******************************************************** DC.Title = LES ILLUSTRES ENNEMIS, COMÉDIE DC.Author = CORNEILLE, Thomas DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:46. DC.Coverage = Espagne DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/CORNEILLET_ILLUSTRESENNEMIS.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES ILLUSTRES ENNEMIS COMÉDIE M. DC. LVII. AVEC PRIVILEGE DU ROY. par Monsieur Thomas Corneille Imprimé à ROUEN, par L. MAURRY, Pour AUGUSTIN COURBE Marchand Libraire, à PARIS, au Palais, dans la petite Salle des Merciers, à la Palme.Achevé d'imprimer le 30 Novembre 1656, à Rouen, par LAURENS MAURRY. Représenté pour la première fois en 1655 au Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. MADAME, L'approbation dont il vous a plu vous montrer si libérale envers ce poème, m'est trop glorieuse pour la tenir plus longtemps secrète, et j'ose rendre public le remerciement que je vous en dois, afin d'apprendre au public que vous me l'avez donnée. Ainsi je satisfais tout ensemble mon devoir et ma vanité, et je souhaiterais pouvoir faire connaître à toute la terre combien je vous suis redevable, afin que toute la terre connut combien vous m'avez estimé. Cet effet de l'amour propre ne vous surprendra pas, vous savez trop qu'il est naturel à tous ceux qui se mêlent d'écrire, je tâche à me purger du reste de leurs défauts, mais je ne saurais me défendre de celui-ci, ni m'empêcher de vous dire que j'ai toujours dans l'esprit les douces idées de l'heureuse représentation de cet ouvrage qui fut faite il y a quelque temps en votre présence, que je revois à tous moments cette obligeante attention que vous lui prêtâtes, et que je prends plaisir sans cesse à me souvenir des applaudissements dont vous daignâtes l'honorer, et des témoignages avantageux que vous lui rendîtes. Après cela, MADAME, je ne puis que je n'aie quelque bonne opinion de moi-même ; y résister opiniâtrement, ce serait vous accuser d'injustice, et c'est ce que toute la France n'oserait faire, puis qu'il est certain que votre suffrage y sert de règle à celui des plus honnêtes gens de la Cour, que c'est trouver le bel art de leur plaire que de vous avoir plu, et que l'envie n'ayant osé jusqu'ici vous disputer le privilège de prononcer souverainement sur les plus belles choses, la moindre répugnance à s'attacher au jugement que vous en faites, passe auprès d'eux pour une marque infaillible d'une connaissance mal éclairée. Celui que vous avez rendu depuis peu en ma faveur, a sans doute été au de-là de mes plus flatteuses espérances ; et toutefois, MADAME, il faut que j'avoue qu'il ne suffit point à cette insatiable soif de gloire où vous m'avez enhardi. Ce n'est pas que je n'envoie ces ILLUSTRES ENNEMIS vous faire hommage jusques dans votre cabinet, qu'afin qu'ils reçoivent de vous à la lecture, ce qu'ils en ont déjà reçu durant le récit. Je n'ose douter que je n'obtienne aisément cette demande, puisque c'est vous demander seulement que vous soyez toujours vous-même. Je dois savoir que le faux éclat de la représentation n'a point encore eu le pouvoir de vous éblouir, et que comme parmi toute sa pompe, les véritables défauts de nos plus brillantes productions n'échappent jamais aux lumières pénétrantes de votre discernement, leurs véritables beautés ne perdent rien auprès de vous pour être dénuées de ce dehors fastueux dont les revêtent nos théâtres. Je ne parle point de tant d'autres belles qualités, qu'il semble que le Ciel se soit plu assembler en votre personne, il me suffit d'en admirer la merveilleuse union, et d'être assuré que l'on imputera plutôt mon silence à mon respect, qu'à la crainte de me faire soupçonner de ces déguisements artificieux, qui pour élever trop haut ceux que l'on entreprend de louer, les font souvent perdre de vue, et qui les cachent si bien sous les apparences trompeuses de quelques vertus empruntées, qu'il est presque impossible de les reconnaître. Ce genre de flatterie, dont la plus vaste ambition se laisse quelquefois chatouiller, n'aura jamais de part aux éloges que vous avez droit de prétendre ; pour rien appréhender de ses industrieux mensonges, vous donnez matière à trop de glorieuses vérités, et il sera toujours plus difficile d'exprimer parfaitement tout ce que vous êtes, que de faire paraître avec adresse ce que les autres ne sont pas. Aussi, MADAME, n'ai-je pas la témérité de m'engager à une entreprise où les plus délicates plumes auraient peine à réussir, elle vous serait trop injurieuse, et je croirais me rendre peu digne de la protection dont je prends la liberté de vous importuner pour ce poème que je vous présente. Vous avez toujours témoigné tant de bonté pour moi, que j'ose me promettre que vous ne la lui refuserez pas, et que vous souffrirez qu'en vous présentant, je prenne l'occasion de vous rendre de très humbles grâces, non seulement pour les faveurs que vous lui avez prodiguées, mais pour celles que vous avez répandues sur ceux de ma façon qui l'ont précédé. Comme les sentiments d'estime que vous en avez laissé paraître en ont fait tout le succès, il y aurait de l'ingratitude à ne pas confesser que je vous en dois toute la gloire, et que l'ambitieuse ardeur de les mériter a plus contribué à donner de nouvelles forces à mon faible génie, que n'auraient fait les soins assidus de l'étude la plus sérieuse. Cette obligation que je vous ai, me paraît trop pressante pour différer davantage l'aveu public que je vous en fais. Daignez l'agréer pour reconnaissance d'une partie de ce que je tiens de vous ; et puisque je ne suis pas assez considérable pour oser espérer de m'en pouvoir acquitter entièrement par mes services, soyez assez généreuse pour vous contenter de la respectueuse protestation que je fais d'être toute ma vie, Madame, Votre très humble et très obéissant serviteur, T. CORNEILLE. ACTEURS DON LOPE de Guzman, amant de Jacinte. ENRIQUE, frère de Don Lope. ALONSE DE ROXAS, ami de Don Lope et d'Enrique. DON SANCHE, père de Don Alvar et de Jacinte. DON ALVAR, amant de Cassandre. DON RAMIRE, ami de Don Sanche. DON LOUIS, Prévôt. CASSANDRE, soeur de Don Lope. JACINTE, fille de Don Sanche. BLANCHE, suivante de Jacinte. FLORE, suivante de Cassandre. La scène est à Madrid. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Alonse, Enrique. ALONSE. Quoi, sans aucun respect, pour un léger outrageAccabler d'infamie un homme de son âge,Et démentant par là le sang dont vous sortez,L'avoir fait maltraiter par des gens apostez !Quel fruit espérez-vous de cette violence ? ENRIQUE. Quoi ! J'aurais plus longtemps souffert son insolence,Et qu'au sang des Guzmans on osât reprocherQu'un murmure honteux n'aurait pu les toucher !Il publie en tous lieux, ce Vieillard téméraire,Que l'artifice seul nous acquiert un beau-frère, Que l'hymen de Fernand est un hymen contraint,Qu'il n'épouse ma soeur que parce qu'il nous craint,Et qu'avec tant de bien il est hors d'apparenceQu'un tel choix eût enfin borné son espérance.Le Ciel ne souffre point de noeuds mal assortis, Et s'il pouvait prétendre aux plus riches partis,Au moins de notre sang la gloire est peu commune,Et vaut bien aujourd'hui la plus haute fortune. ALONSE. Si la chose est ainsi, j'avouerai qu'il eut tort,Mais on vous aura fait peut-être un faux rapport, Et de vos sens fougueux croire le fier tumulte... ENRIQUE. Dans ces occasions le lâche seul consulte,Reculer sa vengeance, est trahir son honneur,Et le plus prompt remède est toujours le meilleur. ALONSE. Mais souvent à leur gré les violents courages, Pour se croire un peu trop, se forment des outrages,En vain la raison parle, ils ne l'écoutent plus,Et vengent des affronts qu'ils n'ont jamais reçus.Enfin d'un vain discours dont votre honneur s'offense,Au moins Don Lope eut dû partager la vengeance, Mais au déçu d'un frère... ENRIQUE. Ah ! Ne me blâmez point,Je sais que son honneur à mon honneur est joint,Mais quel que soit l'affront qu'en reçoit sa famille,Pour se venger du père, il aime trop la fille,Et quand de cet amour j'aurais lieu de douter, Quoi qu'il me plaise faire, ai-je à l'en consulter ? ALONSE. Vous emporter ainsi dans ce qui l'intéresse,C'est avec trop d'empire user du droit d'aînesse,Jacinte est fille unique, et l'éclat de ses biensPour arrêter un coeur a de puissants liens, Deviez-vous ruiner sa plus douce espérance ? ENRIQUE. Elle est basse, elle est vaine, et c'est dont je m'offense. ALONSE. Si le nom de Guzman marque un illustre sang,Don Sanche est estimé, Don Sanche a quelque rang,Et sans se faire tort, sans trahir sa famille, Don Lope aux yeux de tous peut épouser sa fille. ENRIQUE. Quoi, les Lares déjà, les Mendoces confus,De ce Vieillard avare ont souffert des refus,Et Don Lope cédant à l'ardeur qui le dompte,Osera s'exposer à cette même honte ? Non, j'imagine encor un moyen plus certainD'empêcher un amour aussi lâche que vain.Un de ceux dont l'audace a servi ma colèreS'ira dire à Don Sanche employé par mon frère,Afin que par lui seul se croyant affronté, Il détruise un espoir trop longtemps écouté. ALONSE. Mais il aime sa fille ? ENRIQUE. Oui, je sais qu'il l'adore,Mais je l'ai déjà dit, et vous le dis encore,À quoi que cet amour pût enfin l'obligerCe sera le servir que de l'en dégager. Un refus en serait l'indigne récompense. ALONSE. Pesez mieux un dessein d'une telle importance,Car comment s'assurer sur ces lâches espritsQui mettent et leur vie et leur honneur à prix ?Leur commerce honteux, quoi que vous veuillez croire, Déjà d'un noir reproche a souillé votre gloire,Et vos emportements qu'on leur oit approuver,Me font craindre pour vous ce qui peut arriver. ENRIQUE. Et moi, quoi qu'on murmure et quoi qu'il en puisse être,Seul de mes actions je veux être le maître, Mais puisque leur appui vous semble hasardeux,Faites ici pour moi ce que j'obtiendrais d'eux.Don Sanche vous estime, il vous croit, et j'espère... ALONSE. Que me proposez-vous ? Moi, trahir votre frère ? ENRIQUE. Ce murmure insolent au mépris des Guzmans De ce Vieillard pour lui fait voir les sentiments,Et quoi que son amour ait pu lui faire croire,Le rendre sans espoir, c'est assurer sa gloire.Enfin vous le pouvez, c'est par vous que j'attendsL'infaillible succès de ce que je prétends, Et si votre amitié s'obstine à s'en défendre,D'autres que vous peut-être oseront l'entreprendre. ALONSE. Non, j'ai pu balancer, mais puisque je connaisQu'à Don Lope par là je signale ma foi,Pour abuser Don Sanche employer l'artifice, N'est pas, à mon avis, une grande injustice.C'est ici qu'il demeure, et je vais de ce pasLui tendre un piège adroit qu'il n'évitera pas,Adieu, laissez-moi seul, je vois sa porte ouverte. ENRIQUE. Allez, ne perdons point l'occasion offerte, Rendez suspect mon frère, et s'il en est besoinFaites-moi de l'outrage et complice et témoin. ALONSE, seul. Oui, lâche et faux ami, j'accuserai ton frère,Mais plus pour le servir, que pour te satisfaire,Et tu verras bientôt par quel heureux détour Sur tes propres conseils j'appuierai son amour.Feignant de t'applaudir, j'empêcherai peut-être...Mais je vois Blanche. SCÈNE II. Alonse, Blanche. ALONSE. Et bien, Blanche, que fait ton maître ? BLANCHE. Vous l'eussiez rencontré quelques moments plutôt,Tout à l'heure... ALONSE. Il suffit, je le verrai tantôt. SCÈNE III. Jacinte, Blanche. JACINTE. Qui parlait avec vous, Blanche ? BLANCHE. Pour quelque affaireAlonse de Roxas demandait votre père. JACINTE. Je ne m'étonne point qu'en cette occasionSes amis prennent part à sa confusion,Alonse, dont chacun estime le courage, Venait s'offrir sans doute à venger son outrage,Et contre un ennemi dont le coeur est si bas... BLANCHE. Madame, vous pleurez ? JACINTE. Qui ne pleurerait pas ?Souffre à mon déplaisir dans d'inutiles larmesLa funeste douceur de chercher quelques charmes, Et qu'au défaut du sang qu'exigent nos malheurs,À mes tristes ennuis mes yeux donnent des pleurs.Mais si je pleure, hélas ! C'est le désavantageQue reçoit en naissant notre sexe en partage.Il semble qu'en effet la nature en courroux, Mère par tout ailleurs, est marâtre pour nous,Les plus riches présents que nous obtenions d'elle,Sont de faibles appuis sur qui l'honneur chancelle,On flatte nos beautés, nous croyons ce qu'on dit,Et notre front alors n'est pas seul qui rougit, Nous en voyons la preuve, et tous les jours infâmeUn père par sa fille, un mari par sa femme.Défaut honteux pour nous, pour eux injurieux !L'honneur de tous les biens est le plus précieux,Et par un vieil abus difficile à comprendre, Nous le pouvons ôter, et ne saurions le rendre. BLANCHE. Tout le monde vous plaint, et blâme hautementD'un ennemi caché le vil ressentiment,On en parle par tout ; mais je vois qu'on ignore,Par ces gens apostez, quel bras vous déshonore, On en cherche l'auteur, sans le pouvoir trouver. JACINTE. Et c'est moi-même à quoi je ne fais que rêver ;Mais quoi que sur ce point mon esprit se figure,Il dément aussitôt sa propre conjecture ;Non qu'il ne soit trop vrai que mon père en ces lieux, S'il n'a des ennemis, a beaucoup d'envieux.Ce grand amas de biens qui regarde sa filleDont un oncle en mourant enrichit sa famille...Hélas ! Ce souvenir réveille mes douleurs,Au sort de Don Alvar donnons ici des pleurs. Aux Indes vers cet oncle allant faire voyage,Ce frère infortuné périt par un naufrage,Et ces riches trésors à lui seul destinezSoudain à mon espoir furent abandonnez.Incommodes faveurs d'une fortune ingrate Qui m'est le plus contraire alors qu'elle me flatte,Et