******************************************************** DC.Title = ABSALON, TRAGÉDIE DC.Author = DUCHE de VANCY, Joseph-François DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 06/07/2022 à 08:23:28. DC.Coverage = Israël DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/DUCHE_ABSALON.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5448770m DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** ABSALON TRAGÉDIE, tirée de l'Écriture Sainte. M. DCC. II. avec privilège du Roi par Mr Duché de l'Académie Royale des Inscriptions À Paris, Chez ANISSON, Directeur de l'Imprimerie Royale, rue de le Harpe. Représenté pour la première fois en 1701 au Collège de Saint-Cyr, reprise chez Madame de Maintenon le 19 janvier 1702 et en février à l'Hôtel de Conti reprise à Paris le 7 avril 1712 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain. NOTICE SUR DUCHÉ. Joseph-François Duché de Vancy naquit à Paris le 29 octobre 1668. Il était fils d'un gentilhomme ordinaire de la chambre du roi. Son père, n'ayant point de fortune à lui laisser, lui fit donner une bonne éducation dont il sut profiter. Ses premiers essais, dans la carrière des lettres, furent consacrés à la poésie lyrique. Il y obtint de grands succès qui lui procurèrent la protection du comte d'Agen. Non seulement ce seigneur le fit son secrétaire, mais il le recommanda à madame de Maintenon, qui le choisit pour fournir des poésies sacrées aux élèves de Saint-Cyr, et le fit nommer gentilhomme ordinaire du roi. Quelque temps après, sur la recommandation de cette illustre protectrice, Pontchartrain donna à Duché la place de secrétaire des galères. Notre poète, dont la fortune était dès lors assurée, ne pensa plus à travailler que pour remplir les vues de sa bienfaitrice. « Jonathas », son premier ouvrage tragique, fut joué en 1700 à Versailles, et à Saint-Cyr par les pensionnaires de cette maison : cette pièce ne parut à Paris que le 26 février 1714, dix ans après la mort de son auteur. « Absalon », tragédie fort intéressante, fut représentée à Saint-Cyr en 1702, et valut à l'auteur une pension de mille livres. Ce ne fut que le 7 avril 1712 qu'elle fut jouée à Paris Cette pièce y obtint seize représentations. « Débora », dernière tragédie de Duché, quoique composée pour Saint-Cyr ainsi que les deux précédentes, parut d'abord à Paris en 1706 et n'y fut que faiblement accueillie. Il est à remarquer qu'aucune de ces tragédies ne fut représentée à Paris du vivant de leur auteur, qui y mourut en 1704 dans sa trente-septième année. Sire, Voici le second ouvrage que j'ose présenter à votre majesté. Elle a daigné le faire servir plusieurs fois à ses amusements. Elle ne lui a point refusé ses éloges, et la pension dont elle vient de m'honorer, apprend qu'il suffit de souhaiter de lui plaire, pour être comblé de ses bienfaits. Ce désir, SIRE, m'a tenu lieu de mérite auprès de VOTRE MAJESTÉ. Si elle a été touchée de quelques endroits de cette tragédie, je dois ce bonheur aux sentiments de piété et de religion que le caractère d'un Roi selon le coeur de Dieu m'a fourni, et qui sont si conformes à ceux que VOTRE MAJESTÉ a fait de tout temps éclater. Elle vient récemment de montrer à toute l'Europe ces sentiments si dignes d'un Monarque Chrétien, et l'Envie même se voit forcée de les admirer. En effet, SIRE, quel exemple de modération et de justice passera plus glorieusement à la postérité, que celui d'un Roi, qui sacrifiant les intérêts à la foi des traités, aime mieux donner à ses ennemis le temps de se préparer à soutenir la rupture injuste qu'ils méditent, que de manquer à sa parole sacrée ; d'un Roi qui met tout en usage pour les rappeler au soin de leur propre gloire, en leur offrant la Paix ; qui n'étend son bras sur eux que quand ils le forcent de s'armer, et qui ne se permet de vaincre, que lorsqu'il est contraint de punir. L'univers entier, SIRE, reconnaîtra dans cette image l'auguste portrait de VOTRE MAJESTÉ. Quels triomphes ne doivent pas être le prix de tant de vertus ! Nous n'en doutons point, SIRE : le ciel qui vous conduit ne cessera point de se déclarer pour vous ; en vain les Nations se sont liguées contre l'oint du Seigneur et contre son fils, en vain elle s'unissent pour affaiblir une puissance qu'elles ne peuvent regarder qu'avec des yeux jaloux : celui qui règne dans les Cieux renversera les projets de ces peuples aveuglés, il sèmera entre-eux l'esprit de discorde, il les punira dans sa colère, et ils ne recueilleront de leur audace, que la honte et le repentir. tel est, SIRE, le succès que VOTRE MAJESTÉ doit attendre, tels sont les désirs et l'espoir de tous vos peuples, et les voeux que forme avec ardeur, Sire, de votre majesté, le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et sujet. DUCHÉ DE VANCY. PRÉFACE Je crois qu'il est inutile de parler ici du sujet de cette tragédie. L'Histoire d'Absalon est connue de tout le monde, on sait l'homicide qu'il commit en la personne de son frère Ammon, les artifices dont il se servit pour rentrer en grâce auprès de David, ce qu'il fit dans sa fuite pour séduire les Israélites, enfin sa révolte, la guerre qu'il déclara à son père, et quel genre de mort fut le fruit et le prix de sa rébellion. Je ne m'arrêterais donc qu'à répondre aux objections que l'on me pourrait faire sur les libertés que j'ai cru pourvoir me donner en traitant ce sujet. Telle est celle que je prends d'adoucir le caractère d'Absalon. Toutes ces actions nous le représentent, non seulement comme un jeune prince ambitieux que le désir de régner entraîne, et qui se porte aveuglément à des excès auxquels la violence de sa passion pourrait peut-être donner quelque excuse, si nos passions nous pouvaient excuser ; mais ces mêmes actions nous le font voir comme une homme qui marche dans la voie de l'iniquité avec réflexion, qui connaissant toute l'atrocité de son entreprise, la conduit avec une prudence criminelle, qui joint l'artifice à l'audace, et qui s'étant accoutumé longtemps à regarder le crime sans horreur, s'est enfin acquis la funeste facilité de la commettre sans remords. Un caractère si odieux, ne pouvait être celui du héros d'une tragédie. J'ai pensé qu'il m'était permis de la déguiser, et de tourner toute l'indignation des spectateurs contre Achitophel ; qui d'ailleurs l'aurait suffisamment méritée. J'ai fait faire à Absalon les mêmes choses que l'Histoire sacrée nous rapporte qu'il fit ; mais je les lui ai fait faire, séduit par ce ministre, et quelquefois même n'ayant aucune part dans les desseins à la réussite desquels il sert. Cela a rendu mon héros tel, à ce que je crois, qu'il doit être ; son ambition le rend assez criminel pour mériter la mort, mais il ne l'est point assez pour ne pas inspirer quelque regret quand on le voit mourir ; ainsi en excitant la pitié, il jette dans le coeur cette crainte salutaire qui nous fait appréhender que de pareilles faiblesses, ne nous jettent dans d'aussi grands malheurs. Tel est le but de la tragédie ; elle doit plaire, mais, en même temps, elle doit instruire, et son principal objet est de purger les passions. l'Écriture sainte m'a fourni presque tous mes autres caractères. Tels sont ceux de David, de Joab, d'Achitophel, et Cisaï ; c'est à mes lecteurs à juger si je les ai rendus bien ou mal. Pour le personnage de Tharès, on ne le trouvera point dans le Texte sacré ; il est entièrement de mon invention, et il a assez contribué au succès de cet ouvrage, pour me flatter que les jugements du public ne me feront point repentir de l'avoir imaginé. Je ne l'ai pas placé néanmoins sans quelque fondement : l'Histoire Sainte laisse penser qu'Absalon avait une femme dans el temps de sa révolte, et elle marque qu'il avait alors une fille parfaitement belle, nommée Thamar. Cette princesse ne doit point être confondue avec l'autre Thamar qui fut violée par Amnon : rien ne nous apprend qu'elle fut la destinée de cette dernière ; mais nous savons que celle qui fut fille d'Absalon, épousa par le suite Roboam fils de Salomon qui après la mort de son père ne régna que sur les deux tribus de Juda et de Benjamin. L'endroit où je ma suis le plus écarté de la vérité est celui où je ramène Absalon mourant. Il n'y a personne qui ne sache que Joab le perça de trois dards à l'arbre où il était demeuré suspendu ; que ce fut là que ce Prince mourut, et qu'ensuite il fut jeté dans une fosse très profonde, que les soldats comblèrent de pierres qu'ils élevèrent en forme de tombeau. Je sais le respect que l'on doit aux Livres sacrés. Les moindres faits qui y sont contenus ne peuvent être altérés sans crime. Saint-Paul et les pères de l'Église, après lui, ont tous regardé ces faits comme des figures mystérieuses, et des événements prophétiques qui annonçaient ce qui devait arriver à Jésus-Christ et à son Église. Aussi avais-je résolu de ne m'écarter en aucune façon de l'Histoire. On aurait appris le mort D'absalon par un simple récit, et j'avais résisté à la tentation de mettre sur le théâtre une scène qui ne me paraissait pas devoir être le moins pathétique de ma pièce. Cependant, je consultai mes doutes à des personnes qui par leur piété, leur capacité, et le rang qu'elles tiennent dans l'Église, pouvaient non seulement m'autoriser dans cet ouvrage ; mais qui seraient en droit de le faire dans un ouvrage qui traiterait des matières de foi. J'eus le plaisir de voir mes scrupules levées, et l'on ne trouvera point de raisons qui dussent m'empêcher de traiter ma dernière scène, comme on verra que je l'ai traitée à la fin. Voilà les objections principales que l'on me pourrait faire. On y en pourrait ajouter beaucoup d'autres, auxquelles je ne puis répondre d'avance, ne pouvant les prévoir. Il y a peu d'ouvrages qui ne fournissent de justes matières à la critique ; le plus parfait est ordinairement celui dans lequel il se trouve le moins de fautes ; et de quelques applaudissements que j'ai été honoré, je ne suis point encore assez vain pour croire, que le mien puisse être mis au nombre des moins défectueux. PERSONNAGES. DAVID, roi d'Israël. MAACHA, femme de David. ABSALON, fils de David. THARÈS, femme d'Absalon. THAMAR, fille d'Absalon. JOAB, général des armées de David. ACHITOPHEL, ministre de David. CISAÏ ou CHUSAÏ, ministre de David. ZAMRI, confident d'Achitophel. UN ISRAÉLITE. GARDES. La scène est près des murs de la ville de Manhaïm, dans la tente de David. ACTE I SCÈNE I. Absalon, Achitophel. ACHITOPHEL. À quel excès, Ô ciel, osez-vous vous porter ?Vous vous perdez, Seigneur, est-il temps d'éclater ?