******************************************************** DC.Title = AGIS, TRAGÉDIE. DC.Author = LAIGNELOT, Joseph-François DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:20:01. DC.Coverage = Grèce DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LAIGNELOT_AGIS.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** AGIS TRAGÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS. Représentée, pour la première fois à Versailles devant leurs majestés par les comédiens français, le 23 décembre 1779 ; et à Paris le 6 mai 1782. M. DCC. LXXXII. À PARIS, Chez DEMONVILLE, Imprimeur-Libraire de l'Académie Française ; rue Christine.[sans marque d'achevé d'imprimé] ACTEURS. AGIS, Roi de Sparte. M. DELARIVE. LÉONIDAS, beau-père d'Agis, M. VANHOVE. AGÉSISTRATE, mère d'Agis. Mlle THÉNARD CHÉLONIS, fille de Léonidas, femme d'Agis. Mlle. SAINVAL. LYSANDER, ancien Ephore, ami d'Agis. M. BRIZARD. EMPHARÈS, Éphore. M. DORIVAL. QUATRE AUTRES ÉPHORES ET SÉNATEURS du parti d'Argis. M. MARSY TROUPE DE RICHES ET DE GRANDS, du parti de Léonidas. M. GRAMMONT, M. FLORENCE. TROUPE DE PEUPLE du parti d'Argis. UN CHEF DE SOLDATS, M. GARNIER. UN SOLDAT, M. DUNAN. TROUPES DU SOLDATS ÉTRANGERS. La Scène est à Sparte, dans le Palais des Rois. On voit, sur le devant du théâtre, unz statue de Lycurgue. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. AGÉSISTRATE, seule. Je viens d'armer mon fils ! C'est aux Dieux à jugerLequel des deux partis ils doivent protéger :Dans leurs mains est le sort du gendre et du beau-père.Permets, ô mon Pays, qu'un instant je sois mère.Palais des Rois, Palais témoin de mes ennuis, Pour la dernière fois tremblante pour mon fils,Je viens te faire entendre une plainte importune.Tel, hélas, qui paraît plus grand que fa fortune,Dans le sein de ses Dieux souvent cache ses pleurs.Quel que soit mon destin, de honteuses douleurs Ne dégraderont point l'âme d'Agésistrate :Je te le jure, à toi, sublime Spartiate,Qui perds cinq fils vaillants, et cours d'un front joyeux.Pour ton Pays vainqueur rendre grâces aux Dieux.Femme digne en effet d'avoir reçu la vie, Quand Sparte à des Tyrans n'était point asservie,Et d'avoir eu cinq fils à lui sacrifier !À ta gloire, à ton nom daigne m'associer,Si j'imite aujourd'hui ta constance immortelle !Mais l'intérêt d'Agis hors du Palais m'appelle. Allons vers Lysander, qui, courbé sous les ans,Conserve un coeur de feu pour haïr les méchants ;Au défaut de son bras, que la force abandonne,Dans le Sénat contre eux son éloquence tonne :Jeune, il les combattait ; sur le bord du tombeau, Son auguste vieillesse est encor leur fléau :Sage, il m'enseignera quel parti je dois prendre...Le voici. Digne ami, que venez-vous m'apprendre ? SCENE II. Agésistrate, Lysander. LYSANDER. Que le peu de vrais fils dont s'honore l'ÉtatCourt à Léonidas présenter le combat. De Soldats étrangers une trompe en furieRamène le barbare au sein de sa Patrie ;À ses ôtés, dit-on, marchent ses vils soutiens ;Les Grands, qui redoutaient le partage des biens.On rapporte de plus qu'une femme éplorée S'avance lentement, de soldats entourée :Elle fuit le Tyran : sa démarche, ses yeux ,Tantôt baissés, tantôt se tournant vers les Cieux,Ses lugubres habits, ses larmes, son visage,Du sort le plus cruel offrent la triste image : C'est la femme d'Agis, dont ce Ciel irritéEut dû récompenser la rare piété ;C'est cette fille enfin religieuse, austère,Qui d'un devoir sacré victime volontaire,Quitta de son époux et le Trône et le lit, Pour adoucir l'exil de son père proscrit.Chélonis ne vient point