******************************************************** DC.Title = LA VEUVE, COMÉDIE DC.Author = CORNEILLE, Pierre DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 12:57:04. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CORNEILLEP_VEUVE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k70142m DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA VEUVE COMÉDIE M. DC. LXXXII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. À PARIS, Chez GULLAUME DE LUYNE, Libraire juré, au Palais, en la Galerie des Merciers, sous la montée de la Cour des Aides, à la Justice.Achevé d'imprimer pour le première fois, le 26 Février 1682. Représenté pour la première fois en 1634 au Tripot de la Sphère. EXAMEN Cette comédie n'est pas plus régulière que Mélite en ce qui regarde l'unité de lieu, et a le même défaut au cinquième acte, qui se passe en compliments pour venir à la conclusion d'un amour épisodique; avec cette différence toutefois que le mariage de Célidan avec Doris a plus de justesse dans celle-ci que celui d'Eraste avec Chloris dans l'autre. Elle a quelque chose de mieux ordonné pour le temps en général, qui n'est pas si vague que dans Mélite, et a ses intervalles mieux proportionnés par cinq jours consécutifs. C'était un tempérament que je croyais lors fort raisonnable entre la rigueur des vingt et quatre heures et cette étendue libertine qui n'avait aucunes bornes. Mais elle a ce même défaut dans le particulier de la durée de chaque acte, que souvent celle de l'action y excède de beaucoup celle de la représentation. Dans le commencement du premier, Philiste quitte Alcidon pour aller faire des visites avec Clarice, et paraît en la dernière scène avec elle au sortir de ces visites, qui doivent avoir consumé toute l'après-dinée, ou du moins la meilleure partie. La même chose se trouve au cinquième: Alcidon y fait partie avec Célidan d'aller voir Clarice sur le soir dans son château, où il la croit encore prisonnière, et se résout de faire part de sa joie à la nourrice, qu'il n'oserait voir de jour, de peur de faire soupçonner l'intelligence secrète et criminelle qu'ils ont ensemble; et environ cent vers après, il vient chercher cette confidente chez Clarice, dont il ignore le retour. Il ne pouvait être qu'environ midi quand il en a formé le dessein, puisque Célidan venait de ramener Clarice (ce que vraisemblablement il a fait le plus tôt qu'il a pu, ayant un intérêt d'amour qui le pressait de lui rendre ce service en faveur de son amant); et quand il vient pour exécuter cette résolution, la nuit doit avoir déjà assez d'obscurité pour cacher cette visite qu'il lui va rendre. L'excuse qu'on pourrait y donner, aussi bien qu'à ce que j'ai remarqué de Tircis dans Mélite, c'est qu'il n'y a point de liaisons de scènes, et par conséquent point de continuité d'action. Aussi, on pourrait dire que ces scènes détachées qui sont placées l'une après l'autre ne s'entre-suivent pas immédiatement, et qu'il se consume un temps notable entre la fin de l'une et le commencement de l'autre; ce qui n'arrive point quand elles sont liées ensemble, cette liaison étant cause que l'une commence nécessairement au même instant que l'autre finit. Cette comédie peut faire connaître l'aversion naturelle que j'ai toujours eue pour les a parte. Elle m'en donnait de belles occasions, m'étant proposé d'y peindre un amour réciproque qui parût dans les entretiens de deux personnes qui ne parlent point d'amour ensemble, et de mettre des compliments d'amour suivis entre deux gens qui n'en ont point du tout l'un pour l'autre, et qui sont toutefois obligés, par des considérations particulières, de s'en rendre des témoignages mutuels. C'était un beau jeu pour ces discours à part, si fréquents chez les anciens et chez les modernes de toutes les langues; cependant j'ai si bien fait, par le moyen des confidences qui ont précédé ces scènes artificieuses, et des réflexions qui les ont suivies, que sans emprunter ce secours, l'amour a paru entre ceux qui n'en parlent point, et le mépris a été visible entre ceux qui se font des protestations d'amour. La sixième scène du quatrième acte semble commencer par ces a parte, et n'en a toutefois aucun. Célidan et la nourrice y parlent véritablement chacun à part, mais en sorte que chacun des deux veut bien que l'autre entende ce qu'il dit. La nourrice cherche à donner à Célidan des marques d'une douleur très vive, qu'elle n'a point, et en affecte d'autant plus les dehors pour l'éblouir; et Célidan, de son côté, veut qu'elle ait lieu de croire qu'il la cherche pour la tirer du péril où il feint qu'elle est, et qu'ainsi il la rencontre fort à propos. Le reste de cette scène est fort adroit, par la manière dont il dupe cette vieille, et lui arrache l'aveu d'une fourbe où on le voulait prendre lui-même pour dupe. Il l'enferme, de peur qu'elle ne fasse encore quelque pièce qui trouble son dessein; et quelques-uns ont trouvé à dire qu'on ne parle point d'elle au cinquième; mais ces sortes de personnages, qui n'agissent que pour l'intérêt des autres, ne sont pas assez d'importance pour faire naître une curiosité légitime de savoir leurs sentiments sur l'événement de la comédie, où ils n'ont plus que faire quand on n'y a plus affaire d'eux; et d'ailleurs Clarice y a trop de satisfaction de se voir hors du pouvoir de ses ravisseurs et rendue à son amant, pour penser en sa présence à cette nourrice, et prendre garde si elle est en sa maison, ou si elle n'y est pas. Le style n'est pas plus élevé ici que dans Mélite, mais il est plus net et plus dégagé des pointes dont l'autre est semée, qui ne sont, à en bien parler, que de fausses lumières, dont le brillant marque bien quelque vivacité d'esprit, mais sans aucune solidité de raisonnement. L'intrigue y est aussi beaucoup plus raisonnable que dans l'autre; et Alcidon a lieu d'espérer un bien plus heureux succès de sa fourbe qu'Eraste de la sienne. ACTEURS PHILISTE, amant de Clarice. ALCIDON, ami de Philiste et amant de Doris. CÉLIDAN, ami d'Alcidon et amoureux de Doris. CLARICE, veuve d'Alcandre et maîtresse de Philiste. CHRYSANTE, mère de Doris. DORIS, soeur de Philiste. LA NOURRICE de Clarice. GÉRON, agent de Florange, amoureux de Doris. LYCAS, domestique de Philiste. POLIMAS, domestique de Clarice. DORASTE, domestique de Clarice. LISTOR, domestique de Clarice. La scène est à Paris. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Philiste, Alcidon. ALCIDON. J'en demeure d'accord, chacun a sa méthode,Mais la tienne pour moi serait trop incommode,Mon coeur ne pourrait pas conserver tant de feuS'il fallait que ma bouche en témoignât si peu.Depuis près de deux ans tu brûles pour Clarice, Et plus ton amour croît, moins elle en a d'indice,Il semble qu'à languir tes désirs sont contents,Et que tu n'as pour but que de perdre ton temps.Quel fruit espères-tu de ta persévéranceÀ la traiter toujours avec indifférence ? Auprès d'elle assidu sans lui parler d'amour,Veux-tu qu'elle commence à te faire la cour ? PHILISTE. Non, mais à dire vrai, je veux qu'elle devine. ALCIDON. Ton espoir, qui te flatte, en vain se l'imagine,Clarice avec raison prend pour stupidité Ce ridicule effet de ta timidité. PHILISTE. Peut-être, mais enfin, vois-tu qu'elle me fuie,Qu'indifférent qu'il est mon entretien l'ennuie,Que je lui sois à charge, et lorsque je la vois,Qu'elle use d'artifice à s'échapper de moi ? Sans te mettre en souci quelle en sera la suite,Apprends comme l'amour doit régler sa conduite.Aussitôt qu'une dame a charmé nos esprits,Offrir notre service au hasard d'un mépris,Et nous abandonnant à nos brusques saillies, Au lieu de notre ardeur lui montrer nos folies,Nous attirer sur l'heure un dédain éclatant :Il n'est si maladroit qui n'en fît bien autant.Il faut s'en faire aimer avant qu'on se déclare.[Note : Submission : Terme vieilli qui est le même que soumission. [L]]Notre submission à l'orgueil la prépare. Lui dire incontinent son pouvoir souverain,C'est mettre à sa rigueur les armes à la main.Usons, pour être aimés, d'un meilleur artificeEt sans lui rien offrir, rendons-lui du service ;Réglons sur son humeur toutes nos actions, Réglons tous nos desseins sur ses intentions,Tant que par la douceur d'une longue hantiseComme insensiblement elle se trouve prise.C'est par là que l'on sème aux dames des appas,Qu'elles n'évitent point, ne les prévoyant pas. Leur haine envers l'amour pourrait être un prodige,Que le seul nom les choque, et l'effet les oblige. ALCIDON. Suive qui le voudra ce procédé nouveau :Mon feu me déplairait caché sous ce rideau.Ne parler point d'amour ! Pour moi, je me défie Des fantasques raisons de ta philosophie :Ce n'est pas là mon jeu, le joli passe-temps,D'être auprès d'une dame et causer du beau tempsLui jurer que Paris est toujours plein de fange,Qu'un certain parfumeur vend de fort bonne eau d'ange, Qu'un cavalier regarde un autre de travers,Que dans la comédie on dit d'assez bons vers,Qu'Aglante avec Philis dans un mois se marie !Change, pauvre abusé, change de batterie,Conte ce qui te mène, et ne t'amuse pas À perdre innocemment tes discours et tes pas. PHILISTE. Je les aurais perdus auprès de ma maîtresse,Si je n'eusse employé que la commune adresse,Puisqu'inégal de biens et de condition,Je ne pouvais prétendre à son affection. ALCIDON. Mais si tu ne les perds, je le tiens à miracle,Puisqu'ainsi ton amour rencontre un double obstacle,Et que ton froid silence et l'inégalitéS'opposent tout ensemble à ta témérité. PHILISTE. Crois que de la façon dont j'ai su me conduire Mon silence n'est pas en état de me nuire :Mille petits devoirs ont tant parlé pour moi,Qu'il ne m'est plus permis de douter de sa foi.Mes soupirs et les siens font un secret langagePar où son coeur au mien à tous moments s'engage : Des coups d'oeil languissants, des souris ajustés,Des penchements de tête à demi concertés,Et mille autres douceurs aux seuls amants connuesNous font voir chaque jour nos âmes toutes nues,Nous sont de bons garants d'un feu qui chaque jour... ALCIDON. Tout cela cependant sans lui parler d'amour ? PHILISTE. Sans lui parler d'amour. ALCIDON. J'estime ta science ;Mais j'aurais à l'épreuve un peu d'impatience. PHILISTE. Le ciel, qui nous choisit lui-même des partis,A tes feux et les miens prudemment assortis ; Et comme à ces longueurs t'ayant fait indocile,Il te donne en ma soeur un naturel facile,Ainsi pour cette veuve il a su m'enflammer,Après m'avoir donné par où m'en faire aimer. ALCIDON. Mais il lui faut enfin découvrir ton courage. PHILISTE. C'est ce qu'en ma faveur sa nourrice ménage :Cette vieille subtile a mille inventionsPour m'avancer au but de mes intentions ;Elle m'avertira du temps que je dois prendre ;Le reste une autre fois se pourra mieux apprendre : Adieu. ALCIDON. La confidence avec un bon amiJamais sans l'offenser ne s'exerce à demi. PHILISTE. Un intérêt d'amour me prescrit ces limites :Ma maîtresse m'attend pour faire des visitesOù je lui promis hier de lui prêter la main. ALCIDON. Adieu donc, cher Philiste. PHILISTE. Adieu, jusqu'à demain. SCÈNE II. Alcidon, La nourrice. ALCIDON, seul. Vit-on jamais amant de pareille imprudenceFaire avec son rival entière confidence ?Simple, apprends que ta soeur n'aura jamais de quoiAsservir sous ses lois des gens faits comme moi ; Qu'Alcidon feint pour elle, et brûle pour Clarice.Ton agente est à moi. N'est-il pas vrai, nourrice ? LA NOURRICE. Tu le peux bien jurer. ALCIDON. Et notre ami rival ? LA NOURRICE. Si jamais on m'en croit, son affaire ira mal. ALCIDON. Tu lui promets pourtant. LA NOURRICE. C'est par où je l'amuse, Jusqu'à ce que l'effet lui découvre ma ruse. ALCIDON. Je viens de le quitter. LA NOURRICE. Eh bien ! Que t'a-t-il dit ? ALCIDON. Que tu veux employer pour lui tout ton crédit,Et que rendant toujours quelque petit service,Il s'est fait une entrée en l'âme de Clarice. LA NOURRICE. Moindre qu'il ne présume. Et toi ? ALCIDON. Je l'ai pousséÀ s'enhardir un peu plus que par le passé,Et découvrir son mal à celle qui le cause. LA NOURRICE. Pourquoi ? ALCIDON. Pour deux raisons : l'une, qu'il me proposeCe qu'il a dans le coeur beaucoup plus librement ; L'autre, que ta maîtresse après ce complimentLe chassera peut-être ainsi qu'un téméraire. LA NOURRICE. Ne l'enhardis pas tant : j'aurais peur au contraireQue malgré tes raisons quelque mal ne t'en prît ;Car enfin ce rival est bien dans son esprit, Mais non pas tellement qu'avant que le mois passeNotre adresse sous main ne le mette en disgrâce. ALCIDON. Et lors ? LA NOURRICE. Je te réponds de ce que tu chéris.Cependant continue à caresser Doris ;Que son frère, ébloui par cette accorte feinte, De nos prétentions n'ait ni soupçon ni crainte. ALCIDON. À m'en ouïr conter, l'amour de CéladonN'eut jamais rien d'égal à celui d'Alcidon :Tu rirais trop de voir comme je la cajole. LA NOURRICE. Et la dupe qu'elle est croit tout sur ta parole ? ALCIDON. Cette jeune étourdie est si folle de moi,Qu'elle prend chaque mot pour article de foi ;Et son frère, pipé du fard de mon langage,Qui croit que je soupire après son mariage,Pensant bien m'obliger, m'en parle