À ces ardents transports défendez de paraître. ABSALON. Non, non, Achitophel, je n'en suis plus le maître ;Le perfide Joab, fier de plaire à son roi, Sans respect pour mon rang, s'ose attaquer à moi ;Il cherche, en irritant le courroux qui m'enflamme,À me faire trahir le secret de mon âme,Et répand dans ce camp, que les séditieuxN'ont appris que par moi notre abord en ces lieux. Ah ! j'atteste du ciel l'immortelle puissance,Qu'Absalon punissant un sujet qui l'offense,N'en aura pas été vainement outragé. ACHITOPHEL. Avant la fin du jour vous en serez vengé :Modérez cependant cette haine éclatante. ABSALON. Je l'ai trop ménagé, son insolence augmente :Adonias mon frère appuyant ses projets,Ils ont cru m'abaisser au rang de leurs sujets :Toi-même ouvrant mes yeux sur leur intelligence,J'ai vu que près du roi ménageant leur vengeance, Et chassant de David tout amour paternel,Je perdais pour jamais le sceptre d'Israël.Le roi pour successeur allait nommer mon frère ;Et comment retenir une juste colère?Moi, je pourrais souffrir qu'un frère audacieux Ravît ou partageât la Couronne à mes yeux ?Ah ! Si vengeant ma soeur des fureurs d'un perfide,J'ai pu rougir mon bras d'un fameux homicide :Si ce même Joab, pour avoir retardéDe se rendre à l'endroit ou je l'avais mandé, Vit le fer et le feu, conduits par ma vengeance,De ses fertiles champs moissonner l'espérance,Crois- tu que les projets par ma haine enfantéeGardent un prix plus doux à ses témérités ? ACHITOPHEL. Suspendez donc, Seigneur, l'ardeur qui vous anime ; Jusqu'au pied de l'autel conduisons la victime.Dans mes justes desseins aussi hardi qu'heureuxJ'ai fait à la révolte animer les Hébreux ;Accablés, gémissants sous des tyrans avides,Leur timide fureur n'attendait que des guides : Amasa de ma part a servi leur courroux,Ou plutôt Amasa les a séduits pour vous.Tout nous a réussi ; leur armée intrépideN'a point trouvé d'obstacle à sa course rapide.Retracez-vous encor cette nuit dont l'horreur Jusqu'au sein de David a porté la terreur,Lorsque Jérusalem, ouvrant toutes ses portes,Et des séditieux appuyant les cohortes,L'a forcé, sans secours d'armes ni de soldats,De porter jusqu'ici sa frayeur et ses pas. Que n'éclatais-je alors ? Nous n'avions rien a craindre,Dans le sang de Joab ma rage allait s'éteindre ;Car enfin sa valeur, il le faut avouer,A contraint de tout temps l'envie à le louer.Il peut faire entre nous balancer la fortune, Et j'aurais prévenu cette crainte importune.À suivre ici David devais-tu me forcer ? ACHITOPHEL La tribu d'Éphraïm nous pouvait traverser ;J'ignore même encor, si sous nos lois rangée,Dans la sédition elle s'est engagée. Zamri dans un moment va nous en informer,Rien après ce succès ne doit nous alarmer.Paraissez, j'y consens : loin que l'on noua soupçonne,Voire père en ces lieux à ma foi s'abandonne.Ainsi sans hasarder... Mais le roi vient à nous, Joab le suit, cachez un dangereux courroux. ABSALON. Ah ! Sortons, ma fureur ne pourrait se contraindre. SCÈNE II. David, Absalon, Achitophel, Joab, Gardes. DAVID. Demeurez, Absalon, j'ai sujet de me plaindre.Vous savez que Joab est chéri de son roi,Cependant... ABSALON. Quoi ! Seigneur, en s'attaquant a moi. Un sujet... DAVID. Retenez un courroux qui me blesse. Aux Gardes.Qu'Achitophel demeure. Et vous, que l'on nous laisse. Les Gardes se retirent, et David continue.Le ciel semble sur nous épuiser ses rigueurs :Quel temps avez-vous pris pour désunir vos cours ?L'insolent Amasa, comblant ses perfidies, Lève sur moi ses mains par ma fuite enhardie :Après avoir séduit mes plus braves sujets,J'ai vu Jérusalem appuyer ses projets :J'ai vu même Sion, monument de ma gloire,Théâtre criminel d'une affreuse victoire, Me chasser de son sein, et de mon ennemiJustifier l'orgueil par ma honte affermi.Quel jour ! Je m'apprêtais, plein d'honneur et d'années,À fixer de mes fils les hautes destinées,Lorsque d'ingrats sujets comblés de mes bontés M'ont puni de l'excès de leurs félicités.Je l'avoue à vos yeux, en proie à mes alarmes,Mes malheurs m'ont vaincu, j'ai répandu des larmes.Enfin par des chemins impratiqués, obscurs,Nous sommes arrivés à l'abri de ces murs. Mais en vain Manhaim nous présente un asile,Amasa va bientôt nous le rendre inutile.J'apprends que chaque jour les rebelles HébreuxGrossissent à l'envi ses bataillons nombreux.Enivré du succès, il approche, il s'avance, Il veut dans notre sang consommer son offense ;Et si nous ne songeons à prévenir ses coups,Avant la fin du jour il va fondre sur nous.Peut-être même, hélas ! ses troupes criminellesOnt déjà de mon sang rougi leurs mains cruelles. [Note : Hébron : (...) ville fort ancienne de Palestine, dans la tribu de Juda, au sud de Jérusalem (...). Elle est célèbre par le sacre de David, qui y régna sept avant d'être maître de tout Israël, par la naissance de Saint-Baptiste, et par le voisinage de la caverne où furent enterrés Abraham et Sara, Isaac et Rebecca, Jacob et Lia. (...) [B]]Peut-être dans Hébron mon fils AdoniasA-t-il trouvé la mort qui marche sur nos pas.Que dis- je ? Un trouble affreux redouble encor ma peine,Il a fallu laisser votre épouse et la Reine.Le zélé Cisaï s'est chargé de leur sort : Mais qui sait s'il a pu les soustraire à la mort,Si pour venir nous joindre il peut fuir avec elles ?Ah ! Loin de m'affliger par d'injustes querelles,Prêts à nous voir tomber dans les mains des vainqueurs.Pour vous, pour votre roi réunissez vos cours ; Puisqu'il nous reste encore un rayon d'espérance,Du sage Achitophel consultons la prudence,Et qu'une noble ardeur sache nous réunir,Pour attendre un rebelle, ou pour le prévenir. ABSALON. Je l'avouerai, Seigneur, mon aveugle colère A trop flatté l'orgueil d'un sujet téméraire.J'ai dû le mépriser ou le faire punir :Mais quel autre après tout eût pu se contenir ?L'insolent,... car en vain je me force au silence,M'accuse d'abuser de votre confiance : Par moi, s'il en est cru, vos rebelles sujetsOnt dû de notre fuite apprendre les projets.Mon indiscrétion, source de nos disgrâces,Les a jusqu'au Jourdain amenés sur nos traces :Il veut de nos malheurs m'imputer la moitié, Lui qu'avec Amasa joint le sang, l'amitié,Et qui, s'il faut chercher ici des infidèles,Boit être plus suspect qu'aucun de nos rebelles. JOAB. Moi suspect, juste ciel ! Qu'ose-t-on avancer ?Non, le prince, Seigneur, ne saurait le penser. Je ne me lave point d'une injure cruelle :C'est à ceux de qui l'âme et lâche et criminelleÀ ces honteux excès se pourrait oublier,D'emprunter des raisons pour se justifier.Informé qu'Amasa par un avis sincère Avait de nos desseins dévoilé le mystère,J'ai dit qu'un confident, ou traître ou peu discret,Peut-être avait du Prince appris notre secret :Voilà quel est mon crime, et le seul trait d'audaceQui puisse d'Absalon m'attirer la disgrâce. Un plus juste sujet demande son courroux.N'en doutez point, Seigneur, un traître est parmi nous.C'est peu qu'on ait appris nos démarches passées,Le perfide Amasa lit même en nos pensées :[Note : Sadoc : Juif célèbre qui vivait au IIIème avant, est le chef des Saducéens.]Du pontife Sadoc le sage et digne fils M'éclaire chaque jour par de secrets avis ;Un billet qu'en mes mains il a su faire rendreM'apprend que l'ennemi veut ici nous surprendre ;Qu'il sait qu'aux Gétéens nous avons eu recours ;Que demain sous ces murs l'on attend leur secours ; Que voulant m'opposer a des troupes rebelles,J'ai proposé sans fruit d'aller fondre sur elles ;Qu'Achitophel alors, contraire à mes avis,À lui seul empêché qu'ils n'aient été suivis. DAVID. Ainsi le sort cruel trompe ma prévoyance : Mais sur qui doit tomber ma juste défiance ?Quel barbare en ces lieux pour me pendre est caché,Et peut voir mes malheurs sans en être touché ? JOAB. Ne perdons point de temps, songeons, quel qu'il puisse être,À prévenir ses coups plutôt qu'à le connaître. Vous savez quel courage anime vos soldats,Ils braveront la mort en marchant sur vos pas.Venez, et du Jourdain franchissant les rivages,Au rebelle Amasa fermons-en les passages.Je joindrai le perfide, et lui perçant le flanc, Je laverai la honte imprimée à mon sang.En vain tout Israël s'arme pour un rebelle,Le nombre ne doit point ralentir notre zèle.Des méchants dans le crime engagés lâchementCombattent avec crainte et vainquent rarement. La solide valeur n'admet point l'injustice.Ce sont des criminels qui craindront le supplice.Vous les verrez tremblants tomber à vos genoux,Et déjà les remords ont combattu pour nous.Au reste pour un fils ne prenez point d'alarmes, Je sais qu'Adonias est déjà sous les armes.De nos malheurs pressants, instruit par mon secours,Tout Juda s'est armé pour conserver ses jours :Mais de ce côté seul la tempête menace,Il faut à ses éclats opposer notre audace, Et j'ose présumer que ce dessein hardiSera d'Achitophel justement applaudi. ACHITOPHEL. Oui, Seigneur, de Joab j'admire le vrai zèle :Jamais dans vos États un sujet plus fidèleNe vous a mieux prouvé son courage et sa foi, Et n'a mieux mérité l'estime de son Roi.Le projet qu'à présent sa valeur lui suggèrePeut devenir heureux pourvu qu'on le diffère :Demain les Gétéens, unis à vos soldats,Contre les révoltés marcheront sur nos pas. Nous pourrons, plus nombreux, tenter le sort des armes.Cependant pour la Reine apaisez vos alarmes :Zamri nous doit bientôt instruire de son sort.Et je ne puis penser que livrée à la mort.... DAVID. Eh ! Que n'entreprend point la rage d'un perfide, Qui porte sur son Roi sa fureur homicide ?Toutefois dissipons d'inutiles erreurs.Veuille le ciel plus doux écarter tant d'horreurs !Toujours à vos discours sa sagesse préside,Et je crois que par vous c'est elle qui me guide. Je suivrai vos conseils. L'excès de ma douleurNe m'ôte point l'espoir de vaincre mon malheur.Le Dieu qui tant de fois conduisit mon armée,[Note : Idumée : Pays au-delà du Jourdain. On distinguait l'Idumée orientale dite aussi Auranitide, de l'Idumée méridionale qui comprenait la ville de Petra et les ports d'Elath et d'Asiongaber.]Aux campagnes d'Ammon, dans les champs d'Idumée,Maître et juste vengeur des droite des souverains, Ne mettra point mon sceptre en de rebelles mains :Du règne de David sa parole est le gage.Allons de mes soldats affermir le courage.Vous combattrez, mon fils, auprès de votre roi,Joab continuera de commander sous moi, Je dois ce faible honneur à son zèle sincère,N'ayez plus contre lui ni haine ni colère.Je me rends le garant de tous ses sentiments,Daignez donc l'honorer de vos embrassements. À Achitophel.Et vous, dès qu'en ce camp Zamri pourra se rendre, Conduisez-le, je veux lui parler et l'entendre. SCÈNE III. Absalon, Achitophel. ACHITOPHEL. Je le vois bien, Seigneur, il faut nous découvrir. ABSALON. Quel supplice cruel mon coeur vient de souffrir !Que cet embrassement a redoublé ma haine ! ACHITOPHEL. Rendez votre vengeance égale à votre peine, Voici l'heureux instant que tout doit éclater,Il faut partir.... Eh quoi ! Qui vous peut arrêter ?Tantôt avec Joab ne pouvant vous contraindre,Votre juste fureur ne voyait rien à craindre. ABSALON. Ah ! Ce n'est point Joab qui suspend mon courroux : Cependant.... ACHITOPHEL. Achevez, ciel ! je frémis pour vous.La victoire a suivi le parti de vos armes :Mais quel sujet affreux de douleur et d'alarmes,Si la foudre en vos mains, prête à vous obéir,Allait en vains éclats se perdre et vous trahir ? Que dis-je ? Nous avons trop grossi le nuage,Pour pouvoir en éclairs voir dissiper l'orage :Adonias est roi, vous êtes immolé,Si l'un de nos secrets est enfin révélé.J'avouerai que frappé d'une importune idée, Ma vertu quelquefois se trouve intimidée :Mais mon zèle pour vous étouffe mes remords,Et dans les grands périls il faut de grands efforts.Rassurez donc, seigneur, votre âme trop craintive. ABSALON. J'ai conduit tes projets, il faut que je les suive : Mais prêt à voir mon bras s'armer contre mon roi,Dois-je avoir moins de crainte et de vertu que toi ?