'aimer en mille lieux :Voyant une beauté, mon coeur suivait mes yeux ;Mais de quelques attraits que le ciel l'eût pourvue,J'en perdais la mémoire aussitôt que la vue ;Et bien que mes discours lui donnassent ma foi, De retour au logis, je me trouvais à moi.Cette façon d'aimer me semblait fort commode,Et maintenant encore je vivrais à ma mode ;Mais l'objet d'Amarante est trop embarrassant :Ce n'est point un visage à ne voir qu'en passant ; Un je ne sais quel charme auprès d'elle m'attache ;Je ne la puis quitter que le jour ne se cache ;Même alors, malgré moi, son image me suit,Et me vient, au lieu d'elle, entretenir la nuit.Le sommeil n'oserait me peindre une autre idée ; J'en ai l'esprit rempli, j'en ai l'âme obsédée.Théante, ou permets-moi de n'en plus approcher,Ou songe que mon coeur n'est pas fait d'un rocher ;Tant de charmes enfin me rendraient infidèle. THÉANTE. Deviens-le si tu veux, je suis assuré d'elle ; Et quand il te faudra tout de bon l'adorer,Je prendrai du plaisir à te voir soupirer,Tandis que pour tout fruit tu porteras la peineD'avoir tant persisté dans une humeur si vaine.Quand tu ne pourras plus te priver de la voir, C'est alors que je veux t'en ôter le pouvoir ;Et j'attends de pied ferme à reprendre ma place,Qu'il ne soit plus en toi de retrouver ta glace.Tu te défends encore, et n'en tiens qu'à demi. FLORAME. Cruel, est-ce là donc me traiter en ami ? Garde, pour châtiment de cet injuste outrage,Qu'Amarante pour toi ne change de courage,Et se rendant sensible à l'ardeur de mes voeux... THÉANTE. À cela près, poursuis ; gagne-la, si tu peux :Je ne m'en prendrai lors qu'à ma seule imprudence ; Et demeurant ensemble en bonne intelligence,En dépit du malheur que j'aurai mérité,J'aimerai le rival qui m'aura supplanté. FLORAME. Ami, qu'il vaut bien mieux ne tomber point en peineDe faire à tes dépens cette épreuve incertaine ! Je me confesse pris, je quitte, j'ai perdu :Qui veux-tu plus de moi ? Reprends ce qui t'est dû.Séparer plus longtemps une amour si parfaite !Continuer encore la faute que j'ai faite !Elle n'est que trop grande, et pour la réparer, J'empêcherai Daphnis de vous plus séparer.Pour peu qu'à mes discours je la trouve accessible,Vous jouirez vous deux d'un entretien paisible ;Je saurai l'amuser, et vos feux redoublésPar son fâcheux abord ne seront plus troublés. THÉANTE. Ce seroit prendre un soin qui n'est pas nécessaire :Daphnis sait d'elle-même assez bien se distraire,Et jamais son abord ne trouble nos plaisirs,Tant elle est complaisante à nos chastes désirs. SCÈNE IV. THÉANTE. Déploie, il en est temps, tes meilleurs artifices (Sans mettre toutefois en oubli mes services) :Je t'amène un captif qui te veut échapper. AMARANTE. J'en ai vu d'échappés que j'ai su rattraper. THÉANTE. Vois qu'en sa liberté ta gloire se hasarde. AMARANTE. Allez, laissez-le-moi, j'en ferai bonne garde. Daphnis est au jardin. FLORAME. Sans plus vous désunir,Souffre qu'au lieu de toi je l'aille entretenir. SCÈNE V. AMARANTE. Laissez, mon cavalier, laissez aller Théante :Il porte assez au coeur le portrait d'Amarante ;Je n'appréhende point qu'on l'en puisse effacer. C'est au vôtre à présent que je le veux tracer ;Et la difficulté d'une telle victoireM'en augmente l'ardeur comme elle en croît la gloire. FLORAME. Aurez-vous quelque gloire à me faire souffrir ? AMARANTE. Plus que de tous les voeux qu'on me pourrait offrir. FLORAME. Vous plaisez-vous à ceux d'une âme si contrainte,Qu'une vieille amitié retient toujours en crainte ? AMARANTE. Vous n'êtes pas encore au point où je vous veux ;Et toute amitié meurt où naissent de vrais feux. FLORAME. De vrai, contre ses droits mon esprit se rebelle ; Mais feriez-vous état d'un amant infidèle ? AMARANTE. Je ne prendrai jamais pour un manque de foiD'oublier un ami pour se donner à moi. FLORAME. Encore si je pouvais former quelque espéranceDe vous voir favorable à ma persévérance, Que vous pussiez m'aimer après tant de tourment,Et d'un mauvais ami faire un heureux amant !Mais hélas ! Je vous sers, je vis sous votre empire,Et je ne puis prétendre où mon désir aspire.Théante ! (Ah, nom fatal pour me combler d'ennui ! ) Vous demandez mon coeur, et le vôtre est à lui !Souffrez qu'en autre lieu j'adresse mes services,Que du manque d'espoir j'évite les supplices :Qui ne peut rien prétendre a droit d'abandonner. AMARANTE. S'il ne tient qu'à l'espoir, je vous en veux donner. Apprenez que chez moi c'est un faible avantageDe m'avoir de ses voeux le premier fait hommage :Le mérite y fait tout, et tel plaît à mes yeux,Que je négligerais près de qui vaudrait mieux.Lui seul de mes amants règle la différence, Sans que le temps leur donne aucune préférence. FLORAME. Vous ne flattez mes sens que pour m'embarrasser. AMARANTE. Peut-être ; mais enfin il faut le confesser,Vous vous trouveriez mieux auprès de ma maîtresse. FLORAME. Ne pensez pas... AMARANTE. Non, non, c'est là ce qui vous presse. Allons dans le jardin ensemble la chercher.Que j'ai su dextrement à ses yeux la cacher ! SCÈNE VI. DAPHNIS. Voyez comme tous deux ont fui notre rencontre !Je vous l'ai déjà dit, et l'effet vous le montre :Vous perdez Amarante, et cet ami fardé Se saisit finement d'un bien si mal gardé ;Vous devez vous lasser de tant de patience,Et votre sûreté n'est qu'en la défiance. THÉANTE. Je connais Amarante, et ma facilitéétablit mon repos sur sa fidélité : Elle rit de Florame et de ses flatteries,Qui ne sont après tout que des galanteries. DAPHNIS. Amarante, de vrai, n'aime pas à changer ;Mais votre peu de soin l'y pourrait engager.On néglige aisément un homme qui néglige. Son naturel est vain ; et qui la sert l'oblige :D'ailleurs les nouveautés ont de puissants appas.Théante, croyez-moi, ne vous y fiez pas.J'ai su me faire jour jusqu'au fond de son âme,Où j'ai peu remarqué de sa première flamme ; Et s'il tournait la feinte en véritable amour,Elle serait bien fille à vous jouer d'un tour ;Mais afin que l'issue en soit pour vous meilleure,Laissez-moi ce causeur à gouverner une heure :J'ai tant de passion pour tous vos intérêts, Que j'en saurai bientôt pénétrer les secrets. THÉANTE. C'est un trop bas emploi pour de si hauts mérites ;Et quand elle aimerait à souffrir ses visites,Quand elle aurait pour lui quelque inclination,Vous m'en verriez toujours sans appréhension. Qu'il se mette à loisir, s'il peut, dans son courage :Un moment de ma vue en efface l'image.Nous nous ressemblons mal, et pour ce changement,Elle a de trop bons yeux et trop de jugement. DAPHNIS. Vous le méprisez trop : je trouve en lui des charmes Qui vous devraient du moins donner quelques alarmes.Clarimond n'a de moi que haine et que rigueur ;Mais s'il lui ressemblait, il gagnerait mon coeur. THÉANTE. Vous en parlez ainsi, faute de le connaître. DAPHNIS. J'en parle et juge ainsi sur ce qu'on voit paraître. THÉANTE. Quoi qu'il en soit, l'honneur de vous entretenir... DAPHNIS. Brisons là ce discours : je l'aperçois venir.Amarante, ce semble, en est fort satisfaite. SCÈNE VII. THÉANTE. Je t'attendais, ami, pour faire la retraite :L'heure du dîner presse, et nous incommodons Celles qu'en nos discours ici nous retardons. DAPHNIS. Il n'est pas encor tard. THÉANTE. Nous ferions conscienceD'abuser plus longtemps de votre patience. FLORAME. Madame, excusez donc cette incivilité,Dont l'heure nous impose une nécessité. DAPHNIS. Sa force vous excuse, et je lis dans votre âmeQu'à regret vous quittez l'objet de votre flamme. SCÈNE VIII. DAPHNIS. Cette assiduité de Florame avec vousÀ la fin a rendu Théante un peu jaloux.Aussi de vous y voir tous les jours attachée, Quelle puissante amour n'en serait point touchée ?Je viens d'examiner son esprit en passant ;Mais vous ne croiriez pas l'ennui qu'il en ressent.Vous y devez pourvoir ; et si vous êtes sage,Il faut à cet ami faire mauvais visage, Lui fausser compagnie, éviter ses discours.Ce sont pour l'apaiser les chemins les plus courts :Sinon, faites état qu'il va courir au change. AMARANTE. Il serait en ce cas d'une humeur bien étrange.À sa prière seule, et pour le contenter, J'écoute cet ami quand il m'en vient conter ;Et pour vous dire tout, cet amant infidèleNe m'aime pas assez pour en être en cervelle.Il forme des desseins beaucoup plus relevés,Et de plus beaux portraits en son coeur sont gravés. Mes yeux pour l'asservir ont de trop faibles armes ;Il voudrait pour m'aimer que j'eusse d'autres charmes,Que l'éclat de mon sang, mieux soutenu de biens,Ne fût point ravalé par le rang que je tiens ;Enfin (que serviroit aussi bien de le taire ? ) Sa vanité le porte au souci de vous plaire. DAPHNIS. En ce cas, il verra que je sais comme il fautPunir des insolents qui prétendent trop haut. AMARANTE. Je lui veux quelque bien, puisque, changeant de flamme,Vous voyez par pitié qu'il me laisse Florame, Qui n'étant pas si vain, a plus de fermeté. DAPHNIS. Amarante, après tout disons la vérité :Théante n'est si vain qu'en votre fantaisie,Et sa froideur pour vous naît de sa jalousie ;Mais soit qu'il change ou non, il ne m'importe en rien ; Et ce que je vous dis n'est que pour votre bien. SCÈNE IX. AMARANTE. Pour peu savant qu'on soit aux mouvements de l'âme,On devine aisément qu'elle en veut à Florame.Sa fermeté pour moi, que je vantais à faux,Lui portait dans l'esprit de terribles assauts. Sa surprise à ce mot a paru manifeste ;Son teint en a changé, sa parole, son geste.L'entretien que j'en ai lui semblerait bien doux,Et je crois que Théante en est le moins jaloux.Ce n'est pas d'aujourd'hui que je m'en suis doutée. être toujours des yeux sur un homme arrêtée,Dans son manque de biens déplorer son malheur,Juger à sa façon qu'il a de la valeur,Demander si l'esprit en répond à la mine,Tout cela de ses feux eût instruit la moins fine. Florame en est de même, il meurt de lui parler ;Et s'il peut d'avec moi jamais se démêler,C'en est fait, je le perds. L'impertinente crainte !Que m'importe de perdre une amitié si feinte ?Et que me peut servir un ridicule feu, Où jamais de son coeur sa bouche n'a l'aveu ?Je m'en veux mal en vain ; l'amour a tant de forceQu'il attache mes sens à cette fausse amorce,Et fera son possible à toujours conserverCe doux extérieur dont on me veut priver. