******************************************************** DC.Title = AMASIS, TRAGÉDIE DC.Author = LA GRANGE CHANCEL, François-Joseph de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:51. DC.Coverage = Egypte DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LAGRANGECHANCEL_AMASIS.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** AMASIS TRAGÉDIE M. DCC. I. PAR LAGRANGE DE CHANCEL. Représentée pour la première lois, le 13 décembre 1701. NOTICE SUR LAGRANGE DE CHANCEL Joseph Lagrange de Chancel naquit au château d'Antoniat, près de Périgueux, en 1676. Poète dès l'âge de sept ans , il composa a neuf une comédie qu'il joua à Bordeaux avec ses camarades de collège. Amené à Paris, il y entra page chez la princesse de Conti. Il n'avait pas encore dix-sept ans quand il mit « Adherbal » au théâtre. Cette tragédie, jouée pour la première fois le 8 janvier 1694 , eut cinq représentations. Trois ans après il donna une seconde tragédie intitulée « Oreste et Pylade », qui fut jouée dix fois. L'année 1699 vit paraître deux autres tragédies du même auteur, « Méléagre » le 18 janvier, et « Athénais » le 20 novembre, La première eut dix représentations , et la seconde fut donnée quinze fois avec beaucoup de succès. Elle n'en obtint pas moins en 1736. De toutes les tragédies de La Grange , celle qui est restée le plus longtemps au théâtre , est « Amasis », représentée pour la première fois le 13 décembre 1701. En 1708 il donna sa tragédie d' « Alceste » , qui n'eut que six représentations. « Ino et Mélicerte », tragédie donnée, pour la première fois, le 10 mars 1713, eut un grand succès pendant dix-sept représentations. Dix-huit ans après, le 17 décembre 1731, il parut « Érigone », qui ne fut jouée que huit fois. Elle fut suivie, l'année 1732, de « Cassius Victorinus » dernière tragédie de l'auteur; elle n'obtint également que huit représentations. Lagrange de Chancel a composé plusieurs opéras, et eut peut-être encore ajouté quelque tragédies à celles que nous venons de citer , s'il n'eût mené une vie fort orageuse que lui procura son caractère vif et turbulent. Il mourut à l'âge de quatre-vingt-deux ans à Antoniat, sa patrie, le 37 décembre 1758. PERSONNAGES. AMASIS, usurpateur de la couronne d'Egypte. NITOCRIS, reine d'Egypte, veuve d'Apriès. SÉSOSTRIS, fils d'Apriès et de Nitocris. PHANÈS, favori d' Amasis. ARTHÉNICE, fille de Phanès. CASSIOPE, confidente de la reine. MICÉRIBE, confidente d'Arthénice. MÉNÈS, gouverneur de Psamménite , fils d'Amasis. AMMON, officier, de la garde.. GARDES. La scène est à Memphis,dans le palais des rois d'Égypte, ACTE I SCÈNE I. Sésostris, Phanès. PHANÈS. Tandis qu'avec le jour qui commence de naître, Amasis en ces lieux se dispose à paraître , Et que de ses secrets confiés à ma foi, Ces murs n'ont point encor d'autres témoins que moi, Venez, prince ; il est temps de vous marquer la place Où vous devez venger le sang de votre race , Et du grand Apriés vous montrer digne fils. Vous voyez, d'un côté, la célèbre Memphis : De l'autre, ces tombeaux, et ces plaines fécondes Que le Nil enrichit du tribut de ses ondes. Voici de vos aïeux le superbe palais, Ce palais qu'Amasis a rempli de forfaits ; Ces vestiges sacrés, où tout vous représente D'Apriès votre père une image sanglante ; Ces colonnes, ces arcs, ces monuments pompeux, Insensibles témoins de son sort rigoureux. C'est là que sans pâlir, ce monarque intrépide Se vit enveloppé d'une foule homicide. C'est là qu'abandonné des dieux et des mortels, Il tomba sous l'effort de mille bras cruels. C'est ici qu'attiré par les plaintes funèbres Des esclaves fuyant au travers des ténèbres, Le tumulte et la nuit secondant mes desseins, J'arrachai votre vie au fer des assassins ; Tandis que dans les maux votre mère abîmée, Sur son époux sanglant, mourante, inanimée, Ne recouvra ses sens que pour envisager Cinq fils, que sur ce marbre on venait d'égorger. SÉSOSTRIS. Ah ! Que par tant d'horreurs mon âme est attendrie !Que ces tristes objets redoublent ma furie ! Quand pourra Sésostris, secondé par les dieux, Achever le dessein qui l'amène en ces lieux ? Phanès, à vos conseils je me laisse conduire : Par vos soins généreux c'est peu que je respire ; Et qu'avec Cléophis à mon sort attaché, Des bords, où par votre ordre il ma tenu caché, Je puisse me revoir au sein de ma patrie , En état d'apaiser la voix du sang qui crie : C'est peu qu'après trois jours que comme un inconnu, Chez, vous, hors de Memphis, vous m'avez retenu, Vous ayez cette nuit, par votre vigilance, Sur le fils du tyran commencé ma vengeance : Pour l'achever encor, sans exposer mes jours, À quoi votre amitié n'a-t-elle point recours ? De ce fils inconnu dont j'ai puni l'audace, Vous roulez que je prenne et le nom, et la place ; Que son guide immolé, ces gages que je tiens , Tour tromper Amasis, soient autant de moyens, Qui m4ouvrant vers son coeur une route assurée, Arrêtent de ses jours la coupable durée. J'écoute avidement, j'admire vos raisons : Mais sévère ennemi des moindres trahisons, Ne puis-je faire aux dieux ce juste sacrifice, Plutôt par ma valeur, que par mon artifice ? PHANÈS. Non, Seigneur : pour punir un tyran furieux , Les moyens les plus sûrs sont les plus glorieux. Rien n'est si dangereux que trop d'impatience. Il faut que la valeur se joigne à la prudence. Dans nos troubles passés, nul autre mieux que moi, Ne suivit en tous lieux le destin de son roi. Où serions-nous tous deux, quand il perdit la vie, Si je n'eusse écouté que ma seule furie ? Faible contre Amasis, je me joignis à lui. Ne pouvant l'accabler, je devins son appui ; Et par là, de son coeur gagnant la confiance , J'ai su vous préparer une illustre vengeance. Déjà pour ce dessein je viens de m'assurer De tous ceux qui pour nous se peuvent déclarer. Les prêtres de nos dieux leur ont donné l'exemple : Ils ont même caché dans le fond de leur temple Des soldats qu'en secret j'ai conduits dans Memphis. J'ai fait plus. À leurs yeux j'ai montré Cléophis, Qui sans vous découvrir, pour redoubler, leur zèle, A de votre retour répandu la nouvelle. Tous les coeurs sont pour vous : et maître de ces lieux. Aussitôt que la nuit obscurcira les cieux, De nos braves amis marchant à votre suite , Jusqu'au lit du tyran je conduirai l'élite. Là tout vous est permis : vous n'aurez qu'à frapper. Surpris de toutes parts, il ne peut échapper. C'est en vain qu'agité des troubles formidables Qu'impriment les remords dans le coeur des coupables, De ce vaste palais parcourant les détours, Il croit tromper les bras armés contre ses jours. C'est là qu'au moindre bruit, craignant sa dernière heure, En cent lieux différents il change de demeure ; Et que plus malheureux que ses moindres sujets, Il cherche le sommeil, qu'il ne trouve jamais. Autour de son palais , une garde empressée De piques et de dards est toujours hérissée, Et prêt d'immoler tout à ses premiers soupçons, De tout ce qui l'approche , il craint des trahisons. Ainsi jusqu'à tantôt gardez-vous d'entreprendre. Voici le temps propice, où je lui puis apprendre, Qu'un étranger sans suite, arrivé d'aujourd'hui , D'un secret important ne veut s'ouvrir qu'à lui. Attendez-nous. SÉSOSTRIS. Phanès, voyons plutôt ma mère. PHANÈS. La reine ! Ô dieux, Seigneur, que prétendez- vous faire 7 Ignorez-vous le soin qu'on prend à la garder ? Sans l'ordre du tyran, nul ne peut l'aborder. Ma fille, dont le coeur pour elle s'intéresse , La voyait autrefois, et flattait sa tristesse. Il semblait qu'il eût peine à souffrir son aspect. Il fallut l'éloigner, pour n'être point suspect. De femmes, de soldats, à toute heure entourée, Du temple seulement on lui permet l'entrée , Où demandant aux dieux la fin de ses malheurs! Son offrande ordinaire est celle de ses pleurs. Mais loin de vous trahir, le Ciel vous favorise. Si sa vue aujourd'hui vous eût été permise , C'était tout hasarder, que de vous découvrir. Ses transports suffisaient pour vous faire périr. Vous écouterez mieux la voix de la nature , Quand vous aurez vengé votre commune injure. SÉSOSTRIS. Eh bien ! Phanès, allez, ne perdez plus de temps ; Achevez de me rendre un trône que j'attends , Pour me voir en état de vous rendre justice , Et d'en faire un hommage aux charmes d'Arthénice. PHANÈS. Ma fille ! Eh quoi, Seigneur, par un servile espoir Croyez-vous m exciter à faire mon devoir ? Ah ! Si de mes travaux conservant la mémoire , Vous estimez mon sang digne de cette gloire , Pour me forcer, sans honte, à vous tout accorder, Régnez, soyez mon roi, pour me le commander. SCÈNE II. SÉSOSTRIS, seul. Il sort ; et le tyran va paraître à ma vue ! Je sens à son approche une horreur imprévue : Je sens que cette idée éloigne de mon coeur Tout autre mouvement que ceux de ma fureur. Ô vous, de mes aïeux demeure magnifique , Asservie à regret sous un joug tyrannique ! Palais, qu'après la mort du plus grand de vos rois, Ma mère de ses pleurs a lavé tant de fois ! Par votre cher aspect, pour ce fameux ouvrage, Excitez mes transports, redoublez mon courage. Et vous de qui le sang empreint de toutes parts , Se vient offrir encore à mes tristes regards, Mânes de mes parents qui demandez vengeance, Mon ardeur est égale à votre impatience. Vous m'avez déjà vu, plein d'un juste courroux, Sur le fils du tyran porter mes premiers coups. Mais ce n'est point assez qu'il ait cessé de vivre : Me voici dans ces lieux. Son père va le suivre. Je jure par ce fer, qu'aussitôt que la nuit Aura chassé des cieux le flambeau qui nous luit, Par le sang d'Amasis j'apaiserai vos ombres : Ou je vous rejoindrai dans les royaumes sombres. SCÈNE III. Amasis, Sésostris, Phanès, Gardes. AMASIS, à Phanès. Quel est cet étranger qui demande à me voir ? Que veut-il ? D'où vient-il ? N'as-tu pu le savoir ? PHANÈS. Non, Seigneur. Il ne veut s'expliquer qu'à vous-même. Le voici. AMASIS. Juste ciel ! Ma surprise est extrême ; Quel trouble, à son abord, s'élève dans mon coeur !Approchez, étranger. Que voulez-vous ? SÉSOSTRIS. Seigneur, Souffrez que je vous rende une dernière lettre, Qu'à Ladice en vos mains j'ai promis de remettre. AMASIS. J'en reconnais encore et les traits et le seing. Que veut-elle ? Lisons ; et sachons son dessein. Il lit.