******************************************************** DC.Title = ROXELANE, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = DESMARRES, Joseph DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:25:07. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/DESMARES_ROXELANE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** ROXELANE TRAGI-COMÉDIE M. DC. XLIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. À PARIS, Antoine de Sommaville, à l'Écu de France, dans la Salle de Merciers. ET Augustin Courbé, Lib. Et Impr. De Monsieur Frère du Roi, à la Palme, en la même Salle.Achevé d'imprimer pour la première fois le 24 Mars 1661, à ROUEN par LAURENS MAURRY. Mademoiselle, Tant de belles qualitéss que vous possédez devaient défendre à Roxelane qui connaît ses défaut, de se présenter devant vous, si vos bontés aussi connues que vos autres vertus ne lui en eussent donné la hardiesse. Mais quand elle a su que vous étiez la protection de ceux qui en ont besoin ; et particulièrement des Muses qui vous en doivent leurs reconnaissances, elle a mieux aimé pécher contre la discrétion en se mettant en hasard de vous déplaire, que contre son devoir en ne vous rendant pas les hommages qui sont dus à vos perfections. Si son choix est un effet de la témérité, il peut être aussi une marque de son jugement, puis qu'étant résolue de voir la France elle a cru avoir trouvé un Dieu tutélaire en vous : Vous, dis-je, MADEMOISELLE, que toutes les personnes raisonnables révèrent, et en faveur de laquelle ils pardonneront aux mauvaises choses qu'ils y trouveront, et donneront des applaudissements aux médiocres. Quoi que l'ordinaire présomption de ses pareilles soit de prétendre à l'immortalité et de la faire espérer à ceux qu'elles honorent, elle a des sentiments assez modestes d'elle même pour y renoncer, si votre nom pour lequel le temps aura du respect ne prolonge sa durée. Ainsi, MADEMOISELLE, bien loin de vous promettre cet avantage, elle l'attend de vous, et au lieu de croire contribuer quelque chose à votre renommée par les louanges qu'elle vous pourrait donner, elle espère augmenter la sienne par les devoirs qu'elle rend à votre mérite. En effet, comme on ne peut rien ajouter aux choses achevées, la Nature ayant fait voir en vous une union parfaite de tout les avantages du cors et de l'âme : Il n'est point de plume si éloquente qui bien loin de rehausser votre gloire n'en diminuât l'éclat par son impuissance. Cette beauté merveilleuse, cet esprit incomparable, et cette grandeur de courage exemplaire et pourtant sans exemple ont cela de choses divines qu'on ne peut mieux exprimer l'estime qu'on en fait que par un respectueux silence. C'est pourquoi, MADEMOISELLE, puisque le respect que je vous dois l'ordonne, je me tairai après la protestation publique que je fais d'être toute ma vie. Mademoiselle, Votre très humble, et très obéissant serviteur, DESMARES ACTEURS. SOLIMAN. ROXELANE, SULTANE. CIRCASSE, autre SULTANE. LE MUFTI, ou Souverain Prêtre de la Loi de Mahomet. ACMAT BASSA, ami de Circasse. RUSTAN BASSA, gendre de Soliman et de Roxelane. CHAMERIE, fille de Soliman et de Roxelane. ORMIN, Colonel de Janissaires. OSMAN, autre BASSA. DEUX PAGES. DEUX JANISSAIRES. La Scène est au Sérail. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Circasse, Acmat. CIRCASSE. Vous, de qui l'amitié ne suit point l'espérance, Vous à qui la vertu tient lieu de récompense,Et dont l'affection foule aux pieds l'intérêtPuisqu'elle suit Circasse impuissante qu'elle est.Trouvez bon que ma voix décharge ma pensée Du triste souvenir de ma gloire passée,Et si vous ne pouvez combattre mes malheursAidez moi pour le moins à plaindre mes douleurs. Puisque par l'entretien d'un ami véritableLe bien devient plus grand le mal plus supportable Vous savez, cher Acmat, vous savez qu'en ce jourQui me fît posséder mon Prince et son amour,On me crut bienheureuse, et cet amour naissanteRendit en peu de temps ma fortune éclatante,Ma Cour fut bientôt grosse, et je me vis soumis Tous ceux que la faveur rend d'ordinaire amis.Je crus devoir attendre en ce degré suprêmeD'un tel commencement une suite de même,Et principalement lorsque mon fils fut néQue l'Empire regarde en qualité d'aîné, Avec quelque raison je crus que sa naissanceAuprès du Roi son père assurant ma puissance,Je m'en pouvais promettre un éternel amour,Je ne le crus pas seule, on le crut à la Cour.En effet si devant je me vis honorée, Je le puis dire, alors je me vis adorée,Et de tous les mortels le plus ambitieuxMe rendait des honneurs qui ne sont dus qu'aux Dieux.Mais comme le pouvoir que nous tenons d'un autreAvec juste raison ne se peut dire nôtre, J'appris du changement d'un Monarque amoureuxQue quiconque peut choir ne se peut dire heureux.J'appris par le succès de ma fortune éteinteQu'on peut aimer les Rois, mais toujours avec crainte ;Que comme le Soleil de même leur amour En quelque lieu qu'il aille y fait suivre le jour. Sitôt que Soliman m'éloigna de sa grâcePour mettre dans son coeur Roxelane en ma placeQue sans considérer ni moi ni MustafaPar le second amour le premier s'étouffa, Je me vis délaissée, et de toute ma gloireIl ne me resta rien qu'une triste mémoire.Alors tous ces amis de la prospéritéPareils à ces oiseaux qu'on ne voit qu'en étéSuivirent la fortune allant chez ma rivale, Jugez quelle disgrâce à la mienne est égale,Puisque de cet état si haut si triomphantNous restons trois, Acmat, une femme, un enfant.Enfant, hélas enfant dont le sort est à plaindre,Enfant pour qui je crains parce qu'on le peut craindre, À qui trop de noblesse est un bien dangereuxEt que trop de grandeur peut rendre malheureux.À sa perte je vois que Roxelane entasseGrandeur dessus grandeur et grâce dessus grâce,Quelle ne se maintient dedans l'esprit du Roi Qu'à dessein de nous perdre et mon enfant et moi.Assistez, cher Acmat une amie combattueQue l'espérance quitte et que la crainte tue. ACMAT. Votre crainte il est vrai n'est pas sans fondementComme vous je redoute un triste événement : Mais dans l'état présent je crois de la prudence De ne rien témoigner de cette défiance,Autrement nous donnons sujet d'exécuterCe qu'en dissimulant nous pouvons éviter.Qui témoigne qu'il craint oblige d'entreprendre Et s'ôte les moyens de se pouvoir défendre.Laissons agir le temps, attendons la saison,C'est le meilleur avis que m'offre ma raison. CIRCASSE. Non, non hasardons tout où le mal est extrême,Aux extrêmes malheurs des remèdes de même. ACMAT. Mais en hasardant tout quel est votre dessein ? CIRCASSE. De lui planter moi-même un poignard dans le sein. ACMAT. D'un combat inégal l'issue est périlleuse. CIRCASSE. Certaine de ma mort en craindre une douteuse ? ACMAT. Perdre ses ennemis pour périr avec eux Tient du désespéré plus que du généreux. CIRCASSE. Qui sait bien qu'il mourra regrette moins sa perteLors que son ennemi comme lui l'a soufferte. ACMAT. Avant que de tenter les extrêmes hasardsLe sage doit tourner les yeux de toutes pars. Avant que de tenter une si grande affaireConsidérez un peu quel est votre adversaire.Sachez que Roxelane est montée en un pointQui donne de la crainte et qui n'en reçoit point.Son sort l'ayant portée au dessus des tempêtes A mis dessous ses pieds de quoi briser nos têtes.Si bien que c'est mourir qu'irriter son courroux,Et décocher des traits pour retomber sur vous.Il est vrai qu'autrefois n'étant pas si puissante,On pouvait étouffer sa fortune naissante ; Mais depuis que l'amour eut rangé sous ses loisCelui qui peut ranger sous les siennes des Rois,Incontinent on vit en cette adroite femmeJoindre aux beautés du cors les puissances de l'âme,Cet esprit agissant remplit toute la Cour, En ôtant et donnant, de terreur, et d'amour,Et rendit tellement sa puissance affermieQu'elle ne doit plus craindre une atteinte ennemie :Sa grandeur qui ne veut qu'elle pour son supportEst si loin au dessus des puissances du sort Que qui la fit monter s'il voulait l'entreprendreAurait bien de la peine à la faire descendre.Dans ce degré d'honneur dont l'éclat glorieuxComme un autre Soleil peut éblouir nos yeux,Que ne peut-elle pas et que peut-on sur elle. CIRCASSE. Toute grande qu'elle est je sais qu'elle est mortelle,Et si le fer nous manque employons le poison. ACMAT. Mais qui le donnera ? CIRCASSE. Quelqu'un de sa maison. ACMAT. Saches qu'en sa maison personne ne se trouveDont la fidélité ne soit mise à l'épreuve. CIRCASSE. Trouve-t-on dans la cour de la fidélité ? ACMAT. Ce qu'on ne trouve point ses dons l'ont acheté. CIRCASSE. Une fidélité que notre argent nous donnePour qui peut plus donner bientôt nous abandonne. ACMAT. Supposé que l'argent ait assez de pouvoir Pour en faire sortir quelqu'un de son devoir,Croyez vous rencontrer de la foi dans un traîtreEt qu'il en ait pour vous en manquant pour son maître ? Comme pour de l'argent il la vous donneraAinsi pour de l'argent il vous en manquera, Et si votre entreprise est enfin découverteVos desseins éventés hâteront votre perte. CIRCASSE. Donnez moi quelque avis dans ces extrémitésQui redonne le calme à mes sens agités. ACMAT. Dissimulés comme elle et par cet artifice Dont elle vous veut perdre évités sa malice,Possible que le temps travaillera pour vousVous mettant en état de parer à ses coups.Soliman peut mourir et possible elle mêmeEt votre fils monter en ce degré suprême. Esperez, bien souvent l'inconstance du sortNous met dans le naufrage et du naufrage au port CIRCASSE. Pour ma seule vertu je prends la patienceEt désormais la feinte est ma seule science. ACMAT. Pour moi que la fortune a toujours destiné, À perdre les cadets pour assurer l'aîné,Je suis bien résolu de hasarder ma vie,Et la perdre plutôt qu'elle vous fut ravie.Même des aujourd'hui quoi qu'il puisse avenirJe vais trouver le Roi pour l'en entretenir. Je vais parler bien haut de tout ce qui se passe. CIRCASSE. Hélas, mon cher Acmat, je crains votre disgrâce. ACMAT. Pour vous allez la voir, et par des complimentsTachez à pénétrer dedans ses sentiments.Surtout preparez-vous contre ses artifices. CIRCASSE. Que je vous dois de biens pour tant de bons offices. SCÈNE