******************************************************** DC.Title = CÉSAR, TRAGÉDIE DC.Author = GRÉVIN, Jacques DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 03/03/2021 à 12:55:47. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/GREVIN_CESAR.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1084913 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** CÉSAR TRAGÉDIE M. D. LXI. AVEC PRIVILÈGE À PARIS, Pour Vincent Sertenas, demeurant en la rue Notre-Dame, à l'enseigne Saint-Jean-l'Evangéliste, et en sa boutique au Palais, en la galerie par où on va à la Chancellerie. ET Pour Guillaume Barbé rue Saint-Jean de Beauvais, devant le Béllérophon. Madame, Le bon accueil qu'il vous plut me faire lorsque Monsieur de Boulin me présenta à vous, m'a incité d'avantage à essayer de faire quelque chose qui vous put être agréable. Car le bon amour que vous portez aux lettres, m'a toujours servi comme d'aiguillon pour réveiller ce qui possible dormait en moi. C'est pourquoi ayant longtemps gardé ce Théâtre {poème non encore vu en notre langue) je n'ai trouvé personne plus digne à qui je dusse donner César, qu'à vous qui êtes fille d'un Roi, lequel en prouesses, vertus, et humanité l'a si bien secondé, qu'il a été argument à une infinité de doctes écrivains de célébrer ces trois perfections, lesquelles ont autant apparu en lui, qu'en Prince qui ait été depuis ce premier Empereur Romain. Je vous prie donc, Madame, par ces trois dont vous êtes héritière légitime de votre Père, de vouloir défendre notre César de tout danger et conjuration que les envieux de mon nom lui pourraient machiner. En quoi faisant, je n'aurai crainte de le revoir massacrer encore une fois, mais plutôt je m'assurerai que sa mort lui aura servi d'une immortalité. En cet endroit, Madame, je prierai le Créateur qu'il lui plaise maintenu votre grandeur, et me rendre de plus en plus obéissant en votre service. Votre très humble serviteur, Jacques Grévin. BRIEF DISCOURS POUR L'INTELLIGENCE DE CE THÉÂTRE Ami Lecteur, j'ai bien voulu discourir sur quelques points, lesquels par aventure pourraient être causes de soupçon, si librement je ne déclarai mon intention par ce Discours, pour autant que premier de notre temps je me suis hasardé de mettre la Tragédie et Comédie Française entre tes mains, vu que comme dit Martial, Nimium Martia turba sapit. Majores nusquam ronchi, juvenesque senesque : Etpaerinasum Rinocevotis habent. Non que je me veuille dire premier qui en a composé en notre langue : Car je sais bien qu'Estienne Jodelle (homme qui mérite beaucoup pour la promptitude et gentillesse de son esprit) a été celui qui les a tirées des Grecs et Latins pour les replanter en France. Mais aussi je dirai ceci sans arrogance, que je suis encore à voir Tragédies et Comédies Françaises, excepté celles de Médée et d'Hécube, lesquelles ont été faites vulgaires, et prises du Grec d'Euripide.* Or pourtant que je sais bien que plusieurs pourront choir sur ces compositions non accoutumées en notre langue, il me semble être bon de déclarer mon opinion touchant l'origine des Tragédies et Comédies, et de l'heureux ou malheureux succès d'icelles, et du promet que l'on en peut retirer. La Tragédie donc (comme dit Aristote en son Art poétique) est une imitation ou représentation de quelque fait illustre et grand de soi-même, comme est celui touchant la mort de Jules César. Et pour savoir d'où vient ce mot de Tragédie, il faut entendre qu'anciennement on donnait aux poètes Tragiques, pour récompense de leur labeur, un bouc, ou bien la corne d'un bouc pleine de vin : non que le présent fut de grand valeur, mais plus pour l'honneur d'avoir été agréable et d'avoir bien fait entre tous. De cette opinion est Horace quand il dit : Carminé qui Tragico vilem certavit ob hircum. Et pourtant que les Grecs appellent un bouc ?????? de là est venu ???????? que nous appelons Tragédie. Je pense bien que ceux qui ont fait les premières Tragédies n'observaient pas si étroitement ce qu'aujourd'hui on y requiert ; mais avec le temps (ainsi qu'il est facile d'ajouter aux choses intentées) on les a si bien polies, que maintenant on n'y saurait que désirer, je dis en celles qui sont faites selon les préceptes qu'en ont donnés Aristote et Horace. Quant est du bon accueil qu'a eu la Tragédie, je dirai seulement que les écrits des Poètes Grecs nous en peuvent faire foi, entre lesquels est Eschyle, Sophocle et Euripide, que nous osons à bon droit nommer la fontaine, de laquelle tous les bons poètes Tragiques ont bu, et le trésor auquel ils ont pris les richesses pour embellir leur poèmes : ainsi qu'entre les Latins nous avons Sénèque. Mais revenons à notre Tragédie de Jules César, laquelle nous avons mise en avant en notre langue, non que je l'aie empruntée, comme quelques uns se sont fait accroire, estimant que je l'eusse prise du Latin de Marc Antoine de Muret : Car là ou elles seront confrontées, on trouvera la vérité. Je ne veux pourtant nier que s'il se trouve quelque trait digne d'être loué, qu'il ne soit de Muret, lequel a été mon précepteur quelque temps es lettres humaines, et auquel je donne le meilleur, comme l'ayant appris de lui. En cette Tragédie, on trouvera par aventure étrange que, sans être avoué d'aucun auteur ancien, j'ai fait la troupe interlocutaire de Gendarmes des vieilles bandes de César, et non de quelques Chantres, ou autres, ainsi qu'on a accoutumé : mais où l'on aura entendu ma raison, possible ne leur sera-il de si difficile digestion, comme il a été à quelques uns. J'ai eu en ceci égard que je ne parlai pas aux Grecs, ni aux Romains, mais aux Français, lesquels ne se plaisent pas beaucoup en ces chantres mal exercités, ainsi que j'ai souventes fois observé aux autres endroits où l'on en a mis en jeu. D'avantage, puisqu'il est ainsi de la Tragédie n'est autre chose qu'une représentation de vérité, ou de ce qui en a apparence, il me semble que cependant que là où les troubles (tels que l'on les décrit) sont advenues es Républiques, le simple peuple n'avait pas grande occasion de chanter : et que par conséquent, que l'on ne doit faire chanter non plus en les représentant, qu'en la vérité même : autrement à bon droit nous serions repris, ainsi qu'un mauvais peintre auquel on aurait donné charge de faire un portrait, et qui aurait ajouté quelques traits qui ne se reconnaîtraient au visage qui lui aurait été présenté. Que si Ion m'allègue ceci avoir été observé de toute antiquité par les Grecs et Latins, je réponds qu'il nous est permis d'oser quelque chose, principalement où il n'y a occasion, et où la grâce du poème n'est offensée. Je sais bien qu'on me répliquera que les anciens l'ont fait pour réjouir le peuple fâché possible des cruautés représentées : à quoi je répondrai que diverses nations requièrent diverses manières de faire, et qu'entre les Français il y a d'autres moyens de ce faire sans interrompre le discours d'une histoire. De ceci je te laisserai le jugement, t'avertissant que je n'ai voulu (à la manière de ceux lesquels prenant peine de s'enfler, crèvent tout en-coup) rechercher un tas de gros mots propres pour épouvanter les petits enfants : ains plutôt je me suis contenté, ensuivant les Tragiques Grecs, de ma langue, sans en emprunter une étrangère pour exprimer ma conception. Or je reviens à la Comédie, qui est un discours fabuleux, mais approchant de vérité, contenant en soi diverses manières de vivre entre les citadins de moyen état, et par lequel on peut apprendre ce qui est utile pour la vie, et au contraire connaître ce que l'on doit fuir, enseignez par le bonheur ou malheur d'autrui. C'est pourquoi Cicéron l'appelle imitation de vie, miroir des coutumes, et image de vérité. Il y a eu anciennement deux sortes de Comédies, l'une est appelée la vieille, laquelle comprenait plusieurs choses fabuleuses, injures et moqueries, jusques à taxer les hommes