« Votre amour pour la reine, et vos desseins pour elle, De vos états, Seigneur, m'ont jadis fait sortir ; Mais du moins en perdant un époux infidèle, À perdre encore un fils je ne puis consentir : Aujourd'hui que le sort, pour vous combler de joie, Par mon trépas enfin dégage votre foi, N'étendez point l'horreur que vous eûtes pour moi, Sur ce fils que je vous renvoie. » LADICE. Ah ! Quels transports m'agitent à la fois ! Psamménite, mon fils ! Est-ce vous que je vois ? Vous que sur un soupçon conçu par votre mère, A retenu quinze ans une terre étrangère ? SÉSOSTRIS. C'est moi-même, Seigneur : et le sort m'est bien doux, Qui me permet enfin de m'approcher de vous. AMASIS. Mais d'où vient que Mén7s n'est point à votre suite, Lui qui de votre mère accompagna la fuite ? SÉSOSTRIS. Seigneur, il ne vit plus : chargé d'ans et de soins , Mes yeux de son trépas ont été les témoins. AMASIS. Quoi ! Ladice en vos mains n'a point mis d'autre gage ? SÉSOSTRIS. Seigneur, si mon récit vous donne quelque ombrage, Si ces lettres d'ailleurs sont peu dignes de foi, Ce fer et cet anneau vous parleront pour moi. AMASIS. Donnez. Ciel ! Il est vrai ; c'est la marque sincère Qu'eut jadis de ma foi Ladice votre mère. Mais ce n'est point le fer dont fut armé mon fils. SÉSOSTRIS. Non, Seigneur. C'est celui que portait Sésostris. AMASIS. Sesostris ? SÉSOSTRIS. Oui, d'un sang fatal à ma patrie, J'ai dans mon ennemi surmonté la furie ; Et voici devant vous le garant de sa mort. AMASIS. Eh ! Comment votre bras a-t-il fini son sort ? SÉSOSTRIS. Assez près de ces murs, par un avis fidèle, Du chemin qu'il prenait, ayant eu la nouvelle, J'ai voulu que mon père, en entrant dans Memphis, Eût lieu de s'applaudir du retour de son fils. Je l'attends au passage, et je le vois paraître. Il ne démentait point le sang qui le fit naître. L'insolence et l'orgueil paraissaient dans son port. Notre âge, je l'avoue, avait quelque rapport ; Mais mon coeur, aux vertus instruit par sa naissance, N'avait avec le sien aucune ressemblance. Je le joins, je me nomme, il s'arrête, et soudain Il venait m'aborder les armes à la main ; Quand un vieux gouverneur qui marchait à sa suite, Croyant par quelque effort ralentir ma poursuite, Me force à le punir de sa témérité. Son maître, à cet objet, de fureur agité, En redouble pour moi sa haine impétueuse. La victoire entre nous flotte longtemps douteuse Mais enfin indigné contre un sang odieux, Qu'a proscrit dès longtemps la justice des dieux, Sous mes coups redoublés je le vois qui succombe ;Il recule, j'avance ; il se débat, il tombe. Là, sans être touché de son sort abattu, Mon bras de l'achever se fait une vertu ; Et de ses flancs ouverts, son âme fugitive S'envole avec un cri sur l'infernale rive. AMASIS. Ah ! Que cette victoire, et votre heureux retour, Secondent les desseins que je forme en ce jour ! Dieux ! Que par ce récit ma joie est redoublée ! Quel plaisir de montrer à l'Egypte assemblée , Un fils victorieux que le ciel m'a rendu , Un fils plus souhaité qu'il n'était attendu, Et dont, en arrivant, la valeur salutaire Assure la couronne et les jours de son père ! Allez vous reposer, tandis que sans témoins, À combler votre espoir je vais donner mes soins. Je ne veux ni grandeur, ni gloire, ni fortune Qu'entre-nous, désormais, je ne rende commune. Vous verrez mon amour par mon empressement. Gardes, menez ce prince à mon appartement, Et que par vos respects, par votre obéissance , On ne mette entre nous aucune différence. À Sésostris.Allez. Dans un moment, je vous rejoins. SCÈNE IV. Amasis, Phanès. AMASIS, continue. Et toi,Approche, et viens savoir les secrets de ton roi, Phanès : voici le jour qu'un heureux hyménée Va, selon mes souhaits, fixer ma destinée , Aux yeux de mes sujets que je fais assembler. PHANÈS. Ah, seigneur ! Pour vos jours vous me faites trembler. Quoi ! Vous songez encore à l'hymen de la reine ? Si le temps, ni vos soins, n'ont pu calmer sa haine, Croyez-vous lui trouver un esprit plus soumis, Lorsqu'elle va savoir le meurtre de son fils ? Ignorez-vous, seigneur, en voulant la contraindre, Combien dans sa vengeance une femme est à craindre ? Et que le nom d'époux, dans ses embrassements , Loin de vous dérober à ses ressentiments , Ne ferait qu'enhardir sa main désespérée à vous porter au coeur une atteinte assurée ? AMASIS. Qu'avec ravissement j'écoute tes avis ! Je me suis déjà dit tout ce que tu me dis , Phanès ; et ma puissance est assez affermie, Sans mettre dans mon lit cette fière ennemie. Les dieux m'ont mis au trône, il faut m'y maintenir. Puisque c'est leur ouvrage, il faut le soutenir. Par les soins que je prends à défendre ma vie, Leur gloire attend de moi que je les justifie. Cependant t'avouerai-je une foule d'ennuis Qui ne sortent jamais de la place où je suis ? J'ai monté par le meurtre à ce degré suprême : Un autre, à mon exemple, en peut faire de même. Il est toujours quelqu'un qui cherche à nous trahir ;Et plus on est puissant, plus on se fait haïr. Voilà ce que je crains : voilà ce qui me trouble. En redoublant mes soins, ma frayeur se redouble, Je crois ne voir partout que des pièges secrets, Que des traîtres cachés au fond de ce palais.Je prends pour assassin tout ce qui m'environne ; Nul ne peut m'approcher, que je ne le soupçonne.Mon fils même, ce fils qui vient de triompher D'un monstre qu'en naissant je ne pus étouffer, N'a pu se garantir de ma terreur secrète. J'ai senti dans mon sein la nature muette . Et s'il ne m'eût remis ces gages de sa foi, Je frémis de l'accueil qu'il eût reçu de moi. Toi-même, à qui je dois la moitié de ma gloire x Toi qui vins confirmer ma dernière victoire, Ne sachant quelquefois par où j'ai mérité Ces effets surprenants de ta fidélité De ton pouvoir trop grand mon âme est alarmée. Je te vois si chéri du peuple et de l'armée, Que le rang de ministre où ma faveur t'a mis , Relève de l'Egypte, et non pas d'Amasïs. Contre un sujet suspect je sais ce qu'on peut faire ; Cependant je te crois, et fidèle, et sincère. Mais pour n'avoir plus lieu de douter de ta foi, Par de si forts liens je veux t'unir à moi, Que ton ambition n'ait plus rien à prétendre : Enfin, je suis ton roi, je veux être ton gendre. PHANÈS. Seigneur.... AMASIS. Pour n'acquitter de ce que je te doiS, Il faut que je te force à tenir tout de moi. Il faut que mon bonheur fasse ta récompense. Que ta fille, en un mot.... La voici qui s'avance. PHANÈS. Ciel ! Qu'est-ce que je vois ? Ma fille dans ces lieux ! SCÈNE V. Amasis, Phanès, Arthénice, Micérine. AMASIS. Venez voir les effets du pouvoir de vos yeux, Et savoir les raisons qui vous ont arrachée De l'indigne retraite où vous étiez cachée : Je veux vous faire un sort digne de vos appas, Un sort que votre sang ne vous promettait pas ; Et pour vous confirmer cette heureuse nouvelle, Au trône de l'Egypte Amasis vous appelle. Avant la fin du jour, pour ce noeud solennel, Préparez-vous ensemble à me suivre à l'autel ; Et pour tant de bontés qui devraient vous confondre ; À l'honneur de mon choix ne songez qu'à répondre. Adieu. SCÈNE VI. Phanès, Arthénice, Micérine. PHANÈS. Que pensez-vous de cet ordre absolu ? Trouve-t-il à le suivre un esprit résolu ? ARTHÉNICE. C'est à vous d'ordonner : le roi, ni sa puissance, Ne saurait me soustraire à votre obéissance, PHANÈS. La couronne pour vous a-t-elle des appas ? ARTHÉNICE. Je sens que son éclat ne m'éblouirait pas, Et le rang qu'en ces lieux votre vertu vous donne, Permet à votre sang l'espoir d'une couronne. PHANÈS. Mais s'il faut qu'Amasis devienne votre époux, Ma fille, en quelle estime est-il auprès de vous ? ARTHÉNICE. De ses crimes, Seigneur, qui comblent la mesure,Vous m'avez fait cent fois la sanglante peinture, Et s'il faut que mon coeur se découvre à vos yeux ; Tel que sans artifice il se fait voir aux dieux, Vous avez tout pouvoir sur le sort d'Arthénice ; Mais si vous m'imposez un si dur sacrifice, Je ne vous réponds pas que ce coeur gémissant Ne souffre aucune peine en vous obéissant , Ni que d'un sceptre offert je puisse être charmée , Quand il vient d'une main au meurtre accoutumée. PHANÈS. Ma fille, embrassez moi : que cet aveu m'est doux !Voilà les sentiments que j'attendais de vous. AMASIS. Contre un tyran chargé de la haine publique, Gardez, sans le montrer, cet orgueil héroïque. Pour vous soustraire au joug qu'il veut vous imposer Par un chemin nouveau je vais tout disposer. J'en attends pour tous deux une gloire éclatante ; Et si l'événement répond à mon attente, Espérez d'une main plus digne de régner, Les biens que vos vertus vous feront dédaigner. De tout, avec le temps, vous serez mieux instruite. Adieu... De votre sort laissez-moi la conduite ; Et quoi que l'on propose à votre vanité, Craignez de faire un choix sans mon autorité. SCÈNE VII. Arthénice, Micérine. ARTHÉNICE. Ô ciel ! qu'ai-je entendu, ma chère Micérine ? MICÉRINE. Quoi, madame? ARTHÉNICE. Quel est le sort qu'on me destine ? Amasis me présente et son trône et sa foi : La reine pour son fils veut s'assurer de moi ; Et mon père, à tes yeux, vient de me faire entendre,Qu'à son choix seulement je sois prête à me rendre. Sa bouche vient trop tard m'imposer cette loi : Mon coeur, pour obéir, ne dépend plus de moi. MICÉRINE. Cet aveu me surprend ! Qu'est devenu, Madame, Ce tranquille repos qui régnait dans