II. Roxelane, Le Mufti. ROXELANE. Non, non, ne pensEZ pas que la présomptionSuggère ce dessein à mon ambition.Je me connais, fort bien, père, et je me confesseIndigne d'obtenir le titre de Princesse : Mais parce que je vois que je ne puis resterEn un lieu si glissant sans descendre ou monter,C'est un point résolu qu'il faut que je finisse,Ou par le diadème, ou par le précipice. LE MUFTI. Le précipice est vôtre et vous le mérités Comme le châtiment de vos témérités.Qui croirait qu'un esprit de la trempe du vôtre,La gloire de son sexe et la honte du nôtre,Après avoir bravé les tempêtes du sortVoulut par vanité faire naufrage au port. Le pouvoir absolu que l'Empereur vous donneEst indigne de vous sans avoir sa couronne ?Vous voulez partager avecques Soliman,La puissance, le sceptre, et le trône Ottoman, Et divisant l'État il faut qu'on affaiblisse, Pour vous communiquer le rang d'Impératrice ?Croyez-vous que ce peuple ardent et généreux,Pour un seul Empereur en reconnaisse deux?N'avez-vous jamais su que les lois Ottomanes,Défendent à nos Rois d'épouser les Sultanes ? ROXELANE. Je sais bien que les lois décident contre moi,Mais je voudrais savoir qui les fît et pourquoi? LE MUFTI. Lorsque de Tamerlan les redoutables armes,Noyèrent cet état dans son sang, et ses larmes,Et que de Bajazet le malheur eut permis, Que sa maison tombât dans les fers ennemis,[Note : Scythique : Qui appartient aux Scythes. Les nations scythiques. [L]]Ce Prince malheureux que la scythique rage,Força de terminer ses jours en une cage,Apprenant qu'on avait indignement traité[Note : Paléologue : nom d'une famille des derniers Buzantins. Originaires de Macédoine.]Du sang paléologue une illustre beauté, Compagne de son lit comme de son Empire,Ressentit de ses maux le dernier et le pire :Et pour ressouvenir de son ressentiment,Aux Rois ses successeurs laissa par testament, D'ôter de leur État la qualité de Reine Pour ne jamais souffrir une pareille peine. ROXELANE. Donques de Bajazet la honteuse prison,Nous a donné des lois et non pas la raison ?Un Prince infortuné dont l'âme est altéréeDoit il donner des lois d'éternelle durée ? Non, non, l'état présent se moque de ces lois,Et je veux désormais en dispenser nos Rois. LE MUFTI. Vous ne le pouvez pas à moins que d'être Reine. ROXELANE. C'est par là que je veux me montrer souveraine,Et pour vous dire tout sachez que dans demain, Vous me verrez ou morte ou le sceptre en la main,J'épouse Soliman ou bien la sépulture. LE MUFTI. De ce dessein je crains quelque étrange aventure,Et qu'à ce grand empire il ne coûte du sang. ROXELANE. S'il en est répandu ce sera de ce flanc. LE MUFTI. À quelle ambition votre âme est asservie ?Pour le seul nom de Reine exposer votre vie,Vous en avez l'effet, la grandeur, le pouvoir,Le nom vous manque, il faut, ou mourir, ou l'avoir,Cela ne peut entrer qu'en l'esprit d'une femme. ROXELANE. Père, il faut vous ouvrir les secrets de mon âme ;L'amour de mes enfants me dit et je le crois,Que si je puis atteindre à l'hymen de mon Roi,Mustafa dont un jour j'appréhende le crime,N'étant que naturel et mes fils légitimes, Je les mets en état de perdre leur aînéQui les aurait perdus se voyant couronné.Croyez, père, croyez que dans cette entrepriseL'amour de mes enfants me porte et m'autorise,Et ne me blâmez plus de ma présomption. LE MUFTI. Mais je vois du péril en l'exécution. ROXELANE. Le chemin que je tiens n'est pas la violence,Je ne veux seulement que votre confidence,Me la puis-je promettre ? LE MUFTI. Attendez tout de moi,Et bien que vos desseins me donnent de l'effroi, Et que de grands hasards précédent la victoire,J'irai même à la mort si c'est pour votre gloire. ROXELANE. Non, père, assurez-vous qu'aux desseins que je fais,[Note : Effets est graphié effais pour la rime à l'oeil. Les autres occurences dans le texte sont de l'une et l'autre forme.]La prudence fera succéder les effets,Et que sans hasarder que ma seule personne, Malgré toutes les lois j'obtiendrai la couronne,Ma conduite se veut tellement employer,Que même l'Empereur m'en vienne supplier. LE MUFTI. Immortels je vous fais une injuste prière,Soyez les protecteurs d'un dessein téméraire. ROXELANE. Vous verrez qu'il est juste et que les immortels,Veulent pour m'y servir employer leurs autels,Et lors que vous saurez mes moyens infaillibles,Vous ne jugerez pas mes desseins impossibles,Il est bien vrai qu'il faut les vous communiquer, Et m'assurez de vaincre avant que d'attaquer. SCÈNE III. Roxelane, Circasse, Le Page. LE PAGE. La Sultane Circasse est ici prés, Madame,Qui demande à vous voir. ROXELANE. C'est à ce coup, mon âme, Le Mufti rentre.Qu'il faut faire merveille en l'art de décevoir,Adieu, cher confident, je vais la recevoir. À sa simplicité je vais tendre les charmes, Circasse paraît.De la langue, des yeux, s'il est besoin des larmes. Mais la voici. Comment vous souvenir de moi,Me venir rendre ici l'honneur que je vous dois ?Votre bonté sans cesse en ma faveur éclate, Pour me trop obliger vous me rendrez ingrate. CIRCASSE. Je rends ce que je dois à cet objet d'honneur,Que son mérite élève au comble du bonheur,Qui possédant un Roi possède sa puissance. ROXELANE. J'appelle ce bonheur des fruits de l'inconstance, Dont la possession n'a point de fondementEt comme elle s'acquiert se perd en un moment. CIRCASSE. Jugés mieux de l'amour dont son âme est atteinte. ROXELANE. Cet amour bien que grand n'efface pas ma crainte. CIRCASSE. Vous craindre ? Qui pouvez possédant Soliman D'un mot faire trembler tout l'Empire Ottoman. ROXELANE. La crainte a ce malheur pour celui qui la donne,Qu'en la donnant, jamais elle ne l'abandonne. CIRCASSE. Qui se peut faire craindre en est mieux obéi, ROXELANE. Qui se veut faire craindre en est toujours haï. CIRCASSE. Qui vous pourrait haïr ? ROXELANE. Ceux qui me peuvent craindre,Où se peuvent former des sujets de se plaindre. CIRCASSE. Se plaindre qui le peut, tout vous étant soumis ? ROXELANE. Tout ceux que mon bonheur m'a rendus ennemis. CIRCASSE. Cette fois.Mais que pouvez-vous craindre en ce degré suprême ? ROXELANE. Que puis-je craindre ! Tout, ma fortune, moi-même ! CIRCASSE. Ce discours est obscur, et ce raisonnementDans mon esprit confus porte l'étonnement,De grâce expliquez-vous. ROXELANE. Sachez qu'en la journéeQue toute autre que moi nommerait fortunée, Quand l'Empereur m'aimant pour si peu de beauté,Fit d'un dessein d'amour un acte de bonté,Bien que faible d'esprit, et d'un âge capableDe croire que j'avais quelque chose d'aimable.Au milieu des plaisirs qui me furent offerts Mon corps trouva la pompe et mon âme les fers.Depuis ce jour fatal les soupçons, et la crainteTiennent également mon esprit en contrainte ;Aussitôt que je vis que le Roi vous quittant,Prenait en ma faveur le titre d'inconstant, Et qu'il m'agrandissait à votre préjudice ; Je cru qu'il vous rendait une extrême injustice.À vous de qui la cause avait pour son supportVotre fils que l'Empire attend après sa mort ;À vous dont la beauté, digne d'être adorée, Méritait un amour, d'éternelle durée,Voyant qu'on vous traitait avec tant de méprisQu'on ne m'agrandissait que de votre débris,N'ayant pour mon soutien qu'une humeur inconstante,Je souhaite la fin de ma gloire naissante ; Et dès le premier pas de ce degré si haut,Je souhaite y tomber pour faire un moindre saut.Que le Ciel l'eut permis ! Du moins belle CircasseN'ayant que peu de temps occupé votre place ;J'en serais moins haïe, et votre inimitié Aurait changé son nom en celui de pitié,Et de tant de soupçons mon âme combattue, CIRCASSE. Brisons-là : ce discours d'inimitié me tue,Et vos raisonnements m'éclaircissent assezPour me persuader que vous me haïssez. Vous ne pouvez m'aimer et croire me déplaire,Que par une vertu qui passe l'ordinaire :Aimer ces ennemis c'est la vertu des DieuxQue jamais les mortels n'ont pu tirer des Cieux. ROXELANE. Croyant avec raison mériter votre haine, Je la dois recevoir comme une juste peine,Et recevant de vous ce juste châtimentSi je veux quelque mal c'est à moi seulement ;Qui justement puni déteste la justice,Au lieu de l'amoindrir augmente son supplice. Ce n'est pas sans raison que votre affectionRencontre en moi l'objet de son aversion.Ce n'est pas sans raison que votre esprit s'irrite,Des faveurs que mon sort vole à votre mérite.Et qui vous blâmerait de haïr un voleur, Qui vous ravit des biens de si grande valeur.Si vous ne croyez pas avoir reçu d'offenseC'est par votre bonté non par mon innocence,Et comme il est certain que la prospéritéNous porte d'ordinaire à la témérité : Possible les faveurs animant mon caprice,D'esclave que je suis, j'ai fait l'Impératrice,Et mon ambition a montré sa fureur,À celle dont l'Empire attend un Empereur.Je ne le pense pas, mais si mon insolence Vous portait au dessein d'une juste vengeance;Du moins souvenez-vous que mon esprit malsain,Vous déplût par faiblesse et non pas par dessein ;Et réglés désormais la suite de ma vie. CIRCASSE. De si hautes faveurs surpassent mon envie : J'attends beaucoup de vous mais je dois recevoirTout de votre bonté, rien de votre devoir.Au nom de l'amitié qui déteste la feinte,Et pour vous, et pour moi, ne parlons plus de crainte,Aimez moi seulement et recevez de moi, Les protestations d'une immortelle foi. ROXELANE. La crainte et les soupçons de qui j'étais la proie,Laissent par ce discours mon âme dans la joie. CIRCASSE. Que dans cet entretien j'ai trouvé de douceurMa soeur jusqu'au revoir. ROXELANE. Adieu ma chère soeur. CIRCASSE, s'étant séparée. De quelque faux appas que ton discours se fardeJe suis bien résolue à me donner de garde. SCÈNE IV. ROXELANE. Je vous croirai, Circasse, et vous et votre filsUn jour vous vengerez le tort que je vous fis.Quand Mustafa montant au trône de ses pères, Fera son marchepied des cors morts de ses frères.De ses frères, bon Dieu, qu'ai-je dit ! Ha je meurs !De ses frères ces mots couvrent mes yeux de pleurs !Le sang de Soliman par un horrible crime,Au sang de Soliman servira de victime. Et de mes chers enfants, le trépas ordonné,Assurera l'Estat d'un frère couronné.Tu le sais, Roxelane, et ta voix trop humaine,Traite