par leurs noms : ainsi que nous pouvons voir en Aristophane, en la Comédie des Nues, là où il se moque apparemment de Socrate. L'autre Comédie est appelée la nouvelle, laquelle est faite à l'imitation des moeurs et commune manière de vivre des hommes, dont Ménandre a été l'auteur, et à l'imitation de laquelle nous avons fait les nôtres. Les anciens avaient encore une autre sorte de Comédie qu'ils appelaient Mimus ou Batellerie, pour autant qu'elle était faite de paroles ordes et vilaines, et de matières assez déshonnête, laquelle aussi était représentée par des batelleurs, voire le plus près du naturel qu'il était possible, comme témoigne Cicéron en son 2. de l'Orateur et Quintiliam en son 2. livre. De là sont venues les farces des Français, comme nous pouvons facilement voir. Or pour autant qu'en la Comédie nouvelle, (comme aussi en toutes Tragédies) l'on propose les hommes démenants quelques affaires, on a divisé le tout par actes, que les Grecs ont appelé [texte grec non reproduit ici] qui est autant à dire que faire ou négocier. L'origine de la Comédie selon l'opinion de plusieurs, se donne aux Athéniens, lesquels voulant noter d'infamie les mal-vivants, venaient d'une gaieté de coeur, de rue en rue, et montez sur quelques chariots, les nommaient par noms et par surnoms. Et quant à moi je suis de cette opinion que la Comédie a pris son nom [texte grec non reproduit ici], c'est-à-dire des rues par lesquelles de ce premier temps elles étaient jouées : et semble qu'encore cette coutume soit demeurée en Flandres, et Pays-bas, où les joueurs de Comédies se font traîner par les carrefours sur des chariots et là jouent leurs histoires, Comédies, et farces. De ces premiers a écrit Horace en son art poétique. Ignotum Tragicae genus invenisse Camoence Dicitur, et plaustris vexisse poëmata Thespis. Et de là est venu le proverbe entre les Grecs [texte grec non reproduit ici], c'est-à-dire, injurier en chariot, ou bien se moquer : comme le prend aussi Démosthène en son oraison pour la Couronne. Entre les premiers poètes Comiques on met Susarion, Rulle et Magnes lesquels plutôt par moquerie, qu'autrement, taxaient apparemment un chacun. Depuis vinrent Aristophane, Eupolis et Cratine, lesquels poursuivants et détestant les vices de leurs Princes, composèrent des Comédies assez fortes, tant que Ménandre et Philémon commencèrent à les adoucir, ainsi que les voyons en Térence, lequel a pris ses Comédies de Ménandre et Appollodore. Après Ménandre et Philémon, auteurs Grecs, vint le premier à Rome Andronique : puis Plante et Térence lesquels nous ont laissé leurs Comédies parfaites de tous points, et, comme dit Cicéron, pleines de choses ingénieuses, civiles, élégantes et facétieuses, comme les livres des Philosophes Socratiques. Voilà l'origine et succès de la Comédie, que j'estime avec Aristote avoir été inventée du même temps que la Tragédie : car comme ainsi soit que des hommes, les uns soient graves et sévères, les autres gaillards et joyeux, il est advenu que les premiers se sont mis à écrire des Tragédies graves et sévères, les seconds se sont exercés en Comédies gaillardes et joyeuses. Le profit que tu en peux recevoir est de te garder de pareilles aventures qui sont advenues en icelles par la mégarde d'aucuns, par la simplicité des autres, par l'astuce des plus rusés, et connaître aussi la diverse manière de vivre des divers états. Car comme disait Andronique, la Comédie est le miroir de la vie journalière. Cette seule cause m'a ému davantage à mettre celles-ci en avant, en la composition desquelles j'ai plutôt ensuivi la naïveté de notre vulgaire, et les communes manières de parler, que pris peine d'ensuivre les anciens, encore que je ne m'en soit du tout retiré, comme pourront apercevoir ceux qui seront un peu versés en l'Aristophane, Plaute et Térence. L'autre cause qui me l'a fait faire, a été voyant les lourdes fautes, lesquelles se commettent journellement es jeux de l'Université de Paris, qui doit être comme un parangon de toute perfection de sciences : où nous voyons toutefois mille fautes commises en cet endroit, lequel a été tant recommandé des anciens Romains, que plus souvent les Empereurs et grands seigneurs, outre la dépense, en de telles affaires, s'employaient a l'exécution de leurs Tragédies et Comédies. Nous en avons encor pour témoignage aujourd'hui les ruines des Amphithéâtres somptueux, et les livres des poètes et historiographes. La faute que j'y vois, c'est que contre le commandement du bon précepteur Horace, ils font à la manière des bateleurs un massacre sur un échafaud, ou un discours de deux ou trois mois, et semble qu'en cet endroit, ils aient conjuré pour mal faire : et autres telles badineries, que je laisse pour être plus bref. Je ne mets pourtant en ce nombre quelques uns qui en ont fait leur devoir, mais plutôt je les prie au nom de tous amateurs des bonnes lettres, de poursuivre et aider à chasser ce monstre d'entre une tant docte compagnie : par devers laquelle accourent non seulement les Français, mais aussi les étrangers des plus lointaines provinces. Et quant est de ma part, pour autant que la plus grande étude m'a retiré par devers soi, j'en laisse la charge aux amateurs de l'antiquité : et te prierai, Lecteur, de prendre le tout plutôt en bonne part, que opiniâtrement te bander contre la vérité. A Dieu. ENTREPARLEURS CÉSAR. MARC ANTOINE. MARC BRUTE. DECIME BRUTE. CASSIUS. CALPURNIE. LA NOURRICE. LE MESSAGER. LA TROUPE DES SOLDATS DE CÉSAR. ACTE I *** CÉSAR. Quel mal va furetant aux moelles de mes os ? Quel souci renaissant empêche mon repos ? Quel présage certain d'horreur, d'ennuis, de flamme, D'ennemis, et de mort se mutine en mon âme ? Quel soupçon me tourmente ? Et quelle peur me suit, Et regèle toujours mon sang à demi-cuit ? César, non plus César, mais esclave de crainte.Vainqueur, non plus vainqueur, mais serf qui porte empreinte La honte sur le front. Ô premier Empereur ! Mais que dis-je Empereur, puisqu'il faut vivre en peur ? Quoi ! Qu'au coeur de César la crainte prenne place ?Non, il n'en sera rien : car cela seul efface « L'honneur de mes beaux faits. Il vaut bien mieux mourir Assuré de tout point, qu'incessamment périr Faussement par la peur. Mais après les victoires » Acquises à grand' peine, et après tant de gloires, Ne serai-je obéi ? Ne donnerai-je fin Au vouloir obstiné de ce peuple mutin ? C'est trop vivre peureux, c'est par trop vivre en doute, C'est suivre trop longtemps celui que je redoute. « Ainsi le plus souvent on se rend serviteur, De ceux desquels on doit être le seul seigneur. » Mais n'est-ce pas assez vécu pour de ma gloire Ensuivre heureusement une longue mémoire ? Mais n'est-ce pas assez qu'avoir par mes vertus Rangé dessous mes lois les vainqueurs des vaincus ?N'est-ce donc pas assez d'être craint de ceux même Devant qui de frayeur tout le monde vient blême ? Ce m'est assez de voir la Romaine hauteur Ores être bornée avecque ma grandeur. Ce m'est, ce m'est assez que de la terre et l'onde J'ai vainqueur limité et Rome et tout le monde : Vienne quand ell' vouldra, vienne la mort trancher Le long fil de mes ans, ell' ne me peut fâcher. César qu'un chacun craint, ne craint point ce passage, Ayant avant mourir contenté son courage. Je suis prêt, je suis prêt, si le cruel Destin [Note : Jà : déjà.]M'a jà promis en proie à ce peuple latin, Qui a vu malgré soi dessus son chef reluire L'heureux avancement de mon premier Empire. Mais ne me fais-je tort, me bâtissant en vain Le dangereux assaut d'une traîtresse main? Si fais, je me fais tort, en me faisant entendre Ce qu'un peuple ennemi n'oserait entreprendre. Aborder un César, qui n'eut jamais haineur Qui soudain ne sentit l'effort de sa fureur ! Aborder un César, à qui n'est échappée, Sans d'elle se venger, l'audace de Pompée ! César, qui a dompté tout cela que le Ciel [Note : Vouture : voute.]Enclot sous