******************************************************** DC.Title = MANLIUS, TRAGÉDIE. DC.Author = DESJARDINS, Marie-Catherine-Hortense DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 01/02/2021 à 07:00:07. DC.Coverage = Espagne DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/DESJARDINS_MANLIUS.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57511q DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** MANLIUS TRAGI-COMÉDIE M. DC. LXII. AVEC PRIVILEGE DU ROI. Par MADEMOISELLE DES JARDINS. À PARIS, Chez CLAUDE BARBIN, au Palais, sur le degré devant la Sainte-Chapelle au signe de la Croix.Achevé d'imprimer pour la première fois Le 27. Octobre 1662. Les Exemplaires ont été fournis. Représentée pour le première fois en mai 1662 au Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. MADEMOISELLE, Les hommages que votre ALTESSE ROYALE reçoit tous les jours, me défendent presque d'espérer, que mes respects ne puissent trouver place parmi la foule des Illustres adorateurs de votre Vertu : Je crains avec raison, ce me semble, d'être étouffée dans cette glorieuse presse. Mais il faut oser quelque chose pour s'acquitter de son devoir, et toutes les Augustes qualités de votre Personne Royale, ont fait une si douce violence à notre jeune Manlius, que, sans considérer ses défauts, il vient audacieusement se jeter aux pieds de la plus merveilleuse Princesse qui soit aujourd'hui dans le monde. En vain je lui ai représenté qu'en ces rencontres, il faut pour le moins être conduit par ces grands Auteurs que leur mérite a rendus les Rois du Théâtre; Que dans une si haute entreprise les applaudissements vulgaires sont un faible appui, et que les lumières de vôtre ALTESSE ROYALE ne trouvent rien qu'elles ne pénètrent. Il dit que par tout l'Univers, On sait que Manlius était un téméraire, Qu'il eut toujours ce caractère, Et dans l'Histoire, et dans mes vers, Et que, dut-il servir mille fois de victime ; À l'austère sévérité, Il veut faire avouer à la postérité, Que souvent ce n'est pas un crime Qu'une heureuse témérité. C'est, MADEMOISELLE, dans cette pensée qu'il a eu l'audace d'abuser de votre bonté en dérobant à votre ALTESSE ROYALE quelques heures de son loisir, et c'est par ce même mouvement qu'il ose aujourd'hui vous demander l'honneur de votre protection. S'il est si heureux que de l'obtenir, elle lui donnera une vie dans les siècles à venir, beaucoup plus Illustre que la vie que je lui ai donnée dans ce poème. Tel a blâmé mon indulgence, qui la trouvera digne d'une louange immortelle, quand il saura que ce héros devait un jour être avoué de votre ALTESSE ROYALE. Après cela n'est-il pas vrai de dire, qu'il y a des témérités si heureuses qu'elles ne sont jamais criminelles ? Et ne dois-je pas espérer, que sur un exemple si fameux, il me sera permis de me dire, MADEMOISELLE, De Votre Altesse, La très humble, très obéissante, et très soumise servante, DES JARDINS. PERSONNAGES TORQUATUS, Consul Romain. MANLIUS, Fils du Consul. CAMILLE, Veuve de Decius. OMPHALE, Princesse d'Épire captive des Romains. JUNIUS, Ami de Torquatus. PHÉNICE, Suivante d'Omphale. PISON, Licteur. La Scène est au Camp des Romains devant les Tentes du Consul. ACTE I SCÈNE I. Camille, Pison. CAMILLE. Puis-je croire, Pison, cette étrange nouvelle ? PISON. Madame, je la tiens d'une bouche fidèle.Cet amour pris naissance au Camp de Decius,Où servait dans ce temps le jeune Manlius ;Mais n'osant espérer que pour cette Alliance Le Consul ait jamais la moindre complaisance,Il déguise avec soin la folle passion,Sous le masque trompeur de la compassion.Sur ce prétexte adroit secrètement OmphaleEn reçoit mille effets d'une ardeur sans égale : Pour moi, que les bontés de votre illustre époux,Jusques à mon trépas attacheront à vous,Et qui dès en naissant appris de ce grand homme,Qu'il faut tout mépriser pour la gloire de Rome,Sachant qu'à Torquatus votre coeur est promis, Et qu'ainsi vous prenez intérêt en son fils,J'ai voulu vous donner cette marque de zèle. CAMILLE. Je saurai reconnaître une ardeur si fidèle,Repose-t-en sur moi, va, j'en prends le souciMais je vois Torquatus, laisse-nous seuls ici. SCÈNE II. Torquatus, Camille. TORQUATUS. Quoi, si matin, Madame, être hors de la tente ?Qui vous peut aujourd'hui rendre si diligente ? CAMILLE. Une triste moitié du plus grand des hérosAprès l'avoir perdu goûte peu de repos,Le tumulte du camp, les cris, et les alarmes Étant un grand obstacle à mes trop justes larmes,Honteuse de me voir parmi tant de soldats,Et voulant d'un époux honorer le trépas,Pour m'acquitter dans peu de ce dernier office,Je m'en allais presser le jour du sacrifice ; Mais puisque les effets d'un illustre souciMe font heureusement vous rencontrer ici,Puis-je vous avertir que dans votre familleOn a fait céder Rome aux charmes d'une fille ;Et qu'Omphale a vengé tous les malheurs des siens, En mettant ses vainqueurs dans ses propres liens ? TORQUATUS, bas. Dieux, m'aurait-on trahi ? Que dites-vous ? Madame. CAMILLE. Que Manlius épris d'une honteuse flamme,Veut réparer les maux que l'Épire a soufferts,Et que d'une captive il a reçu des fers. TORQUATUS, bas. Quoi ? Mon fils, mon rival ? CAMILLE. Les affaires publiques,Doivent-elles bannir vos soucis domestiques ?Et pour vaincre l'effort des communs ennemis,Avez-vous méprisé la conduite d'un fils ?J'approuve qu'un Consul adopte sa Patrie; Mais de voir que par là sa gloire soit flétrie,Et que sur son fils même on fasse un attentat,Quand il se donne entier au salut de l'État,C'est porter un peu loin les effets de son zèle. TORQUATUS, bas. Feignons de ne pas croire une telle nouvelle. Connaissant Manlius, je ne saurais penserQu'aux lois d'une captive il daigne s'abaisser.Ses pareils n'ont jamais d'amour que pour la gloire,Et ne forment des voeux qu'au Temple de mémoire :Manlius est Romain, il est né de mon sang, Et n'a pas oublié ni son nom, ni son rang. CAMILLE. N'en croyez pas, Seigneur, ces titres honorables,Les pièges de l'amour sont presque inévitables,Il remplit les esprits de vaines fictionsIl s'érige en auteur des grandes actions, Et colore si bien ses feux et sa faiblesse,Qu'un héros croit devoir sa gloire à sa maîtresse,Le jeune Manlius s'estime généreuxQuand il sert dans les fers un objet malheureux ;Et ces mêmes appas pour qui son coeur soupire, Ne l'auraient pas touché sur le trône d'Epire :Ce sont là de l'amour les nobles mouvements,Qui ne sont inspirés qu'aux illustres amants ;Et quand on reconnaît son injuste puissance,Il faut fouler aux pieds le rang et la naissance : Pensez-y donc, Seigneur : dans un pareil hasard,Pour peu que l'on diffère, on y songe trop tard :Je sais de bonne part que cette affaire presse,Manlius vient ici pour y voir la Princesse :Il arrive, dit-on. TORQUATUS. Si c'est de cet avis Que vous naît le soupçon de l'amour de mon fils,Perdez en ce moment cette fausse croyance,Il vient pour réparer sa désobéissance :Ce jeune audacieux méprisant mon courroux ;Et voyant que la mort de votre illustre époux Lui laissait dans le camp une puissance entière,Se laissant emporter à son ardeur guerrière,Malgré l'ordre précis, de Rome et du SénatContre les Latins hasardé le combat,Et bien qu'il ait vaincu, pour mieux faire connaître Combien sur les Romains le Sénat est le maître :Je crois que son trépas est la punitionQui se doit imposer à son ambition. CAMILLE. Elle sera, Seigneur, sans doute plus légère :Ce vaillant criminel a pour juge son père, Et l'on ne mettra pas au nombre des défautsUn peu trop de chaleur dans un jeune héros :A ces nobles transports, il joindra la prudence,Quand il aura du temps acquis l'expérience,Par sa bouillante ardeur sa vertu se produit, Et vos sages conseils en mûriront le fruit :Mais pour faire, Seigneur, que partout il les suive,De grâce empêchez-le de revoir la captive ;L'amour est si subtil qu'il se glisse aisément,Il entre dans les coeurs sans qu'on sache comment ; Une âme le nourrit longtemps sans le connaître,Et quand par son adresse, il s'en est rendu maître,Semblable à la vipère, il déchire le flanc,Dont il avait sucé la substance et le sang :Dérobez votre fils à cette destinée : [Note : Hyménée : divinité fabuleuse des païens, qu'ils croient présider aux mariage. (...) signifie aussi poétiquement le mariage. [F]]Je sais qu'il se propose un indigne hyménée,Défiez-vous de tout, les amants sont rusés ;Et surtout, les amants qui sont favorisés. TORQUATUS. Reposez-vous sur moi, l'affaire m'intéresse : CAMILLE. Pour vous en éclaircir, parlez à la Princesse, Elle devait me suivre ici dans un moment :Tâchez de pénétrer un peu son sentiment.La voici : je vous quitte. SCÈNE III. Torquatus, Omphale[, Phénice]. TORQUATUS. Hé bien, belle inhumaine,Ne vous rendrez vous point à la grandeur Romaine ?Exécuterez-vous d'un coup d'oeil enchanté [Note : Bellone : dieu qui personnifie la guerre et accompagne Mars.]Ce que Mars et Bellone ont vainement tenté ?Ne puis-je voir cesser un si cruel marture,Et voyant à vos pieds un Consul qui soupire,Voulez-vous égaler par de cruels dédainsLes maîtres de la Terre au reste des humains ? OMPHALE. N'insultez plus, Seigneur, à cette infortunée,Laissez borner aux fers ma triste destinée,Tant de discours flatteurs prononcés sans dessein,Sont des amusements indignes d'un Romain :Je sais le peu d'attraits dont le ciel m'a pourvue ; Et le sort m'a laissé du sens et de la vue. TORQUATUS. Quoi toujours opposer cette extrême froideur,Aux sincères effets de ma bouillante ardeur ?Vous doutez de mes feux, adorable insensible,Et rien ne peut toucher ce courage inflexible ? J'aurai donc fait pour vous cent crimes superflus,En violant la foi donnée à Decius,Quand tout étincelant de la noble furie,Qui le fit immoler au bien de sa patrie,Pour un gage éternel d'une ardente amitié, Il me fit un présent de sa digne moitié ?Recevez, me dit-il, ce bien inestimable,Camille n'eut jamais ici bas de semblable.Ce fut par ses vertus qu'elle engagea ma foi,Qu'elle recouvre en vous ce qu'elle perd en moi, Je lui promis grands Dieux, et sur cette promesse,Il courut à la mort