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. CÉLIE. Eh bien ! J'en parlerai ; mais songez qu'à votre âgeMille accidents fâcheux suivent le mariage :On aime rarement de si sages époux,Et leur moindre malheur, c'est d'être un peu jaloux.Convaincus au dedans de leur propre faiblesse, Une ombre leur fait peur, une mouche les blesse ;Et cet heureux hymen, qui les charmait si fort,Devient souvent pour eux un fourrier de la mort. GÉRASTE. Excuse, ou pour le moins pardonne à ma folie ;Le sort en est jeté : va, ma chère Célie, Va trouver la beauté qui me tient sous sa loi ;Flatte-la de ma part, promets-lui tout de moi ;Dis-lui que si l'amour d'un vieillard l'importune,Elle fait une planche à sa bonne fortune ;Que l'excès de mes biens, à force de présents, Répare la vigueur qui manque à mes vieux ans ;Qu'il ne lui peut échoir de meilleure aventure. CÉLIE. Ne m'importunez point de votre tablature :Sans vos instructions je sais bien mon métier,Et je n'en laisserai pas un trait à quartier. GÉRASTE. Je ne suis point ingrat quand on me rend office.Peins-lui bien mon amour, offre bien mon service,Dis bien que mes beaux jours ne sont pas si passésQu'il ne me reste encore... CÉLIE. Que vous m'étourdissez !N'est-ce point assez dit que votre âme est éprise ? Que vous allez mourir si vous n'avez Florise ?Reposez-vous sur moi. GÉRASTE. Que voilà froidementMe promettre ton aide à finir mon tourment ! CÉLIE. S'il faut aller plus vite, allons, je vois son frère,Et vais tout devant vous lui proposer l'affaire. GÉRASTE. Ce serait tout gâter ; arrête, et par douceurEssaie auparavant d'y résoudre la soeur. SCÈNE II. FLORAME. Jamais ne verrai-je finieCette incommode affection,Dont l'impitoyable manie Tyrannise ma passion ?Je feins, et je fais naître un feu si véritable,Qu'à force d'être aimé je deviens misérable.Toi qui m'assièges tout le jour,Fâcheuse cause de ma peine, Amarante, de qui l'amourCommence à mériter ma haine,Cesse de te donner tant de soins superflus :Je te voudrai du bien de ne m'en vouloir plus.Dans une ardeur si violente, Près de l'objet de mes désirs,Penses-tu que je me contenteD'un regard et de deux soupirs ?Et que je souffre encore cet injuste partageOù tu tiens mes discours, et Daphnis mon courage ? Si j'ai feint pour toi quelques feux,C'est à quoi plus rien ne m'oblige :Quand on a l'effet de ses voeux,Ce qu'on adorait se néglige.Je ne voulais de toi qu'un accès chez Daphnis : Amarante, je l'ai ; mes amours sont finis.Théante, reprends ta maîtresse ;N'ôte plus à mes entretiensL'unique sujet qui me blesse,Et qui peut-être est las des tiens. Et toi, puissant Amour, fais enfin que j'obtienneUn peu de liberté pour lui donner la mienne ! SCÈNE III. AMARANTE. Que vous voilà soudain de retour en ces lieux ! FLORAME. Vous jugerez par là du pouvoir de vos yeux. AMARANTE. Autre objet que mes yeux devers nous vous attire. FLORAME. Autre objet que vos yeux ne cause mon martyre. AMARANTE. Votre martyre donc est de perdre avec moiUn temps dont vous voulez faire un meilleur emploi. SCÈNE IV. DAPHNIS. Amarante, allez voir si dans la galerieIls ont bientôt tendu cette tapisserie : Ces gens-là ne font rien, si l'on n'a l'oeil sur eux.Je romps pour quelque temps le discours de vos feux. FLORAME. N'appelez point des feux un peu de complaisanceQue détruit votre abord, qu'éteint votre présence. DAPHNIS. Votre amour est trop forte, et vos coeurs trop unis, Pour l'oublier soudain à l'abord de Daphnis ;Et vos civilités étant dans l'impossibleVous rendent bien flatteur, mais non pas insensible. FLORAME. Quoi que vous estimiez de ma civilité,Je ne me pique point d'insensibilité. J'aime, il n'est que trop vrai, je brûle, je soupire ;Mais un plus haut sujet me tient sous son empire. DAPHNIS. Le nom ne s'en dit point ? FLORAME. Je ris de ces amantsDont le trop de respect redouble les tourments,Et qui, pour les cacher se faisant violence, Se promettent beaucoup d'un timide silence.Pour moi, j'ai toujours cru qu'un amour vertueuxN'avait point à rougir d'être présomptueux.Je veux bien vous nommer le bel oeil qui me dompteEt ma témérité ne me fait point de honte. Ce rare et haut sujet... AMARANTE. Tout est presque tendu. DAPHNIS. Vous n'avez auprès d'eux guère de temps perdu. AMARANTE. J'ai vu qu'ils l'employaient, et je suis revenue. DAPHNIS. J'ai peur de m'enrhumer au froid qui continue,Allez au cabinet me quérir un mouchoir : J'en ai laissé les clefs autour de mon miroir ;Vous les trouverez là. J'ai cru que cette belleNe pouvait à propos se nommer devant elle,Qui recevant par là quelque espèce d'affront,En aurait eu soudain la rougeur sur le front. FLORAME. Sans affront je la quitte, et lui préfère une autreDont le mérite égal, le rang pareil au vôtre,L'esprit et les attraits également puissants,Ne devraient de ma part avoir que de l'encens.Oui, sa perfection, comme la vôtre extrême, N'a que vous de pareille : en un mot, c'est... DAPHNIS. Moi-même :Je vois bien que c'est là que vous voulez venir,Non tant pour m'obliger, comme pour me punir.Ma curiosité, devenue indiscrète,A voulu trop savoir d'une flamme secrète, Mais bien qu'elle en reçoive un juste châtiment,Vous pouviez me traiter un peu plus doucement.Sans me faire rougir, il vous devait suffireDe me taire l'objet dont vous aimez l'empire :Mettre en sa place un nom qui ne vous touche pas, C'est un cruel reproche au peu que j'ai d'appas. FLORAME. Vu le peu que je suis, vous dédaignez de croireUne si malheureuse et si basse victoire.Mon coeur est un captif si peu digne de vous,Que vos yeux en voudraient désavouer leurs coups ; Ou peut-être mon sort me rend si méprisableQue ma témérité vous devient incroyable.Mais quoi que désormais il m'en puisse arriver,Je fais serment... AMARANTE. Vos clefs ne sauraient se trouver. DAPHNIS. Faute d'un plus exquis, et comme par bravade, Ceci servira donc de mouchoir de parade.Enfin, ce cavalier que nous vîmes au bal,Vous trouvez comme moi qu'il ne danse pas mal ? FLORAME. Je ne le vis jamais mieux sur sa bonne mine. DAPHNIS. Il s'était si bien mis pour l'amour de Clarine. À propos de Clarine, il m'était échappéQu'elle en a deux à moi d'un nouveau point coupé :Allez, et dites-lui qu'elle me les renvoie. AMARANTE. Il est hors d'apparence aujourd'hui qu'on la voie :Dès une heure au plus tard elle devait sortir. DAPHNIS. Son cocher n'est jamais sitôt prêt à partir ;Et d'ailleurs son logis n'est pas au bout du monde ;Vous perdrez peu de pas. Quoi qu'elle vous réponde,Dites-lui nettement que je les veux avoir. AMARANTE. À vous les rapporter je ferai mon pouvoir. SCÈNE V. FLORAME. C'est à vous maintenant d'ordonner mon supplice,Sûre que sa rigueur n'aura point d'injustice. DAPHNIS. Vous voyez qu'Amarante a pour vous de l'amour,Et ne manquera pas d'être tôt de retour.Bien que je pusse encore user de ma puissance, Il vaut mieux ménager le temps de son absence.Donc, pour n'en perdre point en discours superflus,Je crois que vous m'aimez ; n'attendez rien de plus :Florame, je suis fille, et je dépends d'un père. FLORAME. Mais de votre côté que faut-il que j'espère ? DAPHNIS. Si ma jalouse encore vous rencontrait ici,Ce qu'elle a de soupçons serait trop éclairci :Laissez-moi seule, allez. FLORAME. Se peut-il que FlorameSouffre d'être sitôt séparé de son âme ?Oui, l'honneur d'obéir à vos commandements Lui doit être plus cher que ses contentements. SCÈNE VI. DAPHNIS. Mon amour, par ses yeux plus forte devenue,L'eût bientôt emporté dessus ma retenue ;Et je sentais mon feu tellement s'augmenter,Qu'il n'était plus en moi de le pouvoir dompter. J'avais peur d'en trop dire ; et cruelle à moi-même,Parce que j'aime trop j'ai banni ce que j'aime.Je me trouve captive en de si beaux liens,Que je meurs qu'il le sache, et j'en fuis les moyens.Quelle importune loi que cette modestie Par qui notre apparence en glace convertieétouffe dans la bouche, et nourrit dans le coeur,Un feu dont la contrainte augmente la vigueur !Que ce penser m'est doux ! Que je t'aime, Florame !Et que je songe peu, dans l'excès de ma flamme, À ce qu'en nos destins contre nous irritésLe mérite et les biens font d'inégalités !Aussi par celle-là de bien loin tu me passes,Et l'autre seulement est pour les âmes basses ;Et ce penser flatteur me fait croire aisément Que mon père sera de même sentiment.Hélas ! C'est en effet bien flatter mon courage,D'accommoder son sens aux désirs de mon âge :Il voit par d'autres yeux, et veut d'autres appas. SCÈNE VII. AMARANTE. Je vous l'avais bien dit qu'elle n'y serait pas. DAPHNIS. Que vous avez tardé pour ne trouver personne ! AMARANTE. Ce reproche vraiment ne peut qu'il ne m'étonne :Pour revenir plus vite, il eût fallu voler. DAPHNIS. Florame cependant, qui vient de s'en aller,À la fin, malgré moi, s'est ennuyé d'attendre. AMARANTE. C'est chose toutefois que je ne puis