sa vouture et s'est fait immortel [Note : Accravanter : Accabler, écraser.]Par la mort d'un rebelle, accravantant l'audace De son gendre orgueilleux, et de toute sa race : Et qui pour n'avoir vu au monde qu'un Soleil, Ne l'a voulu souffrir ni plus grand ni pareil ! Aborder un César, qui comme les tempêtes Foudraient à l'instant et mille et mille têtes, Emmorcelant d'un coup le front plus orgueilleux Des plus braves châteaux qui menacent les Cieux, S'est faict voie au travers de cette masse ronde, Arrondissant son heur par la rondeur du monde ! [Note : Heur : rencontre avantageuse. (...) [F] [antonyme de malheur]]Aussi César était seul digne d'un tel heur, Que de tout l'univers il fut le seul seigneur. L'Itale en sait que dire, aussi font des Espagnes Les peuples basanés et toutes les campagnes Où Garonne, la Seine et le Rhin débordé Ressemblent au courir un cheval débridé. Tu as vécu pour toi, et ce point te demeure, César, que par ta mort la même audace meure De ceux à qui tu as librement pardonné, S'il est cruellement du Destin ordonné, [Note : Méchef : Fâcheuse aventure. [L]]Au méchef de César, qu'en ce grand mal extrême Un qui a tout vaincu soit vainqueur de soi-même.Ces murs audacieux, ces grands palais Romains, Maintenant seul horreur du reste des humains, Sauront après ma mort de combien ma présence Sert pour contregarder leur antique puissance. Toi Rome qui as fait tout un monde trembler, À ce monde tremblant tu pourras ressembler, Héritant le Destin de la grand' Phrygienne : Et comme dépitant l'altesse Olympienne, Malgré l'arrêt du Ciel, l'horreur de ton fardeau À ton heur et ton nom servira de tombeau : Et ne restra sinon que ton idole errante Pour servir d'une fable à l'âge survivante, Dont tu seras la proie, et le riche butin D'un grand peuple ennemi plus farouche et mutin. Alors les grands trésors en publiques rapines Serviront pour un temps aux nations voisines : Et toi pauvre, trop tard, trop tard, regretteras Les guerriers que pour lors au secours tu n'auras Te sentant atterrer, défaudra ton courage Parmi tous les soldats, ainsi que d'un orage, Ou d'un éclat de foudre on voit souventes fois Déraciner les pins au milieu des grands bois. Tu verras malgré toi de tes pointes hautaines, Et de tes nourrissons ensemencer les plaines. Sans qu'il en sorte après un seul pour te venger, Comme il fait de ces dents que l'on vit échanger Sur la rive étrangère, à l'heure que la terre Enfanta tout subit la fraternelle guerre. Mais je pris tous les dieux d'être estimé menteur, Plutôt que de prédire un étrange malheur À ceux qui survivront, ou que pour la malice De quelques envieux, la cruelle justice Des dieux juste-vengeurs desserre son effort Sur ceux là qui n'auront jamais causé ma mort. Hé ! Quel bien leur vient-il, si brûlants d'une envie Ils font mourir celui qui leur donna la vie ? Quel honneur, quel profit, quel plaisir, quel bienfait Suivra l'auteur premier d'un si cruel méfait ? Mais plutôt un remords, un remords misérable De la mort désireux talonnant ce coupable [Note : Ramentevoir : Remettre en l'esprit, rappeler. [L]]Viendra ramentevoir un antique désir [Note : Allonguir : Rendre plus long, accroître. [DMF]]Allonguissant ses jours, lorsqu'il voudra mourir, Se sentant trop heureux, si pour mieux lui complaire, On avance sa mort ainsi qu'il ne veut faire. MARC ANTOINE. [Note : Vanteur : Celui qui se vante. [L]]Le Grèce entre ses heurs, vanteuse, publiera Un Achille, un Hercule et Troie n'oubliera La race de Priam : mais Rome pourra dire [Note : Los : Vieux mot qui signifie louange. [L]]Que de ces devanciers le los ne peut suffire Pour atteindre aux honneurs, qu'un César s'est acquis, Ayant plus bravement tout un monde conquis, Qu'Achille son Hector, qu'Alcide son Anthée, Que Francus l'Alemagne et Gaule surmontée. Heureuse Rome, heureuse ores d'avoir reçu L'heur du Ciel qu'un César en tes bras fut conçu. Heureux aussi César, maintenant je te nomme Heureux cent mille fois d'être né dedans Rome. De Rome la grandeur un César méritait, La grandeur de César entre toutes était Seule digne de Rome : et César et la ville Sont dignes de tenir cette masse servile. CÉSAR. Si l'un et l'autre est digne, et que le lieu plus beau De Rome, soit pour faire à César un tombeau, Il faut que de César la mort qu'elle procure [Note : Quand et quand : En même temps que.]Lui serve quand-et-quand de même sépulture : Et s'il est ordonné par un arrêt fatal,[Note : Cil : celui.]Que cil dont les desseins et le pouvoir égal Mesure son pouvoir par la même puissance De la terre et du Ciel, usant trop de clémence. Soit massacré des siens, il faudra pour ce tort Que la mort de César soit de Rome la mort. MARC ANTOINE. [Note : Songeart : Qui rêve, qui est distrait. [L]]Hé, ne l'est-ce pas ci qui songeart se promène ? Il ne sera fâché de voir son Marc Antoine. Mais dites, Empereur, seul honneur des Romains, Qui le monde tenez paisible entre vos mains, Quel désir, quel malheur dedans vous se mutine, [Note : Courtine : Terme de fortification. Front de la muraille d'une place, entre deux bastions.]Après avoir rangé tout ce que la courtine De ce ciel environne, et tout ce qu'Apollon [Note : Brandon : Débris enflammé qui s'échappe d'un incendie. [L]]Éclaircit aux flambeaux du journalier brandon ? CÉSAR. C'est peu d'avoir vaincu, puisqu'il faut vivre en doute. MARC ANTOINE. Mais s'en peut-il trouver un qui ne vous redoute ? CÉSAR. « Celui qu'un chacun craint se doit garder de tous, Car un chacun voudrait le massacrer de coups. » MARC ANTOINE. Qui voudrait vous garder de régner et de vivre. Vous qui avez rendu toute Rome délivre, Lui redonnant la vie avecque la sûreté ? CÉSAR. « Ha ! Qu'il est malaisé de régir liberté ! Le cheval galopant par la plaine sans bride, Ne se laisse dompter par celui qui le guide, Les rênes et le mors ne le tiennent sujet, Et n'a que son vouloir seulement pour objet. » MARC ANTOINE. Il faut tant seulement, il faut votre présence,Qui servira de frein à leur outrecuidance, Et si quelques désirs en leurs coeurs allumés Les rend audacieux encontre vous armés, Vous ferez derechef le fer de vos batailles Bravement détremper en leurs propres entrailles, Là où tout le pouvoir de ce peuple Latin Se verra pour jamais de César le butin. CÉSAR. « La douceur sied bien mieux pour finement combattre Le coeur audacieux d'un peuple opiniâtre ; Car d'autant que l'on pense user de cruauté, D'autant en son orgueil se rend-il incité. » MARC ANTOINE. Oui, mais si la douceur n'y est la bien venue, La puissance sera par force maintenue : Ainsi a devant vous le monarque Grégeois Rangé dessous sa main, la puissance des Rois : Et or' votre grandeur ne peut-elle suffire Pour, dessus les Romains, élever un Empire, César, qui avez fait tout un camp assembler, Devant qui l'on a vu tout le monde trembler, Vous qui avez borné votre grandeur acquise, Par le cours du Soleil et par la froide bise ? CÉSAR. Laissons là ma grandeur et l'effort de ma main, Puisque je suis sujet à un peuple Romain, Qui se ressent toujours de son premier ancêtre. MARC ANTOINE. Que demandait-il mieux sinon vous reconnaître Père de la patrie, et vous porter honneur, Comme vous êtes seul cause de sa grandeur ? CÉSAR. Cela fait seulement qu'ores plus je m'assure En ce discours douteux, depuis que je mesure L'honneur et les bienfaits, qu'il a reçu de moi. MARC ANTOINE. Non, non, n'estimez rien, n'estimez rien la foi Que je vous jurai lors, que sortant d'Italie En habit déguisé, au danger de ma vie Je m'en allai vers vous, vous montrant le moyen De dompter aisément ce peuple Italien : Non, ne l'estimez rien, s'il se trouve un seul homme Qui ne vous reconnaisse être seul, qui de Rome Méritez entre tous l'entier gouvernement, Et qui ne soit tout prêt à prêter le serment Ainsi qu'il appartient à son Roi, à son Prince, Et digne gouverneur d'une telle province. CÉSAR. Advienne qui pourra, quand