encore de respect les objets de ta haine :Réserve tes bontés pour une autre saison Emploie à ton secours le fer et le poison ;Le feu s'il est besoin, et que ta rage assembleEn un même cercueil, et mère, et fils ensemble.L'ennemi qu'on prévient est demi combattu :Mais d'un assassinat je fais une vertu, Fuyons la cruauté qu'abhorre la nature : Mais c'est une vertu quand elle nous assure.Tremperais-je mes mains dans le sang Ottoman ?Mes fils ne sont-ils pas du sang de Soliman ?C'est épargner son sang si nous pouvons abattre Mustafa dont la mort est le salut de quatre.Mais quel crime de perdre un homme de ce rang ?Mais quelle impiété de négliger mon sang ? La justice s'oppose au dessein qui m'anime,Et la piété veut que je commette un crime. Justice et piété quoi vous vous traversez ?Donc à mon seul sujet vous vous désunissez.Injuste piété, justice défendue,Retiendrez-vous toujours mon âme suspendue ?L'amour de mes enfants qui me parle pour eux Me dit perds Mustafa, c'est un crime pieux ;Et Mustafa me dit, nous sommes tous d'un père ;C'est haïr vos enfants que de perdre leur frère ;Déterminons pourtant mon esprit s'il se peut :Que vive Mustafa la justice le veut : Et sans l'intéresser la piété m'engageÀ porter mes enfants à l'abri de l'orage.Cherchons leurs suretés et montons en des lieuxD'où Mustafa ne puisse approcher que des yeux :Et d'où quand nous voudrons lançant un coup de foudre S'il sort de son devoir nous le mettions en poudre,Faisons ce coup d'esprit qui nous mette en étatDe pouvoir éviter et faire un attentat. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Soliman, Acmat, Le Mufti, Ormin. SOLIMAN. Non non, cette grandeur dont l'éclat m'environne,Les superbes palais, le sceptre, la couronne, Tant de peuple soumis, tant d'États surmontés,N'ont que la moindre part en mes félicités.Un bien plus désirable et dont la jouissanceDu sort capricieux ignore l'inconstance,Que je prends en moi-même, et qui dépend de moi Seul établit ma gloire, et me fait vivre en Roi.Un feu délicieux, une divine flammeComble de tant de biens, et mon corps et mon âme,Que l'Empire me plaît en cela seulement,Que par lui je possède un trésor si charmant. Loin d'en rougir, Acmat, je veux que les histoiresParlent de mon amour comme de mes victoires,Que la postérité me nomme égalementPrince victorieux et bien heureux amant. ACMAT. Seigneur je sais qu'en vain on offre le remède À celui qui se plaît au mal qui le possède,Qu'on blesse d'un amant l'imagination,Lorsque la vérité combat la passion.Toutefois mon devoir, LE MUFTI. Apprenez pour maximeQue quiconque censure un Roi commet un crime, Et que vous ne pouvez sans une impiétéNi des Rois ni des Dieux choquer la volonté. ACMAT. Je sais bien que le trône est un lieu vénérableD'où ne peut rien sortir qui ne soit adorable,Et que comme il est vrai que les Rois sont des Dieux ; Leur voix est un oracle arrêté dans les Cieux.Mais comme la pitié de l'humaine misèreDésarme bien souvent la céleste colère,Ainsi quand un État fait voir ses intérêtsUn Prince peut et doit révoquer ses arrêts. On ne contredit pas, on supplie on remontre,Après un sage Roi décide, ou pour, ou contre. SOLIMAN. Parlez parlez, Acmat, j'écoute librementMon amour se soumet à votre sentiment.Comme d'un Potentat c'est le bonheur suprême, De ne point recevoir de loi que de soi-même,Je sais que son malheur est sans comparaisonQuand il ne cède point aux lois de la raison. ACMAT. Prince victorieux en qui le Ciel assembleLa bonté, la puissance, et la sagesse ensemble, Veillant dans le repos, constant dans les dangers,Aimés dans vos États, craint chez les étrangers,Qui pour vivre pour nous mourûtes pour vous-mêmeDés lors que votre front reçut le diadème.Jusqu'ici par vos soins votre État a goûté Les parfaites douceurs de la félicité,Et pour lui procurer un bien si désirableVous vous seriez rendu vous même misérable,Sinon que vous mettez votre souverain bienÀ manquer de repos pour assurer le sien, Si bien que votre peuple à bon droit délibèreS'il vous doit appeler, son Seigneur, ou son père:Et des félicités dont nous jouissons tous,La plus considérable est d'être aimés de vous.Quoi qu'indigne d'un bien si grand si désirable, Nous l'estimions pourtant autrefois plus durable :Lorsque lassé des soins et sorti des dangersVous vous divertissiez aux plaisirs passagers,Et que plusieurs beautés possédant vos penséesDélassaient votre esprit de ses peines passées : Mais voyant à présent qu'une seule beautéRetient en son amour votre esprit arrêté,Qu'en lui communiquant l'autorité RoyaleVous vous affaiblissez pour la vous rendre égale.C'est n'est pas sans raison que votre peuple croit Que pour lui votre amour est devenu plus froid,Et que portant ailleurs les forces de votre âmeVous quittez son amour pour celui d'une femme.Je sais bien qu'à nos Rois le Ciel nous a donnés,Qu'à leurs contentements nous sommes destinés, Et que leur volonté favorable ou contraireDoit être en leurs États une loi nécessaire :Aussi quoi qu'il vous plut déterminer de nousNous plaindrions nos malheurs, sans nous plaindre de vous,Et si notre intérêt seul animait nos craintes Nos respects sont trop grands, pour vous faire des plaintes :Mais ce trompeur amour, ce démon suborneurQui s'emparant d'une âme en exile l'honneur,Duquel la tyrannie insolemment vous braveVous faisant d'Empereur l'esclave d'un esclave, Oui Seigneur cet amour qui vous tient enchantéDonne ces sentiments à ma fidélité.À tel point de mépris ce tyran vous engage Que vos ennemis même en tirent avantage,Et ceux qui ne pensaient qu'à parer à vos coups Se trouvent en état de triompher de vous.Serait-il vrai, Seigneur, que vous dont la sagesseA fait à la fortune avouer sa faiblesse ?Vous dis-je le vainqueur de tant de nationsVous laissassiez enfin vaincre à vos passions ? Remettez votre esprit, et que la renommée,Qui vante les exploits de votre main armée,Vante aussi le pouvoir qu'aura votre raisonÀ délivrer son âme, et rompre sa prison.Je sais qu'en ce discours je hasarde ma tête, Mais, Seigneur, s'il vous plaît, la voila toute prête,Je mourrai glorieux, et marquerai ma foiNe pouvant pas survivre à l'honneur de mon Roi. SOLIMAN. Vous m'obligez, Acmat, bien loin de me déplaire,Mais vous parlez des Rois, ainsi que du vulgaire, S'il est vrai qu'ils sont Dieux, leur suprême pouvoirPar l'esprit d'un mortel ne se peut concevoir.Sachez que leur puissance est comme la lumièreAu Soleil qui la donne elle demeure entière ;Et bien que Roxelane ait part en ma grandeur Croyez-vous que ma gloire en perde sa splendeur.Au contraire par là forçant les destinées,Je veux que mon renom triomphe des années, Que ces Rois ennemis sachent, qu'au dessus d'euxJe puis en un moment élever qui je veux, Et que de la grandeur les véritables marquesSont de mettre un esclave au dessus des Monarques.Mais la gloire empruntée a besoin d'un appui,Et qui fait un puissant est plus puissant que lui.Pour mon peuple je l'aime, et l'amour d'une femme N'effacera jamais l'amitié de mon âme.J'aime différemment deux objets tour à tour,Mon peuple d'amitié, Roxelane d'amour. ACMAT. L'amour est l'ennemi que l'amitié doit craindre. SOLIMAN. Je suis son protecteur il ne la peut éteindre, Arbitre du destin de mille nationsJe puis bien accorder deux faibles passions. ACMAT. Il est vrai que l'amour est faible en sa naissance,Mais aussitôt qu'un coeur défère à sa puissance,Il y règne en tyran, et jamais il n'en sort Que par un grand bonheur ou par un grand effort. SOLIMAN. Quoi qu'il en soit, Acmat, pardonne moi si j'aime. ACMAT. Vous vous offensez seul pardonnez vous vous même. SOLIMAN. Acmat, votre rigueur me presse en un haut point :Mais puisque mes raisons ne vous satisfont point Appelez Roxelane afin que sa présenceBien mieux que mon discours parle pour la défense. ACMAT. Je me soumets, Seigneur. SOLIMAN. Allez, Ormin, allezEt ne lui dites pas pourquoi vous l'appelez. ORMIN. Incontinent Seigneur. ACMAT. Ma raison condamnée Abandonne à ce mot le titre d'obstinée.Je me soumets, Seigneur, et suis prêt devant vousD'adorer, s'il vous plaît, Roxelane à genoux :Si pour mieux lui donner le rang de souveraineIl vous plaît l'épouser en qualité de Reine. SOLIMAN. Ce discours me surprend mais ne présumes pasQue jamais Soliman ait le coeur assez bas.Je sais garder mon rang et mon amour ensemble. ACMAT. Votre rang et l'amour n'ont rien qui se ressemble. SOLIMAN. L'amour que je lui porte est à condition, Qu'elle sera modeste en son ambition. ACMAT. Combien que votre rang ne lui dût rien permettre :L'amour de vos enfants semble tout lui promettre. SOLIMAN. Je les aime il est vrai, mais j'aime plus les loisQui sont les vrais enfants des légitimes Rois. Je veux par mes respects pour les lois anciennesObliger l'avenir à respecter les miennes.Enfin je sais garder inviolablementLes lois que Bajazet laissa par testament. LE MUFTI. Je m'étonne, Seigneur, de votre patience, Et c'est ce qui m'oblige à rompre le silence.Je ne puis plus souffrir qu'un sujet devant moiCensure sans raison les plaisirs de son Roi.Les défauts dont Acmat accuse votre vieSentent quelque intérêt ou bien un peu d'envie. Éloigné du commerce et du bruit de la CourJe suis bien ignorant en matière d'amour :Mais la condition d'un Empereur est pireQue du moindre sujet qui soit en son Empire,S'il est vrai qu'aux grands Rois il ne soit pas permis Ainsi qu'à leurs sujets d'acquérir des amis.Donc, Acmat, l'amitié cette vertu louableEst pour eux seulement, un crime condamnable.Sortez, sortez, Acmat, de cette absurditéQui vous convainc d'erreur ou d'infidélité. ACMAT. Père ne croyez pas que jamais je contesteQue l'amitié ne soit une vertu céleste :Mais les grands Rois seraient égaux à leurs sujetsSi leur amour n'avait de plus nobles objets.Aimer en général ses peuples, ses Provinces Et ses confédérés, c'est l'amitié des Princes.Pour vivre heureusement chaque particulier,Se peut bien faire un font d'un ami singulier :Mais les Rois sont publics, et les âmes royalesSe doivent procurer des amitiés égales. LE MUFTI. L'Empereur a donc tort de vous avoir portéDe la fange aux grandeurs où vous êtes