comprendre.Des hommes de mérite et d'esprit comme luiN'ont jamais avec vous aucun sujet d'ennui :Votre âme généreuse a trop de courtoisie. DAPHNIS. Et la vôtre amoureuse un peu de jalousie. AMARANTE. De vrai, je goûtais mal de faire tant de tours,Et perdais à regret ma part de ses discours. DAPHNIS. Aussi je me trouvais si promptement servie,Que je me doutais bien qu'on me portait envie.En un mot, l'aimez-vous ? AMARANTE. Je l'aime aucunement, Non pas jusqu'à troubler votre contentement ;Mais si son entretien n'a pas de quoi vous plaire,Vous m'obligerez fort de ne m'en plus distraire. DAPHNIS. Mais au cas qu'il me plût ? AMARANTE. Il faudrait vous céder.C'est ainsi qu'avec vous je ne puis rien garder. Au moindre feu pour moi qu'un amant fait paraître,Par curiosité vous le voulez connaître,Et quand il a goûté d'un si doux entretien,Je puis dire dès lors que je ne tiens plus rien.C'est ainsi que Théante a négligé ma flamme ; Encore tout de nouveau vous m'enlevez Florame :Si vous continuez à rompre ainsi mes coups,Je ne sais tantôt plus comment vivre avec vous. DAPHNIS. Sans colère, Amarante, il semble, à vous entendre,Qu'en même lieu que vous je voulusse prétendre. Allez, assurez-vous que mes contentementsNe vous déroberont aucun de vos amants ;Et pour vous en donner la preuve plus expresse,Voilà votre Théante, avec qui je vous laisse. SCÈNE VIII. THÉANTE. Tu me vois sans Florame : un amoureux ennui Assez adroitement m'a dérobé de lui.Las de céder ma place à son discours frivole,Et n'osant toutefois lui manquer de parole,Je pratique un quart d'heure à mes affections. AMARANTE. Ma maîtresse lisait dans tes intentions : Tu vois à ton abord comme elle a fait retraite,De peur d'incommoder une amour si parfaite. THÉANTE. Je ne la saurais croire obligeante à ce point.Ce qui la fait partir ne se dira-t-il point ? AMARANTE. Veux-tu que je t'en parle avec toute franchise ? C'est la mauvaise humeur où Florame l'a mise. THÉANTE. Florame ? AMARANTE. Oui : ce causeur voulait l'entretenir ;Mais il aura perdu le goût d'y revenir :Elle n'a que fort peu souffert sa compagnie,Et l'en a chassé presque avec ignominie. De dépit cependant ses mouvements aigrisNe veulent aujourd'hui traiter que de mépris ;Et l'unique raison qui fait qu'elle me quitte,C'est l'estime où te met près d'elle ton mérite :Elle ne voudrait pas te voir mal satisfait, Ni rompre sur-le-champ le dessein qu'elle a fait. THÉANTE. J'ai regret que Florame ait reçu cette honte :Mais enfin auprès d'elle il trouve mal son conte ? AMARANTE. Aussi c'est un discours ennuyeux que le sien :Il parle incessamment sans dire jamais rien ; Et n'était que pour toi je me fais ces contraintes,Je l'enverrais bientôt porter ailleurs ses feintes. THÉANTE. Et je m'assure aussi tellement en ta foi,Que bien que tout le jour il cajole avec toi,Mon esprit te conserve une amitié si pure, Que sans être jaloux je le vois et l'endure. AMARANTE. Comment le serais-tu pour un si triste objet ?Ses imperfections t'en ôtent tout sujet.C'est à toi d'admirer qu'encore qu'un beau visageDedans ses entretiens à toute heure t'engage, J'ai pour toi tant d'amour et si peu de soupçon,Que je n'en suis jalouse en aucune façon.C'est aimer puissamment que d'aimer de la sorte ;Mais mon affection est bien encore plus forte.Tu sais (et je le dis sans te mésestimer) Que quand notre Daphnis aurait su te charmer,Ce qu'elle est plus que toi mettrait hors d'espéranceLes fruits qui seraient dûs à ta persévérance.Plût à Dieu que le ciel te donnât assez d'heurPour faire naître en elle autant que j'ai d'ardeur ! Voyant ainsi la porte à ta fortune ouverte,Je pourrais librement consentir à ma perte. THÉANTE. Je te souhaite un change autant avantageux.Plût à Dieu que le sort te fût moins outrageux,Ou que jusqu'à ce point il t'eût favorisée, Que Florame fût prince, et qu'il t'eût épousée !Je prise auprès des tiens si peu mes intérêts,Que bien que j'en sentisse au coeur mille regrets,Et que de déplaisir il m'en coûtât la vie,Je me la tiendrais lors heureusement ravie. AMARANTE. Je ne voudrais point d'heur qui vînt avec ta mort,Et Damon que voilà n'en serait pas d'accord. THÉANTE. Il a mine d'avoir quelque chose à me dire. AMARANTE. Ma présence y nuirait : adieu, je me retire. THÉANTE. Arrête : nous pourrons nous voir tout à loisir ; Rien ne le presse. SCÈNE IX. THÉANTE. Ami, que tu m'as fait plaisir !J'étais fort à la gêne avec cette suivante. DAMON. Celle qui te charmait te devient bien pesante. THÉANTE. Je l'aime encore pourtant ; mais mon ambitionNe laisse point agir mon inclination. Ma flamme sur mon coeur en vain est la plus forte ;Tous mes désirs ne vont qu'où mon dessein les porte.Au reste j'ai sondé l'esprit de mon rival. DAMON. Et connu... THÉANTE. Qu'il n'est pas pour me faire grand mal.Amarante m'en vient d'apprendre une nouvelle Qui ne me permet plus que j'en sois en cervelle.Il a vu... DAMON. Qui ? THÉANTE. Daphnis, et n'en a remportéQue ce qu'elle devait à sa témérité. DAMON. Comme quoi ? THÉANTE. Des mépris, des rigueurs sans pareilles. DAMON. As-tu beaucoup de foi pour de telles merveilles ? THÉANTE. Celle dont je les tiens en parle assurément. DAMON. Pour un homme si fin, on te dupe aisément.Amarante elle-même en est mal satisfaite,Et ne t'a rien conté que ce qu'elle souhaite :Pour seconder Florame en ses intentions, On l'avait écartée à des commissions.Je viens de le trouver, tout ravi dans son âmeD'avoir eu les moyens de déclarer sa flamme,Et qui présume tant de ses prospérités,Qu'il croit ses voeux reçus, puisqu'ils sont écoutés ; Et certes son espoir n'est pas hors d'apparence.Après ce bon accueil, et cette conférenceDont Daphnis elle-même a fait l'occasion,J'en crains fort un succès à ta confusion.Tâchons d'y donner ordre ; et sans plus de langage, Avise en quoi tu veux employer mon courage. THÉANTE. Lui disputer un bien où j'ai si peu de part,Ce serait m'exposer pour quelque autre au hasard.Le duel est fâcheux, et quoi qu'il en arrive,De sa possession l'un et l'autre il nous prive, Puisque de deux rivaux, l'un mort, l'autre s'enfuit,Tandis que de sa peine un troisième a le fruit.À croire son courage, en amour on s'abuse :La valeur d'ordinaire y sert moins que la ruse. DAMON. Avant que passer outre, un peu d'attention. THÉANTE. Te viens-tu d'aviser de quelque invention ? DAMON. Oui, ta seule maxime en fonde l'entreprise.Clarimond voit Daphnis, il l'aime, il la courtise ;Et quoiqu'il n'en reçoive encore que des mépris,Un moment de bonheur lui peut gagner ce prix THÉANTE. Ce rival est bien moins à redouter qu'à plaindre. DAMON. Je veux que de sa part tu ne doives rien craindre,N'est-ce pas le plus sûr qu'un duel hasardeuxEntre Florame et lui les en prive tous deux ? THÉANTE. Crois-tu qu'avec Florame aisément on l'engage ? DAMON. Je l'y résoudrai trop avec un peu d'ombrage.Un amant dédaigné ne voit pas de bon oeilCeux qui du même objet ont un plus doux accueil :Des faveurs qu'on leur fait il forme ses offenses,Et pour peu qu'on le pousse, il court aux violences. Nous les verrions par là, l'un et l'autre écartés,Laisser la place libre à tes félicités. THÉANTE. Oui, mais s'il t'obligeait d'en porter la parole ? DAMON. Tu te mets en l'esprit une crainte frivole :Mon péril de ces lieux ne te bannira pas ; Et moi, pour te servir je courrais au trépas. THÉANTE. En même occasion dispose de ma vie,Et sois sûr que pour toi j'aurai la même envie. DAMON. Allons, ces compliments en retardent l'effet. THÉANTE. Le ciel ne vit jamais un ami si parfait. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. FLORAME. Enfin, quelque froideur qui paroisse en Florise,Aux volontés d'un frère elle s'en est remise. CÉLIE. Quoiqu'elle s'en rapporte à vous entièrement,Vous lui feriez plaisir d'en user autrement.Les amours d'un vieillard sont d'une faible amorce. FLORAME. Que veux-tu ? Son esprit se fait un peu de force :Elle se sacrifie à mes contentements,Et pour mes intérêts contraint ses sentiments.Assure donc Géraste, en me donnant sa fille,Qu'il gagne en un moment toute notre famille, Et que, tout vieil qu'il est, cette conditionNe laisse aucun obstacle à son affection.Mais aussi de Florise il ne doit rien prétendre,À moins que se résoudre à m'accepter pour gendre. CÉLIE. Plaisez-vous à Daphnis ? C'est là le principal. FLORAME. Elle a trop de bonté pour me vouloir du mal ;D'ailleurs sa résistance obscurcirait sa gloire ;Je la mériterais si je la pouvais croire.La voilà qu'un rival m'empêche d'aborder ;Le rang qu'il tient sur moi m'oblige à lui céder, Et la pitié que j'ai d'un amant si fidèleLui veut donner loisir d'être dédaigné d'elle. SCÈNE II. CLARIMOND. Ces dédains rigoureux dureront-ils toujours ? DAPHNIS. Non, ils ne dureront qu'autant que vos amours. CLARIMOND. C'est prescrire à mes feux des lois bien inhumaines. DAPHNIS. Faites finir vos feux, je finirai leurs peines. CLARIMOND. Le moyen de forcer mon inclination ? DAPHNIS. Le moyen de souffrir votre obstination ? CLARIMOND. Qui ne s'obstinerait en vous voyant si belle ? DAPHNIS. Qui vous pourrait aimer, vous voyant si rebelle ? CLARIMOND. Est-ce rébellion que d'avoir trop de feu ? DAPHNIS. C'est avoir trop d'amour, et m'obéir trop peu. CLARIMOND. La puissance sur moi que je vous ai donnée... DAPHNIS. D'aucune exception ne doit être bornée. CLARIMOND. Essayez autrement ce pouvoir souverain. DAPHNIS. Cet essai me fait voir que je commande en vain. CLARIMOND. C'est un injuste essai qui ferait ma ruine. DAPHNIS. Ce n'est plus obéir depuis qu'on