César sera mort, Quelque César sera le vengeur d'un tel tort. MARC ANTOINE. Antoine ne veut vivre après si grande injure Sans en être vengeur ; dès cette heure il s'assure De mourir quelques jour sous le luisant harnois, Pour défendre le droit du dompteur des Gaulois. CÉSAR. Mais laissons ces devis, et parlons de l'affaire, Qui plus de tout cela se monstre nécessaire : Vous allez au Sénat. MARC ANTOINE. Jà le Soleil est haut Ce qui me fait hâter puis vous savez qu'il faut S'assembler aujourd'hui, et que votre présence Est requise sur tout. CÉSAR. Je ferai diligence. Allez vous en devant, et proposez toujours Mon dessein, tout ainsi qu'en savez le discours. LA TROUPE DES SOLDATS DE CÉSAR. LE PREMIER. Braves soldats, où est le temps ? Où est la fureur de nos ans ? Où sont les premières tempêtes Devancières de nos conquêtes? Où est l'orage tournoyant ? [Note : Froissis : Bruit que produisent des choses qui se froissent. [L]]Où est le froissis aboyant Le sein de Téthys courroucée, Lorsque d'un Aquilon chassée Aguisait ses ondes aux cieux Emmontagnées en cent lieux ? Où est la bataille trempée À la poursuite de Pompée ? LE SECOND. Je ressens encor dedans moi L'aiguillon du premier émoi Faire renaître cette envie De remettre encore ma vie Au hasard du premier danger : Je me redsens encourager, Tout prêt de ressayer la peine Qui ensuit la poudreuse plaine : Je sens rallumer derechef Ce qui nous fit lever le chef Entre les triomphes de gloire, Qui ensuivirent la victoire. LE PREMIER. « Ce n'est seulement que l'honneur Qui ressuscite la grandeur, Aiguillonnant la brave audace D'une noble et première race. L'honneur est le seul nourricier De la prouesse d'un guerrier, C'est l'éperon qui seul le pique Défendant une République : » Toujours par lui se sont épris Premièrement les bons esprits. Pour premiers oser entreprendre Le chemin foulé d'Alexandre. LE TROISIÈME. « La force ne vient d'autre part : Car incontinent qu'un soldat S'est mis devant les yeux la gloire, Il tient à demi la victoire : »La force lui double, et le coeur Se sentant jà presque vainqueur, Lui enfle dedans la poitrine, Qui, dans une presse mutine, En lui fait apparaître encor' [Note : Vaillantise : Terme familier. Action de vaillance. [L]]Les vaillantises d'un Hector Et les prouesses dont Alcide Vengea le Géant homicide. LE QUATRIÈME. Pendant que les premiers Grégeois Furent gouvernés par les Rois Jaloux de cette belle gloire, Ils étendirent leur victoire Sur les plus farouches domptez, Et de ces peuples surmontés Se faisant maîtres, par le monde S'épandit leur gloire féconde. Ainsi le brave fils d'Éson Rapporta la riche toison. Et d'une audace plus hautaine Rama premier l'humide plaine. LE TROISIÈME. La gloire fit premièrement Bienheurer leur commencement : Mais quand-et-quand que la paresse, Se fit de leurs neveux maîtresse, La couardise des derniers Vint démentir les devanciers : « Car un champ voire plus fertile Le rend en la fin inutile, Si le soc n'est souvent caché Au plus creux de son dos tranché. LE QUATRIÈME. « Jamais le semence féconde De ceux qui ont dompté le monde Ne tint le loisir paresseux Avecque les biens des aïeux : Jamais de l'Aigle généreuse Ne vint la colombe peureuse. » LE PREMIER. Mais il faut craindre les malheurs Qui suvent souvent les vainqueurs, C'est, que n'ayant plus résistance, Eux-même contre leur puissance Prennent les armes, encor' plus Se font esclaves des vaincus. ACTE II *** MARC BRUTE Rome, jusques à quand, jusques à quand sera-ce, Que tu pourras souffrir une nouvelle audace Élever par sur toi le bras impérieux, Avec l'impiété d'un chef présomptueux ? Quel souvenir te point ? Quel honneur t'aiguillonne Des aïeux, des neveux ? Quelle franchise ordonne Que tu craignes celui que soigneuse tu as D'un soin plus curieux nourri entre tes bras ? Encore plus, malheur ! qu'il te tienne contrainte Sans qu'à tes nourrissons tu en fasses complainte : Qui pour te racheter du servage inhumain, Remettent sus l'honneur du vieil peuple Romain. Rome, n'as-tu assez connu la convoitise [Note : Feintise : Synonyme de feinte. [L]]Que César va cachant dessous une feintise, Ce traître, ce cruel, cet ingrat éhonté, De qui la trahison avec la cruauté [Note : Oncques : jamais.]Oncques ne sut cacher par menteur artifice L'infâme volonté de son infâme vice ? Et toi, ô Dieu Guerrier, de qui nos devanciers En bonheur et grandeur furent les héritiers, [Note : Besson : Jumeau, jumelle ; l'un des deux enfants d'une même couche. [L]]S'il te souvient de Rhée, et de tes fils bessons, Que tu as élevé du milieu des buissons Pour rebâtir encor' une nouvelle Asie, Souvienne toi du sort de cette tyrannie : Remets devant tes yeux les sages Fabiens, Les Metelles vaillants, et les Fabriciens, Et ces deux qui, premiers, pour le salut publique, Se mirent au danger d'une meurtrière pique, Et osèrent mourir de propre volonté, Pourvu que par leur mort l'honneur fut racheté. Mais nous, abâtardis, trop indignes de naître Du moindre successeur du moins vaillant ancêtre, Nous endurons encor' au plus beau de nos ans Ressusciter l'orgueil des sept premiers tyrans. Brute, ressouviens toi (puisque seul je demeure Qui veut plutôt mourir que le Tyran ne meure) Ressouviens toi du nom que tu as, et retiens Encor' de la vertu de tous les anciens : Hé, Brute ! Retiens en, tout au moins, le courage Et ne te souille ainsi d'un infâme servage. Hé, Brute ! Ton pays ne te peut il mouvoir ?La voix des citoyens n'a-t-elle le pouvoir De t'enflammer le coeur trop abject et servile, Te reprochant que Brute est absent de la ville ? Et, pauvre ! Cependant tu la vois endurer, Sans lui donner moyen de pouvoir espérer, [Note : Comtemner : mépriser.]Ni des siens, ni de toi, qui contemne l'audace La noblesse et vertu de ton antique race. Non, qu'un tel déshonneur ne me soit reproché, Que d'avoir, patient, trop longuement caché Le vouloir qu'ai reçu de ma première race, Pour un jour étouffer cette royale audace. Non, on ne vit jamais un homme de grand-âme S'être fait serviteur : car l'honneur qui l'enflamme Fait qu'il ne veut jamais servir à son pareil. Et or' la liberté servira de Soleil À Brute, pour prouver à chacun qu'il est homme, Descendu de celui qu'on regrette dans Rome, Le lion que Libye élève entre ses bras, Le taureau, le cheval ne prêtent le col bas À l'appétit d'un joug, si ce n'est par contrainte : Faudra il donc que Rome abaisse sous la crainte De ce nouveau tyran le chef de sa grandeur, Et fasse malgré soi ce qu'ils ont en horreur ? Rome effroi de ce monde, exemple des provinces, Laisse la tyrannie entre les mains des Princes Du Barbare étranger, qui honneur lui fera, Non pas Rome, pendant que Brute vivra. Rome ne peut servir Brute vivant en elle, Et cachant dedans soi cette antique querelle. Ce n'est assez que Brute ait arraché des mains D'un Tarquin orgueilleux l'empire des Romains, S'il n'est contregardé. Le neveu ne mérite Être héritier des biens, si l'aïeul ne l'excite À suivre sa vertu, et si avec les biens Il ne montre le coeur de tous ses anciens. Brute montre toi donc, et d'une belle gloire Voue aujourd'hui ta vie, à la longue mémoire : Autrement tu n'es pas digne d'avoir vécu, Si après toi ne vit l'honneur d'avoir vaincu. Brute fais aujourd'hui, fais, fais que César meure, Afin qu'à tout jamais ta mémoire demeure Ennemie du nom de ce tyran cruel, Comme vivant je suis son ennemi mortel. Et quand on parlera de César et de Rome, Qu'on se souvienne aussi qu'il a été un homme, Un Brute, le vengeur de toute cruauté, Qui aura d'un seul coup gagné la liberté. Quand on dira : César fut maître de l'empire, Qu'on die quand-et-quand : Brute le sut occire; Quand on dira : César fut premier Empereur, Qu'on die quand-et-quand : Brute en fut le vengeur.Ainsi puisse à jamais sa gloire être suivie De celle qui sera sa mortelle ennemie. Puissent à tout jamais ceux qui viendront de nous Sentir, en tel besoin, en leur coeur le courroux Que je couve dans moi, et dont jà l'étincelle, Trop long temps patiente, aujourd'hui se décèle : [Note : Reflorir : refleurir.]Puissent, puissent-ils voir reflorir quelquefois L'ennemi des Tyrans et des iniques Rois. [Note : Ocieuse : oisive.]