Écoute, et juge donc des troubles de mon âme.Tu sais contre Joab quelle rage m'enflamme :Mon coeur incessamment dans sa haine affermi N'admet point de pardon pour un tel ennemi.Mais en vain ma fureur soutient mon entreprise,La raison même en vain l'anime et l'autorise,Prêt à me nommer chef de la rébellion,Je sens fléchir ma haine et mon ambition. Mes justes déplaisirs, mes craintes légitimesÀ l'aspect de mon roi me paraissent des crimes.J'ai beau me rappeler que devant son trépasMes desseins ne sont point d'envahir ses États ;Que jusqu'à ce moment, content de mon partage, Je ne veux que punir un sujet qui m'outrage,Et me faire nommer l'unique successeurDu trône dont mon père est juste possesseur :Vains détours ! Je ne puis me cacher à moi-mêmeÀ quoi doit m'obliger le sang, le diadème : En proie à des remords sans cesse renaissants,Je fuis, pour les chasser, des efforts impuissants,Et pour comble des maux où mon malheur me livre,Je ne puis sans horreur reculer ni poursuivre. ACHITOPHEL. À des Scrupules vains faut-il vous arrêter? Seigneur, fuyez un lieu propre à les irriter.Au milieu des soldats que vous allez conduire,Libre des préjugés qui viennent vous séduire,Vous verrez qu'appuyé sur d'équitables lois,Vous pouvez vous armer pour soutenir vos droits. Partez donc, et chassez une crainte frivole.Le moment le plus cher comme un autre s'envole.Dès qu'auprès de ce camp paraîtront vos soldats,J'irai vous consacrer mes conseils et mon bras.Ma fuite jusque-là découvrirait la vôtre, Et peut-être sans fruit nous perdrait l'un et l'autre.Cependant attendons pour sortir de ces lieuxQue Zamri de retour.... Mais il s'offre à nos yeux. SCÈNE IV. Absalon, Aachitophel, Zamri. ABSALON. Hé bien ! en quel état as-tu laissé l'armée ? ZAMRI. Seigneur, d'un zèle ardent on la voit animée : La tribu d'Éphraim vient de se joindre à nous ;Pour passer le Jourdain on n'attend plus que vous.Cependant un spectacle ici va vous surprendre ;Cisaï dans ce camp vient enfin de se rendre.Il conduit à David un renfort de soldats, La Reine votre mère accompagne ses pas ;Et la jeune Thamar, fruit de votre hyménée,Est avec votre épouse en ces lieux amenée. ABSALON. Quel fatal contre-temps vient troubler nos desseins ! ACHITOPHEL Non, Seigneur, votre sort est toujours dans vos mains ; Cachez-leur nos secrets avec un soin fidèle,Et laissez gouverner tout le reste à mon zèle.Commencez par remplir un trop juste devoir ;La Reine vient, partez, allez la recevoir.Quelque obstacle nouveau que le ciel fasse naître, De votre prompt départ je vous rendrai le maître :Je réponds du succès, reposez-vous sur moi. ABSALON. Hé bien ! Prépare tout, je m'abandonne à toi. SCÈNE V. Achitophel, Zamri. ACHITOPHEL. Nous sommes seuls, prends part à ma secrète joie ;Enfin mes ennemis vont devenir ma proie. Joab, Abiatar, Aduram, Cisaï,Le superbe Sadoc, le fier Abisaï,Tous ceux qui réunis par leur haine commune,Prétendent sur ma chute élever leur fortune,Avant la fin du jour, surpris, enveloppés, Me rendront par leur mort tous mes droits usurpés. ZAMRI. Quoi! Vous croyez, Seigneur, qu'étonné de l'orage,David voudra livrer... ACHITOPHEL. Je connais ton courage :Je sais quel est ton zèle et ta fidélité,J'en ai besoin ; apprends ce que j'ai projeté : Dès qu'en ces lieux la nuit sera prête à descendre,Les troupes d'Amasa doivent ici se rendre ;Et le signal donné des murs de Manhaîm,Séba doit soulever les soldats d'Ephraïm.La garde de David, victime de leur rage, Laissera par sa perte un champ libre au carnage.Là mes yeux de plaisir et de haine enivrés,Du sang de mes rivaux seront désaltérés.Toute vaine pitié doit nous être interdite.Pour le roi, nous devons faciliter sa fuite : Mais à son désespoir s'il se livre aujourd'hui,Ses malheurs et sa mort retomberont sur lui.Que te dirai-je ! Enfin nos troupes fortunéesD'un succès glorieux vont être couronnées ;Et servant Absalon au-delà de ses voeux. Je vais mettre en ses mains le sceptre des Hébreux. ZAMRI. Mais ne craignez-vous point que plein de sa surpriseAbsalon ne condamne une telle entreprise ?Verra-t-il sans horreur son père détrôné ? ACHITOPHEL. Absalon se verra triomphant, couronné, Vengé d'un ennemi soigneux de lui déplaire :Et dussent tous mes soins attirer sa colère,Un trône acquis ainsi le doit épouvanter,Et qui le lui donna, le lui pourrait ôter.D'ailleurs, quoi qu'en ce jour ma fureur exécute, Il aura beau s'en plaindre, il faut qu'il se l'impute.Attentif à nourrir ses inclinations,J'ai fait à mes desseins servir ses passions.Par-là mes attentats deviennent son ouvrage :Mais ta frayeur ici me forme un vain orage. Allons et ménageons des instants précieux.La reine, je l'avoue, ici blesse mes yeux.Faisons partir le prince, et tâchons par adresseÀ faire de ces lieux éloigner la princesse.Pressons donc leur départ. Cependant viens au roi Par un récit trompeur imposer à sa foi ;Et le moment d'après, va, cours en diligenceHâter le doux instant marqué pour ma vengeance. ZAMRI. Mais, Seigneur, que dirai- je ? Et que lui rapporter? ACHITOPHEL. Viens, ton récit est prêt, je vais te le dicter. ACTE II SCÈNE I. Absalon, Tharès, Thamar. THARÈS. Non, vous vous obstinez vainement à vous taire ;Ce silence renfermé un funeste mystère.Quoi ! Loin de vous offrir à nos embrassements,Vous semblez à regret voir nos empressements ?Quel trouble dans vos yeux, quelle tristesse empreinte Frappe et glace mon coeur de douleur et de crainte ?Hélas ! Depuis le jour qu'un peuple audacieux,Vous contraignit à fuir ses complots furieux,Stupides de frayeur, de honte consternées,Interdites, sans voix, aux pleurs abandonnées, Le ciel seul sait combien j'ai tremblé pour vos jours,Enfin de nos ennuis interrompant le cours,Cisaï, secondé dé guerriers intrépides,S'offre à venir ici guider nos pas timides :Nous partons, et livrée a l'espoir le plus doux, Mes désirs emportaient mon âme jusqu'à vous.Je respirais partout le moment plein de charmesOù votre vue allait me payer de mes larmes.Vain espoir ! Quand la Reine arrivant dans ces lieux,Voit la joie et l'amour briller dans tous les yeux, Quand le roi semble même oublier sa disgrâce,Vous seul en m'abordant, interdit, tout de glace,Semblez me présager de plus affreux malheurs,Que ceux à qui mes yeux ont donné tant de pleurs. ABSALON. N'imputez point, Tharès, à mon peu de tendresse Ce que dans mes regards vous voyez de tristesse :Mille soins différents, mille importants projetsSuspendent de mon coeur les mouvements secrets ;Ma gloire me défend de m'en laisser surprendre. THAMAR. Eh ! Mon père, daignez un moment les entendre. Pouvez-vous me laisser dans le trouble où je suis?Nous venons près de vous partager vos ennuis.Quels que soient les périls qu'en ces lieux j'envisage.Seigneur, votre froideur me touche davantage :Laissez tomber sur nous un regard plus serein. ABSALON. Ma fille, vous cherchez à vous troubler en vain ;Pour Tharès et pour vous mon coeur toujours le même,Ressent vos déplaisirs, les partage et vous aime :Mais cet amour a beau me flatter en secret,Je ne puis sous ces murs vous voir qu'avec regret. Entourés d'ennemis, leur fureur menaçanteA jusque dans ce camp répandu l'épouvante :L'effroi, l'horreur, la mort, bientôt sous ces remparts,Vont au gré du destin errer de toutes parts.Est-il temps que mon coeur se livre à sa tendresse ? THARÈS. Eh bien ! viens-je exiger de vous quelque faiblesse ?Viens-je rendre, seigneur, par des soupirs honteux,Entre la gloire et moi le triomphe douteux ?Je formerais en vain cette indigne espérance,Mes pleurs sur votre coeur ont perdu leur puissance; Mais non, mes sentiments, toujours dignes de vous,Ne feront point rougir le front de mon époux.Courez où le devoir et l'honneur vous appelle :Mais daignez soulager ma tristesse mortelle ;Ne me déguisez plus quels secrets déplaisirs À votre coeur pressé dérobent des soupirs :Car enfin, quel que soit le danger qui vous presse,Quoi que puisse pour nous craindre votre tendresse,Vous avez dû, Seigneur, content de ce grand jour,Nous voir avec transport venir dans un séjour Où de moindres périls menacent notre tête,Qu'aux lieux où nos vainqueurs n'ont rien qui les arrête.D'autres motifs cachés causent votre embarras. ABSALON. Oui, j'ai d'autres motifs, je ne m'en défends pas :Vous ne pouvez savoir les maux dont je soupire. THARÈS. Je ne puis les savoir ! Si vous me l'osez dire !Ainsi nos cours n'ont plus les mêmes intérêts ?Eh bien ! Seigneur, il faut respecter vos secrets.Pour la première fois, insensible à mes plaintes,Votre coeur m'a celé ses désirs et ses craintes. Je n'en murmure point : mais que jusqu'à ce jourIl n'ait montré pour moi ni froideur ni détour ;Que par mille douceurs il m'ait accoutuméeAu plaisir innocent d'aimer et d'être aimée,Que ce coeur jusqu'ici n'ait rien pu me cacher, C'est ce que ma douleur ose vous reprocher. ABSALON. Le temps seul peut vous faire approuver ma conduite ;Sans me blâmer, Tharès, attendez-en la suite ;Mais faites plus encore, et croyez paon amour :Partez, abandonnez un funeste séjour. Absalon à regret toutes deux vous renvoie :Mais fuyez, que Sion dans ses murs vous revoie :Zamri dans un moment y doit guider vos pas,Le sage Achitophel lui fournit des soldats.Recevez un adieu qui m'arrache à moi-même ; Allez. THARÈS. Que je m'éloigne ainsi de ce que j'aime !Que ma fuite honteuse aille justifierCe que vos ennemis ont osé publier ! ABSALON. Quoi ? Que voulez-vous dire ? Et qu'ont-ils fait entendre ? THARÈS. Ignorez-vous les bruits qu'ils viennent de répandre ? C'est vous, si l'on en croit leurs traits calomnieux,Qui soufflez la révolte à nos séditieux. ABSALON. Moi ? THARÈS. Ces honteux discours sont venus a la reine ;Objet infortuné de son injuste haine,Elle m'a reproché que d'un sang étranger, Parente de Saül, je voulais le venger ;Et que, s'il se pouvait que vous fussiez coupable,J'avais de vous séduire été seule capable :Mais je puis dissiper ces doutes insultants.Votre gloire, Seigneur, a gémi trop longtemps. Qu'on prépare à Zamri les plus cruels supplices,De la rébellion il connaît les complices ;Il en est ; que le Roi le force à déclarer... ABSALON. Et sur quel fonderont pouvez-vous l'assurer ? THARÈS. Le jour qui précéda celui de notre fuite, J'errais dans le palais sans dessein et sans suite :Un inconnu m'aborde, et les larmes aux yeux,Zamri, vient, me dit-il, d'arriver en ces lieux ;Si le ciel vous permet de rejoindre mon maître,Dites-lui qu'il s'assure au plus tôt de ce traître : Il saura