******************************************************** DC.Title = LE GEÔLIER DE SOI-MÊME, COMÉDIE. DC.Author = CORNEILLE, Thomas DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:09:24. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CORNEILLET_GEOLIERDESOISMEME.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE GEÔLIER DE SOI-MÊME COMÉDIE M. DCCXXII. Avec Privilège du Roi. DE TH. CORNEILLE À PARIS, Chez Marc Bordelet, Rue St Jacques, vis-à-vis le Collège de Louis Le Grand. Représenté pour la première fois en 1655 au Théâtre du Marais. ACTEURS. LE ROI de Naples. FÉDÉRIC, Prince de Sicile. ÉDOUARD, Infant de Sicile. LAURE, Princesse de Naples. ISABELLE, Princesse de Salerne. JULIE, Confidente de Laure. FLORE, Confidente d'Isabelle. OCTAVE, Écuyer de Fédéric. ENRIQUE, Officier du Roi de Naples. SANCHE, Officier du Roi de Naples. ALPHONSE, Domestique d'Isabelle. JODELET. PASCAL. SOLDATS. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Fédéric, Octave. FÉDÉRIC. Ne me propose point de nouvelles faiblesses ; Vois l'état malheureux, Octave, où tu me laisses, Vois-moi par tes conseils qui flattent mes ennuis Sous cet habillement cacher ce que je suis. C'est assez que par eux oubliant sa naissance Un Prince à sa vertu fait cette violence, Et qu'il s'ose abaisser, pour ménager son sang, Jusqu'à se dérober à l'éclat de son rang. En effet, cet habit dont tu fais mon asile, Laisse-t-il voir en moi l'Héritier de Sicile, Et sans suite en ce bois, bien moins Prince qu'Amant, Connais-tu Fédéric dans ce déguisement ? OCTAVE. Seigneur, ce faux habit éloigne la tempête Dont le coup imprévu menaçait votre tête ; Mais craignez du Destin les revers éclatants, Songez qu'un Prince a peine à se cacher longtemps. Et que de sa grandeur le brillant caractère A parlé mille fois de ce qu'il voulait taire. Avant qu'il vous trahisse, abandonnez ces lieux Où Rodolphe tué vous doit rendre odieux : Par vous l'État privé d'un Conquérant si brave... FÉDÉRIC. Le sort en est jeté, c'est perdre temps, Octave. Je sais que cette mort qui rompt ce grand Tournoi, Arme contre mes jours la colère du Roi, Je sais qu'à la venger tout l'État s'intéresse ; Mais aussi tu le sais, j'adore la Princesse, Et cette passion me fait voir sans effroi L'intérêt de l'État, et le courroux du Roi. OCTAVE. Seigneur, à quels périls exposer votre vie ? FÉDÉRIC. Il faut les affronter, l'honneur nous y convie : Osons pour la Princesse, osons nous exposer À quoi le Destin contre nous puisse oser ; Qu'un bel effort nous prouve une ardeur peu commune, Et laissons faire après l'Amour et la Fortune. Mais d'une vaine peur je te vois prévenu ; Mon visage en ces lieux ne fut jamais connu. Cet habit de Tournoi, ces plumes et ces armes Dont l'éclat remarqué te causait tant d'alarmes, Et qui pour m'accuser semblaient autant de voix, Tu m'as tout vu laisser au milieu de ce bois. En faveur de ma flamme, et contre mon envie, L'Amour m'a su forcer à ce soin de ma vie ; Mais s'il faut y périr, il est juste à mon tour De donner cette vie au soin de mon amour. OCTAVE. Quel est votre dessein ? FÉDÉRIC. Seul en cet équipage Je prétends m'arrêter dans ce prochain village ; Aussi bien mon cheval, mort tout à coup sous moi, Par un nouveau malheur m'impose cette loi : Dans Naples cependant va voir ce qui se passe, Vois quel espoir encor m'y souffre ma disgrâce, Observe ma Princesse, et si quelque mépris... OCTAVE. Seigneur, j'entends du bruit, gardez d'être surpris. FÉDÉRIC. Quelqu'un marche en effet, et si je ne m'abuse, Du plus proche sentier vient une voix confuse : Dans un lieu plus secret viens songer avec moi Aux moyens d'éviter les poursuites du Roi. SCÈNE II. Isabelle, Flore. FLORE. Oui, Madame, il est vrai que votre solitude En cette occasion me paraît un peu rude, Ma gloire est de vous voir, et de vous obéir, Mais je sens ma faiblesse en secret vous trahir, En songeant au Tournoi que tant de pompe ordonne, Pour voler à la Cour mon coeur vous abandonne. ISABELLE. La curiosité bornant ta trahison, J'en prends sur moi le crime, et je m'en fais raison : Je sais qu'il est fâcheux à celles de notre âge D'abandonner la Cour pour un lieu si sauvage, Et que dans cet exil nous trouvons rarement De quoi nous consoler de son éloignement. Mais si tu connaissais combien un grand courage Des caprices d'autrui fuit l'indigne esclavage, Et dans quel triste sort nous jettent quelquefois D'un Frère impérieux les tyranniques lois ; Alors tu concevrais qu'on se résout sans peine À quitter ce qui plaît, quand on fuit ce qui gêne, Et que la solitude a de quoi m'arrêter, Puisqu'elle m'ôte un joug si fâcheux à porter. FLORE. Il est vrai que l'humeur du Prince de Salerne... ISABELLE. Dis que son sens aveugle est ce qui le gouverne, Que d'un droit que le Ciel semble avoir limitéSon seul emportement règle l'autorité, Et que par un destin à mes voeux trop contraire, Je rencontre un Tyran où je dois voir un Frère : Ce n'est pas que cent fois il n'ait avec éclat Signalé sa valeur au secours de l'État, On l'estime, et le Roi crut toujours inutile D'opposer d'autres bras aux forces de Sicile : C'est par lui que son Sceptre en ses mains affermi Semble aujourd'hui braver un puissant Ennemi ; Mais ce farouche amas d'une vertu guerrière, Bien loin de l'adoucir, rend son humeur plus fière, Et tu sais, pour en fuir le caprice odieux, Qu'enfin j'ai demandé ma retraite en ces lieux : Ici depuis six mois dans une paix profonde Je ris des embarras que se fait le grand monde, Et surtout, de ce bois l'agréable séjour Passe tous les faux biens que l'on vante à la Cour. FLORE. À son trouble inquiet ce calme est préférable ; Mais si ma liberté vous semble pardonnable, Madame, j'oserai vous demander pourquoi Vous ne vous trouvez point à ce fameux Tournoi. Ce superbe appareil de chars, d'habits et d'armes Méritait de s'y voir honoré de vos charmes, Et vous deviez forcer votre juste courroux En faveur d'un spectacle assez rare pour nous. ISABELLE. L'indignité soufferte est un puisant obstacle À cette vaine soif des pompes d'un spectacle. Ici je vis sans trouble avecque mes désirs, Je goûte ici partout de solides plaisirs, Et Naples aujourd'hui dans sa magnificence Cède aux charmes secrets de ce profond silence ; Mais enfin je pardonne à ton propre intérêt Qui suit ta passion, et non ce qui me plaît, Et pour la contenter, comme je m'intéresse Aux honneurs qu'aujourd'hui l'on rend à la Princesse, Trois ou quatre des miens, envoyés tout exprès, Nous en feront savoir les superbes apprêts ; Ce récit pourra plaire à ton inquiétude. Mais qui nous vient troubler dans notre solitude ! SCÈNE III. Fédéric, Isabelle, Flore. FÉDÉRIC. Madame, pardonnez un abord indiscret Qui de votre entretien a rompu le secret. Accablé sous le faix d'une infortune extrême, Persécuté du Sort, odieux à moi-même, Je cherche où terminer mes pas trop incertains, Pour mettre ma douleur en de fidèles mains ; Si pourtant dans l'excès du malheur qui m'oppresse, Chercher quelque secours n'est pas une faiblesse. ISABELLE. Malheureux Inconnu, si ma compassion Peut servir de remède à votre affliction, Et borner de vos pas les courses incertaines ; Soyez sûr que déjà je prends part à vos peines. Mais pour les soulager, peut-on savoir de vous De quel fâcheux destin vous ressentez les coups ? FÉDÉRIC. Hélas ! Faut-il ici que ma triste mémoire Vous retrace un tableau de ma première gloire, Et qu'elle représente à mon esprit confus L'inestimable prix d'un bien que je n'ai plus ? Dans ce noble trafic des choses les plus rares Que forme la Nature aux lieux les plus barbares ; De pierres, de joyaux, perles, et diamants, Je bornai mon emploi dès mes plus jeunes ans, Et jamais la Fortune avec plus d'abondance D'un coeur ambitieux ne flatta l'espérance : Tout rit à mes souhaits, et sans de grands efforts J'acquiers en peu de temps de si riches trésors, Que leur possession, qu'un bon Astre me donne, Valait presque à mes yeux l'espoir d'une Couronne ; Mais ces divers trésors, avec soin amassés, À mes bouillants désirs ne furent point assez : L'appas d'un plus grand bien ayant su me surprendre, L'ardeur de l'acquérir me fait tout entreprendre, Et le bruit répandu de ce pompeux Tournoi En impose à mon coeur l'ambitieuse loi : Pour n'être point connu, je pars seul et sans suite, À mon heureux destin je remets ma conduite, Et l'espoir d'un grand gain m'attirant en ces lieux, Tout ce que j'ai de rare et de plus précieux, Sans regarder à quoi ma passion m'engage, Je l'expose sans crainte aux périls du voyage : J'arrive cependant, tout répond à mes voeux, Je vends, trafique, échange, obtiens ce que je veux, Et riche de nouveau d'un trésor adorable À ma félicité rien n'était comparable, Quand surpris au retour de Voleurs en ce bois, J'éprouve du Destin les ordinaires lois, Et vois avec douleur ma fortune asservie À quitter tout mon bien pour conserver ma vie. Dure nécessité, devais-je t'obéir, Et lâche en ce besoin moi-même me trahir ? Seul contre eux, il fallait repousser cet outrage, Et si ma résistance eût animé leur rage, Du moins j'aurais lavé dans mon sang répandu La honte de survivre au bien que j'ai perdu. ISABELLE. Où la défaite est sûre, et la mort infaillible, Le courage est blâmable autant qu'il est nuisible ; Jamais sous les malheurs un grand coeur ne s'abat, Et c'est d'où la vertu tire le plus d'éclat : Mais avec tant de soin on peut suivre les traces De ces lâches auteurs de tant d'autres disgrâces ; Que si ce dur revers d'un sort injurieux Vous permet de souffrir le séjour de ces lieux, Peut-être y verrez-vous une heureuse poursuite, Par mes ordres donnés, mettre obstacle à leur fuite ; Ici tout m'obéit, et sous l'aveu du Roi Ce grand Château voisin ne dépend que de moi : Ainsi vous en pouvez accepter la retraite. FÉDÉRIC. Cette offre est un doux charme à ma peine secrète, Et je ne puis assez estimer un séjour Qui m'éloigne des lieux où j'ai reçu le jour ; Ma disgrâce sans doute y croîtrait par ma honte. FLORE. Madame, Alfonse arrive, et vient vous rendre compte... SCÈNE IV. Fédéric, Isabelle, Alfonse, Flore. ISABELLE. Ton retour me surprend, étant inopiné : Quoi ! Le Tournoi déjà serait-il terminé ? ALFONSE. Madame, c'en est fait. ISABELLE. Quelle est cette tristesse ? Rodolphe a-t-il trahi l'honneur de la Princesse ? S'est-il trahi lui-même, et souffrant un Vainqueur, Dans cette occasion a-t-il manqué de coeur ? ALFONSE. Au contraire, jamais avec tant d'avantage On ne vit éclater l'ardeur d'un grand courage, Mais... ISABELLE. Pourquoi t'arrêter ? Qui te rend interdit ? Dis-moi l'ordre de tout, j'en attends le récit. FÉDÉRIC, bas. On va parler de moi. ALFONSE. Déjà tout plein de gloire Sur trois Rivaux, Rodolphe étendait sa victoire, Quand on voit dans la lice entrer un combattant, Dont le riche équipage et l'habit éclatant Attirant les regards de l'Assemblée entière, Nous marque à tous une âme aussi haute que fière. Le Prince avec dédain regarde ce Rival ; Il s'apprête à le vaincre ; on donne le signal, Ils partent, et tous deux pleins de coeur et d'adresse Fournissent leur carrière avec tant de vitesse, Qu'à les voir arrêter, on a peine à juger S'ils ont gardé leur poste, ou s'ils l'ont su changer. L'Inconnu s'en émeut, il recule, il s'étonne, Le Prince à son grand coeur tout entier s'abandonne, Il pousse, avance, presse avec tant de vigueur, Qu'avant qu'il ait vaincu, chacun le croit vainqueur, Son Ennemi lui-même aide à cette croyance, Son cheval est blessé, lui presque sans défense, Quand ce lâche destin qui l'avait épargné, Laisse tomber Rodolphe en son sang tout baigné. ISABELLE. Ô Dieux, mon Frère est mort ! FÉDÉRIC. Qu'ai-je entendu ? Son Frère ! FLORE. Madame... ISABELLE. C'est en vain qu'on me le voudrait taire. Si de quelque douceur je puis goûter l'appas, Je ne la dois chercher qu'à venger son trépas. L'Assassin est-il pris ? Sait-on quel est le Traître ? ALFONSE. Pendant un si grand trouble il a su disparaître : Mais son cheval blessé, quoiqu'il l'ait bien servi, Le livrera bientôt à ceux qui l'ont suivi. ISABELLE. [Note : Bonace : Calme de la mer, qui se dit quand le vent est abattu, ou a cessé. La bonace trompe souvent le Pilote. [F]]Que d'orages subits troublent votre bonace ! À Fédéric. Ô vous, dont maintenant le plaignais la disgrâce, Voyez que du Destin l'implacable courroux Éclate sur les Grands aussi bien que sur vous. FLORE. Madame, si jamais... ISABELLE. Ton discours m'importune, Retournons au Château pleurer mon infortune. FÉDÉRIC, seul. Quel bizarre malheur renverse mes desseins ! Fuyant mes Ennemis, je me mets en leurs mains. Suivons-la toutefois de peur qu'on me soupçonne ? Mon visage aussi bien n'est connu de personne, Et souvent c'est l'effet des caprices du Sort, Qu'au milieu des écueils on rencontre le port. SCÈNE V. Jodelet, Pascal. JODELET, armé des mêmes armes que Fédéric avait portées au tournoi. Holà, Nymphes, holà ! Mes cris ne servent guères, Et j'apostrophe en vain ces Nymphes