m'élevant trop haut s'oppose au plus beau feuDont la vertu jamais autorisa l'aveu !Tu sais, Blanche, tu sais si Don Lope en fut digne. BLANCHE. Ainsi que son amour son respect est insigne, Et certes vous devez d'autant plus l'estimer,Qu'avant tant de fortune il daigna vous aimer,Que votre vertu seule est ce qui sut lui plaire. JACINTE. Hélas, cette raison l'est-elle pour un pèreQui de ces nouveaux biens goûtant l'indigne appas, Ne voit presque pour moi que des partis trop bas ?Ainsi d'un noble sang quel que soit l'avantage,Lui proposant Don Lope on lui ferait outrage.D'un amour si secret ne t'étonne donc plus,Il tâche à s'épargner la honte d'un refus, Et son feu que soutient un rayon d'espérance,Attendant tout du temps se contraint au silence,Mais cessons d'y penser ; aussi bien aujourd'huiMon coeur, ce triste coeur n'est plus digne de lui,Pour m'aimer dans la honte il aime trop la gloire, Et l'affront... Mais que vois-je ! Ô Dieux ! Le puis-je croire ? SCÈNE IV. Don Lope, Jacinte, Blanche. JACINTE. Quoi Don Lope, est-ce vous dont l'abord indiscret,D'un amour si caché vient rompre le secret ?Entrer ainsi chez moi sans crainte de mon père !Sont-ce là ces serments d'aimer et de se taire ? Sont-ce là ces respects ? Est-ce là cette foi ?Enfin Don Lope, enfin est-ce vous que je vois ? DON LOPE. Oui, Madame, et chez vous si j'ose ainsi paraître,Ne me soupçonnez point d'être parjure ou traître.Toujours ce grand mérite est l'objet de mes feux, Toujours mêmes respects accompagnent mes voeux,Et s'il m'était permis lors que j'ai tout à craindre... JACINTE. Parlez, parlez, Don Lope, et sans plus vous contraindre,Aussi bien ces respects sont pour moi superflus,Et qui n'a plus d'honneur ne les mérite plus. DON LOPE. Je vous entends, Madame, et le sort qui m'accableCherche dans vos malheurs à me rendre coupable,Un vif ressentiment vous fait déjà penser,Que qui sait votre honte aurait dû l'effacer,Et ce n'est pas pour plaire à votre âme affligée Que m'offrir à vos yeux sans vous avoir vengée.Mais sur un bruit confus qui m'apprend vos ennuis,Jugez ce que j'ai pu, jugez ce que je puis,Car enfin si ce bruit, si ce confus murmureM'eut appris l'ennemi comme il a fait l'injure, Son trépas ou le mien vous eut déjà fait voirQue Don Lope vous aime et qu'il sait son devoir.Mais ne pouvant d'ailleurs en tirer de lumière,C'est, Madame, de vous que j'attends grâce entière,Et qu'acceptant mon bras pour finir vos malheurs, Vous m'apprendrez quel sang doit essuyer vos pleurs. JACINTE. Et ne voyez-vous pas qu'en une telle offenseVous feriez peu pour nous d'en prendre la vengeance,Et qu'oser s'y servir d'un secours étranger,C'est en punir l'auteur et non pas se venger. Ce sang de l'offenseur qu'un tel affront demandeIl faut que l'offensé lui-même le répande,Que le sien tout émeu d'un spectacle si douxEn le voyant couler bouillonne de courroux,Et qu'un tel mouvement dans sa source agitée, Purge l'indignité qu'il avait contractée. DON LOPE. Mais quand l'âge s'oppose... JACINTE. Ah, cessez d'y songer,Pour venger une injure il faut la partager,Et l'on voit rarement qu'un vieillard qu'on affronteSur un autre qu'un fils puisse épandre sa honte. DON LOPE. Comme un fils la partage, un fils peut l'effacer ? JACINTE. Sans doute qu'il le peut, mais que sert s'y penser,Don Alvar n'étant plus... DON LOPE. Ah ! Permettez de grâceQue de ce frère mort j'aille tenir la place,Et que m'offrant pour fils à Don Sanche outragé, Je tâche à rendre ainsi son malheur partagé.Il demande du sang, et brûlant d'en répandreJ'en acquerrai le droit si je deviens son gendre,Et le mien par l'hymen dans le sien confonduDevra celui d'un lâche à son honneur perdu. Voila ce que pour vous l'amour me porte à faire,Et si jusques ici ma flamme a dû se taire,Je crains peu qu'un refus fasse rougir mon frontQuand je lui veux pour dot demander son affront. JACINTE. Si de ces sentiments votre âme est prévenue, Apprenez qu'en m'aimant vous m'avez mal connue,Et que je porte un coeur assez fier, assez haut,Pour se dérober même à l'ombre d'un défaut.Je vous aime, il est vrai, mais l'auriez vous pu croire,Sans croire en même temps que j'aime votre gloire, Et que de son éclat je suis jalouse au pointDe vivre sans bonheur pour n'en triompher point.Ne vous flattez donc plus d'une vaine espéranceQui blesse votre honneur, dont ma vertu s'offense.Si j'eusse hier estimé le bonheur d'être à vous, Je vous dois aujourd'hui refuser pour époux,Et ne pas m'exposer à ce reproche infâme,Que le manque d'honneur me rendit votre femme.Non, aucun n'aura droit de publier un jourQue Don Lope à ce prix acheta mon amour, Que bien qu'elle fut due à son mérite insigneJe ne pus être à lui que quand j'en fus indigne,Et qu'enfin il fallut pour mériter sa foiQu'il trouvât quelque chose à suppléer en moi. DON LOPE. Quoi, vous refuseriez un coeur qui vous adore ? JACINTE. Quoi, je pourrais souffrir ce qui me déshonore ? DON LOPE. J'assure votre honneur, et c'est là vous aimer. JACINTE. Je conserve le vôtre, et c'est vous estimer. DON LOPE. Hélas ! Que cette estime est contraire à ma flamme ! JACINTE. Accusez-en le Ciel sans m'en donner le blâme. DON LOPE. Que vous secondez bien sa funeste rigueur ! JACINTE. Assez mal, et sans doute aux dépens de mon coeur,Mais ma raison s'égare, et ce coeur trop sincère... BLANCHE. Madame. JACINTE. Qu'est-ce Blanche ? BLANCHE. Alonse et votre père... JACINTE. Entrons ici de grâce, et surtout gardez bien Que de cette entrevue on ne soupçonne rien. SCÈNE V. Don Sanche, Alonse. DON SANCHE. Quel funeste conseil vous voulez que j'embrasse !Consentir qu'il me voit, et qu'il me satisfasse ! ALONSE. Mais enfin cent raisons vous y doivent porter,Que servirait encor de vous les répéter ? Outre que son pouvoir égale sa noblesse... DON SANCHE. Endurer qu'il triomphe ainsi de ma faiblesse ! ALONSE. Je vous l'ai déjà dit, il est au désespoirQue par de faux rapports on l'ait pu décevoir.D'une indigne vengeance il dût prévoir l'issue, Il dût moins s'emporter, mais l'offense est reçue. DON SANCHE. Et de grâce, son nom ? ALONSE. Quand vous m'aurez promisD'accepter un accord qui vous doit rendre amis. DON SANCHE. Quoi, mon lâche ennemi lors même qu'il s'accuseEn serait quitte ainsi pour quelque vaine excuse, Et tant que je vivrai l'on verrait sur mon front,Les traits mal effacez d'un si sanglant affront ? ALONSE. Donc s'il pouvait s'offrir une voie assez promptePar où de votre injure il partageât la honte,Et qu'attirant sur lui l'affront qu'il vous a fait, De cette violence il démentit l'effet ? DON SANCHE. Comment la démentir, si loin de s'en défendre... ALONSE. Ne le pourrait-il pas se faisant votre gendre ?Lors avec votre honneur dans le sien intéressé,Confondant l'offenseur avecque l'offensé, L'hymen ayant uni son sang avec le vôtre,La pureté de l'un rendrait l'éclat à l'autre,Puisqu'on ne vit jamais dans un même sujetSubsister d'un affront et l'auteur et l'objet. DON SANCHE. Ah ! Si par cette voie un sang impur se change, Il vaut bien mieux choisir un gendre qui me venge. ALONSE. Ne pouvant le choisir que sous de rudes lois,À moins que de descendre, êtes vous sûr du choix ?D'ailleurs cet ennemi que vous voulez connaître,Est d'un rang qu'on respecte et qu'on craindra peut-être, Et ce rang dans la Cour lui donne un tel appui,Que peu voudront pour vous s'engager contre lui. DON SANCHE. Quoi donc, c'est seulement en lui donnant ma filleQue je puis rétablir l'honneur de ma famille ? ALONSE. Y croyez-vous trouver un remède plus doux ? DON SANCHE. Il est mon ennemi, j'en ferais son époux !Ce remède est pour moi pire que le mal même. ALONSE. Il le faut violent quand le mal est extrême.Mais enfin résolvez, si je n'obtiens ce point,Son nom est un secret que vous ne saurez point. DON SANCHE. À quelle indignité me voulez-vous contraindre ? ALONSE. Je sais ce que je fais, cessez de vous en plaindre.Mais ne m'en croyez pas, et d'un esprit remisAllez sur cet accord consulter vos amis. DON SANCHE. Je veux que leur aveu réponde à votre attente ; Mais qui m'assurera que ma fille y consente,Que son esprit soumis cède sans résister ? SCÈNE VI. Don Sanche, Alonse, Jacinte. JACINTE. Moi-même, puisqu'enfin vous en pouvez douter.Si du Ciel en naissant je reçus quelque outrage,Au dessus de mon sexe il m'enfla le courage, Et ce doit être un charme à mes tristes ennuisDe vous venger du moins autant que je le puis. DON SANCHE. Quoi, sans connaître à qui cet hymen te destine... JACINTE. Ah ! Jugez mieux d'une âme où la vertu domine.M'informez de son nom ce serait balancer Sur ce grand sacrifice où je dois me forcer,Ce serait à mon coeur par cette connaissance,Mendier lâchement un peu de complaisanceEt souffrir qu'on doutât si m'aimant plus que vousJe satisfais un père, ou choisis un époux ; Non non, et quel qu'il soit, je n'en suis point en peine,Je ne puis voir en lui que l'objet de ma haine,Et de tous les tourments le plus affreux pour moi,C'est sans doute celui de recevoir sa foi,Mais vous devant le jour et le sang qui m'anime, Je dois à votre honneur une grande victime,Et crois ne pouvoir mieux en rétablir le coursQu'en lui sacrifiant le bonheur de mes jours. DON SANCHE. C'est trop, et je m'oppose à ce devoir sévèreQui n'arrête tes yeux que sur l'affront d'un père, Vois ce gouffre de maux où tu veux t'exposer,Soupire en le voyant, et crains de trop oser. JACINTE. Je vois tout ce que j'ose, et ma vertu se fâcheQu'en moi vous soupçonniez rien de bas ni de lâche,L'ardeur de vous venger remplit trop mes désirs, Pour abaisser mon âme à de honteux soupirs.Si mon sexe aujourd'hui m'avait permis les armes,Vous auriez vu du sang où vous craignez des larmes,Mais je ferai du moins tout ce qu'il peut souffrir,Et ne pouvant tuer, je saurai bien mourir. DON SANCHE. Ta vertu me ravit, viens, viens, que je t'embrasse. JACINTE. Croyez-vous que par là notre honte s'efface ?Ne perdez point de temps. DON SANCHE. Allons voir nos amis,Et sachons quel accord me peut être permis. SCÈNE VII. Don Lope, Jacinte, Blanche. JACINTE. Prenez ce temps, Don Lope, et de peur qu'on me blâme, Si son retour trop prompt... DON LOPE. Je le prendrai, Madame,Adieu, mais prenez garde au serment que je fais,Je vous quitte aujourd'hui pour ne vous voir jamais.Vous engagez ailleurs la foi qui m'est promise,On conspire ma mort, votre aveu l'autorise, J'en viens d'ouir l'arrêt, et n'ai point éclaté,Non qu'un reste d'amour m'en ait sollicité,Non que de mes respects je garde la mémoire,Mais parce que j'ai dû cet effort à ma gloire,Et que j'eusse rougi qu'un mouvement jaloux Eût convaincu mon coeur d'avoir brûlé pour vous. JACINTE. Ah ! ne vous plaignez point où je suis seule à plaindre,L'effort est grand sans doute où j'ai su me contraindre,Mais je n'ai pas jugé qu'un plus bas sentimentMéritât d'avoir eu Don Lope pour amant, Et comme vos vertus par leur éclat sublimePour gagner mon amour s'acquirent mon estime,C'est par là seulement que j'espère à mon tourM'acquérir votre estime, en perdant votre amour. DON LOPE. Vous l'acquerrez, Madame, et vous le devez croire, Si l'infidélité mérite quelque gloire. JACINTE. Si mes feux aujourd'hui vous semblent inconstants,Suspendez votre plainte, et laissez faire au temps. DON LOPE. Le temps n'adoucit point des malheurs de la sorte. JACINTE. Le temps vous fera voir que votre amour s'emporte, Et qu'enfin quel que soit le dessein qu'on ait fait,Pour en blâmer la cause, il en faut voir l'effet. DON LOPE. Hélas ! Et quel effet dois-je attendre du vôtre,Quand de ce qui m'est dû l'on enrichit un autre ?Oui, mon rival triomphe, et mon espoir est vain, N'avez vous pas promis de lui donner la main ? JACINTE. Je le ferai sans doute. DON LOPE. Et vous serez sa femme ? JACINTE. Moi ! Cette lâcheté pourrait m'entrer dans l'âme ? DON LOPE. Que m'avez vous donc dit, ou qu'est-ce que j'apprends ?Et comment accorder deux points si différents ? JACINTE. Si pour les accorder vous manquez de lumière,Connaissez aujourd'hui mon âme toute entière,Et de l'heur d'un rival cessant d'être jaloux,Confessez que mon coeur était digne de vous.L'espoir de mon hymen n'est qu'une attente vaine, Sous ce trompeur aveu je le livre à ma haine,Et lui donnant la main, je sème un faux appas,Qui sans aucun soupçon l'attire dans mes bras,Où ma main dans son sang, au gré de mon envie,Venge avec mon honneur le repos de ma vie. Êtes-vous satisfait ? DON LOPE. Hélas ! si je le suis,Vous même jugez-en, jugez si je le puis.Par lui seul votre honneur à l'outrage est en bute,Et quoi que contre lui votre haine exécute,Après le noir effet de son lâche dessein Il mourra glorieux, s'il meurt de votre main.Non, il faut que par moi sa mort vous satisfasse,Qu'elle soit un supplice et non pas une grâce.Le plus rude trépas lui deviendrait trop douxS'il avait pu se dire un moment votre époux : Au nom de cette amour ferme, pure, sincère... JACINTE. Brisons-là, je crains trop le retour de mon père,Éloignez-vous, de grâce, et recevez ma foiQue je me souviendrai de ce que je vous dois. DON LOPE. Ah, Madame, ajoutez... JACINTE. Je n'ai plus rien à dire. DON LOPE. Que mon rival... JACINTE. Sortez, ou bien je me retire. DON LOPE. Rigoureuse vertu que l'on doit admirer !Hélas ! À quels tourments me viens-tu préparer ! ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Don Lope, Cassandre, Flore. DON LOPE. C'était peu que toujours son devoir trop fidèleContre ma passion eût combattu pour elle, Quand pour la mériter je crois voir quelque jour,Un fier motif d'honneur s'oppose à mon amour,Et quoi qu'à mes soupirs son coeur soit favorable,Cet honneur, ce devoir, tout est inexorable.Dures extrémités ! Qui le croirait, ma soeur, Que le Ciel me traitât avec autant de rigueur,Que pouvant espérer d'avoir pour moi le père,La vertu de la fille à mes voeux fut contraire,Et seule mit obstacle au plus charmant espoirQue jamais un amant eut droit de concevoir ? Je la perds, mais hélas ! Perdant tout avec elle,La façon de la perdre est pour moi si cruelle,Que toute ma constance et frémit et s'abatAux menaces d'un coup dont elle craint l'éclat.Ce n'est point un rival dont l'amour préférée Me dérobe une foi si saintement jurée,Ce n'est point un vieillard dont l'ordre impérieuxArrache à mon espoir un bien si précieux.Sans qu'un Rival l'y porte, ou qu'un père l'ordonne,Elle même s'engage, elle même se donne, Et par ce sacrifice, à son honneur offert,Veut être digne au moins de l'amant qu'elle perd.Rigoureuse faveur ! Tyrannique maxime ! CASSANDRE. Sa résolution mérite qu'on l'estime,Et son coeur par l'amour vainement combattu M'oblige en vous plaignant d'admirer sa vertu. DON LOPE. Vous devez davantage aux troubles de mon âme.Votre amitié, ma soeur, a fait naître ma flamme,Et je n'ai pu la voir si souvent avec vous,Sans voir, sans découvrir cet éclat vif et doux, Cette vertu modeste, et ce rare mériteDont le charme à l'amour secrètement invite,Et de tant de beautés voyant l'illustre appas,Puisque j'avais un coeur, pouvais-je n'aimer pas ?Ainsi quelques ennuis où cet amour m'expose, M'ayant laissé la voir, vous en êtes la cause,Et pour moi vos bontés agiraient lâchement,De plaindre en moi le frère, et négliger l'amant.Voyez-la donc, ma soeur, cette fille adorable,Montrez-lui ce respect toujours inébranlable, Ce feu tenu secret avecque tant de soin,Qu'il n'a souffert que vous jusqu'ici de témoin ;Mais c'est ce qui me perd, sans ce fâcheux silenceAlonse en eut reçu l'entière confidence,Et ne m'eût pas réduit par ces cruels avis À mourir de douleur si je les vois suivis.C'est lui, ma soeur, c'est lui qui propose à Don SancheCet odieux hymen où l'un et l'autre penche :Mais si mon désespoir doit enfin éclater,Pour mon Rival peut-être il est à redouter. CASSANDRE. Quoi que de ses avis vous ayez à vous plaindre,Voyez-le, cet Alonse, avant que d'en rien craindre,Il vous cherche par tout avec empressement. DON LOPE. C'est à votre prière ? Avoués franchement. CASSANDRE. Vous pourrez de lui-même apprendre le contraire. DON LOPE. Votre hymen prés de lui me rend injuste frère,Et les biens de Fernand n'ayant pu vous charmer,C'est moi qui vous contraints, c'est moi qu'il faut blâmer ? CASSANDRE. S'il vous peint mon malheur comme un malheur extrême,C'est sur ce que Fernand en dit tout haut lui-même, Qui tenant et l'amour et l'hymen à mépris,N'eut jamais rien conclu s'il n'eût été surpris.Encor tout de nouveau j'apprends qu'il s'ose plaindreQu'Enrique à cet hymen lui seul l'a su contraindre,Et que sa violence et son emportement L'ont forcé par surprise à cet engagement.Il le fait bien paraître, on a pris la journéeQui doit hâter ma mort par ce triste hyménée,Dans deux jours mon malheur sous ses lois me réduit,Et bien loin de me voir, il semble qu'il me fuit. Si pour une maîtresse il porte un coeur sans flamme,Quel amour espérer quand je serai sa femme ?N'importe, c'en est fait, ayant reçu sa foiUn lâche repentir est indigne de moi,Et de tous les malheurs, un coeur qui se possède Dans sa propre vertu voit toujours le remède. DON LOPE. Ce sentiment, ma soeur, est bien digne de vous,Je sais que de tout temps vous fuyez un époux,Et votre aversion nous a trop fait paraîtreQue vous craignez en lui de ne trouver qu'un maître. J'ai parlé pour Fernand, mais sachez aujourd'huiQue votre intérêt seul m'a fait parler pour lui.Enrique est violent, et voyant qu'il vous traite,Malgré tous mes avis, moins en soeur qu'en sujette,Appuyant un hymen qu'on l'a vu rechercher, Au pouvoir d'un tyran j'ai crû vous arracher,Et qu'enfin dans le choix d'un sort toujours contraireVous souffririez plutôt d'un époux que d'un frère.Je vous ai donc pressée, et je vois à regretQue j'ai lieu de m'en faire un reproche secret. La froideur de Fernand me surprend et m'afflige,Mais à quoi que pour vous la Nature m'oblige,Lui faire proposer de rompre cet accordSerait porter Enrique à conspirer sa mort.Mais Dieux, vois-je Jacinte, ou si mon oeil s'abuse ? CASSANDRE. Les différents sont doux qui font naître une excuse. SCÈNE II. Don Lope, Cassandre, Jacinte, Blanche, Flore. DON LOPE. Madame, quel dessein en ce lieu vous conduit ?Venez-vous voir l'état où m'avez réduit,Et de mon désespoir jouissant sans obstacleSaouler votre vertu d'un si triste spectacle ? CASSANDRE, à Jacinte. Vous voyez les transports d'un coeur vraiment atteint,Il n'espère qu'en trouble et croit tout ce qu'il craint. JACINTE. J'avais fait un dessein dont sans doute il soupire,Mais il était injuste, et je viens m'en dédire. DON LOPE. Quoi ! Se pourrait-il bien qu'après tant de rigueur, Un reste de tendresse eut ému votre coeur,Que vous eussiez connu qu'une injustice extrêmeVous portait à me perdre en vous perdant vous même,Et que l'amour enfin vous eut fait souvenirQu'il faut venger un père, et non-pas vous punir ? JACINTE. Je sais ce que je dois aux intérêts d'un père,Pour l'oublier jamais sa gloire m'est trop chère,Mais au nom de l'époux qu'il m'avait destiné,Contre moi tout à coup mon coeur s'est mutiné,Et soudain condamnant ma première entreprise, À sa rébellion ma raison s'est soumise. DON LOPE. Elle a dû s'y soumettre, et son aveuglementAvec trop d'injustice immolait votre amant,Le Ciel qui l'a connue y daigne mettre obstacle,Et mon amour confus attendait ce miracle. Mais puis-je demander quel était cet époux ? JACINTE. Le voulez-vous savoir ? Vous, Don Lope. DON LOPE. Moi ? JACINTE. Vous. DON LOPE. Hélas ! À ce discours que faut-il que je pense ? JACINTE. Que mon père vous croit l'auteur de son offense. DON LOPE. Que le perfide Alonse ait osé m'accuser Du crime le plus noir qu'on me pût imposer ! JACINTE. Sur vous d'un coup si lâche il fait tomber le blâme,Et par votre ordre seul... DON LOPE. Le croyez-vous, Madame ? JACINTE. Vous voir et vous parler sans faire agir mon bras,C'est vous montrer assez que je ne le crois pas. De quoi que vous accuse un indigne murmure,L'amour que j'ai pour vous en convainc l'imposture,Et répond hautement à mon coeur abattuEt de votre innocence et de votre vertu.Cette amour dans son choix ne s'est point emportée, Ayant pu l'acquérir, vous l'avez méritée,Et l'ayant méritée, il est à présumer ; cQu'une vertu sublime en vous me sut charmer,Que la mienne jamais ne peut m'avoir trahie,Que de fausses clartés ne m'ont point éblouie, Et qu'enfin j'ai dû voir dedans un coeur constantTout ce qu'un vrai mérite a de plus éclatant.Voila sur quels appuis mon amour osa naître,Et si vous n'étiez pas ce que je vous crois être,Si de bas sentiments vous tenaient partagé Je me voudrais punir d'en avoir mal jugé. DON LOPE. Pour bien juger de moi, jugez-en par vous même,Ou pour dire encor plus, par ce coeur qui vous aime,Puisqu'on ne vit jamais les belles passionsSur des courages bas former d'impressions. Mais si votre vertu jugeant mon innocence,Contre la calomnie entreprend ma défense,Daignez ne pas laisser votre ouvrage imparfait,Et de l'erreur d'un père accordez-moi l'effet.Voyez de votre hymen ce qu'on lui fait prétendre ; Pour effacer sa honte il vous demande un gendre,Et puisque son honneur vous doit seul engager,Faites tomber sur moi le droit de le venger.Prenez l'occasion que le Ciel vous présenteDe remplir les devoirs et de fille et d'amante, Et ne me perdez pas quand il vous donne jourÀ satisfaire ensemble et l'honneur et l'amour. JACINTE. Don Lope, qu'est-ceci ? vous oubliez sans douteQue c'est vous qui parlez, et moi qui vous écoute ?Ou voulant que j'embrasse un projet si honteux, La gloire vous déplaît pour objet de nos feux ?Ainsi donc ma vertu doublement infidèle,Répondra lâchement à ce qu'on attend d'elle,Et je pourrai souffrir qu'on me reproche un jourQue l'honneur me servit de prétexte à l'amour, Qu'abusant de l'erreur qui pût surprendre un père,Je ne le satisfis que pour me satisfaire,Et que ma passion couvrit sa lâchetéD'un vain et faux éclat de générosité ! DON LOPE. Comme toujours ma flamme a demeuré secrète, La peur d'un tel reproche en vain vous inquiète,On ne soupçonne rien de cette noble ardeurQui m'acquit votre estime en vous donnant mon coeur,Et chacun vous croyant dans cet hymen surprise,Personne ne saura que l'amour l'autorise, Qu'à des motifs d'honneur il mêle son appas. JACINTE. Et moi, Don Lope, et moi ne le saurai-je pas ?Quoi ! dans ce haut dessein où la vertu m'engage,Estimez-vous si peu mon propre témoignage,Et ne suffit-il pas pour m'en faire une loi Que mon coeur en secret dépose contre moi ?Quoi qu'on cherche l'estime avec des soins extrêmes,Des belles actions le prix est en nous mêmes,Ce charme intérieur qui nous sait émouvoir,Est le plus doux encens qu'on puisse recevoir. Sans que nous dépendions de ce qu'on ose croire,C'est par nous que s'achève ou détruit notre gloire,Et l'éclat du dehors a peine à l'agrandirAlors que le dedans refuse d'applaudir.Un coeur qui d'un grand coeur aspire à l'avantage, Doit s'oser dire tel par son propre suffrage,S'en répondre à soi-même, et sur un tel appuiS'abandonner sans crainte à ce qu'on croit de lui. DON LOPE. Où me vas-tu réduire, ô vertu trop austère ? JACINTE. Mais vous êtes encor l'ennemi de mon père, On vous accuse enfin, convainquez l'imposteur,Et de notre disgrâce allez chercher l'auteur,Montrez-vous innocent en le faisant connaître. DON LOPE. Quoi, c'est aussi par moi que son bonheur doit naître,Par moi, qui découvrant son crime aux yeux de tous, Lui cède mon espoir, et le fais votre époux,Et vous m'osez charger de cet emploi funeste ? JACINTE. Faisons notre devoir, le Ciel fera le reste. DON LOPE. Il faut vous obéir, mais souvenez-vous bienQue ce lâche connu, je ne connais plus rien, Et qu'à quoi que pour vous le respect me convie,Son bonheur est mal sûr s'il me laisse la vie.Adieu. SCÈNE III. Jacinte, Cassandre, Flore, Blanche. CASSANDRE. C'est vous servir avec trop de rigueurDu pouvoir que l'amour vous donne sur son coeur. JACINTE. C'est montrer que l'amour n'est vertueux ou lâche, Que selon les objets où sa flamme s'attache,Et que si rarement un courage abattuDe cette passion se fait une vertu,Jamais une grande âme où la gloire préside,N'en prend dans ses desseins l'aveuglement pour guide. CASSANDRE. Ainsi ce grand pouvoir que vous gardez sur vous,Des plus âpres malheurs vous fait braver les coups.Que vous êtes heureuse, et que je suis à plaindre ! JACINTE. Pouvant tout espérer, vous n'avez rien à craindre,Mais si votre malheur était égal au mien, Vous auriez tout à craindre, et n'espéreriez rien. CASSANDRE. En l'état où je suis, que faut-il que j'espère ?L'hymen rend dans deux jours mon amour nécessaire,Je le dois à Fernand, et presque au désespoir,Tout mon coeur se refuse à ce triste devoir. JACINTE. Au moins ce grand malheur qui cause votre plainte,Peut être surmonté par un peu de contrainte,Et quelque aversion qu'on ait au nom d'époux,C'est n'en haïr aucun, que de les haïr tous.Mais d'un revers si dur ma disgrâce est suivie, Qu'écoutant le projet où l'honneur me convie,Il me faut étouffer les plus beaux sentimentsQue la gloire jamais permit aux vrais amants.Car enfin c'est en vain que je le voudrais taire,Don Lope a des vertus dont l'éclat m'a su plaire, Et je ne puis songer sans trouble et sans ennuiQue qui n'ose le perdre est indigne de lui. CASSANDRE. Après un tel aveu vous oserai-je dire...Mais que ne dit-on point lors que le coeur soupire,Et que dans ses soupirs, interdit et confus, Il parle, il s'embarrasse, et ne se comprend plus ? JACINTE. Il n'est pas mal-aisé d'entendre ce langage,Je vois contre l'hymen quel motif vous engage,Qu'on n'éteint pas sans peine un feu bien allumé,Et que vous aimeriez, si vous n'aviez aimé. CASSANDRE. Je l'avoue, et jamais une plus belle flammePour un plus digne objet ne régna dans une âme,Mais las ! Que la Fortune, au moins jusqu'à ce jour,Respecte rarement un vertueux amour ! Flore et Blanche rentrent.Ici dedans Madrid, sous les lois d'une tante, Je menais une vie et paisible et contente,Et mes frères en Flandre, en de nobles emplois,Laissaient à mes désirs la liberté du choix,Alors qu'un Cavalier dans un péril extrêmeOsa m'en dégager en s'y jetant lui-même, Et par ce grand service engagea ma raisonÀ souffrir de mon coeur l'aimable trahison,Il me vit, je le vis, et trop reconnaissante,Pensant n'être rien plus, je me sentis amante.Je ne vous dirai point par quels soins, par quels voeux Il disposa mon âme à répondre à ses feux,Ni quel rapport d'humeurs l'une à l'autre assorties,Forma de nos esprits les douces sympathies,Ce serait retracer dedans mon souvenirDes traits mal effacez qu'il tâche de bannir, Vous saurez seulement que quoi que je supprime,Rien de honteux pour moi ne m'acquit son estime,Et que l'ayant connu généreux et discret,Je ne pus refuser de le voir en secret.Mais quoi qu'il me jurât entière obéissance, Il sut avec tant d'art me cacher sa naissance,Que m'opposant toujours quelque obligeant refus,M'ayant appris son nom, je ne sus rien de plus,Si ce n'est que pour vaincre un destin trop contraire,Un voyage d'un an se trouvait nécessaire, Et qu'alors plus heureux et plus digne de