des Hébreux le complot criminel ;Enfin qu'il craigne tout, et même Achitophel. ABSALON, à part. Juste ciel ! THARÉS. À ces mots voyant quelqu'un paraître,Il me quitte, et je cherche en vain à le connaître.Voilà ce qu'à David je prétends révéler, Les tourments forceront un perfide à parler.Allons, et que le traître au milieu... ABSALON. Non, Madame,Renfermez pour jamais ce secret dans votre âme.J'ai mes raisons. THARÈS. Qui, moi ? Qu'osez-vous m'ordonner ?Vos desseins, vos discours, tout me Eut frissonner. Malheureux, est-il vrai ?... mais, Seigneur, je me trouble :Calmez, au nom du ciel, ma crainte qui redouble.Si vous m'aimez, Seigneur, dissipez mon effroi,Je partirai, daignez vous confier à moi. ABSALON. Je le vois bien, il faut tous ouvrir ma pensée. Peut-être en l'apprenant en serez-vous blessée.Quoi qu'il en soit, le sort en est enfin jetéEt rien ne changera ce que j'ai projeté.Sans crainte dans ces lieux je puis me faire entendre.Ma fille, laissez-nous. THARÈS, à part. Ciel ! Que va-t-il m'apprendre ? SCÈNE II. Absalon,Tharès. ABSALON. Madame, vous savez par quels motifs secretsJoab d'Adonias soutient les intérêts,Que sa haine pour moi ne peut plus se contraindre ;La mienne trop longtemps s'est bornée à se plaindre ;Trop longtemps, du devoir esclave malheureux, J'ai connu, j'ai souffert ses complots dangereux.De vils flatteurs régnant sur l'esprit de mon père,Faisaient pencher son coeur du côté de mon frère :Il allait, oubliant tout amour paternel,Me chasser pour jamais du trône d'Israël ; Le perfide Joab emportait la balance.Achitophel enfin a rompu le silence :J'ai connu mon malheur, mes amis offensésOnt pris... THARÈS. Ah ! Je vois tout, Seigneur, c'en est assez ;Épargnez-vous l'horreur de me dire le reste. Ô de mes noirs soupçons source affreuse et funeste !Et vous avez conçu cet horrible dessein !Rien ne peut, dites-vous, l'ôter de votre sein ?Ah ! Dussiez-vous, pour prix de mon amour fidèle.Vouer à votre épouse une haine immortelle, J'opposerai du moins mes larmes, mes soupirsAu coupable succès où tendent vos désirs. ABSALON. Vous vous formez, Madame, une trop noire idéeDes soins dont vous voyez mon âme possédée.Je ne veux point ravir le sceptre de mon roi, Biais m'assurer un bien qui doit n'être qu'à moi. THARÈS. Et croyez-vous, Seigneur, pouvoir vous rendre maîtreDes troubles criminels que vous avez fait naître ?Achitophel en vous n'a cherché qu'un appui :Vous êtes son prétexte, il n'agit que pour lui. De cet embrasement que ne dois-je point craindre ?Vous l'avez allumé, vous ne pourrez l'éteindre.Mais non, repentez-vous, il en est encor temps ;Hâtez-vous, saisissez de précieux instants. ABSALON. Que j'abandonne ainsi l'espoir d'une couronne Que le sang, que mes droits, qu'un peuple entier me donne ?Que Joab voie, au gré de son dépit jaloux,Sa haine triompher de mon juste courroux ? THARÈS. Non, il ne vous hait point ; l'envie et l'impostureVous ont fait de son coeur une finisse peinture : Mais dût-il, contre vous conjuré pour jamais,Braver votre pouvoir, traverser vos souhaits,Dussiez-vous, moins chéri d'un père qui vous aime,Renoncer sans retour à sceptre, à diadème,Quels maux, quelles horreurs pouvez-vous comparer Aux malheurs où ce jour est prêt à vous livrer ?Je veux que tout succède au gré de votre envie :Quelle honte à jamais va noircir votre vie !Que u osera-t-on point contre vous publier ?Le trône a-t-il des droits pour vous justifier ? Vous chercherez vous-même en vain à vous séduire,Vous verrez quels chemins ont su vous y conduire.La vertu, le devoir devenus vos bourreauxAu fond de votre coeur porteront leurs flambeaux ;La crainte et les remords vous suivront sur le trône. Hé quoi ! Pour être heureux faut-il une couronne ?Est-ce un affront pour vous de ne la point porter ?Vos vertus seulement doivent la mériter.N'allez point, pour jouir d'une indigne vengeance,Flétrir tant d'heureux jours coulés dans l'innocence. Applaudi, révéré, chacun vous fait la cour,Vous êtes d'Israël et la gloire et l'amour ;Pour remplir vos désirs tout s'unit, tout conspire :Conservez sur les cours ce doux et noble empire.Enfin, si votre épouse a sur vous du pouvoir, Si mes humbles soupirs vous peuvent émouvoir,Souffrez que la raison puisse au moins vous conduire ;Et croyez qu'au moment que je cherche à détruireLe funeste complot que vous avez formé,Jamais mon tendre coeur ne vous a plus aimé. ABSALON. Oui, Tharès, je connais quelle est votre tendresse,Je vois qu'en me parlant elle seule vous presse ;La mienne a pris pour vous trop de soirs d'éclater,Vous la connaissez trop, pour eu pouvoir douter.Si dans ce grand sujet comprise, intéressée, Du moindre des périls vous étiez menacée,Sans me faire parler vos pleurs ni vos soupirs,Je vous immolerais ma haine et mes désirs :Mais souffrez que j'achève une entreprise heureuse.La crainte maintenant est seule dangereuse. Dussé-je voir enfin mon dessein avorté,Je vous l'ai déjà dit, le sort en est jeté.Au reste, qu'un secret d'une telle importanceDemeure anéanti dans un profond silence. THARÈS. Ne craignez rien, Seigneur, le plus rude trépas À mes regards offert ne m'ébranlerait pas :Mais quand vous poursuivez cette affreuse entreprise,À suivre ma fureur le devoir m'autorise,Et ma mort.... ABSALON. Quel discours ! Et qu'osez-vous penser ? THARÈS. Non, Seigneur, mon destin ne se peut balancer : Je ne vous verrai point engagé dans le crime,Le ciel ici m'inspire un projet magnanime.Vous quitterez, Seigneur, un dessein odieux,Ou vous verrez Tharès immolée vos yeux. ABSALON. Ah ! Si vous vous portez à cette violence... THARÈS. Contraignez-vous, Seigneur, la reine ici s'avance. SCÈNE III. La Reine, Absalon, Tharès. LA REINE. Qu'ai-je entendu, mon fils ? Quels bruits injurieuxLa calomnie enfante et répand dans ces lieux ?On veut que des mutins vous flattiez l'insolence.Près d'un père alarmé j'ai pris votre défense. Quoiqu'au sang de Saül votre étroite unionVous fasse soupçonner d'un peu d'ambition,Je connais vos vertus, mon coeur vous croit fidèle,Et dans un fils si cher ne peut voir un rebelle. THARÈS. Madame, si Saül m'a donné la clarté, De sa haine pour vous j[e n'ai point hérité ;Ce sang dont j'ai toujours soutenu la noblesse,Ignore ce que c'est que crime et que bassesse :Mais avant qu'il soit peu vous me connaîtrez mieux.Madame ; je me tais, le roi s'offre à mes yeux. SCÈNE IV. David, La Reine, Tharès, Absalon, Cisaï. DAVID. Je vous cherche, Absalon. Notre péril augmente.Nos insolents vainqueurs préviennent notre attente.Zamri m'avait flatté, que lents à s'avancer,Au-delà du Jourdain ils craignaient de passer.Il s'est trompé, leur nombre a redoublé leur rage ; Ils viennent achever leur sacrilège ouvrage.Mais loin d'être saisis d'une indigne terreur,Apprêtons-nous, mon fils, à punir leur fureur :Nous combattrons au nom du maître de la terre,Du Dieu qui devant lui fait marcher le tonnerre, Pour qui tous les mortels qu'embrasse l'universSont comme la poussière éparse dans les airs.Je ne vous dirai point, et mon coeur ne peut croireCe que l'on a semé pour ternir votre gloire.Amasa veut ravir le sceptre de son roi : Mais que mon propre fils soit armé contre moi ! ABSALON. Que ne puis- je, Seigneur, aux dépens de ma vie,De mes persécuteurs confondre ici l'envie ? DAVID. Que peuvent-ils, mon fils, quand mon coeur vous défend ?Je méprise un vain bruit que le peuple répand. THARÈS. Et moi je crois, Seigneur, ne devoir point vous taireQue ces bruits sont peut-être un avis salutaire.Je sais, je vois quel est le coeur de mon époux :Mais sait-on s'il n'est point de traître parmi nous ?Sait-on si dans ce camp quelque secret coupable N'a point, pour se cacher, divulgué cette fable ?M'en croirez-vous, Seigneur ? Qu'un serment solennelFasse trembler ici quiconque est criminel :Le ciel, votre péril, ma gloire intéressée,De ce juste projet m'inspirent la pensée. Attestez l'éternel qu'avant la fin du jour,Si des traîtres cachés par un juste retourN'obtiennent le pardon accordé pour leurs crimes,Leurs femmes, leurs enfants en seront les victimes.Que dans le même instant qu'ils seront découverts, Leurs parents dévoués à cent tourments divers,Déchirés par le fer, au feu livrés en proie,Payeront tous les maux que le ciel vous envoie. ABSALON, à part. Juste dieu, que fait-elle ! CISAÏ, à David. Oui, l'on n'en peut douter,Seigneur, quelque perfide est tout prêt d'éclater : On vous trahit, je sais par des avis fidèlesQue vos desseins secrets sont connus des rebelles. DAVID. Suivons ce qu'à Tharès le ciel daigne inspirer :Par ses sages conseils je me sens éclairer.Peut-être par un voeu terrible, irrévocable, Pourrai-je à son devoir rappeler le coupable.Oui, Madame, fondé sur la loi, l'équité,Je me lie au serment que vous avez dicté :Puisse sur moi le Dieu que l'univers révèreVerser tous les malheurs que répand sa colère, Si pour les criminels, démentant vos discours,Mon injuste pitié leur offre aucun secours ! THARÈS. Achevez donc, Seigneur, Joab vous est fidèle.Ennemi d'Absalon, et pour vous plein de zèle,Lui seul me paraît propre à remplir mes desseins : Souffrez que je me mette en otage en ses mains. ABSALON, à part. Ciel ! DAVID, à Tharès. Vous. THARÈS. Il faut, Seigneur, que mon exemple étonne,Et montre qu'il n'est point de pardon pour personne. DAVID. Votre vertu suffit pour répondre de vous :Accompagnez la reine, et suivez votre époux. THARÈS. Non, Seigneur, souscrivez à ce que je désire,Ma gloire le demande, et le ciel me l'inspire :Accordez cette grâce à mes désirs pressants. DAVID. Puisque vous le voulez, Madame, j'y consens.Toi qui du haut des cieux à nos conseils présides, Qui confonds d'un regard les complots des perfides,Dieu juste ! Venge-moi, punis mes ennemis :Souviens-toi du bonheur à ma race promis.Si quelque traître ici se cache pour me nuire,Lève-toi, que ton bras s'arme pour le détruire ; Que se livrant lui-même à son funeste sort,Ce jour puisse éclairer ma vengeance et sa mort.Venez, mon fils : le ciel, que notre malheur touche,Accomplira les voeux qu'il a mis dans ma bouche.Joab marche guidé par le dieu des combats. THARÈS. Seigneur, ma fille et moi nous marchons sur vos pas ;Et Joab arrivé, nous allons l'une et l'autreRemplir auprès de lui mon dessein et le vôtre. SCÈNE V. ABSALON, seul. Quel coup de foudre, ô ciel ! Mes sens sont interdits :Qu'ai-je ouï ! Quel désordre agite mes esprits ! Troublé, je vois déjà sur ma tête amasséesLes malédictions par mon roi prononcées.Quelle horreur me saisit ! Quel serment a-t-il fait !