par la haine aveuglée ;Du fier Léonidas la fille désoléeD'un père contre Agis, n'excite point le bras. AGÉSISTRATE. Elle a le coeur trop grand pour ne l'estimer pas. Mais que fait Cléombrote ? Assis au rang suprême,Soutient-il, Lysander, l'honneur du diadème ? LYSANDER. II est digne des temps où fleurissaient les Lois. AGÉSISTRATE. J'en rends grâces aux Dieux. LYSANDER. Sparte, qui veut deux Rois ?Tous deux régnant ensemble, et du sang Heraclide, N'eût jamais pu choisir un chef plus intrépide. AGÉSISTRATE. Sparte compte de plus un brave défenseur ! LYSANDER. Oui ; de Léonidas ce vaillant successeurCourt défier Agis, en combattant pour elleÀ qui emportera la palme la plus belle. AGÉSISTRATE. Spectacle attendrissant ! Mes yeux auront, donc vuDeux Rois se disputer le prix de la vertu ! LYSANDER. Nos ennemis sur nous du nombre ont l'avantage ;Mais le parti d'Agis les surpasse en courage :Par l'amitié, l'honneur, attachés à son sort, Tous ont juré de vaincre ou de trouver la mort.Pour moi, que la vieillesse appesantit et glace ,Me flattant d'entraîner le Peuple sur leur trace,Devant lui j'ai paru ; mais, ne l'ébranlant pas.Vers le Sénat soudain j'ai dirigé mes pas : Là, si toute vertu n'est pas encor bannie,De Sparte je verrai triompher le génie,Me disais-je ; le Peuple, imitateur des Grands.Encense à leur exemple ou proscrit les Tyrans.Un Dieu semblait presser ma démarche trop lente. J'arrive : on s'assemblait. À mes yeux se présenteUn Sénat où régnaient l'épouvante et le deuil :J'y cherche vainement ces monstres dont l'orgueilEt le luxe insultaient aux moeurs de nos ancêtres ;La dissolution fait aisément des traîtres : Près de Léonidas tous s'étaient retirés.Alors, en m'adressant aux Ministres sacrés,Aux vieillards qui formaient ce Conseil vénérable,J'accuse leur effroi ; d'un Sénat équitableJe trace les devoirs et les mâles vertus. Les Éphores surtout paraissant abattus,[Note : Éphore : Terme d'antiquité grecque. Magistrats lacédémoniens au nombre de cinq établis pour contre-balancer l'autorité des rois et du Sénat et qu'on renouvelait tous les ans. Ils étaient élus par le peuple ; le premier d'entre eux donnait son nom à l'année. [L]]J'expose en peu de mots leur terrible puissance ;J'ajoute : Si l'État doit son obéissanceAux deux Rois qu'il élève à cet illustre rang,Contre ces demi-Dieux orgueilleux de leur sang, (Mère d'un de nos Rois, excusez ma franchise )Du Peuple à votre emploi la défense est commise,Éphores : en Tyrans s'ils osent s'ériger,L'État vous a créés pour oser les juger.Puis, cédant au transport du zèle qui m'entraîne, Je peins un Magistrat qui descend dans l'arène,[Note : Athlète : Fig. Adversaire, émule. [L]]Digne Athlète des Lois, les venge du mépris,Ou périt en héros sous leurs nobles débris ;Ce fier mortel enfin, je l'égale aux Dieux même.Chacun d'eux aspirant à cet honneur suprême, Un saint enthousiasme enflamme tous les coeurs.Dans ce Palais, bientôt Éphores, Sénateurs ,Viendront vous conjurer de leur servir de guide :Montrez-vous à leur tête ; allez, mère intrépide,De ce Peuple glacé ressuscitez l'amour : Si votre fils succombe en ce funeste jour,Que mille bras, armés pour protéger sa vie,Lui soient un sûr rempart contre la tyrannie...Mais le Sénat s'avance. SCÈNE III. Agésistrate, Lysander, quatre Éphores, Sénateurs. AGÉSISTRATE. Inspirez-moi, grands Dieux ! Au Sénat.Approchez, Sénateurs, Ministres courageux, Aux Éphores.Après deux ans d'exil, pour venger son outrage,Le fier Léonidas, étincelant de rage,Vient au superbe rang qu'Agis lui fit quitterRemonter