moi,Il se ferait connaître aussi bien que sa foi.Que vous dirai-je enfin ? Sans savoir davantageIl fallut consentir à ce triste voyage,Et sur un élément le plus traître de tous, Abandonner aux vents mon espoir le plus doux.Il partit, et le ciel pour comble de misèresFit suivre son départ du retour de mes frères,Ah ! JACINTE. Si par ce récit... CASSANDRE. Achevons, ce n'est rien.Jugez par ce retour quel malheur fut le mien. À me tyranniser leur amitié consiste,Un parti se présente, ils pressent, je résiste,Ils parlent pour un autre, et par trop de rigueurLeur gloire s'intéresse à garder une soeur.Je recule toujours, tandis le temps se passe, Déjà mon triste coeur frémit de sa disgrâce,Et dans le sort douteux d'un amant qu'il attend,Met son moindre supplice à le croire inconstant,Quand sur moi la Fortune achevant son ouvrage,Par celui d'un parent on m'apprend son naufrage, Ils s'étaient embarquez dans le même vaisseau,Et la mer de tous deux fut l'injuste tombeau.Ah Dieux ! JACINTE. Votre douleur semble toujours s'accroître. CASSANDRE. Hélas ! À tous moments je crois le voir paraître,Je l'entends qui se plaint d'avoir été trahi, Que quoi qu'après deux ans j'ai trop tôt obéi,Que Fernand... Juste ciel ! Pardonnez ma faiblesse,À ce funeste nom ma constance me laisse,Approchez-moi d'un siège, et souffrez qu'aux aboisMa flamme... JACINTE. La douleur lui suffoque la voix, Flore vient de sortir, quel conseil dois-je prendre ? SCÈNE IV. Jacinte, Cassandre, Flore, Blanche. JACINTE. Flore, et vite. CASSANDRE, comme en pâmoison. Ah ! Pardon, chère ombre. JACINTE. Vois, Cassandre... FLORE. Ah ! Madame. JACINTE. Qu'as-tu ? FLORE. Son amant... JACINTE. Qui ? Fernand ? FLORE. Non, mais par un destin tout à fait surprenant,Celui qu'elle croit mort... JACINTE. Et bien ? FLORE. Est là, qui presse... JACINTE. Que dis-tu ? FLORE. Qu'il demande à revoir sa maîtresse,Mais le voici lui-même, il entre. JACINTE. Ah, justes Dieux !C'est mon frère. SCÈNE V. Don Alvar, Jacinte, Cassandre, Flore, Blanche. DON ALVAR. Ah, ma soeur, qui vous met en ces lieux ?Vous trouver à Madrid, et vous croire à Tolède ! JACINTE. Donc après avoir crû nos malheurs sans remède... DON ALVAR. Je cherche ici Cassandre, excusez mon transport.Mais fuit-elle ma vue, ou si c'est qu'elle dort ?Madame, c'est donc là cette innocente joie,Qu'au retour d'un amant une amante déploie ?Faut-il qu'après deux ans et d'absence et de maux... CASSANDRE, comme en pâmoison. Laisse-moi, Don Alvar, un moment de repos. DON ALVAR. Hélas, de cet accueil que faut-il que j'augure ? JACINTE. C'est un léger accès, ne craignez pas qu'il dure,Il va donner relâche à ses sens assoupis. DON ALVAR. Ouvrez les yeux, Madame, et voyez que je vis. CASSANDRE, comme en pâmoison. Songes-tu que deux ans m'ont trop justifiée,Et que veuve de toi je me suis mariée ? DON ALVAR. Que dit-elle, ma soeur ? JACINTE. Elle revient à soi. CASSANDRE. Jacinte, hélas ! Où suis-je, et qu'est-ce que je vois ? JACINTE. Reprenez vos esprits. CASSANDRE. Et les puis-je reprendre Si je vois ce qu'enfin je ne saurais comprendre ?Don Alvar vivrait-il ? DON ALVAR. Apprenez-moi son sort,Vous le savez vous seule, est-il vivant ou mort ?Je sais que sur un banc échappé du naufrage,Échappé des rigueurs d'un étroit esclavage, Le Ciel qui l'en sauva le renvoyait au jour,Mais vivrait il encor s'il n'a plus votre amour ?Parlez, Madame. CASSANDRE. Hélas ! DON ALVAR. Soupirer et se taire ?Ah ! Ma soeur. CASSANDRE. Que dit-il ? Don Alvar votre frère ? JACINTE. Oui, vous voyez ce frère... DON ALVAR. Ah ! c'est trop me gêner, Dites-moi ce qu'enfin je n'ose deviner.J'eus tort de vous quitter, vous seriez-vous vengée,Un autre est-il heureux, êtes vous engagée ? CASSANDRE. Vous vivant, dites-moi comment je l'avouerai ?Mais le puis-je nier s'il n'est rien de plus vrai ? DON ALVAR. Quoi, plus d'espoir pour moi ? CASSANDRE. La parole est donnée,Et ma main dans deux jours achève l'hyménée. DON ALVAR. Ce terme peut encor rétablir mon bonheur. CASSANDRE. Ce terme est peu de chose à qui chérit l'honneur. DON ALVAR. Et vous m'avez aimé ? CASSANDRE. Mon heur serait extrême D'oser dire, j'aimai, sans pouvoir dire, j'aime. DON ALVAR. Ah, s'il vous reste encor... CASSANDRE. Ne me demandez rien,Je sais ce que se doit un coeur comme le mien.Tant que votre retour flatta mon espérance,En vain l'on essaya d'ébranler ma constance. Le bruit de votre mort a dégagé ma foi,Il vous perd, il me perd, plaignez vous, plaignez moi,Ou plutôt pour sauver l'éclat de votre gloire,Achetez par l'absence une illustre victoire.D'un feu jadis si beau perdez le souvenir, Et fuyez un objet qui peut l'entretenir.Adieu, vous me perdez si mes frères surviennent. DON ALVAR. Que ne rompez-vous donc les noeuds qui me retiennent ? CASSANDRE. Je les crois toujours voir, tirez-moi de souci. DON ALVAR. Et bien, si vous craignez de me parlez ici, Au moins faites qu'ailleurs je puisse vous apprendre... CASSANDRE. Ne pouvant rien pour vous, je ne dois rien entendre,Je ne vous verrai plus. DON ALVAR. Comment donc vous quitter ? CASSANDRE. Le péril croît toujours, c'est trop vous écouter,Je me retire. DON ALVAR. Hélas ! ma soeur, quelle injustice ! C'est donc ainsi qu'au port il faut que je périsse.Ah, que ne suis-je mort, ou pourquoi l'a-t-on crû ? JACINTE. Ce faux bruit en deux ans ne s'est que trop accru,Aussi me destinant le grand bien qu'il possède,Mon père sur ce bruit voulut quitter Tolède, Espérant qu'à Madrid... DON ALVAR. Ah, puisqu'il me croit mort,Promettez-moi, ma soeur, de lui cacher mon sort ;Car enfin si le Ciel s'obstine à me poursuivre,Mon espoir étant mort je ne veux point revivre.Adieu, vous seule ici me pouvez secourir, Touchez pour moi Cassandre, ou me laissez mourir. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Don Sanche, Don Ramire. DON RAMIRE. Enfin instruit d'un nom que vous brûliez d'apprendre,D'un ennemi secret vous allez faire un gendre ? DON SANCHE. Au moins suis-je ravi que contre mon espoirVos fidèles conseils m'en donnent le pouvoir. DON RAMIRE. Le conseil est fâcheux, et j'ai vu l'assemblée,Sans pouvoir que résoudre, également troublée,Mais quoi qu'avec des yeux de juges rigoureux,Ne regardant en vous qu'un vieillard malheureux,Que la fuite de l'âge a mis dans l'impuissance D'effacer par le sang la honte d'une offense,Voyant d'ailleurs Alonse à se taire obstinéÀ moins qu'à cet accord on vous eût condamné,Et vous même surtout témoigner de vous rendre... DON SANCHE. Je n'en usais ainsi que pour mieux le surprendre, Sachant qu'à ne me voir ébranlé qu'à demi,Il m'eût toujours caché quel est mon ennemi.Il me l'a donc nommé devant ma fille même,Et pour mieux déguiser encor le stratagème,J'ai voulu devant lui ne lui donner qu'un jour À disposer son âme à ce funeste amour,Lui-même il l'en a vue et surprise et confuse,Mais il est juste enfin que je la désabuse,Et qu'elle sache au moins que mon juste courrouxDedans mon ennemi ne peut voir son époux. DON RAMIRE. Quoi, votre procédé n'était qu'un artifice ? DON SANCHE. J'ai fait ce que sans doute il fallait que je fisse. DON RAMIRE. Si toujours la vengeance occupe vos esprits,Le Ciel plus à propos n'eût pu vous rendre un fils,Don Alvar est vivant. DON SANCHE. Quoi, mon fils, Don Ramire, Mon fils serait vivant ? DON RAMIRE. Oui, Don Alvar respire,À deux cents pas d'ici je viens de le quitter. DON SANCHE. Un plus faible rapport m'en laisserait douter.Mais qui l'empêche donc à mes yeux de paraître ?Est-ce qu'en ma disgrâce il me veut méconnaître, Que mon honneur blessé touche peu son esprit,Ou qu'il ignore encor mon séjour à Madrid ? DON RAMIRE. Il l'ignore sans doute, et j'allais l'en instruire,Quand surpris tout à coup au nom de Don Ramire,Sans me laisser parler, se tirant de mes bras : Ah ! si l'on me croit mort, on ne s'abuse pas,M'a-t-il dit, et la mer ne m'a laissé la vie,Qu'afin que par l'amour elle me fut ravie ,Il a donné l'arrêt, il faut l'exécuter.À ces mots s'échappant, sans vouloir m'écouter, Son pas précipité, le détour d'une rue,L'ont su presque aussitôt dérober à ma vue. DON SANCHE. Quoi, le croyant revoir, il m'est encor ravi ! DON RAMIRE. Ne vous alarmez point, un des miens l'a suivi,Mais l'ayant retrouvé, que lui pourrai-je apprendre ? DON SANCHE. Ce malheur dont le bruit a pu sitôt s'épandre. DON RAMIRE. Mais ignorant l'auteur... DON SANCHE. Il l'apprendra de moiQuand sur un tel secret j'aurai reçu sa foi.Car enfin pour punir une action si noire,Si j'employais un fils, je trahirais sa gloire, Mon mal veut un remède et violent et prompt,Et je dois mesurer la vengeance à l'affront. DON RAMIRE. Ne pouvant avec lui m'expliquer davantage,Il vaut mieux par vous seul qu'il apprenne l'outrage,Ainsi par un billet que je ferai tenir, Sur un affront reçu, pressez-le de venir. DON SANCHE. Et bien, sans perdre temps, allons chez moi l'écrire,Ce billet... SCÈNE II. Don Sanche, Don Ramire, Jacinte, Blanche. DON SANCHE. Ah ! ma fille, à la fin je respire,Et dans l'heureux succès qui flatte mes désirs,Tu peux donner relâche à tes tristes soupirs. Ta vertu s'est montrée entière, pure, pleine,Jouis de son éclat sans en craindre la peine,Enfin ne songe plus à l'hymen proposé,Je le pressais moi-même, on m'avait abusé,J'avais prêté les yeux à de fausses lumières, À des illusions sans doute trop grossières,Mais sans qu'il soit besoin de trahir ton bonheur,Le Ciel m'offre un moyen d'assurer mon honneur,Il m'est plus glorieux, et pour toi moins funeste,Adieu, le temps saura te découvrir le reste. SCÈNE III. Jacinte, Blanche. JACINTE. Que veut-il dire, Blanche, et que m'imaginerDe ce confus avis qu'il vient de me donner ? BLANCHE. S'il vous parait confus, au moins j'en conjectureQu'il ne croit plus Don Lope auteur de son injure,Il doit connaître au vrai quel est son ennemi. JACINTE. Mais par où son honneur peut-il être affermi ?Quel sera ce moyen que le temps doit m'apprendre ? BLANCHE. C'est ce qui comme à vous me fait peine à comprendre,Si ce n'est qu'à la Cour son malheur étant su,On y doive étouffer l'affront qu'il a reçu, Et par son ennemi le faisant satisfaire,Forcer et sa vengeance et l'envie à se taire. JACINTE. Quelque espoir que mon coeur me presse d'en former,Une obscure frayeur vient toujours m'alarmer.Du sort de Don Alvar ayant eu connaissance, Peut-être il se tient sûr par lui de sa vengeance,Et que contre Don Lope animant sa fureur... BLANCHE. Pourquoi contre Don Lope ? il est sorti d'erreur,Par ce qu'il vous a dit, il vous l'a fait connaître. JACINTE. Que n'est-ce un faux soupçon que l'amour fasse naître ? Mais Cassandre paraît, et s'avance vers nous. SCÈNE IV. Cassandre, Jacinte, Blanche, Flore. JACINTE. Et bien, qu'a su Don Lope, et que m'apprendrez-vous ?Pourra-t-il obliger Alonse à se dédire ? CASSANDRE. Ne l'ayant pu trouver, il se plaint, il soupire,Et croit que de lui-même il peut se défier Si son meilleur ami l'ose calomnier.Cependant pour lui plaire il faut que je vous voie,Il m'est aisé, dit-il, de rétablir sa joie,Et de vous détourner de cet hymen fatalQui tous deux vous immole au bonheur d'un rival. JACINTE. Si de ce seul malheur la crainte l'inquiète,Qu'il se mette en repos, il a ce qu'il souhaite. CASSANDRE. Don Sanche à cet hymen n'a donc pu consentir ? JACINTE. Tout à l'heure en passant il m'en vient d'avertir,Et si j'ai bien compris ce qu'il m'a fait entendre, Il sait que pour Don Lope on l'a voulu surprendre. CASSANDRE. J'admire en sa fortune un si prompt changement. JACINTE. J'ai su cette nouvelle assez confusément.Avec lui Don Ramire étant en conférence,Lui qui de ses secrets reçoit la confidence, J'ai dû me contenter de ce qu'il m'en a dit ;Mais je sais comme il faut ménager son esprit,Et mettant le détour et l'adresse en pratiqueJe n'aurai pas de peine à faire qu'il s'explique. CASSANDRE. Allez donc, les effets nous ont souvent fait voir Qu'un secret su trop tard ruine un bel espoir. SCÈNE V. Cassandre, Flore. CASSANDRE. Ainsi tout se prépare au bonheur de mon frère. FLORE. Ainsi, si vous cessiez de vous être contraire,Vous n'auriez pas à craindre... CASSANDRE. Ah Flore, que dis-tu ? FLORE. Que tout votre heur dépend d'un peu moins de vertu. Des mépris de Fernand la preuve est trop certaine,Si proche de l'hymen il ne vous voit qu'à peine,Et vous faites encor un scrupule si grandDe reprendre une foi que sa froideur vous rend ? CASSANDRE. Quand de ce changement j'aurais été capable, Sachant ce que je sais, serait-il excusable ?Il l'eut été peut-être, et du moins bien plus beauAvant que Don Alvar fut sorti du tombeau,Mais aujourd'hui qu'il vit, donner lieu qu'on soupçonne,Qu'aux dépens de ma foi mon lâche coeur se donne, Que je romps... FLORE. Le voici, souffrez-lui quelque espoir. CASSANDRE. Non, Flore, éloignons-nous, je ne veux point le voir. SCÈNE VI. Don Alvar, Cassandre, Flore. DON ALVAR. Me fuyez-vous, Madame, et portez-vous envieÀ ce faible bonheur, le dernier de ma vie ?Dans ce qu'il fait pour moi n'ayant aucune part, Pourquoi vous opposer aux faveurs du hasard ?Est-ce qu'en votre coeur l'excès de ma disgrâceFait succéder la haine à l'amour qu'elle en chasse,Ou que ce même coeur pour moi trop rigoureux,Croit que s'il n'est cruel il n'est point généreux ? CASSANDRE. Mon coeur n'est point cruel, et ce n'est pas sans peineQu'il vous entend parler et d'amour et de haine,Car enfin quelques maux qu'il puisse ressentir,L'une n'y peut entrer, mais l'autre en doit sortir. DON ALVAR. C'est donc ce qu'à mes feux, après deux ans d'absence Vous réserviez