tous les jours ; Mais quand il en vient là, je sais bien mes détours ;Tantôt, vu l'amitié qui tous deux nous assemble,J'attendrai son hymen pour être heureux ensemble ;Tantôt il faut du temps pour le consentementD'un oncle dont j'espère un haut avancement ; Tantôt je sais trouver quelque autre bagatelle. LA NOURRICE. Séparons-nous, de peur qu'il entrât en cervelle,S'il avait découvert un si long entretien.Joue aussi bien ton jeu que je jouerai le mien. ALCIDON. Nourrice, ce n'est pas ainsi qu'on se sépare. LA NOURRICE. Monsieur, vous me jugez d'un naturel avare. ALCIDON. Tu veilleras pour moi d'un soin plus diligent. LA NOURRICE. Ce sera donc pour vous plus que pour votre argent. SCÈNE III. Chrysante, Doris. CHRYSANTE. C'est trop désavouer une si belle flamme,Qui n'a rien de honteux, rien de sujet au blâme : Confesse-le, ma fille, Alcidon a ton coeur ;Ses rares qualités l'en ont rendu vainqueur.Ne vous entr'appeler que « Mon âme et ma vie, »C'est montrer que tous deux vous n'avez qu'une envie,Et que d'un même trait vos esprits sont blessés. DORIS. Madame, il n'en va pas ainsi que vous pensez.Mon frère aime Alcidon, et sa prière expresseM'oblige à lui répondre en termes de maîtresse.Je me fais, comme lui, souvent toute de feux ;Mais mon coeur se conserve, au point où je le veux, Toujours libre, et qui garde une amitié sincèreÀ celui que voudra me prescrire une mère. CHRYSANTE. Oui, pourvu qu'Alcidon te soit ainsi prescrit. DORIS. Madame, pussiez-vous lire dans mon esprit !Vous verriez jusqu'où va ma pure obéissance. CHRYSANTE. Ne crains pas que je veuille user de ma puissance :Je croirais en produire un trop cruel effet,Si je te séparais d'un amant si parfait. DORIS. Vous le connaissez mal : son âme a deux visages,Et ce dissimulé n'est qu'un conteur à gages. Il a beau m'accabler de protestations,Je démêle aisément toutes ses fictions ;Il ne me prête rien que je ne lui renvoie :Nous nous entre-payons d'une même monnaie ;Et malgré nos discours, mon vertueux désir Attend toujours celui que vous voudrez choisir :Votre vouloir du mien absolument dispose. CHRYSANTE. L'épreuve en fera foi ; mais parlons d'autre chose.Nous vîmes hier au bal, entre autres nouveautés,Tout plein d'honnêtes gens caresser les beautés. DORIS. Oui, madame : Alindor en voulait à Célie ;Lysandre, à Célidée ; Oronte, à Rosélie. CHRYSANTE. Et nommant celles-ci, tu caches finementQu'un certain t'entretint assez paisiblement. DORIS. Ce visage inconnu qu'on appelait Florange ? CHRYSANTE. Lui-même. DORIS. Ah ! Dieu, que c'est un cajoleur étrange !Ce fut paisiblement, de vrai, qu'il m'entretint.Soit que quelque raison en secret le retînt,Soit que son bel esprit me jugeât incapableDe lui pouvoir fournir un entretien sortable, Il m'épargna si bien, que ses plus longs proposÀ peine en plus d'une heure étaient de quatre mots ;Il me mena danser deux fois sans me rien dire. CHRYSANTE. Mais ensuite ? DORIS. La suite est digne qu'on l'admire.Mon baladin muet se retranche en un coin, Pour faire mieux jouer la prunelle de loin ;Après m'avoir de là longtemps considérée,Après m'avoir des yeux mille fois mesurée,Il m'aborde en tremblant, avec ce compliment :"Vous m'attirez à vous ainsi que fait l'aimant. " (Il pensait m'avoir dit le meilleur mot du monde.)Entendant ce haut style, aussitôt je seconde,Et réponds brusquement, sans beaucoup m'émouvoir :"Vous êtes donc de fer, à ce que je puis voir. "Ce grand mot étouffa tout ce qu'il voulait dire, Et pour toute réplique il se mit à sourire.Depuis il s'avisa de me serrer les doigts ;Et retrouvant un peu l'usage de la voix,Il prit un de mes gants : " La mode en est nouvelle,Me dit-il, et jamais je n'en vis de si belle ; Vous portez sur la gorge un mouchoir fort carré ;Votre éventail me plaît d'être ainsi bigarré ;L'amour, je vous assure, est une belle chose ;Vraiment vous aimez fort cette couleur de rose ;La ville est en hiver tout autre que les champs ; Les charges à présent n'ont que trop de marchands ;On n'en peut approcher. " CHRYSANTE. Mais enfin que t'en semble ? DORIS. Je n'ai jamais connu d'homme qui lui ressemble,Ni qui mêle en discours tant de diversités. CHRYSANTE. Il est nouveau venu des universités, Mais après tout fort riche, et que la mort d'un père,Sans deux successions que de plus il espère,Comble de tant de biens, qu'il n'est fille aujourd'huiQui ne lui rie au nez et n'ait dessein sur lui. DORIS. Aussi me contez-vous de beaux traits de visage. CHRYSANTE. Eh bien ! Avec ces traits est-il à ton usage ? DORIS. Je douterais plutôt si je serais au sien. CHRYSANTE. Je sais qu'assurément il te veut force bien ;Mais il te le faudrait, en fille plus accorte,Recevoir désormais un peu d'une autre sorte. DORIS. Commandez seulement, madame, et mon devoirNe négligera rien qui soit en mon pouvoir. CHRYSANTE. Ma fille, te voilà telle que je souhaite.Pour ne te rien celer, c'est chose qui vaut faite.Géron, qui depuis peu fait ici tant de tours, Au déçu d'un chacun a traité ces amours ;Et puisqu'à mes désirs je te vois résolue,Je veux qu'avant deux jours l'affaire soit conclue.Au regard d'Alcidon tu dois continuer,Et de ton beau semblant ne rien diminuer : Il faut jouer au fin contre un esprit si double. DORIS. Mon frère en sa faveur vous donnera du trouble. CHRYSANTE. Il n'est pas si mauvais que l'on n'en vienne à bout. DORIS. Madame, avisez-y : je vous remets le tout. CHRYSANTE. Rentre : voici Géron, de qui la conférence Doit rompre, ou nous donner une entière assurance. SCÈNE IV. Chrysante, Géron. CHRYSANTE. Ils se sont vus enfin. GÉRON. Je l'avais déjà su,Madame, et les effets ne m'en ont point déçu,Du moins quant à Florange. CHRYSANTE. Eh bien ! Mais qu'est-ce encore ?Que dit-il de ma fille ? GÉRON. Ah ! Madame, il l'adore ! Il n'a point encore vu de miracles pareils :Ses yeux, à son avis, sont autant de soleils ;L'enflure de son sein, un double petit monde ;C'est le seul ornement de la machine ronde.L'amour à ses regards allume son flambeau, Et souvent pour la voir il ôte son bandeau ;Diane n'eut jamais une si belle taille ;Auprès d'elle Vénus ne serait rien qui vaille ;Ce ne sont rien que lis et roses que son teint ;Enfin de ses beautés il est si fort atteint... CHRYSANTE. Atteint ! Ah ! Mon ami, tant de badinerieNe témoigne que trop qu'il en fait raillerie. GÉRON. Madame, je vous jure, il pèche innocemment,Et s'il savait mieux dire, il dirait autrement.C'est un homme tout neuf : que voulez-vous qu'il fasse ? Il dit ce qu'il a lu. Daignez juger, de grâce,Plus favorablement de son intention ;Et pour mieux vous montrer où va sa passion,Vous savez les deux points (mais aussi, je vous prie,Vous ne lui direz pas cette supercherie)... CHRYSANTE. Non, non. GÉRON. Vous savez donc les deux difficultésQui jusqu'à maintenant vous tiennent arrêtés ? CHRYSANTE. Il veut son avantage, et nous cherchons le nôtre. GÉRON. « Va, Géron, m'a-t-il dit ; et pour l'une et pour l'autre,Si par dextérité tu n'en peux rien tirer, Accorde tout plutôt que de plus différer.Doris est à mes yeux de tant d'attraits pourvue,Qu'il faut bien qu'il m'en coûte un peu pour l'avoir vue. »Mais qu'en dit votre fille ? CHRYSANTE. Elle suivra mon choix,Et montre une âme prête à recevoir mes lois ; Non qu'elle en fasse état plus que de bonne sorte :Il suffit qu'elle voit ce que le bien apporte,Et qu'elle s'accommode aux solides raisonsQui forment à présent les meilleures maisons. GÉRON. À ce compte, c'est fait. Quand vous plaît-il qu'il vienne Dégager ma parole, et vous donner la sienne ? CHRYSANTE. Deux jours me suffiront, ménagés dextrement,Pour disposer mon fils à son contentement.Durant ce peu de temps, si son ardeur le presse,Il peut hors du logis rencontrer sa maîtresse : Assez d'occasions s'offrent aux amoureux. GÉRON. Madame, que d'un mot je vais le rendre heureux ! SCÈNE V. Philiste, Clarice. PHILISTE. Le bonheur aujourd'hui conduisait vos visites,Et semblait rendre hommage à vos rares mérites :Vous avez rencontré tout ce que vous cherchiez. CLARICE. Oui ; mais n'estimez pas qu'ainsi vous m'empêchiezDe vous dire, à présent que nous faisons retraite,Combien de chez Daphnis je sors mal satisfaite. PHILISTE. Madame, toutefois elle a fait son pouvoir,Du moins en apparence, à vous bien recevoir. CLARICE. Ne pensez pas aussi que je me plaigne d'elle. PHILISTE. Sa compagnie était, ce me semble, assez belle. CLARICE. Que trop belle à mon goût, et, que je pense, au tien !Deux filles possédaient seules ton entretien ;Et leur orgueil, enflé par cette préférence, De ce qu'elles valaient tirait pleine assurance. PHILISTE. Ce reproche obligeant me laisse tout surpris :Avec tant de beautés, et tant de bons esprits,Je ne valus jamais qu'on me trouvât à dire. CLARICE. Avec ces bons esprits je n'étais qu'en martyre : Leur discours m'assassine, et n'a qu'un certain jeuQui m'étourdit beaucoup, et qui me plaît fort peu. PHILISTE. Celui que nous tenions me plaisait à merveilles. CLARICE. Tes yeux s'y plaisaient bien autant que tes oreilles. PHILISTE. Je ne le puis nier, puisqu'en parlant de vous, Sur les vôtres mes yeux se portaient à tous coups,Et s'en allaient chercher sur un si beau visageMille et mille raisons d'un éternel hommage. CLARICE. Ô la subtile ruse ! Et l'excellent détour !Sans doute une des deux te donne de l'amour ; Mais tu le veux cacher. PHILISTE. Que dites-vous, madame ?Un de ces deux objets captiverait mon âme !Jugez-en mieux, de grâce, et croyez que mon coeurChoisirait pour se rendre un plus puissant vainqueur. CLARICE. Tu tranches du fâcheux. Bélinde et Chrysolite Manquent donc, à ton gré, d'attraits et de mérite,Elles dont les beautés captivent mille amants ? PHILISTE. Tout autre trouverait leurs visages charmants,Et j'en ferais état, si le ciel m'eût fait naîtreD'un malheur assez grand pour ne vous pas connaître ; Mais l'honneur de vous voir, que vous me permettez,Fait que je n'y remarque aucunes raretés,Et plein de votre idée, il ne m'est pas possibleNi d'admirer ailleurs, ni d'être ailleurs sensible. CLARICE. On ne m'éblouit pas à force de flatter : Revenons au propos que tu veux éviter.Je veux savoir des deux laquelle est ta maîtresse ;Ne dissimule plus, Philiste, et me confesse... PHILISTE. Que Chrysolite et l'autre, égales toutes deux,N'ont rien d'assez puissant pour attirer mes voeux. Si blessé des regards de quelque beau visage,Mon coeur de sa franchise avait perdu l'usage... CLARICE. Tu serais assez fin pour bien cacher ton jeu. PHILISTE. C'est ce qui ne se peut : l'amour est tout de feu,Il éclaire en brûlant et se trahit soi-même. Un esprit amoureux, absent de ce qu'il aime,Par sa mauvaise humeur fait trop voir ce qu'il est :Toujours morne, rêveur, triste, tout lui déplaît ;À tout autre propos qu'à celui de sa flamme,Le silence à la bouche, et le chagrin en l'âme, Son oeil semble à regret nous donner ses regards.Et les jette à la fois souvent de toutes parts,Qu'ainsi sa fonction confuse ou mal guidéeSe ramène en soi-même, et ne voit qu'une idée ;Mais auprès de l'objet qui possède son coeur, Ses esprits ranimés reprennent leur vigueur :Gai, complaisant, actif... CLARICE. Enfin que veux-tu dire ? PHILISTE. Que par ces actions que je viens de décrire,Vous, de qui j'ai l'honneur chaque jour d'approcher,Jugiez pour quel objet l'amour m'a su toucher. CLARICE. Pour faire un jugement d'une telle importance,Il faudrait plus de temps. Adieu : la nuit s'avance.Te verra-t-on demain ? PHILISTE. Madame, en doutez-vous ?Jamais commandements ne me furent si doux :Loin de vous, je n'ai rien qu'avec plaisir je voie ; Tout me devient fâcheux, tout s'oppose à ma joie :Un chagrin invincible accable tous mes sens. CLARICE. Si, comme tu le dis, dans le coeur des absentsC'est l'amour qui fait naître une telle tristesse,Ce compliment n'est bon qu'auprès d'une maîtresse. PHILISTE. Souffrez-le d'un respect qui produit chaque jourPour un sujet si haut les effets de l'amour. SCÈNE VI. CLARICE. Las ! Il m'en dit assez, si je l'osais entendre,Et ses désirs aux miens se font assez comprendre ;Mais pour nous déclarer une si belle ardeur, L'un est muet de crainte, et l'autre de pudeur.Que mon rang me déplaît ! Que mon trop de fortune,Au lieu de m'obliger, me choque et m'importune !Égale à mon Philiste, il m'offrirait ses voeux,Je m'entendrais nommer le sujet de ses feux, Et ses discours pourraient forcer ma modestieÀ l'assurer bientôt de notre sympathie ;Mais le peu de rapport de nos conditionsÔte le nom d'amour à ses submissions ;Et sous l'injuste loi de cette retenue, Le remède me manque, et mon mal continue.Il me sert en esclave, et non pas en amant,Tant son respect s'oppose à mon contentement !Ah ! Que ne devient-il un peu plus téméraire ?Que ne s'expose-t-il au hasard de me plaire ? Amour, gagne à la fin ce respect ennuyeux,Et rends-le moins timide, ou l'ôte de mes yeux. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. PHILISTE. Secrets tyrans de ma pensée,Respect, amour, de qui les loisD'un juste et fâcheux contre-poids La tiennent toujours balancée,Que vos mouvements opposés,Vos traits, l'un par l'autre brisés,Sont puissants à s'entre-détruire !Que l'un m'offre d'espoir ! Que l'autre a de rigueur ! Et tandis que tous deux tâchent à me séduire,Que leur combat est rude au milieu de mon coeur !Moi-même je fais mon suppliceÀ force de leur obéir ;Mais le moyen de les haïr ? Ils viennent tous deux de Clarice ;Ils m'en entretiennent tous deux,Et forment ma crainte et mes voeuxPour ce bel oeil qui les fait naître ;Et de deux flots divers mon esprit agité, Plein de glace, et d'un feu qui n'oserait paraître,Blâme sa retenue et sa témérité.Mon âme, dans cet esclavage,Fait des voeux qu'elle n'ose offrir ;J'aime seulement pour souffrir ; J'ai trop et trop peu de courage :Je vois bien que je suis aimé,Et que l'objet qui m'a charméVit en de pareilles contraintes.Mon silence à ses feux fait tant de trahison, Qu'impertinent captif de mes frivoles craintes,Pour accroître son mal, je fuis ma guérison.Elle brûle, et par quelque signeQue son coeur s'explique avec moi,Je doute de ce que je vois, Parce que je m'en trouve indigne.Espoir, adieu ; c'est trop flatté :Ne crois pas que cette beautéDaigne avouer de telles flammes ;Et dans le juste soin qu'elle a de les cacher, Vois que si même ardeur embrase nos deux âmes,Sa bouche à son esprit n'ose le reprocher.Pauvre amant, vois par son silenceQu'elle t'en commande un égal,Et que le récit de ton mal Te convaincrait d'une insolence.Quel fantasque raisonnement !Et qu'au milieu de mon tourmentJe deviens subtil à ma peine !Pourquoi m'imaginer qu'un discours amoureux Par un contraire effet change l'amour en haine,Et malgré mon bonheur me rendre malheureux ?Mais j'aperçois Clarice. ô dieux ! Si cette belleParlait autant de moi que je m'entretiens d'elle !Du moins si sa nourrice a soin de nos amours, C'est de moi qu'à présent doit être leur discours.Une humeur curieuse avec chaleur m'emporteÀ me couler sans bruit derrière cette porte,Pour écouter de là, sans en être aperçu,En quoi mon fol espoir me peut avoir déçu. Allons. Souvent l'amour ne veut qu'une bonne heure :Jamais l'occasion ne s'offrira meilleure,Et peut-être qu'enfin nous en pourrons tirerCelle que nous cherchons pour nous mieux déclarer. SCÈNE II. Clarice, La nourrice. CLARICE. Tu me veux détourner d'une seconde flamme, Dont je ne pense pas qu'autre que toi me blâme.Être veuve à mon âge, et toujours déplorerLa perte d'un mari que je puis réparer !Refuser d'un amant ce doux nom de maîtresse !N'avoir que des mépris pour les voeux qu'il m'adresse ! Le voir toujours languir dessous ma dure loi !Cette vertu, nourrice, est trop haute pour moi. LA NOURRICE. Madame, mon avis au vôtre ne résisteQu'alors que votre ardeur se porte vers Philiste.Aimez, aimez quelqu'un ; mais comme à l'autre fois, Qu'un lieu digne de vous arrête votre choix. CLARICE. Brise là ce discours dont mon amour s'irrite :Philiste n'en voit point qui le passe en mérite. LA NOURRICE. Je ne remarque en lui rien que de fort commun,Sinon que plus qu'un autre il se rend importun. CLARICE. Que ton aveuglement en ce point est extrême !Et que tu connais mal et Philiste et moi-même,Si tu crois que l'excès de sa civilitéPasse jamais chez moi pour importunité ! LA NOURRICE. Ce cajoleur rusé, qui toujours vous assiège, A tant fait qu'à la fin vous tombez dans son piège. CLARICE. Ce cavalier parfait, de qui je tiens le coeur,A tant fait que du mien il s'est rendu vainqueur. LA NOURRICE. Il aime votre bien, et non votre personne. CLARICE. Son vertueux amour l'un et l'autre lui donne : Ce m'est trop d'heur encore, dans le peu que je vaux,Qu'un peu de bien que j'ai supplée à mes défauts. LA NOURRICE. La mémoire d'Alcandre, et le rang qu'il vous laisse,Voudraient un successeur de plus haute noblesse. CLARICE. S'il précéda Philiste en vaines dignités, Philiste le devance en rares qualités ;Il est né gentilhomme, et sa vertu répareTout ce dont la fortune envers lui fut avare :Nous avons, elle et moi, trop de quoi l'agrandir. LA NOURRICE. Si vous pouviez, madame, un peu vous refroidir Pour le considérer avec indifférence,Sans prendre pour mérite une fausse apparence,La raison ferait voir à vos yeux insensésQue Philiste n'est pas tout ce que vous pensez.Croyez-m'en plus que vous ; j'ai vieilli dans le monde, J'ai de l'expérience, et c'est où je me fonde :Éloignez quelque temps ce dangereux charmeur,Faites en son absence essai d'une autre humeur ;Pratiquez-en quelque autre, et désintéresséeComparez-lui l'objet dont vous êtes blessée ; Comparez-en l'esprit, la façon, l'entretien,Et lors vous trouverez qu'un autre le vaut bien. CLARICE. Exercer contre moi de si noirs artifices !Donner à mon amour de si cruels supplices !Trahir tous mes désirs ! éteindre un feu si beau ! Qu'on m'enferme plutôt toute vive au tombeau.Fais venir cet amant : dussé-je la premièreLui faire de mon coeur une ouverture entière,Je ne permettrai point qu'il sorte d'avec moiSans avoir l'un à l'autre engagé notre foi. LA NOURRICE. Ne précipitez point ce que le temps ménage ;Vous pourrez à loisir éprouver son courage. CLARICE. Ne m'importune plus de tes conseils maudits,Et sans me répliquer fais ce que je te dis. SCÈNE III. Philiste, La nourrice. PHILISTE. Je te ferai cracher cette langue traîtresse. Est-ce ainsi qu'on me sert auprès de ma maîtresse,Détestable sorcière ? LA NOURRICE. Eh bien, quoi ? Qu'ai-je fait ? PHILISTE. Et tu doutes encore si j'ai vu ton forfait ? LA NOURRICE. Quel forfait ? PHILISTE. Peut-on voir lâcheté plus hardie ?Joindre encore l'impudence à tant de perfidie ! LA NOURRICE. Tenir ce qu'on promet, est-ce une trahison ? PHILISTE. Est-ce ainsi qu'on le tient ? LA NOURRICE. Parlons avec raison :Que t'avais-je promis ? PHILISTE. Que de tout ton possibleTu rendrais ta maîtresse à mes désirs sensible,Et la disposerais à recevoir mes voeux. LA NOURRICE. Et ne la vois-tu pas au point où tu la veux ? PHILISTE. Malgré toi mon bonheur à ce point l'a réduite. LA NOURRICE. Mais tu dois ce bonheur à ma sage conduite,Jeune et simple novice en matière d'amour,Qui ne saurais comprendre encore un si bon tour. Flatter de nos discours les passions des dames,C'est aider lâchement à leurs naissantes flammes ;C'est traiter lourdement un délicat effet ;C'est n'y savoir enfin que ce que chacun sait :Moi, qui de ce métier ai la haute science, Et qui pour te servir brûle d'impatience,Par un chemin plus court qu'un propos complaisant,J'ai su croître sa flamme en la contredisant ;J'ai su faire éclater, mais avec violence,Un amour étouffé sous un honteux silence, Et n'ai pas tant choqué que piqué ses désirs,Dont la soif irritée avance tes plaisirs. PHILISTE. À croire ton babil, la ruse est merveilleuse ;Mais l'épreuve, à mon goût, en est fort périlleuse. LA NOURRICE. Jamais il ne s'est vu de tours plus assurés. La raison et l'amour sont ennemis jurés ;Et lorsque ce dernier dans un esprit commande,Il ne peut endurer que l'autre le gourmande :Plus la raison l'attaque, et plus il se roidit ;Plus elle l'intimide, et plus il s'enhardit. Je le dis sans besoin, vos yeux et vos oreillesSont de trop bons témoins de toutes ces merveilles :Vous-même avez tout vu, que voulez-vous de plus ?Entrez, on vous attend ; ces discours superflusReculent votre bien, et font languir Clarice. Allez, allez cueillir les fruits de mon service :Usez bien de votre heur et de l'occasion. PHILISTE. Soit une vérité, soit une illusionQue ton esprit adroit emploie à ta défense,Le mien de tes discours plus outre ne s'offense, Et j'en estimerai mon bonheur plus parfait,Si d'un mauvais dessein je tire un bon effet. LA NOURRICE. Que de propos perdus ! Voyez l'impatienteQui ne peut plus souffrir une si longue attente. SCÈNE IV. Clarice, Philiste, La nourrice. CLARICE. Paresseux, qui tardez si longtemps à venir, Devinez la façon dont je veux vous punir. PHILISTE. M'interdiriez-vous bien l'honneur de votre vue ? CLARICE. Vraiment, vous me jugez de sens fort dépourvue :Vous bannir de mes yeux ! Une si dure loiFerait trop retomber le châtiment sur moi, Et je n'ai pas failli, pour me punir moi-même. PHILISTE. L'absence ne fait mal que de ceux que l'on aime. CLARICE. Aussi, que savez-vous si vos perfectionsNe vous ont rien acquis sur mes affections ? PHILISTE. Madame, excusez-moi, je sais mieux reconnaître Mes défauts, et le peu que le ciel m'a fait naître. CLARICE. N'oublierez-vous jamais ces termes ravalés,Pour vous priser de bouche autant que vous valez ?Seriez-vous bien content qu'on crût ce que vous dites ?Demeurez avec moi d'accord de vos mérites ; Laissez-moi me flatter de cette vanité,Que j'ai quelque pouvoir sur votre liberté,Et qu'une humeur si froide, à toute autre invincible,Ne perd qu'auprès de moi le titre d'insensible :Une si douce erreur tâche à s'autoriser ; Quel plaisir prenez-vous à m'en désabuser ? PHILISTE. Ce n'est point une erreur ; pardonnez-moi, madame,Ce sont les mouvements les plus sains de mon âme.Il est vrai, je vous aime, et mes feux indiscretsSe donnent leur supplice en demeurant secrets. Je reçois sans contrainte une ardeur téméraire ;Mais si j'ose brûler, je sais aussi me taire ;Et près de votre objet, mon unique vainqueur,Je puis tout sur ma langue, et rien dessus mon coeur.En vain j'avais appris que la seule espérance Entretenait l'amour dans la persévérance :J'aime sans espérer, et mon coeur enflamméA pour but de vous plaire, et non pas d'être aimé.L'amour devient servile, alors qu'il se dispenseÀ n'allumer ses feux que pour la récompense. Ma flamme est toute pure, et sans rien présumer,Je ne cherche en aimant que le seul bien d'aimer. CLARICE. Et celui d'être aimé, sans que tu le prétendes,Préviendra tes désirs et tes justes demandes.Ne déguisons plus rien, cher Philiste : il est temps Qu'un aveu mutuel rende nos voeux contents.Donnons-leur, je te prie, une entière assurance ;Vengeons-nous à loisir de notre indifférence,Vengeons-nous à loisir de toutes ces langueursOù sa fausse couleur avait réduit nos coeurs. PHILISTE. Vous me jouez, madame, et cette accorte feinteNe donne à mon amour qu'une railleuse atteinte. CLARICE. Quelle façon étrange ! En me voyant brûler,Tu t'obstines encore à le dissimuler ;Tu veux qu'encore un coup je me donne la honte De te dire à quel point l'amour pour toi me dompte :Tu le vois cependant avec pleine clarté,Et veux douter encore de cette vérité ? PHILISTE. Oui, j'en doute, et l'excès du bonheur qui m'accableMe surprend, me confond, me paraît incroyable. Madame, est-il possible ? Et me puis-je assurerD'un bien à quoi mes voeux n'oseraient aspirer ? CLARICE. Cesse de me tuer par cette défiance.Qui pourrait des mortels troubler notre alliance ?Quelqu'un a-t-il à voir dessus mes actions, Dont j'aie à prendre l'ordre en mes affections ?Veuve, et qui ne dois plus de respect à personne,Ne puis-je disposer de ce que je te donne ? PHILISTE. N'ayant jamais été digne d'un tel honneur,J'ai de la peine encore à croire mon bonheur. CLARICE. Pour t'obliger enfin à changer de langage,Si ma foi ne suffit, que je te donne en gage,Un bracelet, exprès tissu de mes cheveux,T'attend pour enchaîner et ton bras et tes voeux ;Viens le quérir, et prendre avec moi la journée Qui termine bientôt notre heureux hyménée. PHILISTE. C'est dont vos seuls avis se doivent consulter :Trop heureux, quant à moi, de les exécuter ! LA NOURRICE, seule. Vous comptez sans votre hôte, et vous pourrez apprendreQue ce n'est pas sans moi que ce jour se doit prendre. De vos prétentions Alcidon avertiVous fera, s'il m'en croit, un dangereux parti.Je lui vais bien donner de plus sûres adressesQue d'amuser Doris par de fausses caresses ;Aussi bien, m'a-t-on dit, à beau jeu beau retour : Au lieu de la duper avec ce feint amour,Elle-même le dupe, et lui rendant son change,Lui promet un amour qu'elle garde à Florange :Ainsi, de tous côtés primé par un rival,Ses affaires sans moi se porteraient fort mal. SCÈNE V. Alcidon, Doris. ALCIDON. Adieu, mon cher souci, sois sûre que mon âmeJusqu'au dernier soupir conservera sa flamme. DORIS. Alcidon, cet adieu me prend au dépourvu.Tu ne fais que d'entrer ; à peine t'ai-je vu :C'est m'envier trop tôt le bien de ta présence. De grâce, oblige-moi d'un peu de complaisance,Et puisque je te tiens, souffre qu'avec loisirJe puisse m'en donner un peu plus de plaisir. ALCIDON. Je t'explique si mal le feu qui me consume,Qu'il me force à rougir d'autant plus qu'il s'allume. Mon discours s'en confond, j'en demeure interdit ;Ce que je ne puis dire est plus que je n'ai dit :J'en hais les vains efforts de ma langue grossière,Qui manquent de justesse en si belle matière,Et ne répondant point aux mouvements du coeur, Te découvrent si peu le fond de ma langueur.Doris, si tu pouvais lire dans ma pensée,Et voir jusqu'au milieu de mon âme blessée,Tu verrais un brasier bien autre et bien plus grandQu'en ces faibles devoirs que ma bouche te rend. DORIS. Si tu pouvais aussi pénétrer mon courage,Et voir jusqu'à quel point ma passion m'engage,Ce que dans mes discours tu prends pour des ardeursNe te semblerait plus que de tristes froideurs.Ton amour et le mien ont faute de paroles. Par un malheur égal ainsi tu me consoles ;Et de mille défauts me sentant accabler,Ce m'est trop