votre âme? Quel charme ou quel chagrin a pu vous en priver ? ARTHÉNICE. Un étranger... MICÉRINE. Eh bien ? ARTHÉNICE. Je ne puis achever. MICÉRINE. Quoi, celui qu'on a vu dans notre solitude, Aurait-il part, Madame, à votre inquiétude :Lui qui par votre père, envoyé parmi nous, Durant trois jours à peine a paru devant vous, Et qui se dérobant aux yeux de tout le monde , Partit hier, en secret, dans une nuit profonde ? ARTHÉNICE. C'est ce même inconnu. Pour mon repos , hélas !Autant qu'il le devait, il ne se cacha pas. Je le vis, j'en rougis, mon âme en fut émue ; Et pour quelques moments qu'il parut à ma vue, Je sens bien que mon coeur en a reçu des traits Que l'absence et le temps n'effaceront jamais. Que dis-je ? Ce matin, je devançais l'aurore, Pour goûter la douceur de le revoir encore : Quel trouble, à mon réveil, n'ai-je point ressenti ! Sans m'apprendre son sort, j'apprends qu'il est parti,Et soudain dans ces murs dont j'étais exilée, Par un ordre du roi je me vois rappelée. Alors, je l'avouerai, j'ai repris quelque espoir : J'ai cru que dans Memphis je pourrais le revoir. À ce brûlant désir je m'abandonnais toute, Et d'un oeil attentif j'en parcourais la route, Quand ces deux malheureux, sur la terre étendus, Ont redonné l'alarme à mes sens éperdus : J'ai vu dans le premier quelque reste de vie ; Son âge vénérable a mon âme attendrie : Mais tandis qu'immobile, et sourd à tes désirs, Sa voix pour s'exprimer n'avait que des soupirs; Combien pleine d'horreur, et de crainte glacée, Vers l'autre pâle et mort je m'étais avancée ! Combien en l'abordant je détournais les yeux ! Je ne l'ai point connu, j'en ai béni les dieux. Ma pitié seulement s'est bornée à lui rendre Ce qu'après le trépas tout mortel doit attendre : Tandis qu'au lieu voisin que nous avions quitté, Le vieillard, par ton ordre, avait été porté. Enfin de ma frayeur à peine revenue, Me voici dans ces murs où j'étais attendue. Je n'y vois point celui que cherchaient mes souhaits, Et je dois souhaiter de ne l'y voir jamais. Bannissons de mon coeur cette idée importune : Et remettant aux dieux le soin de ma fortune, Allons, pour dissiper le désordre où je suis, Au pied de leurs autels, l'oublier... si je puis. ACTE II SCÈNE I. Nitocris, Canope. CANOPE. Quoi ! Des vives douleurs où vous étiez en proie, Peut-on passer si vite à cet excès de joie, Madame ? Et se peut-il qu'un si grand changement Soit l'ouvrage d'un jour, ou plutôt d'un moment ? Croirai-je que le ciel, une fois pitoyable, Ait daigné vous montrer un regard favorable ? Quel présage du temple avez-vous apporté ? Ne puis-je prendre part à cette nouveauté ? Un moment avec moi cessez de vous contraindre, Madame ; dans ces lieux vous n'avez rien à craindre. C'est ici qu'Amasis doit venir vous parler ; Vos gardes sont sortis pour ne vous point troubler : Celles que parmi nous ses présents ont gagnées, De vos yeux, par respect, se tiennent éloignées ; Et mon zèle pour vous a trop bien éclaté, Pour vous laisser douter de ma fidélité. NITOCRIS. J'aurais tort d'en douter, ô ma chère Canope ! Il faut bien qu'à tes yeux mon coeur se développe. Dans mes longs déplaisirs, pourrais- tu soupçonner Qu'à quelque joie encore il pût s'abandonner ? Voici le jour heureux qui va finir mes peines! J'ai reçu de mon fils des nouvelles certaines. Le bruit de son retour, en ces lieux répandu, A frappé ce matin mon esprit éperdu ; Et pour rendre le ciel à mes désirs propice, J'ai couru dans le temple offrir un sacrifice. Là, j'ai fait informer de mon intention L'interprète absolu de la religion, Le seul qui des tyrans balançant la puissance, Ait de quoi réprimer leur injuste licence. À peine a-t-il paru, que son auguste aspect A rempli tous les coeurs de crainte et de respect De tous mes surveillants il m'a débarrassée : J'ai marché sur ses pas : je me suis avancée Dans un lieu qu'au silence on avait consacré ; Lieu que l'astre du jour n'a jamais pénétré, Où la divinité que l'Egypte y révère, Se voit au sombre éclat d'une pâle lumière. C'est alors qu'embrassant le marbre de ses pieds, Après que de mes pleurs ils ont été noyés, Et que ma voix éteinte et mal articulée, Au secours de mon fils l'a cent fois appelée, J'ai senti tout à coup un changement soudain. Un espoir inconnu s'est glissé dans mon sein. La flamme du bûcher s'est d'abord allumée : Elle a brillé dans l'air, sans pousser de fumée. La victime aussitôt présentée à l'autel, N'a point en gémissant reçu le coup mortel; Et le prêtre attentif à ce pieux office, N'a rien vu dans ses flancs qui ne me fût propice. D'une sainte fureur, en même temps , épris : Reine, rends, m'a-t-il dit, le calme à tes esprits ; Ton fils est en ces lieux : avec la tyrannie, Avant la fin du jour, ta misère est finie, Il triomphe, : tout fuit, tout cède à son effort, Le tyran va tomber; il expire, il est mort. Il dit ; et me quittant après cette réponse, Dans un antre opposé je le vois qui s'enfonce ; Et moi pleine de joie, et d'un esprit content , Je reviens dans le temple, où ma garde m'attend. Mais je reviens à peine, ô comble d'allégresse ! Que des dieux tout-puissants j'éprouve la promesse.Et pour me confirmer le retour de mon fils, En rentrant au palais, j'ai vu... CANOPE. Qui ? NITOCRIS. Cléophis. CANOPE. Lui qui de votre fils, avec des soins fidèles, Vous venait autrefois apporter des nouvelles : Mais qui depuis le jour que pour armer ce fils, Le fer de votre époux en ses mains fut remis, Ce fer que vous gardiez, dans ses jeunes années, Pour relever un jour vos tristes destinées , Dans les murs de Memphis ne s'était plus fait voir, Et dont même vos soins n'avaient pu rien savoir ! NITOCRIS. C'est lui-même, et d'abord que je l'ai vu paraître, Mes yeux, après dix ans, n'ont pu le méconnaître. Il n'a pu me parler ; mais ses regards contents M'ont assez confirmé le bonheur que j'attends. Mon fils revient, Canope, au secours de sa mère : Il va perdre Amasis ; il va venger son père. Dieux ! Avec quelle ardeur je compte les moments , Où je pourrai jouir de ses embrassements ! Je crois déjà le voir au rang de ses ancêtres, Et le Nil retourné sous les lois de ses maîtres. Déjà je m'abandonne aux transports les plus doux... CANOPE. Que faites-vous ? Ah ciel ! Le tyran vient à vous. SCÈNE II. Amasis, Nitocris, Canope, gardes. AMASIS. Puis-je savoir de vous ce que je dois attendre Des décrets immortels que vous venez d'entendre, Madame, et si les dieux, consultés sur mon sort, Vous ont promis, au temple, ou ma vie, ou ma mort ? NITOCRIS. Pour apprendre des dieux les volontés suprêmes , Vous n'avez pas besoin qu'ils s'expliquent eux-mêmes. Voyez par quels forfaits vous êtes couronné, Et vous saurez le sort qui vous est destiné. AMASIS. Je sais bien plus : je sais que dans un sacrifice, Quelque signe trompeur vous a paru propice ; Que le prêtre à vos voeux a promis mon trépas. Madame, sur ce point, je ne vous presse pas. Votre joie en sortant, de chacun remarquée, Pour m'informer de tout s'est assez expliquée. Mais je voudrais savoir quel est cet étranger, Que vos yeux en rentrant viennent d'envisager. Pourquoi tout ce matin vous a-t-il attendue ? NITOCRIS. Quoi donc ! Quel étranger s'est offert à ma vue? AMASIS. À mes soins vigilants rien ne peut échapper ; Et j'ai partout des yeux que l'on ne peut tromper. Que voulaient vos regards attachés l'un sur l'autre ? Quel était son dessein ? Quel peut être le vôtre ? NITOCRIS. Si j'ai quelques secrets que je veuille cacher, Pensez-vous de mon sein les pouvoir arracher ? À l'artifice encore ajoutez les menaces : Mon coeur s'est endurci par toutes ses disgrâces ; Et quelqu'autre malheur qui puisse m'accabler , Vous saurez mes secrets , quand je pourrai trembler. AMASIS. Tremblez donc ; car vos yeux m'en ont plus fait comprendre Que vos discours ici ne m'en sauraient apprendre. C'est donc cet imposteur, qui jusque dans ma cour, De votre fils , madame , a semé le retour ; Et qui par le secours de ce bruit téméraire , A trouvé sans effort le secret de vous plaire ? Je ne m'étonne plus, après de tels projets, Qu'on l'ait vu si matin aux portes du palais. Il cherchait à vous voir, vous le cherchiez peut-être ; Votre âme s'est émue en le voyant paraître : Vos regards et les siens se trouvant à la fois, Ont fait également l'office de la voix ; Et de ces confidents le rapport peu fidèle , Vous a de mon malheur confirmé la nouvelle. Que toujours Sésostris est prêt à m'immoler... NITOCRIS. Oui, tyran, il est vrai ; c'est trop dissimuler : Je vois que tu sais tout. Ta politique infâme N'épargne aucun moyen pour lire dans mon âme. AMASIS. Je vois que mes discours te sont tous racontés, Qu'on observe mes yeux, que mes pas sont comptés ; Et par une rigueur qui n'eut jamais d'exemple, On t'apprend jusqu'aux voeux que je fais dans le temple. Mais dans mon triste sort, j'espère toutefois, Que je n'ai pas longtemps à gémir sous tes lois. Également haï du ciel et de la terre, Tu ne peux éviter le fer ou le tonnerre. Les dieux à mon secours ont amené mon fils. Son nom est cher encore aux peuples de Memphis. Tout le monde te hait, et tout le favorise : Tous suivront un parti que le ciel autorise. De son courage ardent à punir tes forfaits, Chaque moment qui fuit, avance les effets ; Chaque moment ne fait que remplir l'intervalle Qui t'éloignait encor de ton heure fatale. AMASIS. Peut-être aurais-je à craindre un pareil attentat, Si de l'exécuter il était en état. Mais ma vie aujourd'hui n'est pas bien hasardée, Si ce n'est que sur lui que ma perte est fondée. NITOCRIS. Eh ! Qui peut arrêter son généreux effort ? Dis, qui peut l'empêcher de t'immoler ? AMASIS. Sa mort. NITOCRIS. Mon fils est mort ! AMASIS. Conduit par sa noire furie, Il venait dans ces murs pour m'arracher la vie, Lorsqu'un