eu triomphe, et l'en précipiter. Aux Sénateurs.Vous savez, quand mon fils entra dans sa famille, À quel prix j'adoptai Chélonis pour ma fille,Vous, devant qui l'impie, attestant ces liens,Jura de rendre égaux tous nos Concitoyens,De partager entre eux les champs qu'égaux et frères,Sous Lycurgue, jadis moissonnèrent nos pères } Vous déposerez tous comme il s'est parjuré :Les serments violés, est-il rien de sacré ?Bientôt... Mais, Sénateurs, je découvre avec joieLe fier ressentiment où vos coeurs sont en proie :Rappelez, pour nourrir ce généreux courroux, Son mépris insultant pour Agis et pour vous ;Peignez-vous sa fureur que nul frein ne réprime :Il foule aux pieds les Lois, il ravage, il opprime ;Il ne voit que de l'or ; et, pour le posséder,Le forfait le plus noir ne peut l'intimider : Bien plus, le cruel marche au sein de sa Patrie,Entouré de Soldats qui veillent sur sa vie ;Et, dans leurs rangs épais soigneux de se cacher,Il ordonne la mort de qui l'ose approcher. UN SÉNATEUR. Il paya cher l'abus qu'il fit de sa puissance. AGÉSISTRATE. Le Sénat, il est vrai, punit son insolence :Son gendre, que le Peuple et les Lois protégeaient,Le renversa du Trône où tous deux ils siégeaient.Sparte exige deux Rois : Cléombrote eut sa place.Jusques là, Sénateurs, par votre heureuse audace, Vous sûtes pour Agis faire incliner le sort;Mais quel terrible écueil nous àttendoit au port ! UN SÉNATEUR. Un instant a détruit la plus belle espérance. AGÉSISTRATE. Un instant vous a donc ravi votre constance !Dans les plus grands périls un vertueux Séuat Doit-il jamais douter du salut de l'Etat ?Quand de Léonidas la chiite encor nouvelleDes Riches et des Grands épouvantait le zèle,Et que, de sa défaite étourdis et tremblantsIls ne pouvaient former que des voeux impuissants ; Parlez, si le Sénat, sans tarder davantage,Faisant de tous les biens un généreux partage,Eût couronné l'espoir de ce Peuple emporté,Qui chassait le Tyran, pour voir l'égalité,De ce Peuple aujourd'hui craindrait-il la colère ? Tous regardaient Agis comme un Dieu tutélaire ;Et, dans ce jeune Roi trouvant un bienfaiteur,L'appelaient et leur père et leur libérateur.Les Dieux étaient pour nous : quelques brigues secrètesS'élèvent, et l'on croit qu'abolissant les dettes, Avant d'exécuter le partage juré,C'est s'ouvrir au succès un chemin assuré ;Et que l'égalité, mûrissant en silence,Triomphera bientôt de l'altière opulence.Le Peuple vainement sollicite à grands cris De l'exil du Tyran le digne et juste prix ;Les Rois pressent en vain ; le Sénat persévère,Et, pensant le servir, prolonge sa misère.Voilà votre conduite : et vous êtes surprisQue ce Peuple au combat ne suive pas mon fils ? Ah ! Peut-être les maux que le Ciel nous envoie,Son indignation les contemple avec joie !D'un Roi, qu'il juge ingrat, détournant son amour,De l'Oppresseur peut-être il bénit le retour,Et, Tyran pour Tyran, préfère qui le venge ! Ce discours peu fardé vous doit paraître étrange.Le repentir est peint sur vos fronts consternés ;J'y lis votre douleur. Sénateurs, pardonnez :L'auguste vérité, quoique souvent cruelle,Aime à se faire entendre aux coeurs aussi purs qu'elle. LYSANDER. Nous ne la craignons point, Madame ; trop heureux,Quand son divin flambeau daigne luire à nos yeux !Mais notre aveuglement, à Sparte si funeste,L'eût-il jamais été sans le courroux céleste,Sans cette guerre enfin qui, loin de son pays, Occupa si longtemps votre valeureux fils ?De là tous nos malheurs : ce fut en son absenceQue le parti contraire acquit cette puissance,Qui maintenant le