d'heur qu'un d'eux me fait te ressembler. ALCIDON. Mais quelque ressemblance entre nous qui survienne,Ta passion n'a rien qui ressemble à la mienne, Et tu ne m'aimes pas de la même façon. DORIS. Si tu m'aimes encore, quitte un si faux soupçon ;Tu douterais à tort d'une chose trop claire ;L'épreuve fera foi comme j'aime à te plaire.Je meurs d'impatience, attendant l'heureux jour Qui te montre quel est envers toi mon amour ;Ma mère en ma faveur brûle de même envie. ALCIDON. Hélas ! Ma volonté sous un autre asservie,Dont je ne puis encore à mon gré disposer,Fait que d'un tel bonheur je ne saurais user. Je dépends d'un vieil oncle, et s'il ne m'autorise,Je ne te fais qu'en vain le don de ma franchise ;Tu sais que tout son bien ne regarde que moi,Et qu'attendant sa mort je vis dessous sa loi.Mais nous le gagnerons, et mon humeur accorte Sait comme il faut avoir les hommes de sa sorte :Un peu de temps fait tout. DORIS. Ne précipite rien.Je connais ce qu'au monde aujourd'hui vaut le bien.Conserve ce vieillard ; pourquoi te mettre en peine,À force de m'aimer, de t'acquérir sa haine ? Ce qui te plaît m'agrée ; et ce retardement,Parce qu'il vient de toi, m'oblige infiniment. ALCIDON. De moi ! C'est offenser une pure innocence.Si l'effet de mes voeux n'est pas en ma puissance,Leur obstacle me gêne autant ou plus que toi. DORIS. C'est prendre mal mon sens ; je sais quelle est ta foi. ALCIDON. En veux-tu par écrit une entière assurance ? DORIS. Elle m'assure assez de ta persévérance ;Et je lui ferais tort d'en recevoir d'ailleursUne preuve plus ample ou des garants meilleurs. ALCIDON. Je l'apporte demain, pour mieux faire connaître... DORIS. J'en crois si fortement ce que j'en vois paraître,Que c'est perdre du temps que de plus en parler.Adieu ; va désormais où tu voulais aller.Si pour te retenir j'ai trop peu de mérite, Souviens-toi pour le moins que c'est moi qui te quitte. ALCIDON. Ce brusque adieu m'étonne, et je n'entends pas bien... SCÈNE VI. Alcidon, La Nourrice. LA NOURRICE. Je te prends au sortir d'un plaisant entretien. ALCIDON. Plaisant, de vérité, vu que mon artificeLui raconte les voeux que j'envoie à Clarice ; Et de tous mes soupirs, qui se portent plus loin,Elle se croit l'objet, et n'en est que témoin. LA NOURRICE. Ainsi ton feu se joue ? ALCIDON. Ainsi quand je soupire,Je la prends pour une autre, et lui dis mon martyre ;Et sa réponse, au point que je puis souhaiter, Dans cette illusion a droit de me flatter. LA NOURRICE. Elle t'aime ? ALCIDON. Et de plus, un discours équivoqueLui fait aisément croire un amour réciproque.Elle se pense belle, et cette vanitéL'assure imprudemment de ma captivité ; Et comme si j'étais des amants ordinaires,Elle prend sur mon coeur des droits imaginaires,Cependant que le sien sent tout ce que je feins,Et vit dans les langueurs dont à faux je me plains. LA NOURRICE. Je te réponds que non. Si tu n'y mets remède, Avant qu'il soit trois jours Florange la possède. ALCIDON. Et qui t'en a tant dit ? LA NOURRICE. Géron m'a tout conté ;C'est lui qui sourdement a conduit ce traité. ALCIDON. C'est ce qu'en mots obscurs son adieu voulait dire.Elle a cru me braver, mais je n'en fais que rire ; Et comme j'étais las de me contraindre tant,La coquette qu'elle est m'oblige en me quittant.Ne m'apprendras-tu point ce que fait ta maîtresse ? LA NOURRICE. Elle met ton agente au bout de sa finesse.Philiste assurément tient son esprit charmé : Je n'aurais jamais cru qu'elle l'eût tant aimé. ALCIDON. C'est à faire à du temps. LA NOURRICE. Quitte cette espérance :Ils ont pris l'un de l'autre une entière assurance,Jusqu'à s'entre-donner la parole et la foi. ALCIDON. Que tu demeures froide en te moquant de moi ! LA NOURRICE. Il n'est rien de si vrai ; ce n'est point raillerie. ALCIDON. C'est donc fait d'Alcidon ! Nourrice, je te prie... LA NOURRICE. Rien ne sert de prier ; mon esprit épuiséPour divertir ce coup n'est point assez rusé.Je n'en sais qu'un moyen, mais je ne l'ose dire. ALCIDON. Dépêche, ta longueur m'est un second martyre. LA NOURRICE. Clarice, tous les soirs, rêvant à ses amours,Seule dans son jardin fait trois ou quatre tours. ALCIDON. Et qu'a cela de propre à reculer ma perte ? LA NOURRICE. Je te puis en tenir la fausse porte ouverte. Aurais-tu du courage assez pour l'enlever ? ALCIDON. Oui, mais il faut retraite après où me sauver ;Et je n'ai point d'ami si peu jaloux de gloireQue d'être partisan d'une action si noire.Si j'avais un prétexte, alors je ne dis pas Que quelqu'un abusé n'accompagnât mes pas. LA NOURRICE. On te vole Doris, et ta feinte colèreManquerait de prétexte à quereller son frère !Fais-en sonner partout un faux ressentiment :Tu verras trop d'amis s'offrir aveuglément, Se prendre à ces dehors, et sans voir dans ton âme,Vouloir venger l'affront qu'aura reçu ta flamme.Sers-toi de leur erreur, et dupe-les si bien... ALCIDON. Ce prétexte est si beau que je ne crains plus rien. LA NOURRICE. Pour ôter tout soupçon de notre intelligence, Ne faisons plus ensemble aucune conférence,Et viens quand tu pourras : je t'attends dès demain. ALCIDON. Adieu ; je tiens le coup, autant vaut, dans ma main. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Célidan, Alcidon. CÉLIDAN. Ce n'est pas que j'excuse ou la soeur, ou le frère,Dont l'infidélité fait naître ta colère ; Mais, à ne point mentir, ton dessein à l'abordN'a gagné mon esprit qu'avec un peu d'effort.Lorsque tu m'as parlé d'enlever sa maîtresse,L'honneur a quelque temps combattu ma promesse :Ce mot d'enlèvement me faisait de l'horreur ; Mes sens, embarrassés dans cette vaine erreur,N'avaient plus la raison de leur intelligence.En plaignant ton malheur, je blâmais ta vengeance,Et l'ombre d'un forfait, amusant ma pitié,Retardait les effets dûs à notre amitié. Pardonne un vain scrupule à mon âme inquiète ;Prends mon bras pour second, mon château pour retraite.Le déloyal Philiste, en te volant ton bien,N'a que trop mérité qu'on le prive du sien :Après son action la tienne est légitime ; Et l'on venge sans honte un crime par un crime. ALCIDON. Tu vois comme il me trompe, et me promet sa soeurPour en faire sous main Florange possesseur.Ah ciel ! Fut-il jamais un si noir artifice ?Il lui fait recevoir mes offres de service ; Cette belle m'accepte, et fier de son aveu,Je me vante partout du bonheur de mon feu.Cependant il me l'ôte, et par cette pratique,Plus mon amour est su, plus ma honte est publique. CÉLIDAN. Après sa trahison, vois ma fidélité : Il t'enlève un objet que je t'avais quitté.Ta Doris fut toujours la reine de mon âme ;J'ai toujours eu pour elle une secrète flamme,Sans jamais témoigner que j'en étais épris,Tant que tes feux ont pu te promettre ce prix ; Mais je te l'ai quittée, et non pas à Florange.Quand je t'aurai vengé, contre lui je me venge,Et je lui fais savoir que jusqu'à mon trépas,Tout autre qu'Alcidon ne l'emportera pas. ALCIDON. Pour moi donc à ce point ta contrainte est venue ! Que je te veux de mal de cette retenue !Est-ce ainsi qu'entre amis on vit à coeur ouvert ? CÉLIDAN. Mon feu, qui t'offensait, est demeuré couvert ;Et si cette beauté malgré moi l'a fait naître,J'ai su pour ton respect l'empêcher de paraître. ALCIDON. Hélas ! Tu m'as perdu, me voulant obliger ;Notre vieille amitié m'en eût fait dégager.Je souffre maintenant la honte de sa perte,Et j'aurais eu l'honneur de te l'avoir offerte,De te l'avoir cédée, et réduit mes désirs Au glorieux dessein d'avancer tes plaisirs.Faites, dieux tout-puissants, que Philiste se change,Et l'inspirant bientôt de rompre avec Florange,Donnez-moi le moyen de montrer qu'à mon tourJe sais pour un ami contraindre mon amour. CÉLIDAN. Tes souhaits arrivés, nous t'en verrions dédire ;Doris sur ton esprit reprendrait son empire :Nous donnons aisément ce qui n'est plus à nous. ALCIDON. Si j'y manquais, grands dieux ! Je vous conjure tousD'armer contre Alcidon vos dextres vengeresses. CÉLIDAN. Un ami tel que toi m'est plus que cent maîtresses ;Il n'y va pas de tant ; résolvons seulementDu jour et des moyens de cet enlèvement. ALCIDON. Mon secret n'a besoin que de ton assistance.Je n'ai point lieu de craindre aucune résistance : La beauté dont mon traître adore les attraitsChaque soir au jardin va prendre un peu de frais ;J'en ai su de lui-même ouvrir la fausse porte ;Étant seule, et de nuit, le moindre effort l'emporte.Allons-y dès ce soir : le plus tôt vaut le mieux ; Et surtout déguisés, dérobons à ses yeux,Et de nous, et du coup, l'entière connaissance. CÉLIDAN. Si Clarice une fois est en notre puissance,Crois que c'est un bon gage à moyenner l'accord,Et rendre, en le faisant, ton parti le plus fort. Mais pour la sûreté d'une telle surprise,Aussitôt que chez moi nous pourrons l'avoir mise,Retournons sur nos pas, et soudain effaçonsCe que pourrait l'absence engendrer de soupçons. ALCIDON. Ton salutaire avis est la même prudence ; Et déjà je prépare une froide impudenceÀ m'informer demain, avec étonnement,De l'heure et de l'auteur de cet enlèvement. CÉLIDAN. Adieu ; j'y vais mettre ordre. ALCIDON. Estime qu'en revancheJe n'ai goutte de sang que pour toi je n'épanche. SCÈNE II. ALCIDON. Bons dieux ! Que d'innocence et de simplicité !Ou pour la mieux nommer, que de stupidité,Dont le manque de sens se cache et se déguiseSous le front spécieux d'une sotte franchise !Que Célidan est bon ! Que j'aime sa candeur ! Et que son peu d'adresse oblige mon ardeur !Oh ! Qu'il n'est pas de ceux dont l'esprit à la modeÀ l'humeur d'un ami jamais ne s'accommode,Et qui nous font souvent cent protestations,Et contre les effets ont mille inventions ! Lui, quand il a promis, il meurt qu'il n'effectue,Et l'attente déjà de me servir le tue.J'admire cependant par quel secret ressortSa fortune et la mienne ont cela de rapport,Que celle qu'un ami nomme ou tient sa maîtresse Est l'objet qui tous deux au fond du coeur nous blesse,Et qu'ayant comme moi caché sa passion,Nous n'avons différé que de l'intention,Puisqu'il met pour autrui son bonheur en arrière,Et pour moi... SCÈNE III. Philiste, Alcidon. PHILISTE. Je t'y prends, rêveur. ALCIDON. Oui, par derrière. C'est d'ordinaire ainsi que les traîtres en font. PHILISTE. Je te vois accablé d'un chagrin si profond,Que j'excuse aisément ta réponse un peu crue.Mais que fais-tu si triste au milieu d'une rue ?Quelque penser fâcheux te servait d'entretien ? ALCIDON. Je rêvais que le monde en l'âme ne vaut rien,Du moins pour la plupart ; que le siècle où nous sommesÀ bien dissimuler met la vertu des hommes ;Qu'à peine quatre mots se peuvent échapperSans quelque double sens afin de nous tromper ; Et que souvent de bouche un dessein se propose,Cependant que l'esprit songe à toute autre chose. PHILISTE. Et cela t'affligeait ? Laissons courir le temps,Et malgré ses abus, vivons toujours contents.Le monde est un chaos, et son désordre excède Tout ce qu'on y voudrait apporter de remède.N'ayons l'oeil, cher ami, que sur nos actions ;Aussi bien, s'offenser de ses corruptions,À des gens comme nous ce n'est qu'une folie.Mais pour te retirer de ta mélancolie, Je te veux faire part de mes contentements.Si l'on peut en amour s'assurer aux serments,Dans trois jours au plus tard, par un bonheur étrange,Clarice est à Philiste. ALCIDON. Et Doris, à Florange. PHILISTE. Quelque soupçon frivole en ce point te déçoit ; J'aurai perdu la vie avant que cela soit. ALCIDON. Voilà faire le fin de fort mauvaise grâce :Philiste, vois-tu bien, je sais ce qui se passe. PHILISTE. Ma mère en a reçu, de vrai, quelque propos,Et voulut hier au soir m'en toucher quelques mots. Les femmes de son âge ont ce mal ordinaireDe régler sur les biens une pareille affaire :Un si honteux motif leur fait tout décider,Et l'or qui les aveugle a droit de les guider :Mais comme son éclat n'éblouit point mon âme, Que je vois d'un autre oeil ton mérite et ta flamme,Je lui fis bien savoir que mon consentementNe dépendrait jamais de son aveuglement,Et que jusqu'au tombeau, quant à cet hyménée,Je maintiendrais la foi que je t'avais donnée. [Note : Accortement : D'une manière accorte. Qui est de gentil esprit, qui est à la fois avisé et gracieux. [L]]Ma soeur accortement feignait de l'écouter ;Non pas que son amour n'osât lui résister,Mais elle voulait bien qu'un peu de jalousieSur quelque bruit léger piquât ta fantaisie :Ce petit aiguillon quelquefois, en passant, Réveille puissamment un amour languissant. ALCIDON. Fais à qui tu voudras ce conte ridicule.Soit que ta soeur l'accepte, ou qu'elle dissimule,Le peu que j'y perdrai ne vaut pas m'en fâcher.Rien de mes sentiments ne saurait approcher Comme alors qu'au théâtre on nous fait voir Mélite,Le discours de Cloris, quand Philandre la quitte :Ce qu'elle dit de lui, je le dis de ta soeur,Et je la veux traiter avec même douceur.Pourquoi m'aigrir contre elle ? En cet indigne change, Le beau choix qu'elle fait la punit et me venge ;Et ce sexe imparfait, de soi-même ennemi,Ne posséda jamais la raison qu'à demi.J'aurais tort de vouloir qu'elle en eût davantage ;Sa faiblesse la force à devenir volage. Je n'ai que pitié d'elle en ce manque de foi ;Et mon courroux