bras triomphant, envoyé par les dieux. L'a prive, pour jamais, de la clarté des cieux. NITOCRIS. Non, je ne le crois point : la céleste puissance Ne trahit point ainsi les voeux de l'innocence : Moi-même j'en ai vu des signes assurés. AMASIS. Si vous n'en croyez rien, d'où vient que vous pleurez ? NITOCRIS. Auprès de mon tyran puis-je être sans alarmes, Et parler de mon fils sans répandre des larmes ? Mais comment ? Qui t'a dit ? D'où sais-tu qu'il est mort ? AMASIS. Celui qui l'a vaincu, m'en a fait le rapport. NITOCRIS. Ô ciel ! AMASIS. N'en doutez point, je le sais de lui-même : Il est dans mon palais, et ma joie est extrême, De pouvoir vous montrer l'auteur de son trépas. NITOCRIS. Quand il me le dirait , je ne le croirais pas. Je vois que ta frayeur lui dicte ce langage. Tu crois que pour sortir d'un si long esclavage, Au récit de sa mort, sans secours, sans espoir, Je pourrai m'abaisser à trahir mon devoir ; Et que par notre hymen j'arrêterai la foudre, Dont les dieux et mon fils vont te réduire en poudre. Mais d'un pareil espoir cesse de te flatter. Adieu. L'orage gronde, il est près d'éclater. AMASIS. Orgueilleuse, tremblez ; c'est sur vous qu'il va fondre. Qu'on appelle mon fils : qu'il vienne la confondre. Qu'il me suive. SCÈNE III. Amasis, Pharès, Gardes. PHARES. Seigneur, gardez-vous de sortir. On en veut à vos jours. Je viens vous avertir , Qu'aux portes du plais un insolent murmure Vous ose, avec le prince, accuser d'imposture ; Et que de Sésostris publiant le retour, On s'obstine à nier qu'il ait perdu le jour. AMASIS. Eh ! Qui peut à mon peuple inspirer cette audace ? Est-ce cet inconnu qu'on a vu dans la place ? PHARES. Oui, seigneur, c'est lui-même. AMASIS. Et l'on ne l'a pas pris ? Courez, gardes.... PHANÈS. Seigneur, rassurez vos esprits : Se voyant découvert, il a cru que la fuite Pourrait le garantir de ma juste poursuite : Mais j'ai partout des bras qu'il ne peut éviter. Mes ordres sont donnés pour le faire arrêter ; Et bientôt de sa bouche apprenant ses complices, Vous le ferez dédire au milieu des supplices. AMASIS. Ah ! C'est mettre le comble à ce que je te dois. Dispose, ordonne, agis, je m'abandonne a toi. Va, cours... Que de Memphis les portes soient fermées. Disperse où tu voudras mes légions armées. N'épargne rien surtout pour l'amener ici , Tandis qu'avec mon fils, je vais.... Mais le voici. SCÈNE IV. Amasis, Sésostris, Gardes. AMASIS. viens me tirer, mon fils, d'une peine mortelle. On sème parmi nous une étrange nouvelle. On dit que Sésostris n'a point fini ses jours. SÉSOSTRIS. Eh ! Qui peut vous tenir de semblables discours ? AMASIS. Un traître, un inconnu, par ce bruit qui m'outrage, Du peuple contre nous excite le courage ; Et la reine, à mes yeux, vient de le soutenir. Il faut les détromper, avant de les punir. Pour lui, dans un moment, j'espère le confondre. Il fuit, mais de sa prise on vient de me répondre. On le cherche partout : il ne peut aller loin. SÉSOSTRIS. Quoi, Seigneur.... AMASIS. Oui, Phanès s'est chargé de ce soin. Pour la reine, ce jour va m'en faire justice : Mais avant que ma haine ordonne son supplice, Avant de l'immoler, je veux que son rapport Confirme, aux yeux de tous, ta naissance et ton sort. SÉSOSTRIS. La reine ! AMASIS. Pour finir de semblables murmures, De la mort de son fils je veux que tu l'assures ; Que tu fasses briller un moment, à ses yeux , Ce fer, de ta victoire instrument glorieux : Et que par cet objet confirmant sa disgrâce, Nous la forcions d'aller au milieu de la place, Pour y dire elle-même, au peuple de Memphis , Que ton bras a vaincu le dernier de ses fils. SÉSOSTRIS. Moi, pour leur confirmer ma gloire et ma naissance, D'un semblable détour implorer l'assistance ! Non, non, pour détromper les esprits abusés, Et réunir pour moi tous les coeurs divisés, Commandez qu'avec vous je paroisse a leur vue, Et non devant les yeux d'une mère éperdue, Qui n'a que trop souffert de ses autres malheurs, Sans que par mon aveu j'irrite ses douleurs. AMASIS. Quoi ! Toi qui de son fils n'as pas craint les approches, D'une femme en fureur tu craindrais les reproches ? Trouverai-je ton coeur plus faible que ton bras ? Je le veux ; il suffit : ne me réplique pas. Ta résistance ici deviendrait inutile. Allez, gardes.... SCÈNE V. Amasis, Sésostris, Arthénice, Micérine, Gardes. ARTHÉNICE. Seigneur ! Où sera mon asile ? Quel spectacle cruel pour mes yeux étonnés ! Vos sujets contre moi se sont tous mutinés. À peine je sortais qu'ils m'ont environnée ; Les uns de ma naissance ont maudit la journée : D'autres plus insolents, d'une profane main, Du temple et des autels m'ont fermé le chemin ; Et poussant de longs cris qui menaçaient ma vie, Aux portes du palais leur foule m'a suivie. Ils ne sauraient souffrir d'une commune voix, Que le sang d'un sujet leur impose des lois, Tandis que de leur roi la veuve infortunée Achève dans les fers sa triste destinée. Ils n'imputent qu'à moi les maux qu'elle a soufferts ; Et si dans un moment vous ne brisez ses fers , Pour l'attacher à vous par un noeud légitime, Vous me couronnerez, pour être leur victime. SÉSOSTRIS. Qu'entends-je ? AMASIS. Quoi ! Ce peuple asservi sous mes lois, A la témérité de condamner mon choix ? Il brave jusque-là ma grandeur souveraine ? Allons, mon fils, avant qu'on appelle la reine, Allons nous présenter à ces audacieux.... ARTHÉNICE. Que vois-je ? Lui seigneur, votre fils ! Justes dieux ! AMASIS. Oui, c'est l'unique fruit d'un premier hyménée. Je vais calmer les bruits qui tous ont étonnés, Et forcer ces mutins, dignes de mon courroux, À ne plus voir ici d'autre reine que vous. Il sort. SÉSOSTRIS. J'ajouterai, Madame, avec un coeur sincère , Qu'on ne peut mieux remplir la place de ma mère : Je brûle également que vous donniez des lois , Sur un trône où le sang me donne quelques droits ; Et pour vous confirmer le grand titre de reine, Vous verrez s'il est rien que mon bras n'entreprenne. SCÈNE VI. Arthénice, Micérine. ARTHÉNICE. Quelle surprise, ô ciel ! Quel abord imprévu ! Où suis-je ? Qu'a-t-on dit ? Qu'ai-je ouï ? Qu'ai-je vu ? De cet événement que faut-il que je croie ? Est-ce une illusion que le sommeil m'envoie ? Celui qui de mon coeur avait troublé la paix, Celui dont malgré moi je conservais les traits, Et dont l'éloignement me semblait si funeste, Est le fils d'un tyran que mon âme déteste, Dont le bras tout sanglant se prépare aujourd'hui À me donner la mort, en m'attachant à lui ! Ô rencontre fatale, et qui me désespère ! Quoi ! L'horreur que je sens pour les crimes du père, L'effroi dont sa promesse agite mes esprits, Ne saurait un moment s'attacher sur le fils ? Quel charme dangereux me surprend et m'arrête ? Ô ciel ! À quels tourments faut-il que je m'apprête ? Quels combats pour mon coeur, que de trouble à la fois ! Si je veux le haïr autant que je le dois ! MICÉRINE. Eh ! Pourquoi sans besoin vous montrer si sévère ? Doit-il être garant des crimes de son père ? Et par mille vertus ne peut-il démentir L'injustice du sort qui l'en a fait sortir ? ARTHÉNICE. Non, non, quelque vertu qui brille en sa personne,Il est toujours d'un sang que le crime couronne. Phanès qui me défend d'épouser Amasis, Ne souffrira jamais que j'écoute son fils. Quoique pour les tyrans son grand coeur entreprenne, Je sais ce qu'en secret il leur porte de haine, Et qu'il n'est point de mort qu'il n'ose dédaigner, Avant que leur hymen me force de régner. J'en ai reçu tantôt l'assurance infaillible. Cependant Amasis, ô souvenir terrible ! Bientôt dans ce palais reviendra me chercher : À son sort que j'abhorre, il voudra m'attacher ; Mais pour rompre l'hymen que son coeur se propose, Allons revoir mon père, employons toute chose, Et parmi tant de maux que mon âme ressent, Comme au plus grand de tous, courons au plus pressant. ACTE III SCÈNE I. Sésostris, Phanès. PHANÈS. La reine va venir , et de cette entrevue Le tyran sur ses pas viendra savoir l'issue ; Et sans doute avec vous il y serait venu, Si ma prudence ailleurs ne l'avait retenu. Pour vous, pour nos amis, que de sujets de craindre ! Mais puisque c'en est fait, songez à vous contraindre ; Que notre sort dépend de ce que vous ferez. Et que tout est perdu, si vous vous déclarez. SÉSOSTRIS. Eh ! comment voulez-vous qu'auteur de ses alarmes, Je puisse résister à ses cris, à ses larmes ? Que j'aie en la voyant assez de cruauté... PHANÈS. Dieux ! Voici le péril que j'ai tant redouté. Seigneur, si Cléophis vient d'exposer sa vie, Pour avoir un moment attendu sa sortie, Qu'allez-vous devenir, si durant ses regrets, Vous ne pouvez cacher vos sentiments secrets ? Ah ! Voyez quels périls suivraient cette imprudence, Si j'eusse en ce besoin manqué de prévoyance ! Si dans le temps fatal qu'avec empressement On cherche Cléophis par mon commandement, Des prêtres d'Osiris la troupe conjurée N'eût daigné le cacher dans l'enceinte sacrée. Que sa faute, Seigneur, vous fasse ouvrir les yeux ; C'est un avis exprès envoyé par les dieux, Qui se servent souvent de la chute d'un autre, Pour nous faire un exemple à détourner la nôtre. Profitez du désordre où l'on voit Amasis. De crainte et de courroux tous ses sens sont saisis, De voir que dans ces murs, sa proie enveloppée, Est comme par miracle à sa rage échappée. Tandis que furieux, et surpris, et troublé, Par un pouvoir céleste il paraît aveuglé, Frappons. Ne tenons plus sa perte suspendue. Que la foudre en tombant lui dessille la vue. Allons hâter l'effet de ce noble dessein, Et ne vous déclarez que sa tête à la main. SÉSOSTRIS. Oui, c'est trop retenir ma juste impatience : Pourquoi jusqu'à la nuit remettre ma vengeance ? Vingt fois, en le voyant, prêt à me découvrir, Je me suis vu tenté de le faire périr. Qu'à feindre si longtemps un grand coeur a