examine. CLARIMOND. Mais l'amour vous défend un tel commandement. DAPHNIS. Et moi, je me défends un plus doux traitement. CLARIMOND. Avec ce beau visage avoir le coeur de roche ! DAPHNIS. Si le mien s'endurcit, ce n'est qu'à votre approche. CLARIMOND. Que je sache du moins d'où naissent vos froideurs. DAPHNIS. Peut-être du sujet qui produit vos ardeurs. CLARIMOND. Si je brûle, Daphnis, c'est de nous voir ensemble. DAPHNIS. Et c'est de nous y voir, Clarimond, que je tremble. CLARIMOND. Votre contentement n'est qu'à me maltraiter. DAPHNIS. Comme le vôtre n'est qu'à me persécuter. CLARIMOND. Quoi ! L'on vous persécute à force de services ? DAPHNIS. Non, mais de votre part ce me sont des supplices. CLARIMOND. Hélas ! Et quand pourra venir ma guérison ? DAPHNIS. Lorsque le temps chez vous remettra la raison. CLARIMOND. Ce n'est pas sans raison que mon âme est éprise. DAPHNIS. Ce n'est pas sans raison aussi qu'on vous méprise. CLARIMOND. Juste ciel ! Et que dois-je espérer désormais ? DAPHNIS. Que je ne suis pas fille à vous aimer jamais. CLARIMOND. C'est donc perdre mon temps que de plus y prétendre ? DAPHNIS. Comme je perds ici le mien à vous entendre. CLARIMOND. Me quittez-vous sitôt sans me vouloir guérir ? DAPHNIS. Clarimond sans Daphnis peut et vivre et mourir. CLARIMOND. Je mourrai toutefois, si je ne vous possède. DAPHNIS. Tenez-vous donc pour mort, s'il vous faut ce remède. SCÈNE III. CLARIMOND. Tout dédaigné, je l'aime, et malgré sa rigueur,Ses charmes plus puissants lui conservent mon coeur.Par un contraire effet dont mes maux s'entretiennent, Sa bouche le refuse, et ses yeux le retiennent.Je ne puis, tant elle a de mépris et d'appas,Ni le faire accepter, ni ne le donner pas ;Et comme si l'amour faisait naître sa haine,Ou qu'elle mesurât ses plaisirs à ma peine, On voit paraître ensemble, et croître également,Ma flamme et ses froideurs, sa joie et mon tourment.Je tâche à m'affranchir de ce malheur extrême,Et je ne saurais plus disposer de moi-même.Mon désespoir trop lâche obéit à mon sort, Et mes ressentiments n'ont qu'un débile effort.Mais pour faibles qu'ils soient, aidons leur impuissance ;Donnons-leur le secours d'une éternelle absence.Adieu, cruelle ingrate, adieu : je fuis ces lieux,Pour dérober mon âme au pouvoir de tes yeux. SCÈNE IV. AMARANTE. Monsieur, monsieur, un mot. L'air de votre visageTémoigne un déplaisir caché dans le courage.Vous quittez ma maîtresse un peu mal satisfait. CLARIMOND. Ce que voit Amarante en est le moindre effet :Je porte, malheureux, après de tels outrages, Des douleurs sur le front, et dans le coeur des rages. AMARANTE. Pour un peu de froideur, c'est trop désespérer. CLARIMOND. Que ne dis-tu plutôt que c'est trop endurer ?Je devrais être las d'un si cruel martyre,Briser les fers honteux où me tient son empire, Sans irriter mes maux avec un vain regret. AMARANTE. Si je vous croyais homme à garder un secret,Vous pourriez sur ce point apprendre quelque choseQue je meurs de vous dire, et toutefois je n'ose.L'erreur où je vous vois me fait compassion ; Mais pourriez-vous avoir de la discrétion ? CLARIMOND. Prends-en ma foi de gage, avec... Laisse-moi faire. AMARANTE. Vous voulez justement m'obliger à me taire ;Aux filles de ma sorte il suffit de la foi :Réservez vos présents pour quelque autre que moi. CLARIMOND. Souffre... AMARANTE. Gardez-les, dis-je, ou je vous abandonne.Daphnis a des rigueurs dont l'excès vous étonne ;Mais vous aurez bien plus de quoi vous étonner,Quand vous saurez comment il faut la gouverner.À force de douceurs vous la rendez cruelle, Et vos submissions vous perdent auprès d'elle :épargnez désormais tous ces pas superflus ;Parlez-en au bonhomme, et ne la voyez plus.Toutes ses cruautés ne sont qu'en apparence.Du côté du vieillard tournez votre espérance ; Quand il aura pour elle accepté quelque amant,Un prompt amour naîtra de son commandement.Elle vous fait tandis cette galanterie,Pour s'acquérir le bruit de fille bien nourrie,Et gagner d'autant plus de réputation Qu'on la croira forcer son inclination.Nommez cette maxime ou prudence ou sottise,C'est la seule raison qui fait qu'on vous méprise. CLARIMOND. Hélas ! Et le moyen de croire tes discours ? AMARANTE. De grâce, n'usez point si mal de mon secours : Croyez les bons avis d'une bouche fidèle,Et songeant seulement que je viens d'avec elle,Derechef épargnez tous ces pas superflus ;Parlez-en au bonhomme, et ne la voyez plus. CLARIMOND. Tu ne flattes mon coeur que d'un espoir frivole. AMARANTE. Hasardez seulement deux mots sur ma parole,Et n'appréhendez point la honte d'un refus. CLARIMOND. Mais si j'en recevais, je serais bien confus.Un oncle pourra mieux concerter cette affaire. AMARANTE. Ou par vous, ou par lui, ménagez bien le père. SCÈNE V. AMARANTE. Qu'aisément un esprit qui se laisse flatterS'imagine un bonheur qu'il pense mériter !Clarimond est bien vain ensemble et bien créduleDe se persuader que Daphnis dissimule,Et que ce grand dédain déguise un grand amour, Que le seul choix d'un père a droit de mettre au jour.Il s'en pâme de joie, et dessus ma paroleDe tant d'affronts reçus son âme se console ;Il les chérit peut-être et les tient à faveurs :Tant ce trompeur espoir redouble ses ferveurs ! S'il rencontrait le père, et que mon entreprise... SCÈNE VI. GÉRASTE. Amarante ! AMARANTE. Monsieur ! GÉRASTE. Vous faites la surprise,Encore que de si loin vous m'ayez vu venir,Que Clarimond n'est plus à vous entretenir !Je donne ainsi la chasse à ceux qui vous en content ! AMARANTE. À moi ? Mes vanités jusque-là ne se montent. GÉRASTE. Il semblait toutefois parler d'affection. AMARANTE. Oui, mais qu'estimez-vous de son intention ? GÉRASTE. Je crois que ses desseins tendent au mariage. AMARANTE. Il est vrai. GÉRASTE. Quelque foi qu'il vous donne pour gage, Il cherche à vous surprendre, et sous ce faux appasIl cache des projets que vous n'entendez pas. AMARANTE. Votre âge soupçonneux a toujours des chimèresQui le font mal juger des coeurs les plus sincères. GÉRASTE. Où les conditions n'ont point d'égalité, L'amour ne se fait guère avec sincérité. AMARANTE. Posé que cela soit : Clarimond me caresse ;Mais si je vous disais que c'est pour ma maîtresse,Et que le seul besoin qu'il a de mon secours,Sortant d'avec Daphnis, l'arrête en mes discours ? GÉRASTE. S'il a besoin de toi pour avoir bonne issue,C'est signe que sa flamme est assez mal reçue. AMARANTE. Pas tant qu'elle paraît et que vous présumez.D'un mutuel amour leurs coeurs sont enflammés ;Mais Daphnis se contraint, de peur de vous déplaire, Et sa bouche est toujours à ses désirs contraire,Hormis lorsqu'avec moi s'ouvrant confidemment,Elle trouve à ses maux quelque soulagement.Clarimond cependant, pour fondre tant de glaces,Tâche par tous moyens d'avoir mes bonnes grâces ; Et moi je l'entretiens toujours d'un peu d'espoir. GÉRASTE. À ce compte, Daphnis est fort dans le devoir :Je n'en puis souhaiter un meilleur témoignage,Et ce respect m'oblige à l'aimer davantage.Je lui serai bon père, et puisque ce parti À sa condition se rencontre assorti,Bien qu'elle pût encore un peu plus haut atteindre,Je la veux enhardir à ne se plus contraindre. AMARANTE. Vous n'en pourrez jamais tirer la vérité :Honteuse de l'aimer sans votre autorité, Elle s'en défendra de toute sa puissance ;N'en cherchez point d'aveu que dans l'obéissance.Quand vous aurez fait choix de cet heureux amant,Vos ordres produiront un prompt consentement.Mais on ouvre la porte. Hélas ! Je suis perdue, Si j'ai tant de malheur qu'elle m'ait entendue. GÉRASTE. Lui procurant du bien, elle croit la fâcher,Et cette vaine peur la fait ainsi cacher.Que ces jeunes cerveaux ont de traits de folie !Mais il faut aller voir ce qu'aura fait Célie. Toutefois disons-lui quelque mot en passant,Qui la puisse guérir du mal qu'elle ressent. SCÈNE VII. GÉRASTE. Ma fille, c'est en vain que tu fais la discrète ;J'ai découvert enfin ta passion secrète :Je ne t'en parle point sur des avis douteux. N'en rougis point, Daphnis, ton choix n'est pas honteux ;Moi-même je l'agrée, et veux bien que ton âmeÀ cet amant si cher ne cache plus sa flamme.Tu pouvais en effet prétendre un peu plus haut ;Mais on ne peut assez estimer ce qu'il vaut : Ses belles qualités, son crédit et sa raceAuprès des gens d'honneur sont trop dignes de grâce.Adieu : si tu le vois, tu peux lui témoignerQue sans beaucoup de peine on me pourra gagner. SCÈNE VIII. DAPHNIS. D'aise et d'étonnement je demeure immobile. D'où lui vient cette humeur de m'être si facile ?D'où me vient ce bonheur où je n'osais penser ?Florame, il m'est permis de te récompenser ;Et sans plus déguiser ce qu'un père autorise,Je puis me revancher du don de ta franchise ; Ton mérite le rend, malgré ton peu de biens,Indulgent à mes feux, et favorable aux tiens :Il trouve en tes vertus des richesses plus belles.Mais est-il vrai, mes sens ? M'êtes-vous si fidèles ?Mon heur me rend confuse, et ma confusion Me fait tout soupçonner de quelque illusion.Je ne me trompe point, ton mérite et ta raceAuprès des gens d'honneur sont trop dignes de grâce.Florame, il est tout vrai, dès lors que je te vis,Un battement de coeur me fit de cet avis ; Et mon père aujourd'hui souffre que dans son âmeLes mêmes sentiments... SCÈNE IX. DAPHNIS. Quoi ! Vous voilà, Florame ?Je vous avais prié tantôt de me quitter. FLORAME. Et je vous ai quittée aussi sans contester. DAPHNIS. Mais revenir sitôt, c'est me faire une offense. FLORAME. Quand j'aurais sur ce point reçu quelque défense,Si vous saviez quels feux ont pressé mon retour,Vous en pardonneriez le crime à mon amour. DAPHNIS. Ne vous préparez point à dire des merveilles,Pour me persuader des flammes sans pareilles. Je crois que vous m'aimez, et c'est en croire plusQue n'en exprimeraient vos discours superflus. FLORAME. Mes feux, qu'ont redoublés ces propos adorables,À force d'être crus deviennent incroyables,Et vous n'en croyez rien qui ne soit au-dessous ; Que ne m'est-il permis d'en croire autant de vous ? DAPHNIS. Votre croyance est libre. FLORAME. Il me la faudrait vraie. DAPHNIS. Mon coeur par mes regards vous fait trop voir sa plaie.Un homme si savant au langage des yeuxNe doit pas demander que je m'explique mieux. Mais puisqu'il vous en faut un aveu de ma bouche,Allez, assurez-vous que votre amour me touche.Depuis tantôt je parle un peu plus librement,Ou, si vous le voulez, un peu plus hardiment :Aussi j'ai vu mon père, et s'il vous faut tout dire, Avec tous nos désirs sa volonté conspire. FLORAME. Surpris, ravi, confus, je n'ai que repartir.