entier se réserve pour toi,Toi qui trahis ma flamme après l'avoir fait naître,Toi qui ne m'es ami qu'afin d'être plus traître,Et que tes lâchetés tirent de leur excès, Par ce damnable appas, un facile succès.Déloyal ! Ainsi donc de ta vaine promesseJe reçois mille affronts au lieu d'une maîtresse ;Et ton perfide coeur, masqué jusqu'à ce jour,Pour assouvir ta haine alluma mon amour ! PHILISTE. Ces soupçons dissipés par des effets contraires,Nous renouerons bientôt une amitié de frères.Puisse dessus ma tête éclater à tes yeuxCe qu'a de plus mortel la colère des cieux,Si jamais ton rival a ma soeur sans ma vie ! À cause de son bien ma mère en meurt d'envie ;Mais malgré... ALCIDON. Laisse là ces propos superflusCes protestations ne m'éblouissent plus ;Et ma simplicité, lasse d'être dupée,N'admet plus de raisons qu'au bout de mon épée. PHILISTE. Étrange impression d'une jalouse erreur,Dont ton esprit atteint ne suit que sa fureur !Eh bien ! Tu veux ma vie, et je te l'abandonne ;Ce courroux insensé qui dans ton coeur bouillonne,Contente-le par là, pousse, mais n'attends pas Que par le tien je veuille éviter mon trépas.Trop heureux que mon sang puisse te satisfaire,Je le veux tout donner au seul bien de te plaire.Toujours à ces défis j'ai couru sans effroi ;Mais je n'ai point d'épée à tirer contre toi. ALCIDON. Voilà bien déguiser un manque de courage. PHILISTE. C'est presser un peu trop qu'aller jusqu'à l'outrage.On n'a point encore vu que ce manque de coeurM'ait rendu le dernier où vont les gens d'honneur.Je te veux bien ôter tout sujet de colère ; Et quoi que de ma soeur ait résolu ma mère,Dût mon peu de respect irriter tous les dieux,J'affronterai Géron et Florange à ses yeux.Mais après les efforts de cette déférence,Si tu gardes encor la même violence, Peut-être saurons-nous apaiser autrementLes obstinations de ton emportement. ALCIDON, seul. Je crains son amitié plus que cette menace :Sans doute il va chasser Florange de ma place.Mon prétexte est perdu, s'il ne quitte ces soins : Dieux ! Qu'il m'obligerait de m'aimer un peu moins ! SCÈNE IV. Chrysante, Doris. CHRYSANTE. Je meure, mon enfant, si tu n'es admirable !Et ta dextérité me semble incomparable :Tu mérites de vivre après un si beau tour. DORIS. Croyez-moi qu'Alcidon n'en sait guère en amour ; Vous n'eussiez pu m'entendre, et vous garder de rire.Je me tuais moi-même à tous coups de lui direQue mon âme pour lui n'a que de la froideur,Et que je lui ressemble en ce que notre ardeurNe s'explique à tous deux point du tout par la bouche ; Enfin que je le quitte. CHRYSANTE. Il est donc une souche,S'il ne peut rien comprendre en ces naïvetés.Peut-être y mêlais-tu quelques obscurités ? DORIS. Pas une ; en mots exprès je lui rendais son change,Et n'ai couvert mon jeu qu'au regard de Florange. CHRYSANTE. De Florange ! Et comment en osais-tu parler ? DORIS. Je ne me trouvais pas d'humeur à rien celer ;Mais nous nous sûmes lors jeter sur l'équivoque. CHRYSANTE. Tu vaux trop. C'est ainsi qu'il faut, quand on se moque,Que le moqué toujours sorte fort satisfait ; Ce n'est plus autrement qu'un plaisir imparfait,Qui souvent malgré nous se termine en querelle. DORIS. Je lui prépare encore une ruse nouvellePour la première fois qu'il m'en viendra conter. CHRYSANTE. Mais pour en dire trop tu pourras tout gâter. DORIS. N'en ayez pas de peur. CHRYSANTE. Quoi que l'on se propose,Assez souvent l'issue... DORIS. On vous veut quelque chose,Madame, je vous laisse. CHRYSANTE. Oui, va-t'en ; il vaut mieuxQue l'on ne traite point cette affaire à tes yeux. SCÈNE V. Chrysante, Géron. CHRYSANTE. Je devine à peu près le sujet qui t'amène ; Mais, sans mentir, mon fils me donne un peu de peine,Et s'emporte si fort en faveur d'un ami,Que je n'ai su gagner son esprit qu'à demi.Encore une remise ; et que tandis FlorangeNe craigne aucunement qu'on lui donne le change ; Moi-même j'ai tant fait que ma fille aujourd'hui(Le croirais-tu, Géron ?) a de l'amour pour lui. GÉRON. Florange, impatient de n'avoir pas encoreL'entier et libre accès vers l'objet qu'il adore,Ne pourra consentir à ce retardement. CHRYSANTE. Le tout en ira mieux pour son contentement.Quel plaisir aura-t-il auprès de sa maîtresse,Si mon fils ne l'y voit que d'un oeil de rudesse,Si sa mauvaise humeur ne daigne lui parler,Ou ne lui parle enfin que pour le quereller ? GÉRON. Madame, il ne faut point tant de discours frivoles ;Je ne fus jamais homme à porter des paroles,Depuis que j'ai connu qu'on ne les peut tenir ;Si monsieur votre fils... CHRYSANTE. Je l'aperçois venir. GÉRON. Tant mieux. Nous allons voir s'il dédira sa mère. CHRYSANTE. Sauve-toi ; ses regards ne sont que de colère. SCÈNE VI. Chrysante, Philiste, Géron, Lycas. PHILISTE. Te voilà donc ici, peste du bien public,Qui réduis les amours en un sale trafic !Va pratiquer ailleurs tes commerces infâmes.Ce n'est pas où je suis que l'on surprend des femmes. GÉRON. Vous me prenez à tort pour quelque suborneur ?Je ne sortis jamais des termes de l'honneur ;Et madame elle-même a choisi cette voie. PHILISTE, lui donnant des plats de coups d'épée. Tiens, porte ce revers à celui qui t'envoie ;Ceux-ci seront pour toi. SCÈNE VII. Chrysante, Philiste, Lycas. CHRYSANTE. Mon fils, qu'avez-vous fait ? PHILISTE. J'ai mis, grâces aux dieux, ma promesse en effet. CHRYSANTE. Ainsi vous m'empêchez d'exécuter la mienne. PHILISTE. Je ne puis empêcher que la vôtre ne tienne ;[Note : Courratier : courtier.]Mais si jamais je trouve ici ce courratier,Je lui saurai, madame, apprendre son métier. CHRYSANTE. Il vient sous mon aveu. PHILISTE. Votre aveu ne m'importe ;C'est un fou s'il me voit sans regagner la porte :Autrement, il saura ce que pèsent mes coups. CHRYSANTE. Est-ce là le respect que j'attendais de vous ? PHILISTE. Commandez que le coeur à vos yeux je m'arrache, Pourvu que mon honneur ne souffre aucune tache :Je suis prêt d'expier avec mille tourmentsCe que je mets d'obstacle à vos contentements. CHRYSANTE. Souffrez que la raison règle votre courage ;Considérez, mon fils, quel heur, quel avantage, L'affaire qui se traite apporte à votre soeur.Le bien est en ce siècle une grande douceur :Étant riche, on est tout ; ajoutez qu'elle-mêmeN'aime point Alcidon, et ne croit pas qu'il l'aime.Quoi ! Voulez-vous forcer son inclination ? PHILISTE. Vous la forcez vous-même à cette élection :Je suis de ses amours le témoin oculaire. CHRYSANTE. Elle se contraignait seulement pour vous plaire. PHILISTE. Elle doit donc encore se contraindre pour moi. CHRYSANTE. Et pourquoi lui prescrire une si dure loi ? PHILISTE. Puisqu'elle m'a trompé, qu'elle en porte la peine. CHRYSANTE. Voulez-vous l'attacher à l'objet de sa haine ? PHILISTE. Je veux tenir parole à mes meilleurs amis,Et qu'elle tienne aussi ce qu'elle m'a promis. CHRYSANTE. Mais elle ne vous doit aucune obéissance. PHILISTE. Sa promesse me donne une entière puissance. CHRYSANTE. Sa promesse, sans moi, ne la peut obliger. PHILISTE. Que deviendra ma foi, qu'elle a fait engager ? CHRYSANTE. Il la faut révoquer, comme elle sa promesse. PHILISTE. Il faudrait donc, comme elle, avoir l'âme traîtresse. Lycas, cours chez Florange, et dis-lui de ma part... CHRYSANTE. Quel violent esprit ! PHILISTE. Que s'il ne se départD'une place chez nous par surprise occupée,Je ne le trouve point sans une bonne épée. CHRYSANTE. Attends un peu. Mon fils... PHILISTE, à Lycas. Marche, mais promptement. CHRYSANTE, seule. Dieux ! Que cet emporté me donne de tourment !Que je te plains, ma fille ! Hélas ! Pour ta misèreLes destins ennemis t'ont fait naître ce frère.Déplorable ! Le ciel te veut favoriserD'une bonne fortune, et tu n'en peux user. Rejoignons toutes deux ce naturel sauvage,Et tâchons par nos pleurs d'amollir son courage. SCÈNE VIII. CLARICE, dans son jardin. Chers confidents de mes désirs, Beaux lieux, secrets témoins de mon inquiétude, Ce n'est plus avec des soupirs Que je viens abuser de votre solitude ; Mes tourments sont passés, Mes voeux sont exaucés, La joie aux maux succède : Mon sort en ma faveur change sa dure loi, Et pour dire en un mot le bien que je possède, Mon Philiste est à moi. En vain nos inégalités M'avaient avantagée à mon désavantage. L'amour confond nos qualités, Et nous réduit tous deux sous un même esclavage. L'aveugle outrecuidé Se croirait mal guidé Par l'aveugle fortune ; Et son aveuglement par miracle fait voir Que quand il nous saisit, l'autre nous importune, Et n'a plus de pouvoir. Cher Philiste, à présent tes yeux, Que j'entendais si bien sans les vouloir entendre, Et tes propos mystérieux, Par leurs rusés détours n'ont plus rien à m'apprendre. Notre libre entretien Ne dissimule rien ; Et ces respects farouches N'exerçant plus sur nous de secrètes rigueurs, L'amour est maintenant le maître de nos bouches Ainsi que de nos coeurs. Qu'il fait bon avoir enduré ! Que le plaisir se goûte au sortir des supplices ! Et qu'après avoir tant duré, La peine qui n'est plus augmente nos délices ! Qu'un si doux souvenir M'apprête à l'avenir D'amoureuses tendresses ! Que mes malheurs finis auront de volupté ! Et que j'estimerai chèrement ces caresses Qui m'auront tant coûté ! Mon heur me semble sans pareil ; Depuis qu'en liberté notre amour m'en assure, Je ne crois pas que le soleil... SCÈNE IX. Célidan, Alcidon, Clarice, La nourrice. CÉLIDAN, dit ces mots derrière le théâtre. Cocher, attends-nous là. CLARICE. D'où provient ce murmure ? ALCIDON. [Note : Tapabord : Terme vieilli. Nom d'une sorte de bonnet pour la campagne, dont on peut rabattre les bords, pour se garantir de la pluie et du vent. [L]]Il est temps d'avancer ; baissons le tapabord ;Moins nous ferons de bruit, moins il faudra d'effort. CLARICE. Aux voleurs ! Au secours ! LA NOURRICE. Quoi ! Des voleurs, madame ? CLARICE. Oui, des voleurs, nourrice. LA NOURRICE, embrasse les genoux de Clarice et l'empêche de fuir. Ah ! De frayeur je pâme. CLARICE. Laisse-moi, misérable. CÉLIDAN. Allons, il faut marcher,Madame ; vous viendrez. CLARICE. Aux vo... Célidan lui met la main sur la bouche. CÉLIDAN. Touche, cocher. Il dit ces mots derrière le théâtre. SCÈNE X. La nourrice, Doraste, Polymas, Listor. LA NOURRICE, seule. Sortons de pâmoison, reprenons la parole ;Il nous faut à grands cris jouer un autre rôle.Ou je n'y connais rien, ou j'ai bien pris mon temps : Ils n'en seront pas tous également contents ;Et Philiste demain, cette nouvelle sue,Sera de belle humeur, ou je suis fort déçue.Mais par où vont nos gens ? Voyons, qu'en sûretéJe fasse aller après par un autre côté. À présent il est temps que ma voix s'évertue.Aux armes ! Aux voleurs ! On m'égorge, on me tue,On enlève madame ! Amis, secourez-nous ;À la force ! Aux brigands ! Au meurtre ! Accourez tous,Doraste, Polymas, Listor. POLYMAS. Qu'as-tu, nourrice ? LA NOURRICE. Des voleurs... POLYMAS. Qu'ont-ils fait ? LA NOURRICE. Ils ont ravi Clarice. POLYMAS. Comment ? Ravi Clarice ? LA NOURRICE. Oui ; suivez promptement.Bons dieux ! Que j'ai reçu de coups en un moment ! DORASTE. Suivons-les ; mais dis-nous la route qu'ils ont prise. LA NOURRICE. Ils vont tout droit par là. Le ciel vous favorise ! Oh, qu'ils en vont abattre ! Ils sont morts, c'en est fait ;Et leur sang, autant vaut, a lavé leur forfait.Pourvu que le bonheur à leurs souhaits réponde,Ils les rencontreront s'ils font le tour du monde.Quant à nous cependant subornons quelques pleurs Qui servent de témoins à nos fausses douleurs. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Philiste, Lycas. PHILISTE. Des voleurs cette nuit ont enlevé Clarice !Quelle preuve en as-tu ? Quel témoin ? Quel indice ?Ton rapport n'est fondé que sur quelque faux bruit. LYCAS. Je n'en suis par les yeux, hélas ! Que trop instruit ; Les cris de sa nourrice en sa maison déserteM'ont trop suffisamment assuré de sa perte ;Seule en ce grand logis, elle court haut et bas,Elle renverse tout ce qui s'offre à ses pas,Et sur ceux qu'elle voit frappe sans reconnaître ; À peine devant elle oserait-on paraître :De furie elle écume, et fait sans cesse un bruitQue le désespoir forme, et que la rage suit ;Et parmi ses transports, son hurlement faroucheNe laisse distinguer que Clarice en sa bouche. PHILISTE. Ne t'a-t-elle rien dit ? LYCAS. Soudain qu'elle m'a vu,Ces mots ont éclaté d'un transport imprévu :"Va lui dire qu'il perd sa maîtresse et la nôtre ; "Et puis incontinent, me prenant pour un autre,Elle m'allait traiter en auteur du forfait ; Mais ma fuite a rendu sa fureur sans effet. PHILISTE. Elle nomme du moins celui qu'elle en soupçonne ? LYCAS. Ses confuses clameurs n'en accusent personne,Et même les voisins n'en savent que juger. PHILISTE. Tu m'apprends seulement ce qui peut m'affliger, Traître, sans que je sache où pour mon allégeanceAdresser ma poursuite et porter ma vengeance.Tu fais bien d'échapper ; dessus toi ma douleur,Faute d'un autre objet, eût vengé ce malheur :Malheur d'autant plus grand que sa source ignorée Ne laisse aucun espoir à mon âme éplorée,Ne laisse à ma douleur, qui va finir mes jours,Qu'une plainte inutile, au lieu d'un prompt secours :Faible soulagement en un coup si funeste ;Mais il s'en faut servir, puisque seul il nous reste. Plains, Philiste, plains-toi, mais avec des accentsPlus remplis de fureur qu'ils ne sont impuissants ;Fais qu'à force de cris poussés jusqu'en la nue,Ton mal soit plus connu que sa cause inconnue ;Fais que chacun le sache, et que par tes clameurs Clarice, où qu'elle soit, apprenne que tu meurs.Clarice, unique objet qui me tiens en servage,Reçois de mon ardeur ce dernier témoignage :Vois comme en te perdant je vais perdre le jour,Et par mon désespoir juge de mon amour. Hélas ! Pour en juger, peut-être est-ce ta feinteQui me porte à dessein cette cruelle atteinte ;Et ton amour, qui doute encore de mes serments,Cherche à s'en assurer par mes ressentiments.Soupçonneuse beauté, contente ton envie, Et prends cette assurance aux dépens de ma vie.Si ton feu dure encore, par mes derniers soupirsReçois ensemble et perds l'effet de tes désirs.Alors ta flamme en vain pour Philiste allumée,Tu lui voudras du mal de t'avoir trop aimée ; Et sûre d'une foi que tu crains d'accepter,Tu pleureras en vain le bonheur d'en douter.Que ce penser flatteur me dérobe à moi-même !Quel charme à mon trépas de penser qu'elle m'aime !Et dans mon désespoir qu'il m'est doux d'espérer Que ma mort, à son tour, la fera soupirer !Simple, qu'espères-tu ? Sa perte volontaireNe veut que te punir d'un amour téméraire ;Ton déplaisir lui plaît, et tous autres tourmentsLui sembleraient pour toi de légers châtiments. Elle en rit maintenant, cette belle inhumaine ;Elle pâme de joie au récit de ta peine,Et choisit pour objet de son affectionUn amant plus sortable à sa condition.Pauvre désespéré, que ta raison s'égare ! Et que tu traites mal une amitié si rare !Après tant de serments de n'aimer rien que toi,Tu la veux faire heureuse aux dépens de sa foi ;Tu veux seul avoir part à la douleur commune ;Tu veux seul te charger de toute l'infortune, Comme si tu pouvais en croissant tes malheursDiminuer les siens, et l'ôter aux voleurs.N'en doute plus, Philiste, un ravisseur infâmeA mis en son pouvoir la reine de ton âme,Et peut-être déjà ce corsaire effronté Triomphe insolemment de sa fidélitéQu'à ce triste penser ma vigueur diminue ! SCÈNE II. Philiste, Doraste, Polymas, Listor. PHILISTE. Mais voici de ses gens. Qu'est-elle devenue ?Amis le savez-vous ? N'avez-vous rien trouvéQui nous puisse éclaircir du malheur arrivé ? DORASTE. Nous avons fait, monsieur, une vaine poursuite. PHILISTE. Du moins vous avez vu des marques de leur fuite. DORASTE. Si nous avions pu voir les traces de leurs pas,Des brigands ou de nous vous sauriez le trépas ;Mais, hélas ! Quelque soin et quelque diligence... PHILISTE. Ce sont là des effets de votre intelligence,Traîtres ; ces feints hélas ne sauraient m'abuser. POLYMAS. Vous n'avez point, monsieur, de quoi nous accuser. PHILISTE. Perfides, vous prêtez épaule à leur retraite,Et c'est ce qui vous fait me la tenir secrète. Mais voici... Vous fuyez ! Vous avez beau courir,Il faut me ramener ma maîtresse, ou mourir. DORASTE, rentrant avec ses compagnons, cependant que Philiste les cherche derrière le théâtre. Cédons à sa fureur, évitons-en l'orage. POLYMAS. Ne nous présentons plus aux transports de sa rage ;Mais plutôt derechef allons si bien chercher, Qu'il n'ait plus au retour sujet de se fâcher. LISTOR, voyant revenir Philiste, et s'enfuyant avec ses compagnons. Le voilà. PHILISTE, l'épée à la main. Qui les ôte à ma juste colère ?Venez de vos forfaits recevoir le salaire,Infâmes scélérats, venez, qu'espérez-vous ?Votre fuite ne peut vous sauver de mes coups. SCÈNE III. Alcidon, Célidan, Philiste. ALCIDON. Philiste, à la bonne heure, un miracle visibleT'a rendu maintenant à l'honneur plus sensible,Puisqu'ainsi tu m'attends les armes à la main.J'admire avec plaisir ce changement soudain,Et vais... CÉLIDAN. Ne pense pas ainsi... ALCIDON. Laisse-nous faire ; C'est en homme de coeur qu'il me va satisfaire.Crains-tu d'être témoin d'une bonne action ? PHILISTE. Dieux ! Ce comble manquait à mon affliction.Que j'éprouve en mon sort une rigueur cruelle !Ma maîtresse perdue, un ami me querelle. ALCIDON. Ta maîtresse perdue ! PHILISTE. Hélas ! Hier, des voleurs... ALCIDON. Je n'en veux rien savoir, va le conter ailleurs ;Je ne prends point de part aux intérêts d'un traître ;Et puisqu'il est ainsi, le ciel fait bien connaîtreQue son juste courroux a soin de me venger. PHILISTE. Quel plaisir, Alcidon, prends-tu de m'outrager ?Mon amitié se lasse, et ma fureur m'emporte ;Mon âme pour sortir ne cherche qu'une porte.Ne me presse donc plus dans un tel désespoir :J'ai déjà fait pour toi par delà mon devoir. Te peux-tu plaindre encore de ta place usurpée ?J'ai renvoyé Géron à coups de plat d'épée ;J'ai menacé Florange, et rompu les accordsQui t'avaient su causer ces violents transports. ALCIDON. Entre des cavaliers une offense reçue Ne se contente point d'une si lâche issue ;Va m'attendre... CÉLIDAN, à Alcidon. Arrêtez, je ne permettrai pasQu'un si funeste mot termine vos débats. PHILISTE. Faire ici du fendant tandis qu'on nous sépare,C'est montrer un esprit lâche autant que barbare. Adieu, mauvais, adieu : nous nous pourrons trouver ;Et si le coeur t'en dit, au lieu de tant braver,J'apprendrai seul à seul, dans peu, de tes nouvelles.Mon honneur souffrirait des taches éternellesÀ craindre encore de perdre une telle amitié. SCÈNE IV. Célidan, Alcidon. CÉLIDAN. Mon coeur à ses douleurs s'attendrit de pitié ;Il montre une franchise ici trop naturelle,Pour ne te pas ôter tout sujet de querelle.L'affaire se traitait sans doute à son désçu,Et quelque faux soupçon en ce point t'a déçu, Va retrouver Doris, et rendons-lui Clarice. ALCIDON. Tu te laisses donc prendre à ce lourd artifice,À ce piège, qu'il dresse afin de me duper ? CÉLIDAN. Romprait-il ces accords à dessein de tromper ?Que vois-tu là qui sente une supercherie ? ALCIDON. Je n'y vois qu'un effet de sa poltronnerie,Qu'un lâche désaveu de cette trahison,De peur d'être obligé de m'en faire raison.Je l'en pressai dès hier ; mais son peu de courageAima mieux pratiquer ce rusé témoignage, Par où m'éblouissant il pût un de ces joursRenouer sourdement ces muettes amours.Il en donne en secret des avis à Florange :Tu ne le connais pas ; c'est un esprit étrange. CÉLIDAN. Quelque étrange qu'il soit, si tu prends bien ton temps, Malgré lui tes désirs se trouveront contents.Ses offres acceptés, que rien ne se diffère ;Après un prompt hymen, tu le mets à pis faire. ALCIDON. Cet ordre est infaillible à procurer mon bien ;Mais ton contentement m'est plus cher que le mien. Longtemps à mon sujet tes passions contraintesOnt souffert et caché leurs plus vives atteintes ;Il me faut à mon tour en faire autant pour toi :Hier devant tous les dieux je t'en donnai ma foi,Et pour la maintenir tout me sera possible. CÉLIDAN. Ta perte en mon bonheur me serait trop sensible ;Et je m'en haïrais, si j'avais consentiQue mon hymen laissât Alcidon sans parti. ALCIDON. Eh bien, pour t'arracher ce scrupule de l'âme(Quoique je n'eus jamais pour elle aucune flamme), J'épouserai Clarice. Ainsi, puisque mon sortVeut qu'à mes amitiés je fasse un tel effort,Que d'un de mes amis j'épouse la maîtresse,C'est là que par devoir il faut que je m'adresse.Philiste est un parjure, et moi ton obligé : Il m'a fait un affront, et tu m'en as vengé.Balancer un tel choix avec inquiétude,Ce serait me noircir de trop d'ingratitude. CÉLIDAN. Mais te priver pour moi de ce que tu chéris ! ALCIDON. C'est faire mon devoir, te quittant ma Doris, Et me venger d'un traître, épousant sa Clarice.Mes discours ni mon coeur n'ont aucun artifice.Je vais, pour confirmer tout ce que je t'ai dit,Employer vers Doris mon reste de crédit ;Si je la puis gagner, je te réponds du frère, Trop heureux à ce prix d'apaiser ma colère ! CÉLIDAN. C'est ainsi que tu veux m'obliger doublement ;Vois ce que je pourrai pour ton contentement. ALCIDON. L'affaire, à mon avis, deviendrait plus aisée,Si Clarice apprenait une mort supposée... CÉLIDAN. De qui ? De son amant ? Va, tiens pour assuréQu'elle croira dans peu ce perfide expiré. ALCIDON. Quand elle en aura su la nouvelle funeste,Nous aurons moins de peine à la résoudre au reste.On a beau nous aimer, des pleurs sont tôt séchés, Et les morts soudain mis au rang des vieux péchés. SCÈNE V. CÉLIDAN. Il me cède à mon gré Doris de bon courage ;Et ce nouveau dessein d'un autre mariage,Pour être fait sur l'heure, et tout nonchalamment,Est conduit, ce me semble, assez accortement. Qu'il en sait de moyens ! Qu'il a ses raisons prêtes !Et qu'il trouve à l'instant de prétextes honnêtesPour ne point rapprocher de son premier amour !Plus j'y porte la vue, et moins j'y vois de jour.M'aurait-il bien caché le fond de sa pensée ? Oui, sans doute, Clarice a son âme blessée ;Il se venge en parole, et s'oblige en effet.On ne le voit que trop, rien ne le satisfait :Quand on lui rend Doris, il s'aigrit davantage.Je jouerais, à ce compte, un joli personnage ! Il s'en faut éclaircir. Alcidon ruse en vain,Tandis que le succès est encore en ma main :Si mon soupçon est vrai, je lui ferai connaîtreQue je ne suis pas homme à seconder un traître.Ce n'est point avec moi qu'il faut faire le fin, Et qui me veut duper en doit craindre la fin.Il ne voulait que moi pour lui servir d'escorte,Et si je ne me trompe, il n'ouvrit point la porte ;Nous étions attendus, on secondait nos coups :La nourrice parut en même temps que nous, Et se pâma soudain avec tant de justesse,Que cette pâmoison nous livra sa maîtresse.Qui lui pourrait un peu tirer les vers du nez,Que nous verrions demain des gens bien étonnés ! SCÈNE VI. Célidan, La nourrice. LA NOURRICE. Ah ! CÉLIDAN. J'entends des soupirs. LA NOURRICE. Destins ! CÉLIDAN. C'est la nourrice ; Qu'elle vient à propos ! LA NOURRICE. Ou rendez-moi Clarice... CÉLIDAN. Il la faut aborder. LA NOURRICE. Ou me donnez la mort. CÉLIDAN. Qu'est-ce ? Qu'as-tu, nourrice, à t'affliger si fort ?Quel funeste accident ? Quelle perte arrivée ? LA NOURRICE. Perfide ! C'est donc toi qui me l'as enlevée ? En quel lieu la tiens-tu ? Dis-moi, qu'en as-tu fait ? CÉLIDAN. Ta douleur sans raison m'impute ce forfait ;Car enfin je t'entends, tu cherches ta maîtresse ? LA NOURRICE. Oui, je te la demande, âme double et traîtresse. CÉLIDAN. Je n'ai point eu de part en cet enlèvement ; Mais je t'en dirai bien l'heureux événement.Il ne faut plus avoir un visage si triste,Elle est en bonne main. LA NOURRICE. De qui ? CÉLIDAN. De son Philiste. LA NOURRICE. Le coeur me le disait, que ce rusé flatteurDevait être du coup le véritable auteur. CÉLIDAN. Je ne dis pas cela, nourrice ; du contraire,Sa rencontre à Clarice était fort nécessaire. LA NOURRICE. Quoi ? L'a-t-il délivrée ? CÉLIDAN. Oui. LA NOURRICE. Bons dieux ! CÉLIDAN. Sa valeurÔte ensemble la vie et Clarice au voleur. LA NOURRICE. Vous ne parlez que d'un. CÉLIDAN. L'autre ayant pris la fuite, Philiste a négligé d'en faire la poursuite. LA NOURRICE. Leur carrosse roulant, comme est-il avenu... CÉLIDAN. Tu m'en veux informer en vain par le menu.Peut-être un mauvais pas, une branche, une pierre,Fit verser leur carrosse, et les jeta par terre ; Et Philiste eut tant d'heur que de les rencontrer,Comme eux et ta maîtresse étaient prêts d'y rentrer. LA NOURRICE. Cette heureuse nouvelle a mon âme ravie.Mais le nom de celui qu'il a privé de vie ? CÉLIDAN. C'est... Je l'aurais nommé mille fois en un jour : Que ma mémoire ici me fait un mauvais tour !C'est un des bons amis que Philiste eût au monde.Rêve un peu comme moi, nourrice, et me seconde. LA NOURRICE. Donnez-m'en quelque adresse. CÉLIDAN. Il se termine en don.C'est... J'y suis ; peu s'en faut ; attends, c'est... LA NOURRICE. Alcidon ? CÉLIDAN. T'y voilà justement. LA NOURRICE. Est-ce lui ? Quel dommageQu'un brave gentilhomme en la fleur de son âge...Toutefois il n'a rien qu'il n'ait bien mérité,Et grâces aux bons dieux, son dessein avorté..Mais du moins, en mourant, il nomma son complice ? CÉLIDAN. C'est là le pis pour toi. LA NOURRICE. Pour moi ! CÉLIDAN. Pour toi, nourrice. LA NOURRICE. Ah, le traître ! CÉLIDAN. Sans doute il te voulait du mal. LA NOURRICE. Et m'en pourrait-il faire ? CÉLIDAN. Oui, son rapport fatal... LA NOURRICE. Ne peut rien contenir que je ne le dénie. CÉLIDAN. En effet, ce rapport n'est qu'une calomnie. Écoute cependant : il a dit qu'à ton suCe malheureux dessein avait été conçu ;Et que pour empêcher la fuite de ClariceTa feinte pâmoison lui fit un bon office ;Qu'il trouva le jardin par ton moyen ouvert. LA NOURRICE. De quels damnables tours cet imposteur se sert !Non, monsieur, à présent il faut que je le dise,Le ciel ne vit jamais de telle perfidie.Ce traître aimait Clarice, et brûlant de ce feu,Il n'amusait Doris que pour couvrir son jeu ; Depuis près de six mois il a tâché sans cesseD'acheter ma faveur auprès de ma maîtresse :Il n'a rien épargné qui fût en son pouvoir ;Mais me voyant toujours ferme dans le devoir,Et que pour moi ses dons n'avaient aucune amorce, Enfin il a voulu recourir à la force.Vous savez le surplus, vous voyez son effortÀ se venger de moi pour le moins en sa mort :Piqué