de peine ! Mais enfin je me livre aux transports de ma haine. Plus de retardement. Il le faut immoler, Et je vais.... PHANÈS. Ah ! Seigneur ! où voulez-vous aller ? Songez-vous qu'en ces lieux sa garde l'environne, Qu'ils veillent tous ensemble autour de sa personne ? Les rivages brûlants où commence le jour, À force de bienfaits, attirés dans sa cour, Accoutumés au sang, nourris dans le carnage. Ces barbares du peuple ignorent le langage : Et nul jusqu'à ce jour n'a connu d'autre voix, Que celle du tyran qui leur donne des lois. Ainsi, si vous suivez cette funeste envie, Songez qu'en l'immolant c'est fait de votre vie, Qu'il n'est rien d'assez fort pour vous faire épargner. Ce n'est pas tout qu'il meure, il faut vivre et régner. L'immoler et périr, n'est qu'une faible gloire. Pour vaincre, il faut jouir des fruits de sa victoire. Dans une heure au plus tard je le livre en vos mains. Vous voyez que lui-même avance nos desseinsQu'il nous ouvre un chemin plus prompt et plus facile, En sortant de ces murs qui lui servent d'asile. Laissez-moi le conduire où nos braves amis Sont prêts d'exécuter tout ce qu'ils m'ont promis ; Où je veux qu'attiré par l'espoir qui le flatte , Aux yeux mêmes des dieux notre vengeance éclate : Et qu'au lieu de l'hymen qu'il y croit célébrer, Il y trouve le fer qui le doit massacrer. SÉSOSTRIS. Eh ! C'est là, puisqu'il faut que je vous le révèle, C'est là ce qui m'inspire une frayeur mortelle ! Vous ne m'aviez pas dit qu'Arthénice aujourd'hui Dût se voir exposée à ce fatal ennui, Et que prête à subir un joug qu'elle appréhende... PHANÈS. C'est ce qui rend ma joie et plus juste et plus grande. C'est ce qui doit m'enfler d'un généreux orgueil, De voir servir mon sang à creuser son cercueil, Et de pouvoir penser que cet honneur insigne, De vos bontés, Seigneur, la rendra moins indigne. Mais sur ce grand projet en vain nous balançons ; Le ciel l'achèvera, si nous le commençons : Je ne crains que la reine et votre âme trop tendre... Ah, Seigneur ! De la voir il fallait vous défendre ; Il fallait résister à cet ordre absolu : Vous aviez cent raisons, si vous l'aviez voulu. SÉSOSTRIS. Eh bien ! Pour dissiper l'effroi qui vous agite , Tandis que je le puis, il faut que je l'évite. Rentrons. PHANÈS. Il n'est plus temps, vous devez lui parler ; Vous êtes trop avant, Seigneur, pour reculer : Un changement si prompt donnerait trop d'ombrage. Voyez-la ; mais sur vous n'attirez point l'orage ; Otez-lui tout espoir, et par un juste effort, De ce fils qu'elle plaint confirmez-lui la mort. C'est la sauver qu'aigrir le tourment qui l'accable : C'est une piété que d'être impitoyable. Et moi de mon côté, de peur d'être suspect , Durant cet entretien je fuirai votre aspect. Songez qu'à chaque instant ces voûtes indiscrètes, Auront des yeux ouverts sur tout ce que vous faites ; Et qu'au premier regard, prompts à vous déceler, Il n'est rien que ces murs ne puissent révéler. J'entends du bruit, on vient ; c'est la reine elle-même. SÉSOSTRIS. Ciel ! Quel accablement, quelle douleur extrême ! Phanès, en quel état paraît-elle à mes yeux ? Ah barbare ! Ah tyran ! PHANÈS. Que faites-vous ? Ah, dieux ! Vous êtes observé, Seigneur, je me retire : Songez à vous. SÉSOSTRIS. Hélas ! Que lui pourrai-je dire ? SCÈNE II. Nitocris, Sésostris, Canope, Ammon, Gardes. NITOCRIS. Où donc est ce cruel qu'on veut me présenter ? Qu'il vienne. Qu'attend-il ? Qui le peut arrêter ? Qu'il vienne m'assurer de mon malheur extrême. AMMON. Voyez cet étranger, madame ; c'est lui-même. NITOCRIS. Quoi ! C'est lui ?... Mais ô ciel ! Qu'en dois- je présumer ? Plus sa vue en ces lieux a droit de m'alarmer, Plus je le considère, et plus en sa présence Je sens que ma douleur a moins de violence. Je sens même pour lui tout mon sang s'émouvoir. Eh bien ! Parle : est-ce toi qui demande à me voir. ? SÉSOSTRIS. Madame... NITOCRIS. Explique-toi, parle sans te contraindre ; Mes malheurs sont trop grands pour avoir rien à craindre. De la mort de mon fils es-tu coupable ou non ? SÉSOSTRIS. Ces éclaircissements ne sont pas de saison. Vous saurez tout, Madame, en voyant cette épée. NITOCRIS. Ô dieux ! Quel est l'objet dont ma vue est frappée ? Je reconnais ce fer d'un fils infortuné. Perfide, il est donc vrai, tu l'as assassiné ? SÉSOSTRIS. Ne me demandez point quelle est sa destinée, Vous la voyez, Madame. NITOCRIS. Ô mère infortunée ! Et vous, dieux imposteurs, qui flattiez mon ennui, Est-ce là le secours que j'attendais de lui ? Ô mon fils ! Qui l'eût cru que ce fer redoutable, Dont j'attendais la fin de mon sort déplorable, Ce fer dont je t'armai dût servir quelque jour, À me prouver ta mort et non pas ton retour ? Mais comment est-il mort ? Conte-moi ta victoire. Élève de ce meurtre un trophée à ta gloire. Parle, achève, cruel, de me percer le coeur. SÉSOSTRIS. Madame, c'est assez... Je plains votre malheur... Il finira bientôt... Ma présence l'irrite... J'ai dit ce que j'ai dû vous dire, et je vous quitte. NITOCRIS. Ah barbare ! Ah cruel ! Arrête, et que ta main De la mère et du fils égale le destin. Avant que de sortir mets le comble à ta rage. Frappe, voilà mon sein, achève ton ouvrage : Dans ces flancs malheureux épuise ton courroux. Frappe, te dis je. SÉSOSTRIS. Ô ciel ! Que me proposez-vous ? NITOCRIS. Tu soupires, cruel ! Est-ce à toi de me plaindre ? SÉSOSTRIS. Ah, c'en est trop ! Mon coeur ne peut plus se contraindre. Gardes, qu'avec la reine on me laisse un instant. Éloignez-vous, sortez. SCÈNE III. Nitocris, Sésostris, Phérès, Canope, Ammon, Gardes. PHANÈS. Seigneur, on vous attend : Tout est prêt dans le temple , et le roi va paraître. Venez, SÉSOSTRIS. Ah ! Laissez-moi... PHANÈS. Je n'en suis pas le maître : Vous savez l'ordre. Allons, il faut me suivre... SÉSOSTRIS. Eh quoi ! Phanès aussi, Phanès est sans pitié pour moi ? Laissez-moi de ce monstre assouvir la furie... PHANÈS. Madame, mon devoir s'oppose à votre envie ; Bas, en s'en allant, à Sésostris.L'ordre presse. En ces lieux c'est trop vous arrêter ; Rentrons. Dans quels périls alliez-vous nous jeter ! SCÈNE IV. Nitocris, Canope, Gardes. NITOCRIS. Va, ministre insolent, auteur de ma misère, Va d'un crime si noir partager le salaire, Perfide ! Qui pour prix des honneurs, des bienfaits, Dont jadis mon époux surpassa tes souhaits, Pour prix du rang suprême où l'hymen de ta fille Eût fait monter un jour ton obscure famille, Préférant l'esclavage à cet illustre espoir, As peut-être vendu ton maître et ton devoir. Mais où va s'arrêter la douleur qui m'anime, Tandis que l'assassin triomphe de son crime ? Par quel charme nouveau, par quel fatal poison , A-t-il séduit mes sens et surpris ma raison ? Et par un mouvement que je ne puis connaître , D'où vient que sans horreur je le voyais paraître ? Ah ! J'en rougis de honte, et je sens que mon coeur Se rend en frémissant à toute sa fureur. Ne tardons plus, suivons le transport qui me guide ; Faisons tous nos efforts pour perdre ce perfide. Je sais par quels moyens je pourrai le punir : Allons voir le tyran ; mais je le vois venir. SCÈNE V. Amasis, Nitocris, Canope, Gardes. NITOCRIS. Approche et viens jouir du tourment qui m'accable. Le meurtre de mon fils n'est que trop véritable : Mais après les horreurs de mon sort inhumain, Si tu veux qu'aujourd'hui je te donne ma main, Rappelle ce cruel dont la noire furie Triomphe insolemment d'une si belle vie : Consens de l'immoler aux mânes de mon fils, Je n'y résiste plus, je t'épouse à ce prix. AMASIS. Eh ! le connaissez-vous pour suivre cette envie ? Savez- vous de quel sang il a reçu la vie ? NITOCRIS. Il m'a ravi mon fils ; je n'examine rien. AMASIS. Pour venger votre fils que j'immole le mien ! NITOCRIS. Lui, ton fils ? AMASIS. Oui, Madame ; et je viens vous apprendre, Qu'à remonter au trône il ne faut plus prétendre ; C'en est fait. Toutefois si vous y consentez, Il ne tiendra qu'à vous d'éprouver mes bontés : Je mettrai tous mes soins, à soulager vos peines. Libre dans ce palais, vous n'avez plus de chaînes ; Vous pouvez, pour pleurer la mort de votre fils, Vous montrer désormais aux peuples de Memphis, Et parmi les tombeaux dressés pour nos monarques, De votre piété lui consacrer des marques. Pour toutes ces faveurs je n'exige de vous , Qu'un traître, un imposteur, l'objet de mon courroux, Que le peuple , séduit par ses vains artifices , Dérobe trop longtemps aux rigueurs des supplices. Allez, dans leur devoir forcez-les de rentrer ; Avant la fin du jour il faut me le livrer : Ou j'atteste les dieux que votre mort certaine, Au défaut de son sang qu'on refuse à ma haine, Vengera le mépris de mon autorité, Et servira d'exemple à la témérité. Obéissez, madame ; et vous, qu'on se retire. SCÈNE VI. Nitocris, Canope. NITOCRIS. Qu'entends-je ? Quelle loi vient-on de me prescrire ? Où suis-je ? Dois-je croire un si grand changement ? Tout fuit, tout se disperse à ce commandement ? Profitons du bonheur que le ciel nous envoie ; À punir les tyrans il faut que je l'emploie ; Allons les immoler ou périr sous leurs coups. CANOPE. Eh ! De ce vain projet quel fruit espérez-vous ? Dérobez-vous plutôt au sort qu'on vous destine. [Note : Saïs : ville d'Egypte située au début du delta occidental du Nil. Se nomme aujourd'hui Sa El-Hagar. ][Note : Éléphantine : île du Nil ans le sud de l'Egypte faisant face à Assouan.]Dans Thèbes, dans Saïs, ou dans Éléphantine, Venez de vos sujets mendier le secours. Ils vous défendront tous au péril de leurs jours.Ah ! Si contre un tyran ils ont eu l'assurance D'enlever Cléophis à sa noire vengeance, Quand ils verront en vous la veuve de leur roi , Que ne feront-ils point pour vous prouver leur foi ? NITOCRIS. En vain de cet espoir tu flattes ma misère ; De mes tristes sujets que veux-tu que j'espère, Canope, et