bocagères, [Note : Doubler : signifie quelquefois simplement, Augmenter, renforcer. Doubler la garde, doubler la dose, doubler l'ordinaire. Doubler le pas, c'est à dire, obliger à aller plus vite. [F]]Mes holà redoublés leur font doubler le pas. PASCAL. Pourquoi les appeler ? Tu ne les connais pas. JODELET. Qu'importe ? Puisqu'au nez me rit Dame Fortune, Je brûle du désir d'en haranguer quelqu'une. "Donzelle aux yeux brillants, (lui dirai-je d'un ton, [Note : Hoqueton : Casaque d'Archer. Il se prend figurément pour l'Archer même. [F]]À fendre de pitié le plus dur hoqueton,) Je viens ici te rendre et la cape et l'épée, Car mon âme d'amour est toute constipée, Tu m'as mis dans les fers, et tu m'as mis dans les feux, Et dussé-je enrager, j'en mourrai si tu veux ; Mais je te crois d'humeur à tout mettre en usage, Pour empêcher ma mort, de peur que je n'enrage."Avec mes beaux habits et ce poli jargon, Crois-tu que la plus belle ose me dire, non ? PASCAL. C'est bien jasé ; tu vas, si tu ne fais retraite, Te faire ici connaître aussi bien qu'à Gaïette ? JODELET. [Note : Gaïette : Cajeta, Gaëte, port au nord-ouest de Naples, dans le golfe de Gaëte.]Gaïette est mon pays, et chacun m'y connaît... PASCAL. Pour un extravagant que l'on y montre au doigt. JODELET. Mon Père... PASCAL. Laissons-là ta généalogie. Ton nom est Jodelet, ton emploi ta folie. JODELET. N'y suis-je pas Marquis ? PASCAL. On t'y donne en effet Le ridicule nom du Marquis Jodelet, Parce que tu fais rire, on te caresse, on t'aime. Pauvre fou ! JODELET. Par ma foi, tu n'es qu'un fou toi-même. Va, va, j'ai trop d'esprit pour me laisser duper ; [Note : Horoscoper : Tirer l'horoscope. Laissez-moi faire : je vais les horoscoper. Comédie du Mariage précipité. [T]]Je me fis l'autre jour encor horoscoper, Et j'appris que bientôt, si l'effet suit la cause, Le Marquisat pour moi sera fort peu de chose. PASCAL. Si l'effet suit la cause, il est à présumer Qu'avant qu'il soit un mois il faudra t'enfermer. JODELET. Au diable l'ignorant. PASCAL. Au diable soit la bête. Sais-tu bien qu'aujourd'hui l'on commence la fête ? JODELET. [Note : Dea : vraisemblablement, est la même chose que "dame". Exclamation très usitée aujourd'hui dans la conversation. [SP]]Oui dea, je le sais bien, et j'y prétends jouter. PASCAL. Reprends donc tes habits pour ne plus t'arrêter, J'ai hâte. JODELET. Cours devant ; pour pareilles affaires, Un homme tel que moi ne s'incommode guères. PASCAL. Ô l'homme d'importance ! JODELET. On en doit faire état, [Note : Narguer : Faire nargue, braver avec mépris. [Ac 1732]]Puisqu'on me voit déjà narguer le Marquisat. Suivant des grands Guerriers les traces si vantées, Je suis le Chevalier aux armes enchantées. PASCAL. C'est donc enchantement que d'avoir en ce bois Trouvé cet équipage, et ce riche harnois ? JODELET. Oui, c'est enchantement, et de plus, bon augure Que je suis menacé d'une grand aventure. PASCAL. L'aventure fera le destin des Filous ; Te voyant ces habits, on te rouera de coups. Remets-les en leur place, autrement je te quitte. JODELET. Quitte-moi si tu veux, la menace est petite ; Aussi bien à présent je te fais Chevalier. Je ne te voudrais plus que pour mon Écuyer. PASCAL. Je parle tout de bon. JODELET. Je réponds tout de même. PASCAL. Tu prétends les garder ? JODELET. Encor plus d'un Carême. PASCAL. Adieu donc ; j'aime mieux aller seul au Tournoi. Que me mettre au hasard qu'on m'étrille avec toi. JODELET, seul. C'est faire sagement ; après tout, il peut être Que cet habit trouvé ne manque point de maître ; Et si quelqu'un venait m'en demander raison, Parler d'enchantement serait peu de saison. Que dirais-je ? Ma foi, c'est un triste avantage Que d'être bien armé, si l'on n'a du courage. Or sus, examinant un peu les accidents Qui peuvent m'arriver malgré nous et nos dents, Songeons aux questions que l'on me pourrait faire. Votre équipage est beau. Je le sais bien, Compère. Il vous sied à ravir. Je l'ai fait faire exprès. Il vous coûte beaucoup ? Je prends peu garde aux frais. Quel en est l'Ouvrier ? Il vient de Moscovie. Vous le portez souvent ? Quand il m'en prend envie. Vous allez au Tournoi ? Nous y prendrons parti. Vous venez ? D'assez loin. D'où ? D'où je suis parti. Bon, après cet essai, pour peu que je m'applique, Aux plus questionnants je puis faire la nique. Mais n'aperçois-je point de fort vilaines gens, [Note : Record : en termes de Pratique signifie, attester un exploit, le faire signer par des témoins, pour le rendre plus solemnel. L'Ordonnance enjoint aux Sergents de faire recorder leurs exploits, afin qu'on leur ajoute foi en Justice. [F]]Plus terribles cent fois que records de sergents ? Ils sont trois ; c'en est fait, je vais être leur proie, Si ces arbres touffus n'empêchent qu'on me voie. SCÈNE VI. Enrique, Soldats. ENRIQUE. Cette heureuse rencontre en est un sûr témoin Amis, prenons courage, il ne peut être loin. Son cheval trouvé mort dans cette étroite route, Lui manquant au besoin, l'arrête ici sans doute, Il doit être en ce bois, et vous pouvez juger Si pour nous en saisir on doit rien négliger. SOLDAT. Je sais que l'arrêter quand il faut qu'il périsse, C'est rendre à tout l'État un signalé service ; Mais prenons garde aussi de nous en voir sur pris. Je prévois qu'il mettra sa défaite à haut prix, Et que ce fier Lion que nous voulons surprendre, Répandra bien du sang avant que de se rendre. Le vainqueur de Rodolphe est à craindre pour nous. ENRIQUE. Et bien, j'en essuierai moi seul les premiers coups, Vous autres, seulement secondez mon courage. Mais que viens-je ouïr dans ce prochain feuillage ! SCÈNE VII. Enrique, Jodelet, Soldats. ENRIQUE. Qui va-là ? JODELET, bas. La vilaine enquête que voilà ? J'avais réponse à tout hormis à qui-va-là. [Note : St : Terme indéclinable, dont on se sert pour commander le silence. [F]]Mais st. ENRIQUE. Amis, il faut découvrir ce mystère, Quelqu'un ici se cache, et s'obstine à se taire. JODELET, bas. Ah ! Je suis découvert. Qu'ils me vont étriller, [Note : Driller : courir vite. C'est un terme bas et populaire, qui se dit des laquais, des soldats, des gueux qui s'enfuient, ou qu'on fait courir. [F]]Si le fer à la main je ne les fais driller ? Ça, mon courage, allons. Il commence à se montrer l'épée à la main.Le premier qui s'avance,Par la mort, dans son sang... Ils ont peur, que je pense. Ils s'arrêtent de loin à me considérer, Ils parlent bas entre eux ; il faut encor jurer. Ventre, si l'on m'approche... ENRIQUE, aux soldats. Usons de stratagème. Il n'en faut point douter, en effet, c'est lui-même ; Ces armes, cet habit nous le disent assez. Nous ne sommes rien moins que ce que vous pensez. Pourquoi nous menacer ? JODELET. Ils tremblent. Par la tête, Qui ne rengainera, sa mort est toute prête. ENRIQUE. Nous voilà sans défense à vos ordres soumis, Prêts à vous secourir contre vos ennemis. JODELET. Quoi, vous ne prétendiez me faire aucune injure ? ENRIQUE. Voyez notre franchise, elle vous en assure. JODELET. Et vous n'auriez dans l'âme aucun mauvais dessein ? ENRIQUE. Au contraire. JODELET. Ainsi donc je tempêtais en vain. ENRIQUE. Nous en sommes surpris. JODELET, remettant son épée au fourreau, et s'approchant d'eux. Mettez-vous hors de peine, Voici le holà mis à mon humeur hautaine. Il faut un peu connaître avant que d'être ami. ENRIQUE, lui saisissant l'épée. Vous ne nous connaissez encore qu'à demi ; Il faut rendre l'épée. JODELET. Ah, Canaille maudite ! ENRIQUE. Nous quereller encor ! JODELET. Et bien, non, quitte à quitte. Je ne fus jamais moins d'humeur à quereller, Prenez mes beaux habits, et me laissez aller. ENRIQUE. Non, non, il faut marcher. JODELET. Je suis prêt à les rendre. ENRIQUE. Allons, c'est trop, allons. JODELET. Où ? ENRIQUE. Je vais vous l'apprendre. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Laure, Julie. JULIE. Madame, épargnez-vous ces nouveaux déplaisirs, Donnez quelque relâche à ces profonds soupirs. Nommer à tous moments la Fortune cruelle, C'est prendre trop de part au malheur d'Isabelle, Et pour moi, je veux mal au zèle officieux Qui pour la consoler vous amène en ces lieux. Au pitoyable objet d'une Soeur affligée, Dans un plus noir chagrin votre âme s'est plongée, Mais enfin cette mort qui fait couler ses pleurs N'exige pas de vous de si vives douleurs ; La perte est différente, et dans un sort contraire L'Amant le plus chéri nous touche moins qu'un Frère. LAURE. Ah, que tu juges mal de mon cruel ennui, Si tu l'oses régler sur les larmes d'autrui, Et que tu connais peu quelle est la différence Des profonds déplaisirs à ceux de bienséance ! Pour peindre un faux ennui par de vives couleurs La Nature souvent fait un amas de pleurs, Notre abord les excite, et ces pleurs se déploient Moins pour celui qu'on perd, que pour ceux qui les voient ; Car enfin qu'Isabelle ait recours aux soupirs, Peut-elle ouvrir son âme à de vrais déplaisirs ? Rodolphe, à qui le sang l'avait dû rendre chère, Devenant son Tyran, cessa d'être son Frère ; Non qu'elle se dispense à se trop modérer, Elle pleure sa mort, mais ce n'est que pour pleurer, Et tout son désespoir laisse voir dans sa plainte L'effort étudié d'une douleur contrainte. JULIE. Prenez même pouvoir sur vous à votre tour ; La Nature se tait, faites taire l'Amour. Je sais que votre coeur avec raison soupire, Que les soins de Rodolphe... LAURE. Ah ! Que m'oses-tu dire ? JULIE. Si votre mal redouble... LAURE. Hélas, Julie, hélas ! Mon mal est si caché qu'on ne le connaît pas. JULIE. J'en crois la mort du Prince être la seule cause. LAURE. Oui, cette mort sans doute à mille maux m'expose. JULIE. Comme dans la vengeance on trouve des douceurs Qui de nos plus grands maux apaisent les rigueurs, Le sang de l'Assassin vous pourra satisfaire, On le poursuit, le traître, et dans peu l'on espère... LAURE. Ah ! C'est là mon tourment, arrête, car enfin Ce traître qu'on poursuit, ce cruel Assassin, Par le charme secret d'un pouvoir que j'ignore, C'est lui qui fait ma peine ; en mot je l'adore. JULIE. Madame, pardonnez si mon zèle indiscret... LAURE. Pour t'en punir, Julie, écoute mon secret, Écoute ma faiblesse. Il te souvient peut-être D'un Peintre qu'à la Cour moi seule ait pu connaître ? Entre plusieurs tableaux d'un travail curieux Qu'un jour cet Étranger vint offrir à mes yeux, J'en vis un dont la riche et brillante bordure Relevait hautement l'éclat de la peinture. J'en admirais l'éclat, quand dès le premier trait Je connus tout à coup que c'était mon portrait. Je regarde le Peintre, et lui presque immobile : "Je le tiens, me dit-il, du Prince de Sicile. Portrait, unique objet de mes plus chers désirs, (A dit ce triste Prince avec mille soupirs.) Puisque la guerre ouverte entre nos deux Couronnes Fait vivre sans espoir l'amour que tu me donnes, Va, retourne à ta source, et cesse chaque jour Par ton appas flatteur d'irriter mon amour. Alors il me le donne, et son ordre m'engage À venir dans vos mains remettre ce cher gage. Au moins le Sort pour lui n'aurait plus de rigueur S'il croyait que sa vue eût ému votre coeur ; Je vous le laisse ; Adieu, Madame." Il se retire ; Et s'éloignant de moi je l'entends qui soupire. Je revois ce Portrait, mais las ! Au lieu du mien Ce peintre déguisé m'avait laissé le sien, Et je reconnais trop au trouble qu'il me cause, Que le Peintre et le Prince étaient la même chose. Que dirai-je enfin ? Depuis ce triste jour En secret il m'aima, je souffris son amour, Il me la jura vraie, et j'en reçus pour gage Tout ce que peut jamais promettre un grand courage. Le reste tu le sais. Rodolphe ambitieux Voulant dans un Tournoi triompher à mes yeux, S'est vu par Fédéric, trop jaloux de ma gloire, Arracher d'un seul coup la vie et la victoire. Hélas ! Où me réduit ce funeste revers ! S'il est pris, il est mort, et s'il fuit, je le perds ; Mon amour le retient, et ma crainte le chasse. En ce fâcheux état juge de ma disgrâce. JULIE. Madame, je vous plains, et trouve en ce malheur De quoi justifier la plus vive douleur. L'un et l'autre destin vous donne lieu de craindre, Et dans l'un et dans l'autre il faudra vous contraindre, À vos tristes soupirs permettre peu d'éclat, Donner votre chagrin au besoin de l'État, Et vous-même une fois à vous-même infidèle... Mais le Roi vient. SCÈNE II. Le Roi, Laure, Julie. LE ROI. Apprends une heureuse nouvelle, Ma Fille ; enfin le Ciel propice à mes désirs D'un espoir assez doux flatte nos déplaisirs, L'Assassin se dérobe en vain à ma vengeance, Nous en aurons bientôt l'entière connaissance, Un des siens arrêté nous va tout découvrir. LAURE. Enfin Julie, il faut s'apprêter à souffrir. LE ROI. Sachant quel intérêt ton amour y doit prendre ; Je n'ai voulu sans toi, ni le voir, ni l'entendre ; Tu sauras mieux que moi pénétrer dans son coeur Les desseins criminels d'un insolent Vainqueur. LAURE. Ah, que ne vois-je ici l'occasion offerte De sauver un Amant dont je pleure la perte ! Avec quelle chaleur suivrais-je mon transport