être aimé de Daphnis ! Un père y consentir !Dans mon affection ne trouver plus d'obstacles !Mon espoir n'eût osé concevoir ces miracles. DAPHNIS. Miracles toutefois qu'Amarante a produits :De sa jalouse humeur nous tirons ces doux fruits.Au récit de nos feux, malgré son artifice,La bonté de mon père a trompé sa malice ;Du moins je le présume, et ne puis soupçonner Que mon père sans elle ait pu rien deviner. FLORAME. Les avis d'Amarante, en trahissant ma flamme,N'ont point gagné Géraste en faveur de Florame.Les ressorts d'un miracle ont un plus haut moteur,Et tout autre qu'un dieu n'en peut être l'auteur. DAPHNIS. C'en est un que l'amour. FLORAME. Et vous verrez peut-êtreQue son pouvoir divin se fait ici paraître,Dont quelques grands effets, avant qu'il soit longtemps,Vous rendront étonnée, et nos désirs contents. DAPHNIS. Florame, après vos feux et l'aveu de mon père, L'amour n'a point d'effets capables de me plaire. FLORAME. Aimez-en le premier, et recevez la foiD'un bienheureux amant qu'il met sous votre loi. DAPHNIS. Vous, prisez le dernier qui vous donne la mienne. FLORAME. Quoique dorénavant Amarante survienne, Je crois que nos discours iront d'un pas égal,Sans donner sur le rhume ou gauchir sur le bal. DAPHNIS. Si je puis tant soit peu dissimuler ma joie,Et que dessus mon front son excès ne se voie,Je me jouerai bien d'elle et des empêchements Que son adresse apporte à nos contentements. FLORAME. J'en apprendrai de vous l'agréable nouvelle.Un ordre nécessaire au logis me rappelle,Et doit fort avancer le succès de nos voeux. DAPHNIS. Nous n'avons plus qu'une âme et qu'un vouloir nous deux. Bien que vous éloigner ce me soit un martyre,Puisque vous le voulez, je n'y puis contredire.Mais quand dois-je espérer de vous revoir ici ? FLORAME. Dans une heure au plus tard. DAPHNIS. Allez donc : la voici. SCÈNE X. DAPHNIS. Amarante, vraiment vous êtes fort jolie ; Vous n'égayez pas mal votre mélancolie ;Votre jaloux chagrin a de beaux agréments,Et choisit assez bien ses divertissements :Votre esprit pour vous-même a force complaisanceDe me faire l'objet de votre médisance ; Et pour donner couleur à vos détractions,Vous lisez fort avant dans mes intentions. AMARANTE. Moi ! Que de vous j'osasse aucunement médire ! DAPHNIS. Voyez-vous, Amarante, il n'est plus temps de rire.Vous avez vu mon père, avec qui vos discours M'ont fait à votre gré de frivoles amours.Quoi ! Souffrir un moment l'entretien de Florame,Vous le nommez bientôt une secrète flamme ?Cette jalouse humeur dont vous suivez la loiVous fait en mes secrets plus savante que moi. Mais passe pour le croire ; il fallait que mon pèreDe votre confidence apprît cette chimère ? AMARANTE. S'il croit que vous l'aimez, c'est sur quelque soupçonOù je ne contribue en aucune façon.Je sais trop que le ciel, avec de telles grâces, Vous donne trop de coeur pour des flammes si basses ;Et quand je vous croirais dans cet indigne choix,Je sais ce que je suis et ce que je vous dois. DAPHNIS. Ne tranchez point ainsi de la respectueuse :Votre peine après tout vous est bien fructueuse ; Vous la devez chérir, et son heureux succèsQui chez nous à Florame interdit tout accès.Mon père le bannit et de l'une et de l'autre :Pensant nuire à mon feu, vous ruinez le vôtre.Je lui viens de parler, mais c'était seulement Pour lui dire l'arrêt de son bannissement.Vous devez cependant être fort satisfaiteQu'à votre occasion un père me maltraite ;Pour fruit de vos labeurs si cela vous suffit,C'est acquérir ma haine avec peu de profit. AMARANTE. Si touchant vos amours on sait rien de ma bouche,Que je puisse à vos yeux devenir une souche !Que le ciel... DAPHNIS. Finissez vos imprécations.J'aime votre malice et vos délations.Ma mignonne, apprenez que vous êtes déçue : C'est par votre rapport que mon ardeur est sue ;Mais mon père y consent, et vos avis jalouxN'ont fait que me donner Florame pour époux. SCÈNE XI. AMARANTE. Ai-je bien entendu ? Sa belle humeur se joue,Et par plaisir soi-même elle se désavoue. Son père la maltraite, et consent à ses voeux !Ai-je nommé Florame en parlant de ses feux ?Florame, Clarimond, ces deux noms, ce me semble,Pour être confondus, n'ont rien qui se ressemble.Le moyen que jamais on entendît si mal, Que l'un de ces amants fût pris pour son rival ?Je ne sais où j'en suis, et toutefois j'espère :Sous ces obscurités je soupçonne un mystère ;Et mon esprit confus, à force de douter,Bien qu'il n'ose rien croire, ose encore se flatter. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. DAPHNIS. Qu'en l'attente de ce qu'on aimeUne heure est fâcheuse à passer !Qu'elle ennuie un amour extrêmeDont la joie est réduite aux douceurs d'y penser !Le mien, qui fuit la défiance, La trouve trop longue à venir,Et s'accuse d'impatience,Plutôt que mon amant de peu de souvenir.Ainsi moi-même je m'abuse,De crainte d'un plus grand ennui, Et je ne cherche plus de ruseQu'à m'ôter tout sujet de me plaindre de lui.Aussi bien, malgré ma colère,Je brûlerais de m'apaiser,Et sa peine la plus sévère Ne serait tout au plus qu'un mot pour l'excuser.Je dois rougir de ma faiblesse ;C'est être trop bonne en effet.Daphnis, fais un peu la maîtresse,Et souviens-toi du moins... SCÈNE II. GÉRASTE. Adieu, cela vaut fait, Tu l'en peux assurer. Ma fille, je présume,Quelques feux dans ton coeur que ton amant allume,Que tu ne voudrais pas sortir de ton devoir. DAPHNIS. C'est ce que le passé vous a pu faire voir. GÉRASTE. Mais si pour en tirer une preuve plus claire, Je disais qu'il faut prendre un sentiment contraire,Qu'une autre occasion te donne un autre amant ? DAPHNIS. Il serait un peu tard pour un tel changement :Sous votre autorité j'ai dévoilé mon âme,J'ai découvert mon coeur à l'objet de ma flamme, Et c'est sous votre aveu qu'il a reçu ma foi. GÉRASTE. Oui, mais je viens de faire un autre choix pour toi. DAPHNIS. Ma foi ne permet plus une telle inconstance. GÉRASTE. Et moi, je ne saurais souffrir de résistance.Si ce gage est donné par mon consentement, Il faut le retirer par mon commandement.Vous soupirez en vain : vos soupirs et vos larmesContre ma volonté sont d'impuissantes armes.Rentrez ; je ne puis voir qu'avec mille douleursVotre rébellion s'exprimer par vos pleurs. La pitié me gagnait : il m'était impossibleDe voir encore ses pleurs, et n'être pas sensible :Mon injuste rigueur ne pouvait plus tenir,Et de peur de me rendre il la fallait bannir.N'importe toutefois, la parole me lie, Et mon amour ainsi l'a promis à Célie :Florise ne se peut acquérir qu'à ce prix ;Si Florame... SCÈNE III. AMARANTE. Monsieur, vous vous êtes mépris :C'est Clarimond qu'elle aime. GÉRASTE. Et ma plus grande peineN'est que d'en avoir eu la preuve trop certaine. Dans sa rébellion à mon autorité,L'amour qu'elle a pour lui n'a que trop éclaté.Si pour ce cavalier elle avait moins de flamme,Elle agréerait le choix que je fais de Florame,Et prenant désormais un mouvement plus sain, Ne s'obstinerait pas à rompre mon dessein. AMARANTE. C'est ce choix inégal qui vous la fait rebelle ;Mais pour tout autre amant n'appréhendez rien d'elle. GÉRASTE. Florame a peu de bien, mais pour quelque raisonC'est lui seul dont je fais l'appui de ma maison. Examiner mon choix, c'est un trait d'imprudence.Toi qu'à présent Daphnis traite de confidence,Et dont le seul avis gouverne ses secrets,Je te prie, Amarante, adoucis ses regrets ;Résous-la, si tu peux, à contenter un père ; Fais qu'elle aime Florame ou craigne ma colère. AMARANTE. Puisque vous le voulez, j'y ferai mon pouvoir :C'est chose toutefois dont j'ai si peu d'espoir,Que je craindrais plutôt de l'aigrir davantage. GÉRASTE. Il est tant de moyens de fléchir un courage ! Trouve pour la gagner quelque subtil appas :La récompense après ne te manquera pas. SCÈNE IV. AMARANTE. Accorde qui pourra le père avec la fille !L'égarement d'esprit règne sur la famille.Daphnis aime Florame, et son père y consent : D'elle-même j'ai su l'aise qu'elle en ressent ;Et si j'en crois ce père, elle ne porte en l'âmeQue révolte, qu'orgueil, que mépris pour Florame.Peut-elle s'opposer à ses propres désirs,Démentir tout son coeur, détruire ses plaisirs ? S'ils sont sages tous deux, il faut que je sois folle.Leur mécompte pourtant, quel qu'il soit, me console ;Et bien qu'il me réduise au bout de mon latin,Un peu plus en repos j'en attendrai la fin. SCÈNE V. FLORAME. Sans me voir elle rentre, et quelque bon génie Me sauve de ses yeux et de sa tyrannie.Je ne me croyais pas quitte de ses discours,À