quels conseils m'oses-tu proposer ? Aux fureurs du tyran pourront-ils s'opposer ? Tu sais comme agité d'éternelles alarmes, Il a pillé leurs biens, il a saisi leurs armes : Ses ministres sanglants, ou plutôt ses bourreaux , Ont abattu leurs coeurs sous le poids de leurs maux ; Et la mort de mon fils, qui détruit leur attente , Va rendre désormais leur chaîne plus pesante. Quels amis d'Apriès viendraient me secourir ? Les plus zélés d'entre-eux, il les a fait mourir, Et le reste approuvant ses funestes maximes, Lui fait une vertu de chacun de ses crimes. Ceux même qui veillant au culte des autels, Devraient donner l'exemple au reste des mortels,Abusant lâchement de leurs saints privilèges, Descendent, pour lui plaire, aux derniers sacrilèges ; Et sourds aux cris plaintifs des peuples gémissants, Entre les dieux et lui partagent leur encens. Non, non, je veux moi seule en délivrer la terre, Au défaut de leurs bras, et même du tonnerre. Je veux seule venger mon époux, mes enfants. Ne laissons point ici les crimes triomphants ; Et si nos ennemis me font cesser de vivre, Du moins dans les enfers forçons-les de nous suivre. CANOPE. Dieux ! Que je crains pour vous ce terrible dessein ! NITOCRIS. Périsse de mon fils, périsse l'assassin ! Ménageons pour sa mort les moments qu'on nous laisse. Voyons par quels chemins, cherchons par quelle adresse, En quels temps, en quels lieux je pourrai l'immoler j Et fuyons des témoins qui pourraient nous troubler. SCÈNE VII. Nitocris, Arthénice, Canope. ARTHÉNICE. Madame, dans les maux dont mon âme est atteinte, Ne sachant où porter ni mes pas ni ma plainte , Vous me voyez tremblante... NITOCRIS. Arthénice en ces lieux ! Mais d'où vient la douleur qui paraît dans vos yeux ? De vos sens affligés quel désordre s'empare? ARTHÉNICE. Ignorez-vous le sort qu'Amasis me prépare, Qu'il m'a mandée ici pour être mon époux , Et me donner des biens qui ne sont dûs qu'à vous ? NITOCRIS. À vous donner la main le tyran se dispose ! Eh ! Que résolvez- vous sur ce qu'il vous propose ? ARTHÉNICE. Ah ! Pour fuir cet hymen que je ne puis souffrir , S'il était une voie ou je pusse courir, S'il était un moyen de m'en pouvoir défendre , Au péril de mes jours j'oserais l'entreprendre : Mais seule, sans espoir, sans secours, sans appui, Au milieu de sa cour, que puis-je contre lui ? Je comptais sur mon père en ce péril extrême : Mais ce qui me confond, c'est mon père lui-même,Qui par des sentiments dignes de sa vertu , Relevait ce matin mon espoir abattu, Qui d'un trône accepté d'une main criminelle. Présentent à mes yeux l'infamie éternelle : Par un ordre nouveau qui me perce le sein, Du tyran, tout a coup, approuvant le dessein, À ses feux maintenant il veut que je souscrive, Et dans une heure au temple il faut que je le suive. Voyez l'état funeste où me réduit le sort. NITOCRIS. Eh bien ! Pour en sortir feriez-vous un effort ? Vous sentez-vous le coeur capable de me suivre ? ARTHÉNICE. Je ne crains point la mort : s'il faut cesser de vivre, Il n'est rien qu'avec vous je ne puisse tenter. Que faut-il faire enfin, Madame ? NITOCRIS. M'imiter. Vous savez qu'à mon fils vous fûtes destinée ; Et que pour célébrer cet illustre hyménée, De moment en moment j'attendais son retour : Il n'y faut plus songer, il a perdu le jour. Contre son assassin armons-nous l'une et l'autre. S'il échappe à mon bras, qu'il tombe sous le vôtre. La noirceur de son crime est égale entre nous : S'il me ravit mon fils, il vous ôte un époux ; Et vous devez montrer qu'une pareille injure Intéresse l'amour autant que la nature. ARTHÉNICE. Oui, courons accomplir ce généreux dessein ; Mon coeur vous est connu, nommez-moi l'assassin : Vous verrez s'il est rien qui puisse le défendre... NITOCRIS. C'est le fils du tyran. ARTHÉNICE. Dieux ! Que viens-je d'entendre ? NITOCRIS. Quoi ! Déjà ce grand coeur commence à s'ébranler, Et dès le premier pas vous semblez reculer ? D'où peut naître à ce nom le trouble de votre âme ? ARTHÉNICE. Quoi, Madame ! C'est lui dont la mort... NITOCRIS. Oui, Madame ; Et si trop jeune encor pour un si grand projet, Votre bras chancelant ne s'arme qu'à regret, Par un autre moyen faisons qu'il s'accomplisse ; Unissons contre lui la force et l'artifice. Invisible en ce lieu, j'attendrai l'assassin. Je ne veux que mon bras pour lui percer le sein. Chargez-vous seulement d'amener la victime, Et je réponds du coup qui doit punir son crime. ARTHÉNICE. Mais, Madame, songez... NITOCRIS. Ah ! C'est trop de raisons. Craignez d'ouvrir mon âme à d'étranges soupçons. Enfin si le perfide échappe à ma vengeance, Ma fureur avec lui vous croit d'intelligence ; Et dans les mouvements d'un si juste courroux , Je ne m'en prendrai plus qu'à votre père, à vous. Songez-y bien. Adieu. SCÈNE VIII. ARTHÉNICE, seule. Quel orage s'assemble ! On en veut à mon père : on en veut... Ah , je tremble ! Courons la prévenir et chercher les moyens, De conserver des jours où j'attache les miens. ACTE IV SCÈNE I. SÉSOSTRIS, seul. En quel état cruel ai-je réduit ma mère ? Peut-être que cédant à sa douleur amère, Le coeur gros de soupirs, sans espoir, sans secours, Elle touche au moment qui va trancher ses jours. Eh ! Que me servira que dans mon entreprise, Par la mort d'Amasis le ciel me favorise, Si ma mère tombant dans l'éternelle nuit, Du succès que j'attends va me ravir le fruit ? Ô dieux ! Pour l'achever que n'ai-je point à craindre ? L'empressement d'agir, l'horreur de me contraindre : Le tyran qui prétend dans le temple, à mes yeux, Allumer le flambeau d'un hymen odieux. Tant de troubles mortels, tant d'affreuses images, Semblent à mes desseins de si tristes présages, Que mon coeur agité d'une prompte terreur, Se remplit malgré moi d'une secrète horreur. De noirs pressentiments étonnent ma constance... SCÈNE II. Sésostris, Nitocris, d'un côté du théâtre, un poignard à la main ; Amasis, de l'autre côté. NIROCRIS, d'un côté dm théâtre. Il est seul, avançons. Ciel ! Soutiens ma vengeance. SÉSOSTRIS. Ô patrie ! Ô devoir ! Nature ! Amour ! Hélas ! NITOCRIS, voulant le frapper. Prenons ce temps propice. Ah, traître ! Tu mourras. AMASIS, lui retenant le bras. Arrête, malheureuse ! NITOCRIS. Ô dieux ! SÉSOSTRIS. Ô ciel! AMASIS. Perfide ! Quel aveugle transport, quelle fureur te guide ? Quel démon, quelle rage a pu te posséder ? NITOCRIS. Le bourreau de mon sang peut-il le demander ? SÉSOSTRIS. Je ne puis revenir de ma terreur extrême. La reine sur mes jours attenter elle-même ! Ô ciel ! Quelle est la main par qui j'allais périr ! Ô ciel ! Quelle est la main qui vient me secourir ! AMASIS. Cruelle ! Si les dieux soutenant mon audace, Des tiens qu'ils ont proscrits m'ont fait prendre la place, Si leur courroux vengeur me les fit immoler Au repos d'un État qu'ils auraient pu troubler, N'était-ce pas à moi que tu devais t'en prendre ? NITOCRIS. J'ai voulu te frapper par l'endroit le plus tendre. J'ai voulu te montrer en ce fatal moment Si la perte d'un fils est un léger tourment : Juge par la fureur, le trouble et la surprise Où t'a mis de mon bras l'inutile entreprise, Quel fut mon désespoir, quand je vis en ces lieux Un époux et cinq fils massacrés à mes yeux. AMASIS. Ce ne fut rien encor. Depuis que les coupablesOnt éprouvé des lois les rigueurs équitables, Pour punir un forfait si noir, si plein d'horreur , Il n'est point de tourment au gré de ma fureur. Holà, Gardes, à moi... SCÈNE III. Amasis, Sésotris, Nitocris, Phanès, Gardes. PHANÈS. Ciel ! Quelle est ma surprise ? Comment, de qui, Seigneur, et pour quelle entreprise, Tenez-vous ce poignard qui me glace d'effroi ? AMASIS. Viens apprendre un forfait qu'à peine encor je crois. Sur l'avis important d'une trame secrète, Pour les jours de mon fils ma tendresse inquiète, Me l'avait fait en vain chercher de toutes parts. Quel spectacle, en rentrant, a frappé mes regards, Phanès ! Cette furie à ma perte animée, De ce fer assassin dont elle était armée, À mes sens éperdus confirmant cet avis, Sans moi, sans mon secours, m'allait ravir mon fils. PHANÈS. La reine ! Justes dieux ! AMASIS. Gardes, qu'on la saisisse. Toi qui connais le crime, ordonne du supplice. Et toi, tremble, barbare, et t'apprête à périr. NITOCRIS. Menace-moi de vivre, et non pas de mourir, Par une prompte mort termine ma misère, Ou par ce que j'ai fait crains ce que je puis faire. Quel que soit mon arrêt, je vais m'y préparer, Et laisse mes tyrans pour en délibérer. SCÈNE IV. Amasis, Sésostris, Pharès, Gardes. AMASIS. Qu'on l'immole. SÉSOSTRIS. Arrêtez : non, Seigneur, qu'elle vive. Il faut sur nos destins la tenir attentive, Et qu'elle soit présente aux glorieux apprêts Qui vont de ce grand jour signaler le succès. PHANÈS. Je dirai plus, Seigneur. Sa personne est un gage Qui dans tous vos périls vous a servi d'otage : Et si depuis quinze ans vous les avez bravés, C'est peut-être la reine à qui vous le devez. Enfin, si de ses jours le flambeau doit s'éteindre, Mettez-vous en état de n'avoir rien à craindre. Attendez à punir ses criminels desseins Qu'un traître qu'on poursuit soit remis en vos mains,Et qu'en les confrontant au milieu des supplices, Nous puissions de leur bouche arracher leurs complices. AMASIS. Mais jusqu'à ce moment, sur qui, sur quelle foi Pourrai-je de son sort me reposer ? PHANÈS. Sur moi. AMASIS. Sur toi, Phanès ! PHANÈS. Seigneur, confiez-moi sa garde. Ma foi vous est connue, et ce soin me regarde. Quelque nouveau projet qui puisse l'inspirer, D'elle, comme de moi, je puis vous assurer ; Et pour servir mon roi, pour le bien de l'Empire, Il n'est rien d'impossible au zèle qui m'inspire. AMASIS. Eh bien ! Réponds-moi d'elle, et marche sur ses pas. SCÈNE V. Amasis, Sésostris, Gardes. AMASIS. Dieux justes ! dieux puissants ! que ne vous dois- je