S'il pouvait arrêter l'injustice du Sort ! Mais en vain je me flatte, et quoi qu'il en avienne... LE ROI. N'accrois point ma douleur en me montrant la tienne, Et ne l'écoute plus que pour te souvenir Que Rodolphe nous laisse un coupable à punir. C'est à quoi d'autant plus moi-même je m'anime, Qu'un grand trouble s'apprête à suivre ce grand crime, Et que nos ennemis prévenant nos efforts, Avec toute leur flotte ont paru sur nos bords. Je les crois déjà voir après notre disgrâce D'un invincible orgueil soutenir leur audace. Que n'oseraient-ils point contre nous aujourd'hui Que l'État est privé de son plus ferme appui ? LAURE. Si vous vous alarmez des forces de Sicile, Qu'on propose la paix, elle sera facile. Cent fois vos ennemis, après de longs combats, Ont voulu s'accorder, mettre les armes bas. Vous seul, écoutant trop un désir de vengeance... LE ROI. Voyons le Prisonnier, le voici qui s'avance. LAURE. Juste Ciel ! C'est Octave. SCÈNE III. Le Roi, Laure, Octave, Sanche, Julie. OCTAVE, à Laure bas. Ah, Madame. LAURE, au Roi. Ah, Seigneur, Quel trouble à son aspect s'est saisi de mon coeur ! Pardonnez ce désordre à ma douleur extrême, À peine en cet état me connais-je moi-même. LE ROI. Approche, et crains un Roi qu'on ne peut abuser, Ta sûreté consiste à ne rien déguiser. Parle, quel est ce Traître ennemi de sa gloire Qui par la mort d'un Prince a souillé sa victoire ? Apprends-nous ses desseins, et force ma bonté À donner ton pardon à ta sincérité. OCTAVE. Sire, si le malheur doit passer pour un crime, Votre courroux est juste et ma mort légitime, Puisque enfin attiré d'un désir curieux Je venais admirer la pompe de ces lieux, Quand de mon mauvais sort la fatale injustice A su d'un inconnu m'engager au service. LE ROI. Sans plus dissimuler, songe que les tourments Nous peuvent garantir de tes déguisements, Et prends garde surtout que leur rigueur n'arrache Ce qu'un devoir frivole imprudemment nous cache. SANCHE, présentant un billet au Roi. Sire, de ce devoir puisqu'il fait tant de cas, Voyez si ce billet ne le trahira pas. OCTAVE, bas. Ô malheur imprévu ! SANCHE. Par dépêche secrète Il a cru sûrement l'envoyer à Gaïette ; Mais quelques Espions en chemin l'ont surpris. LE ROI. Dieux, quel trouble à mon tour agite les esprits ! « À l'Infant de Sicile ! » Ô Ciel, est-il possible ! LAURE, bas. Enfin, cher Fédéric, ta perte est infaillible. LE ROI, lit. « Rodolphe par mes mains a vu finir ses jours, Et m'oblige en ces lieux à craindre un sort contraire, Ne perdez point de temps, venez à mon secours, Si vous prenez encor les intérêts d'un frère ! »Fédéric.Puis-je croire au rapport de mes yeux : Mon plus grand Ennemi, Fédéric en ces lieux ! Ô de tous les malheurs le dernier et le pire ! Pour Rodolphe tué c'est peu que je soupire, Si pour percer mon coeur par des traits plus puissants, Fédéric n'est l'auteur des peines que je sens. Il n'est point de malheur sans tache d'infamie Quand le coup nous en vient d'une main ennemie : Et dût sur moi du Sort l'ouvrage s'achever, Ce n'est que dans le sang que je la dois laver. OCTAVE. Puisque enfin l'intérêt du Prince de Sicile Ne trouve en moi l'appui que d'un zèle inutile, Ce serait le trahir que de vous plus cacher Ce glorieux Vainqueur que vous faites chercher. S'il vous prive d'un bras dont vous plaignez la perte Sire, à tous combattants la lice était ouverte, Et Rodolphe sans vie à ses pieds abattu Est un crime du Sort, et non de sa vertu. LE ROI. N'imputons point au sort un dessein si coupable ; Cette mort en toute autre eût été pardonnable. Mais dans mon Ennemi c'est un pur attentat ; Je ne le dois traiter qu'en criminel d'État, Et si le juste Ciel entre mes mains le livre, Je sais trop quels conseils il m'est permis de suivre. LAURE. Seigneur, écoutez moins ces vifs ressentiments. Ce coeur outré d'ennuis partage vos tourments, Et j'atteste du Ciel la grandeur souveraine Que Fédéric lui seul cause toute ma peine, Que par lui seul je souffre, et donne ici des pleurs Plus à ma passion qu'à nos communs malheurs. Mais hélas ! Quel espoir de la voir satisfaite ? La flotte de Sicile a paru vers Gaïette, Et venant de son Prince appuyer les desseins, Nous arrache aujourd'hui la vengeance des mains. Cet obstacle sensible aux désirs d'une Amante. SCÈNE IV. Le Roi, Laure, Enrique, Sanche, Julie, Octave. ENRIQUE. Sire, un heureux succès a rempli notre attente, L'Assassin de Rodolphe est en votre pouvoir. LE ROI. On a pu l'arrêter ? ENRIQUE. Sire, vous l'allez voir. On l'amène. LAURE, bas. Qu'entends-je ! Ô comble de disgrâces ? ENRIQUE. Ayant appris sa route, et marchant sur ses traces, Son cheval trouvé mort, par un bonheur nouveau, Nous arrête en ce bois qui borne ce Château. Là nous le découvrons, mais bien loin qu'il s'étonne, Loin que seul contre trois sa vertu l'abandonne, Il menace, et le nombre augmentant sa fierté, Il périra plutôt qu'il se voie arrêté ; Mais la ruse l'emporte, et son courage extrême Est contraint de céder enfin au stratagème, Je lui saisis l'épée. LE ROI. Enfin donc je le tiens, Ce superbe Ennemi de mon Trône et des miens ? Ô bonheur ! Ô service à l'État trop utile, Qui soumet à mes lois le Prince de Sicile ! ENRIQUE. Le Prince de Sicile ? LE ROI. Oui, c'est lui dont le bras S'est noirci du plus grand de tous les attentats. ENRIQUE. Cet orgueil menaçant qu'il nous a fait paraître Peut suffire sans doute à le faire connaître ; Mais, Sire, oyez enfin ce qu'on n'eût su prévoir, À peine entre nos mains il se voit sans espoir, Qu'usant d'un stratagème à combattre le nôtre, Il veut obstinément qu'on l'ait pris pour un autre, Et d'un tel contresens soutient tout ce qu'il dit, Qu'il semble qu'en effet il ait perdu l'esprit. LE ROI. S'il croit nous abuser, son espérance est vaine. ENRIQUE. Sire, daignez l'ouïr ; je l'entends qu'on l'amène. LAURE. Agréez ma retraite ; à qui perd un amant, Voir l'auteur de sa mort est un nouveau tourment. SCÈNE V. Le Roi, Enrique, Sanche, Octave, Jodelet, Soldats. JODELET, aux soldats. Oui, ce lieu pour mon gîte est assez agréable, Bonsoir et bonne nuit, allez-vous-en au diable. Tout habillé de fer et par bas et par haut, Vous m'avez fait, je crois, galoper comme il faut ; Mais un jour peut venir où je veux qu'on me pende Si plus cher qu'au marché vous n'en payez l'amende. Une chaise, quelqu'un, je suis las, dépêchez. LE ROI. Levez, levez le masque, en vain vous vous cachez, Trop superbe Ennemi, l'on connaît qui vous êtes. JODELET. M'amène-t-on ici pour me conter sornettes ? ENRIQUE. Sire, vous le voyez. OCTAVE, bas. Ciel, soutiens mon espoir. JODELET. [Note : Desharnacher : oter les harnais d'un cheval. Dites au cocher qu'il ne desharnache pas ses chevaux, il les faudra remettre bientôt au carrosse. On dit aussi populairement et par extension, qu'une personne est desharnachée, lorsqu'elle est à demi deshabillée, ou qu'il manque plusieurs choses à son ajustement.]Qu'on me désenharnache, ou qu'on me fasse seoir, La charge est lourde. LE ROI. Enfin sachez mieux vous connaître. Et Prince, répondez à la gloire de l'être. La peur d'un juste arrêt vous doit toucher trop peu Pour en faire à nos yeux un si bas désaveu. Soutenez ce grand titre, et bravant ma puissance, Remplissez hautement l'heur de votre naissance. JODELET. Apprenez à vous taire, ou parlez sagement, [Note : Forlignement : de Forligner, ne pas suivre la vertu et les bons exemples de ses Ancestres, de ceux dont on est issu, faire quelque chose indigne de leur race. [F]]Je ne sache en ma race aucun forlignement. Pour qui donc me prend-on ? LE ROI. La feinte est inutile, Et nous connaissons trop le Prince de Sicile. JODELET. Et que m'importe à moi si vous le connaissez ? LE ROI. Vous nommer Fédéric, c'est vous en dire assez ; À cet illustre nom cessez de faire injure. OCTAVE, bas. À l'erreur qui les trompe ajoutons l'imposture. Ah ! Seigneur, ah ! Mon Maître ! Ô qu'il m'eût été doux En autre lieu qu'ici d'embrasser vos genoux ! Mais puisque la Fortune, à vous suivre obstinée, A trahi le secret de votre destinée, Et que j'ai pour mon Prince une vie à donner... JODELET. [Note : Jargonner : parler un langage corrompu, ou qui n'est pas intelligible. [F]]Que diable celui-ci me vient-il jargonner ? Moi, Prince ? Moi, son Maître ? OCTAVE. Ah ! Seigneur... JODELET. Je vous prie, L'honneur cède au profit, trêve de Seigneurie. OCTAVE. Quoi ! Seigneur, votre Octave... JODELET. Achevons en un mot, Et bien, Octave soit, Octave n'est qu'un sot. OCTAVE, au Roi. Fédéric est vaillant, mais... JODELET. Ô, comme ils me vendent ! [Note : Entrentendre : s'entendre, être d'accord. [SP]]Avec tous leurs respects les matois s'entrentendent. ENRIQUE. Mais, Seigneur... JODELET. Voici l'autre. LE ROI. Ah ! C'en est trop, enfin Il faut l'abandonner à son lâche destin. ENRIQUE. Quoi, Prince... JODELET. Vous avez les visières mal nettes. LE ROI. Savez-vous en quels lieux et devant qui vous êtes ? JODELET. Devant vous, à peu près. LE ROI. Tremblez donc. JODELET. Et pourquoi ? Si je suis devant vous, vous êtes devant moi. LE ROI. C'est le Roi qui vous parle. JODELET. Ah, qu'il ne vous déplaise. Le Roi voit maintenant jouter fort à son aise ; Je sais ce qui se passe, et je le vais trouver. ENRIQUE. Qu'après sa trahison il m'ose encor braver, Et joigne impunément le mépris à l'injure ! JODELET. Vous m'accuseriez donc de quelque forfaiture ? LE ROI. Voyez votre équipage, il parle contre vous. JODELET. Ah ? Je m'en doutais bien, vous êtes des Filous, Et pour mieux m'escroquer toute ma braverie... ENRIQUE. Cessez une si basse et froide raillerie ; Pour la dernière fois, Prince... JODELET. Cela va bien, Prince ! Je le suis donc sans que j'en sache rien ? LE ROI. Songez qu'un si haut rang que donne la naissance... JODELET. Je sais qu'être Marquis est de ma compétence, Mais Prince ? ENRIQUE. Quoi toujours... JODELET. Et bien, rien n'est gâté, Je consens pour vous plaire à la Principauté, Tout coup vaille. LE ROI. Non, non, suivez votre caprice, D'une si lâche feinte appuyez l'artifice : Attendant que le temps nous en fasse raison, Je veux que ce Château lui serve de prison, C'est de quoi vous irez avertir Isabelle : Je commets ce dépôt à sa garde fidèle ; Mais quoi qu'il se déclare indigne de ce rang, Qu'elle respecte en lui la dignité du sang, Qu'elle le traite en Prince, et que chacun lui rende Ce que dans mes États ce grand titre demande. SCÈNE VI. Jodelet, Enrique, Octave, Soldats. JODELET. Ma foi, je n'y vois goûte, ils ont beau haranguer, Eux ou moi, nous avons le don d'extravaguer. Je ne me trompe point, je me tâte, retâte, Et sous d'autres habits je sens la même pâte : Oui, tous mes tâtements sont ici superflus, Je suis encor moi-même, ou jamais ne le fus : Je suis ce que je suis, en soit ce qui peut être. Mais pourquoi m'obstiner à ne me point connaître ? Puisque chacun ici d'une commune voix Soutient que je suis Prince, il faut que je le sois. On est plus grand Seigneur quelquefois qu'on ne pense, Tâchons de rappeler notre réminiscence. ENRIQUE. Quoi, Seigneur ! JODELET. Je le suis, il n'est rien de plus vrai, C'est par votre suffrage, et je m'en souviendrai. Si mon pouvoir de Prince un peu loin peut s'étendre, Allez, consolez-vous, je vous ferai tous pendre. ENRIQUE. C'est vouloir notre perte avec peu de raison. JODELET. Un Prince n'a-t-il pas pouvoir de pendaison ? Si c'est là mon plaisir, qu'y trouvez-vous à dire ? ENRIQUE. Par quelques lâchetés cette honte s'attire, Mais, Seigneur, nous avons le courage trop haut... JODELET. Vous en enrageriez peut-être, et peu m'en chaut. Quand on meurt pour le Prince, on est mis dans l'Histoire. OCTAVE. Seigneur, soutenez mieux l'éclat de votre gloire. JODELET. Ah, tu me parles, toi que le diable a tenté De joindre la Maîtrise à la Principauté. Mais me connais-tu bien, et n'est-ce point adresse ? OCTAVE. Depuis plus de vingt ans je suis à votre Altesse. JODELET. En quelle qualité ? OCTAVE. De votre Confident. JODELET. Confident ordinaire, ou bien par accident ? OCTAVE. Autre que moi jamais n'eut part à cette gloire. JODELET. Quelle preuve en as-tu pour me le faire croire ? OCTAVE. Seigneur, il vous souvient qu'un jour sans mon secours Un cruel sanglier eût terminé vos jours ; Il vous souvient de plus que le Roi votre Père... JODELET. Ma foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère. Ai-je autrefois aimé la chasse au Sanglier ? OCTAVE. Je me tais par respect. JODELET. Bon, c'est s'humilier. Mon nom est ? OCTAVE. Fédéric. JODELET. Prince de ? OCTAVE. De Sicile. JODELET. [Note : Labile : épithete qui se donne à une méchante mémoire, qui laisse tout échapper. Les ingrats ont la memoire labile à l'égard des bienfaits qu'ils ont reçus. [F]]Ce que c'est que d'avoir la mémoire labile ! Je l'oubliais déjà. ENRIQUE. Seigneur, permettez-moi D'exécuter enfin les volontés du Roi. JODELET. Du Roi ? ENRIQUE. Quoi, doutez-vous que ce ne fût lui-même ? JODELET. Qu'il soit Roi tout de bon, ou bien par stratagème, Pourvu qu'on obéisse, il m'importe fort peu ; Allons donc, promptement, grande chère et beau feu. C'est là son ordre exprès. ENRIQUE. Je sais ce qu'il ordonne. JODELET. Quand c'est pour mon profit, j'ai la mémoire bonne, [Note : Festiner : Faire festin. Cette noce dura huit jours, pendant lesquels on ne fit que danser, festiner, et se resjouir. [F]]Je prétends festiner du matin jusqu'au soir. ENRIQUE. Isabelle, Seigneur, aura soin d'y pourvoir ; Mais par précaution, avant toute autre chose, À souffrir votre abord il faut qu'on la dispose. JODELET. Soit donc, vite. ENRIQUE. J'y cours, suivez dans un moment, Et vous laissez conduire à son appartement. JODELET. J'irai ; qu'on m'y reçoive en Prince de Sicile. Aux Soldats. Vous, menez-moi rôder par ce mien domicile ? Je veux voir si pour hôte il me peut mériter, Et puis, nous nous irons faire complimenter. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Fédéric, Isabelle. FÉDÉRIC. Par quels voeux, Madame, ou quel service... ISABELLE. Je m'oblige moi-même, en vous rendant justice. FÉDÉRIC. Mais sur un Étranger répandre un tel honneur ? ISABELLE. Enfin de ce Château vous êtes Gouverneur, Et je veux qu'aujourd'hui, par son obéissance, Chacun respecte en vous l'effet de ma puissance. FÉDÉRIC. Mon mérite est si faible, et mon bonheur si grand, Qu'avec juste raison son excès me surprend : Lorsque je considère avec quel avantage Du Sort qui me poursuit vous réparez l'outrage, Et que malgré l'éclat que font par mes défauts Et le peu que je suis, et le peu que je vaux, Par un heureux secours que je n'osais attendre, Vos bontés jusqu'à moi se plaisent à descendre, Je chéris mes malheurs, dont la fatalité N'a fait qu'ouvrir la voie à ma félicité. ISABELLE. La faveur est légère, et ma gloire s'offense Que vous portiez si haut votre reconnaissance. Montrez ses sentiments un peu plus réservés, Ou je vous devrai plus que vous ne me devez. La vertu, quand elle est et solide et parfaite, Elle-même est le prix qui la rend satisfaite, Et de quelque valeur que puisse être un bienfait, S'avouant redevable, on s'acquitte en effet. FÉDÉRIC. Puisque c'est vous déplaire, et quoi que l'on fasse, C'est trahir vos bienfaits, que vous en rendre grâce, Pour les laisser, Madame, en leur plus haut éclat. Je veux bien me résoudre à demeurer ingrat. Je ne vous dis donc point que ma plus forte envie Est d'exposer pour vous et mon sang et ma vie, Je m'abandonne entier à ma stupidité, Et reçois vos faveurs comme un bien mérité. ISABELLE. C'est mal prendre mon sens, et ne me pas connaître ; Je m'estimerais lâche autant qu'on le peut être ; Si faisant quelque bien, par un motif trop bas, La gloire d'obliger ne me suffisait pas ; Mais je vous l'avoue aussi, ce nom d'ingratitude A quelque chose en soi qui me paraît si rude, Que quelque occasion qui me le puisse offrir, Un terme si fâcheux me fait toujours souffrir. FÉDÉRIC. Ainsi, Madame, ainsi, quoi que je puisse faire, Je ne puis espérer de ne vous pas déplaire, Puisque enfin votre esprit condamne également, Et mon ingratitude, et mon ressentiment. ISABELLE. J'approuve quelquefois que le dernier s'exprime, Mais il est pour cela des sentiments d'estime ; Et d'ailleurs, quelques biens qu'on ait pu recevoir, Qui peut donner son coeur, peut ne plus rien devoir. FÉDÉRIC. Le mien pourrait-il être une assez digne offrande... ISABELLE. Sans doute, et je m'explique afin que l'on m'entende. Ce don de votre coeur me plairait en ce point Que j'y découvrirais ce que je ne sais point, Quel est votre pays, quelle est votre naissance. FÉDÉRIC. Mon nom est Léonard ; et mon pays, Florence. Vous savez ma fortune, et je vous ai conté... ISABELLE. Parlons, parlons, de grâce, avec sincérité. Ce récit du malheur qui causait votre plainte. Avait tout l'appareil d'une éloquence feinte, D'abord j'ai bien voulu qu'il vous ait réussi, Mais un homme de peu ne parle point ainsi. FÉDÉRIC. Quoi, Madame... ISABELLE. Quittons un discours qui vous blesse Vous n'avez encor vu le roi, ni la Princesse ? FÉDÉRIC. L'honneur qu'il vous a plu de répandre sur moi Pour quelque ordre déjà m'a fait connaître au Roi. Mais sans voir la Princesse ; et j'espère, Madame, Que ne relâchant rien de cette grandeur d'âme, Vos bontés, par l'aveu de ce que je vous dois, Forceront son estime à suivre votre choix. ISABELLE. Il sera peu besoin que je l'en sollicite. Que n'obtiendrez-vous point avec tant de mérite ? SCÈNE II. Fédéric, Isabelle, Enrique. ENRIQUE. Madame, enfin le Ciel touché de vos malheurs Semble n'avoir plus soin que d'essuyer vos pleurs. Vous regrettez un Frère, et je viens vous apprendre Quelle noble victime il a lieu de prétendre. FÉDÉRIC, bas. Serais-je découvert ? ISABELLE. Parlez, Enrique ; enfin Aurait-on pu savoir le nom de l'Assassin ? ENRIQUE. C'est Fédéric, Madame. FÉDÉRIC, bas. Ô trop funeste asile ! ISABELLE. Fédéric, dites-vous ? ENRIQUE. Le Prince de Sicile. ISABELLE. Quoi, dans mon Ennemi, l'Ennemi de l'État ! ENRIQUE. On ne conçoit qu'à peine un si noir attentat ; À vous venger aussi déjà le Roi s'apprête. FÉDÉRIC, bas. D'un oeil ferme et constant regardons la tempête ; On peut savoir mon nom sans savoir où je suis. ISABELLE. Le Ciel ne pouvait mieux soulager mes ennuis. À Fédéric. Dans les faveurs sur moi que sa bonté déploie, Prenez, brave Étranger, prenez part à ma joie. FÉDÉRIC. Je tiens ce qui la cause à souverain bonheur. ENRIQUE. Madame, de ce Fort quel est le Gouverneur ? Avec lui par votre ordre il faut de tout résoudre. FÉDÉRIC, bas. Voici sur mon espoir le dernier coup de foudre. ENRIQUE. De grâce, commandez qu'on le fasse chercher. FÉDÉRIC. Il a le coeur trop bon pour se vouloir cacher, Le voici. ENRIQUE. Sachez donc que l'ordre que j'apporte... FÉDÉRIC. On veut que Fédéric soit coupable, il n'importe Vous savez qui je suis, je n'examine rien, Faites votre devoir, et je ferai le mien. ENRIQUE. C'est aller un peu vite, et je ne puis comprendre Ce qui vous fait ainsi refuser de m'entendre. FÉDÉRIC. Enfin vous me cherchez ? ISABELLE, à Fédéric. Oyons l'ordre du Roi. ENRIQUE. Si Fédéric a pu s'échapper du Tournoi, Le Ciel m'a réservé la gloire inestimable D'arrêter prisonnier ce Prince redoutable, Et je ne viens ici... FÉDÉRIC. Sans verser bien du sang, On n'arrête jamais un Prince de son rang. ENRIQUE. Aussi j'ai bien voulu que dans cette entreprise Un stratagème adroit m'ait assuré sa prise. ISABELLE. Quoi, Fédéric est pris ! ENRIQUE. Oui, Madame, en ce bois Dont la douce fraîcheur vous charme quelque fois ; C'est là que tour armé nous l'avons pu surprendre ! FÉDÉRIC, bas. Quel retour imprévu ! Ciel, que viens-je d'entendre ! ENRIQUE. Pour mieux vous satisfaire, après sa trahison Le Roi vous a remis le soin de sa prison, Et comme dans ce Fort il faudra qu'on le garde, C'en est le Gouverneur que cet ordre regarde. ISABELLE. C'est à quoi, Léonard, il faut vous préparer. FÉDÉRIC. De ma fidélité l'on doit tout espérer. ENRIQUE. Il semble avoir l'humeur fière et farouche, Pour n'appréhender pas que la pitié le touche. FÉDÉRIC. Madame, permettez qu'on assure le Roi Que de mon seul devoir je sais prendre la loi ; Que je ferai juger, à voir mon soin extrême, Que garder Fédéric c'est me garder moi-même ; Que bien loin qu'il se puisse échapper de mes mains, Jusqu'au fond de son coeur je lirai ses desseins, [Note : Avenir : j'aviens, j'avins, j'aviendrai, avenant, avenu, v. n. Échoir, se faire. S'il m'avient quelquefois de clore la paupière, MALH. V, 21. [L]. On dit main tenant advenir.]Et que de sa personne enfin, quoi qu'il avienne, Je m'engage à répondre ainsi que de la mienne. ISABELLE. C'est assez, Léonard. ENRIQUE. Madame, le voici. ISABELLE. Puis-je assez me contraindre... FÉDÉRIC. Ô Ciel, Octave aussi ? SCÈNE III. Fédéric, Isabelle, Enrique, Jodelet, Octave, Soldats. Il sort. OCTAVE. Quoi ! Mon prince en ces lieux ? ISABELLE. Ah ! Ce coeur me reproche... JODELET. Place, place, c'est moi, c'est un Grand qui s'approche. À Isabelle montrant Enrique. Ce Courier dépêché, s'il a fait son devoir, Vous aura préparée à l'honneur de me voir, Et vous aura conté, charmante Geôlière, Qu'on vous envoie ici mon âme prisonnière, Car vos yeux, quand ils font jouer tous leurs ressorts, Emprisonnent bien plus les âmes que les corps. ISABELLE. Ô Ciel ! Puis-je souffrir un si sanglant outrage ? Tu viens donc me braver pour assouvir ta rage, Et le Frère tué, ton coeur, ton lâche coeur, Croirait avoir peu fait s'il épargnait la Soeur ? Pousse jusques au bout, pousse ta barbarie, De mes tristes malheurs fais une raillerie ; Ta noire trahison semble avoir mérité Que tu mettes au jour toute ta lâcheté. JODELET. Si vous n'avez jamais l'accueil plus amiable, Vous êtes animal assez insociable. Soit dit, sans offenser certain air égrillard Qui dans vos yeux malins se loge quelque part ; Mais ils ont beau lancer cette foudre égrillarde, Quand un coeur est Lion, j'ai l'âme Léoparde, Délionnez le vôtre ; ou nargue de leurs traits. ISABELLE. Ô le coeur le plus bas qui respira jamais ! De quel front oses-tu, traître... JODELET. Et de quelle bouche, Osez-vous exhaler une humeur si farouche, [Note : Pétulant : qui est emporté, fougueux, insolent. Cet homme à l'esprit petulant et emporté dans l'abord, mais il revient peu après. [F]]Pétulante femelle ? Oyez, oyez mon nom, Oyez ma qualité, vous changerez de ton. Parlez donc, chers témoins de ma grandeur suprême, Vous qui me connaissez encor mieux que moi-même, Dites-lui qui je suis, de grâce. ENRIQUE. Et quoi, Seigneur, Votre Altesse. JODELET. Voyez si l'on me doit honneur. Je suis un Fédéric, un Prince de Sicile. ISABELLE. Toi, Prince ? JODELET. Oui, je le suis, la preuve en est facile. ISABELLE. Tu nous vantes en vain la splendeur de ton sang, Ton lâche procédé dément un si haut rang. Non, non, tu n'es point Prince, et le Ciel m'autorise... JODELET. Sachez que votre langue est une malapprise, Mais je la convaincrai. Parlez, mon Écuyer. M'avez-vous pas sauvé jadis d'un Sanglier ? N'est-il pas vrai de plus, qu'un jour le Roi mon Père... Dites, n'est-il pas vrai ? ISABELLE. Que le sort m'est contraire ! Mais c'est trop en souffrir, c'est trop gêner mes yeux Par l'aspect importun d'un objet odieux. Je vous l'ai déjà dit, sa prison vous regarde, Gouverneur, c'est à vous que je remets sa garde. Disposer pour cela de cet appartement. Elle sort. ENRIQUE, à Fédéric. Que sa prison soit libre, au moins apparemment., Et rendant ce qu'on doit à sa haute naissance, Joignez à vos respects beaucoup de vigilance. FÉDÉRIC. Pour vous en assurer, souffrez que ces Soldats Puissent ici partout accompagner ses pas. ENRIQUE. J'y consens, demeurez. JODELET. Gouverneur, je vous prie, Le vin est-il fort bon dans cette hôtellerie ? Tout bien considéré, nous ne serions point mal [Note : Radical : Qui sert de base et de fondement, qui ressemble à la racine. Les Médecins disent qu'il y a dans tous les animaux un humide radical, qui est le principe de la vie. [F]]D'en humecter un peu l'humide radical. FÉDÉRIC. Il faut faire servir, Seigneur. JODELET. Bonne parole. Ce lit que j'aperçois a-t-il la plume molle ? FÉDÉRIC. C'est votre appartement. JODELET. Il est donc à propos. Qu'attendant le repos j'y repose mes os, [Note : Erre : qui ne se dit qu'en ces phrases : Aller grande erre, Aller belle erre, pour dire, Aller bon train. [F]]Car comme l'on m'a fait tantôt courir grande erre, Je suis las de porter ces instruments ce guerre. FÉDÉRIC. Gardes, suivez le Prince. SCÈNE IV. Fédéric, Octave. OCTAVE. Est-ce une illusion, Seigneur ? FÉDÉRIC. Octave, enfin quelle confusion !Qui t'a fait arrêter ? OCTAVE. Un zèle téméraire D'envoyer votre lettre à l'Infant votre Frère. L'ordre m'en fut par vous expressément donné,Lorsque seul en ce bois je vous abandonnai, Mais pour l'exécuter il fallait mieux connaître, Et ne m'aveugler pas à faire choix d'un traître. FÉDÉRIC. Mais ce brutal, Octave ? OCTAVE. Il les abuse tous. Vos armes, votre habit l'ont fait prendre pour vous, Et soudain pour vous mettre à couvert de l'orage, À leur commune erreur j'ai joint mon témoignage, Je l'ai traité de Prince. FÉDÉRIC. Il t'a désavoué ? OCTAVE. J'ai poursuivi mon rôle, et l'ai si bien joué Que ses brutalités, sa grossière rudesse, Dans l'esprit du Roi même ont passé pour adresse, Tant que de nos respects ayant goûté l'appas, Il s'est persuadé d'être ce qu'il n'est pas. Mais, Seigneur, en quels lieux trouvez-vous un asile ? FÉDÉRIC. Je cherchais un appui qui me put être utile. Tu vois que mon espoir n'a point été déçu, Que de mon ennemie enfin je l'ai reçu, Et que par un bonheur aussi rare qu'extrême, L'on me donne moi-même à garder à moi-même. Mais ma Princesse encor, que dit-elle de moi ? OCTAVE. Ne l'ayant vue ici qu'en présence du Roi, Je n'ai pu lui parler. FÉDÉRIC. Elle me croit loin d'elle ? OCTAVE. Seigneur, de votre prise apprenant la nouvelle, Et cédant tout à coup à sa juste douleur, Elle a quitté le roi pour pleurer son malheur. FÉDÉRIC. Sans voir notre faux