porte à paraître an grand jour ;Qu'on séduisit le Peuple. AGÉSISTRATE. Agis est de retour : Tandis que sa valeur dispute la victoire,De ce Roi soupçonne rétablissez la gloire ;Osez vous accuser ; osez, pleins de grandeur,Devant tous ses Sujets confesser votre erreur ;Un si sublime aveu vous rendra leur estime : Puis, leur peignant mon fils, ce Prince magnanime.Dites-leur que, le Ciel secondant ses exploits,De Lycurgue à l'instant les équitables Lois,La sainte égalité, la discipline antique,Revivront, du néant tirant la République, Et reléguant au loin l'affreuse pauvreté,L'esclavage honteux, et le luxe effronté. LYSANDER. Oui, montrez, Sénateurs, qu'une âme noble et fermeDe la plus longue vie illustre encor le terme.Jeunes, on vous vantait parmi les plus vaillants : Pénétré de respect devant vos cheveux blancs,Le Peuple honorera votre haute sagesse( Don tardif qu'avec elle apporte la vieillesse ! );Ou, s'il n'est plus d'espoir, nous mourrons constamment. UN SÉNATEUR. Nous jurons par les Dieux... AGÉSISTRATE. Amis, point de serment : L'honneur et le devoir, voilà nos Dieux suprêmes.Vos périls sont égaux, vos âmes sont les mêmes,Et la vértu vous joint par d'invisibles noeuds ;Plus forts que les serments les plus religieux :Laissez donc aux méchants ce recours inutile. Lysander, guidez-nous. LYSANDER. Ampharès dans la villeA devancé nos pas ; son zèle... AGÉSISTRATE. M'est suspect :J'ai vu cet Ampharès, naguère, à mon aspectSe troubler et pâlir ; lui-même, s'il est traître,Ici ne m'a que trop appris à le connaître. Il rassurait mon fils sur sa fidélité :Je l'observais ; ses yeux, son langage apprêté,Ses horribles serments, tout me peignait le crimeIl semblait sous le fer endormir la victime.J'imaginai toujours que son ambition Fomentait la discorde et la rébellion,Attisait sourdement cette haine couverteQui, maintenant puissante agit à force ouverte :Et, si de mon côté mon fils se fût rangé,Éphores, parmi vous il n'eût jamais siégé. Que voulez-vous ! Ma voix n'a pu se faire entendre.Agis jusqu'au soupçon dédaigne de descendre :Ampharès lui doit tout : sensible et bienfaiteur,Rarement on parvient à retirer son coeur...Il paraît : je frissonne, et de terreur saisie... SCÈNE IV. Les précédents, Ampharès. AMPHARÈS. Cléombronte a perdu la Couronne et la vie. LYSANDER. Ô Ciel ! AMPHARÈS. Léonidas l'a tué de sa main. AGÉSISTRATE. Ô vengeance ! Ô fureur ! AMPHARÈS. Nous résistons en vain ;Du compagnon d'Agis le sort vraiment funesteDe son parti détruit consternant ce qui reste, Achève d'y porter le découragement :Agis se rend, Madame, ou fuit en ce moment. AGÉSISTRATE. Il triomphe, ou n'est plus. Vainement à sa gloireOn voudrait imprimer une tache si noire.Agis se rend ! En vain ou prétend l'avilir ; Les traîtres devant lui pourront encor pâlir :Et je cours, des méchants humiliant l'audace,Si mon fils a vécu, prendre au combat sa place. Elle sort. LYSANDER. Allons dans tous les coeurs réveiller le devoir. Tous les Sénateurs sortent. SCÈNE V. Lysander, Ampharès. AMPHARÈS. Lysander, arrêtez. Quoi ! Par son désespoir Vous laissez égarer ainsi votre courage !C'est assez, croyez-moi, faite tête à l'orage :Plus sensés, étouffons tous nos ressentiments ;Cédons : Agis vaincu dégage nos serments ;Le Ciel à ses projets visiblement s'oppose. LYSANDER. Je ne sers point Agis, je sers la bonne cause. AMPHARÈS. Je vois de toutes parts les intérêts trahis. LYSANDER. Je vois qu'un Citoyen doit tout a son pays. AMPHARÈS. Quel pays ; justes Dieux, pour un tel sacrifice ! LYSANDER. Quoi ! Si Sparte a failli, dois-je