monté. ACMAT. Un Roi récompensant ceux qui lui font serviceN'aime pas pour cela, mais il rend la justice. SOLIMAN. Mais, Acmat, Roxelane adresse ici ses pas. ACMAT. Seigneur je me soumets, et mets les armes bas. SOLIMAN. Qu'elle ne sache rien de cette conférence. SCÈNE II. Soliman, Roxelane, Le Mufti, Acmat, Ormin. SOLIMAN. Enfin vous me rendez cette aimable présence. ROXELANE. Mon âme destinée à vos contentements,Seigneur, se vient soumettre à vos commandements. SOLIMAN. Votre âme conservant cet ennui qui l'oppresse,Ne se peut dire à moi mais bien à la tristesse. ROXELANE. La nature, Seigneur, a de puissantes loisQue ne peuvent forcer ni le sort ni les Rois,Elle a voulu régler mes humeurs, mais en sorte Que la mélancolie est toujours la plus forte,Et malgré vos faveurs et malgré la raisonMon coeur ensorcelé conserve ce poison. SOLIMAN. Par la nature, à tort, vous vous dites contrainte,Toute tristesse vient de désir ou de crainte : Mais quel mal tant à craindre a pu vous altérerOu quel si rare bien vous défend d'espérer.Ne savez-vous pas bien qu'en l'état ou vous êtesVous voyez sous vos pieds l'orage et les tempêtes,Que votre esprit ne peut se former des souhaits Que bientôt mon amour ne change en des effets.Découvrez votre mal, sachez si je vous aime,Demandés, ordonnés, exécutés vous-même.Vous ne devez rien craindre et pouvez tout oser,Qui lâchement demande enseigne à refuser. ROXELANE. Seigneur, si la raison n'était pas affaiblieQuand le sang est vaincu par la mélancolie,Le rang dont votre amour a voulu m'honorer Me tiendrait en état de ne rien désirer ;Mais, Seigneur, c'est en quoi je me plains de moi-même, Les pompes de la Cour ni ce degré suprême,[Note : Heur : rencontre avantageuse. (...) [F] [antonyme de malheur]]N'y l'heur que je reçois de votre affectionN'ont jamais mis ma joie à sa perfection.Toujours à mes plaisirs je ne sais quoi s'opposeDont ma faible raison ne peut trouver la cause ; Si ce n'est que la terre avec tous ses trésors,À des contentements seulement pour le corps :Et que l'esprit créé pour des désirs célestesHors son centre ne voit que des objets funestes.C'est ce qui me rend triste et ce raisonnement Me semble reprocher mon peu de jugement.D'avoir donné mon coeur à des biens périssables,Qui pouvait acquérir des trésors plus durables,D'avoir cru rencontrer de vrais biens en ces lieux,Et d'avoir plus aimé la terre que les cieux : C'est pourquoi désormais ma raison mieux instruiteSi vous le permettez veut changer sa conduite,Et joindre aux soins de plaire à votre Majesté,Les soins de plaire encore à la divinité,Et si votre bonté m'en donne la licence, Je ferai pour le Ciel quelqu'utile dépense :Mais qui demande trop est digne de refusJe n'ose m'expliquer. SOLIMAN. Vous me rendez confus,Et ce discours accuse ou vous d'outrecuidance,Ou moi de peu d'amour, ou de peu de puissance. Que Roxelane enfin peut-elle demander ?Que Soliman ne veuille ou ne puisse accorder ?Hors que vous demandiez mon honneur ou ma vie,Mon amour peut et veut contenter votre envie.Que demandez-vous donc ? Un Royaume. ROXELANE. Ha ! Bien moins, Je limite Seigneur, et mes voeux et mes soins,Et c'est à mes souhaits un effet assez ampleQue la permission d'édifier un temple,De faire un hôpital, de dresser des autels,Ou l'on puisse en mon nom servir les immortels. C'est tout ce que je veux. SOLIMAN. Ha la faiblesse extrême,Femme simple ou plutôt la simplicité mêmeC'est trop peu demander d'un Prince généreux,Et principalement lorsqu'il est amoureux.Mais puisque votre humeur à ce désir vous porte, Quoi qu'indigne de moi vous l'obtiendrez, n'importe.Père, tout à propos vous vous trouvez iciC'est un oeuvre pieux, prenez-en le souci,Que ce temple soit tel que l'art et la natureDisputent de l'honneur de son architecture, Que l'art perfectionne, et présente à nos yeuxTout ce que la nature a de plus précieux,Enfin j'y veux graver pour la gloire OttomaneCe que peut Soliman, ce que vaut RoxelaneMais qu'on dépêche tôt. LE MUFTI. Seigneur, c'est un dessein Qui ne peut être entré dans un esprit bien sainEn faveur d'un esclave édifier un temple ?C'est chose sans raison ainsi que sans exemple. SOLIMAN. Pourquoi ? LE MUFTI. C'est qu'un esclave est dépendant d'autruiEt quoi qu'il puisse faire il ne fait rien pour lui, Le service divin en rien ne lui profite,Son maître seul en a la grâce et le mérite. Et bien que Roxelane ait la faveur d'un RoiElle est toujours esclave, et ne peut rien de soi. SOLIMAN. Père vous jugez donc sa demande incivile. LE MUFTI. Incivile non pas, mais elle est inutile. SOLIMAN. Pouvons-nous point lever ceste difficulté ? LE MUFTI. Je n'en sais qu'un moyen. SOLIMAN. Quel ? LE MUFTI. C'est sa liberté.Vous pouvez s'il vous plaît finir son esclavageEt la faire jouir des fruits de son ouvrage. SOLIMAN. Soit fait, en sa faveur, et pour sa libertéJe renonce à mes droits de souveraineté. ROXELANE. Que dites vous Seigneur ? Moi sortir de servage ?Dans cette liberté je trouve mon dommage.Par là vous me privez de mon plus grand bonheur, Puisque ma servitude établit mon honneur,Que je tiens mes grandeurs, que je reçois mon lustreDe ces fers glorieux de ce servage illustre.Non, non, je n'en sorts point, non je suis à mon Roi. SOLIMAN. Non, non vous êtes libre, et n'êtes plus à moi. ROXELANE. Puisque de mon Seigneur la volonté l'ordonne,Qu'il me donne à moi-même : à lui je me redonne,Et je ne veux de lui que cette libertéC'est de finir ma vie en ma captivité. SOLIMAN. Moi je ne veux de vous que ceste obéissance, C'est que vous viviez libre et hors de ma puissance.Quoique vous puissiez dire, en vain vous contestés. ROXELANE. À ce mot je reçois vos libéralités. SOLIMAN. Père dépêchez tôt de bâtir cet ouvrageQui soit de ma grandeur la véritable image. Qu'elle choisisse un lieu, vous, Acmat, suivez moi,Un grand dessein que j'ai demande votre emploi. SCÈNE III. Roxelane, Le Mufti. ROXELANE. [Note : Exorable : Qui se laisse fléchir par des supplications. [L]]Jusqu'ici la fortune à nos voeux exorablePromet à nos desseins un succès favorable.Père ? Que dites-vous de ce commencement [?] LE MUFTI. Quoi que beau je redoute encor l'événement. ROXELANE. Le sort ne m'aurait pas montré si bon visagePour ne pas garantir ma barque du naufrage. LE MUFTI. Craignez son inconstance et jusques dans le portS'il n'était inconstant, il ne serait pas fort. ROXELANE. Je crois qu'il est pour moi, sa première assistanceD'un succès bienheureux me permet l'espérance.Je vous l'avais bien dit que tous les immortelsVoulaient pour me servir employer leurs autels.Ne m'ont-il pas prêté leur temple, et cet asile ? M'a-t-il pas fait trouver ma liberté facile ?Liberté qui me rend égale à SolimanDans la possession de l'Empire Othoman,Et porte ma fortune au comble de la gloire. LE MUFTI. Mais devant qu'il soit temps vous chantez la victoire, Espérez, mais craignez, entrant dans un combatDont la fin vous élève, ou du tout vous abatQui vous portant au trône, ou dans le précipiceVous donne sans milieu la gloire, ou le supplice.Qui par force ou par art veut un trône acquérir Doit être résolu de vaincre ou de mourir.Qu'il attende, en quittant l'espoir de la retraiteOu le succès entier ou l'entière défaite.Pourtant quelque grand mal qui vous puisse avenirAyant bien commencé tâchez à mieux finir. L'occasion s'offrant ne manquez à la prendre. ROXELANE. Elle n'est pas bien loin, il ne faut que l'attendre :Mais mon cher confident ne m'abandonnez pas LE MUFTI. Je ne vous quitte point même dans le trépas. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Soliman, Rustan, Le Page, Ormin, Osman. SOLIMAN. Non je ne vous crois pas, Roxelane est trop sage Page, pensez à vous ce discours vous engage. LE PAGE. Je ne m'en dédis point, Seigneur, elle l'a dit. SOLIMAN. Presque d'étonnement je demeure interdit,En quels termes ? LE PAGE. Seigneur, j'ai dit à cette belleQue vous veniez passez cette nuit avec elle, Qu'elle se preparât à vous bien recevoir,Et selon sa coutume, et selon son devoir.Elle m'a répondu, mon enfant je m'étonneDe la commission que l'Empereur vous donne.Dites-lui que lui-même il m'a donné la loi, Que l'amour désormais est un crime pour moi. SOLIMAN. Donc à mes volontés Roxelane est rebelleQuoi ? L'amour désormais est un crime pour elle ?Soit puisque ses mépris m'imposent cette loiQue l'amour désormais soit un crime pour moi. Que jamais son objet ne rentre en ma penséeQue pour me reprocher ma faiblesse passée,Qu'en bannissant l'amour se loge dans mon coeurLa détestation et la haine et l'horreur,Et de quelques appas que ce trompeur se pare Qu'il ne rencontre en moi que l'âme d'un barbare,Qu'il n'y revienne plus, c'est un point résolu, Je reprends sur moi-même un pouvoir absolu.Mais que dis-je ? Un esclave, un objet de misère,Un ver de terre, un rien me peut mettre en colère, Comme l'amour, la haine est indigne de moi,Toutes les passions sont indignes d'un Roi.Ormin, pour assurer le repos de mon âmeEt pour mieux étouffer le reste de ma flammeJe veux que de ce pas on aille ôter le jour A l'ingrate autrefois l'objet de mon amourApportez moi sa tête ou m'envoyez la vôtre. ORMIN. Qu'il vous plaise Seigneur vous servir de quelque autre,Où différez un peu. SOLIMAN. Comment vous contestez [?] ORMIN. Non, Seigneur, j'obéis. SOLIMAN. Toutefois arrêtez, Je la punirai mieux. RUSTAN. Seigneur, qu'il vous souvienneQue vous m'avez donné votre fille et la sienne,Que par votre bonté je possède le bienDe me pouvoir nommer votre gendre et le sien.Au nom de votre fille et de la sienne ensemble, De vos communs enfants, où votre sang s'assemble,Ne précipitez pas l'effet d'un jugementQui vous pourrait causer du mécontentement,Et ne détruisez pas sur le rapport d'un pageDe nature et du Ciel un si parfait ouvrage. Ô Seigneur entendez sa défense ou du moinsAvant que de juger ayez d'autres témoins !On garde quelque forme aux crimes plus énormes. SOLIMAN. Au procès d'un rebelle il ne faut point de formes. RUSTAN. Non, lorsque trop puissant il fait trembler l'État Il ne faut point attendre un second attentat :Mais la fragilité de son sexe l'excuse,De la rébellion de laquelle on l'accuse.Du