Prince ? OCTAVE. Oui, Seigneur, elle ignore Ce succès étonnant qu'à peine crois-je encore. FÉDÉRIC. Ah ! De quel doux espoir mon amour s'entretient, Si la tirant d'erreur... Mais, Octave, elle vient, C'est elle-même. SCÈNE V. Fédéric, Laure, Julie, Octave. FÉDÉRIC. Enfin, Madame, est-il possible, Que le Ciel à mes maux se déclare sensible, Et qu'après tant de traits lancés déjà sur moi Il puisse consentir au bien que je reçois ? LAURE. Prince, votre vertu paraît toujours la même, Elle demeure ferme en un péril extrême, Et redoublant sa force où tout autre s'abat, Ce qui dût l'affaiblir augmente son éclat. N'attendez pas de moi que la mienne y réponde. Je m'abandonne entière à ma douleur profonde ; Et faut-il s'étonner si mon coeur s'est rendu ?Prince, je vous aimais, et je vous ai perdu. FÉDÉRIC. Ah, souffrez que du Sort j'adore l'injustice Qui vaut à mes désirs un aveu si propice. Ou si j'ose me plaindre en un état si doux, Ne vous offensez pas si je me plains de vous. Craindre un faible péril où votre amour m'engage, C'est d'un charmant espoir m'envier l'avantage, C'est voir avec regret que j'ose me flatter D'avoir cherché du moins par où vous mériter. L'amour de ma Princesse est un trésor insigne Dont mon sang hasardé me laisse encor indigne, Et quand un si beau feu dans un coeur peut régner, C'est en mourant pour vous qu'il le faut témoigner. LAURE. De votre passion cette preuve obligeante, Prince, ne fait qu'aigrir la douleur d'une Amante, Qui du sort qui la perd sent d'autant mieux les coups Qu'elle voit éclater plus de mérite en vous. Ne croyez pas pourtant que je me tienne quitte Pour plaindre les malheurs où je vous précipite, Je prends votre destin pour la règle du mien ; Quand on a tout à craindre, on ne doit craindre rien. Que le Roi sache donc l'ardeur qui me transporte, Ce sera m'attirer son courroux ; mais n'importe, L'honneur à ce péril me presse de courir, Et dans un bel effort nous engage à périr, D'une haute vertu la marque la plus ampleN'est pas d'en recevoir, mais d'en donner l'exemple. FÉDÉRIC. Je croirais faire outrage à des feux si constants Si j'osais vous laisser dans l'erreur plus longtemps. Que contre Fédéric le Roi soit tout de flamme, Ne craignez rien pour moi, je suis libre, Madame. LAURE. Prince, que dites-vous ? FÉDÉRIC. Qu'un autre est pris pour moi Qui sous mon équipage a pu tromper le Roi, Et que loin que mon sang en ces lieux se hasarde, Je tiens dans ce château ce faux prince en ma garde. LAURE. Ah ! Si vous êtes libre, ôtez-moi de souci ; La foudre gronde encore, éloignez-vous d'ici. FÉDÉRIC. Moi, vous abandonner ? Qu'elle gronde, menace, Qu'ai-je à craindre, Madame ? Un autre tient ma place. LAURE. Songez que votre amour ose trop espérer, Prince, et qu'un tel abus ne peut longtemps durer. OCTAVE. Oserai-je parler, Seigneur ? Avant qu'il cesse, Proposez votre hymen avecque la Princesse. Le Roi s'en indignant, l'effet de son courroux Tombe sur ce Brutal qui passe ici pour vous, Et s'il peut consentir à voir votre hyménée Rendre dans vos États la guerre terminée, Vous lèverez le masque ; enfin par ce moyen Vous pouvez tout gagner, et ne hasardez rien. FÉDÉRIC. Madame, approuvez-vous un avis si fidèle ? LAURE. Nous ne saurions d'Octave estimer trop le zèle, Mais qui trouvera-t-on qui l'ose proposer ? FÉDÉRIC. Moi, Madame ; pour vous je pourrai tout oser. LAURE. Comme j'ignore encor quelle est votre fortune... FÉDÉRIC. La rencontre sans doute en est fort peu commune ; Mais pour songer, Madame, à vous l'expliquer mieux, Il faudrait que le temps me fût moins précieux, Il faudrait que ma foi... OCTAVE, montrant à Fédéric Jodelet qui entre. Seigneur. SCÈNE VI. Fédéric, Laure, Julie, Octave, Jodelet, Gardes. JODELET, à Fédéric. Par parenthèse, Je vous entends jaser ici fort à votre aise. Mais vous fait-on de ma garde, Intendant, à dessein Que quand il vous plaira j'enragerai de faim ? Mon corps donc vous plairait s'il devenait carcasse ? Votre Office est vacant, Gouverneur, je vous casse. FÉDÉRIC. La Princesse, Seigneur, qui vient ici pour vous, Peut-être en ma faveur calmera ce courroux. JODELET. La Princesse ? FÉDÉRIC. Oui, Seigneur. JODELET, à Laure. Vous visitez un Prince. Dont le coeur n'est couvert que d'une peau bien mince, Pour peu que vos regards puisent l'égratigner, C'est un coeur pantelant que vous ferez saigner. Garde la fièvre après, car je me persuade Que qui saigne du coeur est déjà bien malade. FÉDÉRIC, bas à Laure. Daignez vous abaisser à le piquer d'amour, Madame. LAURE, à Jodelet. Vos vertus sont dans leur plus beau jour, Prince, et cette constance au milieu de l'orage, De ce que vous valez est un clair témoignage. Aussi ce qui de vous s'est ici répandu N'a pu me dispenser de ce qui vous est dû. Tant de rares exploits dont l'honneur fut la cause, Tant de périls passés... JODELET. Oui, j'en sais quelque chose, Je suis fort périlleux. On dit qu'un Sanglier... Mais ce n'est pas à moi de m'en glorifier. [Note : Vanterie : Discours trop avantageux de soi-même. Le reproche qu'on fait aux Gascons, est de leurs continuelles vanteries. [F]]L'histoire en parlera ; puis telles vanteries [Note : Forfanterie : Action de forfante. Les Comédiens Italiens font mille forfanteries sur le théâtre. [F]]Parmi nous autres Grands sont des forfanteries. LAURE. Non, ce qui part de vous ne peut être imputé À l'affectation de trop de vanité. Un Prince comme vous si rayonnant de gloire, Qui ne fait qu'entasser victoire sur victoire, Un Prince si parfait et de corps et d'esprit... JODELET. Ah ! Vous m'égratignez, belle bouche, il suffit ; [Note : Panteler : être pantelant. Il est de peu d'usage. Ce mot vient de l'Anglais to pant, qui signifie haleter. [F]]Je vous le disais bien, mon pauvre coeur pantelle, Et déjà devant vous ne bat plus que d'une aile. LAURE. Je me retire donc, adieu. JODELET. Quoi ! Tout à coup ? LAURE. Songez que pour vous voir j'ai hasardé beaucoup, Prince, et qu'envers le Roi c'est me noircir d'un crime, Qu'oser à son insu vous marquer mon estime. JODELET. Visitez-moi du moins alternativement, Ma Reine. Me voilà tout je ne sais comment. SCÈNE VII. Fédéric, Jodelet, Octave, Gardes. FÉDÉRIC. Seigneur, que vous en semble ? JODELET. Elle a dans sa personne Des traits bien moins lions, que notre autre Lionne ; J'y trouverais mon compte. FÉDÉRIC. Enfin elle vous plaît ? Avouez-le, Seigneur. JODELET. Et plaira, qui plus est. Mais dites, Gouverneur, dans le siècle où nous sommes, Les Princes aiment-ils comme les autres hommes ? [Note : Congruité : convenance. [L]]Je voudrais bien l'aimer dans la congruité Que requiert en tel cas ma haute qualité. FÉDÉRIC. Vos feux l'honoreront. JODELET. Me serait-il loisible. [Note : Concupiscible : terme de Philosophie, qu'on joint et qu'on oppose à irascible. L'appétit concupiscible nous porte à souhaiter, à nous procurer le bien ; l'irascible à fuir, à nous défendre du mal. [F]]D'en faire le début par le concupiscible ? FÉDÉRIC. Il faut y procéder suivant votre grandeur, La demander au Roi par un Ambassadeur, Lui proposer la paix. JODELET. Nous sommes donc en guerre ? FÉDÉRIC. Oui, Seigneur, votre bras plus craint que le tonnerre, Signalant votre nom en de fameux combats, A versé plus de sang... JODELET. Ah ! Je n'en doute pas, Je me suis plu toujours au carnage, aux alarmes, Témoin, vous le voyez, on m'a pris sous les armes. Puisqu'on m'arrête ainsi, le Roi craint ma valeur. FÉDÉRIC. Aussi lui cause-t-elle un assez grand malheur. Son Favori tué... JODELET. Qui l'a tué ? FÉDÉRIC. Vous-même. JODELET. [Note : Envisagement : Action d'envisager. L'envisagement du sort qui l'attendait. Th. Corneille a employé ce mot dans le sens de figure. [L]]Ai-je d'un assassin l'envisagement blême ? Vous perdez le respect. FÉDÉRIC. Apaisez ce courroux, Il méritait la mort combattant contre vous. C'est dans le champ d'honneur, c'est par une victoire Que son sang répandu redouble votre gloire ; Ne craignez point d'en voir l'éclat diminué. JODELET. Ah, puisqu'il est bien mort, c'est moi qui l'ai tué ; J'y fais réflexion, oui, c'est moi, d'ordinaire Un Prince dans la tête a bien plus d'une affaire, [Note : Mémorial : Ce qui sert à conserver la mémoire de quelque chose. [L]]Et ne peut pas tenir si bon mémorial [Note : Haut-faits : Au plur. Belles actions, exploits. ]De ces menus hauts-faits qui ne font bien ni mal. FÉDÉRIC. Ce dernier à l'État semble être assez contraire ; Mais puisque la Princesse a l'honneur de vous plaire, Seigneur, par son hymen vous pouvez désormais Y voir céder la guerre aux douceurs de la paix. JODELET. Point de guerre, la paix ; pourvu que mon Altesse Ne s'abaisse pas trop épousant la Princesse, Car je suis Fédéric. FÉDÉRIC. Elle est digne de vous, Vous ne sauriez mieux faire. JODELET. Et bien, je m'y résous. Faites savoir au Roi ma pensée amoureuse. Je lui promets lignée, et de la plus nombreuse. FÉDÉRIC. Vous m'honorez, Seigneur, par cet illustre emploi. JODELET. Allons donc boire ensemble à la santé du Roi. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Isabelle, Flore. ISABELLE. Mais n'admires-tu point cette âme peu commune Qui semble être au-dessus des coups de la Fortune, Ce port majestueux, cet air et noble et grand Dont il fait éclater tout ce qu'il entreprend ? FLORE. Cet amas de vertus en ses pareils m'étonne. ISABELLE. Qu'il a de gravité dans les ordres qu'il donne ! FLORE. Comme il fallait ici nommer un Gouverneur, Ses rares qualités méritaient cet honneur. ISABELLE. Que ne dis-tu plutôt qu'une âme si bien née N'avait point mérité sa basse destinée, Et qu'un Sceptre en ses mains par un échange heureux Ne remplirait qu'à peine un coeur si généreux ! Ne m'avoueras-tu pas que même dans sa plainte... FLORE. Je vous avouerai tout, Madame, et sans contrainte, Pourvu qu'à votre tour vous daigniez m'avouer Que vous prenez plaisir à l'entendre louer. ISABELLE. Peut-on à la vertu refuser son estime ? FLORE. Non, ce n'est que lui rendre un tribut légitime, Mais on peut s'y tromper, et dans le même jour Quelquefois de l'estime on va jusqu'à l'amour. C'est sous cette couleur que surprenant une âme, Ce tyran par adresse y fait glisser sa flamme ; Il ne fait pas sentir ses chaînes tout d'un coup, Mais c'est aimer un peu que d'estimer beaucoup. ISABELLE. Quoi ! Pour cet Étranger j'aurais l'âme blessée ? FLORE. Son mérite du moins flatte votre pensée ? ISABELLE. Je ne le puis celer ; à toute heure, en tous lieux L'éclat de ses vertus vient s'offrir à mes yeux, Toujours en sa faveur il me parle, il me presse, Mon coeur semble s'entendre avecque ma faiblesse. Loin de s'armer contre elle, il goûte avec plaisir L'amorce d'un appas qui flatte son désir ; Je n'ai point de repos, et toute mon étude C'est de me conserver ma douce inquiétude. Tu peux juger par là de l'état où je suis, Je tâche à fuir l'amour autant que je le puis : Mais trouver dans ce trouble une douceur extrême : Flore, si c'est aimer, je le confesse, j'aime. FLORE. Mais lorsqu'à cet amour vous-même vous courez, Songez-vous aux ennuis que vous vous préparez ? ISABELLE. À quoi puis-je songer, si telle est ma misère, Qu'à peine il me souvient qu'il faut venger un Frère ? Bizarre effet du Sort qui cause mes malheurs ! Je conçois de l'amour quand je lui dois des pleurs. FLORE. Il vous traita si mal qu'on verra sans murmure Que d'un simple soupir vous payiez la Nature ; Mais ce qui me confond dans cet événement, C'est de vous voir aimer avec abaissement. Léonard vaut beaucoup, mais enfin sa naissance... ISABELLE. Elle m'est inconnue, et basse en apparence, Mais ne se peut-il pas qu'un secret intérêt L'oblige parmi nous à cacher ce qu'il est ? Sais-tu ce que j'en crois ? Sais-tu que je soupçonne Qu'au moins, s'il ne la porte, il touche une Couronne ? Il favorise Octave, et n'épargne aucuns soinsPour lui pouvoir parler, me dis-tu, sans témoins. D'ailleurs, pour Fédéric je vois qu'il s'intéresse Jusqu'à briguer pour lui l'hymen de la Princesse. Aurait-il entrepris avecque tant d'ardeur D'aller auprès du Roi faire l'Ambassadeur, Proposer une paix aux deux États utile, S'il n'était allié du Prince de Sicile ? Ce peut-être l'Infant. FLORE. Son frère ? ISABELLE. Je le crois. FLORE. Quel qu'il puisse être enfin, il a gagné le Roi ; Il consent à l'hymen, on vient de me l'apprendre. ISABELLE. Et le sang de Rodolphe ? FLORE. Il n'a pu s'en défendre, L'ennemi n'est pas loin, le péril fait éclat, Et tout intérêt cède à celui de l'État. Mais la Princesse vient. SCÈNE II. Laure, Isabelle, Julie, Flore. ISABELLE. Qu'ai-je entendu, Madame, Le Roi vous fait brûler d'une honteuse flamme, Et sa vertu tremblante à l'ombre du danger Plaint le sort de Rodolphe, et n'ose le venger ? LAURE. Il est vrai que le Roi témoigne en apparence Du Prince Fédéric approuver l'alliance, Et par son ordre exprès, je le dois assurer Qu'il n'est rien que ses feux ne puissent espérer ; Mais comme avecque moi son âme s'est ouverte Ce favorable aveu n'est qu'un piège à sa perte, Et