tout rempli d'allégresse ;Et cependant, ingrate, un regard de vos yeux[Note : Mânes : terme poétique qui signifie l'ombre ou l'âme des morts. [F]]Fit taire dans mon coeur ces mânes glorieux :Je méprise pour vous cette illustre Romaine ; Et mon amour n'obtient que froideur et que haine ?Après tous ces effets de votre cruauté,Voulez-vous mon trépas, inhumaine beauté ?Parlez, voici ma main, si la vôtre est timide. OMPHALE. Me préserve le Ciel d'un si grand homicide, Le Sénat est l'auteur de tous mes déplaisirs ;Mais je le hais bien moins que les lâches désirs :Si l'amour me déplaît, je déteste le crime,Et de mes ennemis j'aime si fort l'estime,Qu'un des plus puissants traits dont mon coeur vous combat, C'est la peur d'attirer le mépris du Sénat.Que penserait de moi cette assemblée auguste,Si je souffrais l'effet d'un amour si peu juste ?Non, non, contentez-vous, Seigneur, de mon respect,D'un coeur comme le mien l'amour serait suspect : Les fers que j'ai reçus ont endurci mon âmeEt bien loin d'approuver l'ardeur de votre flamme,Quand je songe à l'éclat de mes honneurs passés,Si mon coeur vous estime, il croit en faire assez. TORQUATUS. Portez, portez plus loin cet orgueil indomptable, Votre mépris est juste et mon amour blâmable,Cette noble fierté pour un Consul Romain,Nous fait voir un courage au dessus de l'humain.Je ne saurais blâmer une si belle audace,Mais pour n'oublier rien, souvenez-vous de grâce, Que vous ménagez mal les désirs de mon coeur,Et que malgré mes feux, je suis votre vainqueur. OMPHALE. Mon père mort, mes fers, votre insigne victoire,Ne sont que trop présents à ma triste mémoire,Les destins obstinés à me persécuter, M'ont ôté pour jamais les moyens d'en douter,Et je n'ai pas besoin que votre orgueil s'en vante,Mais ce nom de vainqueur n'a rien qui m'épouvante,On ne redoute rien quand on brave la mort :Vous-même appréhendez l'inconstance du sort ; Cette audace, Seigneur, peut être réprimée,Le Ciel me laisse un frère et de plus une armée,C'en est peut-être assez pour sortir de vos mains,Nos soldats ont eu l'art de vaincre les Romains,S'ils ne l'ont oublié je vous ferai connaître, Que celles de mon rang n'ont point ici de maître. TORQUATUS. Quoi vous n'avez espoir qu'en un malheureux Roi,Que les arrêts du sort doivent à notre loi ?Et que peut de ses gens une faible poignée,Que par pitié Decie a sans doute épargnée, Contre un peuple vainqueur et qu'on voit aujourd'huiTraîner par l'univers la victoire après lui ?Opposez-vous plutôt à cette vaine audace,Servez-vous de vos yeux pour obtenir sa grâce,Du salut des vaincus tâchez d'être le prix, Vous le pouvez encore après tant de mépris.Ingrate, malgré moi je sens que je vous aime,Voyez ce que je puis, aimez-moi pour vous-même.Par un injuste orgueil ne poussez pas à bout,Un vainqueur amoureux, sur qui vous pouvez tout : Car je jure des Dieux la puissance adorable,Que si je vous retrouve encore inexorable,À la face du Ciel avant la fin du jour,Torquatus vengera sa gloire et son amour. Il sort. SCÈNE IV. Omphale, Phénice. OMPHALE. Voilà pour me charmer un aimable langage, C'est ainsi qu'on fléchit un généreux courage,L'injure, le mépris, la menace et l'orgueil,Sont pour le coeur d'Omphale un dangereux écueil.Fais craindre ton courroux à des âmes plus basses ;La mienne est au dessus de toutes tes menaces, C'est à d'autres attraits que mon coeur s'est rendu,Et contre ton amour il est bien défendu.Ô toi qui sus toujours le secret de mon âme,Phénice cher témoin d'une plus belle flamme,Vois quelle ressemblance entre un père et son fils, Manlius se trouvant parmi mes ennemis,En mille occasions a défendu ma gloire,Et bien loin d'abuser des droits de sa victoire,Il méprise pour moi grandeurs, fortune, rang,Et pour me protéger il expose son sang : L'autre dans mon malheur insolemment me brave,M'insulte, me menace et me traite d'esclave :Ah ! Quelle différence entre ces deux amants. PHÉNICE. Ils la trouvent pareille entre vos sentiments,Car bien que leurs deux coeurs portent la même chaîne, L'un a votre tendresse et l'autre a votre haine. OMPHALE. Hé pourrais-je Phénice en user autrement ?Ce vaillant défenseur, cet agréable amant,[Note : Feu : On dit aussi d'un homme amoureux qu'il brûle d'un beau feu, qu'il nourrit un feu discret, un feu caché sous la cendre, un feu qui le dévore. [F]]Ose à peine parler du feu qui le dévore,Ses seules actions m'apprennent qu'il m'adore : Il s'explique en tremblant, il me parle des yeux,Au lieu que son rival d'un front audacieux,Sans respecter en moi le rang d'une Princesse,Me parle insolemment de l'ardeur qui le presse,Et se vante à mes yeux du titre de vainqueur, Comme si sa conquête allait jusqu'à mon coeur.Mais que semble annoncer sa dernière menace ?Remarque par quels mots s'explique son audace ;À la face du Ciel avant la fin du jour,Il vengera, dit-il, sa gloire et son amour, Dieux ! N'en voudrait-il point aux jours de ce que j'aime :Phénice, qu'en dis-tu ? PHÉNICE. Consultez-le lui-même.Le voici qui s'avance. OMPHALE. En croirai-je mes yeux ? SCÈNE V. Omphale, Manlius, Phénice. MANLIUS. Croyez-en votre coeur, s'il vous en parle mieux,Quel sera mon bonheur, adorable Princesse, Si pour moi ce grand coeur s'émeut et s'intéresse ?Dieux, que je suis heureux si presque en même jour,Je suis favorisé de Mars et de l'amour !Déjà d'un de ces Dieux je tiens une couronne,[Note : Laurier : se dit figurément en Morale, pour signifier la gloire d'un triomphe, d'une conquête. [F]]J'ai cueilli des lauriers que la gloire moissonne, La mort des ennemis et leur captivitéM'ont ouvert le chemin de l'immortalité,De leurs chefs couronnés j'ai couvert la poussière,Et pour rendre ma gloire encore plus entière,Il m'était défendu de donner le combat, Et j'ai fait vaincre Rome en dépit du Sénat.Je viens mettre à vos pieds mes lauriers et ma gloire.Princesse j'aime mieux vos fers que ma victoire,Au Camp j'étais vainqueur de cent mille ennemis,Ici je ne suis rien qu'un esclave soumis : Mais vivre dans vos fers, c'est l'honneur où j'aspire,Et ce rang près de vous vaut ailleurs un Empire. OMPHALE. Hélas ! Si le courroux des destins irrités,Se bornait pour jamais aux fers que vous portez,Le sort m'attaquerait avec de faibles armes ; Et dans ses cruautés, je trouverais des charmes,J'apprendrais de l'amour, l'art de vous secourir,S'il a pu vous blesser, il pourrait vous guérir,Ce dieu qui par mes yeux alluma votre flamme,Par leurs tendres regards soulagerait votre âme ; Et vos propres tourments feraient des envieux,Si vous n'aviez qu'Omphale à craindre dans ces lieux :Craignez plus justement le Consul votre père,Vous savez à quel point son humeur est sévère,Sans doute il traitera comme un pur attentat, Un combat contre l'ordre et les lois du Sénat.Quel serait mon malheur si par cette victoire,La source de mes pleurs naissait de votre gloire ? MANLIUS. Pour me vouloir du mal, il est trop généreux,On n'est jamais coupable alors qu'on est heureux, Rome aurait déclaré ma prudence honteuseSi ma témérité la rend victorieuse,Le bonheur du succès couronne le forfait,Et quand on a vaincu, l'on a toujours bien fait. OMPHALE. Soit faiblesse ou raison je crains cette conquête ; Hélas ! Si les lauriers qui couvrent votre testeÉtaient pour votre front un ornement mortel,Ainsi qu'à la victime en allant à l'autel,Que deviendrait, Seigneur, la malheureuse Omphale ?De grâce, écoutez moins cette ardeur martiale, Dont les bouillants transports vous font tout mépriser :Déjà cette chaleur vous a fait trop oser :Le mépris pour les lois est une grande offense,Veuille le juste Ciel tromper ma défiance ;Mais certains mouvements se glissent dans mon coeur Qui le glacent pour vous de crainte et de terreur ;Je crains les lois, l'état et même la nature,Elle vous détruira dans cette conjoncture,Et peut-être, qu'hélas ! Vos plus grands ennemisSeront ces noms sacrés, et de père et de fils : Ciel détournez l'effet d'un si sanglant présage. MANLIUS. Quoi, la crainte surmonte ainsi ce grand courage ?Omphale peut trembler ? OMPHALE. Accusez-en mon feu,Quand on aime beaucoup on craint toujours un peu,Mon coeur n'est alarmé que parce qu'il soupire, J'ai vu sans m'ébranler la chute d'un Empire ;Et dans votre péril, je vous donne des pleursQue j'avais refusés à mes plus grands malheurs :Prenez vous à l'amour de toute ma faiblesse,Si j'avais moins de peur, j'aurais moins de tendresse, Et mon superbe coeur par l'amour enflamméN'aurait jamais tremblé, s'il n'avait point aimé. MANLIUS. Après un tel discours qui pourrait me détruire ?Mortels audacieux, conspirez pour me nuire,Empruntez s'il se peut, pour avancer ma mort, Les traits envenimés de la rage du sort,Au faîte du bonheur où l'on me voit atteindreDe vos faibles efforts, je n'ai plus rien à craindre :La foudre désormais est au dessous de moi ;Et le Ciel tomberait sans me donner d'effroi ; Oui, Princesse adorable, autant que magnanime,Cette crainte obligeante est maintenant un crime,Mes jours sont immortels, s'ils vous sont consacrés,Et puisqu'ils vous sont chers, ils sont trop assurés.Je vais chez le Consul sur cette confiance, Il attend ce devoir avec impatience,Sans craindre aucun péril, je cours m'en acquitter,Un amant fortuné n'a rien à redouter. SCÈNE VI. Omphale, Phénice. OMPHALE. Ha ! Que tu connais mal le destin qui t'accable,Peut-être ton amour va te rendre coupable, Ton esprit aveuglé choisit pour protecteur,Celui qui de tes maux sera l'unique auteur,Et je crains bien, hélas ! Que cette même flamme,Ne tranche, grand héros, ta glorieuse trame,Que ce soit ton bonheur qui te prive du jour, Et que ton plus grand crime enfin ne soit l'amour.Cependant abusé d'une fausse apparence,Tu mets en cet amour toute ton espérance,Sans craindre me dis-tu, je cours m'en acquitter,Un amant fortuné n'a rien à redouter ; Comme amant fortuné, redoute toute chose,Ce titre de ta mort sera la seule cause,Comme amant fortuné tu sentiras les coups,Et d'un juge rival, et d'un père jaloux ;Mais les Dieux immortels protègent l'innocence Du séjour glorieux où règne leur puissance,Par un effet divin de leurs soins paternels,Leurs yeux incessamment veillent sur les mortels :Allons donc dans ce Temple offrir un sacrifice,Pour nous rendre le Ciel, s'il se peut plus propice. ACTE II SCÈNE I. TORQUATUS, seul. Vertu, Romains, Sénat, Lois, devoir trop sévère,Qui voulez arracher Manlius à son père !Dure nécessité de voir couler un sang,Dont la nature a mis la source dans mon flanc !Dignité de Consul, cruelle soif d'estime À qui mon propre fils doit servir de victime !Amour de mon pays qui me fûtes si cher,Un père malheureux ne peut-il vous toucher ?Dois-je vous immoler un fils couvert de gloireEt lui donner la mort pour prix d'une victoire ? Ne saurais-je accorder dans ce péril mortel,L'amour de la patrie et l'amour paternel,Et faut-il étouffer les sentiments d'un homme,Quand on veut acquérir les louanges de Rome ?Nature, amour, pitié, mouvements confondus, Triomphez s'il se peut, ou ne combattez plus.Que mon devoir vous cède, ou rendez lui les armes,Je n'ai que trop souffert de vos rudes alarmes ,Il est temps que mon coeur élise un souverain,Et qu'il soit aujourd'hui tout père ou tout Romain. Qu'entre ces deux parties mon âme est balancée,Que de troubles divers règnent dans ma pensée,D'un et d'autre côté je vois briller un prix,Rome offre de la gloire et la nature un fils.