Ô main trop ocieuse ! Ô fureur patiente ! Voire trop patiente, après si longue attente. Hé ! Que n'ai-je déjà fait éprouver la mort A ce Tyran cruel, pour nous venger du tort Qu'il a fait aux Romains ? Que n'ai-je en ses entrailles Enterré le loyer de toutes les batailles, Dont aux champs Espagnols il se vit le vainqueur? Que n'ai-je dès quatre ans, fait faire de son coeur Un galion flottant dedans le fleuve même Que le sang aurait fait délaissant le corps blême ? Mais ce n'est rien perdu, si encores l'amour Que je porte au pays se remontre à ce jour, À ce jour bienheureux, qui aura jouissance De revoir entre tous l'entière délivrance Du pouvoir, de l'honneur que toute antiquité Avait si bien acquis à sa postérité : De revoir les trésors que ce méchant dérobe, Être remis au mains du peuple à longue robe. Et vous Brute, c'est or' qu'il faut que la vertu. Qui a si longuement dedans vous combattu Pour se montrer encor, vous face dedans Rome Bravement éprouver si vous êtes tel homme Que votre nom témoigne, et si avec le nom Vous cachez dans le coeur de ce premier brandon Dont vos vaillants aïeux eurent l'âme échaufée. DÉCIME BRUTE. Tant que l'impiété et l'audace étouffée De ce Tyran injuste aient pris fin par nous, Le somme distillant ne me peut être doux, Tant m'est à contrecoeur le sort de ce servage CASSIUS. Je sens mon coeur, mon sang, mes esprits, mon courage, Et rompre et bouillonner, et brûler, et bondir, Tous conjurant en un, à fin de m'enhardir À épuiser son sang, et de plus grand' audace Et de pieds et de mains l'aborder face-à-face. Armé d'un tel vouloir je veux, je veux cacher La dague en sa poitrine, et ne l'en arracher Sinon avec la vie, à fin que puisse dire, Qu'aurai tué d'un coup et César et l'Empire. Tout ainsi qu'un bon qui descendant d'un bois, [Note : Buglante : beuglante.]Après avoir ouï une buglante voix, Vient sur l'herbe affronter avecque sa furie Le taureau, dont à l'heure il dérobe la vie : Ainsi je veux sur lui ma fureur attiser, Et par un même coup cette guerre apaiser. Ce traître ravisseur de la franchise antique, Ce larron effronté de tout le bien publique, Ne doit-il pas vomir sa rage avec le sang Par une même plaie ? Et être mis au rang [Note : Haineur : Celui qui hait, ennemi. [DMF]]Des haineurs du pays ? Il faut, il faut qu'il meure Par ma main vengeresse, et ores qu'en même heure Je hasarde ma vie es mains des ennemis : Car celui meurt heureux qui meurt pour son pays. Mais qui vous entretient en si longue pensée, Puisqu'il faut mettre fin à l'affaire pressée ? [Note : Tormanter : Tourmenter.]Si le soleil levant vous a vu tormenté, Il faut qu'à son coucher il voie liberté Remise par vos mains en sa vigueur plus forte : Je suis appareillé pour vous y faire escorte Et mettre le premier, quand il sera besoin, Le courage en mon sang, et la dague en mon poing. Parlez, que tardez vous ? Encore que je sache Le but de nos désirs, et qu'en vous ne se cache Un coeur dissimulé, si veux-je bien savoir Encore par la voix quel est votre vouloir. MARC BRUTE Que demandez vous plus ? Voulez vous davantage ? Puisque vous connaissez de Brute le courage C'est assez, c'est assez puisque avons arrêté Mourir ou racheter l'antique liberté. DÉCIME BRUTE. Que demeurons nous tant ? Où est notre assurance? Abusera-il encor de notre patience ? Ce jour, ce jour heureux qu'avons tant désiré Ores se rend à nous, et le bien espéré Est encore à venir ! Voici l'heure présente, Et retenez encor votre main patiente ! MARC BRUTE Nous l'aurons assez tôt, pourvu que l'ayons bien. DÉCIME BRUTE. Il ne faut point attendre, en ce pendant qu'un bien Commun aux Citoyens et, à tout' la patrie S'offre dans notre main, et à soi nous convie. Ne savez-vous pas bien que le plus grand seigneur Familier d'un Tyran, deviendra serviteur Encore qu'il soit libre ? Et vous si davantage Vous hantez sous son toit, vous perdrez le courage, Et deviendrez son serf : Mettons doncques la fin, Sans d'avantage attendre, à son vouloir mutin. N'endurons plus sur nous régner un Ganymède, Et la moitié du lit de son Roi Nicomède : Dont le jour est témoin, où l'on ne vit monté En triomphe celui qui l'aurait surmonté : Lorsque la voix des siens enseigna la première Qu'il le fallait garder de ce chauve adultère, D'un Egisthe public, d'un commun ravisseur, Qui ne pardonnerait voire à sa propre soeur. La Gaule le sait bien, et l'en maudit encore : L'Égypte en est certaine, et sur la rive more Enoé le témoigne, et encore ce méchant Vit entre les Romains ! CASSIUS. Il saura qu'un tranchant Peut par un même coup mettre fin à sa vie, À son heur et malheur, sa force et son envie. DÉCIME BRUTE. Qu'attendez-vous donc plus ? MARC BRUTE Qu'il s'en vienne au Sénat Là nous pourrons avoir matière de débat, Comme avons arrêté. CASSIUS. Encore qu'il demeure Plus longtemps à venir, si faut-il bien qu'il meure. DÉCIME BRUTE. Je m'en vais au devant, sans plus me tourmenter, Et trouverai moyen de le faire hâter. MARC BRUTE Et nous en cependant d'une audace commune Nous nous tiendrons tous près d'essayer la fortune, Et trouverez à l'oeuvre un chacun attentif. CASSIUS. Mais j'ai je ne sais quoi qui me détient pensif. N'êtes vous pas d'avis que de force pareille Nous abordions Antoine, afin qu'il ne réveille L'orgueil de ce Tyran en ses nouveaux amis? MARC BRUTE Je vous ai toujours dit que ce n'est mon avis. CASSIUS. Si serait-ce bienfait, arrachant la racine Avecque le gros tronc de tout' cette vermine, De peur qu'ell' ne revive, ou que le pied laissé Ne ressemble celui qui l'aurait devancé. MARC BRUTE C'est assez, soyez prêt, pendant que je regarde Que chacun de mes gens se tienne sur sa garde. CASSIUS. Tu verras aujourd'hui, antique Palatin, Eschine Saturnale, et toi mont Aventin, Ô croupe Quirinale, ô grandeur Célienne Ô Vimal ancien, et haute Exquilienne, Et vous arcs de triomphe, honneur d'antiquité, Vous verrez aujourd'hui renaître liberté. LA TROUPE. LE PREMIER SOLDAT. C'est ores que la terre toute La grandeur de César redoute : Soit cette part où le Soleil Retire son beau teint vermeil Et l'or de sa perruque blonde Hors les bras de la prochaine onde, Qui se ridant, en mille plis, Ore en oeillets et ore en lis. Et ore en roses vermeillettes, Et mille petites fleurettes, Semble qu'elle fasse l'amour À Phébus le dieu porte-jour : Soit celle part où la carrière Qu'il a jà délaissé derrière Est égale à celle qui suit, Dont il voit un peuple tout cuit, Qu'il chasse à flammèches ardentes Dans les cavernes noircissantes : Soit celle part, où s'abaissant Il va notre monde laissant, Et à tête courbe il s'élance, S'absentant de notre présence, A fin d'abreuver ses chevaux, Dedans le ventre des grands eaux. LE SECOND. Les campagnes Thessaliennes, Et les bouches Égyptiennes À l'aborder de sa fureur Changèrent leur blanche couleur : Le Nil encores le redoute, Où ceux qui soulaient mettre en route Les plus forts et plus avancés Furent eux-mêmes repoussés, Et chassés hors de leurs provinces : Où de la chair des plus grands Princes, Qui s'étaient contre lui bandés [Note : Aviander : repaître.]Furent des chiens aviandés. LE PREMIER. Mais n'avez vous point souvenance De quel coeur, de quelle constance Il aborda les plus félons, Et les plus braves escadrons, Quand d'une diligente suite Il mit ses ennemis en fuite? LE TROISIÈME. Chose étrange ! D'avoir battu Un Pompée, dont la vertu Avait fait preuve suffisante De sa prouesse renaissante. LE QUATRIÈME. Et plus étrange d'avoir vu Un tel guerrier être déçu, Après avoir acquis la gloire De la Palestine victoire. LE SECOND. Fortune qui entre ses mains Va pêle-mêlant