pour prix de ma persévérance ?Encor si votre coeur moins sensible à ces feuxPar quelque aversion échappait à mes voeux,Si la haine m'otait ce qu'il faut que je quitte,Je n'en accuserais que mon peu de mérite, Et sur mes seuls défauts jetant un oeil jaloux,Je me plaindrais du Ciel sans me plaindre de vous :Mais par une rigueur qu'on aura peine à croire,M'arracher de ce coeur fait toute votre gloire,Et ces traits que l'amour lui-même y sut tracer, C'est en les déchirant qu'il les faut effacer. CASSANDRE. Dans le triste revers dont je souffre l'atteinte,Si ma juste conduite attire votre plainte,Songez qu'il est bien dur de la voir condamnerÀ qui ne peut avoir d'excuse à vous donner. DON ALVAR. Quoi, votre fier devoir jusques-là vous abuse,Que vous me refusiez la douceur d'une excuse ? CASSANDRE. C'est ce que votre amour ne doit point exiger.Qu'aurait-elle aussi bien qui le put soulager,Qui put donner relâche au trouble qui l'agite, Puisque je n'en ai qu'une, et que je vous l'ai dite ? DON ALVAR. Ah, si cette raison vous la fait supprimer,Que vous connaissez peu ce que c'est que d'aimer !Jamais, jamais l'amour n'eut d'excuse frivole,Il sait charmer cent fois par la même parole, On a beau la redire et beau la répéter,De nouvelles douceurs s'y font toujours goûter,L'appas en est secret et le pouvoir extrême,Et si pour qui la dit elle est toujours la même,Bien qu'elle semble l'être, il est certain pourtant Qu'elle n'est pas la même à celui qui l'entend.Dites-la donc encor cette excuse charmante,Qui soulage mes maux quand elle les augmente,Et mêlant vos regrets à mes vives douleurs,Presse mon désespoir de finir mes malheurs. CASSANDRE. Et vous pourriez souffrir qu'aux dépens de ma gloireJ'écoutasse une amour que je ne dois plus croire ?Quand d'abord votre vue a troublé mes esprits,L'âme toute en désordre et les sens interdits,J'ai pu m'abandonner dans ma surprise extrême À ce que pense un coeur quand il perd ce qu'il aime,Et que prêt de subir un redoutable sortIl regrette vivant ce qu'il a pleuré mort.Mais enfin à présent qu'un peu mieux éclairée,Ma raison sert de guide à mon âme égarée, Et que mon coeur honteux de se voir abattuAvec plus de vigueur rappelle sa vertu,Loin de suivre l'erreur qui m'avait abusée,Si je dois m'excuser, c'est de m'être excusée,Et d'avoir fait paraître avec quel désespoir L'amour que j'eus pour vous s'immole à mon devoir. DON ALVAR. Ainsi vous détrompant du bruit de mon naufrage,Confessez qu'à mes feux j'ôte un grand avantage,Et qu'il vaudrait bien mieux qu'ainsi qu'auparavant,Vous m'estimassiez mort que de me voir vivant. CASSANDRE. Au moins pourrais-je encor me dispenser sans honteÀ pousser des soupirs pour une mort trop prompte,Et sans examiner si dans de tel malheursL'amour ou la pitié ferait couler mes pleurs,Pour flatter mon ennui je trouverais des charmes À me croire permis de répandre des larmes ;Mais lors que vous vivez, des sentiments si douxSont trop pour mon devoir s'ils sont trop peu pour vous,C'est à les étouffer qu'il faut que je m'applique,Et comme votre vue en est l'obstacle unique, Je fuis un ennemi qu'en mon ennui secretJe combats avec peine et ne vaincs qu'à regret. DON ALVAR. Vous me quittez, Madame ? CASSANDRE. Il y va de ma gloire. DON ALVAR. Et d'un amour si pur vous perdrez la mémoire ? CASSANDRE. J'y ferai mon pouvoir. DON ALVAR. Oyez donc jusqu'au bout, À quel point ... CASSANDRE. Non, c'est trop. DON ALVAR. Je vous suivrai partout,Et si vous me quittez, il n'est respect ni crainteQui m'empêche chez vous d'aller porter ma plainte. CASSANDRE. Si je dois l'écouter, sachez auparavantCe que s'en doit promettre un espoir décevant. Quand celui d'être à vous autorisa ma flammeJe ne vous cachai point les secrets de mon âme,Et vos feux n'ayant rien qui blessât mon devoir,Je vous aimai sans doute et vous le pûtes voir.Par un funeste bruit ma fortune changée Ayant crû votre mort je me suis engagée,Ce bruit m'a fait ailleurs disposer de ma foi,Vous savez qui je suis et ce que je me dois,Que l'honneur a ses lois que l'on ne peut enfreindre ;Plaignez-vous là dessus, si vous osez vous plaindre. DON ALVAR. Oui, je l'ose, Madame, et si vous n'espérez...Mais las ! Que puis-je dire alors que vous pleurez ? CASSANDRE. Si mes yeux par des pleurs attentent sur ma gloire,Ce sont des imposteurs que l'on doit point croire. DON ALVAR. Quoi donc, vos passions sont tellement à vous Qu'un moment peut changer la tendresse en courroux ?Est-il possible, hélas ! Qu'avec si peu de peineVous réduisiez l'amour aux effets de la haine,Et qu'exposée aux coups des plus rudes combatsVous puissiez soupirer et ne soupirer pas ? Ah, si jamais pour vous ma flamme eut quelques charmes,Enseignez-moi comment vous vous servez des larmes,De ces larmes toujours si prêtes d'obéir,Qui prennent loi de vous, qui n'osent vous trahir,Et que par un pouvoir que je ne puis comprendre Je vous vois essuyer aussitôt que répandre. CASSANDRE. Quand de ce que je fus j'ose me souvenir,Mon coeur comme en tribut s'apprête à m'en fournir,Quand par ce que je suis il connaît qu'il s'abuse,Mon coeur ce même coeur soudain me les refuse, Et par ces sentiments l'un à l'autre opposezDeux partis se formant dans mes sens divisez,Sans permettre aucun calme à mon âme inquiète,La douleur les attire et l'honneur les arrête,Ne pouvant consentir qu'en un sort si nouveau Le plus bas sentiment triomphe du plus beau. DON ALVAR. Enfin c'est à regret qu'entre les bras d'un autre... CASSANDRE. Si l'aveu de mon mal peut adoucir le vôtre,Oui, je souffre à vous perdre, et mon coeur alarméNe se souvient que trop de vous avoir aimé, En vain pour l'oublier il se fait violence. DON ALVAR. Donc je puis... CASSANDRE. N'en tirez aucune conséquence. DON ALVAR. Espérer que peut-être... CASSANDRE. Injuste et vain espoir ! DON ALVAR. Mon amour... CASSANDRE. Ne pourra corrompre mon devoir,Et plutôt que... FLORE montrant ENRIQUE qui paraît. Madame. CASSANDRE. Ô disgrâce imprévue ! Empêchez qu'on me suive, ou bien je suis perdue. SCÈNE VII. Enrique, Don Alvar, Cassandre, Flore. ENRIQUE. Ne vois-je pas ma soeur ? Elle me fuit en vainSi... DON ALVARcoupant chemin à ENRIQUE qu'il voit se pr"parer à suivre Cassandre. Vous m'obligerez de changer de dessein,Cette Dame me touche. ENRIQUE. Et plus que vous peut-êtreMoi-même elle me touche, et je la veux connaître. DON ALVAR. J'y pourrai mettre obstacle. ENRIQUE, mettant l'épée à la main. Ah Dieu, me menacer !Voici, voici par où je le saurai forcer. DON ALVAR. Vous reculez pourtant. CASSANDRE, paraissant après que Don ALVAR a fait reculer ENRIQUE hors du Théâtre. Hélas ! Que dois-je faire ?Quel funeste combat d'un amant et d'un frère ! FLORE. On les séparera, ne craignez rien pour eux. CASSANDRE. Ce quartier est désert, Don Alvar malheureux,Et la nuit qui survient... FLORE. Retirons nous, Madame. CASSANDRE. Que de troubles divers s'élèvent dans mon âme !Encor si nous pouvions trouver quelque secours. FLORE. Nous ne les voyons plus, ils s'éloignent toujours, Mais Don Lope... SCÈNE VIII. Don Lope, Cassandre, Flore. DON LOPE. Ah, ma soeur, la funeste nouvelle ! CASSANDRE. Qu'est-ce, mon frère ? DON LOPE. Alonse est un ami fidèle,Et cette trahison dont j'osais murmurer,M'assurait le seul bien que je puis espérer ;Mais jugez quel espoir me doit rester encore Quand Enrique me perd, quand il me déshonore,Et qu'auteur d'un affront que je croyais venger,Malgré moi dans son crime il a su m'engager.Mais qui vous trouble ainsi ? vous semblez toute émue. CASSANDRE. Un bruit d'armes ouï dans la prochaine rue, D'un effroi si subit vient de saisir mon coeur... DON LOPE. Je l'entends en effet, éloignez-vous, ma soeur.Je verrai ce que c'est. SCÈNE IX. Don Lope, Don Alvar, Trois Braves le poursuivant. 1er BRAVE. Ta mort suivra la sienne. DON ALVAR. Que ne l'empêchiez-vous, comme je fais la mienne,Lâches ? DON LOPE. Quoi, trois contre un ! donnons, je suis à vous, Mon cavalier, courage. 2ème BRAVE. Ô Dieu, les rudes coups ! 3ème BRAVE. Ah ! Don Lope... DON LOPE. Mon nom dans la bouche d'un lâche ? 3ème BRAVE. Sachez... DON LOPE. J'ai déjà su ce qu'il faut que je sache. 2ème BRAVE. Craignant quelque disgrâce, évitons sa fureur. DON ALVAR. Vous fuyez, assassins, ce secours vous fait peur. DON LOPE. Laissons-les s'échapper, quoi qu'indignes de vivre,Ils ne méritent pas qu'on daigne les poursuivre. DON ALVAR. Cependant je dois tout à ce bras généreux,Sans vous ma résistance était vaine contre eux,Vous seul par un secours... DON LOPE. Épargnez-moi, de grâce, J'ai fait ce que vous même eussiez fait en ma place. DON ALVAR. Au moins j'aurais montré que je sais mon devoir,Mais enfin où vous puis-je entretenir ce soir ?Il faut que je vous quitte, et ma disgrâce est telleQu'ayant tué d'abord l'auteur de la querelle, Quoi que sa mort soit juste après sa lâcheté,Je serais criminel si j'étais arrêté. DON LOPE. Je ne laisserai pas mon secours inutile,Ne craignez rien, chez moi je vous offre un asile,Allons, et soyez sûr qu'au besoin contre tous Je saurai vous défendre, ou périr avec vous.Mais sans doute on vous cherche. DON ALVAR. Ô malheur redoutable ! SCÈNE X. Don Lope, Don Alvar, Don Louis, Suite d'Archers. DON LOUIS. Voyez nos soins, Don Lope, à trouver un coupable,Enrique, hélas ! DON LOPE. Et bien ? DON LOUIS. Vient d'être assassiné. DON LOPE. Enrique ! DON LOUIS. Et l'assassin par ici détourné, Tâchant de garantir sa teste par sa fuite,Attire sur ses pas notre juste poursuite,On l'a vu reculer les armes à la main. DON LOPE. Par votre diligence empêchez son dessein,Je vais pourvoir au reste. SCÈNE XI. Don Lope, Don Alvar. DON ALVAR. Et vous devant la vie, Ce n'était pas assez... DON LOPE. Brisons-là, je vous prie.Savez-vous qui je suis ? DON ALVAR. C'était pour le savoirQue je vous demandais à vous parler ce soir. DON LOPE. Savez-vous contre qui je viens de vous défendre ? DON ALVAR. Non. DON LOPE. Savez-vous quel sang vous avez su répandre ? DON ALVAR. Aussi peu, seulement vous répondrai-je bienQue mon coeur sur ce point ne se reproche rien,Mais ne me cachez plus un secret qui m'importe. DON LOPE. Don Lope de Guzman est le nom que je porte. DON ALVAR. Je connais ce grand nom, et le malheur m'est doux Par qui je tiens le jour d'un homme tel que vous. DON LOPE. Gardez bientôt de prendre un sentiment contraire. DON ALVAR. Pourquoi ? DON LOPE. Si je vous dis que le mort est mon frère ? DON ALVAR. Votre frère ! DON LOPE. Oui, mon frère, et vous pouvez jugerSi je puis vous défendre ayant à le venger. DON ALVAR. Mais vous m'avez promis... DON LOPE. La promesse est frivole,Jamais contre soi-même on ne donne parole. DON ALVAR. Que prétendez-vous donc ? DON LOPE. Montrer par votre mortQue le devoir du sang est toujours le plus fort. DON ALVAR. Et bien, me voici prêt à vous rendre une vie... DON LOPE. Non, je sais mieux à quoi la gloire me convie,Et ce n'est pas ici qu'au milieu du secoursJ'aspire sans péril à terminer vos jours.Adieu, retirez-vous, j'ai peur qu'on vous arrête,Allez en sûreté chercher une retraite, J'ai soin de votre vie et l'ose conserver,Mais sachez qu'en effet c'est me la réserver,Et qu'il n'est point de lieu, quoi que vous puissiez faire,Où sur vous mon devoir n'aille venger un frère. DON ALVAR. Croyez-vous que son sang qu'a répandu ma main Soit l'effet criminel d'un injuste dessein ? DON LOPE. Par soi-même un grand coeur juge toujours d'un autre,Mais c'est le sang d'un frère et je lui dois le vôtre. DON ALVAR. Me soupçonneriez-vous le courage assez basPour n'oser en tous lieux affronter le trépas ? DON LOPE. Je vous ai vu combattre, et j'avouerai sans feindreQue je ne puis avoir d'ennemi plus à craindre. DON ALVAR. Donc sans plus balancer c'est ici que je doisMe montrer tel pour vous que vous êtes pour moi. DON LOPE. Que pensez-vous résoudre, et quelle est votre envie ? DON ALVAR. De fuir un ennemi qui m'a sauvé la vie,Et faire voir qu'au moins, si le Ciel l'eût permis,Nous n'étions pas peut-être indignes d'être amis. DON LOPE. C'est ce qui ne se peut après la mort d'un frère. DON ALVAR. Aussi l'éloignement est pour moi nécessaire. DON LOPE. Quoi, vous pourriez me fuir ? DON ALVAR. Je fuis avec éclat,Quand j'évite en fuyant le péril d'être ingrat. DON LOPE. Vous me verrez pousser ma vengeance à l'extrême,Je vous suivrai partout. DON ALVAR. Je vous fuirai de même. DON LOPE. Je saurai vous chercher. DON ALVAR. Et moi vous éviter. DON LOPE. Quoi, je ne tâche ici que de vous irriter,Et je ne puis enfin forcer votre colèreD'accepter un combat qui me doit satisfaire ? DON ALVAR. C'est que songeant à fuir si vous me poursuivez,Je fais ce que je dois, vous, ce que vous devez. DON LOPE. Contentez ce devoir qui presse ma vengeance. DON ALVAR. Il vous porte à combattre, et le mien m'en dispense. DON LOPE. Vous m'avez offensé, je dois vous en punir. DON ALVAR. Vous m'avez obligé, je dois m'en souvenir. DON LOPE. Nous nous verrons pourtant. DON ALVAR. Jamais. DON LOPE. Et ma poursuite ? DON ALVAR. Ne m'en mettrai-je pas à couvert par la fuite ? DON LOPE. Peut-être, mais enfin si nous nous rencontronsIl faudra lors combattre. DON ALVAR. Et bien nous combattrons. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Alonse, Don Lope. ALONSE. Je l'avais bien prévu, que tant de violencePourrait enfin du Ciel lasser la patience, Et qu'à suivre toujours son seul emportement,Enrique par ses mains creusait son monument.Toutefois il respire, et son reste de vieRend de quelque douceur sa disgrâce suivie,Puisqu'il nous laisse lieu d'espérer qu'au besoin Lui-même contre lui servira de témoin. DON LOPE. Ah, sans me déguiser ce qu'on ne me peut taire,Dites qu'on doit rougir d'avouer un tel frère,Et que sa lâcheté dans ce dernier combatN'a fait aux yeux de tous qu'un trop honteux éclat. ALONSE. Il est vrai qu'on le blâme, et qu'un noble courageDu nombre contre un seul dédaigne l'avantage,Cependant chacun sait pour ménager ses joursQu'il a pu s'abaisser à souffrir du secours.C'est au milieu de trois qui lui prêtaient main forte Que ce jeune inconnu l'a blessé de la sorte,Il est tombé mourant, et de sa fausse mortTout le peuple amassé me faisait le rapport,Quand lui voyant encor quelques signes de vieÀ ne le point quitter l'amitié de convie, On arrête son sang, il revient lors à soi,Étant déjà tout proche on le porte chez moi,Où vous même avez vu dans l'ennui qui l'accableQue de tout son malheur il se tient seul coupable. DON LOPE. Hélas ! et plût au Ciel qu'en déplorant le sien Je n'eusse pas sujet de l'accuser du mien,Car enfin dans la loi que la fille m'impose,La promesse d'un père est pour moi peu de chose,Et je n'ai plus sans doute à songer qu'à mourir,Puisque votre amitié n'a pu me secourir. ALONSE. J'avais crû jusqu'ici qu'il était impossibleQu'avec tant de vertu l'amour fut compatible,Et vous sachant aimé j'appréhendais fort peuQue Jacinte nous pût refuser son aveu.Mais s'il faut que ma crainte avec vous s'éclaircisse, Don Sanche m'est suspect lui-même d'artifice,Je l'ai revu tantôt, et connu malgré luiQue l'accord accepté redouble son ennui.Lui parlant de vous voir, il n'a pu si bien faireQu'un mouvement d'aigreur n'ait trahi sa colère, Elle a paru couverte et m'a trop fait jugerQue rien n'éteint en lui l'ardeur de se venger. DON LOPE. Qu'il se venge ; aussi bien, quoi que j'ose entreprendre,Après ce que je sais je n'ai rien à prétendre,Pour paraître innocent mon effort serait vain ; Si c'est le même sang, qu'importe quelle main ?C'est ce malheur du sang dont je suis responsable,Qui me rendra toujours également coupable,Puisqu'ayant à combattre un destin rigoureux,C'est être criminel que d'être malheureux. ALONSE. La vertu de la fille à nos desseins contraire,Semble avoir commencé la vengeance du père,Et ce trouble confus qu'il m'a fait remarquer,Me fait craindre pour vous à l'oser expliquer ;Mais le meilleur remède en ce malheur extrême, C'est de porter Enrique à s'accuser lui-même,À demander Don Sanche, et ne lui point cacherCe que je sais déjà qu'il s'ose reprocher.Pour peu qu'on soit sensible, il n'est rien qu'on refuseAu triste repentir d'un mourant qui s'accuse, Et quoi qu'ait résolu ce vieillard outragé,Par le malheur d'Enrique il se tiendra vengé,Il croira que le Ciel, à ses voeux favorable,Aura pris soin pour lui de punir un coupable,Et j'ose m'assurer du succès de vos feux Quand cet hymen pour lui n'aura rien de honteux. DON LOPE. Qu'Enrique obtint sur lui cette haute victoire ? ALONSE. Il l'obtiendra sans doute, et j'ai lieu de le croire,Puisqu'au nom de Fernand par hasard prononcé,Si Cassandre se plaint de son hymen forcé, (M'a-t-il dit d'une voix et languide et mourante,)Je ne l'oblige à rien, qu'elle vive contente. DON LOPE. Ah, si son repentir s'étendait jusqu'à moi. ALONSE. Vous en verrez l'effet tel que je le prévois.Adieu, pour vous servir je vais mettre en usage Tout ce qui peut abattre un orgueilleux courage. DON LOPE. Cependant dans l'espoir de quelque mot d'avis,Je vais rêver une heure autour de ce logis,Si je suis aperçu, Blanche pourra paraître. ALONSE. Et si quelqu'autre aussi vous allait reconnaître, Et que la force en main le vieillard averti,Malgré tout notre accord vous fît mauvais parti ? DON LOPE. Vous parlez d'un péril que mon amour méprise. ALONSE. Ce n'est pas sans sujet que j'en crains la surprise.Voyez, la Lune brille avec tant de clarté, Que la nuit n'eut jamais si peu d'obscurité.Ne vous exposez point si vous m'en voulez croire. DON LOPE. J'aurai soin de ma vie, ayez soin de ma gloire,Et puis qu'un fier destin s'oppose à mon bonheur,Par l'aveu du coupable assurez mon honneur. Seul.Enfin, Fortune, enfin quoi que ta rage ordonne,Mon coeur à ton caprice aujourd'hui s'abandonne,Et de son désespoir il tire au moins ce bien,Qu'il se trouve en état de ne craindre plus rien.Mais si dans sa clarté la Lune m'est fidèle, Je vois cet inconnu contre qui j'ai querelle,C'est lui-même, parlons, puisqu'il s'ose approcher. SCÈNE II. Don Lope, Don Alvar. DON LOPE. Me reconnaissez-vous ? DON ALVAR. Je vous allais chercher,Et quelque rigoureux que mon destin se montre,Je lui suis obligé d'une telle rencontre. DON LOPE. Quoi, croyez-vous ainsi pouvoir impunémentBraver et ma colère, et mon ressentiment ?Il ne vous souvient plus que l'honneur vous convieDe fuir un ennemi dont vous tenez la vie ? DON ALVAR. Cette obligation est dans mon souvenir, J'en ai donné parole, et saurai la tenir. DON LOPE. Me chercher n'en est pas une preuve trop forte. DON ALVAR. C'est pour mieux l'observer que j'agis de la sorte. DON LOPE. Mais vous n'ignorez pas qu'un devoir assez fortM'oblige sans réserve à vouloir votre mort ? DON ALVAR. Je connais ce devoir, mais qu'ai-je lieu d'en craindreQuand je viens le suspendre et non pas le contraindre,Et qu'à votre courroux j'épargne en ce projetLa honte d'éclater contre un indigne objet ? DON LOPE. Ce discours est obscur. DON ALVAR. Pour vous le faire entendre Oyez par un billet ce que je viens d'apprendre.Un injuste ennemi par un noir attentat,Envieux de ma gloire, en a terni l'éclat,L'outrage par le sang ne s'efface qu'à peine,On m'en donne l'avis, voila ce qui m'amène. DON LOPE. Et que pensez-vous faire ? DON ALVAR. En pouvez-vous douter,Et dans de tels malheurs a-t-on à consulter ?Je ne balance point, quelle que soit l'offense,Tout mon sang indigné m'en demande vengeance,Mais ce bien le plus grand qu'on puisse concevoir, Don Lope, c'est à vous que je le veux devoir.Quoi que mon ennemi, j'ai peu de peine à croireQue l'appui de mes jours le sera de ma gloire,Et le moyen aussi de juger d'un grand coeurQu'il fît tout pour ma vie, et rien pour mon honneur ? J'ose donc vous revoir sans qu'un respect frivoleMe fasse appréhender de manquer de parole,Puisque loin de braver votre juste courrouxJ'en recule l'effet moins pour moi que pour vous.J'ai promis de vous fuir, mais je veux que ma fuite D'un si grand ennemi mérite la poursuite,Et n'auriez-vous pas lieu si je fuyais ainsi,De dédaigner un sang par un autre noirci ?On m'a fait un affront, j'ai tué votre frère,La vengeance à tous deux aujourd'hui nous est chère, Mais quoi qu'en ce rencontre elle ait pour vous d'appas,Si vous la différez, vous ne la perdez pas.Devenons donc amis tant que le sang d'un lâcheDe ma gloire obscurcie ait effacé la tache,Et que par son trépas mon honneur affermi, Je puisse mériter d'être votre ennemi ;Car enfin j'ai pour vous une trop pure estimePour vouloir abuser d'un coeur si magnanime,Ma vengeance est la vôtre, et je n'en suis jalouxQue pour rendre mon sang moins indigne de vous. DON LOPE. Je ne sais que répondre, et c'est par mon silenceQue vous laissant juger de tout ce que je pense,Je crois mieux expliquer dans mon sort rigoureuxCe que peut la vertu sur un coeur généreux.Mais où cette vertu me va-t-elle réduire ? Vous savez m'obliger quand je cherche à vous nuire,Et pressé d'un devoir que je n'ose trahir,Je vois que vous m'ôtez le droit de vous haïr.Ce devoir toutefois que presse la NatureSe trahirait soi-même à souffrir votre injure, Il y prend intérêt, et dans votre ennemiPar un dessein bizarre il vous donne un ami.Je le suis, j'en fais gloire, et d'un aveugle zèleEn tous lieux, contre tous, je prends votre querelle,À venger votre affront servez-vous de mon bras, Un ami tel que moi ne vous manquera pas ;Mais cet affront vengé, mon coeur quoi qu'avec peineDépouille l'amitié pour reprendre la haine,Et l'intérêt d'un frère est un respect trop fort,Pour oser voir en vous que l'auteur de sa mort. DON ALVAR. Au moins dans cet instant, que l'amitié reçueTient pour moi dans ce coeur la haine suspendue,Souffrez qu'impatient de m'acquitter vers vous,D'un ami si parfait j'embrasse les genoux.Rendrais-je un moindre hommage à qui je dois la vie ? Mais on veut vous parler, ou bien l'on nous épie. SCÈNE III. Don Lope, Don Alavar, Blanche. DON LOPE. Ah ! Blanche. BLANCHE. Qu'à propos je vous ai reconnu !L'on m'envoyait chez vous. DON LOPE. Quoi, qu'est-il survenu ? BLANCHE. Venez, on vous attend. DON LOPE. Moi, Blanche ? BLANCHE. Oui, ma maîtresseVeut résoudre avec vous une affaire qui presse. DON LOPE. Que je crains... BLANCHE. Craignez tout d'un courroux déguisé. DON LOPE. Sans doute le vieillard n'est point désabusé,C'est ce qu'on veut m'apprendre ? BLANCHE. Il est vrai qu'il s'emporte. DON LOPE. C'est assez, je te suis, va m'attendre à la porte. SCÈNE IV. Don Lope, Don Alvar. DON LOPE. Voyez que l'amitié se croit beaucoup permis. DON ALVAR. Souffre-t-on la contrainte entre les vrais amis,Vous m'avez obligé, mais quel est ce message ?D'autre que d'une fille il m'aurait fait ombrage,Vous êtes tout rêveur. DON LOPE. Peut-être en ai-je lieu,Mais enfin il est temps que je vous dise adieu. DON ALVAR. Quoi, sans me découvrir ce qui vous inquiète ?Don Lope, c'est donc là cette amitié parfaite,Je me découvre à vous, vous vous cachez de moi. DON LOPE. Avec peu de raison vous soupçonnez ma foi,Et s'il faut éclaircir le sujet de ma peine J'ai reçu rendez-vous, et c'est ce qui me gêne. DON ALVAR. La faveur vous déplaît ? DON LOPE. J'aime et je suis aimé,Mais un père fâcheux tient mon coeur alarmé,Et contre mon espoir cette faveur offerteEst moins faveur pour moi que l'arrêt de ma perte : Il me hait, et la fille attendant son aveuD'une vertu si fière accompagne son feu,Que je n'en dois prévoir qu'une atteinte mortellePuisqu'elle se dispense à m'appeler chez elle.Ainsi de ce vieillard redoutant le courroux J'accepte avec chagrin un pareil rendez-vous,Non, parce qu'au malheur dont ma flamme est suivie,Si je suis découvert, il y va de ma vie,Mais parce que surpris dedans son entretienTout mon sang exposé n'assure pas le sien Mais je vous quitte enfin, c'est trop la faire attendre. DON ALVAR. Je vous escorterai. DON LOPE. Vous ? DON ALVAR. Quoi, vous en défendre !Craignez-vous que ce bras ne vous manque au besoin ? DON LOPE. Un amour si secret fuit un nouveau témoin,Et je dois ce respect à l'objet de ma flamme, De... DON ALVAR. Vous abandonner c'est me couvrir de blâme,Et mon coeur est pour vous injuste au dernier pointS'il vous souffre un péril qu'il ne partage point.Non, non, je vous suivrai. DON LOPE. Vous ne prenez pas gardeÀ ce qu'en ce projet votre amitié hasarde, Et que dans ma disgrâce oser vous engager,C'est vous mettre en état de ne vous point venger,Que devient cette ardeur d'effacer votre injure ? DON ALVAR. Sur l'occasion seule un grand coeur se mesure.Allons, nous perdons temps. DON LOPE. Mais... DON ALVAR. C'est trop contester, Sachant ce que je sais je ne puis vous quitter.Sur tout, je suis discret. DON LOPE. Je n'ai plus rien à dire,Mais je vous devrai trop, et mon coeur en soupire,Puisqu'après cet accord que l'honneur rend permis,Ce même honneur nous force à cesser d'être amis. DON ALVAR. Ne songeons maintenant qu'à ce qui vous importe. DON LOPE. Nous n'irons pas bien loin, voyez d'ici la porte,J'y dois être attendu. SCÈNE V. Don Lope, Don Alvar, Blanche. DON LOPE. Blanche. BLANCHE. Entrez et sans bruit,De peur que... Mais que vois-je? DON LOPE. Un ami qui me suit,Ne crains rien, sa vertu dans mon sort l'intéresse. BLANCHE. Vous me perdez, Monsieur, que dira ma maîtresse ? DON LOPE. Va, je t'excuserai, n'en sois point en souci.Ami, j'en use mal de vous laisser ici,Seul, de nuit, sans clarté, mais... DON ALVAR. Cette excuse est vaine,Un désir curieux n'est pas ce qui m'amène, Je vous attends, allez, et ne m'oubliez pasSi vous avez besoin du secours de mon bras. BLANCHE. La chambre où je vous mène ayant double sortie,Contre toute surprise assure la partie,D'ailleurs l'appartement est assez reculé. DON ALVAR, seul. De quel sort plus étrange a-t-on jamais parlé ?Quand un père offensé dont j'ignore l'outrage,Au soutien de sa gloire appelle mon courage,Pour ne me pas montrer généreux à demiIl faut que je m'engage avec mon ennemi, Et dans cet ennemi que mon malheur me laisseJe trouve à respecter le sang d'une maîtresse.