de mes refus, il me fait criminelle,Et mon crime ne vient que d'être trop fidèle. Mais, monsieur, le croit-on ? CÉLIDAN. N'en doute aucunement.Le bruit est qu'on t'apprête un rude châtiment. LA NOURRICE. Las ! Que me dites-vous ? CÉLIDAN. Ta maîtresse en colèreJure que tes forfaits recevront leur salaire ;Surtout elle s'aigrit contre ta pâmoison. Si tu veux éviter une infâme prison,N'attends pas son retour. LA NOURRICE. Où me vois-je réduite,Si mon salut dépend d'une soudaine fuite,Et mon esprit confus ne sait où l'adresser ? CÉLIDAN. J'ai pitié des malheurs qui te viennent presser : Nourrice, fais chez moi, si tu veux, ta retraite ;Autant qu'en lieu du monde elle y sera secrète. LA NOURRICE. Oserais-je espérer que la compassion... CÉLIDAN. Je prends ton innocence en ma protection.Va, ne perds point de temps : être ici davantage Ne pourrait à la fin tourner qu'à ton dommage.Je te suivrai de l'oeil, et ne dis encore rien,Comme après je saurai m'employer pour ton bien :Durant l'éloignement ta paix se pourra faire. LA NOURRICE. Vous me serez, monsieur, comme un dieu tutélaire. CÉLIDAN. Trêve, pour le présent, de ces remerciements ;Va, tu n'as pas loisir de tant de compliments. SCÈNE VII. CÉLIDAN. Voilà mon homme pris, et ma vieille attrapée.Vraiment un mauvais conte aisément l'a dupée :Je la croyais plus fine, et n'eusse pas pensé Qu'un discours sur-le-champ par hasard commencé,Dont la suite non plus n'allait qu'à l'aventure,Pût donner à son âme une telle torture,La jeter en désordre, et brouiller ses ressorts ;Mais la raison le veut, c'est l'effet des remords. Le cuisant souvenir d'une action méchanteSoudain au moindre mot nous donne l'épouvante.Mettons-la cependant en lieu de sûreté,D'où nous ne craignions rien de sa subtilité ;Après, nous ferons voir qu'il me faut d'une affaire Ou du tout ne rien dire, ou du tout ne rien taire,Et que depuis qu'on joue à surprendre un ami,Un trompeur en moi trouve un trompeur et demi. SCÈNE VIII. Alcidon, Doris. DORIS. C'est donc pour un ami que tu veux que mon âmeAllume à ta prière une nouvelle flamme ? ALCIDON. Oui, de tout mon pouvoir je t'en viens conjurer. DORIS. À ce coup, Alcidon, voilà te déclarer ;Ce compliment, fort beau pour des âmes glacées,M'est un aveu bien clair de tes feintes passées, ALCIDON. Ne parle point de feinte ; il n'appartient qu'à toi D'être dissimulée et de manquer de foi ;L'effet l'a trop montré. DORIS. L'effet a dû t'apprendre,Quand on feint avec moi, que je sais bien le rendre.Mais je reviens à toi. Tu fais donc tant de bruitAfin qu'après un autre en recueille le fruit ; Et c'est à ce dessein que ta fausse colèreAbuse insolemment de l'esprit de mon frère ? ALCIDON. Ce qu'il a pris de part en mes ressentimentsApporte seul du trouble à tes contentements ;Et pour moi, qui vois trop ta haine par ce change Qui t'a fait sans raison me préférer Florange,Je n'ose plus t'offrir un service odieux. DORIS. Tu ne fais pas tant mal. Mais pour faire encore mieux,Puisque tu reconnais ma véritable haine,De moi ni de mon choix ne te mets point en peine. C'est trop manquer de sens ; je te prie, est-ce à toi,À l'objet de ma haine, à disposer de moi ? ALCIDON. Non ; mais puisque je vois à mon peu de mériteDe ta possession l'espérance interdite,Je sentirais mon mal puissamment soulagé, Si du moins un ami m'en était obligé.Ce cavalier, au reste, a tous les avantagesQue l'on peut remarquer aux plus braves courages,Beau de corps et d'esprit, riche, adroit, valeureux,Et surtout de Doris à l'extrême amoureux. DORIS. Toutes ces qualités n'ont rien qui me déplaise,Mais il en a de plus une autre fort mauvaise,C'est qu'il est ton ami : cette seule raisonMe le ferait haïr, si j'en savais le nom. ALCIDON. Donc pour le bien servir il faut ici le taire ? DORIS. Et de plus lui donner cet avis salutaire,Que s'il est vrai qu'il m'aime et qu'il veuille être aimé,Quand il m'entretiendra, tu ne sois point nommé ;Qu'il n'espère autrement de réponse que triste.J'ai dépit que le sang me lie avec Philiste, Et qu'ainsi malgré moi j'aime un de tes amis. ALCIDON. Tu seras quelque jour d'un esprit plus remis.Adieu : quoi qu'il en soit, souviens-toi, dédaigneuse,Que tu hais Alcidon qui te veut rendre heureuse. DORIS. Va, je ne veux point d'heur qui parte de ta main. SCÈNE IX. DORIS. Qu'aux filles comme moi le sort est inhumain !Que leur condition se trouve déplorable !Une mère aveuglée, un frère inexorable,Chacun de son côté, prennent sur mon devoirEt sur mes volontés un absolu pouvoir. Chacun me veut forcer à suivre son caprice :L'un a ses amitiés, l'autre a son avarice.Ma mère veut Florange, et mon frère Alcidon ;Dans leurs divisions mon coeur à l'abandonN'attend que leur accord pour souffrir et pour feindre. Je n'ose qu'espérer, et je ne sais que craindre,Ou plutôt je crains tout et je n'espère rien ;Je n'ose fuir mon mal, ni rechercher mon bien.Dure sujétion ! étrange tyrannie !Toute liberté donc à mon choix se dénie ! On ne laisse à mes yeux rien à dire à mon coeur,Et par force un amant n'a de moi que rigueur.Cependant il y va du reste de ma vie,Et je n'ose écouter tant soit peu mon envie ;Il faut que mes désirs, toujours indifférents, Aillent sans résistance au gré de mes parents,Qui m'apprêtent peut-être un brutal, un sauvage :Et puis cela s'appelle une fille bien sage !Ciel, qui vois ma misère et qui fais les heureux,Prends pitié d'un devoir qui m'est si rigoureux ! ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Célidan, Clarice. CÉLIDAN. N'espérez pas, madame, avec cet artificeApprendre du forfait l'auteur ni le complice :Je chéris l'un et l'autre, et crois qu'il m'est permisDe conserver l'honneur de mes plus chers amis.L'un, aveuglé d'amour, ne jugea point de blâme À ravir la beauté qui lui ravissait l'âme ;Et l'autre l'assista par importunité :C'est ce que vous saurez de leur témérité. CLARICE. Puisque vous le voulez, monsieur, je suis contenteDe voir qu'un bon succès a trompé leur attente ; Et me résolvant même à perdre à l'avenirDe toute ma douleur l'odieux souvenir,J'estime que la perte en sera plus aisée,Si j'ignore les noms de ceux qui l'ont causée.C'est assez que je sais qu'à votre heureux secours Je dois tout le bonheur du reste de mes jours.Philiste autant que moi vous en est redevable ;S'il a su mon malheur, il est inconsolable ;Et dans son désespoir sans doute qu'aujourd'huiVous lui rendez la vie en me rendant à lui. Disposez du pouvoir et de l'un et de l'autre ;Ce que vous y verrez, tenez-le comme au vôtre ;Et souffrez cependant qu'on le puisse avertirQue nos maux en plaisirs se doivent convertir.La douleur trop longtemps règne sur son courage. CÉLIDAN. C'est à moi qu'appartient l'honneur de ce message ;Mon secours, sans cela, comme de nul effet,Ne vous aurait rendu qu'un service imparfait. CLARICE. Après avoir rompu les fers d'une captive,C'est tout de nouveau prendre une peine excessive, Et l'obligation que j'en vais vous avoirMet la revanche hors de mon peu de pouvoir.Ainsi dorénavant, quelque espoir qui me flatte,Il faudra malgré moi que j'en demeure ingrate. CÉLIDAN. En quoi que mon service oblige votre amour, Vos seuls remerciements me mettent à retour. SCÈNE II. CÉLIDAN. Qu'Alcidon maintenant soit de feu pour Clarice,Qu'il ait de son parti sa traîtresse nourrice,Que d'un ami trop simple il fasse un ravisseur,Qu'il querelle Philiste, et néglige sa soeur, Enfin qu'il aime, dupe, enlève, feigne, abuse,Je trouve mieux que lui mon compte dans sa ruse :Son artifice m'aide, et succède si bien,Qu'il me donne Doris, et ne lui laisse rien.Il semble n'enlever qu'à dessein que je rende, Et que Philiste après une faveur si grandeN'ose me refuser celle dont ses transportsEt ses faux mouvements font rompre les accords.Ne m'offre plus Doris, elle m'est toute acquise ;Je ne la veux devoir, traître, qu'à ma franchise ; Il suffit que ta ruse ait dégagé sa foi :Cesse tes compliments, je l'aurai bien sans toi.Mais pour voir ces effets allons trouver le frère :Notre heur s'accorde mal avec sa misère,Et ne peut s'avancer qu'en lui disant le sien. SCÈNE III. Alcidon, Célidan. CÉLIDAN. Ah ! Je cherchais une heure avec toi d'entretien ;Ta rencontre jamais ne fut plus opportune. ALCIDON. En quel point as-tu mis l'état de ma fortune ? CÉLIDAN. Tout va le mieux du monde. Il ne se pouvait pasAvec plus de succès supposer un trépas ; Clarice au désespoir croit Philiste sans vie. ALCIDON. Et l'auteur de ce coup ? CÉLIDAN. Celui qui l'a ravie,Un amant inconnu dont je lui fais parler. ALCIDON. Elle a donc bien jeté des injures en l'air ? CÉLIDAN. Cela s'en va sans dire. ALCIDON. Ainsi rien ne l'apaise ? CÉLIDAN. Si je te disais tout, tu mourrais de trop d'aise. ALCIDON. Je n'en veux point qui porte une si dure loi. CÉLIDAN. Dans ce grand désespoir elle parle de toi. ALCIDON. Elle parle de moi ! CÉLIDAN. "J'ai perdu ce que j'aime,Dit-elle ; mais du moins si cet autre lui-même, Son fidèle Alcidon, m'en consolait ici ! " ALCIDON. Tout de bon ? CÉLIDAN. Son esprit en paraît adouci. ALCIDON. Je ne me pensais pas si fort dans sa mémoire.Mais non, cela n'est point, tu m'en donnes à croire. CÉLIDAN. Tu peux, dans ce jour même, en voir la vérité. ALCIDON. J'accepte le parti par curiosité :Dérobons-nous ce soir pour lui rendre visite. CÉLIDAN. Tu verras à quel point elle met ton mérite. ALCIDON. Si l'occasion s'offre, on peut la disposer,Mais comme sans dessein... CÉLIDAN. J'entends, à t'épouser. ALCIDON. Nous pourrons feindre alors que par ma diligenceLe concierge, rendu de mon intelligence,Me donne un accès libre aux lieux de sa prison ;Que déjà quelque argent m'en a fait la raison ;Et que s'il en faut croire une juste espérance, Les pistoles dans peu feront sa délivrance,Pourvu qu'un prompt hymen succède à mes désirs. CÉLIDAN. Que cette invention t'assure de plaisirs ![Note : Dextrement : habilement.][Note : Tissu : Se dit figurément en choses morales. Cette pièce, ou cette narration est mal tissu ; c'est à dire est mal suivie, mal disposée, sans liaison. [F]]Une subtilité si dextrement tissueNe peut jamais avoir qu'une admirable issue. ALCIDON. Mais l'exécution ne s'en doit pas surseoir. CÉLIDAN. Ne diffère donc point. Je t'attends vers le soir ;N'y manque pas. Adieu ; j'ai quelque affaire en ville. ALCIDON. Ô l'excellent ami ! Qu'il a l'esprit docile !Pouvais-je faire un choix plus commode pour moi ? Je trompe tout le monde avec sa bonne foi ;Et quant à sa Doris, si sa poursuite est vaine,C'est de quoi maintenant je ne suis guère en peine :Puisque j'aurai mon compte, il m'importe fort peuSi la coquette agrée ou néglige son feu. Mais je ne songe pas que ma joie imprudenteLaisse en perplexité ma chère confidente ;Avant que de partir, il faudra sur le tardDe nos heureux succès lui faire quelque part. SCÈNE IV. Chrysante, Philiste, Doris. CHRYSANTE. Je ne le puis celer : bien que j'y compatisse, Je trouve en ton malheur quelque peu de justice :Le ciel venge ta soeur ; ton fol emportementA rompu sa fortune, et chassé son amant,Et tu vois aussitôt la tienne renversée,Ta maîtresse par force en d'autres mains passée. Cependant Alcidon, que tu crois rappeler,Toujours de plus en plus s'obstine à quereller. PHILISTE. Madame, c'est à vous que nous devons nous prendreDe tous les déplaisirs qu'il nous en faut attendre.D'un si honteux affront le cuisant souvenir Éteint toute autre ardeur que celle de punir.Ainsi mon mauvais sort m'a bien ôté Clarice ;Mais du reste accusez votre seule avarice.Madame, nous perdons par votre aveuglementVotre fils, un ami ; votre fille, un amant. DORIS. Ôtez ce nom d'amant : le fard de son langageNe m'empêcha jamais de voir dans son courage ;Et nous étions tous deux semblables en ce point,Que nous feignions d'aimer ce que nous n'aimions point. PHILISTE. Ce que vous n'aimiez point ! Jeune dissimulée, Fallait-il donc souffrir d'en être cajolée ? DORIS. Il le fallait souffrir, ou vous désobliger. PHILISTE. Dites qu'il vous fallait un esprit moins léger. CHRYSANTE. Célidan vient d'entrer : fais un peu de silence,Et du moins à ses yeux cache ta violence. SCÈNE V. Philiste, Chrysante, Célidan, Doris. PHILISTE, à Célidan. Eh bien ! Que dit, que fait notre amant irrité ?Persiste-t-il encore dans sa brutalité ? CÉLIDAN. Quitte pour aujourd'hui le soin de tes querelles ;J'ai bien à te conter de meilleures nouvelles :Les ravisseurs n'ont plus Clarice en leur pouvoir. PHILISTE. Ami, que me dis-tu ? CÉLIDAN. Ce que je viens de voir. PHILISTE. Et, de grâce, où voit-on le sujet que j'adore ?Dis-moi le lieu. CÉLIDAN. Le lieu ne se dit pas encore.Celui qui te la rend te veut faire une loi... PHILISTE. Après cette faveur, qu'il dispose de moi : Mon possible est à lui. CÉLIDAN. Donc, sous cette promesse,Tu peux dans son logis aller voir ta maîtresse :Ambassadeur exprès... SCÈNE VI. Chrysante, Célidan, Doris. CHRYSANTE. Son feu précipitéLui fait faire envers vous une incivilité :Vous la pardonnerez à cette ardeur trop forte Qui sans vous dire adieu, vers son objet l'emporte. CÉLIDAN. C'est comme doit agir un véritable amour :Un feu moindre eût souffert quelque plus long séjour ;Et nous voyons