moins auparavant que de vous émouvoirSeigneur, permettez-moi que je la puisse voir. Je reviens aussitôt et je la vous amènePour recevoir la grâce ou recevoir la peine. SOLIMAN. Allez, et qu'aussitôt je vous revoie iciDe sa rébellion je veux être éclairci. SCÈNE II. Acmat, Circasse. ACMAT. Je ne puis rien comprendre en cette procédure ; Mais toujours je prévois quelque grande aventure.Cet esprit qui devant brûlait d'ambition,Changer en un moment de résolution.Par une humilité véritable où masquéeArrêter sa fortune à faire une mosquée Et d'un visage peint d'une grave froideurMépriser pour le Ciel la mortelle grandeur,Je n'entends point cela. CIRCASSE. C'est qu'elle désespèreDe voir monter ses fils au trône de leur père,Connaissant que le mien par sa rare valeur Assure sa fortune et ruinera la leur,Si bien que hors d'espoir du Royal diadème,Possible elle a passé de l'un à l'autre extrême.Et la crainte qu'elle a l'oblige de céder,Et de quitter un rang qu'elle ne peut garder. ACMAT. Je connais cet esprit incapable de crainte ;Je la croirais plutôt très capable de feinte :Et ce qui le fait croire est cette liberté,Où j'ai vu que tendait sa feinte piété,[Note : Menée : Fig. Pratique comparée à l'action de mener, de conduire, et où l'on emploie l'artifice et le mystère pour le succès de quelque affaire. [L]]Liberté dont je crains quelque sourde menée. CIRCASSE. Je crois que c'est par là qu'elle s'est ruinée,Pour vivre en femme libre et qui dépend de soiIl faut quitter le Louvre et s'éloigner du RoiEt cet éloignement peut causer sa disgrâceEt mettre ma fortune en sa première place. Qui s'éloigne des grands entend mal la faveurS'éloignant de l'oreille on s'éloigne du coeur. ACMAT. La faveur et l'amour ont ceste différence,Que l'un croît par la vue, et l'autre par l'absence ;Moins l'Empereur la voit, plus il en est charmé, Moins elle a de chaleur, plus il est enflammé,Bref nous devons tirer de cette procédure,De quelque grand dessein, un infaillible augure,Mais notre confident à grands pas vient à nous. SCÈNE III. Acmat, Circasse, Osman. CIRCASSE. Hé bien mon cher Osman, que nous apportez-vous ? OSMAN. Tout succède à vos voeux, la fortune se changeEt de votre parti favorable se range. CIRCASSE. Comment ? OSMAN. Votre rivale est mal avec le Roi. CIRCASSE. Agréable nouvelle, ô dieux ! Assistez-moi :Augmentant ces rigueurs vous augmentez ma joie. Mais, Osman est-il vrai, faut-il que je le croie.Qui te l'a dit ? OSMAN. Personne. CIRCASSE. Et comment l'as-tu su ? OSMAN. Je l'ai su de mes yeux moi-même je l'ai vu ;Et pour vous dire plus, j'ai presque vu sa têteSuccomber sous les coups d'une horrible tempête : L'Empereur lui faisait un fort mauvais parti,Si son gendre Rustan ne l'en eut diverti, Divertis pour un temps, car la colère dureOù plutôt elle augmente ! CIRCASSE. Agréable aventure !Que ferons-nous Acmat ? ACMAT. Allons voir l'Empereur Allons l'entretenir de haine et de fureurEt quelque trahison que Roxelane brasseEmpêchons s'il se peut qu'elle ne rentre en grâce. CIRCASSE. Je crains que ce dessein ne nous fasse périr. ACMAT. Il vaut mieux hasarder qu'assurément mourir. De ce seul coup dépend ou sa perte ou la vôtre,La ruine de l'une est le salut de l'autre. CIRCASSE. Allons mon cher Acmat, que ce bienheureux jour,Me fasse posséder mon Prince et son amour. SCENE IV. ROXELANE. STANCES. Traverse : Fig. Obstacle, affliction, revers. [L] Combien je souffre de traverses, Combien de passions diverses Tiennent mon esprit en suspens. Mon âme agit contre elle-même, Je veux, je crains, j'espère, j'aime, Je désire, je me repens. Raison, ambition, amour, crainte, espérance, Qui m'élevez si haut, qui m'abaissez si bas, Qui de vous a le plus, ou le moins de puissance, À qui suis-je de vous, à qui ne suis-je pas ? Je sens ma volonté contrainte, Ma raison oppose ma crainte Au cours de mon ambition ; Et l'espérance qui me flatte Des grandeurs dont un trône éclate Relève ma présomption : Mais le péril est grand : mais ne suis-je pas mère ? Mourant pour mes enfants je fais ce que je dois, C'est pour moi que je crains, c'est pour eux que j'espère, Mais cette crainte est lâche, espoir je suis à toi. Toutefois en cette tempête Où mettrai-je à couvert ma tête Sinon sous tes mortes amours ? Vois mon Roi parle en ma défense, Ta lente, ou ta prompte assistance M'ôte ou me redonne le jour. Mais j'ai tort, je t'invoque et je te suis contraire, Je te bannis de moi pour avoir ta faveur, Pour épouser mon Roi, je le mets en colère, Et je veux par sa haine entrer dedans son coeur. La graphie moderne et ancienne élide de e de JE devant HESITE. DAns ce vers le E permet de conserver huit syllabe au vers. Mais c'est en vain que je hésite, La retraite m'est interdite, Il n'est plus d'asile pour moi. La faute est faite il faut poursuivre, Et je cesse aujourd'hui de vivre, Ou j'épouse aujourd'hui mon Roi : Qu'importe de mourir de la fièvre ou du foudre ? De mourir par effort ou naturellement ? Celui qu'un beau dessein par malheur met en poudre Quand il meurt généreux vit éternellement. Mais l'alarme est au cap, Rustan est hors d'haleine Et ma fille est en pleurs. SCÈNE V. Roxelane, Rustan, Chamerie. ROXELANE. Rustan qui vous amène ? RUSTAN. Madame votre mort. ROXELANE. Hé bien il faut mourir !Qui me la vient donner je suis prête à souffrirJe veux tout ce que veut la puissance absolue. RUSTAN. Madame, elle n'est pas encore résolue, Mais apaisez le Prince ou bien c'est fait de vous. ROXELANE. Mais quel crime Rustan, le peut mettre en courroux ? RUSTAN. Auriez-vous bien tenu le discours qui l'anime ? ROXELANE. Quel discours ? RUSTAN. Que pour vous son amour fût un crime ? ROXELANE. Oui je l'ai dit Rustan, et ne m'en repens pas. CHAMERIE. Ô Dieu tout est perdu ! Vous courez au trépas. RUSTAN. Vous courez donc, Madame, à votre mort certaine,Donc à l'amour du Roi vous préférez sa haine ?Quelle fausse apparence a charmé vos esprits ?Ou quel défaut du Roi vous porte à ce mépris ? Quoi ? Ce Prince ou plutôt ce héros adorableAimé de tout le monde, autant qu'il est aimablePour vous avoir portée aux suprêmes grandeurs,Et pour vous trop aimer n'aura que vos froideurs ! Voulez-vous noircir de cette ingratitude ! Appréhendez enfin un traitement plus rude.Et croyez que l'amour qui vous a fait monterS'il se change en fureur vous va précipiter. ROXELANE. Quiconque sait bannir la crainte et l'espéranceDes plus cruels tyrans désarme la puissance, La mort étant à tous une commune loiNe me déplaira point me venant de mon Roi. CHAMERIE. Mais, Madame, qu'a fait votre corps à votre âmePour vouloir la quitter par une mort infâme. ROXELANE. Tous les genres de mort frappent également, La cause en établit la honte seulement.La bonne conscience a toujours la victoire,Au milieu des tourments elle augmente sa gloire,Et contre un innocent le supplice ordonnéNoircit le condamnant, et non le condamné. L'injustice est toujours à son auteur contraire,Quoi qu'on die, il vaut mieux la souffrir que la faire. RUSTAN. Ne vous y trompez pas, les Rois n'ont jamais tort,Quiconque leur déplaît a mérité la mort.Leur colère, jamais n'est crue illégitime, Et leur opinion fait et défait le crime. ROXELANE. Oui bien chez les tyrans et non pas chez les Rois. RUSTAN. Les Rois quand il leur plaît se dispensent des lois. ROXELANE. Ils doivent comme Dieux tenir droit la balance. RUSTAN. Ils sont Dieux en pouvoir, hommes en connaissance, Qui par leurs intérêts et par leurs passions,Ordonnent à leur gré dessus nos actions. ROXELANE. Soliman est trop juste. RUSTAN. Il est trop en colère. ROXELANE. Mais si c'est sans sujet ? RUSTAN. Mais s'il croit le contraire ? ROXELANE. Mais cette opinion ne dépend pas de moi. RUSTAN. Croyez-vous qu'un mépris n'offense pas un Roi ? ROXELANE. Moi mépriser mon Roi ? RUSTAN. Vous persistez encoreEn refusant d'aimer un Roi qui vous adore. ROXELANE. Ce n'est point par mépris, lui-même l'a vouluIl me l'a commandé de pouvoir absolu. RUSTAN. Il vous l'a commandé ? Que dites vous, Madame ?Quelle confusion me jetez vous en l'âme ?Il vous l'a commandé ? Qui croirai-je des deux ?Mais ce discours combat mon oreille et mes yeux,Après ce que j'ai vu je ne vous saurais croire. ROXELANE. Il me l'a commandé j'atteste sa mémoire. RUSTAN. Voyez-le. ROXELANE. Je ne puis. RUSTAN. Vous voulez donc mourir. ROXELANE. Si le destin le veut, Rustan, il faut périr. RUSTAN. Vous le voulez vous-même et non la destinée. ROXELANE. Sans son ordre ma mort ne peut être ordonnée. CHAMERIE. Par vos discours on voit que vous vous haïssezMais si vos intérêts ne vous touchent assez,Pour vos fils et pour moi conservez votre vieLa piété, le sang, l'honneur vous y convie. ROXELANE. Ma fille différez de répandre ces pleurs Possible que le temps calmera vos douleurs. CHAMERIE. Ô Ciel ! En quel état je me trouve réduite,D'un tel commencement qui ne craindrait la suite,En moi tout est en trouble, et jusques dans mon flanc, Je sens en deux partis se diviser mon sang ; Ces contraires partis se combattent l'un l'autre,Le sang que j'ai du Roi semble choquer le vôtre.Jugez quel est le sort de vos fils et le mienSi chacun de vous deux veut reprendre le sien.N'est-il pas bien étrange et croyez-vous qu'un père Puisse aimer les enfants dont il hait la mère,Si vous nous aimez tous allez voir l'Empereur,Vous pouvez d'un regard désarmer sa fureur. ROXELANE. Ma fille assurez-vous que dedans la mort même,Je vous ferai paraître à quel point je vous aime. CHAMERIE. Mais que vois-je, Madame, hélas c'est fait de vousNous sommes tous perdus, bons Dieux assistez nous.Ormin ne va jamais avec cet équipage.Que pour exécuter les décrets de la rage. ROXELANE. Consolez vous ce mal ne s'adresse qu'à moi. SCÈNE VI. Roxelane, Rustan, Chamerie, Ormin, avec deux janissaires. ROXELANE. Hé bien faut-il mourir ; que vous a dit le Roi ?Vous a-t-il commandé de lui porter ma tête ?Si c'est sa volonté la voilà toute prête. ORMIN. L'ordre d'exécuter un si cruel décretLaisserait en mon âme un éternel regret. Mais, Madame, il est vrai que son impatienceNe peut plus sans sa mort supporter votre absenceIl nous a commandé de vous saisir, pour moiJe me soumets à vous. ROXELANE. Non, non servez le Roi. ORMIN. L'affection des Rois imprime un caractère, Qui ne s'efface point sur un coup de colère ; Et ce n'est pas servir, que servir promptementUn Prince qui s'emporte au premier mouvement :Combien que vos malheurs vous trament des disgrâces,De l'amour de mon prince en vous je vois des traces Qui veulent mes respects en sorte que je croisQue lors que je vous sers, je sers aussi le Roi. ROXELANE. Non, non, servez le Roi. RUSTAN. Que d'effroi, que d'alarme. ROXELANE. Allons. CHAMERIE. Que ce départ me va coûter de larmes. ORMIN. La colère du Roi me fait craindre pour vous. ROXELANE. Il lui faut obéïr, même dans son courroux. ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. SOLIMAN. STANCES. Traître démon des vanités Qui promets des félicités Et ne donne que des misères. Trône, couronne, éclat trompeur Est-il quelqu'un heureux esclave des colères, Des grandeurs, de l'amour, de l'espoir, de la peur. Que n'appelle-t-on l'homme animal misérable Plutôt que raisonnable ? Allez flatteurs des Rois qui les appelez Dieux J'éprouve en mon sort déplorable Qu'il n'est point de Dieu hors les Cieux. En vain je n'ai plus d'ennemis, En vain tout l'univers soumis Aime et craint ensemble mes armes Puisque chez moi mes passions Me causent plus de mal, me donnent plus d'alarmes Que la rébellion de mille nations. Sous le faix des ennuis à peine je respire Et dedans mon martyre La haine arme mon coeur, l'amour retient mon bras Et tour à tour me viennent dire Venge toi, ne te venge pas. Mais suis-je encor ce Soliman Que dedans l'Empire Ottoman La fortune soumise adore Ma vertu signalons ce jour La fortune est vaincue il faut combattre encore, Avec pareil succès, et la haine et l'amour. Mais passe plus avant et laisse à la mémoire Pour comble de ma gl[oire] Que puisque en l'univers il ne m'est point resté Sur qui remporter de victoire Je me suis moi-même dompté. Mais elle a méprisé son Roi Suivons la rigueur de la loi, La Justice et non la clémence, Soyons plus juste et moins doux, Punissons pour l'exemple et non pour la vengeance, Non pour notre intérêt mais pour celui de tous. Mais punir Roxelane ? Hélas ce nom me laisse Encore de la tendresse, Pardonnons lui plutôt mais c'est trop combattu, La clémence est une faiblesse Et la rigueur une vertu. Mais ne la jugeons pas sans ouïr sa défense Ormin, Osman, quelqu'un à moi, que l'on s'avance. SCÈNE II. Soliman, Circasse, Ormin, Osman. CIRCASSE. Seigneur que vous plaît-il. SOLIMAN. Ormin je parle à vous,Amenez Roxelane. CIRCASSE. Ô Dieux que ferons nous !La paix est bien prochaine alors qu'on parlemente. ORMIN. Dans un moment Seigneur, je la vous rends présente. CIRCASSE. Sa présence, Seigneur, est si pleine d'appasQu'il faut lui pardonner ou bien ne la voir pas.Quelle rigueur pourrait se défendre des charmesDe la langue, des yeux, des soupirs, et des larmes. Dont elle sait l'usage avec un tel effetQu'un coup d'oeil peut guérir tout le mal qu'elle a fait.Et ne la tenez plus coupable d'insolence,Dites qu'elle use encore trop bien de sa puissance,Qu'elle peut d'un clin d'oeil renverser l'univers Puisqu'elle en tient ainsi le vainqueur en ses fers.Ainsi, Seigneur, ainsi ceux qui vous sont fidèlesNe sont pas mieux traités que ceux qui sont rebelles.Ainsi mon fils pourtant l'ainé de SolimanQue le Ciel destinait pour l'Empire Ottoman Est banni de la Cour durant que RoxelaneAssure pour les siens la puissance Ottomane.Mais Seigneur, faites mieux, faites un coup d'ami,N'aimer que justement c'est n'aimer qu'à demi.Vous signalerez mieux sa grâce par deux crimes, De Mustafa, de moi, faites lui deux victimes.Et que nos deux corps morts l'un sur l'autre égorgés,Portent à leur effet ces desseins enragés. Montrez, Seigneur, montrez en dépouillant la feintePour elle plus d'amour pour nous moins de contrainte. Condamnez à la mort deux objets odieux.Délivrez-en la Cour, délivrez-en ses yeux. SOLIMAN. Circasse, depuis quand cette humeur vous tient-elle ! CIRCASSE. Depuis que vous portez le parti d'un rebelle. SOLIMAN. Et pour vous et pour moi jugez plus sainement, Vous me verrez son juge, et non pas son amant.Mais voici notre ingrate. SCÈNE III. Soliman, Roxelane, Circasse, Ormin, Osman. SOLIMAN. He bien belle Princesse !Ma faveur vous offense et mon amour vous blesseN'est-il pas vrai. ROXELANE. Seigneur, je ne contredis pas,Je suis preste à signer l'arrêt de mon trépas. Je n'examine point innocente ou coupable,Je déplais à mon Roi je suis trop punissable,Préparez des tourments, s'il se peut mille morts,Mon âme avec plaisir verra souffrir mon corpsEt bien que ma défense eut un droit légitime Si je le proposais je croirais faire un crime.Je ne me défends point contre votre courrouxJe dois plus de respect à ce qui vient de vous, Que tardez vous, Seigneur ? SOLIMAN. Quelle erreur vous transporteEn me connaissant mieux jugez d'une autre sorte. Je suis Roi, non tyran, juste, non violent,Je suis prompt à remettre, à punir je suis lent.Je règne par les lois plus que par la couronne,Je hais le crime seul, et non pas la personne.Mais possible ajoutant la haine à vos mépris Vous voulez l'imprimer dans les autres esprits.Vous voulez qu'on publie en cet Empire augusteQu'aujourd'hui Soliman a cessé d'être justePuisqu'il a condamné sans avoir entenduEt sans avoir souffert qu'on se soit défendu. Voyez jusqu'à quel point se monte votre envie,Pour me perdre d'honneur vous perdez votre vie,C'est bien loin du respect que vous dites avoir,Mais si vous en aviez vous me le feriez voir.Et vous me serviriez en vous servant vous-même Ôtant ce que je hais d'avecques ce que j'aime.C'est votre crime seul qui me déplaît en vous,Si je n'en trouve point je n'ai point de courroux.Je poursuis votre crime et j'en veux la vengeanceMais je serais ravi de voir votre innocence. Et c'est le plus grand mal qui ne puisse avenirSi le crime prouvé m'oblige à vous punir. ROXELANE. Prince de vos sujets le Seigneur et le pèreQui jugeant sans rigueur punissez sans colère,Ne vous étonnés pas d'ouïr mon désespoir Parler contre ma vie et trahir mon devoir.Lors que vous connaîtrez les maux où m'ont réduiteMon faible jugement, ma mauvaise conduite,Je sais que vous laissant toucher à ma douleurVous direz que ma vie est mon dernier malheur. Par un seul coup de vent ma barque est renversée,Mon orgueil abattu, ma gloire terrassée.En perdant vos faveurs, j'ai perdu mon bonheur,J'ai perdu mes plaisirs, j'ai perdu mon honneur.Bref vous ayant perdu mon malheur est extrême Et je crois profiter si je me perds moi-même.Ce jour, ce triste jour m'abat et me détruit :Ce jour couvre les miens d'une éternelle nuit.Seigneur, hélas, Seigneur, vous m'avez ruinéePar cette liberté que vous m'avez donnée. Ce souvenir me met les larmes dans les yeux. SOLIMAN. Je ne vous entends pas éclaircissez-vous mieux. ROXELANE. Lors que j'étais esclave et sous votre puissanceMes volontés étaient de votre dépendance.Je ne faisais pour moi ni le mal ni le bien, Bref je ne pêchais point puisque je n'étais rien,Que de tout l'Alcoran je n'avais connaissanceQue des lois, du respect, et de l'obéissanceQue j'eusse crû choquer refusant les plaisirsQue l'amour de mon Prince offrait à mes désirs. Mais depuis le dessein d'édifier ce templeMa fortune a souffert un revers sans exemple,Je suis libre, Seigneur, vous l'avez souhaité,Mais c'est ce qui me perd que ceste liberté,Liberté qui m'apprend les lois et la science De la Religion, et de la conscience.Sainte Religion, mais trop sévère loiQui me défend l'amour d'entre mon Prince et moi.Loi qui ne dépend point du Royal diadèmeQui vous défend l'amour aussi bien qu'à moi-même Et dont l'autorité m'a contrainte au refusQui trouble votre esprit, qui rend le mien confus,Qui me rend misérable au point de vous déplaireAu point de mériter votre juste colère. SOLIMAN. Quoi donc pour être libre et dépendre de soi La loi ne permet pas d'aimer encor son Roi ? Qui croirait que des lois la divine ordonnanceDispersât un sujet de son obéissance ? ROXELANE. Le respect, le service, et la fidélitéSont les droits attachés à la principauté, Droits desquels on ne peut se dispenser sans crime,Mais l'amour quelquefois peut être illégitime.[Note : Talisman : Nom qu'on donne à certaines figures ou caractères gravés sur la pierre, ou sur le métal, auxquels on attribue des relations avec les astres, et des vertus extraordinaires, suivant la constellation sous laquelle ils ont été gravés. [L]][Note : Dervis : ou Derviche, espèce de moine musulman. [L]]Oyez les Talismans, consultez les Dervis.Leurs avis là dessus doivent être suivis.Mais puisqu'aux immortels ma liberté m'engage, Seigneur, souffrez qu'en vous j'en adore l'image.Recevez du plus pur de mes affectionsAu lieu de mon amour mes adorations.Oubliez ce plaisir et terrestre et profaneIndigne désormais de la gloire Ottomane. Qu'à ces conditions j'embrasse vos genoux. SOLIMAN. Adieu, Circasse, adieu, Soldats retirez-vous. SCÈNE IV. Soliman, Roxelane. SOLIMAN. Enfin je me vois libre et je puis sans contrainteVous dire les douleurs dont mon âme est atteinte.Roxelane, il est vrai que ni la Royauté Ni le pompeux éclat qu'on nomme Majesté,Ni les biens de la paix, ni la gloire des armes,N'ont pour moi désormais que d'insensibles charmes.Je soumets à vos pieds toutes ces vanitésEt mon Empire cède à celui des beautés. Ne considérez plus, ni sceptre, ni couronne,Que celle que l'amour sur Soliman vous donne.Régnez sur un Monarque en effet malheureuxSi vous lui contestez le titre d'amoureux,Et qui foulant aux pieds l'orgueil du diadème Contre votre rigueur n'oppose que vous même.Donc par ces premiers feux, par ces premiers désirsQui vous ont enseigné l'usage des plaisirs,Par ces premiers liens dont nos âmes uniesOnt autrefois goûté des douceurs infinies, Par ce divin esprit l'ornement de ma Cour,Par ces yeux ravissants, par le doux nom d'amour,Par nos communs enfants, en un mot par vous-mêmeNe désespérez point un Prince qui vous aime,Et ne vous privez pas pour des formalités Des plaisirs qu'autrefois vous eussiez achetés.Mais d'où viennent ces pleurs ? ROXELANE. Je sais