j'ai trop remarqué, quoi qu'il fasse aujourd'hui, Qu'il cherche sa ruine, et non pas son appui. ISABELLE. Pourquoi donc l'écouter ? LAURE. Ce traitement est rude. Mais c'est pour le connaître avecque certitude, Car comme Fédéric s'est obstiné d'abord À cacher sa naissance, à déguiser son sort, Que même il ne l'avoue encor qu'avec contrainte, Le Roi ne peut démêler cette feinte, Il est toujours en doute, il craint d'être abusé, De perdre au lieu d'un Prince, un Prince supposé, Et croit s'en éclaircir avec pleine assurance Par l'espoir de la paix et de son alliance ; C'est sous ce faux appas qu'il cache son courroux. ISABELLE. J'ose m'en réjouir moins pour moi que pour vous. Il me serait fâcheux de voir le sang d'un Frère Être aujourd'hui le sceau d'un accord si contraire ; Mais quelle indignité si de vos plus beaux jours Un hymen si honteux déshonorait le cours ! LAURE. Et si ce feu caché d'une invincible haine, Ce courroux déguisé faisait toute ma peine ? ISABELLE. Quelle indigne pitié séduirait votre coeur ? LAURE. Celle de voir trahir un illustre Vainqueur. Enfin sur votre esprit si j'ai quelque puissance, Quoique Soeur de Rodolphe, imposez-vous silence. ISABELLE. Vous pouvez tout sur moi, mais... LAURE. Mais ne sait-on pas Qu'un si pressant devoir venge trop son trépas ? Vous ne trouviez en lui qu'un cruel adversaire. ISABELLE. Dois-je être lâche Soeur s'il fut injuste Frère ? LAURE. Non, mais si vous m'aimez, par quelle dure loi Vous sera-t-il permis de le venger sur moi ? ISABELLE. Ce discours me surprend. LAURE. En faut-il davantage ? Le sort d'un malheureux touche un noble courage. Déjà la Renommée avait peint à mes yeux Le Prince Fédéric illustre et glorieux, Mais si ses grands exploits m'avaient préoccupée, Mon estime pour lui n'a point été trompée. Il montre en son malheur, dont il brave l'assaut, Une vertu si pure, un courage si haut, Que ma raison sur moi n'a point assez d'empire, Pour m'empêcher d'aimer ce que mon coeur admire. ISABELLE. Vous me parlez de lui si favorablement Que je soupçonnerais mon propre jugement, N'était qu'aux yeux de tous il s'est fait trop paraître Indigne du haut rang où le Ciel l'a fait naître. Chacun remarque en lui des sentiments si bas... LAURE. Chacun croit le connaître, et ne le connaît pas. On s'arrête souvent aux écorces grossières, Mais les yeux d'une Amante ont bien d'autres lumièresL'Amour qui les conduit, pour peu qu'il soit constant, Leur fait voir dans sa source un mérite éclatant. C'est alors, que sans honte une âme s'autorise À vouloir de ses sens avouer la surprise ; Mais sans coeur conduite, un oeil mal éclairé Voit le mérite en trouble, et n'est point assuré. Ainsi ce Fédéric qu'on traite avec outrage, N'est qu'un faux Fédéric caché sous un nuage ; Mais celui dont mon coeur éprouve le pouvoir, C'est le vrai Fédéric que l'amour me fait voir. ISABELLE. Cette subtilité de votre amour m'étonne, Qui met deux Fédérics dans la même personne. Mais sans examiner un mystère si haut, Disons que ce qui plaît, est toujours sans défaut, Qu'on trouve rarement imparfait ce qu'on aime, Et... LAURE. D'où vient ce soupir ? ISABELLE. Je l'éprouve moi-même. LAURE. Quoi ! Vous pourriez aimer ? ISABELLE. Voyez que ma rougeur Condamne la révolte où s'obstine mon coeur, Non pas que j'aime encor, mais mon âme surprise, À trop de complaisance engage ma franchise, Et dans l'appas flatteur qu'elle craint de bannir, Ce qui n'est point amour le pourra devenir. LAURE. Vous devriez... ISABELLE. Ah ! Je sais ce que je devrais faire, Ne parler que de pleurs lorsque je perds un Frère, Ou si ma passion a pour moi quelque appas, En rougir en secret, et ne l'avouer pas ; Mais enfin plus mon feu se contraint au silence, Plus j'en sens dans mon coeur croître la violence, Et l'amour en Tyran s'y voulant établir, Je le pousse au-dehors afin de l'affaiblir. LAURE. Je vous blâmais d'abord de n'avoir su l'éteindre, Mais ce que vous souffrez me force de vous plaindre. ISABELLE. Ah ! Si vous me plaignez de souffrir pour aimer, Oyez pour qui je souffre, et vous m'allez blâmer. Ce nouveau Gouverneur, c'est lui qui m'a su plaire. LAURE. Ô Ciel ! Que dites-vous ? ISABELLE. Ce que je ne puis taire. LAURE. Quoi, celui que vous-même avez fait Gouverneur ? Celui dont l'infortune a causé le bonheur, Dont vous m'avez conté la disgrâce fatale ? ISABELLE. Lui-même. LAURE. Et votre coeur jusques là se ravale ? Croyez-vous que le Roi, de ses sujets jaloux, Puisse approuver un choix si peu digne de vous ? Espérer son aveu, c'est un abus extrême. ISABELLE. Vous pouvez là-dessus vous répondre vous-même. Croyez-vous que le Roi, dans sa haine affermi, Puisse approuver en vous le choix d'un Ennemi ? LAURE. Ce sont fortes raisons qu'un fort amour surmonte, Mais je voudrais du moins pouvoir l'aimer sans honte. ISABELLE. Il a trop de vertus pour ne pas présumer Qu'il soit d'une naissance à pouvoir m'enflammer, Que son rang déguisé... Mais je le vois paraître. LAURE. Pourrais-je l'obliger à se faire connaître ? Je vous offre mes soins. ISABELLE. Ah ! Madame. LAURE. Il suffit, Laissez-moi seule ici ménager son esprit. SCÈNE III. Fédéric, Laure, Julie. LAURE. Votre félicité doit être sans égale, Pour vous entretenir je chasse une rivale ;Mais ce n'est toutefois qu'en subissant la loi Qui m'oblige à parler pour elle contre moi. Isabelle vous aime. FÉDÉRIC. Et plût au Ciel, Madame, Qu'elle fît seule obstacle au succès de ma flamme ! Je ne me verrais pas dans la nécessité De chercher dans la feinte un peu de sûreté. LAURE. Son amour la soupçonne, et m'a trop fait paraître Qu'elle ne vous croit pas ce que vous feignez d'être. FÉDÉRIC. C'est par là que le Ciel traverse mes desseins. Ce soupçon dans son âme est tout ce que je crains ; Car vous m'avez appris que le Roi veut ma perte. LAURE. Oui, Prince, il en prendrait l'occasion offerte. Ne hasardez donc plus un sang si précieux, Et sans vous découvrir, quittez ces tristes lieux. Par votre éloignement... FÉDÉRIC. Éloignement funeste, Qui détruirait soudain tout l'espoir qui me reste ! Non, non, puisqu'un Brutal répond ici pour moi, Voyons ce qui suivra ce feint aveu du Roi. Du moins si la raison ne peut borner sa haine, La douceur de vous voir soulagera ma peine. LAURE. Et notre prisonnier ? FÉDÉRIC. Il m'envoyait savoir Si vous ne brûliez pas du désir de le voir. Après mon Ambassade il est sans défiance, Et sa crédulité... Mais lui-même s'avance. SCÈNE IV. Fédéric, Laure, Jodelet, Julie, Octave, Gardes. JODELET, se curant les dents, et parlant à ses Gardes. Ces ragoûts m'ont semblé friands et délicats. Qu'on m'en prépare encor pour le premier repas. À Laure.[Note : Rondin : un homme gros et court, vulgaire. [O]]Je suis un peu rondin ; aussi, Reine future, J'ai fait chère de Prince, et trinque de mesure, J'en sens encor pour vous mes désirs plus ardents. J'y rêvais, Dieu me sauve, en me curant les dents. J'aurais bien pour cela quelque Officier en charge, Mais il faudrait ouvrir la bouche un peu trop large. Ainsi je me résous moi-même à les curer. Qu'en dites-vous ? LAURE. Qu'en tout il vous faut admirer. JODELET. Ce cure-dent ? Voyez. LAURE. J'en admire l'ouvrage. JODELET. Je vous en fais présent au nom de mariage. Quoi ! Vous le refusez ! Ah ! Ma foi, je prétends Qu'en commun désormais nous nous curions les dents Si près du sacré joug c'est bien la moindre chose. LAURE. Je me soumets aux lois que mon devoir m'impose, Et puisqu'il m'est permis d'en faire ici l'aveu. Je croirais faire un crime à vous cacher mon feu, Ce projet de la paix où votre amour s'applique Me charme tellement... JODELET. Je suis fort pacifique, Quoiqu'un foudre de guerre, elle ne me plaît pas. Voyez, j'ai bientôt mis toute l'armure bas ; Ces maudits serrements eussent rempli d'alarmes Tous ces amours follets voltigeant dans vos charmes. Qu'ils voltigent en paix, ces larrons de mon coeur. Il montre Fédéric. Mais que dit-on en Cour de mon ambassadeur ? LAURE. Ce qu'il a fait pour vous rend sa gloire infinie. JODELET. [Note : Chambellanie : Par plaisanterie, dignité de chambellan. [L]]Aussi je lui promets une chambellanie. Mon Écuyer. OCTAVE. Seigneur. JODELET. Que peut valoir par an La charge de petit, ou de grand Chambellan ? FÉDÉRIC. L'honneur de vous servir rend mon âme assez vaine. JODELET. Non, je vous ferai Grand, ou j'y perdrai ma peine. D'avance, je vous loue. Il est vrai que souventLa louange des Grands ne produit que du vent, La récompense est creuse, et non pas si solide [Note : Vuider : Voir Vide. [F] Mâcher avec rien dans la bouche.]Qu'elle puisse empêcher de bien mâcher à vuide ; Mais si mon trésorier était là, comme non, Allez, je vous louerais de la même façon. À Laure. N'avais-je pas fait choix d'un agent bien fidèle ? LAURE. Tout autre aurait eu peine à montrer même zèle. FÉDÉRIC. Aussi puis-je assurer que chacun ne sait pas Combien pour Fédéric vos vertus ont d'appas, Braver d'un fier destin les plus rudes menaces, S'exposer pour vous plaire aux plus hautes disgrâces, C'est dont il fait sa gloire, et par où son ardeur Cherche une illustre voie à toucher votre coeur. JODELET. Il est vrai. LAURE. Pour payer une si belle flamme, Je puis à Fédéric ouvrir toute mon âme, Et l'assurer ici qu'il n'est point de danger Qu'avec lui mon amour n'aspire à partager ; Que ma foi... JODELET. C'est assez, vous m'enchantez l'oreille. FÉDÉRIC. Oui, Fédéric à peine ose croire qu'il veille, Et de tant de bontés et surpris et confus, Dans l'excès de sa joie, il ne se connaît plus. JODELET. [Note : Extatique : Qui est ravi en extase. Un esprit extatique. [L]]C'est ce que j'eusse dit, si mon âme extatique N'eût pas... FÉDÉRIC. Ainsi, Madame, il faut... JODELET, à Fédéric. Quand je réplique, [Note : Tacet : Terme de Musique, qui se dit de certaines parties qui se taisent, tandis que les autres chantent. On dit aussi d'un homme qui ne dit mot, qu'il tient le tacet. [F]]Sachez que c'est à vous à tenir le tacet. À Laure. Donc Beauté... LAURE, à Fédéric. Votre esprit doit être satisfait. Des voeux de Fédéric si j'ai sa foi pour gage, Il possède mon coeur, que veut-il davantage ? JODELET. Que bientôt... FÉDÉRIC. Ah ! Madame... JODELET. Et quoi, plaisant falot, Vous jaseriez toujours, et je ne dirais mot ? FÉDÉRIC. C'est pour vous que je parle. JODELET. Il n'est pas nécessaire ? Qui veut parler pour moi, pour moi voudrait plus faire FÉDÉRIC, à Laure. Enfin si son amour s'était mal expliqué, Fédéric... JODELET. Arrêtez, c'est trop Fédériqué. Oublierai-je mon nom ? FÉDÉRIC. Madame, il vous adore, Cet heureux Fédéric. JODELET. Quoi, Fédéric encore ? FÉDÉRIC, à Jodelet. Je dis que vous l'aimez, et crois vous obliger. JODELET. Moi, je la veux haïr pour te faire enrager. Au diable le parleur ! FÉDÉRIC. Les dons qu'elle possède, Tant de grâces... JODELET. Et bien, je la veux trouver laide, Elle est sotte, elle est grue, elle a l'esprit bourru, La taille déhanchée ; et le corps malotru, Elle a l'oeil chassieux, le nez fait en citrouille, [Note : Pouille : Injure grossière. Il ne se dit qu'au pluriel. [Sauf ici]. Il lui a chanté pouilles. Il lui a dit mille pouilles. Il lui a dit toutes les pouilles imaginables. Il est du style familier. [Ac 1762]]La bouche... Pardonnez si je vous chante pouille, [Note : Colériser : Irriter. Mettre en colère, donner de l'humeur. [SP]]Ma Reine, ce Faquin m'a tout colérisé. Il en sera, ma foi, déchambellanisé ; Vous me plaisez pourtant, et je vous trouve belle. FÉDÉRIC. Souffrez que je vous parle en serviteur fidèle. Un Prince tel que vous, sans trahir sa grandeur, Ne peut traiter l'amour que par Ambassadeur. JODELET. Est-ce que je m'abaisse en contant des fleurettes ? FÉDÉRIC. Sans doute, et c'est à vous à montrer qui vous êtes, Vous tirez du commun, toujours grave... JODELET. En ce cas, Faites pour moi l'amour, je n'y résiste pas, [Note : Conteste : Terme de Palais. Procés, contestation. Ce mariage n'est pas assuré, il est en conteste, on le plaide. Les Juges sont partagés, et sont en conteste sur leurs opinions. [F]]S'entend pour le parler, car pour fuir tout conteste, Dès lors ma gravité fait arrêt sur le reste. Mais plus de Fédéric, car je hais le détour. FÉDÉRIC, à Laure. Je vous puis donc enfin parler de mon amour, Princesse, mais hélas ! Quelque ardeur qui m'inspire, Je vous aime, et c'est tout ce que je vous puis dire. Je sens naître en mon coeur un désordre profond, Et dans ses propres voeux lui-même il se confond. N'en soyez pas surprise ; aussi bien le silence Fut toujours des amants la plus vive éloquence ; C'est par là qu'un beau feu se fait mieux remarquer, Et l'on a peu d'amour quand on peut l'expliquer. LAURE. Je sais trop qu'un grand coeur croit faire peu de chose. Si pour l'objet aimé sa flamme... JODELET. Halte, et pour cause. À Laure. S'il est vrai, comme il l'est, qu'il soit de ma grandeur Que je vous parle ici par un Ambassadeur, J'entends que de tout point ma grandeur s'accomplisse, Et que vous répondiez par une