les humains, Enivre de pareils breuvages [Note : Parfin : Fin.]En la parfin les grands courages. LE QUATRIÈME. Le plus souvent les vertueux [Note : Chevaleureux : vaillant comme chevalier, digne d'un chevalier. [DMF]]Les guerriers plus chevaleureux, Font essai de la main puissante De cette Déesse inconstante, Dont le vouloir est plus léger Que les flèches qui fendent l'air. LE TROISIÈME. Xerxe ce vaillant capitaine Fléau de la Grégeoise plaine, Qui premier osa faire un pont Sur les vagues de l'Hellespont, Pour passer sa gendarmerie En l'Europe jointe à l'Asie, Lui, grand Monarque et de grand coeur, Après avoir été vainqueur Aux plaines et devant les villes, Fit essai dans les Thermopyles Que fortune n'a pas toujours Favorisé un heureux cours. LE PREMIER. Pensez vous pourtant si nous sommes L'horreur du demeurant des hommes, Et que César ayant dompté Tout le monde, soit redouté, Que soyons sûrs de notre vie? Pensez vous point que quelque envie Ne se couve secrètement Après l'heureux avancement De ses désirs ? Si fait, Fortune Ne lui peut être toujours une, Et craint bien qu'en notre malheur Ell' ne desserre sa fureur. LE SECOND. Ainsi mit-elle la puissance Des premiers Rois hors d'espérance De jamais remettre la main Sur le col du peuple Romain. ACTE III *** CALPURNIE. Las! Qu'ai-je soupçonné ! Nourrice, qu'ai-je vu ! Quel malheur poursuivant ai-je aujourd'hui prévu De perdre mon César ! Qu'un autre le menace ! Qu'il soit cruellement meurtri devant ma face ! Tué entre mes bras ! Las ! Je sens élancer Pêle-mêle une peur au fond de mon penser. Las ! Le coeur me défaut, et je sens dans mes veines Le poison englacé dont elles sont jà pleines : L'air m'est tout ennuyeux, et ne puis retirer Le vent en l'estomac pour me faire parler : Je sens partout le corps mes forces amoindries, [Note : Serve : féminin de serf : Celui qui ne jouit pas de la liberté personnelle, esclave. [L]]Serve, trop serve, hélas ! Des craintes ennemies. Ô vous dieux familiers, si quelque soin vous tient, Et si quelque amitié des hommes vous détient, Ou vous peut inciter à être favorables Pour le secours heureux des pauvres misérables : Ne permettez, bons dieux, que le jour ressemblant Soit en notre malheur à ce songe sanglant. Ne permettez, bons dieux, en lui quelque puissance, Et que de l'avenir il fasse démontrance. Le coeur, hélas ! me tremble, et la froide sueur, Qui coule de mon coeur me fait naître une horreur, Quand je me ressouviens de ce qu'ai vu en songe. Je sens dans ma poitrine un' humeur qui se plonge Aux moelles de mes os, et puis s'en va glissant, Tout ainsi qu'un serpent, par le corps palissant : Et ne sais soupçonner quel malheur plus étrange Mon esprit me prédit. Hé ! Quel destin se range À l'encontre de moi ! Hé ! Pauvrette, je suis Femme du grand César, et vivre je ne puis Libre des passions, libre de toute crainte, Qui me détient ainsi qu'une gêne contrainte. Heureux et plus heureux l'homme qui est content D'un petit bien acquis, et qui n'en veut qu'autant Que son train le requiert : las ! Il vit à sa table Toujours accompagné d'un repos désirable : Il n'a souci d'autrui, l'espoir des grands trésors, Ne lui va martelant ni l'âme ni le corps : Il se rit des plus grands, et leurs maux il écoute. Il n'est craint de personne, et personne il ne doute Il voit les grands seigneurs, et contemplant de loinIl rit leur convoitise et leurs maux et leur soin, Il rit les vains honneurs qu'ils bâtissent en tête, Dont les premiers de tous ils sentent la tempête, Si le Ciel murmurant les voit d'un mauvais oeil Accablant tout d'un coup le bonheur et l'orgueil : Comme je prévois bien notre proche ruine, Si le peuple Romain une fois se mutine. LA NOURRICE. Comment, mon cher émoi, que veut ce nouveau deuil? Que veulent tant de pleurs écoulant de votre oeil? Quelle subite peur vous surprend et martyre ? Quelle frayeur, hélas ! Votre beau teint empire ? Que peut-il advenir, pour lamenter si fort, À la femme de cil qui gouverne le sort ? CALPURNIE. Nourrice, je ne sais quel destin me menace : Mais une peur tremblante en ma poitrine efface : Tous les plaisirs passés, et ce subit effroi Semble quelque malheur prédire contre moi. LA NOURRICE. Mais, pourquoi craignez vous ? N'êtes vous pas aimée De votre grand César, dont la puissance armée Fait craindre Rome même, et qui a sous sa main Paisible gouverné tout ce peuple Romain L'espace de quatre ans ? CALPURNIE. Je n'en suis plus heureuse Nourrice, car la crainte est plus impérieuse,Que le pouvoir d'un Roi. LA NOURRICE. Vous savez que la peur Ne trouva jamais lieu sinon en petit coeur. Si donc vous ressentez un feu de votre ancêtre, Ne la laissez peureuse en votre coeur renaître : Mais dites, je vous pris, qui vous cause ces pleurs ? CALPURNIE. Tant seulement un songe en aigrit mes douleurs. Déjà sur notre pôl[e] cette étoile argentine, Qui annonce le jour, entrait dans la courtine, Dont se distille en nous le somme qui la suit, Et jà s'étaient passés les deux tiers de la nuit, Quand je sentis couler au plus creux de mes moelles Le somme gracieux, flattant de ces deux ailes Le plus fort de mon soin, et voici, ô bons dieux ! Un étrange malheur présent devant mes yeux. Nourrice, tenez moi, la force me délaisse, Je sen mon coeur étreint ainsi qu'en une presse. LA NOURRICE. Madame, reprenez le courage laissé, Et suivez le propos comme avez commencé. CALPURNIE. Voici entre mes bras, hélas ! le coeur me tremble, Mon César massacré, ainsi comme il me semble, Le sang en toutes pars lui coulait de son corps, Ne lui restant sinon la place entre les mors : Je m'éveille en sursaut, et or' que je le touche, Si ne crois-je pourtant qu'il soit dedans la couche : Je lui tâte le bras, la poitrine et le flanc, Et semble que toujours je me mouille en son sang : Je regarde entour moi, et ce qui plus m'étonne. Je vois ma chambre ouverte où il n'y a personne. Nourrice de ceci que pourrais-je penser, Sinon que quelque mal nous veuille devancer ? LA NOURRICE. Laissez cela, Madame, et pensez que la crainte Ne se doit appuyer sur une chose feinte : Le songe est un menteur, tout prêt pour tourmenter Cil qui facilement se laisse épouvanter. Et quand il serait vrai ce qu'il vous représente, Si est-ce qu'il ne faut s'en montrer mal contente. Les dieux souventes fois nous veulent avertir De ce qui nous menace, et y faut consentir, Plutôt que dédaigner leur divine puissance. Il vaudrait beaucoup mieux par une obéissance Apaiser leur courroux, que pleurer plus longtemps : Se présenter à eux, et avecque l'encens, Parfumer les autels des temples honorables : Car, Madame, les dieux ne sont inexorables. Non, que je sois de ceux qui ont opinion Que vérité s'assemble avec la fiction. Et qu'on doive penser être une chose vraie, Ce qui en songes vains plus souvent nous effraie, Et quand est de l'effroi qu'en songeant avez eu, Comme vous racontez, moins doit-il être cru : Car qui est celui là qui porterait envie Au père tant humain de toute la patrie ? Mais qui est celui-là, fut-il audacieux [Note : Echeler : Escalader en appliquant l'échelle. [L]]Ainsi que les Géants, prêt d'écheler les Cieux, Lui est-il celui-là qui osât entreprendre Qu'affronter corps-à-corps le second Alexandre ? Laissez donc là ces pleurs, et comme un vent léger Mettez évanouir tous vos songes en l'air. CALPURNIE. Dieu veuille qu'ainsi soit, ma fidèle nourrice. Mais si faut-il pourtant, qu'aujourd'hui je jouisse Du don que je demande, et dont je l'ai prié : Toutefois il se rend tant serrement lié Au profit du pays, qu'ores que je le prie, Si ne veut-il pourtant contregarder sa vie. Je lui ai raconté ce qui m'est advenu, Mais sans en faire cas, il se sent plus tenu Aux Romains qu'à soi-même, et, chétive, je doute Que le trop grand amour qu'il leur porte, ne coûte La vie à mon César. Mais ne le vois-je pas ? Si est-ce qu'il me faut l'arrêter de ce pas. Mes prières, hélas ! N'ont elles la puissance De vous tenir un jour ? Que je mette assurance En ces songes menteurs ? Non, de César le coeur Ne sera vainement arrêté par la peur. CALPURNIE. Au moins si ne voulez assurer votre vie, Faites à tout le moins pour celle qui vous prie. Mettez devant vos yeux les présages certains, Qui sont depuis naguère apparus aux Romains, [Note : Capys : Compagnon d'Enée et fondateur de la ville de Capoue selon Virgile, Suetone, Pline et Silius Italicus.]La tête de Capys, et les chevaux sans brides Plongez incessamment en leurs plaintes humides. CÉSAR. Bien, puisque je ne puis apaiser autrement Le vouloir obstiné de ce fâcheux tourment. Laissons pour ce jourd'hui nos desseins à parfaire : Prenez que je lui donne un jour pour lui complaire. DÉCIME BRUTE. Magnanime César, vous est-il advenu Ores d'être dompté ? Vous qui avez tenu Les guerres par dix ans contre l'audace fière D'un Barbare étranger, et or' par la prière Qu'une femme vous fait, je vous vois surmonté ! Chose étrange ! De voir César qui a dompté Les plus braves du monde, être serf d'une femme. Ce n'est plus ce César, qui d'une plus grand' âme Foula dessous ses pieds et la gloire et l'honneur Des sept bouches du Nil, et qui dompta l'honneur Des nourrissons du Rhin et de cette grand' plaine Qui suit l'eau doux-coulante au gravier de la Seine, Les peuples ennemis pourront en cependant Dépiter les Romains à leur aise, attendant Les songes plus heureux d'une femme peureuse. On dit, on dit bien vrai, la femme impérieuse Fait plus avec les pleurs, qu'un guerrier furieux Depuis qu'elle a caché un venin en ses yeux. CÉSAR. Je me sens agité, ainsi qu'on voit au vent Un navire forcé, que le Nord va suivant : Madame d'un côté me retient, et me prie Que j'évite aujourd'hui le hasard de ma vie : Brute d'autre côté me propose l'honneur : Et je sens dedans moi un magnanime coeur, Qui m'empêche de croire aux songes d'une femme. Mais j'aime mieux la mort qu'endurer un tel blâme. Croire en un songe vain ! Qu'il me soit reproché Que j'aie, trop peureux, dedans mon coeur caché Un vouloir affaibli ! Non pas tant que je vive, Le Tibre ne verra César dessus sa rive Amoindri de courage, et si j'aime bien mieux Mourir tout en un coup, qu'être toujours peureux : Ne m'en parlez donc plus, et pensez que la vie Ne m'est tant que l'honneur. CALPURNIE. Hé ! Pauvre Calpurnie ! Tu dois bien maintenant levant les mains aux cieux Appuyer ton secours sur la pitié des dieux, Puisqu'il n'en reste aucun en tes humbles prières. LA NOURRICE. Non non, si le pouvoir des nations plus fières Ne l'ont su étonner, ne pensez pas qu'il soit Facile d'empêcher les desseins qu'il conçoit. CALPURNIE. Hélas ! Je le sais bien : mais allons, ma nourrice. Pour apaiser les dieux par un humble service. LA TROUPE. LE PREMIER SOLDAT. Soldats, j'ai encor' souvenance Qu'avez parlé de l'inconstance De la déesse aux yeux bandés : Mais, je vous prie, regardez S'il est possible qu'elle fasse Tomber sur César son audace : Lui qui n'eut jamais un haineur Qui n'ait aprouvé sa fureur. Vous vîtes de quelle puissance Il s'est acquis la jouissance De ce grand empire Romain : Puis vous le vîtes plus humain Redonner librement la vie À tout' cette troupe bannie, Qui avait mis tout son effort Pour lui faire sentir la mort. LE SECOND. Mais j'ai souvent entendu dire Que cil qui arrache un empire D'entre les mains de liberté. Se voit en la fin tourmenté : Et que toujours la mort sanglante Suit une force renaissante. LE PREMIER. Toujours, toujours l'état des Rois Est plein de périls et d'effrois, De meurtres, de sang et querelle, Et jamais de mort naturelle Ils n'allèrent paisiblement Dans le ventre d'un monument ; Soldats, tout ce que je propose Ne se dit point pour autre chose, Sinon que je sais de longtemps, Que quelques-uns sont aspirants À une franchise première : Et cela me donne matière De soupçonner quelques malheurs, Considérant aussi les pleurs Et la crainte de Calpurnie. LE SECOND. La pauvrette craint que la vie Ne lui soit inhumainement Avecque le gouvernement En un même jour arrachée. LE PREMIER. Elle s'en va toute fâchée Tordant ses bras, la larme à l'oeil, Et démène un étrange deuil De ce qu'il ne l'a voulu croire. LE QUATRIÈME. Si j'ai encor' bonne mémoire, J'ai entendu que les Troyens Ne firent compte des moyens Dont les avertissait Cassandre, Pour ne se voir réduits en cendre, Dont les menaçaient les Grégeois. LE SECOND. Cette prophète quelquefois S'en courut toute échevelée, Et d'une fureur ébranlée Prédisait à tout son pays, Que la ravie de Paris Portait une commune plaie Pour toute la ville de Troie. LE PREMIER. Ell' ne fut crue, et sur leur port Ils virent le prochain effort De toute l'Europe embrasée, Leur ville tout soudain rasée, Les palais, les murs, et les forts Proie des plus cruels efforts De mille dévorantes flammes. LE QUATRIÈME. Et puis on pense que les femmes Ne soient pourvues de conseil, Et je crains qu'un même soleil Ne l'ait vue un malheur prédire Et qu'il ne voie cette empire Cruellement ensanglanté Sous l'ombre d'une liberté. ACTE IV *** CALPURNIE. Mais dont me peut venir ce subit tremblement, Cet effroi redoublé, et cet étonnement ? LE MESSAGER. Quel tourbillonne vent me ravira de terre ? Quelle épaisse nuée, et quel âpre tonnerre Me toucheront d'un coup et l'oreille et les yeux, Pour ne voir ni ouïr un fait si malheureux ? Ô trop cruel destin ! Horrible, détestable ! Ô maison de César et pauvre et misérable ! CALPURNIE. Hé ! Nourrice, il est mort. LA NOURRICE. Prêtez ici la main ; Elle est évanouie. CALPURNIE. Ô désastre inhumain ! LA NOURRICE. Ne craignez rien, Madame, il est encor' en vie. CALPURNIE. Ne me celez plus rien, aussi bien ai-je envie De m'en aller après : messager, poursuivez À raconter ces maux ainsi que les savez. LE MESSAGER. Hé! Faut-il que je sois d'un malheur tant étrange Le rapporteur ? Je sens une voix qui se change Trembloyante en ma bouche, ainsi qu'on voit souvent Les roseaux se ployer sous le soupir du vent. Mais puisqu'il est ainsi, et que la mort celée [Note : Enaigrir : Rendre plus aigre, plus cuisant. [L]]N'est que pour enaigrir une fureur mêlée Avecque le soupçon, je dirai ce qu'ai vu : Votre César sortant d'avec vous a reçu Un livre pour présent, avecque la prière De le lire sur l'heure, ô l'assurance entière ! Il n'en a fait grand compte : et en ce même état Sans faire sacrifice est entré au Sénat : Là toujours importun Cimber Tulle s'oppose À son chemin, feignant lui vouloir quelque chose, Lui présente un placet, et toujours le poursuit, Tout ainsi qu'un poulain quand la poutre s'enfuit. Or le pressant ainsi en sa requête feinte, Votre César a dit, c'est bien plutôt contrainte Que prière, et alors Casca tout furieux, La dague dans la main, la fureur dans les yeux Qu'il rouillait çà et là, lui a cette meurtrière Caché dedans la gorge et d'audace plus fière Brute le secondant la d'un coup arrêté, Lui faisant éprouver la même cruauté : Mais le pauvre César voyant la résistance Ne lui pouvoir servir contre telle puissance, [Note : Grief : Douloureux. [L]]S'est caché de sa robe, et en ce grief tourment A pris garde surtout de choir honnêtement. CALPURNIE. Ô changement étrange ! Ô cruelle journée ! Ô songe, non plus songe, ains vérité donnée Trop véritablement ! Que mon César soit mort Par le glaive de Brute ! Ô misérable sort ! Est-ce ainsi que le ciel nos fortunes balance? Est-ce ainsi qu'un bienfait le bienfait récompense? Ceux qu'il a maintenus, ceux qu'il a élevés, Auxquels il s'est fié, sont les premiers trouvés Coupables de sa mort. Que maintenant la terre Se départisse en deux, afin qu'elle m'enserre Au plus creux de son ventre, et qu'en un même jour Le gendre de Cérès nous voie en son séjour. Venez doncques à moi, venez, faux homicides, Détremper votre rage en mes veines humides ; Viens, viens d'un même fer percer mon pauvre coeur, Brute : car autrement