Ô de mon fol orgueil funeste et juste effet !De combien de remords je sens mon âme atteinte ! Cherchons Achitophel, qu'il dissipe ma crainte.Ah ! Que j'éprouve bien en ce fatal momentQue le crime avec soi porte son châtiment ! ACTE III SCÈNE I. Achitophel, Zamri. ACHITOPHEL Je sais tout ; Absalon dans ce lieu va se rendre :Mais du camp ennemi n'as-tu rien à m'apprendre ? ZAMRI. Seigneur, tantôt à peine ai-je quitté le roi,Que j'ai couru remplir votre ordre et mon emploi.Les troupes d'Amasa, sans obstacle avancées,Sont autour de ce camp par ordre dispersées.Le dessein d'Absalon, son nom seul répandu, Produit l'heureux effet qu'on avait attendu ;Pour régner et pour vaincre il n'a plus qu'à paraître,L'armée à haute voix l'a proclamé pour maître :Tous nos soldats charmés d'apprendre qu'aujourd'huiLeurs bras, déjà vainqueurs, vont combattre pour lui, Brûlent de signaler leur zèle et leur courage. ACHITOPHEL. C'est assez, il ne peut reculer davantage ;Ses projets divulgués le forcent d'éclater.Que n'ai-je su plus tôt le résoudre à quitter?Son âme avec Tharès ne se fut point trahie ; Tharès pour l'arrêter n'eût point risqué sa vie.J'ai prévu ce malheur, je n'ai pu le parer;Que sert-il de s'en plaindre ? Il faut le réparer. ABSALON. Séba doit d'Absalon renouveler l'audace,Et dérober Tharès au coup qui la menace ; Mais la nuit survenant, tout dût-il expirer,La conjuration ne se peut différer.Point de lâche pitié, point de délai funeste :La mort, ou le succès ; voilà ce qui nous reste.Mais ne me dis-tu rien de la part d'Amasa ? ZAMRI. Il voulait me parler au sujet de Séba :Je crois même pour vaut que traçant une lettre,Dans mes fidèles mains il allait la remettre,Lorsqu'un bruit tout à coup dans l'armée a couru,Que hors de notre camp Joab avait paru : Amasa m'a quitté, mais je crois qu'il envoie.... ACHITOPHEL. Ah ! Qu'il se garde bien de prendre une autre voie.On te connaît, pour toi les chemins sont ouverts.Retourne ; nous serions peut-être découverts.Dis-lui que c'est assez que son bras nous seconde, Que dès que le soleil sera caché dans l'ondeLe sang doit en ces lieux commencer à couler ;Que Séba doit pour nous alors se signaler ;Qu'à nos cris éclatants tous ses soldats répondent,Et bientôt furieux parmi nous se confondent; Que de tout par toi seul je veux être éclairci.Va, dis-je, Absalon vient, laisse-nous seuls ici. SCÈNE II. Absalon, Achitophel. ACHITOPHEL. Je vous attends, Seigneur ; Séba vous a pu direQuel remède à vos maux notre ardeur nous inspire :D'un embarras fatal par nos soins dégagé... ABSALON. Non, Acbitophel, non, mes desseins ont changé :Le devoir sur mon coeur a repris son empire.Faites dire à vos chefs que chacun se retire,J'obtiendrai leur pardon ; mais surtout qu'aux soldatsOn cache quel motif avait armé leurs bras, D'un si grand changement qu'ils ignorent la cause. ACHITOPHEL. Je le vois bien, l'amour de votre coeur dispose.Séba n'a pu vous voir : mais n'appréhendez rien,J'ai pour sauver Tharès un prompt et sûr moyen. ABSALON. Non, vous dis-je, mon coeur ici ne considère Que ce qu'il doit au ciel, à l'État, à mon père :De mille affreux malheurs je veux rompre le cours. ACHITOPHEL. Ô ciel ! Pouvez-vous bien ne tenir ce discours ?À de lâches frayeurs votre coeur s'abandonne ? ABSALON. Obéissez ; songez qu'Absalon vous l'ordonne, Ou voyez les périls qu'ici vous hasardez. ACHITOPHEL. Eh bien ! Il faut vouloir ce que vous commandez.Notre sang est à vous, vous voulez le répandre,Car enfin c'est à quoi nous devons nous attendre.David sait trop bien l'art de régir ses États, Pour oser pardonner de pareils attentats.L'exil, les fers, la mort vont être le partageDe ceux qu'à vous servir un même zèle engage.Pour prix de tant de soins, percés de mille coups,Leur sang au dieu vengeur va crier contre vous. Je sais comme l'on peut, arbitre de sa vie,D'une honteuse mort prévenir l'infamie :Je ne vous parle point de mon sort malheureuxDaigne le ciel, touché du dernier de mes voeux,Empêcher que Joab, par un lâche artifice, De vos soumissions bientôt ne vous punisse ;Que privé de l'appui que vous trouvez, en nous,Il n'échauffe du roi les sentiments jaloux ;Que vous-même captif, proscrit par sa colère,Vous ne voyiez vos droits passer à votre frère, Et vos jours consacrés par un arrêt cruelÀ servir de leçon aux peuples d'Israël ! ABSALON. Mais pour sauver Tharès quel moyen peux-tu prendre ?D'un trépas odieux la pourras-tu défendre ?Que peux-tu ?... ACHITOPHEL. Je puis tout, secondez-moi, Seigneur ; Pourquoi détruisez-vous votre propre bonheur ?Séba, tout Ephraïm, gagné par mon adresse,Vont au premier signal enlever la princesse,La remettre en vos mains, et se joindre avec nous.Venez, faites revivre un trop juste courroux. Montrez-vous soutenu d'une nombreuse armée ;Là n'appréhendant plus pour une épouse aimée,Vous perdrez qui vous hait, vous soutiendrez vos droits,Et loin de supplier, vous donnerez des lois.Vous flattez-vous, ô ciel ! Qu'on puisse à votre père Faire de vos complots un éternel mystère ;Qu'aucun des conjurés mourant pour Absalon,Dans l'horreur des tourments n'avouera votre nom ?D'ailleurs comment chasser nos troupes rassemblées,Sous un autre prétexte en ces lieux appelées ? Ah, Seigneur ! Songez mieux quels sont vos intérêts :Ma vie est le garant de celle de Tharès.Elle vient ABSALON. Que mon âme est troublée et flottante !Nous résoudrons de tout : va te rendre en ma tente. SCÈNE III. Absalon, Tharès. THARÈS. Je viens ici, Seigneur, le coeur saisi d'effroi : Tout le camp ennemi vous proclame pour roi.David vient à mes yeux d'apprendre cette audace,À ses justes soupçons sa tendresse a fait place :Par son ordre secret on va vous arrêter,L'implacable Joab le doit exécuter. Un garde en ma faveur a rompu le silence.De ce premier transport fuyez ta violence ;Épargnez-moi l'horreur de n'être dans ces lieuxQue pour vous voir peut-être immoler à mes yeux. ABSALON. Mon père sais mon crime ! Ô Fatale journée ! Qu'avez-vous fait ? Hélas ! Princesse infortunée,Victime d'un courroux que j'ai seul mérité,Le roi va vous punir de ma témérité :Un horrible serment vous proscris et le lie. THARÈS. Fuyez, ne songez plus à prolonger ma vie. Puisque sur votre coeur mes soupirs n'ont rien pu,Qu'ai-je affaire du jour ? J'ai déjà trop vécu.Mais que dis-je ? Chassez cette fatale idée ;Partez, Seigneur, calmez mon âme intimidée.Le ciel à l'innocence enverra du secours, Et votre repentir pourra sauver vos jours. ABSALON. Non, non, qu'un même sort aujourd'hui nous rassemble ;Ne nous séparons point : venez, fuyons ensemble. THARÈS. Eh ! Le puis-je, Seigneur ? Prisonnière en ces lieux,Ce camp pour m'observer, ces murs même ont des yeux : Je vous perdrais. Allez, et si mon sort vous touche,Suivez ce que le ciel vous dicte par ma bouche.Livrez Achitophel : désarmez vos soldats ;Contre eux, s'il le fallait, employez votre bras :À force de vertus méritez votre grâce, Par-là dans tous les cours réparez votre audace.À quelque excès, Seigneur, que l'on soit arrivé,Qui se repent d'un crime en est presque lavé :D'ailleurs... ABSALON. Non, ma fureur me montre une autre voie.De nos fiers ennemis nous serions tous la proie. Le perfide Joab, implacable pour moi,Avide de ma mort, l'obtiendrait de mon roi ;Il faut qu'en expirant sa rage soit trompée.Mon indigne frayeur est enfin dissipée.En vain en vous perdant il croira me braver, J'ai des amis ici prêts à vous enlever :Si lents à vous servir et remplir ma vengeance,Leur zèle répond mal à mon impatience,Je viens, sans m'effrayer des plus noirs attentats,Demander mon épouse avec cent mille bras. THARÈS. Ah ! La vie à ce prix pour moi n'a point de charmes :Mais chaque instant pour vous redouble mes alarmes.Qu'entends-je ? On vient, fuyez. ABSALON. Je cours vous secourir. THARÈS. Ah ! Quittez ce dessein, et me laissez mourir. SCÈNE IV. Tharès, un Israélite. L'ISRAÉLITE. Mon abord indiscret a droit de vous surprendre, Madame ; mais le prince ici devait se rendre ;Je le cherche. THARÈS. Et sur quoi venez-vous le chercher ?Son péril vous engage à ne me rien cacher :Sans doute c'est à lui que portant cette lettre... L'ISRAÉLITE. Oui, madame, Séba vient de me la remettre. THARÈS. Donnez. L'ISRAÉLITE. J'aurais voulu... THARÈS. Donnez, ne craignez rien,Même intérêt unit et son sort et le mien. Elle lit bas, et continue à part.Juste ciel ! À l'Israélite.C'est assez : rejoignez votre maître ;Allez, éloignez-vous, je vois le roi paraître. SCÈNE V. David, La Reine, Tharès. DAVID, à la Reine. Vous aimez trop un fils digne de mon courroux. LA REINE. Non, seigneur, il n'a point conspiré contre vous ;Le mensonge insolent, la lâche calomnieD'un souffle empoisonné veulent ternir sa vie. DAVID. Je veux douter encor qu'il m'ait manqué de foi.Achitophel ici va l'entendre avec moi : Ce sage confident, dans mon état funeste,De tant d'amis zélés est le seul qui me reste :Lui seul... SCÈNE VI. David, La Reine, Tharès, Joab. JOAB. Il faut, Seigneur, vous armer de vertu.Tout autre sous ses maux gémirait abattu :Mais, de ses plaisirs, un grand coeur est le maître. Nous connaissons enfin le perfide, le traître,Celui qui, contre vous, arme tant d'ennemis. DAVID. Et quel est-il, Joab ? LA REINE. Je tremble. JOAB. Votre fils. DAVID. Il est donc vrai ? THARÈS, à part. Grand Dieu ! Quelle honte m'accable ! LA REINE. Non, Joab, votre coeur s'alarme d'une fable, D'un bruit par l'imposture et la haine enfanté. JOAB. Ce que j'ose avancer a plus d'autorité.Madame, Absalon vient de joindre les rebelles :Ceux qui l'ont vu partir sont des sujets fidèles,Vaillants, et qui cent fois ont bravé le trépas, Tels que les imposteurs en un mot ne sont pas.Mais vous pourrez ; seigneur, en savoir davantage ;Un soldat ennemi, surpris dans un passage,Et dont Cisaï cherche à tirer le secret,Du camp des révoltés apportait ce billet. DAVID. Voyons. Il lit.