pas ? C'est peu qu'à pleines mains vos faveurs épanchées, Sur moi depuis quinze ans demeurent attachées : Pour arracLer mon fils au bras qui l'eût percé, Quel secours imprévu m'avez-vous adressé ? SCÈNE VI. Amasis, Sésostris, Arthénice, Gardes. AMASIS. Vous à qui je le dois, venez, venez, Madame, À nos transports de joie abandonner votre âme. C'est de vous que je tiens le salutaire avis De l'horrible attentat qui menaçait mon fils. J'ai retenu la main qui l'allait entreprendre. Quels honneurs désormais ne dois-je point vous rendre ? Si le rang où je suis peut vous récompenser, Je ne vous verrai plus que pour vous y placer. Je vais de notre hymen presser l'instant propice. Toi, rends grâces, mon fils, à ta libératrice. SCÈNE VII. Sésostris, Arthénice. SÉSOSTRIS. Que vois-je ? Quelle horreur a glacé mes esprits ? Qu'ai-je entendu, Madame, et que m'a-t-on appris ? Objet infortuné des fureurs de la reine, Exposé sans défense aux transports de sa haine, Mon sang allait couler, le fer était levé. Sans vous ce coup impie allait être achevé. J'en frémis... grâce au ciel, tout a changé de face. Par où devant vos yeux ai-je pu trouver grâce ? Quel zèle en ma faveur venez-vous de montrer, Et quel dieu favorable a su vous l'inspirer ? ARTHÉNICE. Ne me demandez point quel zèle m'a poussée. À peine de la reine ai-je su la pensée, À peine résolue à vous sacrifier, Sa haine à ses fureurs a cru m'associer, Que de tous ses bienfaits rejetant la mémoire, Sans craindre son courroux, sans consulter ma gloire ; Que dis-je ? Sans songer qu'un prince infortuné, Qu'à l'hymen d'Arthénice elle avait destiné, Par vos cruelles mains privé de la lumière, Devait à le venger me porter la première : De votre seul péril trop prompte à m'occuper, Je n'ai songé qu'au coup qui vous allait frapper ; J'ai couru prévenir un complot si funeste. Vous vivez, il suffit, j'ignore tout le reste. SÉSOSTRIS. Madame, je le vois, la suprême grandeur A des charmes puissants pour vaincre un jeune coeur. Ce zèle officieux n'a plus rien qui m'étonne. Pour régner sur l'Egypte Amasis vous couronne. De ce qu'il fait pour vous mon salut est le prix, Et je ne dois vos soins qu'au seul nom de son fils. ARTHÉNICE. N'imputez rien, Seigneur, à ma reconnaissance. C'était pour votre vie une faible défense, Et j'aurais de la reine appuyé le courroux, Si nul autre intérêt ne m'eût parlé pour vous. SÉSOSTRIS. Ciel ! Que vous m'étonnez ! Se pourrait-il, madame,Que l'amour d'Amasis n'eût point touché votre âme ? Auriez-vous quelque peine à recevoir sa foi ? ARTHÉNICE. À l'honneur qu'il me fait je sais ce que je dois . Mais mon coeur alarmé de cette préférence, En sent plus de frayeur que de reconnaissance ; Et si vos jours sauvés méritent quelque prix, Si vous êtes sensible aux soins que j'en ai pris, Détournez un hymen dont l'odieuse chaîne Ne prépare à mon coeur qu'une éternelle gène. Voyez le Roi, parlez, il vous écoutera ; Demandez mon exil, il vous l'accordera. Pour un fils tel que vous, que ne fait point un père ! Voyez enfin quel est l'excès de ma misère, Puisque, pour m'opposer à l'hymen d'Amasis, Je ne puis dans sa Cour m'adresser qu'à son fils. Oui, Seigneur, sur vous seul mon esprit se repose Pour rompre le dessein que le roi se propose. Vous nous épargnerez un mutuel ennui ; En agissant pour moi, vous agirez pour lui. Montrez-lui que nos coeurs ne sont pas l'un pour l'autre ; Empêchez mon trépas, quand j'empêche le vôtre. Le repos de mes jours me semblera plus doux, Si je puis me flatter que je le tiens de vous. SÉSOSTRIS. Redevable à vos soins, Madame, d'une vie Qui sans votre secours m'allait être ravie, Je ne demande aux dieux d'en prolonger le cours Que pour la consacrer au repos de vos jours. Cet hymen dont l'idée excite vos alarmes Ne sera pas longtemps le sujet de vos larmes. Je prends à l'empêcher plus d'intérêt que vous. Non : jamais Amasis ne sera votre époux. Mais à cette frayeur votre âme trop sensible A d'autres sentiments est-elle inaccessible ? Auriez-vous pour le sceptre encor quelques dédains, S'il vous était offert par d'innocentes mains ? À nous abandonner êtes-vous toujours prête ? N'envisagez-vous rien ici qui vous arrête ? Et quand j'aurai comblé votre espoir le plus doux, Où sera votre exil ? Sera-t-il loin de nous ? ARTHÉNICE. Par vos soins désormais exempte de tristesse, J'irai de vos bontés m'entretenir sans cesse, Dans ces paisibles lieux, ces retraites, ces bois Où je vous vis, Seigneur, pour la première fois. SÉSOSTRIS. Non, non, vous méritez une autre destinée ; Avant la fin du jour vous serez couronnée : Mais au sort qui m'attend votre sort attaché Vous doit laisser encor ce mystère caché. Mon secret découvert nous perdrait l'un et l'autre ; Il y va de ma vie, il y va de la vôtre. J'aurais déjà fini mon trouble et votre effroi, Si le danger prochain n'eût regardé que moi. Mais ceux qu'avec mes jours j'expose à cet orage, À des ménagements abaissent mon courage. Cependant l'heure approche, où pour votre secours Tout est prêt dans le temple ; on m'attend, et j'y cours. Quelqu'honneur que sur moi répande la victoire, Vous en aurez le prix, vous en aurez la gloire. En présence des dieux je vais me découvrir, Dégager votre foi, vous la rendre ou mourir. Adieu, Madame. SCÈNE VIII. ARTHÉNICE, seule. Ô dieux ! Que va-t-il entreprendre ? Quel est ce grand dessein que je ne puis comprendre ? Ciel ! Par où dévoiler ce mystère caché ? À son sort, m'a-t-il dit, le mien est attaché ; Et jusque dans le temple, où l'entraîne la gloire, Il va chercher pour moi la mort ou la victoire ! Quel mélange confus et d'espoir et d'ennuis ! Quel dieu dissipera l'embarras où je suis ? SCÈNE IX. Arthénice, Micérine. MICÉRINE. Madame..... ARTHÉNICE. Ah ! Que me veut Micerine éperdue? MICÉRINE. Ce vieillard que le sort offrit à notre vue, Sur la terre étendu, mourant, ensanglanté, Et qui ne doit le jour qu'à votre piété... ARTHÉNICE. Eh bien ? MICÉRINE. Pâle, abattu, la démarche mal sûre, Malgré le sang qui coule encor de sa blessure, Son extrême faiblesse et son âge glacé, A quitté la demeure où nous l'avions laissé. Il est ici, Madame. ARTHÉNICE. Ô ciel ! Qu'y vient-il faire ? MICÉRINE. Quand il m'a rencontrée, il cherchait votre père. ARTHÉNICE. Mon père ! Et l'a-t-il vu ? L'a-t-on fait avertir ? MICÉRINE. Madame, du palais il venait de sortir : Il était dans le temple, où son zèle s'applique À dresser de ce jour l'appareil magnifique ; Et des gardes rangés les armes à la main, À chacun par son ordre en ferment le chemin. ARTHÉNICE. Et de ce malheureux quelle est la destinée ? MICÉRINE. Instruit de vos bontés et de votre hyménée, Il m'envoie au plus vite implorer votre appui. ARTHÉNICE. Ne pouvant rien pour moi, que pourrai-je pour lui ? MICÉRINE. Obtenir d'Amasis une prompte audience ; Devant lui seulement il rompra le silence , Et l'instruira, dit-il, d'un forfait odieux, Qui regarde l'état, lui, son fils et les dieux. ARTHÉNICE. Son fils ! Quel sort cruel menace encor ta vie ? Par combien de malheurs est-elle poursuivie ! Cher prince... Mais allons, courons à son secours ; Et comme je le dois, prenons soin de ses jours. ACTE V SCÈNE I. Amasis, Nitocris, Canope, gardes. AMASIS, à un officier de sa garde. Retournez à Phanès. Bientôt par ma présence Je vais de ses amis calmer l'impatience. Allez. Je suis content de leurs soins généreux, Et je marche après tous pour me rendre auprès d'eux. Qu'on appelle ArtHénice, et mon fils avec elle. À Nitocris.Et toi, viens prononcer ta sentence morcelle. Te voici, grâce au ciel, sans espoir, sans soutien ; Mes sujets, dont l'orgueil entretenait le tien , Environnés partout de mes fières cohortes , Du temple et de la ville ont vu saisir les portes ; Et si contre mes lois ils s'osaient soulever, Tout l'univers, les dieux ne pourraient les sauver. Je devrais dans ton sang éteindre leur audace ; Mais tu sais a quel prix ma bonté te fait grâce. Mon ennemi par toi va-t-il se découvrir ? Parle, et songe qu'un mot te fait vivre ou mourir. NITOCRIS. Pour ébranler mon coeur la menace est légère. Qui ne craint point la mort sait mourir et se taire. Va jusque dans le temple, aux yeux de mes sujets, Célébrer un hymen qui flatte tes projets : Ajoutes-y ma perte à tant d'autres victimes : Mais crains d'y rencontrer la peine de tes crimes.Crains que cet étranger qui se cache en ces lieux, N'y soit pour ma vengeance envoyé par les dieux. Tu trembleras peut-être en le voyant paraître : Ce n'est qu'en t'immolant qu'il se fera connaître, Et j'espère, tyran, que malgré tous tes soins La foudre va partir d'où tu l'attends le moins. AMASIS. Je crains peu ta menace ; et quand , pour ta vengeance, Tout l'État avec lui serait d'intelligence, Les dieux de ce péril garantiraient mes jours. Ils l'ont fait mille fois, ils le feront toujours. De tes emportements je découvre la cause. Je vois le désespoir où mon hymen t'expose. Tu crains plus que la mort le redoutable affront De voir ton diadème orner un autre front : Mais ma haine en ton sang ne peut être assouvie. Je prétends ménager les restes de ta vie, Et pour te mieux punir, t'entraînant à l'autel, T'y donner une reine avant le coup mortel. SCÈNE II. Amasis, Nitocris, Arthéncie, Micérime, Canope, gardes. AMASIS, à Arthénice. Allons, Madame, allons célébrer l'hyménée Qui doit unir mon sort à votre destinée ; Que la pompe... ARTHÉNICE. Ah, Seigneur ! Suspendez ce dessein ; Ne songez qu'à parer les coups d'un assassin. Confuse, et détestant sa criminelle audace , Je viens... La voix me manque, et tout mon sang se glace. AMASIS. Que savez-vous ? Parlez.... ARTHÉNICE. Seigneur, c'est un avis Qui regarde vos jours et ceux de votre fils. Avant que d'exposer une tête si chère, Daignez approfondir ce terrible mystère. AMASIS. À