tu ne seras vainqueur De mon mari César, j'en suis une partie Qui reste encor' vivante : arrache donc ma vie, Couronnant ton méfait, puisqu'une même main A massacré celui qui te fut tant humain : Ne refuse la mort : fais, hélas ! que je meure, Afin que plus long temps pauvre je ne demeure Entre mille malheurs, que déjà je prévois En mille et mille pars s'élever contre moi. LA NOURRICE. Madame, entrons dedans, craignant que la furie N'en aigrisse toujours leur audace ennemie Contre votre maison : n'arrêtons plus ici. CALPURNIE. Je veux bien que la mort arrête mon souci : Car aussi bien la mort seulement me contente, Puisque César mourant tient en soi mon attente, Et mon espoir heureux. LE MESSAGER. C'est or', c'est or' qu'il faut Que les cercles dorés qui tournaient là haut Sur les pivots du monde, et tout ce que la terre Douce mère de tous en son giron enserre, Pleure dessus la mort de ce grand Empereur, Portant que ce désastre est un commun malheur. [Note : Compasseur : celui qui compasse ; Fig. Compasser ses actions, ses démarches, les soumettre à une règle minutieuse. [L] ]Et toi, Flambeau des jours, compasseur des années, Retiens pour quelque temps tes flammes ordonnées, Et ne les fouille ainsi, couvre d'obscurité Les rais étincelants de la belle clarté. Et vous, traîtres, ingrats, vous, ennemis publiques, Vous qui ressuscités les pauvretés antiques, [Note : Déchasser : Chasser au loin, chasser hors. [L]]Puissiez-vous à jamais déchasser d'un chacun, Mendiants de secours, être argument commun De toute impiété : puissiez vous par le monde Vivre piteusement la vie vagabonde : Puisse cette fureur qui arma les Thébains Vous mettre derechef le glaive dans les mains Pour vous entretuer : qu'il ne se trouve Prince Qui vous veuille endurer vivre dans sa province : Que le pouvoir des dieux, et leur juste courroux, Pour un si grand méfait, redouble contre vous. En puissiez vous chanter la victoire Cadmée, Captifs en la parfin d'une plus forte armée. LA TROUPE. LE PREMIER SOLDAT. Quand je remets devant mes yeux L'état des hommes soucieux, Et qu'il fault après tant de peines, Tant de détresses inhumaines Laisser couler le plus souvent La vie, ainsi comme un grand vent Se laisse choir, si quelque nue Distille la pluie menue : Quand je vois qu'après tant de maux, Il faut aller goûter les eaux, Qui d'une inégale cadence Roulent au fleuve d'oubliance, Je sens une pitié dans moi, Qui redouble un fâcheux émoi Jusques au plus creux de mes moelles. LE TROISIÈME. C'est le sort des choses mortelles, Et qui plus est, de prendre fin Incontinent que le Destin Les tient au haut de l'espérance : Telle est la divine ordonnance, Et avons ces malheurs reçus Dès l'heure que fûmes conçus. LE QUATRIÈME. Nous avons beau nous en débattre : Car la nature est plus marâtre Aux hommes, qu'aux aultre' animaux Et semble que par les travaux Nous payons assez la raison Qu'elle nous donna. LE SECOND. La saison Où nous sommes nous en fait sages : Et en voyons bien les présages En ceux qui sont les gouverneurs Du peuple et qui ont les honneurs. LE TROISIÈME. Tant seulement pour cette gloire Ils sont jaloux de la victoire, Mais le soldat est plus heureux Encor' qu'il ne soit glorieux : Plus content il quiert la fortune, Et n'est sujet à la commune, Si l'État n'est bien gouverné. LE QUATRIÈME. Ainsi le ciel l'a ordonné Et ne trouvons nous guère Prince Qui au plus beau de sa province, Et lorsqu'il se pense assuré N'ait la même mort enduré. ACTE V *** MARC BRUTE. Le Tyran est tué, la liberté remise, Et Rome a regagné sa première franchise. Ce Tyran, ce César, ennemi du Sénat, Oppresseur du pays, qui de son Consulat Avait fait héritage, et de la République Une commune vente en sa seule pratique, Ce bourreau d'innocents, ruine de nos lois, La terreur des Romains, et le poison des droits, Ambitieux d'honneur, qui montrant son envie S'était fait appeler Père de la Patrie, Et Consul à jamais, à jamais Dictateur, Et pour comble de tout, du surnom d'Empereur. Il est mort ce méchant, qui décelant sa rage Se fit impudemment élever un[e] image Entre les Rois, aussi il a eu le loyer Par une même main qu'eut Tarquin le dernier. Respire donc à l'aise, ô liberté Romaine, Respire librement sans la crainte inhumaine [Note : Convoiteux : Qui convoite. Convoiteux de gloire, de richesse. [L]]D'un Tyran convoiteux. Voilà, voilà la main, Dont ore est affranchi tout le peuple Romain. CASSIUS. Citoyens, voyez ci cette dague sanglante, C'est elle, Citoyens, c'est elle qui se vante Avoir fait son devoir, puisqu'elle a massacré [Note : Aruspice : Prêtre romain qui consultait les entrailles des victimes. [L]]Celui qui méprisait l'Aruspice sacré, Se vantant qu'il pouvait, malgré tous les plus sages, Changer à son vouloir les assurés présages. Nous avons accompli massacrant ce félon, Ce que le grand Hercul' accomplit au lion, Au sanglier d'Erymante, et en l'hydre obstinée Monstre sept fois têtu, et vengeance ordonnée Par Junon sa marâtre. Allez donc, Citoyens, Reprendre maintenant tous vos droits anciens. DÉCIME BRUTE. Puissent pour tout jamais ainsi perdre la vie Ceux qui trop convoiteux couveront une envie Pareille à celle là : puissent pour tout jamais Perdre d'un pareil coup leur gloire et leurs beaux faits. Ainsi, ainsi mourront, non de mort naturelle, Ceux qui voudront bâtir leur puissance nouvelle Dessus la liberté : car ainsi les tyrans [Note : Finer : Achever, terminer. [DMF]]Finent le plus souvent le dessein de leurs ans. CASSIUS. Allons au Capitole, allons en diligence, Et premiers en prenons l'entière jouissance. MARC ANTOINE. J'invoque des Fureurs la plus grande fureur.J'invoque le Chaos de l'éternelle horreur, [Note : L'Achéron, le Styx et le Cochyte : fleuves des Enfers]J'invoque l'Achéron, le Styx et le Cochyte, Et si quelque autre Dieu sous les enfers habite, Juste vengeur des maux, je les invoque tous, Homicides cruels, pour se venger de vous. Hé, Traîtres ! Est-ce donc l'amitié ordonnée De dérober la vie à qui vous l'a donnée ? Avez vous su si bien épier la saison Pour mettre en son effet la feinte trahison Conçue dès longtemps dedans votre poitrine Seule qui nous enfante une orgueilleuse Erynne ! J'atteste ici le Ciel, seul juste balanceur De tout notre fortune et libéral donneur, Des victoires, des biens, de l'heur, et de la vie, Qu'ainsi ne demourra cette faute impunie. Tant qu'Antoine sera non moins juste que fort. Et vous, braves soldats, voyez, voyez quel tort On vous a fait, voyez, cette robe sanglante C'est celle de César qu'ores je vous présente : C'est celle de César magnanime Empereur, Vrai guerrier entre tous, César qui d'un grand coeur S'acquit avecque vous l'entière jouissance Du monde : maintenant a perdu sa puissance, Et gît mort étendu, massacré pauvrement Par l'homicide Brute. LE PREMIER SOLDAT. Armons nous sur ce traître, Armes, armes, soldats, mourrons pour notre maître, Si jamais nous avons croisés les ennemis Aux froissis des harnois, si nous nous sommes mis Quelquefois au danger d'une tranchente épée, Lorsque nous poursuivions la route de Pompée, C'est maintenant soldats qu'il nous faut hasarder, Voire plus promptement que n'est le commander. MARC ANTOINE. Sus donques, suivez moi et donnez témoignage De votre naturel et de votre courage Pour César, ne craignant de tomber au danger De votre propre mort pour la sienne venger. Moi, je vais remontrer à ce peuple de Rome Quels malheurs nous promet la perte d'un tel homme. Si elle n'est vengée ainsi qu'il appartient. LE PREMIER. Voyez vous bien soldats, encor' il me souvient De nos propos tenus qui comme un sûr présage Et certain messager d'un évident naufrage, Nous ont prédit au vrai l'homicide commis, De longtemps machiné par ses propres amis Au moins qu'il pensait siens. LE SECOND. Cette mort est fatale Aux nouveaux inventeurs de puissance Royale. ==================================================