Ô Dieux peut-on choisir dans cette conjoncture ? Confondez vos présents et Rome et la nature,Je ne puis accepter un choix si dangereux,Donnez-moi l'un et l'autre, ou m'ôtez tous les deux,Mais, pourquoi balancer une mort résolue ?La perte de mon fils n'est-elle pas conclue ? L'amour plus que les lois a signé son arrêt,Et je dois son trépas à mon propre intérêt ;Omphale me méprise et l'ingrate l'adore,C'est mon rival, on l'aime et je consulte encore,Je tremble, je férmis, ha ! C'est trop combattu, La nature vous cède amour, Sénat, vertu,Ne me résistez plus importune tendresse,Vous avez contre vous et Rome et la Princesse,Cédez à mon amour, cédez à mon devoir. SCÈNE II. Torqauatus, Junius. JUNIUS. Seigneur, c'est Manlius qui demande à vous voir. TORQUATUS. Qu'il approche, ô mon coeur garde-toi de t'abattre. SCÈNE III. Toquatus, Manlius, Junius. TORQUATUS. Venez-vous demander un ordre pour combattre,Ou si vous avez cru que parmi les Romains,Un père et le Sénat sont des fantômes vains ?Quand vous avez risqué toute la République, Avez-vous cru montrer un courage héroïque ?Faire voir qu'un vainqueur est au dessus des lois,Et qu'on peut tout braver quand on soumet des Rois,Ces sentiments sont beaux et cette noble audace,[Note : Thrace : Grande région de l'Europe ancienne, dont l'étendue a souvent varié. On lui donne généralement pour bornes au nord le Danube, à l'Est le Pont-Euxin et le Bosphore de Thrace, au Sud la Mer Égée et le Propontide, au Sud-ouest la Macédoine. [B]]Vous fera prendre ici pour le Dieu de la Thrace, Après un tel exploit il vous faut un Autel,Quand on méprise Rome, on doit être immortel. MANLIUS. J'ai trop de confiance en la valeur Romaine,Pour avoir cru, Seigneur, la victoire incertaine,Mon coeur aurait tremblé pour le peuple Latin, Mais l'ardeur des Romains m'assurait du destin :Les mener au combat, c'est courir à la gloire :On dirait qu'ils ont l'art d'enchaîner la victoire,Ils la traînent partout, elle suit tous leurs pas,Et doit une conquête à leurs moindres combats : Pouvais-je donc, Seigneur, avoir l'âme alarmée ? TORQUATUS. On savait mieux que vous la valeur de l'armée :Quand on vous défendit de donner le combat :Avez-vous meilleur sens que n'a tout le Sénat ?Depuis quand avez-vous assez d'expérience, Pour être dispensé de son obéissance ?Dites-nous votre rang, vos vertus, vos exploits,Enfin ce qui vous met au dessus de nos lois. MANLIUS. Le nom de Manlius, mon sang et ma naissance,Sont, Seigneur, mes exploits et mon expérience, C'est pour m'autoriser un droit assez puissant,Les Romains de mon nom triomphent en naissant. TORQUATUS. Les Romains de ce nom craignent sur toute chose,De ne pas observer la loi qu'on leur impose,À ce premier devoir ils feraient tout céder, Et savent obéir s'ils savent commander.Cette règle est pour vous difficile à comprendre,Mais avant qu'il soit peu, je saurai vous l'apprendre,Ne quittez pas le camp sur peine du trépas. MANLIUS. Ordonnez donc, Seigneur, qu'on ne l'attaque pas, Si l'on vous obéit j'observerai sans peineLe respect nécessaire à la vertu Romaine ;Faites qu'on soit en paix et je serai soumis,Mais je crains tout de moi s'il vient des ennemis, TORQUATUS. Ne me répliquez plus : sortez. SCÈNE IV. Torquatus, Junius. TORQUATUS. Quelle arrogance ! À peine obtiendra-t-il de son obéissance,De demeurer au camp par mon commandement. JUNIUS. Quoi ? Blâmez-vous, Seigneur, un si beau mouvement,Cette bouillante ardeur, cette héroïque audacePeut-elle mieux trouver, et son temps et sa place ? Quand doit-elle briller dans nos jeunes guerriersSi ce n'est quand leur front est couvert de lauriers ? TORQUATUS. Pour un brave Romain qui partage ma gloire,Tu parles assez mal des droits de la victoire:En allant au combat l'orgueil nous est permis ; Mais quand on est vainqueur, on doit être soumis.Un homme que le sort arrache de la boue,Dont il fait une idole, et puis dont il se joue,Qui né dans l'esclavage et formé d'un vil sangSans l'avoir mérité se trouve au plus haut rang, Ébloui par l'éclat du bonheur qu'il possède,Dans sa bonne fortune il veut que tout lui cède ;Et son esprit déçu par mille faux appasNe saurait discerner ce qu'il ne connaît pas :Mais un fameux héros, de qui l'âme immortelle, Voit toujours ici bas le sort au dessous d'elle,Dont l'esprit endurci contre l'adversitéTrouve en lui son repos et sa félicité,D'un oeil toujours égal regarde la fortune,Et même sa faveur l'accable et l'importune ; Ses propres intérêts sont pour lui les derniers,Et s'il paraît ardent à cueillir des lauriers,Ce n'est pas seulement pour couronner sa tête ;C'est pour voir son pays jouir de sa conquête :C'est ainsi, Junius, que doit vivre un Romain, Plus il a de bonheur, moins il doit être vain,Vainqueur de l'Univers, il doit respecter Rome,Être au camp plus qu'un Dieu, au Sénat moins qu'un homme ;Et s'il veut tout soumettre, il doit nous faire voirQu'il est soumis lui-même aux règles du devoir. Cependant Manlius, le coeur plein d'arrogance,Méprise ouvertement notre expresse défence.Sans respecter ni lois, ni père, ni Sénat,De son seul mouvement il donne le combat,Une telle insolence et si démesurée, Par la mort seulement peut être réparée :L'audacieux mourra, c'en est fait ; JUNIUS. Ha ! Seigneur,Sur ce funeste arrêt consultez votre coeur,Permettez qu'il conserve une tête si chère,Que le nom de Consul cède à celui de père, Manlius est un fils. TORQUATUS. Je sais bien ce qu'il est :Et j'ai tout consulté sur ce mortel arrêt,Mon coeur m'a dit cent fois que c'est un fils que j'aime,Mais je dois au Sénat beaucoup plus qu'à moi-même,Puisque mon fils l'offense il est mon ennemi, Et jamais il ne faut servir Rome à demi,Je lui dois Manlius, je veux la satisfaire. JUNIUS. Si je pouvais, Seigneur, parler sans vous déplaire,Je vous prierais de voir si certain mouvement,N'est point de cette mort la cause ou l'instrument, Le précieux honneur que j'eus dès votre enfance,De prendre toujours part à votre confidenceMe fait vous conjurer de voir si sur ce point,Quelque fausse clarté ne vous éblouit point,Peut-être qu'en ceci Rome agit la dernière, Consultez là-dessus votre âme toute entière :Que dirait-on de vous si le chef du Sénat,Mêlait son intérêt à celui de l'État ? TORQUATUS. Et de quel intérêt Rome accuserait elle,Celui qui perd son fils, pour lui prouver son zèle ? JUNIUS. Si je puis m'expliquer sans sortir du respect,Je vous dirai, Seigneur, que ce zèle est suspect :Omphale qui paraît moins captive que Reine,De tous vos sentiments nous informe sans peine,Quand on la voit ici, sans gardes sur sa foi, L'on devine aisément qu'elle donne la loi,On en parle tout haut ; mais on ajoute encore,Qu'elle aime Manlius, que votre fils l'adore,Jugez donc quel effet produirait son trépas. TORQUATUS. Un bruit si mal fondé ne m'épouvante pas, Ma vertu, Junius, est trop bien établie,Pour craindre les effets de cette calomnie,Depuis assez longtemps on en connaît l'éclat,Et j'ai pour mes témoins le Camp et le Sénat.Mais quand cette action serait mal expliquée, Ma gloire sur ce point serait-elle attaquée ?Si la beauté d'Omphale a pour moi des appas,Mon fils en a-t-il moins mérité le trépas,Parce qu'insolemment il sera téméraire,Jusqu'à porter ses yeux au même lieu qu'un père ? Cet amour qui le rend criminel envers moi,Pourra-t-il l'exempter des rigueurs de la loi ?Apprenez-moi comment, et par quelle puissanceDeux crimes confondus font naître l'innocence. JUNIUS. Puisque vous permettez que j'ose librement Vous dire sur ce point quel est mon sentiment ;L'amour par un effet de son pouvoir suprême,Fait les biens et les maux sans sortir de lui-même.Souvent un même trait par un charme puissantFait un amant coupable et rend l'autre innocent. C'est l'ordinaire effet des yeux d'une maîtresse,Que de remplir deux coeurs. Mais voici la Princesse.C'est mal prendre mon temps pour un tel entretien. TORQUATUS. Voyez si dans ce camp, il ne se passe rien :Je vous suis. SCÈNE V. Torquatus, Omphale, Phénice. TORQUATUS. Quel sujet dans ce lieu vous amène ? Est-ce pitié, Madame, est-ce amour, est-ce haine ? OMPHALE. C'est l'estime, Seigneur, que conservent entre euxLes plus grands ennemis, quand ils sont généreux.De l'injuste destin, la fière barbarieMe forçant malgré moi d'être votre ennemie, Votre vertu m'empêche au moins de vous haïrJusqu'à vouloir vous perdre, ou jusqu'à vous trahir.Apprenez donc, Seigneur, que tout le Camp murmure,Et que de votre fils la funeste aventureJette tant la fureur dans l'âme des soldats, Que votre gloire et vous, ne s'en sauveront pas. TORQUATUS. Quoi, la Princesse Omphale est sensible à ma gloire ? OMPHALE. Je l'ai toujours été, si j'en crois ma mémoire,Et c'est par ce motif, que j'ai tant combattu,Un amour dont l'effet blessait votre vertu. TORQUATUS. Peut-être cet orgueil