ambassadrice. Tandis qu'ils jaseront, les poings sur nos côtés, [Note : Guerre à l'oeil : figuré, observer avec soin ce qui se fait afin de profiter des conjonctures. [L]][Note : Gravités : Il se dit de la qualité d'une personne grave, sérieuse et sage. Garder sa gravité. La gravité d'un magistrat. Il impose par la gravité de son maintien, de ses paroles. [Ac 1762]]Nous ferons guerre à l'oeil sur nos deux gravités. Reculez donc d'un pas. À Julie. Vous, jouez de la langue. JULIE. Quoi, Seigneur... JODELET. Parlez, sotte, enfilez la harangue. JULIE. Mais, Seigneur... JODELET. Savez-vous que qui me contredit... Parlez, sotte, vous dis-je. Ah ! La coquine rit. À Laure. Et vous aussi, ma foi, loin d'en être en colère. Vous riez, ô Beauté plénipotentiaire ! J'aime cette douceur, et j'en augure bien Dans la proximité du conjugal lien. Vous, n'ayant point de fiel ; et moi n'en ayant guères, Les Princes nos enfants seront fort débonnaires. Et si de père en fils ils suivaient nos leçons, Nos arrière-neveux seraient de vrais moutons. Pour nous leurs Trisaïeuls la gloire en serait grande. SCÈNE V. Fédéric, Laure, Enrique, Jodelet, Octave, Julie, Gardes. ENRIQUE. Le Roi veut vous parler, Madame. JODELET. Qu'il attende, Et voyez-moi traiter l'amour avec splendeur, Je tiens ma gravité. À Fédéric. Parlez Ambassadeur. ENRIQUE. Prince, c'est trop enfin, il n'est plus temps de feindre, Craignez du moins pour vous, si vous nous faites craindre. LAURE. Enrique, quel malheur nous faut il redouter ? ENRIQUE. C'est ce qu'avec vous le Roi veut consulter ; Mais en vain j'en tiendrais la nouvelle secrète. L'ennemi par surprise est entré dans Gaïette, Il s'en est rendu Maître, et déjà plein d'effroi Les nôtres du Vainqueur semblent prendre la loi. LAURE. Un malheur si pressant demande un prompt remède, Je vais trouver le Roi. FÉDÉRIC. Vois que tout me succède, Octave. JODELET. Son départ me suffoque la voix. Fi de la guerre, fi jusqu'à plus de cent fois. L'ennemi, quel qu'il soit, n'est qu'un sot malhabile. ENRIQUE. Quoi, vous méconnaissez les Troupes de Sicile, Et feignez d'ignorer, affectant ce courroux, Que vos propres Sujets sont armés contre nous ? JODELET. Mes Sujets ! Les marauds, que peuvent-ils prétendre ? ENRIQUE. Rompre une paix conclue. JODELET. Ô ! Que j'en ferai pendre ! ENRIQUE. Forcez votre Prison. JODELET. Ah ! Cela ne vaut rien ; De quoi se mêlent-ils ? Je m'y trouve fort bien. Soit ma table toujours comme aujourd'hui servie, Et dure ma prison tout le temps de ma vie. ENRIQUE. Prince, enfin songez-y ; votre sang répondra De celui qu'en ces lieux leur fureur répandra. Comme votre ordre seul excite la tempête, Si vous ne la calmez, apprêtez votre tête, Je parle au nom du Roi. JODELET. Ma tête ? Quel abus ! Soit Prince qui voudra, mais je ne le suis plus. ENRIQUE. Quoi ! Vous n'êtes plus Prince, et votre propre gloire... JODELET. Prince tant qu'on voudra pour bien manger et boire ; Mais dès lors qu'il s'agit d'un saut mal apprêté, Trêve de Seigneurie, et de Principauté. FÉDÉRIC, à Jodelet. Si du courroux du Roi votre âme est alarmée, Prince, envoyez Octave aux Chefs de votre armée. JODELET. Ah ! Je n'ai point d'armée, et n'en aurai jamais. ENRIQUE. Il faut prendre parti, votre tête, ou la paix. JODELET. [Note : Gard : licence poétique pour la rime : Dieu vous garde.]La paix, et Dieu vous gard. Il rentre. FÉDÉRIC, à Octave. Pour finir ses alarmes, Allez trouvez vos chefs, qu'ils mettent bas les armes. Votre retour pourra dissiper son effroi. ENRIQUE, à Octave. Venez donc prendre escorte, et les ordres du Roi. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Fédéric, Octave. FÉDÉRIC. Que ton adresse, Octave, a bien servi ma flamme ! OCTAVE. Seigneur, comme je sais le secret de votre âme, J'aurais trahi l'espoir de vos plus doux souhaits, Si je n'avais levé tout obstacle à la paix. Elle règne à Gaïette, on y voit tout tranquille, Sans désordre, et nos Chefs prêts à rendre la Ville. FÉDÉRIC. Sans doute qu'avec joie ils ont su t'écouter? OCTAVE. [Note : Députer : Envoyer quelqu'un de son Corps vers quelque Prince, ou quelque Assemblée, pour lui rendre ses devoirs et sousmissions, pour lui représenter ses besoins, lui faire des remontrances, pour faire et negocier ses affaires, assister à quelques déliberations, ou autres choses semblables. [F]]Ils tiennent le Conseil afin de députer, C'est ce qu'attend le roi ; mais je me persuade Que l'Infant a dessein d'être de l'Ambassade. FÉDÉRIC. Quoi, mon Frère lui-même ? OCTAVE. Oui, si j'en sais juger, Vous servir est un bien qu'il craint de partager ; Il s'en veut à lui seul réserver l'avantage. FÉDÉRIC. Mais un chef de parti s'exposer sans otage ! OCTAVE. Quand on le connaîtrait, Gaïette entre ses mains Est un puissant obstacle à d'injustes desseins. FÉDÉRIC. Mais d'où peut-il sitôt avoir su ma disgrâce ? OCTAVE. À dire vrai, Seigneur, c'est ce qui m'embarrasse. FÉDÉRIC. Tu n'en as rien appris ! OCTAVE. Pour oser rien de moi, J'étais trop écouté des Envoyés du Roi. FÉDÉRIC. Donc il ignore encor quel heureux stratagème Me rend dans ce château Geôlier de moi-même ? OCTAVE. Oui, Seigneur, il l'ignore. FÉDÉRIC. Attendant son retour, Pour ne rien hasarder, j'ai fait agir l'amour. Par cette passion fortement rétablie J'ai de votre brutal réveillé la folie ; Il se croit toujours Prince, et son esprit remis Se flatte de l'espoir du bien qui m'est promis. OCTAVE. Qu'il s'en flatte à présent autant que bon lui semble, La Fortune vous rit. FLORE, à Isabelle, qui paraît et s'arrête à l'entrée du Théâtre. Madame, ils sont ensemble. FÉDÉRIC. Tu dis vrai, cher Octave, et voici l'heureux jour Où Fédéric doit voir couronner son amour. Hâtons par nos souhaits le bonheur qu'il espère. OCTAVE. C'est ce que vous devez au Prince votre Frère. La Sicile jamais ne peut trop dignement... FLORE, à Isabelle. Ils vous ont aperçue ; avancez promptement. SCÈNE II. Fédéric, Isabelle, Flore, Octave. ISABELLE. Sans trouble de ma part vous pouvez satisfaire À ce que vous devez au Prince votre Frère. La Sicile jamais n'eût un sort plus heureux, Si le Prince est adroit, l'Infant est généreux. FÉDÉRIC. Madame... ISABELLE. J'avais su déjà de la Princesse Qu'en ces lieux Fédéric n'agit que par adresse, Qu'il fait paraître exprès un esprit peu discret, Et voilà que j'apprends le reste du secret. Sans votre longue feinte, à présent inutile, J'aurais fait moins d'outrage à l'Infant de Sicile. Le faisant Gouverneur, je ne m'étonne pas Si sa haute vertu fuyait un rang si bas ; Ce qui peut l'obscurcir, un grand coeur le refuse. FÉDÉRIC, à Octave. Elle me croit l'Infant, souffrons qu'elle s'abuse. À Isabelle. Le trouble où me réduit mon indiscrétion, Joindrait à ma surprise un peu d'émotion, Si ce que de mon sang je viens de vous apprendre, Sur une autre que vous avait pu se répandre ; Mais vos bontés, Madame, ont trop paru d'abord Pour rien craindre à vous voir maîtresse de mon sort, Et vous n'avez appris par cet aveu sincère Qu'un secret que mon coeur avait peine à vous taire. ISABELLE. C'était vous faire effort que de me le cacher, Et pour le découvrir, il faut vous l'arracher ? FÉDÉRIC. Un peu de défiance est-elle condamnable ? ISABELLE. Fédéric criminel rend-il l'Infant coupable ? FÉDÉRIC. Son intérêt du mien ne se peut séparer. ISABELLE. D'une âme généreuse on peut tout espérer. FÉDÉRIC. Aussi votre vertu que je choisis pour guide, À mon sang aujourd'hui me rend presque perfide. Du Prince Fédéric on menace les jours, Il est en mon pouvoir de lui prêter secours ; Jamais l'occasion ne s'offrira si belle, Et j'ose le trahir pour vous être fidèle. ISABELLE. C'est par de grands effets qu'un grand coeur se fait voir. FÉDÉRIC. Laissez-moi donc fléchir un rigoureux devoir. Quoi que de Fédéric ait mérité l'audace, Forcez votre courroux à m'accorder sa grâce. Si le trait qui vous blesse est parti de sa main. Accusez son malheur plutôt que son dessein, Et ne le privez pas de la douceur extrême D'en oser espérer le pardon de vous-même. ISABELLE. De moi ! Qu'il a traitée avec indignité ? FÉDÉRIC. C'est un déguisement qui fait sa sûreté, Il saura l'éclaircir, mais quoi que l'on prépare, La paix sera conclue avant qu'il se déclare. N'y mettez point d'obstacle, et cessez aujourd'hui D'agir contre moi-même agissant contre lui. ISABELLE. Puisqu'à son intérêt le vôtre se mesure, Je veux bien, pour vous plaire, oublier mon injure ; Mais quand j'ose étouffer un si juste courroux, Prince, daignez songer que ce n'est que pour vous. FÉDÉRIC. Ah ! Si je puis jamais en perdre la mémoire... ISABELLE. L'effet m'assurera de ce que j'en dois croire ; Mais le Roi vient. FÉDÉRIC. Enfin j'ose espérer un bien... ISABELLE. Songez à moi, de grâce, et ne doutez de rien. SCÈNE III. Le Roi, Isabelle, Flore, Sanche, Suite. LE ROI. Princesse, le Ciel sait que de votre infortune Avec vous aujourd'hui la douleur m'est commune Rodolphe m'était cher, et j'avais prétendu Que le sang satisfît à son sang répandu ; Mais si sa triste mort me pousse à la vengeance, Le péril de l'État m'en met dans l'impuissance, Et mon Peuple alarmé semble me condamner À recevoir les lois que je pensais donner. ISABELLE. Sire, quoi que je doive à l'intérêt d'un Frère, Je dois plus à mon Roi, seul je le considère, Et croirais de ma gloire obscurcir tout l'éclat, Refusant mon injure au bien de son État. LE ROI. Non, je n'accepte point la paix qui m'est offerte ; À moins que Fédéric répare votre perte, Il le peut, il le doit ; mais le désirez-vous, Si vous ôtant un frère, il vous rend un Époux ? Quoique son attentat mérite votre haine, Son aigreur doit céder à l'espoir d'être Reine, Et l'hymen qui vous porte à cet illustre rang, Efface votre injure au défaut de son sang. ISABELLE. Quand j'aurais fait paraître une âme assez légère Pour faire mon Époux de l'assassin d'un Frère, Quand mon coeur deviendrait assez lâche, assez bas, L'intérêt de l'État ne le souffrirait pas. Assez et trop longtemps une funeste guerre Par de longues horreurs désole cette terre, Il est temps que la paix étouffant vos discords Étale dans ces lieux ses plus charmants trésors ; Mais pour ne craindre plus qu'aucun trouble renaisse, Il faut que Fédéric épouse la Princesse, Et que par cet hymen vos deux sceptres unis Rendent cette paix ferme, et tous nos maux finis. LE ROI. Cependant la Sicile aurait cet avantage D'avoir porté sur vous les effets de sa rage, Et quand il faut conclure un accord glorieux, Sur ce qu'elle vous doit je fermerais les yeux ? ISABELLE. Enfin si vous jugez que pour y satisfaire Elle me doive rendre un Époux pour un Frère, Si le traité de paix me force à l'accepter, L'infant seul est celui que je puis écouter. LE ROI. L'Infant ! Quelle raison à ce choix vous engage ? ISABELLE. Vous pourrez de lui-même en savoir davantage, Pour servir Fédéric il cache sa grandeur, Et vous le trouverez dans son Ambassadeur. J'en ai trop dit peut-être, et ma rougeur me chasse. Elle rentre. LE ROI, à Sanche. Admire où me réduit ma nouvelle disgrâce. Lorsque je pense rompre un hymen que je crains, Un obstacle imprévu s'oppose à mes desseins, J'en vois par cet aveu le projet inutile. SCÈNE IV. Le Roi, Enrique, Sanche, Suite. ENRIQUE. Sire, un Ambassadeur au nom de la Sicile... LE ROI, à Sanche. Son abord en rendra le secret éclairci, Allez le recevoir, nous l'attendrons ici. Sanche rentre. Enrique, on me trahit, tout conspire ma honte, De tant de voeux offerts le Ciel tient peu de compte ; Et cet Ambassadeur que l'on va recevoir Forme un secret obstacle à mon dernier espoir. C'est l'Infant de Sicile, et c'est par ses pratiques Que les malheurs publics sont joints aux domestiques. Pour surprendre Gaïette, et s'en assurer mieux, Il avait su passer inconnu dans ces lieux, Il n'en faut point douter, mais apprend ce qui reste : Pour fuir une alliance à mon bonheur funeste, J'ai voulu d'Isabelle éblouir le courroux, Et lui faire accepter Fédéric pour Époux, Mais las ! J'ai trop connu qu'une secrète flamme En faveur de l'Infant ayant séduit son âme, Rend ma poursuite vaine, et lui fait en ce jour Préférer à sa gloire un intérêt d'amour. ENRIQUE. Sire, ces nouveautés ont droit de vous surprendre ; Mais que peut l'Ennemi, quoi qu'il ose entreprendre, Puisque enfin Fédéric ne borne ses souhaits Qu'à vous rendre aujourd'hui l'arbitre de la paix ? LE ROI. J'en tiendrais l'espérance aussi douce qu'heureuse, Si la condition en était moins honteuse ; Mais m'oser allier d'un Prince si brutal, Qu'on ne voit rien en lui qui marque un sang Royal : Tu ne l'ignores pas, que son extravagance M'ayant fait dès l'abord douter de sa naissance, Je n'ai flatté ses voeux, que pressé du soupçon Qu'il prît à faux d'un Prince et le rang et le nom. ENRIQUE. Le péril l'étonnait, mais la paix que l'on traite Remettra son esprit dans sa première assiette. LE ROI. Dans quelque haut péril qu'on soit précipité, Désavouer son rang est toujours lâcheté, Et jamais aux grands coeurs leur vertu ne reproche Qu'ils