Ô haine, amour, vengeance, ô doux et puissants noeuds,Qui déchirez mon âme et confondez mes voeux,Finissez un combat qui me rend trop à plaindre, Ou cachez-moi les maux que vous me faites craindre.Mais j'ois marcher quelqu'un, ne sachant où je suis,Songer à la défense est tout ce que je puis,Ne nous découvrons point si l'on ne nous découvre.Mais Dieux ! N'entends-je pas une porte qui s'ouvre ? La lumière paraît, enfin tout est perdu,Que ferai-je ? SCÈNE VI. Don Sanche, Don Alvar. DON SANCHE. Un bruit sourd vers la porte entendu,Dans l'attente d'un fils à mes souhaits si chère...Mais ne le vois-je pas ? Ah, mon fils ! DON ALVAR. Ah, mon père. DON SANCHE. Je puis donc te revoir ? DON ALVAR. C'est donc vous que je vois ? DON SANCHE. Ah, qu'avecque raison tu doutes si c'est moi !Dans l'affront que je pleure et qui me désespère,Tu peux, tu peux, mon fils, méconnaître ton père.La rougeur de mon front t'empêche d'y trouverCes traits que la Nature y sut jadis graver, Tu les cherches en vain, mais sûr de ma vengeance,Si je dois aujourd'hui t'expliquer mon offense,J'ai l'avantage au moins qu'en ton ressentimentTu n'auras de ma honte à rougir qu'un moment. DON ALVAR. Ce moment est trop long, hâtez-vous de m'apprendre Quel sang pour l'effacer il faut aller répandre. DON SANCHE. Te dirai-je, mon fils, que l'affront est si bas,Qu'il serait trop vengé, s'il l'était par ton bras ?Pour un lâche ennemi capable de surpriseLa générosité n'est pas même permise, Ne t'inquiète point de mon honneur perdu,S'il lui faut une vie, on m'en a répondu,Il périra, le traître. DON ALVAR. Ah, que voulez-vous faire ? DON SANCHE. Te remettre en état de m'avouer pour père. DON ALVAR. Me réserveriez-vous à cette lâcheté, De souffrir... DON SANCHE. Il aura ce qu'il a mérité.Où l'offense est indigne et basse et lâche et noireTout ce qui la répare est toujours plein de gloire,Fer, poison, tout est beau, quand il n'est point douteux,Et pourvu qu'on se venge il n'est rien de honteux. DON ALVAR. Expliquez-vous enfin, et sachons cette offense. DON SANCHE. Elle est...Ah, tout mon sang en frémit quand j'y pense,Il se trouble, il s'indigne au nom de l'offenseur,Si tu le veux savoir, apprends-le de ta soeur. DON ALVAR. Où courez vous, mon père ? DON SANCHE. Il faut que je l'appelle. DON ALVAR. Pensez vous... DON SANCHE. Oui, mon fils, tu sauras mieux tout d'elle. DON ALVAR. Peut-être... DON SANCHE. Je l'amène ici dans un moment. DON ALVAR, seul. Puis-je encor me connaître en cet évènement ?Don Lope aime ma soeur, et moi-même à ma honteJ'assure un rendez-vous au feu qui le surmonte. Ah, suivons...mais hélas ! ne précipitons rien,S'il offense mon sang, j'ai répandu le sien,Et lors qu'avecque lui ma parole m'engage,Consentir à sa perte est manquer de courage ;Et puis, si ce point seul nous rendait ennemis, Que lui puis-je imputer que je n'ai point commis ?Il brûle pour Jacinte, et j'adore Cassandre.Mais qu'il tarde à venir ! L'aurait-on pu surprendre ?Si j'ai bien entendu d'un et d'autre côtéUne porte au besoin le met en sûreté. Puisqu'il peut s'échapper, quel obstacle l'arrête ? SCÈNE VII. Don Lope, Don Alvar, Blanche. DON LOPE. Ami, notre vieillard m'oblige à la retraite,Sortons, et vous saurez... DON ALVAR. Ami, je le connais ;Je viens de lui parler, ne craignez rien pour moi. DON LOPE. Vous ? DON ALVAR. M'en voyant surpris j'ai feint sur quelque affaire Qu'une lettre de lui m'était fort nécessaire,Il est allé l'écrire, et dans cet embarrasJe me rendrais suspect à ne l'attendre pas. DON LOPE. Mais... BLANCHE. Je l'entends déjà, le rendez vous funeste !Sortez vite. DON ALVAR. Demain je vous dirai le reste. SCÈNE VIII. Don Sanche, Don Alvar, Jacinte, Blanche. JACINTE. Quoi, sans savoir pourquoi je dois tant me hâter ? DON SANCHE. En croiras-tu tes yeux ? tu les peux consulter,Reconnais-tu ce fils que le Ciel me renvoie ? JACINTE. Juste Ciel, se peut-il qu'enfin je le revoie ?Ah, mon frère, est-ce vous ? DON ALVAR. Mon déplaisir, ma soeur, Me laisse de ce nom mal goûter la douceur.Quand un père offensé... Blanche revient. DON SANCHE. Dis-lui, dis-lui, ma fille,Cet affront si honteux à toute ma famille,Et si dans mes ennuis tu veux me soulager,Nomme-lui l'ennemi dont je dois me venger. Quand l'outrage est mortel, qu'il va jusqu'à l'extrême,C'est s'en faire un nouveau que l'expliquer soi-même.Par ces tristes soupirs l'un par l'autre pressez,Épargne cette honte à qui rougit assez.Tu te tais ; oui ma fille, à conter mon injure Ton sang pourrait du mien contracter la souillure,Il est encor sans tache, et ton père affrontéN'en corrompt pas sitôt toute la pureté.Défends-toi, j'y consens, d'un récit qui t'outrage,Si ton refus me gêne, il montre ton courage, Tu ne peux t'abaisser à parler d'un affrontDont par moi l'infamie éclate sur ton front,Mais s'il faut que moi-même enfin je le déclare,Mon fils, souffre un moment que mon coeur s'y prépare. BLANCHE. Son fils, Madame ? JACINTE. Oui, Blanche. BLANCHE. Ô Dieu que ferons-nous ! Il escortait Don Lope, il sait le rendez-vous. JACINTE. Que dis-tu ? C'était lui qui lui servait d'escorte ? BLANCHE. Lui même. DON ALVAR. Enfin je cède au soupçon qui m'emporte,Parlez, ou je croirai... DON SANCHE. Crois tout ce que tu peux,L'affront dont je rougis est encor plus honteux. Connais-tu les Guzmans ? DON ALVAR. Oui, ce nom est illustre. DON SANCHE. L'un d'eux par mon offense en a terni le lustre,Don Lope... Enfin c'est fait, j'ai nommé l'offenseur. DON ALVAR. Quoi, Don Lope... DON SANCHE. Ah! Mon fils, daigne épargner ta soeur.Vois comme trop sensible à l'outrage d'un père, Le nom d'un ennemi l'enflamme de colère.Vois de quels mouvements son coeur est combattu,Et plaignant ma disgrâce, admire sa vertu. DON ALVAR. J'en suis surpris sans doute encor plus que vous n'êtes.Don Lope... DON SANCHE. Vois son trouble au nom que tu répètes, Et juge à ces effets de haine et de courrouxSi j'ai dû consentir d'en faire son époux,On me l'a fait promettre, et j'ai feint... JACINTE. Ah ! Mon père. DON SANCHE. Non, quand ce seul moyen me pourrait satisfaire,Ne crois pas, quelque éclat que mon malheur ait eu, Que j'abuse jamais de ton trop de vertu.Je sais que tu le hais, je sais que la vengeanceT'ayant mis dans le coeur toute sa violence,Tu souffrirais bien plus à lui donner la main,Qu'à lui plonger toi-même un poignard dans le sein. À ces grands mouvements abandonne ton âme,Donne-toi toute entière à l'ardeur qui l'enflamme,Et s'il faut... DON ALVAR. Cet avis ne nous rend pas l'honneur,Mon père, et vous gênez la vertu de ma soeur. DON SANCHE. Ah ! si tu connaissais quel noble sacrifice... DON ALVAR. Elle sait de nous deux qui lui rend mieux justice. JACINTE. L'apparence, mon frère, est trop à soupçonner... DON ALVAR. Il n'est pas temps, ma soeur, de rien examiner. DON SANCHE. Oui, c'est trop en effet lui dérober la joieQue lui permet le Ciel au bonheur qu'il m'envoie, Étouffe ce chagrin où ton coeur s'est plongé,Encor un peu, ma fille, et ton père est vengé. JACINTE. Vous, mon père, et de qui ? DON SANCHE. De cet ennemi mêmeDont pour toi le seul nom est un supplice extrême.Crois-le déjà sans vie, et par un doux transport Tâche de t'avancer le plaisir de sa mort.Peints-le toi tout sanglant, blessure sur blessurePar son dernier soupir expier notre injure,Repais de cette image... DON ALVAR. Elle a beaucoup d'appas,Mais il périt en vain s'il ne vous venge pas. DON SANCHE. S'il ne me venge pas ? Apprends, apprends l'offense,Et sache que lui même a réglé ma vengeance,Si je ne la veux perdre, il le faut imiter.Par des gens apostez il m'a fait affronter,Et lors que pour ma gloire il doit cesser de vivre, Son exemple est pour moi le seul exemple à suivre.J'ai préparé le piège, et c'est dans cette nuitQue des Braves... DON ALVAR. Ô Ciel, où me vois-je réduit ?Et je m'arrête encor, c'est trop. DON SANCHE. Que vas-tu faire ? DON ALVAR. Défendre un ennemi pour mieux venger un père. DON SANCHE. Quoi ? Tu peux condamner... DON ALVAR. Vous m'arrêtez en vain,Son sang est mal versé si ce n'est par ma main. Il sort. DON SANCHE. Ô l'indigne scrupule où son coeur s'abandonne ! JACINTE. Hélas ! DON SANCHE. Ainsi que moi sa faiblesse t'étonne,Mais quoi qu'il ose enfin, cesse d'en soupirer, Ma partie est bien faite, et tu peux espérer. JACINTE. Dans un pareil malheur que veut-on que j'espère ? DON SANCHE. Que peut-être déjà l'on a vengé ton père.Viens, suis-moi, quelques maux que je puisse prévoir,Mon plus grand déplaisir se console à te voir. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Don Lope, Cassandre. DON LOPE. C'était pour m'en donner la funeste nouvelleQue Jacinte hier au soir m'osa mander chez elle,Il n'en faut point douter ; son trouble à mon abord,Ce discours préparé des caprices du Sort,Ces serments exigez d'obéir sans murmure, Étaient de ma disgrâce une marque trop sûre,Et quoi que du vieillard presque aussitôt surpris,J'eusse dû la quitter sans avoir rien appris,Au désordre confus qu'elle me fit paraîtreDevinant aisément ce qui le faisait naître, J'eusse pu me soustraire à ce noir attentatSi pour prévoir l'orage on en fuyait l'éclat.Mais de tant d'assassins la troupe découverte,Prêt de rentrer chez moi marquait déjà ma perte,Et je ne combattais, assuré de périr, Que pour venger ma mort avant que de mourir,Quand une voix de loin à ce bruit de nos armesMe remplissant d'espoir et nos traîtres d'alarmes,Prends courage, Don Lope, à moi lâches, à moi,Nous dit-on, et ces mots redoublent leur effroi. Me voyant secondé, la victoire en balance,Ces braves attaquants demeurent sans défence,Et leur fuite aussitôt dans ce manque de coeurMe laisse rendre grâce à mon libérateur. CASSANDRE. Certes, je tremble encor à vous ouïr redire Avec quelle fureur contre vous on conspire ;Croyant vous avancer, Alonse vous a nui,Et sa feinte à vos feux prête un mauvais appui. DON LOPE. C'est ainsi que le sort par un dernier outrage,Dans un calme apparent me fait faire naufrage, Et trompant d'un ami le zèle officieuxN'élève mon espoir que pour l'abattre mieux. CASSANDRE. C'est le dernier des biens dont sa rigueur nous prive. DON LOPE. Vous en jugez, ma soeur, par ce qui vous arrive,Et d'un fâcheux hymen qui faisait votre mort, Enrique avec Fernand ayant rompu l'accord,D'un si prompt changement le revers favorableVous en fait pour ma flamme espérer un semblable.Mais qu'en vain jusques-là je voudrais me flatter !Don Sanche veut ma mort, je ne puis l'éviter, Et quoi qu'on fasse enfin, je n'ai point à prétendreQu'après l'avoir jurée il m'accepte pour gendre. CASSANDRE. Mais il vous croit coupable. DON LOPE. Il le croira toujours. CASSANDRE. La vérité connue est un puissant secours,Vous n'êtes criminel que pour la vouloir taire. DON LOPE. Chercher mon innocence en accusant un frère,Un frère, dont l'état trop digne de pitié,Me ferait soupçonner d'un secours mendié !D'un si lâche dessein je me sens incapable,Et puisque son aveu ne le rend point coupable, Qu'à s'accuser soi-même il n'a pu consentir,Je ne publierai point ce qu'il peut démentir. CASSANDRE. Espérez tout d'Alonse, il l'observe sans cesse,Et dans la juste ardeur qui pour vous l'intéresse,Sans doute il tentera cent moyens superflus, Ou trouvera celui de vaincre ses refus.S'il a pu l'obliger touchant mon hyménéeÀ reprendre pour moi la parole donnée... DON LOPE. Ah, le faible motif pour prétendre à mon tour,Qu'avec même succès il serve mon amour ! Que dans vos intérêts Enrique ait pu le croire,Cet effort ne va point jusqu'à trahir sa gloire,Dégageant une soeur il oblige un ami,Mais s'avouer coupable à son propre ennemi,S'exposer à rougir du plus honteux reproche Que... CASSANDRE. Vous ne voyez pas Jacinte qui s'approche. SCÈNE II. Don Lope, Jacinte, Cassandre. DON LOPE. Après le dur revers qui détruit mon espoir,Pouvais-je encor prétendre au bonheur de vous voir,Madame ? Vos bontés par un effort insigneSemblent croître pour moi plus on m'en croit indigne, Et j'aimerai le sort le plus injurieux,Puisqu'il peut m'acquérir un bien si précieux. JACINTE. Je hasarde beaucoup, mais je n'ai pu moins fairePour me justifier du procédé d'un père,Qui se consultant seul, séduit par son erreur, N'écoute contre vous qu'une aveugle fureur,Mais le Ciel qui toujours veille pour l'innocence,Pour la faire avorter prit hier votre défense,Et monstre sa justice à qui sait par quel brasIl sut vous garantir d'un attentat si bas. DON LOPE. Je sais qu'aucun jamais ne lui fut redevableD'un secours ni plus prompt ni plus considérable,Mais si j'en tiens le jour qu'on me voulait ravir,J'ignore de quel bras il daigna s'y servir.Ce vaillant inconnu, quelque effort que je fisse, Me refusa son nom après ce grand service,Et ce n'est qu'aujourd'hui que je le dois savoir. JACINTE. Pouvez-vous l'ignorer si vous le pûtes voir ?La nuit n'était pas sombre. DON LOPE. Elle était assez clairePour voir ce même ami qui trompa votre père, Qui m'escortant chez vous, n'en sortit qu'après moi,Mais son visage seul est ce que j'en connais. JACINTE. Et bien, quel qu'il puisse être, obtiendrai-je une grâce ? DON LOPE. Madame... JACINTE. À l'expliquer mon esprit s'embarrasse,Mais c'est ce qui m'amène, et ce fut hier au soir Ce qui me fit encor souhaiter de vous voir. DON LOPE. Parlez, et puisqu'enfin il s'agit de vous plaire,Fallut-il me soumettre à la fureur d'un père,Et perdre... JACINTE. Ah, jugez mieux d'un coeur qui tout à vousDéteste les effets d'un injuste courroux. Vous voir reconnaissant est toute mon envie,Un inconnu pour vous a prodigué sa vie,Et ce qu'à votre amour je demande aujourd'hui,C'est que jamais ce bras ne s'arme contre lui.Me le promettez-vous ? DON LOPE. Je puis vous le promettre, Puisque l'honneur enfin semble me le permettre,Et que sans lâcheté je ne puis à mon tourCombattre un ennemi par qui je vois le jour.Mais qui vous peut sitôt avoir dit la nouvelleD'une si surprenante et secrète querelle, Et qu'un frère mourant, pour venger son trépasContre cet inconnu sollicite mon bras ? JACINTE. C'est ce que j'ignorais dans le malheur d'Enrique. DON LOPE. Pourquoi donc cette alarme et vaine et chimérique,Et par quel mouvement vous croyez-vous permis De craindre quelque jour de nous voir ennemis ? JACINTE. Comme l'honneur peut tout et sur l'un et sur l'autre,Si vous n'êtes le sien il peut être le vôtre,Et par ce que j'ai su je prévois à regret...Mais je le vois qui vient vous dire son secret, Me tiendrez-vous parole et puis-je le prétendre ? DON LOPE. Doutez-vous de mon coeur ? JACINTE. Laissons-les seuls, Cassandre,Et quoi qu'ici pour nous tout soit à redouter,Sachons leurs sentiments avant que