moins que sa maîtresse en vînt rompre le cours. DAMON. Je voudrais t'avoir vu dedans cette contrainte. FLORAME. Peut-être voudrais-tu qu'elle empêchât ma plainte ? DAMON. Si Théante sait tout, sans raison tu t'en plains :Je t'ai dit ses secrets, comme à lui tes desseins ;Il voit dedans ton coeur, tu lis dans son courage,Et je vous fais combattre ainsi sans avantage. FLORAME. Toutefois au combat tu n'as pu l'engager. DAMON. Sa générosité n'en craint pas le danger ;Mais cela choque un peu sa prudence amoureuse,Vu que la fuite en est la fin la plus heureuse,Et qu'il faut que, l'un mort, l'autre tire pays. FLORAME. Malgré le déplaisir de mes secrets trahis, Je ne puis, cher ami, qu'avec toi je ne rieDes subtiles raisons de sa poltronnerie.Nous faire ce duel sans s'exposer aux coups,C'est véritablement en savoir plus que nous,Et te mettre en sa place avec assez d'adresse. DAMON. Qu'importe à quels périls il gagne une maîtresse ?Que ses rivaux entre eux fassent mille combats,Que j'en porte parole, ou ne la porte pas,Tout lui semblera bon, pourvu que sans en êtreIl puisse de ces lieux les faire disparaître. FLORAME. Mais ton service offert hasardait bien ta foi,Et s'il eût eu du coeur, t'engageait contre moi. DAMON. Je savais trop que l'offre en serait rejetée :Depuis plus de dix ans je connais sa portée.Il ne devient mutin que fort malaisément, Et préfère la ruse à l'éclaircissement. FLORAME. Les maximes qu'il tient pour conserver sa vieT'ont donné des plaisirs où je te porte envie. DAMON. Tu peux incontinent les goûter si tu veux.Lui, qui doute fort peu du succès de ses voeux, Et qui croit que déjà Clarimond et FlorameDisputent loin d'ici le sujet de leur flamme,Serait-il homme à perdre un temps si précieux,Sans aller chez Daphnis faire le gracieux,Et seul, à la faveur de quelque mot pour rire, Prendre l'occasion de conter son martyre ? FLORAME. Mais s'il nous trouve ensemble, il pourra soupçonnerQue nous prenons plaisir tous deux à le berner. DAMON. De peur que nous voyant il conçût quelque ombrage,J'avais mis tout exprès Cléon sur le passage. Théante approche-t-il ? CLÉON. Il est en ce carrefour. DAMON. Adieu donc : nous pourrons le jouer tour à tour. FLORAME. Je m'étonne comment tant de belles partiesEn cet illustre amant sont si mal assorties,Qu'il a si mauvais coeur avec de si bons yeux, Et fait un si beau choix sans le défendre mieux.Pour tant d'ambition, c'est bien peu de courage. SCÈNE VI. FLORAME. Quelle surprise, ami, paraît sur ton visage ? THÉANTE. T'ayant cherché longtemps, je demeure confusDe t'avoir rencontré quand je n'y pensais plus. FLORAME. Parle plus franchement : fâché de ta promesse,Tu veux et n'oserais reprendre ta maîtresse ?Ta passion, qui souffre une trop dure loi,Pour la gouverner seul te dérobait de moi ? THÉANTE. De peur que ton esprit formât cette croyance, De l'aborder sans toi je faisais conscience. FLORAME. C'est ce qui t'obligeait sans doute à me chercher ?Mais ne te prive plus d'un entretien si cher.Je te cède Amarante et te rends ta parole :J'aime ailleurs ; et lassé d'un compliment frivole, Et de feindre une ardeur qui blesse mes amis,Ma flamme est véritable et son effet permis.J'adore une beauté qui peut disposer d'elle,Et seconder mes feux sans se rendre infidèle. THÉANTE. Tu veux dire Daphnis ? FLORAME. Je ne puis te celer Qu'elle est l'unique objet pour qui je veux brûler. THÉANTE. Le bruit vole déjà qu'elle est pour toi sans glace,Et déjà d'un cartel Clarimond te menace. FLORAME. Qu'il vienne, ce rival, apprendre, à son malheur,Que s'il me passe en biens, il me cède en valeur. Que sa vaine arrogance, en ce duel trompée,Me fasse mériter Daphnis à coups d'épée :Par là je gagne tout ; ma générositéSuppléera ce qui fait notre inégalité ;Et son père, amoureux du bruit de ma vaillance, La fera sur ses biens emporter la balance. THÉANTE. Tu n'en peux espérer un moindre événement :L'heur suit dans les duels le plus heureux amant ;Le glorieux succès d'une action si belle,Ton sang mis au hasard ou répandu pour elle, Ne peut laisser au père aucun lieu de refus.Tiens ta maîtresse acquise et ton rival confus ;Et sans t'épouvanter d'une vaine fortuneQu'il soutient lâchement d'une valeur commune,Ne fais de son orgueil qu'un sujet de mépris, Et pense que Daphnis ne s'acquiert qu'à ce prix.Adieu : puisse le ciel à ton amour parfaiteAccorder un succès tel que je le souhaite ! FLORAME. Ce cartel, ce me semble, est trop long à venir :Mon courage bouillant ne se peut contenir ; Enflé par tes discours, il ne saurait attendreQu'un insolent défi l'oblige à se défendre.Va donc, et de ma part appelle Clarimond ;Dis-lui que pour demain il choisisse un second,Et que nous l'attendrons au château de Bissêtre. THÉANTE. J'adore ce grand coeur qu'ici tu fais paraître,Et demeure ravi du trop d'affectionQue tu m'as témoigné par cette élection.Prends-y garde pourtant : pense à quoi tu t'engages.Si Clarimond, lassé de souffrir tant d'outrages, éteignant son amour, te cédait ce bonheur,Quel besoin serait-il de le piquer d'honneur ?Peut-être qu'un faux bruit nous apprend sa menace ;C'est à toi seulement de défendre ta place.Ces coups du désespoir des amants méprisés N'ont rien d'avantageux pour les favorisés.Qu'il recoure, s'il veut, à ces fâcheux remèdes ;Ne lui querelle point un bien que tu possèdes ;Ton amour, que Daphnis ne saurait dédaigner,Court risque d'y tout perdre, et n'y peut rien gagner. Avise encore un coup : ta valeur inquièteEn d'extrêmes périls un peu trop tôt te jette. FLORAME. Quels périls ? L'heur y suit le plus heureux amant. THÉANTE. Quelquefois le hasard en dispose autrement. FLORAME. Clarimond n'eut jamais qu'une valeur commune. THÉANTE. La valeur aux duels fait moins que la fortune. FLORAME. C'est par là seulement qu'on mérite Daphnis. THÉANTE. Mais plutôt de ses yeux par là tu te bannis. FLORAME. Cette belle action pourra gagner son père. THÉANTE. Je le souhaite ainsi plus que je ne l'espère. FLORAME. Acceptant un cartel, suis-je plus assuré ? THÉANTE. Où l'honneur souffrirait rien n'est considéré. FLORAME. Je ne puis résister à des raisons si fortes ;Sur ma bouillante ardeur malgré moi tu l'emportes :J'attendrai qu'on m'attaque. THÉANTE. Adieu donc. FLORAME. En ce cas, Souviens-t'en, cher ami, tu me promets ton bras ? THÉANTE. Dispose de ma vie. FLORAME. Elle est fort assurée,Si rien que ce duel n'empêche sa durée.Il en parle des mieux : c'est un jeu qui lui plaît ;Mais il devient fort sage aussitôt qu'il en est, Et montre cependant des grâces peu vulgairesÀ battre ses raisons par des raisons contraires. SCÈNE VII. DAPHNIS. Je n'osais t'aborder les yeux baignés de pleurs,Et devant ce rival t'apprendre nos malheurs. FLORAME. Vous me jetez, madame, en d'étranges alarmes. Dieux ! Et d'où peut venir ce déluge de larmes ?Le bonhomme est-il mort ? DAPHNIS. Non, mais il se dédit ;Tout amour désormais pour toi m'est interdit :Si bien qu'il me faut être ou rebelle ou parjure,Forcer les droits d'amour ou ceux de la nature, Mettre un autre en ta place ou lui désobéir,L'irriter ou moi-même avec toi me trahir.À moins que de changer, sa haine inévitableMe rend de tous côtés ma perte indubitable :Je ne puis conserver mon devoir et ma foi, Ni sans crime brûler pour d'autres ni pour toi. FLORAME. Le nom de cet amant, dont l'indiscrète envieÀ mes ressentiments vient apporter sa vie !Le nom de cet amant, qui par sa prompte mortDoit, au lieu du vieillard, me réparer ce tort, Et qui, sur quelque orgueil que son amour se fonde,N'a que jusqu'à ma vue à demeurer au monde ! DAPHNIS. Je n'aime pas si mal que de m'en informer :Je t'aurais fait trop voir que j'eusse pu l'aimer.Si j'en savais le nom, ta juste défiance Pourrait à ses défauts imputer ma constance,À son peu de mérite attacher mon dédain,Et croire qu'un plus digne aurait reçu ma main.J'atteste ici le bras qui lance le tonnerre,Que tout ce que le ciel a fait paraître en terre De mérites, de biens, de grandeurs et d'appas,En même objet uni, ne m'ébranlerait pas :Florame a droit lui seul de captiver mon âme ;Florame vaut lui seul à ma pudique flammeTout ce que peut le monde offrir à mes ardeurs De mérites, d'appas, de biens et de grandeurs. FLORAME. Qu'avec des mots si doux vous m'êtes inhumaine !Vous me comblez de joie et redoublez ma peine.L'effet d'un tel amour, hors de votre pouvoir,Irrite d'autant plus mon sanglant désespoir ; L'excès de votre ardeur ne sert qu'à mon supplice.Devenez-moi cruelle afin que je guérisse.Guérir ? Ah ! Qu'ai-je dit ? Ce mot me fait horreur :Pardonnez aux transports d'une aveugle fureur.Aimez toujours Florame, et quoi qu'il ait pu dire, Croissez de jour en jour vos feux et son martyre.Peut-il rendre sa vie à de plus heureux coups,Ou mourir plus content que pour vous et par vous ? DAPHNIS. Puisque de nos destins la rigueur trop sévèreOppose à nos désirs l'autorité d'un père, Que veux-tu que je fasse ? En l'état où je suis,être à toi malgré lui, c'est ce que je ne puis ;Mais je puis empêcher qu'un autre me possède,Et qu'un indigne amant à Florame succède :Le coeur me manque ; adieu : je sens faillir ma voix. Florame, souviens-toi de ce que tu me dois :Si nos feux sont égaux, mon exemple t'ordonneOu d'être à ta Daphnis ou de n'être à personne. SCÈNE VIII. FLORAME. Dépourvu de conseil comme de sentiment,L'excès de ma douleur m'ôte le jugement. De tant de biens promis je n'ai plus que sa vue,Et mes bras impuissants ne l'ont pas retenue ;Et même je lui laisse abandonner ce lieu,Sans trouver de parole à lui dire un adieu.Ma fureur pour Daphnis a de la complaisance : Mon désespoir n'osait agir en sa présence,De peur que mon tourment aigrît ses déplaisirs ;Une pitié secrète étouffait mes soupirs :Sa douleur par respect faisait taire la mienne ;Mais ma rage à présent n'a rien qui la retienne. Sors, infâme vieillard, dont le consentementNous a vendu si cher le bonheur d'un moment ;Sors, que tu sois puni de cette humeur brutaleQui rend ta volonté pour nos feux inégale.