a-t-il une autre cause,Car de tous vos secrets, nous savons quelque chose,Mon fils vous fait pitié, vous craignez son trépas. OMPHALE. Il est vrai, je le crains ; je ne m'en défends pas ;Si je plains d'un héros la triste destinée, Une pitié si noble, est d'une âme bien née ;Et quand ce motif seul me forcerait d'agir,Ce n'est pas un secret dont je dusse rougir :Un si beau mouvement ne serait pas un crime. TORQUATUS. Pourquoi donc le cacher, s'il est si légitime ? Pourquoi l'envelopper d'une feinte terreur,Et donner des avis d'une fausse rumeur ?Que ne me dites vous, je crains pour ce que j'aime ?Accordez Manlius à mon amour extrême,Faites moi ce présent. OMPHALE. Pour conserver ses jours Une telle prière est un faible secours :La mort de ce héros n'est que trop assurée,Mes malheurs, votre amour, et le sort l'ont jurée,Je vois bien que je fais un inutile effort.Hélas ! Il périra. TORQUATUS. Modérez ce transport. Vous pourrez le sauvez, si son trépas vous touche,Son arrêt lui sera donné par votre bouche :Tout mon rival qu'il est, sa mort dépend de vousJe vous laisse y penser. Camille vient à nous,Un pareil entretien doit finir auprès d'elle. Il sort. SCÈNE VI. Camille, Omphale, Phénice. CAMILLE. Je vous cherchais, Omphale : OMPHALE. Ah, rencontre cruelleÔ Dieux n'aurai-je pas un moment pour rêver ?Le moindre ordre, Madame, aurait pu me trouver ;Mais pour vous obéir, que faut-il que je fasse ? CAMILLE. Il faut vous dérober au sort qui vous menace ; Vous suivez en aveugle un penchant dangereux,Qui conduit dans le fonds d'un précipice affreux,Vous me faites pitié, dans ce péril extrême,Vous aimez Manlius, vous souffrez qu'il vous aime ;Et votre coeur séduit troublant votre raison Se remplit à longs traits d'un funeste poison,Remarquant à quel point vous êtes jeune et belle,Je voudrais vous tirer d'une erreur si cruelle,Et par un pur effet d'une tendre amitiéPour vous-même exciter un peu votre pitié. On vous trompe, on vous donne une espérance vaine ;Pour avoir Manlius, il faut être Romaine ;Et quoi qu'il vous promette, ou qu'il vous puisse offrir,Sans ce titre on ne peut jamais y parvenir.Princesse, profitez d'un avis si sincère, Recevez-le de moi, comme de votre mère :Étouffez les désirs de votre jeune coeur,Et n'expliquez pas mal, mon zèle, et ma ferveur. OMPHALE. Pour les mal expliquer, ils sont trop salutaires ;Mais pour moi grâce au Ciel, ils sont peu nécessaires, Je ne forme des voeux que pour briser mes fers,Et bien loin d'écouter ceux qui me sont offertsMon coeur du consul même a méprisé la flamme,Et refuse l'honneur d'être bientôt sa femme. CAMILLE. Femme de Torquatus ? OMPHALE. Oui femme assurément, Il est en mon pouvoir, n'en doutez nullement,Mais n'appréhendez pas cet injuste hyménée :Je sais qu'à Torquatus vous êtes destinée,Et que sans ce grand deuil qu'à présent vous portezIl vous aurait donné ce que vous méritez. S'il faut pour Torquatus commettre une injustice,Devenir d'un forfait la cause ou le complice,Monter à ce haut rang par une lâcheté,Torquatus à ce prix serait trop acheté. CAMILLE. Mais aussi par ce prix vous rachetez l'Épire. OMPHALE. L'innocence d'un coeur vaut bien mieux qu'un Empire. CAMILLE. Pour le bien des États tout semble être permis. OMPHALE. Je crains plus un remords que tous mes ennemis. CAMILLE. Vos peuples blâmeront ces sentiments sévères. OMPHALE. Les Dieux sans cet hymen finiront nos misères. CAMILLE. Les Dieux sont tout-puissants, mais leur secours est lent,Quand il faut appuyer un trône chancelant. OMPHALE. Où leur secours est vain, que peut celui d'un homme ? CAMILLE. Sans mentir la vertu n'est pas toute dans Rome.Un si sage discours qu'on ne peut trop louer, À ma confusion me force à l'avouer.Cultivez avec soin cette vertu sublimeQui m'inspire pour vous une si haute estime :Elle plaît au Consul, sans doute autant qu'à moi,Je le connais trop bien, pour douter de sa foi ; S'il feint de vous aimer, ce feu qui vous abuse,Est pour vous éprouver une innocente ruse ;Empêchez-en l'effet, et vous verrez un jourQue l'amour de la gloire est son unique amour.Mais pourrais-je, Princesse, afin de mieux connaître Cette haute vertu, que vous faites paraître,En apprendre de vous jusqu'aux moindres effets,Les feintes du Consul, ses ruses, ses projets,De quels discours trompeurs, il flatte votre attente. OMPHALE. Pour les apprendre mieux entrons dans votre tente. CAMILLE. J'y consens avec joie, allons, cet entretienMe rend votre intérêt aussi cher que le mien. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. CAMILLE, seule. Qu'ai-je entendu ? Grands Dieux ! Et que me dit Omphale ?Croire que Torquatus à ce point se ravale ?Torquatus, un vainqueur, un Consul, un Romain, De l'univers entier l'arbitre Souverain,Cède aux faibles attraits d'une jeune étrangere ?Ce qu'on appelle amour, cette vaine chimere,Ce caprice des sens, ce poison des Vertus,A rangé sous ses lois le coeur de Torquatus ? L'amour blesse un Consul ? Mais c'est peu qu'il le blesse,Il le soumet encore aux lois d'une Princesse,Dont le père a coûté pour le malheur de tousAu Sénat Decius, à Camille un époux.Injuste Torquatus, tu sais que ce grand-homme A répandu son sang pour le salut de Rome,À peine a-t-il reçu les honneurs du tombeau ;Et tu veux t'allier au sang de son bourreau ?Ô vous qui le souffrez, Démons de la Patrie,Vous à qui s'immola cette ombre si chérie, Vous qui devez veiller sur l'État des Romains ;Êtes vous donc des Dieux ou des fantômes vains ?Vos éloges brillants sont-ils des impostures ?Voyez vous sans horreur les crimes des parjures ?N'avez vous point de bras, ou si vous en avez À quel usage, hélas ! Sont-ils donc réservez ?Quel plus noir attentat, mérite le supplice ?Ah ne retenez plus grands Dieux votre Justice;Il est temps, d'éclater, montrez votre courroux,Et vengez d'un seul coup, l'État, Camille, et vous : Mais, pourquoi battre l'air de ces vaines paroles ?Que sont à ma douleur tant de plaintes frivoles ?Ne puis-je sans les Dieux repousser un affront ;Et mon bras n'est-il pas un remède plus prompt ?Ah, ne balançons point, la plainte est inutile, Armons nous d'un poignard, courons ; mais où Camille,Te charger de la mort, d'un Consul, d'un Romain,Et dans un si beau sang oser tremper ta main ?Que plutôt le Consul te donne au lieu d'Omphale,Une esclave, une infâme, un monstre pour rivale ; Qu'il te rende plutôt le rebut du SénatQue de souiller ton nom d'un si grand attentat.Les criminels désirs, que t'inspire ta rage,Te feraient mériter ta honte, et cet outrage ;Cherche d'autres moyens pour ton soulagement, Manlius doit se rendre ici dans un moment,Il est jeune et bouillant, il aime la Princesse,Et son propre salut dans son mal l'intéresse,Je sais que le Consul a juré son trépas,Pour un jeune vainqueur la vie a des appas, Offrons lui du secours embrassons sa défenseTâchons de l'irriter : le voici qui s'avance. SCÈNE II. Camille, Manlius. CAMILLE. J'ai su jeune héros qu'un outrageant mépris,D'une grande victoire avait été le prix ;Et que le noir venin du démon de l'envie D'un péril évident menaçait votre vie :Je vous ai donc mandé pour garantir vos joursEt dans ce mal pressant vous offrir du secours ;De mon illustre époux la mort encore récente,Parmi tous les Romains rend sa veuve puissante : Tant de vivants portraits par la gloire tracés,Du coeur de nos soldats ne sont pas effacés.Il leur souvient toujours d'avoir vu ce grand homme,Chez les peuples voisins planter l'aigle de Rome,Et par le noble effet de cent exploits divers, Rendre notre cité Reine de l'univers ;Son ombre peut encore dissiper la tempête,Dont la noire vapeur gronde sur votre tête.D'entre les immortels il peut voir aujourd'hui,Que son nom glorieux n'est pas mort avec lui : Pour éviter les coups d'une injuste furie,Faites-vous un rempart de cette ombre chérie :À qui dans ce péril pourrait avoir recoursUn vainqueur innocent ? MANLIUS. Ha, cessez ce discours,Ma vertu qui ne peut en permettre la suite En conçoit trop d'horreur pour en être séduite.Si mon père et l'État ont résolu ma mort,J'en subirai l'arrêt sans me plaindre du sort.Des plus cruels destins je puis sentir la rage,Mais jamais je ne puis en mériter l'outrage : Et de quelque malheur dont je sois combattu,L'on peut m'ôter le jour mais non pas la vertu. CAMILLE. J'aime trop la vertu pour vouloir la détruire,Et si de mes desseins vous daignez vous instruire,Bien loin d'en murmurer peut-être verrez-vous, Que j'abhorre le vice autant ou plus que vous :Je voudrais épargner un crime à votre pèreEt sachant à quel point son humeur est sévère,Par pitié pour tous deux je tâche d'empêcherUne sévérité qu'il peut se reprocher ; Si vous avez besoin de secours ou d'escorte,Je veux vous en fournir, je vous offre main forte.Des traits de sa fureur daignez vous garantir ;De grâce épargnez-lui l'horreur d'un repentir ;Contre un père irrité la fuite est salutaire, Et souvent la terreur est un mal nécessaire.Servez-vous des moyens que vous offre le sort. MANLIUS. Moi fuir ? Moi me sauver pour éviter la mort :Que la postérité reproche à ma mémoire,Qu'une honteuse fuite a souillé ma victoire ? Non si je dois mourir pour un crime si beau,La gloire de sa main me conduit au tombeau :Sur la foi d'un tel guide il est doux d'y descendre. CAMILLE. En vain ce fol espoir tâche de vous surprendre,Cette mort qui vous charme au milieu des combats, Dans les mains d'un bourreau perdrait tous ses appas.Jamais un tel dessein n'inspira de l'envie ;Aussi n'avez-vous pas tant d'horreur pour la vie,Que ce genre de mort ne vous semble odieux.Mais ne pouvant laisser Omphale dans ces lieux, Vous aimez mieux souffrir la mort la plus cruelle,Que de quitter le camp et de partir sans elle. MANLIUS. Moi, Madame ? CAMILLE. Oui vous : je sais tous vos secrets,Les regards des amants sont toujours indiscrets,Ils ne peuvent sentir un grand feu dans leur âme, Sans donner au dehors quelque marque de flamme :Et même ce qu'ils font pour cacher leurs soupirs,Est souvent ce qui fait deviner leurs désirs.On ne remarque point un soupir ordinaire ;Mais quand on le retient, et qu'on craint de le faire, On devine d'abord qu'un peu de passionFait naître dans un coeur cette précaution.Parlez donc, Manlius, bien que je sois Romaine,Et que toujours mon âme ait conçu de la hainePour cette illusion que vous nommez amour ; Si pour vous conserver la lumière du jour,Il faut enfreindre un peu, les lois de la sagesse,Je pense que pour vous j'aurai cette faiblesse,Omphale a du mérite, et je veux vous sauver :Vous vous aimez, enfin, vous pouvez l'enlever, Voyez ce que pour vous aujourd'hui je surmonte.O Dieux ! Ce seul discours me fait rougir de honte. MANLIUS. Moi, former des desseins pour un enlèvement ?Me préservent les Dieux d'un tel aveuglement.Je sais trop que la gloire est chère à ma Princesse Pour concevoir jamais un désir qui la blesse ;Et mon coeur craint bien plus d'irriter ses appasQu'il ne craindrait les coups du plus cruel trépas. CAMILLE. Je vous l'ai déjà dit, on me fait injustice,Quand on peut m'accuser de conseiller le vice ; Cet outrageant soupçon me force à vous parlerD'un mal que par pitié, je voulais vous celer ;Il est temps d'éclater : et c'est trop me contraindre !Sachez que c'est ici qu'Omphale a tout à craindre,Que le Consul épris de votre même mal Pour soulager ses feux : MANLIUS. Mon père, mon rival !