bien que les larmesPour combattre un grand mal sont de bien faibles armesMais soufrez-en l'usage à mes yeux languissantsPour les maux que je cause et pour ceux que je sens. Ma volonté pour vous invincible persisteMais en faveur des lois mon devoir lui résiste.Et l'amour me pressant j'oppose à ses appasJe le puis, je le veux, mais je ne le dois pas. SOLIMAN. Vous ne le devez pas, vous estes insensible. ROXELANE. Ce que défend la loi me tient lieu d'impossible. SOLIMAN. Mais on dit que le prince est pardessus la loi. ROXELANE. Il est bien vrai Seigneur, le prince et non pas moiJe suis dessous la loi puisque je suis sujette. SOLIMAN. Mais j'en puis dispenser, ROXELANE. Oui quand vous l'avez faite Mais cette loi dépend de la Divinité. SOLIMAN. Pourquoi m'opposez-vous ceste difficulté ?Mon intérêt à part considérez le vôtre,Pour garder une loi n'en rompez pas une autreNe tuez pas un Roi qui vous aime si fort, Et donnez lui plutôt votre amour que la mort. ROXELANE. En déférant aux lois que mon devoir m'imposeJe soufre plus que vous les maux que je vous cause,Mais vous changez plutôt cet amour en bonté,Faites vous tant d'état d'un reste de beauté Que le temps a défia presque toute effacéeEt qui n'est désormais que dans votre pensée.Souffrez que je vous die en parlant contre moiQue cette passion est indigne d'un Roi.Cet amour vous fait tort. SOLIMAN. Hélas, belle insensible, Que me conseillez-vous ? De faire l'impossible.Que me conseillez-vous ? De quitter vos appas,C'est pour guérir un mal condamner au trépas.J'ai converti l'amour en ma propre nature,L'amour en me quittant creuse ma sépulture. Et ne m'opposez point le défaut de beauté,Je trouve encore en vous tout ce qui m'a tentéEt le temps qui hors vous ruine toutes chosesRespecte en votre teint et les lis et les roses.Si bien que son pouvoir n'agit sur vos beautés Que pour les mieux empreindre en mes sens enchantés.Aussi pourquoi les yeux triomphants des annéesN'asserviraient-ils pas des têtes couronnées, S'ils triomphent du temps qui triomphe des Rois,Quel Roi refuserait d'obéir à leurs lois : Mais si l'on doit payer l'amour de l'amour mêmeDénierez-vous l'amour à mon amour extrême ? ROXELANE. Seigneur, que vos raisons ont de puissants appas,Mais la loi détermine et ne raisonne pas,J'oppose à vos raisons une force contraire, La loi me le défend donc je ne le puis faire :Mais puisque votre amour et le respect des loisInquiètent votre âme et la mienne à la fois,Vous pouvez travailler au repos de deux âmes,Sacrifiés ma vie à l'excès de vos flammes. Ainsi par mon trépas finira votre amourEt sans rompre les lois je quitterai le jour. SOLIMAN. Pourquoi me donnez-vous ce conseil sanguinaire ?Pourquoi pour ne commettre un crime imaginaireVoulez-vous me noircir de deux vrais attentats Et contre vos beautés et contre mes États ?En vous faisant mourir sans cause légitimeJe commettrais moi-même un véritable crime.Voulez-vous qu'à ma honte on publie en ma courQue je donne la mort en donnant mon amour Et si l'âme vit plus en la personne aiméeQu'en celle qu'en effet elle rend animée,En m'armant contre vous je m'arme contre moiEt je laisse mon peuple et mes États sans Roi.Mais ne retenez plus mon esprit en balance, Ou ma vie, ou ma mort, prononcés ma sentence,Voulez-vous point finir les tourments où je suis ? ROXELANE. Je les voudrais finir, mais enfin je ne puis. SOLIMAN. Comment vous ne pouvez, vous ne pouvez, ingrate ?C'est à ce coup qu'il faut que ma colère éclate, Oui ! Superbe, les lois te font manquer de foi,Oui, les lois t'ont appris à mépriser ton Roi :Donc que ces mêmes lois qui font ton insolenceTe viennent désormais soustraire à ma vengeanceJe serai de ton crime, en quittant la douceur, [Note : Punisseur : Qui punit. [L]]Et témoin, et partie, et juge, et punisseur,Je te rends misérable au point que la mort mêmeDéniera son secours à ta misère extrême.Quelqu'un à moi. SCÈNE V. Soliman, Roxelane, Ormin, Osman, etc. ORMIN. Seigneur. SOLIMAN. Qu'on la charge de fersQu'on la traîne vivante en l'horreur des enfers, Qu'on lui creuse un abîme au centre de la terreOù son remords lui fasse une éternelle guerre,Où détestant son crime, et sa vie, et son sortEn vain à son secours elle appelle la mort,Enfin où sa fureur à sa perte animée Enrage de dépit de se voir désarmée.Qu'on emporte ce monstre, Ormin je parle à vous,Qu'on l'ôte, sa présence augmente mon courroux. ROXELANE. Ô Seigneur accordez la mort à ma prière. SOLIMAN. Je te l'accorderais si je voulais te plaire, La mort est une grâce et non pas un tourmentPour ceux que je destine à mon ressentiment.Tu la souhaiterais mille fois et ta vieAux plus cruelles morts portera de l'envie.Qu'on l'ôte, dis-je. ROXELANE. Allons, mais hélas en quel lieu Où l'on fait souffrir l'âme avec le corps, Adieu. SOLIMAN. Hélas, en cet adieu je sens de nouveaux charmesQui me percent le coeur, qui me donnent des larmes.Ormin, parlez à moi, traitez-là doucement,Je veux que tout son mal soit la peur seulement. Assurez-vous pourtant toujours de sa présence,Faut-il que cette affaire ébranle ma confiance,Possible elle a raison, j'en veux être éclairci,Assemblez le Conseil pour une heure d'ici. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Circasse, Acmat. CIRCASSE. En ce jour où le Ciel doit montrer à ma peine Ou sa dernière grâce ou sa dernière haine,Dois-je l'espoir s'offrant le prendre ou le quitterMe dois-je réjouir ou me dois-je attrister ?Le périlleux état où je vois ma rivaleMe dit et l'un et l'autre avec raison égale, Lorsque je pense Acmat, que le Ciel a permisQue je visse aujourd'hui sa tête en compromis,Et que le Roi piqué d'un courroux légitimeAssemblât le Conseil pour juger de son crime,J'ai quelque droit d'attendre un succès bienheureux, Qui rende à mes désirs un Monarque amoureux ;Mais lors que je remets en mon âme incertaine,Qu'en sa faveur l'amour combat encor la haine,Que cet esprit est plein de ruses et d'appas, Je crains je ne sais quoi que je ne prévois pas. ACMAT. Vous puis-je, ou plutôt vous dois-je faire entendreUn certain bruit qui court que l'on me vient d'apprendre. CIRCASSE. Pourquoi mon cher Acmat ? ACMAT. Je crains. CIRCASSE. Fusse ma mort,Je vois sans m'étonner et l'un et l'autre sort. ACMAT. On dit parmi le peuple et dedans la cour même Que Soliman pressé de son amour extrême,Et voyant que la loi lui défend d'en userTrouve un autre moyen ! CIRCASSE. Quel ? ACMAT. C'est de l'épouser, CIRCASSE. Qui ? ACMAT. Roxelane. CIRCASSE. Ô Dieu vous m'annoncez ma perteIl n'en faut plus douter la fourbe est découverte, Je vois certainement, mais trop tard, mais en vainQue tout ce qu'elle a fait tendait à ce dessein.Malheureux Mustafa, Circasse, infortunéeVerrez vous sans mourir la fourbe couronnée ?Non, non, il faut mourir, plutôt que de la voir, Cédez craintes et soupçons, cédez au désespoir, ACMAT. Mais quoi devant le temps vous rendre misérable,Peut être c'est un bruit qui n'est pas véritable,Le Conseil assemblé qu'on doit tenir ici,Rendra dans peu de temps ce soupçon éclairci. Lorsque plus puissamment le malheur nous outrage, C'est lorsqu'il faut combattre avec plus de courageEt qu'il faut faire voir au destin rigoureuxQue quiconque a du coeur n'est jamais malheureux.Quand à moi quelque coup de foudre ou de tempête Que le Ciel mutiné fasse choir sur ma teste.Je mourrai généreux et toujours combattantEt si vous me croyez vous en ferez autant. CIRCASSE. Par vos Conseils, Acmat, mon âme se redresse,Combattons jusqu'au bout le mal qui nous oppresse. J'assiste à ce Conseil afin de m'opposerA quiconque ouvrira le discours d'épouserEt combien qu'à mon sexe on en ferme la porteSi l'on m'en fait sortir ce ne sera que morte.Ha Mustafa mon fils : mais voici l'Empereur, Que cette fuite Acmat redouble ma terreur. SCENE II. Soliman, Circasse, Acmat, Le Mufti, Rustan, Ormin, Osman. SOLIMAN. Amis dont la valeur jointe à l'expérienceAffermit ma couronne, assure ma puissanceEt partage avec moi le soin de tant d'étatsDesquels je suis le chef, vous les mains, et les bras, Après tant de combats, de murailles forcéesDe trônes abattus, de grandeurs terrassées.N'ayant plus rien à vaincre il semblait désormaisQue l'univers soumis nous forçat à la paix,Mais l'Enfer enragé de voir que dans la guerre Tout faisait place aux coups de notre cimeterre,Qu'en vain contre ma gloire il faisait des projetsPuisque de ses suppôts je faisais mes sujets,L'Enfer dis-je voyant le bonheur de ma vieImpénétrable aux coups que lançait son envie, S'il ne me suscitait de plus fors ennemisQue l'univers entier qu'il me voyait soumis,A trouvé dans ce coeur plus grand que tout le monde Ce qu'il n'a pu trouver sur la terre et sur l'onde.En moi mes ennemis, mais ennemis puissants Et d'autant plus que l'âme est au dessus des sens,Guerre plus que civile, et qui porte a l'extrêmeUn Roi vainqueur de tous excepté de soi même.Jugez où peut aller ceste sédition,Une passion choque une autre passion. L'irrésolution force la patience,La tendresse de coeur s'oppose à la vengeance,Et dedans mon esprit triomphent tour à tourLa pitié, la colère, et la haine et l'amour.Cependant je fournis l'entretien à ces guerres, J'aide les ennemis qui ravagent mes terres,Et bien qu'ils tendent tous à ma destructionJe suis pourtant le chef de chaque faction.Et comme si j'étais l'ennemi de mon âmeJ'en banni le repos et j'y porte la flamme. Père si vos conseils ne donnent guérisonÀ l'excès des tourments que souffre ma raison,Ce coeur que les assauts des villes assiégées,Ce coeur que les combats, les batailles rangées,Que même son malheur n'a pu faire tomber, Combattu par soi même est prêt à succomber. LE MUFTI. Je viole les lois que le respect m'imposeMais vous parlez d'effets sans en dire la cause Quel moyen de connaître un mal caché dedansEt qui ne nous paraît que par les accidents ? SOLIMAN. Ha que me dites vous, ma plaie est si profonde,Que je crains d'en mourir en y portant la sonde ;Toutefois il le faut : mais vous n'en doutez pas,Roxelane en un mot cause tous ces combats,Vous savez à quel point j'aimai cette rebelle Qu'aujourd'hui ses mépris me rendent criminelle.Et qui pourtant