À nos chastes amours qui t'a fait consentir, Barbare ? Mais plutôt qui t'en fait repentir ?Crois-tu qu'aimant Daphnis, le titre de son pèreDébilite ma force ou rompe ma colère ?Un nom si glorieux, lâche, ne t'est plus dû :En lui manquant de foi, ton crime l'a perdu. Plus j'ai d'amour pour elle, et plus pour toi de haineEnhardit ma vengeance et redouble ta peine :Tu mourras ; et je veux, pour finir mes ennuis,Mériter par ta mort celle où tu me réduis.Daphnis, à ma fureur ma bouche abandonnée Parle d'ôter la vie à qui te l'a donnée !Je t'aime, et je t'oblige à m'avoir en horreur,Et ne connais encore qu'à peine mon erreur !Si je suis sans respect pour ce que tu respectes,Que mes affections ne t'en soient pas suspectes. De plus réglés transports me feraient trahison ;Si j'avais moins d'amour, j'aurais de la raison ;C'est peu que de la perdre, après t'avoir perdue :Rien ne sert plus de guide à mon âme éperdue,Je condamne à l'instant ce que j'ai résolu ; Je veux, et ne veux plus sitôt que j'ai voulu ;Je menace Géraste, et pardonne à ton père :Ainsi rien ne me venge, et tout me désespère. SCÈNE IX. FLORAME. Célie... CÉLIE. Eh bien, Célie ? Enfin elle a tant fait,Qu'à vos désirs Géraste accorde leur effet. Quel visage avez-vous ? Votre aise vous transporte. FLORAME. Cesse d'aigrir ma flamme en raillant de la sorte,Organe d'un vieillard qui croit faire un bon tourDe se jouer de moi par une feinte amour.Si tu te veux du bien, fais-lui tenir promesse : Vous me rendrez tous deux la vie ou ma maîtresse ;Et ce jour expiré, je vous ferai sentirQue rien de ma fureur ne vous peut garantir. CÉLIE. Florame ! FLORAME. Je ne puis parler à des perfides. CÉLIE. Il veut donner l'alarme à mes esprits timides, Et prend plaisir lui-même à se jouer de moi.Géraste a trop d'amour pour n'avoir point de foi ;Et s'il pouvait donner trois Daphnis pour Florise,Il la tiendrait encore heureusement acquise.D'ailleurs ce grand courroux pourrait-il être feint ? Aurait-il pu sitôt falsifier son teint,Et si bien ajuster ses yeux et son langageÀ ce que sa fureur marquait sur son visage ?Quelqu'un des deux me joue : épions tous les deuxEt nous éclaircissons sur un point si douteux. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. THÉANTE. Croirais-tu qu'un moment m'ait pu changer de sorteQue je passe à regret par devant cette porte ? DAMON. Que ton humeur n'a-t-elle un peu plus tôt changé ?Nous aurions vu l'effet où tu m'as engagé.Tantôt quelque démon ennemi de ta flamme Te faisait en ces lieux accompagner Florame :Sans la crainte qu'alors il te prît pour second,Je l'allais appeler au nom de Clarimond ;Et comme si depuis il était invisible,Sa rencontre pour moi s'est rendue impossible. THÉANTE. Ne le cherche donc plus. à bien considérer,Qu'ils se battent ou non, je n'en puis qu'espérer.Daphnis, que son adresse a malgré moi séduite,Ne pourrait l'oublier, quand il serait en fuite :Leur amour est trop forte ; et d'ailleurs son trépas, Le privant d'un tel bien, ne me le donne pas.Inégal en fortune à ce qu'est cette belle,Et déjà par malheur assez mal voulu d'elle,Que pourrais-je après tout prétendre de ses pleurs ?Et quel espoir pour moi naîtrait de ses douleurs ? Deviendrais-je par là plus riche ou plus aimable ?Que si de l'obtenir je me trouve incapable,Mon amitié pour lui, qui ne peut expirer,À tout autre qu'à moi me le fait préférer ;Et j'aurais peine à voir un troisième en sa place. DAMON. Tu t'avises trop tard : que veux-tu que je fasse ?J'ai poussé Clarimond à lui faire un appel ;J'ai charge de sa part de lui rendre un cartel :Le puis-je supprimer ? THÉANTE. Non, mais tu pourrais faire... DAMON. Quoi ? THÉANTE. Que Clarimond prît un sentiment contraire. DAMON. Le détourner d'un coup où seul je l'ai porté !Mon courage est mal propre à cette lâcheté. THÉANTE. À de telles raisons je n'ai de repartie,Sinon que c'est à moi de rompre la partie.J'en vais semer le bruit. DAMON. Et sur ce bruit tu veux... THÉANTE. Qu'on leur donne dans peu des gardes à tous deux,Et qu'une main puissante arrête leur querelle.Qu'en dis-tu, cher ami ? DAMON. L'invention est belle,Et le chemin bien court à les mettre d'accord ;Mais souffre auparavant que j'y fasse un effort. Peut-être mon esprit trouvera quelque rusePar où, sans en rougir, du cartel je m'excuse.Ne donnons point sujet de tant parler de nous,Et sachons seulement à quoi tu te résous. THÉANTE. À les laisser en paix, et courir l'Italie Pour divertir le cours de ma mélancolie,Et ne voir point Florame emporter à mes yeuxLe prix où prétendait mon coeur ambitieux. DAMON. Amarante, à ce compte, est hors de ta pensée ? THÉANTE. Son image du tout n'en est pas effacée ; Mais... DAMON. Tu crains que pour elle on te fasse un duel. THÉANTE. Railler un malheureux, c'est être trop cruel.Bien que ses yeux encore règnent sur mon courage,Le bonheur de Florame à la quitter m'engage :Le ciel ne nous fit point et pareils et rivaux, Pour avoir des succès tellement inégaux.C'est me perdre d'honneur, et par cette poursuite,D'égal que je lui suis, me ranger à sa suite.Je donne désormais des règles à mes feux :De moindres que Daphnis sont incapables d'eux ; Et rien dorénavant n'asservira mon âmeQui ne me puisse mettre au-dessus de Florame.Allons : je ne puis voir sans mille déplaisirsCe possesseur du bien où tendaient mes désirs. DAMON. Arrête : cette fuite est hors de bienséance, Et je n'ai point d'appel à faire en ta présence. SCÈNE II. FLORAME. Jetterai-je toujours des menaces en l'air,Sans que je sache enfin à qui je dois parler ?Aurait-on jamais cru qu'elle me fût ravie,Et qu'on me pût ôter Daphnis avant la vie ? Le possesseur du prix de ma fidélité,Bien que je sois vivant, demeure en sûreté ;Tout inconnu qu'il m'est, il produit ma misère ;Tout mon rival qu'il est, il rit de ma colère.Rival ! Ah, quel malheur ! J'en ai pour me bannir, Et cesse d'en avoir quand je le veux punir.Grands dieux, qui m'enviez cette juste allégeanceQu'un amant supplanté tire de la vengeance,Et me cachez le bras dont je reçois les coups,Est-ce votre dessein que je m'en prenne à vous ? Est-ce votre dessein d'attirer mes blasphèmes,Et qu'ainsi que mes maux mes crimes soient extrêmes ;Qu'à mille impiétés osant me dispenser,À votre foudre oisif je donne où se lancer ?Ah ! Souffrez qu'en l'état de mon sort déplorable Je demeure innocent, encore que misérable ;Destinez à vos feux d'autres objets que moi :Vous n'en sauriez manquer, quand on manque de foi.Employez le tonnerre à punir les parjures,Et prenez intérêt vous-même à mes injures : Montrez, en me vengeant, que vous êtes des dieux,Ou conduisez mon bras, puisque je n'ai point d'yeux,Et qu'on sait dérober d'un rival qui me tueLe nom à mon oreille, et l'objet à ma vue.Rival, qui que tu sois, dont l'insolent amour Idolâtre un soleil et n'ose voir le jour,N'oppose plus ta crainte à l'ardeur qui te presse :Fais-toi, fais-toi connaître allant voir ta maîtresse. SCÈNE III. FLORAME. Amarante (aussi bien te faut-il confesserQue la seule Daphnis avait su me blesser), Dis-moi qui me l'enlève : apprends-moi quel mystèreMe cache le rival qui possède son père ;À quel heureux amant Géraste a destinéCe beau prix que l'amour m'avait si bien donné. AMARANTE. Ce dût vous être assez de m'avoir abusée, Sans faire encore de moi vos sujets de risée.Je sais que le vieillard favorise vos feux,Et que rien que Daphnis n'est contraire à vos voeux. FLORAME. Que me dis-tu, lui seul et sa rigueur nouvelleEmpêchant les effets d'une ardeur mutuelle ? AMARANTE. Pensez-vous me duper avec ce feint courroux ?Lui-même il m'a prié de lui parler pour vous. FLORAME. Vois-tu, ne t'en ris plus ; ta seule jalousieA mis à ce vieillard ce change en fantaisie.Ce n'est pas avec moi que tu te dois jouer, Et ton crime redouble à le désavouer ;Mais sache qu'aujourd'hui, si tu ne fais en sorteQue mon fidèle amour sur ce rival l'emporte,J'aurai trop de moyens à te faire sentirQu'on ne m'offense point sans un prompt repentir. SCÈNE IV. AMARANTE. Voilà de quoi tomber en un nouveau dédale.