être son complice ? AMPHARÈS. Un peuple sans vertu, sans respect pour les Lois ! LYSANDER. La vertu des Sujets naît de celle des Rois.On respecte les Lois, quand les Juges suprêmes,Faits pour les exercer, les révèrent eux-mêmes. AMPHARÈS. Vains discours ! Jetons-nous dans les bras du vainqueurs. LYSANDER. Oubliez-vous qu'Agis est votre bienfaiteur ? AMPHARÈS. Sauvé par ma prudence... LYSANDER. II rougirait de l'être. AMPHARÈS. Comment ? LYSANDER. Par qui le vend. AMPHARÈS. Qu'entends-je ! LYSANDER. Par un traître. AMPHARÈS. Un traître ! Ignorez-vous qu'ici j'ai tout pouvoir,Et que ?... LYSANDER. Je ne crains rien ; je remplis mon devoir. AMPHARÈS. Si votre Agis est Roi, je suis son Juge. LYSANDER. Éphore,Vous n'êtes devant moi que plus coupable encore :Son Juge le trahir ! AMPHARÈS. Quoi, toujours m'accuser ? LYSANDER. Il n'est qu'un seul moyen de me désabuser ;C'est de me démentir aux yeux de la Patrie, De venir du vainqueur affronter la furie,En Contraignant le Peuple à servir aujourd'hui AMPHARÈS. Au malheureux Agis et d'asile et d'appui.Moi, d'un audacieux secondant la folie,Pour un vague projet j'exposerais ma vie ! Plus insensé que lui !... LYSANDER. Le masque tombe enfin ;Tu n'as pu jusqu'au bout cacher ton noir dessein.Tu prétendais peut-être, esclave mercenaire,Me faire partager le crime et le salaire ?Va, perfide, il t'attend ; tu n'échapperas pas : Jamais les Immortels n'absolvent les ingrats ;Tu sentiras le poids de leur main, vengeresse :Et, pour premier supplice, avec toi je te laisse. Il sort. SCÈNE VI. AMPHARÈS. Suis ton mauvais génie, imprudent Sénateur :Rien ne saurait changer mon inflexible coeur. Malgré ton ascendant sur ce Peuple volage,Au gré de mes désirs j'achèverai l'ouvrage.Si le superbe Agis, pouvait vivre vaincu,Je veux qu'à sa défaite il ait peu survécu.J'ai choisi, pour dicter l'Arrêt de son supplice, Les plus intéressés à ce grand sacrifice ;Et j'attends son rival, pour les voir, près de moi,Comme Éphores, juger et condamner leur Roi.Lui puni, c'est à moi de régner en sa place.Que le sang dont je sors accuse mon audace : J'ai la forcé ; et par elle un sceptre est bien acquis :Le vainqueur me le donne, et m'achète à ce prix ;Et, sans examiner à qui je m'abandonne,Je cours aveuglément servir qui me couronne... ACTE II SCÈNE PREMIERE. Agis, et quelques amis blessés, qui le couvrent de leurs boucliers. AGIS. Au péril de vos jours pourquoi me secourir, Et de vos boucliers malgré moi me couvrir ?Léonidas nous laisse une libre retraite :II paraît dédaigner notre entière défaite.Cruels amis, pourquoi m'avez-vous entraîné ?À mourir sans honneur m'auriez-vous condamné ! Sous les coups du Tyran j'eusse perdu la vie ;Ou, par ce fer vengeur son audace punieM'eût fait voir digne ici de Sparte et de mon rang.Vous êtes inondés de sueur et de sang ; Ils font quelques pas.Vous marchez, accablés du poids de vos armures ! Sublime dévouement ! Glorieuses blessures !Vous vous êtes, amis, tous immortalisés ;Vos destins sont remplis : de travaux épuisés,Cherchez de vos foyers l'abri sûr et tranquille.S'il en est que leurs pas entraînent dans la Ville, Auprès de Lysander qu'ils aillent se ranger :Ce généreux vieillard saura les protéger.Pour moi, j'attends ici d'un front inaltérableCe que va décider le sort inexorable.Le Ciel est juste, amis. Trop fier pour se courber, Au vainqueur le vaincu saura se dérober : Ils sortent.J'en jure par ce fer. Allez ; mais qui s'avance !Arrachée au combat, seule à peu de distanceMa mère nous suivait... Reconnaissant sa femme.En croirai-je