puissent... Mais déjà l'Ambassadeur s'approche ; Avant que de résoudre il doit être écouté. SCÈNE V. Le Roi, Édouard, Sanche, Suite du Roi et d'Édouard. Le Roi sort parlant avec Fédéric. ÉDOUARD. Sire, mon ordre est su de votre Majesté. Le prince Fédéric dont je soutiens la cause Vous fait parler de paix, et je vous la propose. LE ROI. Il ne peut la traiter avec plus de splendeur, Si l'Infant de Sicile en est l'Ambassadeur. Prince, ne cachez plus ce qu'on a su connaître. ÉDOUARD. Puisque je suis connu, je fais gloire de l'être, L'honneur me le commande, il lui faut obéir, Et dût la foi publique en ces lieux me trahir, La gloire d'être Prince à mon coeur est trop chère, Pour n'en pas avouer le noble caractère. LE ROI. Ô d'un coeur vraiment haut illustres sentiments ! ÉDOUARD. La vertu n'autorise aucuns déguisements. LE ROI. Que n'ose Fédéric en rendre témoignage ! ÉDOUARD. C'est le rendre assez grand qu'oublier son outrage, Et tout prêt par la force à s'en faire raison, Ne se pas souvenir d'une injuste prison. LE ROI, à Enrique. Faites venir le Prince. Attendant qu'il paraisse, Quelque juste soupçon que sa feinte me laisse, Je veux bien condamner ces maximes d'État Qui m'ont peint sa victoire ainsi qu'un attentat, Et quoiqu'un Ennemi soit l'auteur de ma perte, Me plaindre seulement du Ciel qui l'a soufferte ; Mais si pour le noircir d'un reproche éternel, Son triomphe sanglant n'a rien de criminel, À quoi bon Fédéric déguisant sa naissance D'un honteux désaveu souiller son innocence ? De quelle vaine peur ce Prince combattu Ose-t-il renoncer à sa propre vertu ? On le voit parmi nous en tenir tout le lustre ; Fédéric, ce seul nom est ce qu'il a d'illustre, Et tout son procédé le dément à tel point, Qu'en lui je cherche un Prince, et ne l'y trouve point. ÉDOUARD. Ou la haute vertu n'est point ici connue, Sire, ou de passion votre âme est prévenue. Puisque enfin Fédéric, pour être malheureux, Ne saurait cesser d'être et grand et généreux. LE ROI. Comme de la vertu le pouvoir est extrême, Je lui rendrais justice en mon Ennemi même, Elle ne peut jamais rien perdre de son prix, Et je vous l'avouerai, Fédéric m'a surpris. Du bruit de ses exploits mon âme trop charmée Attendait qu'il remplît toute sa renommée, Quand à l'aspect d'un Roi qu'il trouble en ses États, Ce coeur toujours si haut a paru lâche et bas, Et laissé sans obstacle emporter la balance À l'indigne frayeur de ma juste vengeance. ÉDOUARD. Si son coeur jusques-là s'est osé démentir, Qu'à cette indigne crainte il ait pu consentir, Si sa vie est un bien qu'à l'honneur il préfère, Ce lâche Fédéric ne peut être mon Frère, Et l'heur de la Sicile est trop grand sous nos lois, Pour voir un sang impur dans celui de ses Rois. LE ROI. Aussi lorsque j'ai vu qu'un honteux stratagème... Mais le voici qui vient. Jodelet paraît au fond du Théâtre avec Fédéric et Enrique. ÉDOUARD. Il est vrai, c'est lui-même. Mais enfin dans mon coeur sa vertu le défend. JODELET, à Enrique, montrant Édouard. Et ce nez aquilin est mon Frère l'Infant ? LE ROI. De peur que ma présence ici ne l'embarrasse, Je veux bien m'éloigner, et lui céder la place. Vous voyant seul, peut-être il se contraindra moins Gardes, retirez-vous, laissez-les sans témoins ; Et vous, écoutez-moi. ÉDOUARD. La conduite est nouvelle. Le Roi mande le Prince, et soudain le rappelle. SCÈNE VI. Édouard, Jodelet, Suite d'Édouard. JODELET. Vous me cherchez de l'oeil sans doute, et me voilà, Embrassez-moi la cuisse, Infant, embrassez-la. Encor que votre guerre, en ce point malhonnête, D'un saut fort périlleux ait menacé ma tête, Saut, dont toute ma vie on m'eût vu repentir, Je vous fait grâce, allez, bon sang ne peut mentir. ÉDOUARD. Que veut dire ceci ? JODELET. Si vous n'êtes point louche, Du moins vous avez l'oeil honnêtement farouche, [Note : Lorgnement : Action de lorgner. [L]][Note : Lorgner : regarder quelqu'un de travers et du coin de l'oeil ; ce qui se fait quelquesfois par mépris, par haine, par orgueuil. [F]]Et vous m'envisagez d'un certain lorgnement, À vous faire traiter peu fraternellement. ÉDOUARD. Quoi, prétend-on en jeu tourner mon Ambassade ? JODELET. Donc au lieu de venir me donner l'accolade, D'embrasser cette cuisse, et ce bras triomphant, [Note : Badin : Qui est folâtre, peu sérieux, qui fait des plaisanteries. Les enfants sont naturellement badins. il n'y a rien plus agréable qu'un amour badin. [F]]Vous faites le badin, petit cadet infant ? ÉDOUARD. Savez-vous qui je suis pour parler de la sorte ? JODELET. Vous êtes un Infant mal nourri ; mais n'importe, [Note : Enclouure : Terme de vétérinaire. Blessure d'un cheval qui s'est encloué. Fig. Empêchement, noeud d'une difficulté. [L]]J'en conçois l'enclouure, et je sais bien par où Vous faire devenir un peu moins loup-garou. ÉDOUARD. Ce discours insolent... JODELET. Insolent ? Patience. Vous pourrez tout du long rengainer l'insolence, [Note : Ric à ric : À la rigueur, exactement, sans pardessus. Ce Marchand est si exact, qu'il ne donne la mesure que ric à ric, fort juste. C'est un créancier difficile qui se fait payer ric à ric, sans grâce ni composition. [F]]Et quand nous compterons ensemble ric à ric, Connaître de quel bois se chauffe Fédéric. ÉDOUARD. Fédéric ! JODELET. À ce nom quelle mine vous faites ! Il n'est donc pas encor écrit sur vos tablettes, [Note : Défraterniser : Ne plus le considérer comme frère.]Et vous prétendriez le défraterniser ? ÉDOUARD. Jamais confusion... JODELET. Il ne faut point jaser. Tôt, implorez ma grâce, autrement mon Altesse Pourrait apprendre à vivre à votre petitesse. ÉDOUARD. Mais... JODELET. [Note : Dam : en langage ordinaire, signifiait autrefois, perte et dommage, et n'est plus en usage qu'en cette phrase : S'il lui arrive du mal, à son dam ; pour dire, ce sera lui qui en souffrira le dommage. [F]]Mais vous raisonnez peut-être à votre dam, [Note : Carcan : est maintenant un genre de supplice qui note d'infâmie, et qu'on fait soufrir aux banqueroutier et autres malfaiteurs, en les attachant par le cou avec un anneau de fer à un poteau dans la place publique, afin qu'ils soient exposée à la risée publique. [F] ]Qui méconnaît son frère est digne du carcan, Et si je lâche un mot... ÉDOUARD. Quoi, vous êtes mon frère ? JODELET. Oui dea, c'est moi qui suis le fils du Roi mon père, FÉDÉRIC. ÉDOUARD. Depuis quand ? JODELET. Je le suis, il suffit, Peu m'importe de quand, puisque chacun le dit, Et comme pour garant j'en ai la foi publique, [Note : Défédériquer : ne plus me considérer comme Fédéric.]Si vous êtes le seul qui me défédérique, [Note : Incaguer : défier quelqu'un, se moquer de lui. C'est un homme qui me menace beaucoup, mais je l'incague. [F]]J'incague vos raisons prêtes à m'alléguer Autant de fois qu'il faut pour les bien incaguer. ÉDOUARD. Quelle surprise ! JODELET. Et quand avec sa dent félonne Ce Sanglier sur moi vint lui-même en personne... Ah ! Vous me regarder au nom du Sanglier ? ÉDOUARD. Fut-il jamais un fou... JODELET. Quoi, vous, m'injurier ? Vous, que je puis sur l'heure... Holà, mes gens, mes Gardes. SCÈNE VII. Le Roi, Édouard, Laure, Jodelet, Suite d'Édouard, Gardes. UN GARDE. Seigneur. JODELET. [Note : Nasarde : Recevoir, essuyer des nasardes, être moqué, insulté. [L]]Être un Infant vous sauve cent nasardes, Car me devant respect, et l'ayant mal gardé, [Note : Nasarder : Fig. et familièrement. Se moquer de quelqu'un avec des marques de mépris. [L]]Le moindre châtiment c'est être nasardé. LE ROI, à Édouard. Et bien Prince ? JODELET. [Note : Bailler : donner, mettre en main. [F]]Ma foi, cet Infant qu'on me baille, [Note : Baillant : celui qui donne.]N'en déplaise aux baillants, n'est qu'un vrai rien qui vaille, Je le veux dégrader pour son peu de respect. ÉDOUARD. Est-ce pour me jouer... JODELET. Ah ! Vous m'êtes suspect, Taisez-vous. À Laure. Vous voyez, ô Beauté conjugale, Comme à vous voir soudain mon courroux se ravale, Cet Infant m'avait mis tout sens dessus dessous, Mais je me radoucis étant auprès de vous. LE ROI, à Édouard. Prince, après cet aveu qu'il fait de sa bassesse, Croyez-vous Fédéric digne de la Princesse ? Car j'atteste le Ciel que si dans ce haut rang Sa vertu répondait à l'éclat de son sang, Je verrais avec joie une illustre alliance D'une guerre si longue étouffer la semence. ÉDOUARD. Sire, à ce que je vois nous nous entendons mal. Qu'a de commun le Prince avecque ce Brutal ? JODELET. Qu'on ôte de mes yeux cet Infant qui blasphème. LE ROI. N'est-ce pas Fédéric ? ÉDOUARD. Lui ? Fédéric ? JODELET. Moi-même. Ah, maudit renégat de consanguinité. ÉDOUARD. Quoi, cet extravagant, cet esprit emporté, Passe pour Fédéric ! JODELET. Voyez le misérable. Ces cadets, la plupart, ne valent pas le diable, Sur l'aînesse à tous coups ce sont loups acharnés. ÉDOUARD. Il montre sa folie, et vous la soutenez ? LE ROI. Mais vous-même d'abord l'avez su reconnaître. ÉDOUARD. Oui, le vrai Fédéric, qu'on le fasse paraître. LE ROI. Quel autre Fédéric se trouve en mon pouvoir ? ÉDOUARD. Peut-on me le cacher si je viens de le voir ? LE ROI. Où ? ÉDOUARD. Dans ce même lieu. LE ROI. Prince, croyez de grâce... ÉDOUARD. Sire, je le revois, souffrez que je l'embrasse. LE ROI. Juste Ciel ! JODELET. L'on connaît fort mal les gens d'honneur.Préférer, à moi Prince, un chétif Gouverneur ! SCÈNE VIII. Le Roi, Fédéric, Édouard, Laure, Enrique, Sanche, Octave, Suite. FÉDÉRIC. Sire, c'est trop enfin, pour une âme bien née, Aux yeux d'un si grand Roi cacher ma destinée. Connaissez Fédéric, et voyez en ce jour S'il faut punir son crime, ou payer son amour. LE ROI. Vous êtes Fédéric ? JODELET, bas Trêve ici d'incartade. FÉDÉRIC. Je n'en veux pour témoin que ma seule Ambassade ; J'y parlais pour moi-même. JODELET, bas. À la fin je crains bien D'avoir en même jour été César et rien. LE ROI. Vous êtes Fédéric ? Surprenante aventure ! JODELET, bas. Tout ceci pour mon règne est de mauvais augure. FÉDÉRIC. Je sais trop, quelque espoir dont j'ose me flatter, Que la mort de Rodolphe y semble résister, Mais si de cette mort votre courroux m'accuse, J'adore la Princesse, et c'est là mon excuse. J'ai cru qu'à trop d'orgueil il osait se porter, Soutenant que lui seul la pouvait mériter ; Mon amour a voulu lui ravir cette gloire, Vous savez son malheur, vous savez ma victoire, Il pouvait tout prétendre appuyé de son Roi ; Mais après que le Ciel s'est déclaré pour moi, Si vous me refusez cette illustre conquête, Pour son sang répandu je vous offre ma tête. LE ROI. Non, non, quoi que Rodolphe ait sur moi de pouvoir, Je ne condamne plus un légitime espoir. J'ai voulu le venger, et je l'ai fait paraître Quand j'ai cru son Vainqueur si peu digne de l'être : Mais qu'enfin je sors de mon aveuglement, Pour arrhes de la paix soyez heureux Amant. FÉDÉRIC. Ah ! Sire, c'est beaucoup ; mais l'ardeur qui me presse Ose ici demander l'aveu de la Princesse. LE ROI. Son coeur avec plaisir voit le vôtre charmé, Vous avez trop d'amour pour n'être pas aimé. LAURE. Seigneur... LE ROI. Non, je veux bien vous éviter la honte D'avouer une ardeur peut-être un peu trop prompte. Mais toi, qui te dis Prince, et qui sais cependant... JODELET. Sire, je ne le suis qu'à mon corps défendant. LE ROI. Cet habit te convainc d'une trame secrète. JODELET. C'est un habit d'emprunt que le hasard me prête. FÉDÉRIC. En effet, c'est celui qu'au sortir du Tournoi, J'ai laissé dans un bois, quand j'ai fui malgré moi. Il l'a trouvé sans doute, et suivi son caprice. LE ROI. Mais oser m'abuser ! JODELET. Ma foi, c'est sans malice, Car, et chacun le sait, combien j'ai contesté Pour secouer le joug de la Principauté, J'en ai senti longtemps remords de conscience ; Mais enfin je songeais à prendre patience, Et puisqu'on m'y forçait, je m'étais résolu À vouloir être Prince autant qu'on l'eût voulu. J'entrais en goût, ma table était fort bien garnie... FÉDÉRIC. Va, tu n'y perdras rien que la cérémonie, Sois à moi désormais, et ne t'épargne point. Mais comme mon bonheur se trouve au plus haut point, Prince, et que c'est par vous... ÉDOUARD. Cette reconnaissance Pour un faible service est trop de récompense. Apprenez seulement qu'en ces lieux à l'envi J'avais des Espions qui vous ont bien servi. LE ROI. Je n'examine point la pratique secrète Qui sous votre pouvoir a sitôt mis Gaïette ; En faveur de la paix je veux tout oublier. FÉDÉRIC. Cependant j'ai besoin de me justifier, De revoir Isabelle, et de la satisfaire. LE ROI, lui montrant Édouard. Vous pouvez lui donner un Frère pour un Frère. ÉDOUARD. Ah ! Sire. LE ROI. Elle n'est pas indigne de vos voeux. FÉDÉRIC. Cet hymen de la paix affermirait les noeuds. Prince, consentez-vous à m'acquitter vers elle ? ÉDOUARD. Vous me connaissez trop pour douter de mon zèle, Mais c'est à la Sicile à disposer de moi. LE ROI. Je sais qu'il faut savoir les volontés du Roi. Allons y donner ordre, et que chacun s'applique À rendre dans ces lieux l'allégresse publique. ==================================================