encor criminelle qu'elle est,Malgré tous ces mépris me captive et me plaît. LE MUFTI. Cette guerre, Seigneur, vous est un champ de gloire,Vous y pouvez gagner une belle victoire. Combattez seulement et par cette actionVotre vertu s'élève à sa perfection.De l'univers soumis la victoire est communeEntre-vous, vos soldats, et même la fortuneMais ici vous pouvez tout seul autant que tous Et pour sortir vainqueur c'est assez que de vous.Perdez ces passions dont la force maîtriseSeulement qui leur cède et craint qui les méprise,Pour vaincre en cette guerre un homme généreuxA besoin seulement de dire, je le veux. SOLIMAN. Pompeux raisonnements, magnifiques paroles,Belles pour le discours, mais pour l'effet frivoles.Au lieu de me donner les moyens de guérirPère vous me donnez les moyens de mourir.J'aime mes passions et je vis de leur flamme, Je n'ai plus d'autre coeur, d'autre sang, ni d'autre âme,Aussi ne veux-je pas les perdre pour jamaisMais je voudrais bien mettre entre elles quelques pays.J'aime vous le savez avec impatienceCelle dont le refus m'anime à la vengeance, Et qui dit que les lois lui défendent d'aimerUn Monarque qui l'aime et qu'elle a pu charmer.Dites-moi cette excuse est elle légitime ?Et si cette raison la dispense de crime,Accordez s'il se peut mon amour et la loi, Si vous ne voulez pas voir mourir votre RoiAu nom de Mahomet, père, je vous conjure. LE MUFTI. Je me trouve empêché dedans cette aventureCeste affaire impliquée offre de tous côtésÀ mon esprit confus mille difficultés. Roxelane étant libre et de sa dépendanceL'alcoran vous défend d'avoir sa jouissance. Sans déplaire aux Prophètes et violer les LoisVous ne pouvez l'aimer de même qu'autrefois. SOLIMAN. Moi ne jouir jamais des plaisirs de sa couche ? LE MUFTI. Ici votre intérêt sensiblement me touche.Je vois que cet amour vous embarrasse au pointQu'il faut la posséder ou bien ne vivre pointMais aussi ma raison se confesse débileÀ trouver un moyen qui vous peut être utile. CIRCASSE. Comme le traître feint, Acmat voyez-vous pasComme il trompe le Roi, comme il lui tend des lacs. LE MUFTI. Par un certain moyen qui me vient en penséeOn peut donner remède à votre âme blesséeEt sans intéresser, ni le Ciel, ni ses droits Concilier ensemble et l'amour et les Lois.Mais comme le remède au goût désagréableSouvent au patient est le plus profitable :Ainsi par ce moyen un peu fâcheux d'abord Votre amour et les lois peuvent tomber d'accord. Vous pouvez sans choquer les lois de conscienceDe votre Roxelane avoir la jouissance. SOLIMAN. Pourquoi tardez vous tant à me le proposer. CIRCASSE. Que va-t-il dire, Acmat ? LE MUFTI. Vous pouvez l'épouser. SOLIMAN. Épouser un esclave ha que dites vous, père ! LE MUFTI. Le remède est fâcheux mais il est salutaire.Hé Seigneur qui des deux est indigne de vousD'être né d'un esclave ou d'en être l'époux. ACMAT. Se peut-il faire ô Ciel que Soliman endureQue l'on fasse à sa gloire une si grande injure ? Qu'en faveur d'une esclave on viole les loisPour la faire monter au trône de nos Rois ?Cette fourbe, Seigneur, de longtemps projetéeParaît-elle à vos yeux sans être rebutée,Et ne voyez vous pas que cette sainteté, Ce temple, ces autels, et cette liberté,Tous ces refus d'aimer que faisait RoxelaneAvaient pour leur objet la couronne Ottomane ?Et ne voyez vous pas que pour vous enflammerOn vous cite la Loi qui vous défend d'aimer ? Mais par la passion de la voir couronnéeOn se tait de la Loi qui défend l'Hyménée.Ainsi cet imposteur que Roxelane instruitDit tout ce qui lui sert, tait tout ce qui lui nuit. LE MUFTI. Je ne m'offense pas des discours dont l'envie Par la bouche d'Acmat scandalise ma vie.Et principalement parlant devant un RoiQui sait qui le sert mieux ou d'Acmat ou de moi ?Les Lois en cet état n'admettent point de ReinesIl est vrai, mais Acmat ces lois ne sont qu'humaines, Pour l'intérêt public on les peut abroger Et comme un Roi les fit, un Roi les peut changer,Mais les divines Lois sont Lois inviolablesDont les décisions doivent être immuables.L'humaine Loi défend aux Princes Ottomans D'être jamais époux, mais seulement amants,Mais aux mêmes le Ciel défend la jouissanceDe toute femme libre et hors de leur puissance.Enfin jugez, Seigneur, qui doit céder des deuxDe la Loi de la terre ou de celle des Cieux. SOLIMAN. Qui des trois sur mon âme aura plus de puissanceDe l'honneur, de l'amour, ou de la conscience,Épouser un esclave, ha conseil suborneurQui pour plaire à l'amour me ruine d'honneur.Non non suivons plutôt un avis tout contraire Qui ne veut mon amour, qu'il sente ma colère.Elle en mourra l'ingrate, Ormin que de ce pas...Mais que dis-je l'amour s'oppose à son trépas,Ce traître en sa faveur contre son ordinaireSe joint à la raison pour vaincre ma colère Et devant ma justice et contre tous mes droitsPour elle il fait parler l'autorité des Lois :Mais les Lois sont contre elle ; est-elle pas sujette,Doit elle contester ce que son Roi projette.Un sujet doit toujours obéir : mais un Roi Ne lui doit commander que ce que veut la Loi. Contraires sentiments dont mon âme est battueLa douceur m'est contraire et la rigueur me tue,Sans remède mon mal ne se peut supporterEt les médicaments ne font que l'irriter, Soit fourbe, soit raison, soit vérité, soit feinteJe sens de tous côtés mon esprit en contrainte.Moi contraindre à m'aimer au mépris de la LoiUne personne libre et qui dépend de soi ?Mais pourrais-je étouffer cette agréable flamme Qui fait mouvoir mon cors qui fait agir mon âme ?Mais quoi pour contenter cette amoureuse ardeurSuivrai-je ce conseil fatal à ma grandeur ?Épouser un esclave et contre la Loi même ?Loi mais qui n'est qu'humaine, esclave mais que j'aime, Lois humaine et divine, amour et majesté,Me tiendrez-vous toujours en cette extrémité.Mais pourquoi raisonner, où le Ciel détermine,Cédez humaine Loi cédez à la Divine,Cédez raisons d'État aux volontés des Cieux, Cédez fière grandeur aux coups de deux beaux yeux,Cédez, cédez enfin, faux éclat, vaine gloire,Le combat est fini l'amour à la victoire.Qu'on la fasse venir. CIRCASSE. Ô merveille des RoisJ'embrasse vos genoux pour la dernière fois. La dernière faveur dont je vous importune,C'est la mort c'est la fin de ma triste fortune,Mort qui me sera douce après ce que je voisSi je puis l'obtenir par l'ordre de mon Roi.Que je rende à vos pieds les restes de l'envie, L'objet des trahisons, la butte de l'envie,Et si votre faveur veut m'accorder la mortQue celle de mon fils accompagne mon sort.À Mustafa Seigneur faites miséricordeQu'il meure par l'épée et non pas par la corde, Qu'il meure par le fer et non par le poison,Qu'il meure par votre ordre et non par trahison.Et ne voyez vous pas la fourbe découverte,Que cet Hymen conclut, conclut aussi sa perte,Hymen que Roxelane a trouvé pour moyen D'élever ses enfants à la perte du mien.Que pour y parvenir les gens de sa menéeVous viennent proposer cet infâme Hyménée.Et que pour satisfaire à son ambitionOn explique les Lois à son intention. Mais, Seigneur, remontez jusqu'à votre origineSongez que vous sortez d'une race divine, Soliman cède.Du sang de Mahomet et de tant de grands Rois,Et possédant leur trône au moins gardez leurs Lois.Mais si malgré l'honneur et la gloire Ottomane Vous êtes résolu d'épouser Roxelane,Afin de ne pas voir la honte de mon RoiJe demande la mort pour mon fils et pour moi. RUSTAN. Quoi, Seigneur, endurer une telle insolence ?Quoi vous scandaliser de manquer de prudence ? Ne parlez plus, Seigneur, de souverainetéPuisqu'on peut s'opposer à vôtre volonté,Quoi, donc en cet état cesse cette maximeQu'on ne peut contester le souverain sans crime. CIRCASSE. Tout ce que ma raison tente inutilement, Votre fourbe la fait mais plus heureusement,Votre artifice a fait le crime qu'il m'impute,Ainsi mes ennemis triomphent de ma chute,Et sur l'esprit du Roi leur pouvoir est si fortQue même à ma prière on refuse ma mort, Seigneur, accordez-moi cette dernière grâce. SOLIMAN. Votre vie est à moi, j'en prends le soin, Circasse, CIRCASSE. Et Seigneur pourriez-vous la défendre des coupsDe celle dont la fourbe a triomphé de vous ! SOLIMAN. J'en prends le soin, vous dis-je, et cela vous suffise. CIRCASSE. Que peut un Empereur qui n'a plus de franchise. SOLIMAN. Mais j'aperçois l'objet de mes contentements. SCÈNE DERNIÈRE. Soliman, Roxelane, Le Mufti, Circasse, Acmat, Rustan, Ormin, Osman. SOLIMAN. Venez chaste beauté, reine des MusulmansVenez de Soliman l'épouse légitime. CIRCASSE. Hélas de cet Hymen je serai la victime Le sang de Mustafa signera cet accord,Que tardes-tu, Circasse, à la mort, à la mort. Vous qui votre amitié dans nos malheurs assemble,Acmat ne pouvant vivre allons mourir ensemble. ACMAT. Allons et faisons voir par un coup généreux Que qui sait bien mourir n'est jamais malheureux. ROXELANE. Que faites vous, Seigneur, ceste grâce imprévueRemplit d'étonnement mon oreille et ma vue,Moi malheureux objet de vos ressentiments,Moi pour qui vos rigueurs préparait des tourments En un moment monter en ce degré suprême,Cela n'est pas croyable et j'en doute moi-même,Où me conduisez vous ? SOLIMAN. En mon trône, en mon rang. ROXELANE. Où ne monta jamais personne de mon sang.Seigneur ? SOLIMAN. Montez-vous dis-je, et prenez la couronne Que par les mains d'amour votre vertu vous donne, Régnez dessus mon peuple et lui donnez des lois,Je vous donne sur lui la moitié de mes droits,Et combien que les lois semblent y contredire,Je nomme vos enfants successeurs à l'Empire. Vous autres puis qu'ici le sort vous a portés,Prêtés-lui le serment de vos fidélités. LE MUFTI. Seigneur, je vous promets pour toute l'assistanceDe vivre et de mourir sous son obéissance. SOLIMAN. Que voulez-vous encor. ROXELANE. En ce haut rang d'honneur Mon faible esprit ne peut comprendre son bonheur,Tant de biens que le Ciel par vos bontés m'envoieFont que presque je meurs et de honte et de joie,Mais, Seigneur, je proteste et le Ciel et la loiDe vous rendre toujours l'honneur que je vous dois, De vivre comme esclave et non pas comme ReineEn très humble sujette et non en souveraine. ==================================================