mes yeux ! SCÈNE II. Agis, Chélonis. AGIS. Chélonis, est-ce toi ? Qui t'amène en ces lieux ? CHÉLONIS. Tes périls, mon devoir. Connais-moi toute entière.Quant le sort ennemi persécuta mon père,Moi seule contre toi je fus son défenseur ;Et, sans examiner s'il fut un oppresseur,Si son Arrêt était injuste ou légitime Qui de vous deux enfin méritait mon estime,II était malheureux, je le vis innocent ;Mon époux me parut coupable en le chassant :Je courus dans l'exil, saintement infidèle,D'un père partager la fortune cruelle. Contre toi le destin se déclare aujourd'hui ;Pour toi je me déclare, et je change avec lui.L'adversité te rend mon amour et ta femme ;Agis infortuné règne seul sur mon âme.Lorsqu'on était aux mains, de barbares soldats À l'écart enchaînaient mon courage et mes pas.Ah ! Sans doute le Ciel en pitié me regarde !Les cris des combattants ont attiré ma garde ;Et j'ai su profiter du trouble et de l'effroi,Pour briser ma barrière et venir jusqu'à toi. AGIS. Ô vertu sans exemple ! Ô femme incomparable,Digne d'un meilleur sort, d'un père moins coupable ! CHÉLONIS. Fuis son aspect, fuis moi... Juste Ciel, le voici !Cher Agis ! Cher époux ! SCÈNE III. Agis, Chélonis, Léonidas, Troupe de Soldats étrangers. LÉONIDAS. Quoi, vous, ma fille, ici !Venez-vous de ce traître encourager l'audace ? À Agis.Et toi, t'es-tu flatté d'obtenir quelque grâce,Et de voir mon courroux dissimuler l'affrontQue mon sceptre brisé fit jaillir sur mon front ?Je me fuis vu chassé du Trône de mes pères ;Chargé d'ignominie, accablé de misères, Dans mon exil affreux n'ayant à mes douleursD'autre soulagement que ma fille et ses pleurs ;Penses-tu que les noms de beau-père et de gendre,Ces noms auxquels ton coeur dédaigna de se rendre,Lorsque de ta fureur ils n'ont pu me sauver, De la mienne en ce jour puissent te préserver ?Perfide, en ce moment ton supplice s'apprête ;À des vengeurs sacrés je vais livrer ta tête. CHÉLONIS. Mon père ! AGIS. Chélonis, moins à plaindre que lui ;Ton époux vertueux n'a pas besoin d'appui. LÉONIDAS. Tu ne peux m'échapper. CHÉLONIS. Toujours les Dieux contrairesN'armeront contre moi que les mains les plus chères !Je n'imaginais pas, mon père, que par vousDussent m'être portés les plus terribles coups ;Et, si de mes malheurs j'avais quelque présage ; Bien loin de soupçonner qu'ils seraient votre ouvrage,Mon trop crédule coeur aimait à se flatterQu'avec vous rien pour moi n'était à redouter.Le voilà donc ce prix, dont ma triste jeunesseDevait voir par vos soins couronner ma tendresse : Pouvez-vous regarder, sans en être attendri,Ces vêtements de deuil, ce visage flétri,Ce front morne où l'on voit les glorieuses tracesDes maux que j'ai soufferts de toutes vos disgrâces ?Hélas ! Il vous souvient qu'aux pieds des saints Autels Chélonis se lia par des noeuds solennels,Et que ce cher époux, dans un temps plus prospère,Mérita mon amour et le choix de mon père.Mais, si la pitié cède à vos ressentiments,Cédez du moins aux Dieux garants de mes serments Et craignez d'attirer la foudre vengeresseSur vous qui devant eux dictâtes ma promesse. LÉONIDAS. Laisse-là ces serments que l'ingrat a trahis. AGIS. 