« Ne craignez point un changement funeste,Que tous vos conjurés se reposent sur moi.Vos rivaux périront, Absalon sera roi :Donnez-nous le signal, je vous réponds du reste. »Enfin donc mes soupçons se trouvent éclaircis C'est toi qui veux ma mort, Absalon ! toi, mon fils !C'est sur mon sang que doit éclater ma vengeance.Mais quel traître avec lui serait d'intelligence ?Quel perfide ?... JOAB. Seigneur, voulez-vous m'écouter ?Entendons ce soldat que l'on vient d'arrêter. Cependant de Séba vous connaissez le zèle,Confiez votre sort à ce sujet fidèle.Tantôt lui faisant part de mon secret effroi,Il a brigué l'honneur de veiller sur son roi ;Qu'Ephraïm avec lui compose votre garde. Juste ciel ! À quels maux votre choix vous hasarde !Ceux qui suivent vos pas sont Connus presque tousPour avoir autrefois combattu contre vous,Quand, pour vous écarter de la grandeur suprême,Saül osait vouloir l'emporter sur Dieu même. LA REINE. Oui, Seigneur, ses amis, le reste de son sangNe peut qu'avec regret vous voir dans ce haut rang :Ce sang audacieux nous trompant l'un et l'autre,Par l'hymen d'Absalon a corrompu le vôtre ;Par-là, n'en doutez point, nous sommes tous trahis. C'est ce sang, c'est Saül qui mon fils. À Tharès.Vous vous taisez, perfide, et loin de vous défendre.Vous osez feindre encor de ne me pas entendre,Vous qui de votre époux conduisez le dessein,Vous qui seule avez mis la révolte en son sein. D'une fausse grandeur à nos yeux revêtue,Vous avez su tantôt nous éblouir la vue :Vous ne prévoyiez pas qu'une affreuse clartéDût de vos noirs complots percer l'obscurité ;Ou peut-être qu'encore un espoir téméraire Vous flatte qu'au trépas on viendra vous soustraire :Mais je prétends moi-même en hâter les moments.Oui, Seigneur, remplissez ma haine et vos serments ;Qu'aux yeux de tout le camp on la livre au supplice. THARÈS. Madame, je sais trop qu'il faut que je périsse : Mais si pour moi la vie avait quelques attraits,Si le soin de ma gloire et de vos intérêts,Que dis-je ? Si vos jours, mon devoir, la patrieNe m'étaient pas d'un prix préférable à la vie,Je vivrais malgré vous, et mille bras offerts Viendraient-même à vos yeux m arracher de vos fers. DAVID. Quoi ! Madame... THARÈS. Seigneur, ce péril vous regarde ;Le soin que prend Joab de changer votre garde,Va de vos ennemis assurer les forfaits :Lisez, et de Séba reconnaissez les traits. DAVID, prend la lettre, et lit. « Le temps me force à vous écrire,À vous entretenir je n'ose m'exposer.Pour vous assurer cet empireLes soldats d'Ephraïm sont prêts à tout oser.Le sort menace en vain votre auguste famille, Rien ne traversera vos voeux et nos desseins,Et dans une heure au plus je remets en vos mainsEt votre épouse et votre fille. » JOAB. Le perfide ! Ah ! Je cours moi-même l'arrêter. DAVID. Non, ce projet sans bruit se doit exécuter. À un garde.Dites à Cisaï qu'il vienne en diligence. THARÈS. Vous savez tout, Seigneur, prenez votre vengeance ;Épuisez sur moi seule un trop juste courroux ;Cependant j'ose ici parler pour mon époux.Il est moins criminel qu'il ne vous paraît l'être, Et si contre vos jours la rage anime un traître,Autant que je puis lire en d'odieux secrets,C'est plus Achitophel, qu'Absalon ni Tharès. Elle sort. DAVID. Quel nouveau trouble ! Ô ciel ! Elle jette en mon âme !C'est plus Achitophel... À la reine.Ah ! Suivez-la, Madame, Parlez, priez, pressez ; et par moins de rigueurTâchez à pénétrer le secret de son coeur. LA REINE. Moi, Seigneur ! DAVID. Il le faut, faites-vous violence.Je vais vous joindre, allez ; quelqu'un ici s'avance. SCÈNE VII. David, Joab, Cisaï. CISAÏ. Seigneur, les conjures sont enfin découverts. Le soldat qu'on a pris était à peine aux fers,Que sa fierté cédant à la peur des supplices,Il a d'un noir projet révélé les complices.La nuit favorisant leurs complots furieux,Ils devaient recevoir l'ennemi dans ces lieux. Le traître Achitophel conduisait l'artifice. DAVID. Ah ! Qu'entends-je ? Courez, Joab, qu'on le saisisse. CISAÏ. Sa fuite au châtiment a dérobé ses jours,Il a joint Absalon par de secrets détours :Séba même s'armant de fureur et de rage, Vient le fer à la main de s'ouvrir un passage.Les soldats d'Ephraïm, lui prêtant son appui,Assurent sa retraite et marchent après lui.Ils désertent en foule, et le camp des rebellesDe moment en moment prend des forces nouvelles ; Déjà même Amasa semble marcher vers nous.Rien ne peut sous ces murs nous sauver de leurs coups. JOAB. Rien ne peut nous sauver ? Ô ciel ! Qu'osez- vous dire ?Tant que David commande, et que Joab respire,Un honteux désespoir ne vous est point permis, Et doit n'être connu que de nos ennemis.Seigneur, il faut dompter en cette conjonctureCes vulgaires instincts de pitié, de nature :Par d'affreux châtiments étonnons des ingrats.Marchons, mais que Tharès accompagne mes pas : Que tous ceux que le sang unit à des perfides,Soient remis en mes mains sous de fidèles guides.Allons, et présentons à nos séditieuxL'épouse d' Absalon immolée à leurs yeux.Faisons faire du reste un horrible carnage : Ouoi qu'après des mutins puisse tenter la rage,Ils en auront déjà reçu le digne fruit,Et vous serez vengé du sort qui vous poursuit. DAVID. Non, Joab, suspendons un arrêt sanguinaire ;La vertu de Tharès vaut bien qu'on le diffère. Un roi, quoi qu'un sujet ait fait pour l'outrager,Doit savoir le punir, mais non pas se venger :Périssons sans souiller mon rang ni ma mémoire :Et s'il faut succomber, succombons avec gloire.Cependant dans ce camp, entourés d'ennemis, L'espoir de nous garder ne nous est plus permis :Les murs de Manhaïm peuvent seuls nous défendre ;Entrons-y, l'ennemi ne peut nous y surprendre.Et bientôt secourus par des guerriers fameux,Peut-être ils conduiront la victoire avec eux. Pour vous, Joab, rendez notre retraite aisée,Que l'armée ennemie, avec soin abusée,Dans tous vos mouvements ne puisse remarquerQue l'unique dessein de l'aller attaquer.Vous, Cisaï, suivez ce que le ciel m'inspire : Et rendons, s'il se peut, le calme à cet empire.Allez joindre Absalon. CISAÏ. Moi, seigneur! DAVID. Je le veux.Le perfide n'est pas au comble de ses voeux :Il craint pour son épouse une mort légitime,Et j'ose me flatter, qu'étonné de son crime, Si je puis le forcer de paraître à mes yeux,Mes soins et ses remords seront victorieux.Allez donc : que par vous Absalon puisse apprendreQue j'ai choisi ce lieu pour le voir et l'entendre ;Que jusqu'ici suivi par deux mille soldats Il peut d'un nombre égal faire suivre ses pas ;Que pendant l'entretien nos troupes en présenceCamperont loin de nous en pareille distance :Mais qu'il ne prenne point de délais superflus ;Que la mort de Tharès punirait ses refus. Je sais combien l'amour l'intéresse pour elle,Faites-lui de son sort une image cruelle ;Peignez-lui son épouse aux portes du trépas,Et sa fille à la mort conduite sur ses pas.Répandez dans son coeur le trouble et l'épouvante, Et contraignez l'ingrat à remplir mon attente.Le ciel a vos discours donnera du pouvoir,Ne craignez rien. CISAÏ. Seigneur, je ferai mon devoir. DAVID. Il suffit. Dieu puissant, notre faible prudenceEn vain sur nos projets fonde son espérance : Toi seul du monde entier réglant les mouvements,Enchaînes à ton gré tous les événements ;Grand Dieu ! C'est à toi seul que mon coeur s'abandonne ;Roi des rois, c'est de toi que je tiens la couronne ;Sers de guide à mes pas chancelants, incertains, Je remets mon espoir et ma vie en tes mains. ACTE IV SCÈNE I. Absalon, Achitophel, Cisaï. CISAÏ, à Absalon. Oui, Seigneur, c'est ici que David doit se rendre :Quel succès de vos soins ne doit-on point attendre ?Ils rappellent Tharès de l'horreur du tombeau,Et vont de la discorde éteindre le flambeau. ABSALON. De quels troubles, grand Dieu, sens-je mon âme atteinte !J'y sens naître à la fois et l'espoir et la crainte :Ou suis-je ? De mon roi soutiendrai-je l'aspect,De ce roi dont le front imprime le respect,Que ma révolte accable, en qui la vertu brille ? Ô funeste serment ! Ô Tharès ! Ô ma fille !Quelle preuve d'amour je vous donne aujourd'hui ! ACHITOPHEL. Eh ! Pourquoi vous livrer à ce mortel ennui,Seigneur ? Pourquoi ternir l'éclat de votre gloire,Et laisser de vos mains arracher la victoire ? Du superbe Joab humilions l'orgueil :Que de vos ennemis ces champs soient le cercueil ;Là, d'un bras que l'amour et la vengeance guide,Dérobez votre épouse aux fureurs d'un perfide.Voilà le seul conseil qu'on devrait vous donner. CISAÏ. Le seul conseil, seigneur ! Daignez me pardonner :Mais il faut me montrer votre âme toute entière.Formez-vous le dessein d'immoler votre père ? ABSALON. Moi, que d'un crime affreux j'ose souiller mon bras ?Non : je veux de Joab punir les attentats, Arracher à la mort mon épouse et ma fille,Assurer pour jamais le sceptre à ma famille,Jouir après David de son auguste rang. CISAÏ. Eh bien ! Seigneur, pourquoi répandre tant de sang ?Le roi des deux partis retenant la furie, Vient ici pour régler le sort de la patrie :Vous êtes convenus et des lieux et du temps. ABSALON. Oui, je verrai David, Cisaï, je l'attends :J'ai reçu sa parole, et j'ai donné la mienne,Il suffit. ACHITOPHEL. Croyez-vous que ce noeud le retienne ? Je sais mieux de son coeur pénétrer les secrets.Que dis-je ? En cet instant peut-être que Tharès,D'un injuste serment victime infortunée,Voit par le fer cruel trancher sa destinée. CISAÏ. Non, Seigneur, elle vit, je réponds de ses jours : Mais si d'Achitophel vous croyez les discours,Elle est morte ; le Roi, dans sa juste colère,Va livrer au trépas et la fille et la mère :Pour les en affranchir vos efforts seraient vains. ABSALON. Non, non, elles vivront, leurs jours sont en mes mains. Déjà mon coeur se livre à la douce espérance... SCÈNE II. Absalon, Thamar, Achitophel, Cisaï. ABSALON. Mais que vois-je ! Le ciel m'exauce par avance.Est-ce vous, ô ma fille ? En croirai-je mes yeux ?Votre mère avec vous est-elle dans ces lieux ? THAMAR. Non, seigneur : mais la Reine a pris soin de ma vie, Et jusque dans ce camp ses femmes m'ont suivie ;Elle croit que mon père, attendri par mes pleurs,Daignera terminer nos maux et ses douleurs.Ma mère condamnant une pitié cruelle,Refusait de souffrir qu'on me séparât d'elle ; Mes sanglots et mes cris appuyaient ses discours :Mais elle a consenti d'accepter mon secours,Et je viens à vos pieds vous demander sa vie. ABSALON. Non, n'appréhendez point qu'elle lui soit ravie.Mais qu'est-ce que David ordonne de son sort ? THAMAR. Le roi voudrait en vain l'arracher à la mort.Tout le peuple à grands cris demande son supplice ;Et consentirez-vous, Seigneur, qu'elle périsse ?Si je la perds, hélas ! Quel sera mon appui ?Dévorée à vos yeux d'un éternel ennui, Sans cesse vous verrez sur mon triste visageDe son trépas fatal la déplorable image,Et mes pleurs malgré moi vous rediront toujours,Qu'il n'a tenu qu'à vous de conserver ses jours. ABSALON. Je vais bientôt tarir la source de vos larmes, Ma fille, bannissez d'inutiles alarmes ;Votre père à vos pleurs ne peut rien refuser...On vient dans cette tente, allez vous reposer :La paix va dès ce jour remplir votre espérance.Allez. Mais dans ces lieux quelle troupe s'avance ? Quel trouble, quelle horreur me saisit malgré moi !Où suis-je ? Juste ciel ! C'est David que je vois. SCÈNE III. David, Absalon, Achitophel, Cisaï. DAVID. Oui c'est moi, c'est celui que ta fureur menace.Tu frémis ? Soutiens mieux ton orgueilleuse audace :Le trouble où je te vois fait honte à ton grand coeur, Et la crainte sied mal sur le front d'un vainqueur. ABSALON. Seigneur.... DAVID. Quitte un respect qui n'est que dans ta bouche,Et t'apprête à répondre à tout ce qui me touche.Mais quand ton bras impie est levé contre moi,M'est-il permis d'attendre un service de toi ? ABSALON. Votre puissance ici, Seigneur, est absolue. DAVID, montrant Achitophel. Chasse donc ce perfide odieux à ma vue,Ce monstre dont l'aspect empoisonne ces lieux. ACHITOPHEL. Je puis.... ABSALON. Obéissez, ôtez-vous de ses yeux. Achitophel sort, et David fait signe à Cisaï de se retirer. SCÈNE IV. David, Absalon. DAVID. Enfin nous voilà seuls : je puis jouir sans peine Du funeste plaisir de confondre ta haine,T'inspirer de toi-même une équitable horreur,Et voir au moins ta honte égaler ta fureur ;Car enfin je conçois tes complots homicides.Te voilà dans le rang de ces fameux perfides, Dont les crimes font seuls la honteuse splendeur.Et qui sur leurs forfaits bâtissent leur grandeur :Mais je veux bien suspendre une juste colère.Quelle lâche fureur t'arme contre ton père ?Ose, si tu le peux, me reprocher ici Que j'ai forcé ta haine à me poursuivre