Ô Dieux ! Que dites vous ? CAMILLE. Ce qu'il faut vous apprendre :Oui, le coeur du Consul s'étant laissé surprendre,Aux indignes appas d'un amoureux transport,Étant maître absolu d'Omphale et de son sort Peut tout exécuter contre vous, et contre elle,Si vous ne profitez d'un avis si fidèle.Ne consultez donc plus un timide respect,Et fuyez promptement un juge si suspect. MANLIUS. Quelque profond respect que vous doive mon âme, Dans cette occasion pardonnez moi Madame,Si pour un tel discours je refuse ma foi,Et si tous vos conseils ne peuvent rien sur moi.Je sais votre vertu ; mais je connais mon père ;Et j'ai peine à penser qu'un Romain si sévère, Qui depuis si longtemps brave les passionsVoulût ainsi ternir cent belles actions.Dissipez cette erreur dont votre âme est saisie,Sans doute les vapeurs d'un peu de jalousieOnt jeté votre esprit dans cet aveuglement. CAMILLE. Quoi ? Vous me soupçonnez d'un tel dérèglement :Vous pouvez m'accuser d'une crainte si vile ?Apprenez, apprenez à connaître Camille,La veuve d'un Consul qui sauva les Romains,Peut choisir un époux parmi tous les humains. Entre nos citoyens on n'affecte personne.Ils n'ont que le pouvoir que la vertu leur donne,Ils montent à leur rang par leurs nobles travaux,Et s'ils sont tous vaillants, ils me sont tous égaux.Allez malgré mes soins, allez tendre la tête Sous le tranchant mortel du couteau qui s'apprête,Votre seule injustice a mérité la mort,Et je vous abandonne aux cruautés du sort. SCÈNE III. MANLIUS, seul. Ô Sort vraiment cruel ! Ô funeste aventure !Ô mortel accident ! Ô Triste conjoncture ! Est-il rien ici-bas à ton malheur égal,Amant infortuné ? Ton père est ton rival.Quoi le coeur du Consul cesse d'être insensible ?Ô Dieux ! Ce changement serait-il donc possible ?As-tu bien entendu ? Ne t'a-t-on point surpris ? Rappelle Manlius, rappelle tes esprits,Cesse de te plonger dans cette peine extrême :Sans doute on t'a surpris : Torquatus est le même :Mais pourquoi m'accuser de faiblesse ou d'erreur ?Quoi pour être un Consul en a-t-on moins un coeur ? Est-ce un si grand effort aux yeux de ma Princesse ?Que de rendre un Romain capable de tendresse ?Ce qu'ont pu ses appas, ne le peuvent-ils plus ?Et n'a-t-elle des traits que contre Manlius ?Hélas pour mon malheur, ces adorables charmes, À qui mon coeur rendit si promptement les armes,Sur tous les coeurs mortels, ont le même pouvoir,Et pour les adorer, il suffit de les voir.Mon père les a vus, mon père a dû se rendre.Puisqu'il avait des yeux, qui pouvait s'en défendre ? Qui peut voir sans transport tant de divins appas ?Qui peut connaître Omphale, et ne l'adorer pas ?Amour, Nature, Dieux, qui la fîtes si belleFaites donc par pitié qu'on n'ait plus d'yeux pour elle :Hé ! Si quand on la voit, on devient mon rival Aveuglez les mortels pour soulager mon mal.Seul je sais bien porter mes glorieuses chaînes,On partage mes biens sans partager mes peines.Seul je sais bien aimer, et tu vois comme moi !Ah, révoquez grands Dieux cette barbare loi : Si je sais seul aimer, faites s'il est possibleQue seul je puisse voir ce miracle visible ;Mais j'aperçois les yeux dont les traits m'ont blessé,Prends courage mon coeur tu seras exaucé ;Mais les Dieux attendris du tourment qui te presse Font exprès dans ce lieu rencontrer ta Princesse ;Ranime en la voyant ton espoir abattu. SCÈNE IV. Omphale, Manlius, Phénice. MANLIUS. Ah, Madame, venez soutenir ma vertuAccablé par le sort, par l'amour, par moi-même,J'ai besoin de secours dans ce péril extrême. Dans quelque lieu fatal, où j'adresse mes pas,Je ne trouve que maux, que douleurs, qu'embarras,Au milieu des assauts, que le destin me livre,Je crains également de mourir et de vivre,Dans un mal si pressant daignez me secourir. OMPHALE. Que peut notre secours, si vous voulez périr,Si vous voulez aider à votre destinée ?Si votre âme à sa perte, est si fort obstinée,Qu'elle semble courir au devant de la mort,Qui peut vous garantir des cruautés du sort : Pourquoi me demander un conseil inutile ?Je viens présentement d'apprendre de Camille,Comme vous recevez ses fidèles avis,Et de quel air par vous ses conseils sont suivis.Vous offrir du secours, c'est vous faire une offense Vos désirs et le sort semblent d'intelligence,Vous aimez le trépas, vous y voulez courir,Après cela, Seigneur, qui peut vous secourir ? MANLIUS. Vous, ma Princesse, vous, un mot de votre bouchePeut sauver Manlius, si son trépas vous touche : Dites-moi, ne meurs point, et tu vas m'acquérir,Et rien n'est assez fort pour me faire mourir.Que trente légions me ferment le passage,Que l'Enfer animé s'oppose à mon courage,Que d'un père irrité le courroux odieux, Arme contre mes jours la colère des Dieux ;Mon bras victorieux fera voir à leur honteQu'il n'est rien ici bas, qu'un amant ne surmonte,Quand l'adorable objet dont son coeur est épris,De ses nobles travaux se veut rendre le prix. Prononcez donc l'arrêt, ma divine Princesse,Dois-je vivre ou mourir ? Parlez, le temps nous presse.Ménageons les moments que nous laisse le sort. OMPHALE. Cruel demandez-vous, si je veux votre mort :Ha ! Ne balancez point, quittez ce lieu funeste : Mon coeur, et mon amour vous répondent du reste. MANLIUS. Moi, vous quitter : ô Dieux ! Je n'y puis consentir.Accompagnez ma fuite, ou je ne puis partir. OMPHALE. Gardez-vous, Manlius d'attirer ma colère,Souvenez-vous surtout que la gloire m'est chère ; Et que de quelques traits dont je sente les coups,La gloire et mon devoir me touchent plus que vous. MANLIUS. Achevez, achevez, dites aussi Madame,Que l'amour du Consul, soumet enfin votre âme.Que ce rang éminent, ces titres glorieux, Toutes ces dignités ont ébloui vos yeux :Si ce pompeux éclat vous avait moins flattée,Mon discours vous aurait aussi moins irritée,Connaissant du Consul le pouvoir absolu,Mon amoureux projet peut-être vous eut plu, Mais j'avais dû m'attendre à cette préférence :Je n'en murmure point, c'est un trait de prudence :Torquatus vaut bien mieux, qu'un amant malheureuxQui ne peut vous offrir que d'inutiles feux.Abandonnez au sort les restes d'une vie, Qui sans doute dans peu me doit être ravie :Et ne permettez pas, que mon cruel tourmentTrouble votre bonheur d'un remords seulement.Si le bêcher fatal où je perdrai la vie,Vous pouvait élever au gré de votre envie ; Je mourrais satisfait et de vous et du sort. OMPHALE. Achève, achève ingrat, de me donner la mort :Poursuis cet entretien dont la rigueur me tue,Et je m'en vais cruel expirer à ta vue,Inhumain, parle donc, quoi tu ne dis plus rien ? Après m'avoir tenu ce funeste entretien :Tu me laisses languir au milieu du supplice ?Barbare par pitié, poursuis ton injustice. MANLIUS. Amoureux, transporté, confus, triste, interdit :Je n'ose, je ne puis. OMPHALE. Va, va, c'est assez dit. C'est à mon désespoir à finir cet ouvrage ;Mon bras épargnera mon trépas à ta rage,Déjà par ce beau coup mon coeur eût évitéLa honte, et les douleurs de la captivité,Si le Ciel irrité pour comble de misère, Ne t'avait fait trouver le secret de me plaire.Quand mes cruels malheurs me demandaient la mort,Un tendre mouvement arrêtait ce transport,Une secrète voix qui m'était inconnue,Me disait, si tu meurs, tu vas perdre sa vue, Et ne connaissant rien de plus cruel pour moi,J'aimais mieux perdre tout, que me priver de toi :Je craignais par l'effet de la même tendresseD'accabler ton esprit d'un excès de tristesseEn t'apprenant les feux dont ton père est épris ; Mais je t'en vengeais bien par mes cruels mépris ;Et peut-être le fer eût eu moins de puissanceQue n'en avait, ingrat, ma seule indifférence,Cependant pour le prix de ma fidélitéTa rage me soupçonne avec impunité : Tu m'accuses d'avoir l'âme basse et communeDe soumettre mon coeur aux lois de la fortune :Ah, j'espère, cruel, que bientôt mon trépasT'apprendra si le faste a pour moi des appas,Sachant alors mon prix, après m'avoir perdue Tu mourras de regret de m'avoir mal connue,Tu vengeras ma mort par ton propre tourment.Adieu Barbare : MANLIUS. Hélas ! Arrêtez un moment.Pour venger votre offense et pour punir mon crime,Recevez s'il se peut tout mon sang pour victime : Princesse, par l'effet d'un trop juste transport :Je vais… OMPHALE. Ha, Manlius, je ne veux point ta mort,Quelque extrême douleur que ton soupçon me donne,Malgré moi je sens bien que mon coeur te pardonne,Et que sur les amants l'amour est si puissant, Qu'un objet qu'on chérit est toujours innocent,J'excuse ton transport, vis si tu veux me plaire,Tu n'es plus de ton sang que le dépositaire,Ce trésor m'appartient, l'amour me l'a donné. MANLIUS. Quoi, ma Princesse, ô Dieux ! m'avez-vous pardonné : Hélas, est il donc vrai, que mon remords vous touche ? OMPHALE. Crois mon coeur, Manlius, si tu ne crois ma bouche,S'il pouvait sans témoins s'exprimer dans ce lieu,Que ne dirait-il point ? Aime, et