assez par cette expérienceQue le sien est égal à son impatience. Mais puisqu'ainsi le ciel rejoint ces deux amants,Et que tout se dispose à vos contentements,Pour m'avancer aux miens, oserais-je, madame,Offrir à tant d'appas un coeur qui n'est que flamme,Un coeur sur qui ses yeux de tout temps absolus Ont imprimé des traits qui ne s'effacent plus ?J'ai cru par le passé qu'une ardeur mutuelleUnissait les esprits et d'Alcidon et d'elle,Et qu'en ce cavalier son désir arrêtéPrendrait tous autres voeux pour importunité. Cette seule raison m'obligeant à me taire,Je trahissais mon feu de peur de lui déplaire ;Mais aujourd'hui qu'un autre en sa place reçuMe fait voir clairement combien j'étais déçu,Je ne condamne plus mon amour au silence, Et viens faire éclater toute sa violence.Souffrez que mes désirs, si longtemps retenus,Rendent à sa beauté des voeux qui lui sont dûs ;Et du moins par pitié d'un si cruel martyrePermettez quelque espoir à ce coeur qui soupire. CHRYSANTE. Votre amour pour Doris est un si grand bonheurQue je voudrais sur l'heure en accepter l'honneur ;Mais vous voyez le point où me réduit Philiste,Et comme son caprice à mes souhaits résiste.Trop chaud ami qu'il est, il s'emporte à tous coups Pour un fourbe insolent qui se moque de nous.Honteuse qu'il me force à manquer de promesse,Je n'ose vous donner une réponse expresse,Tant je crains de sa part un désordre nouveau. CÉLIDAN. Vous me tuez, madame, et cachez le couteau : Sous ce détour discret un refus se colore. CHRYSANTE. Non, monsieur, croyez-moi, votre offre nous honore :Aussi dans le refus j'aurais peu de raison :Je connais votre bien, je sais votre maison.Votre père jadis (hélas ! Que cette histoire Encore sur mes vieux ans m'est douce en la mémoire ! ),Votre feu père, dis-je, eut de l'amour pour moi :J'étais son cher objet ; et maintenant je voisQue comme par un droit successif de familleL'amour qu'il eut pour moi, vous l'avez pour ma fille S'il m'aimait, je l'aimais ; et les seules rigueursDe ses cruels parents divisèrent nos coeurs :On l'éloigna de moi par ce maudit usageQui n'a d'égard qu'aux biens pour faire un mariage ;Et son père jamais ne souffrit son retour Que ma foi n'eût ailleurs engagé mon amour.En vain à cet hymen j'opposai ma constance ;La volonté des miens vainquit ma résistance.Mais je reviens à vous, en qui je vois portraitsDe ses perfections les plus aimables traits. Afin de vous ôter désormais toute crainteQue dessous mes discours se cache aucune feinte,Allons trouver Philiste, et vous verrez alorsComme en votre faveur je ferai mes efforts. CÉLIDAN. Si de ce cher objet j'avais même assurance, Rien ne pourrait jamais troubler mon espérance. DORIS. Je ne sais qu'obéir, et n'ai point de vouloir. CÉLIDAN. Employer contre vous un absolu pouvoir !Ma flamme d'y penser se tiendrait criminelle. CHRYSANTE. Je connais bien ma fille, et je vous réponds d'elle. Dépêchons seulement d'aller vers ces amants. CÉLIDAN. Allons : mon heur dépend de vos commandements. SCÈNE VII. Philiste, Clarice. PHILISTE. Ma douleur, qui s'obstine à combattre ma joie,Pousse encore des soupirs, bien que je vous revoie ;Et l'excès des plaisirs qui me viennent charmer Mêle dans ces douceurs je ne sais quoi d'amer.Mon âme en est ensemble et ravie et confuse :D'un peu de lâcheté votre retour m'accuse,Et votre liberté me reproche aujourd'huiQue mon amour la doit à la pitié d'autrui. Elle me comble d'aise et m'accable de honte :Celui qui vous la rend, en m'obligeant m'affronte ;Un coup si glorieux n'appartenait qu'à moi. CLARICE. Vois-tu dans mon esprit des doutes de ta foi ?Y vois-tu des soupçons qui blessent ton courage, Et dispensent ta bouche à ce fâcheux langage ?Ton amour et tes soins trompés par mon malheur,Ma prison inconnue a bravé ta valeur.Que t'importe à présent qu'un autre m'en délivre,Puisque c'est pour toi seul que Clarice veut vivre, Et que d'un tel orage en bonace réduitCélidan a la peine, et Philiste le fruit ? PHILISTE. Mais vous ne dites pas que le point qui m'affligeC'est la reconnaissance où l'honneur vous oblige :Il vous faut être ingrate, ou bien à l'avenir Lui garder en votre âme un peu de souvenir.La mienne en est jalouse, et trouve ce partage,Quelque inégal qu'il soit, à son désavantage :Je ne puis le souffrir. Nos pensers à tous deuxNe devraient, à mon gré, parler que de nos feux ; Tout autre objet que moi dans votre esprit me pique. CLARICE. Ton humeur, à ce compte, est un peu tyrannique :Penses-tu que je veuille un amant si jaloux ? PHILISTE. Je tâche d'imiter ce que je vois en vous :Mon esprit amoureux, qui vous tient pour sa reine, Fait de vos actions sa règle souveraine. CLARICE. Je ne puis endurer ces propos outrageux :Où me vois-tu jalouse, afin d'être ombrageux ? PHILISTE. Quoi ? Ne l'étiez-vous point l'autre jour qu'en visiteJ'entretins quelque temps Bélinde et Chrysolite ? CLARICE. Ne me reproche point l'excès de mon amour. PHILISTE. Mais permettez-moi donc cet excès à mon tour :Est-il rien de plus juste, ou de plus équitable ? CLARICE. Encore pour un jaloux tu seras fort traitable,Et n'es pas maladroit en ces doux entretiens, D'accuser mes défauts pour excuser les tiens ;Par cette liberté tu me fais bien paraîtreQue tu crois que l'hymen t'ait déjà rendu maître,Puisque laissant les voeux et les submissions,Tu me dis seulement mes imperfections. Philiste, c'est douter trop peu de ta puissance,Et prendre avant le temps un peu trop de licence.Nous avions notre hymen à demain arrêté ;Mais pour te bien punir de cette liberté,De plus de quatre jours ne crois pas qu'il s'achève. PHILISTE. Mais si durant ce temps quelque autre vous enlève,Avez-vous sûreté que pour votre secoursLe même Célidan se rencontre toujours ? CLARICE. Il faut savoir de lui s'il prendrait cette peine.Vois ta mère et ta soeur que vers nous il amène. Sa réponse rendra nos débats terminés. PHILISTE. Ah ! Mère, soeur, ami, que vous m'importunez ! SCÈNE VIII. Chrysante, Doris, Célidan, Clarice, Philiste. CHRYSANTE, à Clarice. Je viens après mon fils vous rendre une assuranceDe la part que je prends en votre délivrance ;Et mon coeur tout à vous ne saurait endurer Que mes humbles devoirs osent se différer. CLARICE, à Chrysante. N'usez point de ce mot vers celle dont l'envieEst de vous obéir le reste de sa vie,Que son retour rend moins à soi-même qu'à vous.Ce brave cavalier accepté pour époux, C'est à moi désormais, entrant dans sa famille,A vous rendre un devoir de servante et de fille ;Heureuse mille fois, si le peu que je vauxNe vous empêche point d'excuser mes défauts,Et si votre bonté d'un tel choix se contente ! CHRYSANTE, à Clarice. Dans ce bien excessif qui passe mon attente,Je soupçonne mes sens d'une infidélité,Tant ma raison s'oppose à ma crédulité.Surprise que je suis d'une telle merveille,Mon esprit tout confus doute encore si je veille ; Mon âme en est ravie, et ces ravissementsM'ôtent la liberté de tous remerciements. DORIS, à Clarice. Souffrez qu'en ce bonheur mon zèle m'enhardisseÀ vous offrir, madame, un fidèle service. CLARICE, à Doris. Et moi, sans compliment qui vous farde mon coeur, Je vous offre et demande une amitié de soeur. PHILISTE, à Célidan. Toi, sans qui mon malheur était inconsolable,Ma douleur sans espoir, ma perte irréparable,Qui m'as seul obligé plus que tous mes amis,Puisque je te dois tout, que je t'ai tout promis, Cesse de me tenir dedans l'incertitude :Dis-moi par où je puis sortir d'ingratitude ;Donne-moi le moyen, après un tel bienfait,De réduire pour toi ma parole en effet. CÉLIDAN, à Philiste. S'il est vrai que ta flamme et celle de Clarice Doivent leur bonne issue à mon peu de service,Qu'un bon succès par moi réponde à tous vos voeux,J'ose t'en demander un pareil à mes feux.J'ose te demander, sous l'aveu de madame,Ce digne et seul objet de ma secrète flamme, Cette soeur que j'adore, et qui pour faire un choixAttend de ton vouloir les favorables lois. PHILISTE, à Célidan. Ta demande m'étonne ensemble et m'embarrasse :Sur ton meilleur ami tu brigues cette place,Et tu sais que ma foi la réserve pour lui. CHRYSANTE, à Philiste. Si tu n'as entrepris de m'accabler d'ennui,Ne te fais point ingrat pour une âme si double. PHILISTE, à Célidan. Mon esprit divisé de plus en plus se trouble ;Dispense-moi, de grâce, et songe qu'avant toiCe bizarre Alcidon tient en gage ma foi, Si ton amour est grand, l'excuse t'est sensible ;Mais je ne t'ai promis que ce qui m'est possible ;Et cette foi donnée ôte de mon pouvoirCe qu'à notre amitié je me sais trop devoir. CHRYSANTE, à Philiste. Ne te ressouviens plus d'une vieille promesse ; Et juge, en regardant cette belle maîtresse,Si celui qui pour toi l'ôte à son ravisseurN'a pas bien mérité l'échange de ta soeur. CLARICE, à Chrysante. Je ne saurais souffrir qu'en ma présence on diseQu'il doive m'acquérir par une perfidie : Et pour un tel ami lui voir si peu de foiMe ferait redouter qu'il en eût moins pour moi.Mais Alcidon survient ; nous l'allons voir lui-mêmeContre un rival et vous disputer ce qu'il aime. SCÈNE IX. Clarice, Alcidon, Philiste, Chrysante, Célidan, Doris. CLARICE, à Alcidon. Mon abord t'a surpris, tu changes de couleur ; Tu me croyais sans doute encore dans le malheur :Voici qui m'en délivre ; et n'était que PhilisteÀ ses nouveaux desseins en ta faveur résiste,Cet ami si parfait qu'entre tous tu chérisT'aurait pour récompense enlevé ta Doris. ALCIDON. Le désordre éclatant qu'on voit sur mon visageN'est que l'effet trop prompt d'une soudaine rage.[Note : Forcener : Devenir forcené, perdre la raison. [L]]Je forcène de voir que sur votre retourCe traître assure ainsi ma perte et son amour.Perfide ! à mes dépens tu veux donc des maîtresses ? Et mon honneur perdu te gagne leurs caresses ? CÉLIDAN, à Alcidon. Quoi ! J'ai su jusqu'ici cacher tes lâchetés,Et tu m'oses couvrir de ces indignités !Cesse de m'outrager, ou le respect des damesN'est plus pour contenir celui que tu diffames. PHILISTE, à Alcidon. Cher ami, ne crains rien, et demeure assuréQue je sais maintenir ce que je t'ai juré :Pour t'enlever ma soeur, il faut m'arracher l'âme. ALCIDON, à Philiste. Non, non, il n'est plus temps de déguiser ma flamme.Il te faut, malgré moi, faire un honteux aveu Que si mon coeur brûlait, c'était d'un autre feu.Ami, ne cherche plus qui t'a ravi Clarice :Voici l'auteur du coup, et voilà le complice.Adieu : ce mot lâché, je te suis en horreur. SCÈNE X. Chrysante, Clarice, Philiste, Célidan, Doris. CHRYSANTE, à Philiste. Eh bien ! Rebelle, enfin sortiras-tu d'erreur ? CÉLIDAN, à Philiste. Puisque son désespoir vous découvre un mystèreQue ma discrétion vous avait voulu taire,C'est à moi de montrer quel était mon dessein.Il est vrai qu'en ce coup de lui prêtai la main :La peur que j'eus alors qu'après ma résistance Il ne trouvât ailleurs trop fidèle assistance... PHILISTE, à Célidan. Quittons là ce discours, puisqu'en cette actionLa fin m'éclaircit trop de ton intention,Et ta sincérité se fait assez connaître.Je m'obstinais tantôt dans le parti d'un traître ; Mais au lieu d'affaiblir vers toi mon amitié,Un tel aveuglement te doit faire pitié.Plains-moi, plains mon malheur, plains mon trop de franchise,Qu'un ami déloyal a tellement surprise ;Vois par là comme j'aime, et ne te souviens plus Que j'ai voulu te faire un injuste refus.Fais, malgré mon erreur, que ton feu persévère ;Ne punis point la soeur de la faute du frère ;Et reçois de ma main celle que ton désir,Avant mon imprudence, avait daigné choisir. CLARICE, à Célidan. Une pareille erreur me rend toute confuse ;Mais ici mon amour me servira d'excuse :Il serre nos esprits d'un trop étroit lienPour permettre à mon sens de s'éloigner du sien. CÉLIDAN. Si vous croyez encore que cette erreur me touche, Un mot me satisfait de cette belle bouche ;Mais, hélas ! Quel espoir ose rien présumer,Quand on n'a pu servir, et qu'on n'a fait qu'aimer ? DORIS. Réunir les esprits d'une mère et d'un frère,Du choix qu'ils m'avaient fait avoir su me défaire, M'arracher à Florange et m'ôter Alcidon,Et d'un coeur généreux me faire l'heureux don,C'est avoir su me rendre un assez grand servicePour espérer beaucoup avec quelque justice.Et puisqu'on me l'ordonne, on peut vous assurer Qu'alors que j'obéis, c'est sans en murmurer. CÉLIDAN. À ces mots enchanteurs tout mon coeur se déploie,Et s'ouvre tout entier à l'excès de ma joie. CHRYSANTE. Que la mienne est extrême, et que sur mes vieux ansLe favorable ciel me fait de doux présents ! Qu'il conduit mon bonheur par un ressort étrange !Qu'à propos sa faveur m'a fait perdre Florange !Puisse-t-elle, pour comble, accorder à mes voeuxQu'une éternelle paix suive de si beaux noeuds,Et rendre par les fruits de ce double hyménée Ma dernière vieillesse à jamais fortunée ! CLARICE, à Chrysante. Cependant pour ce soir ne me refusez pasL'heur de vous voir ici prendre un mauvais repas,Afin qu'à ce qui reste ensemble on se prépare,Tant qu'un mystère saint deux à deux nous sépare. CHRYSANTE, à Clarice. Nous éloigner de vous avant ce doux moment,Ce serait me priver de tout contentement. ==================================================