ainsi :Ou si dans ton esprit tant de bontés passéesÀ force d'attentats ne sont point effacées,Daigne plutôt, perfide, en rappeler le cours.Tu m'as toujours haï, je t'ai chéri toujours ; Je cherchais à tirer un favorable augureDe ces dons séducteurs dont t'orna la nature.En vain ton naturel altier, audacieux,Combattait dans mon coeur le plaisir de mes yeux ;Mon amour l'emportait, je sentais ma faiblesse : Que n'a point fait pour toi cette indigne tendresse ?Je t'ai vu sans respect, ni des lois, ni du sang,D'Amnon mon successeur oser percer le flanc,Moins pour venger l'honneur d'une soeur éperdue,Que pour perdre un rival qui te blessait la vue. Israël de ce coup fut longtemps consterné ;Je devais t'en punir, je te l'ai pardonné.J'ai fait plus ; satisfait qu'un exil nécessaireEût expié trois ans le meurtre de ton frère,Mes ordres à ma Cour ont fait hâter tes pas ; Ton père désarmé t'a reçu dans ses bras.Que dis-je ? Chargé d'ans et couvert de la gloireD'avoir à mes projets asservi la victoire,Tranquille, et jouissant du sort le plus heureux,J'allais pour successeur te nommer aux Hébreux : Et dans le même temps, secondé d'un rebelle,Tu répands en tous lieux ta fureur criminelle.Ce que n'ont pu jamais les fiers Amoréens,Le superbe Amalec, les vaillants Hévéens,Tu le fiais en un jour. Ta fureur me surmonte : Je fuis, je traîne ici ma douleur et ma honte,Et sans voir que sur toi rejaillit mon affront,D'une indigne rougeur tu me couvres le front.Ne crois pas cependant, qu'oubliant ton offense,Je ne puisse et ne veuille en prendre la vengeance. Mais parle. Qui te porte a cette extrémité ?Que t'ai-je fait, ingrat, pour être ainsi traité ? ABSALON. Seigneur, si du devoir j'ai franchi les limites,Si je suis criminel autant que vous le dites,Imputez mes forfaits à mes seuls ennemis, Accusez-en Joab, lui seul a tout commis :C'est lui dont la fureur, dont la haine couverteTrame depuis longtemps le dessein de ma perte.Je sais tout ce qu'il peut sur vous, dans votre coeur.J'ai craint, je l'avouerai... DAVID. Faible et honteux détour ! Cesse de m'accuser de la lâche injusticeDe suivre d'un sujet la haine ou le caprice :Donne d'autres couleurs à ta rébellion,Excuse-toi plutôt sur ton ambition.Dis que ton coeur jaloux a tremblé que ton père Ne mît le sceptre aux mains d'Adonias ton frère.À quoi ton lâche orgueil n'a-t-il pas eu recours ?Tu veux me détrôner, tu veux trancher mes jours. ABSALON. Trancher vos jours, moi ? Ciel ! DAVID. Oui, tu le veux, perfide.Oses-tu me nier ton dessein parricide ? Ces gardes, ces soldats, qui comblant tes souhaits,Devaient dès cette nuit couronner tes forfaits,Qui déposaient mon sceptre en ta main sanguinaire,Traître ! Le pouvaient-ils sans la mort de ton père ?Tiens, prends, lis. ABSALON, après avoir lu. Je demeure interdit et sans voix. DAVID. Je sais tes attentats, fils ingrat, tu le vois.Si le ciel n'eût pris soin de veiller sur ma vie,Ta rage de mon sang allait être assouvie.Mais parle : à ce dessein qui pouvait t'animer ?Ton coeur sans en frémir a-t-il pu le former ? En peux-tu rappeler l'idée épouvantable,Sans qu'un remords vengeur te déchire et t'accable ?Moi-même en te parlant, saisi d'un juste effroi,Mon trouble et ma douleur m'emportent loin de moi.Grand Dieu, voilà ce fils, qu'aveugle en mes demandes, Ont obtenu de toi mes voeux et mes offrandes ;Je le vois, tu punis mes désirs indiscrets :Eh bien ! Dieu d'Israël, accomplis tes décrets :Consens-tu qu'à son gré sa rage se déploie ?Veux-tu que dans mon sang ce perfide se noie ? J'y souscris. Oui, barbare, accomplis ton dessein,Aux dernières horreurs ose enhardir ta main.Si ta mère en ces murs éplorée, expirante,Si le trépas certain d'une épouse innocente,Ne peuvent t'inspirer ni pitié, ni terreur : Ou plutôt, si le ciel se sert de ta fureur,Ministre criminel de ses justes vengeances,Remplis-les, par ma mort couronne tes offenses ;Viens, frappe. ABSALON. Juste ciel ! DAVID. Tu trembles, que craint-tu ?Tu foules à tes pieds les lois et la vertu, Tu forces dans ton coeur la nature à se taire :Qui peut te retenir ? Frappe, dis-je. ABSALON. Ah ! Mon père. DAVID. Ton père ! Oublie un nom qui ne t'est plus permis.Je ne te connais plus : va, tu n'es plus mon fils. ABSALON. Un moment sans courroux, Seigneur, daignez m'entendre : Je ne puis ni ne veux chercher à me défendre.Il est vrai, mon orgueil a fait mes attentats,J'ai craint de voir régner mon frère Adonias,Contre le fier Joab j'ai suivi ma colère :Mais si je puis encore être cru de mon père, S'il peut m'être permis d'attester l'Éternel,Voilà ce qui peut seul me rendre criminel.Jouet d'un séducteur, qu'à présent je déteste,Le traître Acbitophel a commis tout le reste.Je sais qu'après les maux que je viens de causer, Une fatale erreur ne saurait m'excuser ;J'ai tout fait, vengez-vous, punissez un coupable,Ou plutôt sauvez-moi du remords qui m'accable :Quelque affreux que seront vos justes châtiments,Ils n'égaleront point l'horreur de mes tourments. DAVID. Ainsi le ciel commence à te rendre justice :Ton crime fit ta joie, il fera ton supplice.Heureux, si ton remords sincère, fructueux,Produisait en ton âme un retour vertueux !Mais ne cherches-tu point à tromper ma clémence, Et ta bouche et ton coeur sont-ils d'intelligence ? ABSALON. Dans le funeste état, seigneur, où je me vois,Mes serments peuvent-ils vous répondre de moi ?En moi la vérité doit vous sembler douteuse.Quel affront, juste Dieu ! Pour une âme orgueilleuse ! De quel opprobre affreux viens-je de me couvrir ?Je l'ai trop mérité pour ne le pas souffrir.Oui, Seigneur, n'en croyez ni ma fierté rendue,Ni ma honte à vos yeux sur mon front répandue,Ni les pleurs que je verse à vos sacrés genoux : Punissez un ingrat, suivez votre courroux. DAVID. Lève-toi. ABSALON. Qu'allez-vous ordonner de ma vie ? DAVID. Es-tu prêt à mourir ? ABSALON. Contentez votre envie. DAVID. Mon envie ! Ah cruel ! Dis plutôt mon devoir :Je devrais te punir, je ne puis le vouloir. Que dis-je ! À quelqu'excès qu'ait monté ton audace,Mon sang s'émeut pour toi, ton repentir l'efface ;Mes pleurs, que vainement je voudrais retenir,T'annoncent le pardon que tu vas obtenir.C'en est fait, ma tendresse étouffe ma colère ; Sois mon fils, Absalon, et je serai ton père.Je te pardonne tout : je vois qu'un séducteurD'un horrible complot a seul été l'auteur ;Le perfide a séduit ta crédule jeunesse.Redonne-moi ton coeur, je te rends ma tendresse. Ton heureux repentir me fait tout oublier ;C'est a toi désormais à me justifier.Mais il faut me livrer un traître qui te joue,Et me montrer qu'enfin ton coeur le désavoue ;Il faut que tous tes chefs en mes mains soient remis. ABSALON. C'est peu de vous livrer nos communs ennemis,Je veux avec éclat réparer mon offense.Comblé de vos bontés, et plein de ma vengeance,Le traître Achitophel va périr sous mes coups. DAVID. Non, suspends pour un temps ce dangereux courroux. Du pouvoir souverain tu n'as que l'apparence,Et le lâche en ses mains tient la toute-puissance :Tu t'en verrais toi-même, et sans fruit, accablé :Il faut... Mais que nous veut Cisaï tout troublé ? SCÈNE V. David, Absalon, Cisaï. CISAÏ, à David. Un péril évident en ce lieu vous menace, Seigneur : d'Achitophel l'artifice et l'audaceJette dans tous les cours le dangereux soupçonQue l'on veut de ce camp enlever Absalon. ABSALON. Le traître! CISAÏ. Le soldat le croit, et court aux armes :Montrez-vous et calmez ces nouvelles alarmes. DAVID. Vous voyez qu'un perfide est le maître en ces lieux :Mais il faut prévenir ses desseins odieux. CISAÏ. Une terreur secrète a saisi votre armée ;D'une trop longue absence inquiète, alarmée,Elle vient en fureur redemander son roi ; De votre serment même exécutant la loi,Joab aux révoltés présente avec furieTous ceux qu'à leurs forfaits l'amour ou le sang lie ;Prêt dans ce même instant à les faire périr,Si votre heureux retour ne vient les secourir. ABSALON. Ah ! Seigneur, pour Tharès je vous demande grâce. DAVID. Ne craignez point, mon fils, le coup qui la menace :Mais surtout conservez vos nobles sentiments,Et connaissez les miens par mes embrassements.J'ignore, en vous quittant, quel trouble affreux m'agite ; Je le combats en vain, il s'accroît, il s'irrite.Mais le temps presse, adieu, ne faites rien sans moi,Et soyez sûr, mon fils, du coeur de votre roi.Ne suivez point mes pas. ABSALON. Seigneur... DAVID. Je vous l'ordonne. ABSALON. Retournons... Mais d'horreur je sens que je frissonne ; L'impie Achitophel s'ose offrir à mes yeux. SCÈNE VI. Abasalon, Achitophel. ACHITOPHEL. Hé bien ! Seigneur, David règne-t-il en ces lieux ?Lui sacrifiez-vous, au gré de son envie,Votre gloire, vos droits, notre sang, votre vie ?À ses discours flatteurs vous êtes-vous rendu ? Qu'ai-je ouï ? Quelle audace ! Ai-je bien entendu ?Perfide, oses-tu donc me tenir ce langage,Toi dont j'ai découvert l'artifice et la rage,Qui jusques à ton roi portais tes attentats ? ACHITOPHEL. Je l'ai fait, je l'ai dû, je ne m'en repens pas. Appelez mon dessein sacrilège, exécrable :Mais songez qu'après tout vous en êtes coupable. ABSALON. Moi, perfide ? ACHITOPHEL. Vous seul. Pour qui, troublant l'État,Ai-je bravé les noms de perfide et d'ingrat ?David vous a fléchi par de vaines caresses, Allez voir quels effets ont suivi ses promesses ;Le superbe Joab s'approche avec fureur :Il a dans tout ce camp fait voler la terreur.Nos femmes, nos enfants dans ses mains redoutables,Du serment de David victimes déplorables, Vont terminer leurs jours par des tourments affreuxPensez-vous que Tharès ait un sort plus heureux ?Allez : et si leur sang, si leur mort peut vous plaire,Achetez à ce prix une paix sanguinaire. ABSALON. Joab à cet excès ne s'est point emporté, Le roi d'un vain espoir ne m'aurait point flatté...Non, non. SCÈNE VII. Absalon, Achtophel, Cisaï. ABSALON. Mais, Cisaï, que venez-vous m'apprendre ? CISAÏ. Le roi dans son armée enfin vient de se rendre ;Amasa hors du camp sans votre ordre avancé,Par la main de Joab vient d'être repoussé ; Rien n'a pu retenir leur fureur allumée :Mais cette émotion sera bientôt calmée. ABSALON. Non : Joab ne prenant que sa haine pour loi,Ose ici m'attaquer sans l'aveu de son roi !Allons, et rassemblons les chefs de mon armée. Vous, Cisaï, servez ma tendresse alarmée ;Obligé de laisser ma fille en ce séjour,Près, d'elle avec ma garde attendez mon retour.Allez. À Achitophel.N'espère pas que dans cette occurrence,De tes conseils trompeurs j'implore l'assistance : Pernicieux auteur de mon mortel ennui,Je te dois tous les maux que j'endure aujourd'hui.Ne me suis point, va, fuis, tremble que ma justice,Malgré tout ton pouvoir, ne te livre au supplice :Et si tu crains la mort due à tant de forfaits, Sauve-toi, disparais de ces lieux pour jamais. SCÈNE VIII. ACHITOPHEL, seul. Je préviendrai bientôt le coup qui me menace.Ciel ! puis-je soutenir ma honte et ma disgrâce ?Digne fruit de mes soins ! Mais pourquoi me troubler ?Cessez, honteux remords, est-ce à moi de trembler ? Allons, que cette horrible et fameuse journéeNe soit pas à moi seul affreuse, infortunée.Mourons : mais périssons du moins avec éclat.Absalon par mes soins est suspect au soldat ;Tous les chefs sont pour moi, même intérêt les guide. Marchons, et qu'un combat de notre sort décide :Si nous sommes vainqueurs, Absalon malgré luiSe trouvera forcé de payer mon appui.Si, plus puissant que nous, l'ennemi nous surmonte,Il est un sûr moyen d'ensevelir ma honte : Et tout homme à son gré peut défier le sort,Quand il voit d'un même oeil et la vie et la mort. ACTE V SCÈNE I. Thamar, Cisaï. THAMAR. Ah ! Ne me laissez point en proie à mes alarmes,Cher Cisaï, parlez : à qui dois-je mes larmes ?Quel tumulte, quel bruit, quels cris pleins de fureur ! Tout me glace d'effroi, tout me saisit d'horreur.Le roi victorieux a-t-il puni mon père ?Un rigoureux serment a-t-il proscrit ma mère ?Et moi-même réduite à marcher sur leurs pas,Vais-je apprendre de vous l'arrêt de mon trépas ? CISAÏ. Non, Madame, cessez en vain d'être alarmée :Le désordre s'est mis dans l'une et l'autre armée,Mais la paix va bientôt terminer vos douleurs. THAMAR. La paix ! Ah ! Voulez-vous me cacher mes malheurs ? CISAÏ. Daignez croire, Madame, un serviteur fidèle. Loin de vous dans ce camp l'ordre du roi m'appelle.Rassurez vos esprits ; votre sort va changer,Par ce que vous voyez commencez d'en juger.Je vous laisse. SCÈNE II. Tharès, Thamar. THAMAR, embrassant Tharès. Le ciel permet que je vous voie,Madame, pardonnez ce transport à ma joie. Que cette chère vue adoucit mes ennuis,Et que j'en ai besoin dans le trouble où je suis !Mais plus tranquille enfin daignerez-vous m'apprendreQuel bonheur à mes voeux vient ici de vous rendre ?Le sort nous montre-t-il un visage plus doux ? THARÈS. Ah ! Ma fille, qui sait quel sera son courroux ?On ne jette sur moi que des regards farouches,L'arrêt de mon trépas sort de toutes les bouches.Je sais que plus sensible, et prompt à pardonner,Le roi voit à regret qu'il doit nous condamner : Mais que peut-il pour nous, lorsqu'un peuple en furieVeut que l'on nous immole à sa gloire flétrie ?Je vous tiens en tremblant un funeste discours :Cependant si le ciel disposait de nos jours,Ma fille, croyez-vous pouvoir avec constance Ne point trahir l'orgueil d'une illustre naissance.Vous vous troublez ! je vois vos pleurs prêts à couler. THAMAR. Eh ! Pourquoi devant vous vouloir dissimuler ?J'avouerai que peu faite à cette affreuse image,Malgré moi je frémis lorsque je l'envisage. Je ne vous promets point de braver le trépas,Mais, Madame, du moins je ne me plaindrai pas :Cependant Cisaï, pour calmer mes alarmes,Me flattait que la paix allait sécher nos larmes.Vaine espérance, hélas ! SCÈNE III. La Reine, Tharès, Thamar. LA REINE. Ah ! Madame, apprenez À quels affreux malheurs nous sommes condamnés,L'impie Achitophel, auteur de nos alarmes,Voit la victoire injuste attachée à ses armes :Ainsi trouvant partout des complots odieux,Il n'est de sûreté pour nous que dans ces lieux : Et quel asile ? Hélas ! Dans un moment peut-êtreL'ennemi triomphant va s'en rendre le maître. THARÈS. C'est donc à mon trépas à venger vos malheurs. LA REINE. N'aigrissez point encor de trop justes douleurs.Dans un temps plus heureux vous connaîtrez ; madame, Ce que le repentir peut produire en une âme,Mes yeux sur vos vertus enfin se sont ouverts.Mais le roi vient à nous, tous les moments tout chers. SCÈNE IV. David, La Reine, Tharès, Thamar. LA REINE. Le ciel s'obstine-t-il à nous être contraire ? DAVID. Nos malheurs sont trop grands pour pouvoir vous les taire. À nos cruels vainqueurs rien n'a pu résister,Mais il leur reste encor David à surmonter.En vain devant leurs pas a marché la victoire,Mes yeux ne seront point les témoins de leur gloire ;Et je cours... LA REINE. Ah ! Seigneur, où voulez-vous courir ? Que pouvez-vous encor ? DAVID. Les combattre et mourir. LA REINE. Vivez plutôt, fuyons, cherchons un autre asile. DAVID. Trop de honte suivrait une fuite inutile. À Tharès.Madame, c'est pour vous que je viens en ces lieux :Nos pleurs n'ont point trouvé grâce devant les cieux, Vous savez quel serment vous lie à ma colère. THARÈS. Je n'en murmure point, il faut la satisfaire.Mais souffrez qu'en mourant pour son injuste épouxUne mère éplorée embrasse vos genoux :Ma fille... ce seul nom vous montre mes alarmes. DAVID. Écoutez-moi, Madame, et suspendez vos larmes.C'est peu que mon serment ait réglé votre sort,Un peuple audacieux demande votre mort :Mes soldats, dont la honte irritera la rage,Voudront venger sur vous leur perte et leur outrage : En vain à leur fureur je voudrais m'opposer,Dans l'état où je suis ils peuvent tout oser :Sauvez-vous. Par mon ordre en ces lieux amenée,J'ai prévu de nos maux la suite infortunée.Par des chemins secrets mille de mes soldats Jusqu'au camp du vainqueur vont conduire vos pas :Partez. Souvenez-vous que de haine incapableDavid à la vertu fut toujours secourable. THARÈS. Que le courroux du ciel tombe plutôt sur moi !Non, je ne suivrai point l'ennemi de mon roi... DAVID. Absalon ne l'est plus ; son repentir sincèreA ranimé pour lui tout l'amour de son père.Le perfide Amasa, le traître AchitophelLe forcent d'accomplir leur projet criminel :Il n'ose ni ne peut arrêter leur furie. Libre de mon serment, je vous rends à la vie.Si le ciel à ce jour a fixé mon trépas,Qu'Absalon me succède, et ne me venge pas.Adieu. Puisse le ciel, pour prix de ma clémence,Ne lancer que sur moi les traits de sa vengeance ! SCÈNE V. David, La Reine, Tharès, Thamar, Cisaï. CISAÏ. Tout a changé, Seigneur, la victoire est à nous :Tout fuit du fier Joab l'implacable courroux,Partout on voit nos champs teints du sang des rebelles. DAVID. Dieu juste ! Tu punis leurs fureurs criminelles :Un moment te suffit pour changer notre sort, Et tu tiens en tes mains et la vie et la mort. CISAÏ. Avant que l'ennemi, chassé par votre armée ;Eût repris sa fureur par sa honte allumée,Des ordres de Joab dix mille hommes instruits,Dans les bois d'Éphraïm avaient été conduits. À peine ils sont cachés que l'ennemi s'avance,Les traîtres sur leur front portent leur insolence.L'impie Achitophel d'abord s'offre à nos yeux,À la tête des rangs il marche furieux.Joab feint quelque temps de céder à la crainte ; Par son ordre tout fuit, tout confirme sa feinte.Les mutins en tumulte accourent sur nos pas,Quand Joab tout à coup arrête ses soldats,Fait face à l'ennemi, qui sans chef et sans guide,Saisi d'étonnement, recule et s'intimide. Cependant nos guerriers cachés dans les forêts,Sortent, et font pleuvoir un nuage de traits.À leurs cris, dont au loin les échos retentissent,Les mutins sont troublés, leurs visages pâlissent :Nous donnons ; on entend crier de tous côtés, Périsse Achitophel ! Meurent les révoltés !Cet insolent, en proie à sa honte et sa rage,Semble chercher la mort au milieu du carnage :Mais voyant que tout fuit, et qu'on veut l'arrêter,À la terreur commune il se laisse emporter. Par l'ordre de Joab je m'attache à le suivre,Et Zamri, que je trouve, entre mes mains le livre.Au fond d'un antre obscur, quel spectacle odieux !Achitophel mourant se présente à mes yeux.Pour échapper aux traits de vos justes vengeances, Il s'est chargé du soin de punir ses offenses ;Et d'un mortel lien empruntant le secours,Lui-même il a tranché ses détestables jours.Nous sortons, un grand bruit au loin se fait entendre,J'y cours, et nos soldats s'empressent de m'apprendre, Qu'Absalon qui semblait, n'ayant point combattu,Avoir pris le parti qu'exigeait sa vertu,À l'aspect de Joab, vainqueur comblé de gloire,A voulu de ses mains enlever la victoire. DAVID. Juste ciel ! Quel projet a-t-il voulu tenter ? THARÈS. Ah ! Mon époux est mort, je n'en saurais douter. CISAÏ. Non, Madame, il respire, et bientôt sa présenceVa de votre douleur calmer la violence. DAVID. Achevez : qu'a-t-il fait ? CISAÏ. Ralliant ses soldats,Il marche plein d'audace au-devant de nos pas : Contre le seul Joab sa colère l'entraîne ;Il veut fondre sur lui, mais sa fureur est vaine ;Sous un chêne fatal passant rapidement,Ses cheveux, de son chef malheureux ornement,Se prennent aux rameaux de cet arbre funeste, Et semblent s'y lier par un pouvoir céleste.Quelque temps sur sa force il fonde son appui,Mais son cheval fougueux se dérobe sous lui,Il reste suspendu : les rebelles s'étonnent ;Loin de le secourir, les lâches l'abandonnent. Cependant tous nos chefs, pour conserver ses jours,Suivis de leurs soldats, couraient à son secours :J'y volais avec eux, lorsque Joab m'appelle.Allez, portez au roi cette heureuse nouvelle,Me dit-il ; l'Éternel a rempli ses desseins, Et son fils va bientôt être mis en ses mains. LA REINE. Dieu puissant ! THAMAR. Jour heureux ! DAVID. Quoi ! Mon fils va paraître !De quel succès, grand Dieu, n'êtes-vous pas le maître ?Quelle faveur !... Il vient, il s'avance en ces lieux,Mais ciel ! En quel état s'offre-t-il à mes yeux ? SCÈNE VI. David, La Reine, Absalon mourant, Tharès, Thamar, Cisaï. DAVID. Ah ! Que vois-je ? Mon fils, quelle image cruelle !Quel est ce sang ? D'où vient cette pâleur mortelle ?Le ciel a-t-il toujours été sourd à ma voix ? ABSALON. Je me jette à vos pieds pour la dernière fois. DAVID. Que dites-vous ? ABSALON. Calmez la douleur qui vous presse. Indigne de vos pleurs et de votre tendresse,Mes odieux complots vous ont trop outragé ;Je meurs, le ciel est juste, et vous êtes vengé. DAVID. Quelle vengeance, ô ciel ! Ô trop malheureux père !Rien n'a donc pu fléchir la céleste colère ? Tous nos chefs m'a-t-on dit, allaient vous secourir. ABSALON. Ils y volaient, Seigneur, mais je devais périr.Les mutins ranimés ont voulu, pleins d'audace,Rompre les noeuds cruels, auteurs de ma disgrâce,Et d'un trait qu'en fureur Joab avait lancé, Votre malheureux fils en leurs mains est percé. DAVID. Ciel ! Joab... ABSALON. N'imputez mon trépas légitimeQu'au traître Achitophel, ou plutôt qu'à mon crime.L'Éternel de Joab a guidé le courroux,Je viens vous demander sa grâce à vos genoux : Trop heureux, quand je meurs, de jouir de la gloireD'avoir pu sur ma haine emporter la victoire ! À Tharès.Vous le voyez, Tharès, votre époux malheureuxVeut suivre, mais trop tard, vos conseils généreux :Cachez-moi vos douleurs, épargnez ma faiblesse. Au Roi, en lui montrant Thamar.Vous, Seigneur, regardez cette jeune princesse.Déjà mille vertus, dignes de votre sang,L'élèvent au-dessus de son auguste rang ;Je remets en vos mains et la fille et la mère :Daignez les adopter, et leur servir de père. Veuille le juste ciel, comblant mes derniers voeux,Aux dépens de mon sang vous rendre tous heureux !...Mais ma raison s'éteint... ma force diminue...Et la clarté des cieux se dérobe à ma vue...Je frissonne... mon sang se glace... je frémis.. Ah ! mon père... Seigneur... Ciel ! Je meurs. DAVID. Ô mon fils! THARÈS. Ô mon cher Absalon ! Pourrai-je vous survivre ?Non, non, dans le tombeau vous me verrez vous suivre. ==================================================