te sauve. Adieu. SCÈNE V. MANLIUS, seul. Aime et te sauve, hélas ! Dans un sort si contraire, Princesse que me sert cet ordre salutaire ?Comment puis-je accorder dans ce funeste jour,Les désirs de ma gloire et ceux de mon amour :Ce que l'une défend, l'autre me le commandeC'est trop longtemps souffrir une peine si grande, Il faut y succomber, c'en est fait et mon coeurNe consultera plus que sa propre fureur. ACTE IV SCÈNE PREMIERE. TORQUATUS, seul. Tu mourras, tu mourras, ô fils trop téméraireDont les feux insensés ont osé me déplaire.Le sort en est jeté ; rival audacieux Ton sang effacera le crime de tes yeux.Tous les chefs du Conseil touchés par ma présenceSemblaient d'abord pencher un peu vers la clémence,Mais voyant son trépas, enfin, par moi conclu,D'une commune voix ils l'ont tous résolu : Goûte, goûte à longs traits les fruits de ta conquête,À l'abri des lauriers qui couronnent ta tête,Méprise impunément l'effet de mon courroux,Ton fragile bonheur ne me rend plus jaloux.Expose aux yeux d'Omphale une grande victoire, Vante lui tes hauts faits, ton éclat et ta gloire,Ces funestes présents de Bellone et du sortComme le chant du cygne annonceront ta mort.Mais toi que me veux-tu, ridicule tendresse,Importun mouvement, lâche et molle faiblesse : Pourquoi viens-tu troubler un coeur enveniméQui ne voit dans mon fils qu'un rival trop aimé :Va, ne t'expose plus au feu qui me possèdeOù l'amour veut régner il faut que tout lui cède.Tendresse, tes efforts sont ici superflus, Mon fils est mon rival, je ne le connais plus.Je ne le connais plus ; mais puis-je méconnaître,Un fils si glorieux et si digne de l'être :Celui que je renonce avec tant de fureur,N'est-il pas des Latins le superbe vainqueur : Mon sacrilège bras peut-il réduire en poudre,Un front que les lauriers défendent de la foudre :Et dois-je en répandant un sang si précieux,Usurper un pouvoir qui n'appartient qu'aux Dieux,Ah ! Respecte Consul, une si belle vie, Que d'un prompt repentir ta rage soit suivie,Oppose Rome entière à cette injuste amourQui veut le rendre indigne et d'Omphale et du jour,Et malgré cette ardeur, rends à ce fils si rare,Ce qu'il arracherait de l'âme d'un barbare, Mais où m'emportez-vous, sentiment paternel ?Avez-vous oublié que ce fils criminel,Trouve dans ses vertus ses plus cruelles armes :Qu'il serait moins aimé, s'il avait moins de charmes,Et que de ses attraits l'inévitable effort, Apporte dans mon coeur et la rage et la mort ?Ne consultons donc plus une vertu timide,Qui donne à cette mort l'ombre d'un parricide :Perdons sans balancer, un fils si dangereux,Éteignons dans son sang ses téméraires feux : Exécutons du sort l'arrêt irrévocable :C'est mon rival, on l'aime, il est assez coupable.Holà, quelqu'un. SCÈNE II. Torquatus, Camille. CAMILLE. Seigneur. TORQUATUS. Qu'on avance. Mais, Dieux !Quel objet importun se présente à mes yeux ?Madame, quel dessein dans ce lieu vous amène ? CAMILLE. Le désir de montrer que Camille est Romaine.J'attendais que le temps, ce titre, et votre foiVous épargnât l'horreur du Sénat et de moi ;Et croyant un reproche indigne de mon âmeD'un oeil indifférent je voyais votre flamme Sans que ce lâche feu qui me prive de vous,Excitât dans mon coeur une ombre de courroux :Mais sachant à quel point vous porte votre rage,Que Manlius est prêt d'en ressentir l'outrage,Je viens pour empêcher un si grand attentat, Exposer à vos yeux Camille et le Sénat ;Je croyais que le temps dissipât le nuageQui de votre raison vous dérobe l'usage,Et que votre vertu brisant votre prison,Votre coeur se devrait sa propre guérison : Mais puisque votre mal s'aigrit quand on le flatte,Je vois bien qu'il est temps que ma colère éclate,Et que de mon courroux le trop sincère traitD'un Decius mourant vous fasse le portrait :Quand à tous vos désirs votre âme abandonnée Veut fausser une foi si saintement donnée,Avez vous oublié que mon illustre époux,Mourant pour le public, mourut aussi pour vous ?Qu'il était innocent et paya tous vos crimes,Que seul il a servi de cent mille victimes ; Et que ce grand héros, était si cher aux Dieux,Que son sang apaisa tout le courroux des Cieux ?Il vous a conservé vos jours, votre puissance,Et vous vous en servez pour me faire une offense ;Et comme si l'amour n'était pas satisfait D'être l'unique auteur d'un si lâche forfait,Il demande de vous encore un parricide,Et votre esprit conduit par cet aveugle guide,A juré le trépas d'un héros innocent ? TORQUATUS. De grâce, finissez ce discours offensant : Si Decius est mort, il est mort pour sa gloire ;Il n'a rien fait pour nous, et tout pour sa mémoire,Trop auraient à ce prix acheté parmi nousLa gloire de mourir pour le salut de tous ;Et le plus heureux cours de la plus longue vie Ne ravit pas l'honneur dont sa mort est suivie.Si son nom vous est cher, rendez grâces au sort,Qui seul a prononcé l'arrêt de cette mort.Celui qui par sa mort se voit ainsi renaître,Doit plus à son bourreau qu'à l'auteur de son être. De cet heureux destin ne murmurez donc pas ;Votre époux lui doit tout, s'il lui doit son trépas. CAMILLE. Des ingrats tels que vous l'unique récompense,C'est de charger le sort de leur reconnaissance ;Un si beau sentiment sur tant de biens reçus, Est digne des désirs que vous avez conçus ;Et je devais attendre une réponse égale,D'un parjure public, et de l'amant d'Omphale.Ingrat, n'imposez point à mon juste courroux,Que le sort a causé la mort de mon époux, Il ne voulut jamais soumettre à son capriceLe sens de cet oracle à ses voeux si propice ;Quand il dit, un Consul doit mourir aujourd'hui,Il s'appliqua ce nom, et pris ce sens pour lui :S'il eut à son trépas apporté quelque obstacle, Ne voyant qu'un Consul condamné par l'oracle,Le sort eut en effet décidé qui des deuxÉtait le plus coupable, ou le plus malheureux :Il vous eut fait alors partager sa disgrâce ;Et peut-être le sort vous eut mis à sa place : Mais une ardente soif d'acquérir de l'honneurLui fit précipiter ses jours et son malheur.Si tous les vains honneurs, dont sa mort est suivie, Dans le coeur des Romains excitaient de l'envie,Il vous était permis d'avoir le même sort ; Vous aviez même droit de courir à la mort :Il eut été plus beau d'imiter ce grand homme,Que de vivre, et trahir sa foi, sa gloire, et Rome. TORQUATUS. De grâce finissez : ma gloire et mon paysJamais par Torquatus ne se verront trahis, Dissipez la fureur dont votre âme est saisie,Ces bouillants mouvements de votre jalousie… CAMILLE. Moi jalouse ! Consul, et jalouse de toi !Apprends, que je méprise, et ton rang, et ta foi.N'espère pas de moi, que, quoiqu'il en arrive Je veuille pour époux l'amant d'une captive :Il faut être un héros pour régner sur mon coeur,Et Decius mérite un plus grand successeur.Cesse donc de penser, qu'aux biens que tu hasardesJe prenne d'intérêt… SCÈNE III. Torquatus, Camille, Junius. JUNIUS. Manlius a des gardes ; Par votre ordre, Seigneur, je l'ai fait arrêter :Mais tout le camp murmure et semble s'irriter.Consultez là dessus toute votre prudence :Si l'on n'apaise un mal aussitôt qu'il commence,Les remèdes, Seigneur, sont souvent superflus. TORQUATUS. Le sort en est jeté ; qu'on ne m'en parle plus. CAMILLE. Le sort en est jeté : quoi l'aveugle furieQui te fait oublier Camille, ta patrie,Ta gloire, tes exploits, ta parole, et ton rang,Te fait encor trahir l'intérêt de ton sang ? Il faut le sang d'un fils pour assouvir ta rage ! TORQUATUS. Cessez, encore un coup, ce discours qui m'outrage ;Réglez mieux les effets de vos jaloux soupçons,Et ne me donnez plus de frivoles leçons :Ces reproches, enfin, lasseraient ma clémence, Et pourraient me porter à quelque violence :Adieu, retirez vous, et nous laissez en paix. CAMILLE. J'y consens, va, Consul, achève tes forfaits ;Dans ton camp tu peux tout, ose tout entreprendre ;Mais crains que quelque jour on ne puisse t'apprendre, Ce que c'est que Camille : Adieu, penses y bien. SCÈNE IV. Torquatus, Junius. TORQUATUS. Dieux ! L'horrible tourment qu'un pareil entretien !Sa raison est sujette à certaines alarmes ,Dont les noires vapeurs ternissent bien ses charmes ;Et je veux désormais éviter son courroux. JUNIUS. Camille sur ce point ne fait rien que pour vous.Il n'est point de Romain dont le coeur ne soupire,Qui n'en eut dit autant, s'il eut osé le dire ;Qui sachant qu'on est prêt d'immoler un vainqueur,Pour ce cruel dessein n'ait conçu de l'horreur, Et qui, pour dire tout, sourdement ne s'apprêteAux dépens de son sang, à sauver cette tête.Vous m'avez ordonné, Seigneur, expressémentDe vous dire toujours quel est mon sentiment ;De grâce, pardonnez ce discours à mon zèle ; Je serais moins hardi, si j'étais moins fidèle ;Mais dussai-je expirer après vous l'avoir dit ;Tout est perdu, Seigneur, si Manlius périt. TORQUATUS. Ni la mort de cent fils, ni l'univers en armes,Ne sont assez puissants pour donner des alarmes À l'âme d'un Consul, qui ne voit aujourd'huiQue les Dieux immortels plus élevés que lui,Je ne m'ébranle pas pour un simple murmure :Quand je n'aurais pour moi que la seule nature,Je n'aurais pas besoin du discours de la loi Pour ôter à mon fils ce qu'il reçut de moi :Quand même il n'aurait pas mérité sa disgrâce,Pour apprendre aux soldats ce que peut leur audace,Et combien les Consuls méprisent leur pouvoir,Je veux que cette mort leur montre leur devoir. JUNIUS. Si l'ardeur des soldats n'est pas considérable,Craignez un ennemi beaucoup plus redoutable,Appréhendez, Seigneur, un rigoureux bourreau,Qui porte ses fureurs au delà du tombeau ;Une flamme invisible, un démon domestique, Un remords (car il faut enfin que je m'explique)Dont la secrète voix vous dira nuit et jour,Tu fis mourir ton fils, pour plaire à ton amour ;Il fut de cette ardeur l'innocente victime :Tremble, tremble, Consul, les Dieux ont vu ton crime, Le sang de ce héros injustement verséÉlève des vapeurs, dont le Ciel est percé ;Des Champs Élyséens il demande vengeance :Tremble, encore une fois, ton supplice s'avance.Alors, pour étouffer cette tonnante voix Vous vous excuserez sur la rigueur des lois,Sur la nécessité de punir ce