Nitocris.Quel mystère ? Est-ce encore un trait de ton courroux, Perfide ? ARTHÉNICE. Un étranger tremblant, percé de coups, Qui sous le faix des ans ne se soutient qu'à peine, Vous apprendra, Seigneur.... Le voici qu'on amène. SCÈNE III. Amasis, Nitocris, Arthénice, Micérine, Canope, Ménès, Gardes. AMASIS. Que vois-je ! Est-ce Mènes ? En croirai-je mes yeux ? MÉNÈS. Ah ! Seigneur, je vous vois, et j'en rends grâce aux dieux. AMASIS. De ta mort, ce matin, j'ai reçu la nouvelle. Pourquoi me faisait-on ce rapport infidèle ? MÉNÈS. Seigneur, on l'a cru vrai. Sur la terre étendu, Ma faiblesse , le sang que j'ai longtemps perdu, Précipitaient la fin de mon sort déplorable, Quand les dieux ont conduit cette main secourable Par qui j'ai le bonheur d'embrasser vos genoux. AMASIS. Dieux ! Qui t'a porte de si funestes coups ? MÉNÈS. Celui qui par un coup à l'État plus funeste, A privé votre fils de la clarté céleste. AMASIS. Mon fils ! Tu me surprends ! Il n'est pas dans ma Cour ? MÉNÈS. Non. Cessez désormais d'attendre son retour. Je venais, pénétré de la mort de sa mère, Vous ramener ce fils, l'image de son père ; Quand non loin de ces murs, d'un barbare assassin J'ai vu le bras levé pour lui percer le sein : Je m'expose à sa rage, et j'en suis la victime. À défendre ses jours le prince en vain s'anime ; En vain il montre un coeur incapable d'effroi : Frappé d'un coup mortel, il tombe auprès de moi. AMASIS. Quoi ! Mon fils !... Je succombe au trouble qui m'accable. MÉNÈS. Ce n'est pas tout, Seigneur : gardez-vous du coupable. Tout dégouttant encor du sang de votre fils, Je l'ai vu qui prenait la route de Memphis : Sans doute qu'il s'y cache, afin de vous surprendre. Je vous en avertis. AMASIS. Dieux ! Que viens-je d'apprendre ! SCÈNE IV. Amasis, Nitocris, Sésostris, Arthénice, Micérine, Ménès, Canope, Gardes. AMASIS, à Sésostris. Approche : connais-tu ce vieillard ? SÉSOSTRIS. Justes dieux ! AMASIS. Quel trouble te saisit ? Mènes, tourne les yeux. N'est-ce pas là mon fils ? MÉNÈS. Lui, Seigneur ! Ah, le traître ! C'est là son assassin que vous voyez paraître. ARTHÉNICE. Ô dieux! MÉNÈS. N'en doutez point, je le connais trop bien. C'est lui qui s'est couvert de son sang et du mien. C'est lui qui se portant à de nouvelles rages, Après son attentat nous a ravi les gages, Dont Ladice en mourant se reposa sur nous : Ses lettres, son anneau... Seigneur, songez à vous. Je mourrai sans gémir du malheur qui m'opprime, Si je puis aux enfers conduire ma victime. SCÈNE V. Amasis, Sésostris, Nitocris, Arthénice, Micérine, Canope, Gardes. AMASIS. Oui, tu seras content, tes yeux seront témoins... Que pour le secourir ou redouble les soins. L'ai- je bien entendu ? Grands dieux ! Le puis-je croire ? Ton bras est-il l'auteur d'une action si noire ? M'as-tu ravi mon fils ? SÉSOSTRIS. Oui, tyran, il est mort ; Et l'on vient de te faire un fidèle rapport. AMASIS. Traître ! Qu'espérais-tu de cette barbarie ? Quel était ton dessein ? Quelle aveugle furie Dans le sang de mon fils t'a fait tremper tes mains ? SÉSOSTRIS. Quand tu sauras mon nom, tu sauras mes desseins. AMASIS. Eh ! Quel es-tu ? Réponds, perfide ! SÉSOSTRIS. Eh ! Qui puis-je être ? Après ce que j'ai fait me peux-tu méconnaître ? Et ce bras tout sanglant du meurtre de ton fils , T'apprend-il pas assez que je suis Sésostris? NITOCRIS. Ah, mon fils ! ARTHÉNICE. Qu'ai-je fait ? AMASIS. Gardes, qu'on le saisisse. SÉSOSTRIS, mettant la main à l'épée. Traître.... AMASIS. Que les bourreaux préparent son supplice. NITOCRIS. Arrête, que fais-tu ? Peuple lâche et sans foi ! C'est le sang d'Apriès, c'est mon fils, c'est ton roi. AMASIS. le suis mieux obéi que tu n'es écoutée. SÉSOSTRIS, désarmé. Oui, le ciel veut ma perte et je l'ai méritée. Je vois qu'il me punit et se venge à son tour, Non d'avoir entrepris de te ravir le jour, D'affranchir de tes fers ma mère et ma patrie, Mais d'avoir pris un nom dont ma gloire est flétrie, Et d'avoir abaissé l'héritier d'un grand roi À passer pour le fils d'un monstre tel que toi. Ton sang devait laver une tâche si noire : Mais si de le verser je n'ai pas eu la gloire, Je t'ai ravi ton fils, et grâces à mes soins, C'est toujours un tyran que l'Egypte a de moins. AMASIS. Quoi ! Perfide... SCÈNE VI. Amasis, Sésostris, Nitocris, Arthénice, Micérine, Canope, Ammon, Gardes. AMMMON. Seigneur.... AMASIS. Ah ! Que vient-on me dire ? AMMMON. Qu'en vain contre vos jours votre ennemi conspire ; Qu'au temple, en ce moment, nous l'avons rencontré : Mais que pour l'arracher d'un asile sacré, Les prêtres orgueilleux de leur pouvoir suprême N'ont voulu recevoir de lois que de vous-même, Et que Phanès craignant sa fuite ou leur appui , Veille, en vous attendant, et sur eux et sur lui. AMASIS. Dieux ! Courons le rejoindre , allons par les supplices De ces deux criminels apprendre les complices ; Des prêtres avec eux allons punir l'orgueil : Que leur temple détruit leur serve de cercueil ; Et que tout l'univers apprenant ma vengeance, Frémisse du supplice ainsi que de l'offense. Qu'on l'entraîne... NITOCRIS. Ah ! Mon fils, je ne te quitte pas. AMASIS. Ammon, que dans ces lieux on retienne ses pas : J'ai besoin d'un otage. NITOCRIS. Ah tyran ! AMASIS. Qu'on l'arrête, J'aurai soin d'ordonner qu'on t'apporte sa tête : Tu peux l'attendre. NITOCRIS. Elle tombe évanouie.Hélas ! AMASIS. Qu'on veille sur ses jours. À Arthénice.Madame, je dois tout à votre heureux secours ; Mais pour m'en acquitter et pour punir son crime, Je veux qu'à notre hymen il serve de victime. Venez le voir au temple expirer sous nos coups : Venez, madame. ARTHÉNICE. Ô ciel ! Où me réduisez-vous? SCÈNE VII. Nitocris, Canope, Ammon, Gardes. NITOCRIS. On entraîne mon fils, et l'on veut que je vive ! Ah ! L'on m'arrête en vain, il faut que je le suive. Quoi ! Nul de ses sujets ne le vient secourir ! Dans ses propres États on le laisse périr ! Jusque sur les autels on va trancher sa vie ! Souffrirez-vous, grands dieux, ce sacrifice impie ? Nil, soulève tes flots et vomis dans ces murs Tous ces monstres cachés dans tes antres obscurs. Que ferai-je ? Où courir ? Que la terre s'entr'ouvre ; [Note : Styx : Fleuve qui, selon la mythologie, coulait aux enfers ; les dieux juraient par le Styx, et ce serment ne pouvait être violé. [L]]Que du Styx à nos yeux la rive se découvre ; Et tout couverts encor de vos tristes lambeaux, Mânes de ses parents, sortez de vos tombeaux. Si la terre et le ciel refusent de m'entendre, Que ce soit les enfers qui viennent le défendre. Ô mon illustre époux, entends ma triste voix ! Viens lui donner la vie une seconde fois : Perce l'obscurité de tes demeures sombres ; Arme-toi des tourments inventés pour les ombres. Jusqu'au pied des autels viens lui servir d'appui, Et fais ce que les dieux devraient faire pour lui. Mais que fais-je ? Que dis-je ? Ô malheureuse mère ! Quels voeux puis-je former, et qu'est-ce que j'espère ? Ce palais de mes cris retentit vainement : Mon fils est mort, Canope, ou meurt en ce moment. SCÈNE VIII. Nitocris, Arthénice, Canope, Ammon, Gardes. NITOCRIS. Cruelle, en est-ce fait ? Votre rage inhumaine Vient-elle jusqu'ici triompher de ma peine ? Ou votre main servant les crimes d'Amasis, Vient-elle m'apporter la tête de mon fils ? L'avez-vous vu tomber sous ses coups ? ARTHÉNICE. Ah, madame ! Ce que j'ai vu suffit pour déchirer mon âme ! Le tyran de soldats l'a fait environner ; Après lui, dans le temple, il l'a fait entraîner : Et comme résolue à ne lui point survivre, Je traversais la foule et tâchais de l'y suivre , J'ai vu fermer la porte, et mille cris confus Ont fait entendre au loin, il est mort, il n'est plus. SÉSOSTRIS. Il n'est donc plus ce fils, le dernier de ma race ! Tout mort et tout sanglant, il faut que je l'embrasse : Allons, courons au temple, à la face des dieux... Mais de quels cris nouveaux retentissent ces lieux ? SCÈNE IX. Nitocris, Sésostris, Arthénice, Micérine, Canope, Ammon. NITOCRIS. Ah ! mon fils, est-ce toi que le ciel me renvoie ? ARTHÉNICE. Quel miracle, Seigneur, permet que je vous vois ? SÉSOSTRIS. Il est temps de finir des regrets superflus ; Vous n'avez rien à craindre : Amasis ne vit plus. NITOCRIS. Il ne vit plus, ô ciel ! Quelle heureuse nouvelle ! Mais qui t'a délivré de sa rage cruelle ? Comment t'es-tu sauvé ? Ne me déguise rien : À qui dois-je, mon fils, ton salut et le mien ? SÉSOSTRIS. Un illustre sujet finit notre misère. Le croiriez-vous, enfin ? C'est Phanès. NITOCRIS. Lui ? ARTHÉNICE. Mon père ? SÉSOSTRIS. À peine le tyran, trompé par ses avis, M'avait fait entraîner au temple d'Osiris, Que portant sur l'autel une vue égarée, Il trouve Cléophis dans l'enceinte sacrée, Où se croyant déjà maître de notre sort, Il semble s'applaudir de nous donner la mort : Quand Phanès, pour donner le signal et l'exemple, Du nom de Sésostris fait retentir le temple ; Et soudain l'on entend à travers mille cris, « Que meure le tyran et vive Sésostris !  »Pâles, saisis d'effroi, ses gardes l'abandonnent; Ardents, pleins de fureur, les nôtres l'environnent. Je l'approche et d'un fer que je prends sur l'autel, Je le jette à mes pieds frappé d'un coup mortel. Mille autres animés d'une pareille envie, Vont chercher dans ses flancs les restes de sa vie ; Et tandis qu'en tous lieux Phanès et Cléophis Confirment mon retour aux peuples de Memphis , Faisant à la fureur succéder la tendresse , D'un pas précipité j'ai traversé la presse, Pour goûter des plaisirs si longtemps attendus, Et vous offrir des biens que le ciel m'a rendus. NITOCRIS. Ah ! Mon fils, quel bonheur succède à nos alarmes ? Allons faire cesser le tumulte des armes ; Et parmi les plaisirs que promet ce grand jour, Par un heureux hymen couronner votre amour. ==================================================