'J'ai choisi d'obéir aux lois de mon pays. LÉONIDAS. Ces lois veulent ta mort. AGIS. Il faut bien que j'expie Le crime que j'ai fait en te sauvant la vie. LÉONIDAS. Ah ! C'en est trop. CHÉLONIS. Mon père, il n'est donc plus d'espoir !Je le vois, la nature a perdu son pouvoir.Eh bine, puisque sa voix ne se fait plus entendre,Ce n'est point mon époux qu'ici je viens défendre ; C'est vous, c'est votre nom que je veux arracherÀ l'opprobre éternel tout prêt à le tâcher :Ce sont vos descendants, c'est une source pureQue je veux préserver d'une infâme souillure.Le nom de vos aïeux nous passe avec leur sang. Ah ! Seigneur, faudra-t-il que cet illustre rang,Où vos pères trouvaient le pris de leur ouvrageNe soit pour vos neveux qu'on honteux héritageQui leur fasse envier, comme un souverain bien,La vile obscurité du dernier Citoyen ? Non, ce n'est point Agis ; c'est toute votre race,Qui me contraint ici de vous demander grâce.Quoi, des Léonidas le sang noble et sacré,Ce pur sang des Héros jadis si révéré,Ce sang déifié par la publique estime, Ne serait-il un jour, fameux que par le crime ? SCÈNE IV. Agis, Chélonis, Léonidas, Agésistrate. AGÉSISTRATE. Suspends, Léonidas, un moment ta fureur.' AGIS. Ma mère, où venez-vous ? LÉONIDAS. Grâces au Ciel vengeur,Mes mortels ennemis sont tous en ma puissance ! AGÉSISTRATE. Je ne viens point, cruel, implorer ta clémence ; On ne me verra point, pour fléchir ton courroux,D'un vainqueur insolent embrasser les genoux :Je viens, sans que mon sort m'épouvante ou m'abatte,Voulant quitter la vie en digne Spartiate,Te demander la mort qu'à moi seule tu dois, Et contraindre un Tyran d'être juste une fois.Mon fils est innocent ; seule je suis coupable :Si, te chassant du Trône, il fut Juge implacable,N'en accuse que moi, qui, dès ses jeunes ans,Fis naître en lui l'horreur du crime et des méchants ; Tunis-moi d'avoir pu former un tel courage :****Ses vertus sont de moi, ses moeurs sont mon ouvrage ;Et ce Héros si fier, par l'exemple ébranlé,Sans sa mère, peut-être, un jour t'eût ressemblé.Ce n'est pas tout : apprends qu'en dépit de sa mère, Le gendre respecta les jours de son beau père ;Qu'à son coeur je livrai mille assauts superflus,Et, s'il m'eût obéi, que tu ne serais plus. AGIS. Non, tu n'en croiras point une mère égarée. LÉONIDAS. J'en crois toute ma haine, après l'avoir jurée, Je triomphe, la mort va vous unir tous deux. CHÉLONIS. Au sein de la victoire Agis fut généreux.Vous l'avez vu, du Peuple arrêtant la poursuiteÀ travers les périls protéger votre fuite,Permettre à mon amour d'accompagner vos pas ; Et mon père vainqueur ne l'imiterait pas !II souffrirait qu'Agis, plus que lui magnanime... AGIS. On peut sauver les jours de ceux qu'on mésestime,Non leur devoir les siens, ou c'est les profaner ;Le crime n'eut jamais le droit de pardonner. LÉONIDAS. Je remplirai tes voeux. AGIS. Mais que t'a fait ma mère ?.............................Moi seul, Léonidas, j'ai causé tous tes maux. AGÉSISTRATE. Tu dois percer le flanc qui porta ce Héros. AGIS. Si de fa mère un fils demande ici la vie, Ne crois pas cependant que ce fils la mendie.Connais-moi bien : jamais aux pieds d'un furieux,Je ne ravalerai mes immortels aïeux ;Non, de quelque malheur que le sort me menace,Je ne ferai jamais l'opprobre de ma race ; Et je saurai plutôt lasser ta cruauté,Que dégrader mon sang par quelque lâcheté. AGÉSISTRATE. Il est mon fils ! LÉONIDAS. Bientôt le plus affreux trépas... CHÉLONIS. Il les faudra, cruel, massacrer dans mes bras :Dieux ! Où suis-je ? D'horreur mes cheveux se hérissent ? Regarde, tes soldats, eux-mêmes en frémissent !Le respect vainement impose à ma douleur,Je ne consulte plus que ma juste fureur ;Oui, barbare, je veux, étouffant la nature ,Vaincre des sentiments que votre coeur abjure : Le serment le plus saint m'attache à mon époux. LÉONIDAS. Fille coupable, arrête. AGIS. Elle s'égale à nous. CHÉLONIS, à Agis et à sa mère. Vos courages, amis, ont