d'éclater. SCÈNE III. Don Lope, Don Alvar. DON ALVAR. Je me rendrai suspect sans doute de faiblesse D'avouer qu'à regret je vous tiens ma promesse,Et que s'il se pouvait il me serait plus doux ;De me faire connaître à tout autre qu'à vous. DON LOPE. Il en est peu pourtant qu'avec plus d'assuranceVous pussiez honorer de cette confidence, Avant que j'en abuse on me verra périr. DON ALVAR. Enfin sommes-nous seuls, puis-je me découvrir ?Je crains d'être écouté. DON LOPE. Parlez sans vous contraindre,Quel que soit ce secret, vous n'avez rien à craindre. DON ALVAR. Après les différents survenus entre nous, En quelle qualité me considérez-vous ? DON LOPE. D'ami, pour un grand coeur ce doute est un peu rude,Si mon devoir m'est cher je hais l'ingratitude,Je l'avouerai partout, sans vous j'étais perdu. DON ALVAR. Ce que je vous devais, vous l'ai-je assez rendu ? DON LOPE. Le Ciel vous est propice autant qu'il m'est contraire,Je méditais sur vous la vengeance d'un frère,Et de son sang versé je vois qu'il vous absout. DON ALVAR. Suis-je quitte envers vous ? DON LOPE. C'est moi qui vous dois tout.Mais de ce procédé mon amitié s'offense, Est-ce que vous doutez de ma reconnaissance ? DON ALVAR. Non, mais aucun malheur n'approcherait du mien,Si vous ne m'avouiez que je ne vous dois rien. DON LOPE. Qu'a cet aveu de propre à flatter votre envie ? DON ALVAR. Tout, puisqu'il faut qu'enfin j'attaque votre vie, Et qu'un coeur généreux doit être au désespoir,Quand le moindre scrupule étonne son devoir. DON LOPE. Tout mon sang malgré moi se trouble à vous entendre,Qui le défendit hier veut aujourd'hui l'épandre,Et m'enviant des jours par lui seul conservez... DON ALVAR. Vous savez encor peu ce que vous me devez,Et comme un tel secret n'a plus rien qui m'importe,Chez qui croyez-vous hier que je vous fis escorte ? DON LOPE. Je n'ai pas oublié sitôt qu'avec le jourJe dois à vos bontés l'appui de mon amour, Je craignais pour Jacinte, et votre grand courageVoulut ou dissiper ou partager l'orage. DON ALVAR. Vous trouvant attaqué quand vous fûtes sorti,Savez-vous contre qui je pris votre parti ? DON LOPE. Contre des assassins employez par son père. DON ALVAR. C'est ce que je voudrais qu'ils eussent pu vous taire,Puisque n'ayant plus lieu de vous déguiser rien,Je dois vous avouer que son père est le mien. Et m'enviant des jours : et désirant me reprendre des jours. DON LOPE. Quoi, Jacinte... DON ALVAR. Est ma soeur, et c'est assez vous dire Quel devoir veut par moi que notre trêve expire... DON LOPE. Oui, c'est me dire assez qu'une injuste rigueurFait un crime pour moi de l'amour d'une soeur,Mais j'atteste le Ciel ennemi du parjure,Que je brûle d'un feu dont l'ardeur est si pure, Que si... DON ALVAR. Vous jugez mal de mon ressentimentD'en croire cet amour l'unique fondement.Je ne condamne point une ardeur légitime,Et comme je connais qu'on peut aimer sans crime,Jacinte étant ma soeur, j'ai lieu de présumer Que sans blesser sa gloire elle a pu vous aimer,Que cet amour n'a rien dont sa vertu rougisse. DON LOPE. C'est m'obliger ensemble et lui rendre justice,Mais si ma passion n'arme point votre bras,Quelle offense inconnue expierait mon trépas ? DON ALVAR. Ce long déguisement redouble ma colère,Ne vous ai-je pas dit que Don Sanche est mon père,Et par ce seul aveu n'avez-vous pas apprisQue je dois le venger puisque je suis son fils ? DON LOPE. Son malheur est de ceux dont la surprise accable. DON ALVAR. Quoi, ne savez-vous pas qu'il vous en croit coupable ? DON LOPE. Oui, je sais qu'il le croit, mais aussi je sais bien,Quoi qu'il vous en ait dit, que vous n'en croyez rien.Votre sang cette nuit exposé pour ma vieM'a trop justifié de cette calomnie, Et sachant son affront, loin de me secourir,Qui m'en eût crû l'auteur m'aurait laissé périr. DON ALVAR. Je l'eusse fait sans doute, et j'aurais dû le faire,Puisqu'enfin je souscris aux sentiments d'un père,Apporter quelque obstacle à ce qu'il a tenté, C'est l'accuser d'erreur et non de lâcheté.Il faut, quoi que d'abord un grand coeur s'en offense,Pour le dernier affront la dernière vengeance,L'assassinat est juste où l'outrage est sanglant,Et le meilleur remède est le plus violent. DON LOPE. Puisque votre suffrage en ma faveur s'explique,Quel crime est donc le mien ? DON ALVAR. L'opinion publique.C'est peu pour négliger un devoir si pressantQue mon coeur en secret vous déclare innocent,À l'erreur du public c'est peu qu'il se refuse, Vous êtes criminel tant que l'on vous accuse,Et mon honneur blessé sait trop ce qu'il se doitPour ne vous pas punir de ce que l'on en croit. DON LOPE. Quoi, sur un bruit si faux... DON ALVAR. Vous m'en devez répondre,Avant que vous revoir j'ai voulu le confondre ; Mais en vain en tous lieux je me suis informé,On ne nomme personne, ou vous êtes nommé.J'affoiblis ma vangeance à la voir differée,Sortons. DON LOPE. Et l'amitié que vous m'aviez jurée ? DON ALVAR. Telle est de mon honneur l'impitoyable loi, Loin qu'un ami l'arrête, il n'a d'yeux que pour soi,Et dans ses intérêts toujours inexorableVeut le sang le plus cher au défaut du coupable. DON LOPE. S'il faut donner le mien, changez au moins l'arrêt,Qu'aimer soit tout mon crime, et le voici tout prêt : Oui, punissez en moi ce respect téméraireQui poussé par l'amour ose paraître et plaire,Et donnant sans regret ce qu'il faut m'arracher... DON ALVAR. Ah, que je punirais un crime qui m'est cher !Vous l'avouerai-je enfin ? j'aime, hélas ! Et nos âmes Avec même secret brûlent des mêmes flammes.Même objet asservit et l'un et l'autre coeur,Si vous aimez ma soeur, j'adore votre soeur... SCÈNE IV. Don Lope, Don Alvar, Cassandre. CASSANDRE. Et bien, cruel amant, découvre mes faiblesses,Je viens les avouer puisque tu les confesses, Mais je demande aussi que de justes effetsMontrent ton coeur d'accord de l'aveu que tu fais.Ce beau feu dont l'ardeur dût être si certaineNe s'explique pas bien par des marques de haine,Et poursuivre le frère avec tant de rigueur C'est prouver assez mal ton amour pour la soeur.Respecte en lui mon sang si j'ai droit d'y prétendre,Ou dis que tu me hais si tu le veux répandre,Et dans tes sentiments un peu mieux affermi,Sois amant tout à fait, ou bien tout ennemi. D'accord de : préposition acceptée à l'époque. DON ALVAR. Don Lope, c'est ainsi qu'avec toute assuranceJ'ai pu de mon secret vous faire confidence ? DON LOPE. Ne me reprochez rien quand mon coeur abattuSoupire du long temps que vous me l'avez tu. CASSANDRE. Quoi, ta haine est pour lui déjà si violenteQu'elle a peine à souffrir l'obstacle d'une amante,Et quand elle s'apprête à lui ravir le jour,Pour la faire trembler c'est trop peu que l'amour ? DON ALVAR. Hélas ! Et plut au Ciel qu'une si belle flamme Vous éclairât assez pour lire dans mon âme.Vous m'y verriez encor préférer hautementAu titre d'ennemi la qualité d'amant,Détester autant l'un que je respecte l'autre,Mais enfin ma vertu se règle sur la vôtre ; Malgré tout mon amour son ordre impérieuxSur mon affreux destin vous fait fermer les yeux,Et cette ombre de gloire a pour vous tant de charmesQue ma mort vous arrache à peine quelques larmes,Je n'en murmure point, et pour votre intérêt Sans rien tenter pour moi j'en accepte l'arrêt.Contre vous pour le mien faites la même chose,Et sans vous opposer à ce qu'il faut que j'ose,Souffrez à mes désirs le pitoyable espoirD'expirer sans remords sous l'horreur du devoir. CASSANDRE. Cruel, et si le mien t'a paru trop sévère,Devrais-tu te venger de la Soeur sur le frère,Et prendre avidement une fausse couleurPour le faire garant de ton propre malheur ?Car enfin je vois trop quelle offense t'anime, C'est ma seule vertu qui fait ici son crime,Tu te le peins coupable afin d'armer ton bras,Mais si j'avais pu l'être, il ne le serait pas. DON ALVAR. Ah, si vous pouviez voir avec quelle contrainteDe mon honneur blessé j'ose écouter la plainte, Vous n'en trouveriez pas le tourment si léger,Qu'il vous dût être encor permis de m'outrager.Non, je ne poursuis point Don Lope en téméraire,Je me regarde amant pour le voir votre frère,Et m'accusant pour lui de sentiments ingrats, Je lui prête mon coeur pour désarmer mon bras.Mais, hélas ! c'est en vain que je le justifieQuand je viens à revoir toute notre infamie,Contraint à cet objet de me désabuserJe vois que c'est lui seul que j'entends accuser, Et qu'en l'obscurité d'un sort si déplorableIl me doit, ou son sang, ou le nom du coupable. DON LOPE. Que je le sache ou non, je connais mon devoir,Et si par moi quelqu'un avait dû le savoir...Mais, ô Dieu, c'est ici que l'espoir et la crainte... SCÈNE V. Don Sanche, Don Lope, Don Alvar, Cassandre. DON SANCHE. Ah ! mon fils. DON ALVAR. Suspendez de grâce votre plainte,Vous venez condamner ce coeur trop partagé,Mais je mourrai, mon père, ou vous serez vengé.Nous pourrons nous revoir, adieu Don Lope. DON SANCHE. Arrête,Et vois le précipice où ton erreur te jette, Don Lope est innocent. DON ALVAR. Pour en avoir doutéLe procédé d'un traître a trop de lâcheté.Mais enfin avec vous ayant part à l'outrage,Si je n'en sais l'auteur... DON SANCHE. Tu sauras davantage,Puisque le Ciel propice à mon ressentiment, Au crime qui le cause a joint le châtiment,On m'a déjà vengé. DON ALVAR. Quel bras l'aurait pû faire ?Jamais autre qu'un fils ne venge bien un père. DON LOPE. Non, mais quand vous saurez qui l'avait outragé,Peut-être avouerez-vous qu'il est assez vengé. DON SANCHE. Oui, mon coeur de vengeance assez insatiable,La trouve toute entière au remords du coupable,Qui blessé par rencontre, et craignant de mourir,Chez Alonse à moi-même a pu se découvrir.Qui l'aurait jamais crû, que cette âme si fière Eût pu jusqu'au pardon abaisser sa prière,Que l'orgueilleux Enrique... DON LOPE. Après l'avoir nommé,Quelque juste sujet qui vous tienne animé,Songez qu'il est mon frère et m'épargnez la honte. DON ALVAR. Quoi, votre frère ! Ô Ciel, que ta justice est prompte ! DON SANCHE. Il nous la montre en lui. DON ALVAR. Mais vous ne savez pasQue le voulant punir il l'a fait par mon bras.Sans savoir votre affront j'en ai tiré vengeance. DON SANCHE. Quoi, mon fils aurait pu réparer mon offense ? DON ALVAR. Don Lope en est témoin, lui dont l'heureux secours S'employa pour ma gloire et conserva mes jours.Ah, si vous connaissiez sa vertu toute entière ! DON LOPE. Elle offre à votre estime une faible matière. DON SANCHE. De ce qui s'est passé j'ai su tout le secret,Et de cette vertu pleinement satisfait, Ravi qu'à ma vengeance un fils ait mis obstacle,Confus de mon erreur, surpris de ce miracle,Je venais l'assurer qu'un regret éternel... DON LOPE. Pourquoi tant d'indulgence envers un criminel ?Puisque vous savez tout, il n'est plus temps de taire, Et que j'aime Jacinte, et que j'ai su lui plaire,Et quoi que la vertu soutienne un si beau feu,Il est à condamner n'ayant pas votre aveu.Ce m'est beaucoup pourtant que vous puissiez connaîtreQue sur cet appui seul la raison le fit naître, Et que mon coeur s'offrant à de si doux liens,N'y fût point engagé par l'éclat de vos biens,C'est à quoi rarement un grand courage cède,Le Ciel vous rend un fils, que ce fils les possède,Aussi charmé que vous de son heureux retour, Un coeur me suffira pour payer mon amour.Si je demande trop, punissez mon audace,La mort sans un tel prix me tiendra lieu de grâce,Et purgé d'un soupçon qui m'eût peu diffamer,Je mourrai satisfait si je meurs pour aimer. DON ALVAR. C'est trop, pour couronner une flamme si pure,Mon père, attendez-vous qu'un fils vous en conjure ? DON SANCHE. Non, de ce feu secret si j'ai blâmé l'ardeur,Alonse en a déjà justifié ta soeur.Surprise et par mon ordre et par son stratagème, Je sais ce qu'elle a fait contre Don Lope même,Et pour ce grand effort le moins que je lui dois,C'est d'oublier sa faute et d'approuver son choix. SCÈNE VI. Don Sanche, Don Alvar, Don Lope, Jacinte, Cassandre. JACINTE. Puisque par le succès cette faute s'efface,J'en viens bénir le Ciel, et recevoir ma grâce. DON SANCHE. Quoi, voir ici ma fille ! JACINTE. Avant que m'accuser,Songez à quoi pour vous j'ai pu me disposer,Ne soupçonnez point ni crime ni faiblesse,Dans une passion dont je suis la maîtresse.C'est votre intérêt seul qui plus fort que le mien... DON SANCHE. Va, je te ferais tort si j'examinais rien,Ta vertu me répond de l'amour qui t'engage. DON LOPE. Dieux, que le calme est doux qui succède à l'orage ! Rien a ici le sens de quelque chose. DON ALVAR. Il est bien doux, hélas ! à qui peut espérer. DON SANCHE. Quoi, chacun est content et tu peux soupirer ? DON ALVAR. Ah, soupirs indiscrets d'avoir osé paraître ! DON LOPE. Puisque j'ai su par vous que ma soeur les fait naître,Pour les faire cesser, voulez-vous bien par moiRecevoir tout ensemble et son coeur et sa foi ? DON ALVAR. Une foi qu'à Fernand vous-même avez promise ? DON LOPE. Je ne m'engage à rien que Fernand n'autorise. DON ALVAR. Ô Dieux, se pourrait-il ? DON SANCHE. Tu l'aimes donc, mon fils ? DON ALVAR. Dans mon ravissement je doute si je vis.Mon père... DON SANCHE. Je t'entends, obtiens-là d'elle-même. DON ALVAR, à Cassandre. Consentez-vous, Madame, à mon bonheur extrême ? CASSANDRE. Voir vos voeux tout à coup par un frère exaucés,Et n'y résister point, c'est m'expliquer assez. DON ALVAR. Ô favorable arrêt ! DON SANCHE. C'est le Ciel qui le donne,L'ordre de ses décrets n'est connu de personne, Et souvent de ses soins l'infaillible ressortSe plaît par le naufrage à nous conduire au port. ==================================================