coupable ;Mais vous aurez en vous un juge inexorable,Et quand vers le Public vous vous excuserez,Malgré vous en secret, vous vous condamnerez : Quand vous consulterez votre âme toute nueSur une intention qui vous est trop connue,Fussiez vous mille fois le plus grand des Romains,Pour vaincre vos remords, vos titres seraient vains.Il n'est point de grandeur, de rang, de diadèmes, Qui nous puissent, Seigneur, défendre de nous-mêmes,Et l'univers entier ne peut nous garantirDes traits empoisonnés d'un juste repentir.Pendant qu'il en est temps, évitez donc l'orage :On voit en vain l'écueil, quand on a fait naufrage ; Il y va d'immoler, non pas des ennemis,Des esclaves aux fers, mais votre propre fils ;Un fils victorieux, et dont le plus grand crimeEst un peu trop d'ardeur d'acquérir de l'estime.Dieux ! Est-ce donc si peu qu'une telle action, Qu'on ne daigne y donner quelque réflexion ?Remettez au Sénat à juger cette affaire. TORQUATUS. Cesse de tourmenter un misérable père,Qui s'est dit mille fois en condamnant son fils,Les frivoles raisons qu'aujourd'hui tu lui dis, Quand un père obligé de vaincre sa faiblesseS'efforce d'arracher un fils à sa tendresse,De l'amour paternel les secrets entretiensNe lui tiennent que trop les discours que tu tiens.Ce sont des noeuds si doux que ceux de la nature, Que quand on est contraint de souffrir leur rupture,Il n'est aucun moyen, qu'une âme n'ait tenté,Pour ne pas se trouver dans cette extrémité.Quand on voit un romain amoureux de la gloire,Remporter sur ses sens une entière victoire, Au bonheur de l'État borner tous ses plaisirs,Et sans cesse étouffer ses plus pressants désirs,Ce n'est pas que son coeur en soit moins accessibleÀ tout ce qui rendrait un autre coeur sensible ;Le plus faible mortel, le plus ferme Romain, Ont tous deux été faits par une même main,Et cette fermeté, qui fait leur différence,À proprement parler, n'est que dans l'apparence :Leurs deux coeurs sont sujets aux mêmes passions ;Ils reçoivent tous deux mêmes impressions : Mais l'un cède d'abord aux efforts de l'orage,Et l'autre se défend avec plus de courage ;Et le plus intrépide et le plus généreuxEst souvent, en secret, le plus touché des deux.Sachant donc de mon fils la funeste aventure, J'ai senti ces transports que donne la nature,J'ai d'abord éprouvé, que le coeur d'un Romain,Pour être illustre et grand, n'en est pas moins humain,Qu'on n'en est pas plus dur, pour être né dans Rome,Qu'un père est toujours père, et qu'un Consul est homme : Mais à tous ces effets des premiers mouvementsOnt enfin succédé de plus grands sentiments ;Je me suis souvenu, pour devenir sévère,Que j'étais un Romain, avant que d'être père,Que mon fils est à Rome, aussitôt comme à moi, Que moi-même je dois tout mon sang à la loi,Et qu'un Consul ayant adopté la patrie,Si mon fils échappait au devoir qui me lie,Le moindre des Romains croirait impunémentPouvoir se dispenser de mon commandement. Voilà de son arrêt la véritable cause :Cesse d'en accuser cet amour qu'on m'impose.Je ne me défends point de ces bruits insensés :Mille fameux exploits m'en défendent assez.Quand la vertu d'Omphale aurait touché mon âme, Mon fils ne serait pas un obstacle à ma flamme ;Il saurait se soumettre aux lois de son devoir,Et n'irriterait pas mon absolu pouvoir.Plût aux Dieux immortels que ce fût là son crime,Les ordres souverains d'un pouvoir légitime, L'arracheraient bientôt aux horreurs du trépas. JUNIUS. Pensez-y mûrement, et ne vous flattez pas ;Je vous l'ai déjà dit, dans une telle affaire,Ce n'est pas le public qu'il faudra satisfaire :En vain paraît-on juste au sentiment de tous, Si notre propre coeur n'est pas content de nous.C'est un faible secours qu'une fausse apparence,Et les yeux clairvoyants de notre conscience,Malgré tous nos détours, pénètrent aisémentAu travers de la ruse et du déguisement. Dispensez ma ferveur d'en faire davantage :Mes fidèles conseils ont commencé l'ouvrage ;C'est à votre vertu, Seigneur, à l'achever :Il faut vous laisser seul, afin d'y mieux rêver ;Dans un tel embarras, un peu de solitude Est un puissant remède à notre inquiétude :Mais songez bien surtout, que le repos du coeurEst ce qu'on peut nommer le suprême bonheur. SCÈNE V. TORQUATUS, seul. Hélas ! que je suis loin de ce bon-heur suprême !Et que mon coeur est peu d'accord avec lui-même, Je vois tous les malheurs dont je suis menacé,Mais je vois beaucoup mieux les traits qui m'ont blessé :Et toute ma vertu n'a que de faibles armes,Quand il faut surmonter la Princesse, et ses charmes,Ne balançons donc point, et courons de ce pas Avancer mon bonheur, en pressant ce trépas. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Torquatus, Omphale, Phénice. OMPHALE. Quoi donc, Seigneur votre âme est elle inexorable ?Faut-il laisser mourir cet illustre coupable ?Fait-on pour le sauver des efforts superflus ? TORQUATUS. Consultez-vous, Madame et ne m'en parlez plus : Vous savez mieux que moi, quelle est sa destinéeEt puis qu'à votre choix elle est abandonnée,Si Manlius périt, ne m'en accusez pas,C'est de vous que dépendent sa vie et son trépas. OMPHALE. De moi, Seigneur, hé ! Dieux, une triste Princesse, Qui de son propre sort ne peut être maîtresse,Doit-elle se flatter de tenir dans ses mainsLa vie ou le trépas de quelqu'un des Romains ?Depuis quand, juste Ciel, une faible captiveDonne-t-elle des lois qu'il faut que Rome suive ? TORQUATUS. Depuis que de vos yeux le pouvoir souverainEst reconnu pour tel par un Consul Romain,Oui, Madame, vos traits en touchant un seul homme,Ont soumis à leurs lois et le Sénat et Rome ;Et de ce même arrêt, de qui dépend mon sort, Dépend de Manlius ou la vie ou la mort. OMPHALE. Hé, de grâce, Seigneur, revenez à vous-même ;Parler ainsi de Rome, est sans doute un blasphème :Ce n'est pas sur mon choix, que l'Auguste SénatJuge des intérêts qui regardent l'État : Il sait mieux observer l'ordre de la justice,Et ne consulte pas sur ce point mon caprice.Si le Sénat se plaint, qui serait assez vain,Pour croire en triompher dans l'âme d'un Romain ?Non, s'il faut à l'État cette grande victime, Manlius doit périr, sa mort est légitime ;Mais, Seigneur, si l'effet d'un mérite puissantObligeait le Sénat à le croire innocent,Votre coeur pourrait-il lui refuser sa grâce ?Vous seul blâmeriez-vous l'effet de son audace ? Et serait-il, Seigneur, assez infortuné,Pour ne voir que son père à sa perte obstiné ?Hé qu'un peu de pitié s'empare de votre âme !Songez… TORQUATUS. Donnez m'en donc un exemple, Madame,Montrez moi que je dois adoucir ma rigueur, En laissant par l'amour adoucir votre coeur.Par pitié pour mon fils paraissez-lui cruellePar un excès d'amour, devenez infidèle,Et par un prompt hymen désarmez mon courroux. OMPHALE. La foi que vous m'offrez ne dépend pas de vous ; Vous savez bien, Seigneur, qu'une règle sévèreVous défend l'alliance avec une étrangère ;Et je crois qu'il faut plus que mon coeur et ma main,Pour vous faire oublier que vous êtes Romain. TORQUATUS. Je l'oubliais pourtant, ingrate, et pour vous plaire, J'étais prêt à sauver un vainqueur téméraire,Dont le Conseil de guerre a résolu la mort ;Mais, par ces derniers mots, vous terminez son sort :Je sens que je commence à rentrer en moi-même,C'en est fait, je me rends à cette loi suprême. Holà, Gardes. SCÈNE II. Torquartus, Omphale, Phénice, Pison. PISON. Seigneur. TORQUATUS. Qu'on aille promptementExécuter… OMPHALE. Hélas ! Différez un moment.Gardes, retirez-vous, je veux… mais, quoi ! Mon âme,[Note : Flamme : il se dit communément de l'amour profane. [F]]Quoi ? Voudrais-tu trahir Manlius et ta flamme ? TORQUATUS. Que voulez-vous ? OMPHALE. Je veux… TORQUATUS. Achevez. OMPHALE. Le sauver. TORQUATUS. Et du reste ? OMPHALE. Seigneur, je voudrais y rêver. TORQUATUS. Ha ! c'est trop écouter tant de discours frivoles,Je ne me repais point de ces vaines paroles.Hola, Gardes. OMPHALE. Seigneur, ne précipitez rien ;Fallut-il pour son sang vous donner tout le mien, Si Manlius le veut, j'y consens avec joie :Mais, pour m'en informer, souffrez que je le voie ;Que je puisse un moment lui parler sans témoins,Et j'atteste les Dieux d'employer tous mes soinsPour contenter, Seigneur, votre pressante envie, Quand avecque ma main il vous faudrait ma vie. TORQUATUS. Je puis donc me flatter d'obtenir votre coeur : OMPHALE. Je ne sais, mais au moins, je dirai, oui, Seigneur.Ne m'en demandez pas aujourd'hui davantage :Il n'appartient qu'au temps d'achever cet ouvrage. TORQUATUS. Ha ! Princesse, mon coeur à vos ordres soumis… OMPHALE. Et de grâce, Seigneur, songeons à votre fils ;Avec plus de loisir nous parlerons du reste,Révoquez seulement un arrêt si funeste.Qu'on cherche Manlius, qu'on le fasse venir : Nous aurons trop de temps pour nous entretenir. TORQUATUS. Holà, quelqu'un, courez dans la tente prochaineOù l'on garde mon fils, dire qu'on me l'amène.Princesse, s'il consent aux plus doux de mes voeux,Mon bonheur… OMPHALE. Hé, Seigneur, se peut-on croire heureux, Quand on doit la douceur d'un aveu favorable,À la nécessité de sauver un coupable ?Ha, non non, pour goûter de solides plaisirs,Il faut devoir un coeur à ses propres désirs ;Et sa possession nous donne peu de joie, Lorsque, pour l'obtenir, on prend une autre voie.Quand on prononce un oui que le coeur ne dit pas,Ce mot si désiré perd bien de ses appas ;La liberté du choix d'elle même est si chère,Que si sur un tel point je conseillais un frère, Je lui dirais, perdez la lumière du jour,Plutôt que d'usurper le pouvoir de l'amour.Mais voici Manlius, permettez-moi de grâce… TORQUATUS. Je vous entends Madame, et lui cède la place.Gardes, retirez-vous. OMPHALE. Ciel, soyez mon secours. TORQUATUS. Tâchons sans être vu, d'écouter leurs discours. SCÈNE III. Omphale, Manlius, Phénice, [Torquatus, Pison]. OMPHALE. Que de trouble je sens ! Ah ! Seigneur. MANLIUS. Ha ! Madame. OMPHALE. Hélas ! En quel état réduisez-vous mon âme :Ha ! que j'éprouve bien dans ce funeste jourQu'on peut craindre de voir l'objet de son amour ! MANLIUS. Quoi, Princesse, ma vue est-elle si fatale. OMPHALE. Oui, Seigneur, aujourd'hui