Ô ciel ! Qui vit jamais confusion égale ?Si j'écoute Daphnis, j'apprends qu'un feu puissantLa brûle pour Florame, et qu'un père y consent ;Si j'écoute Géraste, il lui donne Florame, Et se plaint que Daphnis en rejette la flamme ;Et si Florame est cru, ce vieillard aujourd'huiDispose de Daphnis pour un autre que lui.Sous un tel embarras je me trouve accablée ;Eux ou moi, nous avons la cervelle troublée, Si ce n'est qu'à dessein ils se soient concertésPour me faire enrager par ces diversités.Mon faible esprit s'y perd et n'y peut rien comprendre :Pour en venir à bout, il me les faut surprendre,Et quand ils se verront, écouter leurs discours, Pour apprendre par là le fond de ces détours.Voici mon vieux rêveur ; fuyons de sa présence,Qu'il ne m'embrouille encore de quelque confidence :De crainte que j'en ai, d'ici je me bannis,Tant qu'avec lui je voie ou Florame ou Daphnis. SCÈNE V. POLÉMON. J'ai grand regret, monsieur, que la foi qui vous lieEmpêche que chez vous mon neveu ne s'allie,Et que son feu m'emploie aux offres qu'il vous fait,Lorsqu'il n'est plus en vous d'en accepter l'effet. GÉRASTE. C'est un rare trésor que mon malheur me vole ; Et si l'honneur souffrait un manque de parole,L'avantageux parti que vous me présentezMe verrait aussitôt prêt à ses volontés. POLÉMON. Mais si quelque hasard rompait cette alliance ? GÉRASTE. N'ayez lors, je vous prie, aucune défiance : Je m'en tiendrais heureux, et ma foi vous répondQue Daphnis sans tarder épouse Clarimond. POLÉMON. Adieu : faites état de mon humble service. GÉRASTE. Et vous pareillement d'un coeur sans artifice. SCÈNE VI. CÉLIE. De sorte qu'à mes yeux votre foi lui répond Que Daphnis sans tarder épouse Clarimond ? GÉRASTE. Cette vaine promesse en un cas impossibleAdoucit un refus et le rend moins sensible :C'est ainsi qu'on oblige un homme à peu de frais. CÉLIE. Ajouter l'impudence à vos perfides traits ! Il vous faudrait du charme au lieu de cette ruse,Pour me persuader que qui promet refuse. GÉRASTE. J'ai promis, et tiendrais ce que j'ai protesté,Si Florame rompait le concert arrêté.Pour Daphnis, c'est en vain qu'elle fait la rebelle ; J'en viendrai trop à bout. CÉLIE. Impudence nouvelle !Florame, que Daphnis fait maître de son coeur,De votre seul caprice accuse la rigueur ;Et je sais que sans vous leur mutuelle flammeUnirait deux amants qui n'ont déjà qu'une âme. Vous m'osez cependant effrontément conterQue Daphnis sur ce point aime à vous résister !Vous m'en aviez promis une tout autre issue :J'en ai porté parole après l'avoir reçue.Qu'avais-je contre vous ou fait ou projeté, Pour me faire tremper en votre lâcheté ?Ne pouviez-vous trahir que par mon entremise ?Avisez : il y va de plus que de Florise.Ne vous estimez pas quitte pour la quitter,Ni que de cette sorte on se laisse affronter. GÉRASTE. Me prends-tu donc pour homme à manquer de paroleEn faveur d'un caprice où s'obstine une folle ?Va, fais venir Florame : à ses yeux tu verrasQue pour lui mon pouvoir ne s'épargnera pas,Que je maltraiterai Daphnis en sa présence D'avoir pour son amour si peu de complaisance.Qu'il vienne seulement voir un père irrité,Et joindre sa prière à mon autorité ;Et lors, soit que Daphnis y résiste ou consente,Crois que ma volonté sera la plus puissante. CÉLIE. Croyez que nous tromper ce n'est pas votre mieux. GÉRASTE. Me foudroie en ce cas la colère des cieux ! SCÈNE VII. GÉRASTE. Géraste, sur-le-champ il te fallait contraindreCelle que ta pitié ne pouvait ouïr plaindre.Tu n'as pu refuser du temps à ses douleurs, Ton coeur s'attendrissait de voir couler ses pleurs ;Et pour avoir usé trop peu de ta puissance,On t'impute à forfait sa désobéissance.Un traitement trop doux te fait croire sans foi.Faudra-t-il que de vous je reçoive la loi, Et que l'aveuglement d'une amour obstinéeContre ma volonté règle votre hyménée ?Mon extrême indulgence a donné par malheurÀ vos rébellions quelque faible couleur ;Et pour quelque moment que vos feux m'ont su plaire, Vous pensez avoir droit de braver ma colère ;Mais sachez qu'il fallait, ingrate, en vos amours,Ou ne m'obéir point, ou m'obéir toujours. DAPHNIS. Si dans mes premiers feux je vous semble obstinée,C'est l'effet de ma foi sous votre aveu donnée. Quoi que mette en avant votre injuste courroux,Je ne veux opposer à vous-même que vous.Votre permission doit être irrévocable :Devenez seulement à vous-même semblable.Il vous fallait, monsieur, vous-même à mes amours Ou ne consentir point ou consentir toujours.Je choisirai la mort plutôt que le parjure :M'y voulant obliger, vous vous faites injure.Ne veuillez point combattre ainsi hors de saisonVotre vouloir, ma foi, mes pleurs, et la raison. Que vous a fait Daphnis ? Que vous a fait Florame,Que pour lui vous vouliez que j'éteigne ma flamme ? GÉRASTE. Mais que vous a-t-il fait, que pour lui seulementVous vous rendiez rebelle à mon commandement ?Ma foi n'est-elle rien au-dessus de la vôtre ? Vous vous donnez à l'un ; ma foi vous donne à l'autre.Qui le doit emporter ou de vous ou de moi ?Et qui doit de nous deux plutôt manquer de foi ?Quand vous en manquerez, mon vouloir vous excuse.Mais à trop raisonner moi-même je m'abuse : Il n'est point de raison valable entre nous deux,Et pour toute raison il suffit que je veux. DAPHNIS. Un parjure jamais ne devient légitime ;Une excuse ne peut justifier un crime.Malgré vos changements, mon esprit résolu Croit suffire à mes feux que vous ayez voulu. SCÈNE VIII. DAPHNIS. Voici ce cher amant qui me tient engagée,À qui sous votre aveu ma foi s'est obligée :Changez de volonté pour un objet nouveau ;Daphnis épousera Florame, ou le tombeau. GÉRASTE. Que vois-je ici, bons dieux ? DAPHNIS. Mon amour, ma constance. GÉRASTE. Et sur quoi donc fonder ta désobéissance ?Quel envieux démon, et quel charme assez fortFaisait entre-choquer deux volontés d'accord ?C'est lui que tu chéris et que je te destine ; Et ta rébellion dans un refus s'obstine ! FLORAME. Appelez-vous refus de me donner sa foiQuand votre volonté se déclara pour moi ?Et cette volonté, pour un autre tournée,Vous peut-elle obéir après la foi donnée ? GÉRASTE. C'est pour vous que je change, et pour vous seulementJe veux qu'elle renonce à son premier amant.Lorsque je consentis à sa secrète flamme,C'était pour Clarimond qui possédait son âme :Amarante du moins me l'avait dit ainsi. DAPHNIS. Amarante, approchez : que tout soit éclairci.Une telle imposture est-elle pardonnable ? AMARANTE. Mon amour pour Florame en est le seul coupable :Mon esprit l'adorait ; et vous étonnez-vousS'il devint inventif, puisqu'il était jaloux ? GÉRASTE. Et par là tu voulais... AMARANTE. Que votre âme déçueDonnât à Clarimond une si bonne issue,Que Florame, frustré de l'objet de ses voeux,Fût réduit désormais à seconder mes feux. FLORAME. Pardonnez-lui, monsieur ; et vous, daignez, madame, Justifier son feu par votre propre flamme :Si vous m'aimez encore, vous devez estimerQu'on ne peut faire un crime à force de m'aimer. DAPHNIS. Si je t'aime, Florame ? Ah ! Ce doute m'offense.D'Amarante avec toi je prendrai la défense. GÉRASTE. Et moi, dans ce pardon je vous veux prévenir ;Votre hymen aussi bien saura trop la punir. DAPHNIS. Qu'un nom tu par hasard nous a donné de peine ! CÉLIE. Mais que su maintenant il rend sa ruse vaine,Et donne un prompt succès à vos contentements ! FLORAME. Vous, de qui je les tiens... GÉRASTE. Trêve de compliments :Ils nous empêcheraient de parler de Florise. FLORAME. Il n'en faut point parler ; elle vous est acquise. GÉRASTE. Allons donc la trouver : que cet échange heureuxComble d'aise à son tour un vieillard amoureux ! DAPHNIS. Quoi ! Je ne savais rien d'une telle partie ! FLORAME. Je pense toutefois vous avoir avertieQu'un grand effet d'amour, avant qu'il fût longtemps,Vous rendrait étonnée et nos désirs contents.Mais différez, monsieur, une telle visite : Mon feu ne souffre point que sitôt je la quitte ;Et d'ailleurs je sais trop que la loi du devoirVeut que je sois chez nous pour vous y recevoir. GÉRASTE. Va donc lui témoigner le désir qui me presse. FLORAME. Plutôt fais-la venir saluer ma maîtresse : Ainsi tout à la fois nous verrons satisfaitsVos feux et mon devoir, ma flamme et vos souhaits. GÉRASTE. Je dois être honteux d'attendre qu'elle vienne. CÉLIE. Attendez-la, monsieur, et qu'à cela ne tienne :Je cours exécuter cette commission. GÉRASTE. Le temps en sera long à mon affection. FLORAME. Toujours l'impatience à l'amour est mêlée GÉRASTE. Allons dans le jardin faire deux tours d'allée,Afin que cet ennui que j'en pourrai sentirParmi votre entretien trouve à se divertir. SCÈNE IX. AMARANTE. Je le perds donc, l'ingrat, sans que mon artificeAit tiré de ses maux aucun soulagement,Sans que pas un effet ait suivi ma malice,Où ma confusion n'égalât son tourment.Pour agréer ailleurs il tâchait à me plaire, Un amour dans la bouche, un autre dans le sein :J'ai servi de prétexte à son feu téméraire,Et je n'ai pu servir d'obstacle à son dessein.Daphnis me le ravit, non par son beau visage,Non par son bel esprit ou ses doux entretiens, Non que sur moi sa race ait aucun avantage,Mais par le seul éclat qui sort d'un peu de biens.Filles que la nature a si bien partagées,Vous devez présumer fort peu de vos attraits :Quelques charmants qu'ils soient, vous êtes négligées, À moins que la fortune en rehausse les traits.Mais encore que Daphnis eût captivé Florame,Le moyen qu'inégal il en fût possesseur ?Destins, pour rendre aisé le succès de sa flamme,Fallait-il qu'un vieux fou fût épris de sa soeur ? Pour tromper mon attente et me faire un supplice,Deux fois l'ordre commun se renverse en un jour :Un jeune amant s'attache aux lois de l'avarice,Et ce vieillard pour lui suit celles de l'amour.Un discours amoureux n'est qu'une fausse amorce, Et Théante et Florame ont feint pour moi des feux :L'un m'échappe de gré, comme l'autre de force ;J'ai quitté l'un pour l'autre, et je les perds tous deux.Mon coeur n'a point d'espoir dont je ne sois séduite :Si je prends quelque peine, une autre en a les fruits ; Et dans le triste état où le ciel m'a réduite,Je ne sens que douleurs et ne prévois qu'ennuis.Vieillard, qui de ta fille achètes une femmeDont peut-être aussitôt tu seras mécontent,Puisse le ciel, aux soins qui te vont ronger l'âme, Dénier le repos du tombeau qui t'attend !Puisse le noir chagrin de ton humeur jalouseMe contraindre moi-même à déplorer ton sort,Te faire un long trépas, et cette jeune épouseUser toute sa vie à souhaiter ta mort ! ==================================================