la malheureuse OmphaleDonnerait tout son sang, pour délivrer ses yeuxDe la nécessité de vous voir dans ces lieux.Car, enfin, puisqu'il plaît au sort inexorable, J'y cause tous les maux dont le Ciel vous accable,Et ce n'est point assez pour assouvir mon sort,Que de vous voir souffrir une honteuse mort ;Il faut que le destin joigne à votre supplice,L'horrible désespoir de m'en trouver complice, Oui, les Dieux ont permis, pour augmenter mes maux,Que mes traîtres appas soient vos secrets bourreaux :Mes yeux, Seigneur, mes yeux ont fait tout votre crime ;Vous êtes de leurs traits l'innocente victime ;Vous n'aurez pas sitôt détesté leur pouvoir, Et fait céder l'amour aux rigueurs du devoir,Que vous recouvrerez toute votre innocence :Rachetez votre sang par un peu d'inconstance :En vain les fiers destins paraissent irrités,Vous êtes innocent, si vous y consentez. Conformez vos désirs à votre destinéeEt renoncez au coeur de cette infortunée ;Les fruits empoisonnés de mon funeste amourNe valent pas, Seigneur, la lumière du jour. MANLIUS. Quoi ! Vous aussi, Madame, avez juré ma perte ! De la part du destin mon âme l'eût soufferte,Avec tant de mépris, et si peu de terreur,Qu'à mes propres bourreaux ma confiance eût fait peur.J'ai défié le sort d'épouvanter mon âmeTant qu'il a respecté l'intérêt de ma flamme : On fait pour m'accabler un impuissant effort,Si ma Princesse m'aime à l'instant de ma mort,Disais-je, et le destin en attaquant ma vie,Pour se bien assouvir, a manqué d'industrie :Ce n'est pas à ma mort qu'il doit borner ses coups, S'il veut forcer mon coeur à craindre son courroux ;Qu'il lance contre moi les traits de l'Enfer même,Je brave son pouvoir, si ma Princesse m'aime :Un amant embrasé par de si nobles feux,Pourvu qu'il meure aimé, meurt toujours trop heureux. Je me flattais ainsi d'une douce espérance,Et mon coeur abusé par cette confiance,Rempli de votre objet et de sa passion,Attendait le trépas sans nulle émotion.Mais ô Dieux ! J'ignorais la dernière injustice, Qui veut faire changer de genre à mon supplice ;Quoi ! Même avant ma mort, mourir dans votre coeur !Attendre mon trépas des coups de ma douleur !Traîner languissamment une vie importune !Et souffrir mille morts pour en éviter une ! Princesse, hélas ! Qu'a fait ce misérable amant,Pour être condamné si vigoureusement ?Par quel crime a-t-il pu mériter sa disgrâce ?Ah, qu'un peu de pitié retrouve ici sa place ;Aimez-moi, s'il se peut, au moins jusqu'à ma mort, Et ne devancez pas le dernier coup du sort.Je n'abuserai point de votre complaisance ;Du Consul irrité l'extrême impatience,Si j'en présume bien, ne vous lassera pas. TORQUATUS. Tu l'as dit, c'en est fait, qu'on le mène au trépas. OMPHALE. Quel arrêt ! Ha ! Seigneur. TORQUATUS. N'en parlons plus, Madame. OMPHALE. Hélas, si la pitié toucha jamais votre âme,Ordonnez donc, Seigneur, que je suive son sort. TORQUATUS. Gardes, encore un coup, qu'on le traîne à la mort. PISON. Obéissez, Seigneur, allons. OMPHALE. Arrête, infâme, Bourreau, qui veux m'ôter la moitié de mon âme ;Avant que d'arracher Manlius de ce lieu,Cruel, souffre du moins que je lui dise adieu.Adieu donc pour jamais, amant si magnanime,D'un détestable amour innocente victime, Cher et funeste objet de mes feux innocents :Adieu, puisqu'on t'enlève à mes voeux impuissants :Emporte chez les morts l'espérance fataleD'être bientôt suivi par ta fidèle Omphale :Meurs du moins assuré qu'elle court sur tes pas. TORQUATUS. Gardes, encor un coup, qu'on le traîne au trépas :Voyez exécuter sa sentence mortelle,Et revenez, Pison, m'en dire la nouvelle. MANLIUS. Adieu, vivez, Princesse, et songez qu'il m'est doux,D'espérer en mourant de vivre encor en vous. OMPHALE. Tourne au moins tes regards encor sur ta Princesse :Mais, ô Dieux, c'en est fait, on l'entraîne, il me laisse,Je le perds pour jamais, je n'en puis plus : ô mort !Viens soulager les coups d'un si cruel transport.Lâche et faible douleur, impuissante furie, Vous faut-il du secours pour m'arracher la vie ? TORQUATUS. Madame, modérez… OMPHALE. Monstre pernicieux,Oses tu bien encor te montrer à mes yeux ?Entends-je les accents de ta voix détestable :Tigre affamé de sang, barbare, inexorable, Le Juste Ciel touché de mon cruel tourmentM'avait fait par pitié t'oublier un moment,De ma juste douleur le funeste nuageAvait heureusement effacé ton image ;Mais tu viens accabler mon triste souvenir Du plus fatal objet qui puisse y revenir.Barbare, et fier tyran, dont l'injuste furieM'enlève en Manlius la moitié de ma vie,Apprends, qu'à quelque but que tendent tes souhaits,Tu ne goûteras point le fruit de tes forfaits. Il est des immortels, s'il me manque des hommes ;Fallut-il au lieu d'une, abîmer mille Romes,Inventer des tourments pour ta punition,Et confondre avec toi toute la nation,Le sang de Manlius, ma peine, et ton offense, Vont mériter, cruel, toute cette vengeance. TORQUATUS. Quand un peu de raison viendra vous secourir… SCÈNE IV. Torquatus, Camillle, Omphale, Phénice. CAMILLE. Ha, Consul ! ah, Cruel ! Ton fils va donc périr !Ta rage a triomphé, on le traîne au supplice :Quoi ? tu ne trembles point après cette injustice ; Après avoir commis un si grand attentat,Tu ne crains ni remords, ni honte, ni Sénat :Ton âme après ce coup n'est donc point alarmée ? SCÈNE V. Torquatus, Camille, Omphale, Phénice, Junius. JUNIUS. Seigneur, il serait bon de veiller sur l'armée ;Tout penche à la révolte, et je ne répons pas, Qu'un désordre public ne suive ce trépas.Contre votre rigueur tout le monde déteste :Je crains de cet arrêt une suite funeste ;Il s'élève partout un murmure confus. SCÈNE VI. Torquatus, Camille, Omphale, Phénice, Junius, Pison. TORQUATUS. Voici Pison. Mon fils ? OMPHALE, bas. Ha ! Ne balançons plus ; Voici de quoi me joindre à l'objet de ma flamme. CAMILLE. Que vois-je ! Juste Ciel, ha, Princesse ! PHÉNICE. Ha ! Madame. OMPHALE. Pour suivre Manlius, pour assouvir son sort,Ce poignard… PISON. Arrêtez, Madame, il n'est pas mort. TORQUATUS. Manlius n'est pas mort ? Hé quel bras téméraire A pu le dérober à ma juste colère ? PISON. Suivant l'ordre, Seigneur, que vous m'aviez donné,Je le menais au lieu qu'on avait destiné,Pour séparer du corps sa glorieuse tête,[Note : Presse : Foule de peuple qui veut entrer en un lieu qui ne le peut pas contenir commodément. [F]]Lorsqu'un gros de soldats fend la presse et m'arrête, Et l'un d'eux s'avançant à la tête de tous,Romains, nous a-t-il dit, Romains où courez-vous ?Ces bras dont les exploits ont grossi nos histoires,Ces mêmes bras à qui l'État doit cent victoires,Peuvent-ils s'employer à conduire aux bourreaux, Le chef victorieux du plus grand des héros ?Ah ! Rougissez Romains, rougissez de ce crime ;Arrachons à la mort, ce vainqueur magnanime,Et dussions nous périr pour un crime si beau,Mourons tous, ou sauvons Manlius du tombeau. Alors, n'écoutant plus que l'ardeur qui l'emporte,Il fond sur les soldats qui nous servaient d'escorte,Qui, loini de s'opposer à l'effort de ses coups,Émus de ce discours nous abandonnent tous.En vain, pour réprimer cette insolente audace, J'appelle du secours, parle, frappe, menace,Leur nomme le Consul ; tous mes efforts sont vains :Ils arrachent, Seigneur, Manlius de mes mains :Et, bien que ce héros dût à cette furie,Les restes glorieux de son illustre vie, Ce fils obéissant à vos ordres soumisTraite ses défenseurs comme ses ennemis ;Mais un si rare effet d'une vertu sublime,Augmente leur fureur augmentant leur estime,Et plus pour son salut il fait voir de mépris, Plus il semble augmenter le soin qu'ils en ont pris. TORQUATUS. Quoi ! Dans mon camp ! Mes gens ! Et presque en ma présence !Ah ; tant de ce vil sang va laver cette offense,Que la punition de leur témérité,Servira d'un exemple à la postérité. Qu'on me suive. SCÈNE VII. Torquatus, Camille, Omphale, Manlius, Phénice, Junius, Pison. MANLIUS. Seigneur….. OMPHALE. Où viens-tu ? Misérable. MANLIUS. Épargnez-vous des pas. TORQUATUS. Dieux ! MANLIUS. Voici ce coupable.Je n'examine point quel crime, ou quel malheur,Vous fait dans mon trépas trouver quelque douceur ;Je dois mourir, Seigneur, puisque ma triste vie A duré trop longtemps au gré de votre envie :Faites percer ce coeur, ordonnez qu'à vos yeux,On verse tout ce sang qui vous est odieux ;Je n'en murmure point, ma mort est légitime,Et déplaire à son père est un assez grand crime ; Mais si le triste effet de la rage du sortPouvait heureusement se borner à ma mort,J'oserais en mourant vous demander la grâceDe ces audacieux, dont j'ai causé l'audace.Ordonnez donc, Seigneur… JUNIUS. Qu'il paraît interdit : TORQUATUS. Le coeur pressé, je sens… OMPHALE. Ô Dieux ! Il s'attendrit. TORQUATUS. Je sens que dans mon âme il se forme un murmure. JUNIUS. Gardez vous d'étouffer la voix de la nature,Elle presse, elle parle, écoutez-la, Seigneur. TORQUATUS. Que de troubles divers s'élèvent dans mon coeur ! Je veux, je ne veux pas : La nature tremblanteOse, craint, et se rend trop, ou trop peu pressante,Dans ce cruel moment, mon fils, Rome, et l'Amour,Semblent tout déchirer mon âme tour à tour :Je n'en puis plus, ô Dieux ! CAMILLE. Ha, Seigneur, grâce, grâce : Enfin votre vertu va reprendre sa place. MANLIUS. Seigneur, je ne vaux pas le trouble où je vous vois.Ordonnez qu'à vos pieds… TORQUATUS. Ha, mon fils, lève-toi. OMPHALE. Quoi, le sang sur l'amour emporte la victoire ? TORQUATUS. Elle n'a triomphé que trop tard pour ma gloire ; Mais, si pour réparer les crimes que j'ai faits,Je puis vous élever au but de vos souhaits,Ou je serai déçu dans ma juste espérance,Ou bientôt votre hymen lavera mon offense. MANLIUS. Ah, mon Père, ah, Seigneur, ai-je bien entendu ? TORQUATUS. Oui, mon fils, puis qu'enfin ton père t'est rendu.Mais, vous qui m'écoutez, Romaine magnanime,Me rendrez-vous aussi ce coeur et cette estime ? CAMILLE. Puis que le Ciel vous rend la vertu d'un Romain,Il vous redonne aussi mon estime et ma main. TORQUATUS. Allons donc rendre grâce à la bonté suprêmeDe ce qu'elle a rendu Torquatus à lui-même. ==================================================