passé dans mon âme.Agis, oseras-tu m'avouer pour ta femme ;Et, par ce démenti que je donne à mon sang, Me crois tu digne encor de ce sublime rang ?Ton épouse s'est-elle assez purifiée ?Ma naissance, dis moi, peut-elle être oubliée ?Allons, Léonidas, décide de mon sort ;Mets le comble à ma gloire, en ordonnant ma mort : Fais voir que Chélonis ne fut jamais ta fille,M'unissant pour jamais à ma noble famille ;Et crains, si plus longtemps tu parais combattu,D'être enfin soupçonné d'admirer la vertu. LÉONIDAS. Des portes à l'instant, vous, Gardes, qu'on s'empare ! Vous me répondrez d'eux. Aux Soldats.Vous, suivez-moi. Il sort. AGÉSISTRATE. Barbare ! AGIS. Tu connaîtras bientôt si l'on peut m'outrager. CHÉLONIS, sortant avec son père. Partout mon désespoir ira vous assiéger. SCÈNE V. Agis, Agésistrate. AGIS. Maintenant je respire ; et sans ignominie,Bien plus m'affranchissant de toute tyrannie, Dans ce même-Palais, où l'on retient nos pas,Je puis vous préserver d'un indigne trépas.Votre fils va montrer aux Rois qu'on persécuteComme, tombant du Trône, en ennoblit sa chute. AGÉSISTRATE. Qui peut nous dérober à la fureur du sort ? Parlez ! AGIS. Ce fer. AGÉSISTRATE. Comment ? AGIS. En me donnant la mort :Voici mon noble appui. Vous restez immobile !Ce glaive protecteur va m'ouvrir un asileD'où la vertu se rit du crime triomphant.Sauvé, libre par lui, je n'aurai d'un méchant Honteusement reçu ni la mort ni la vie.Que mon âme aux Enfers va descendre ravie !... AGÉSISTRATE. Que l'excès des vertus lui-même est dangereux !Vous irez donc, inscrit parmi les fils pieux,Grossir des mauvais Rois la foule trop immense ! À pas précipités vers moi la mort s'avance ;Et de notre ennemi tout le ressentimentNe pourra que hâter mon trépas d'un moment. AGIS. C'est ce moment qu'il faut que mon bras vous procure.Vivez, non pour languir dans une haine obscure, Mais pour aller partout me chercher des vengeurs.Courez chez nos voisins inspirer vos fureurs ;Faites passer en eux tout l'amour d'une mère ;Qu'il leur semble venger ou leur fils ou leur frère ;Et qu'enfin, mes Sujets livrant mon assassin, Vos mains, vos propres mains, lui déchirent le sein. AGÉSISTRATE. Ô Cité malheureuse ! AGIS. Elle est mon ennemie,Ne lui devant plus rien, je veux fuir l'infamie. AGÉSISTRATE. Dis plutôt que d'un Roi tu veux fuir les travaux.Non, ce n'est pas ainsi que meurent les Héros : Vois ces vrais Citoyens, enfants de la Patrie,Noble race que Sparte en sa gloire a nourrie ;Quand la force venait à l'emporter sur eux,Ils cédaient, et pourtant s'estimaient généreux,Supportant dignement leur malheur domestique, Dans l'espoir de servir encor la République.Mais se donner la mort, c'est céder lâchement,C'est se montrer vaincu, l'avouer hautement.As-tu donc adopté l'orgueilleuse maxime,Qui nomme ce trépas un acte magnanime ? Il en coûte si peu pour se le procurer,Qu'on pourrait aisément à ce prix s'illustrer,La mort d'un Citoyen ne peut être honorable,Qu'autant qu'à la Patrie il la rend profitable.À l'opprobre, mon fils, c'est te vouer enfin, Que, pour l'amour de toi, t'immoler de ta main. AGIS. On entend des cris.Entendez-vous ces cris ? Avant qu'on me saisisse,Reçois, ô mon pays, ce dernier sacrifice ! SCÈNE VI. Agis, Agésistrate, Lysander. LYSANDER. Mon Prince, paraissez. Le Peuple au désespoirA chassé votre garde, et demande à vous voir : Venez mettre à profit ce retour de courage.Au Sénat le Tyran court, frémissant de rage :Il va, dit-on, créer des éphores nouveaux, Et par eux vous livrer au glaive des bourreaux.Vous connaissez, Seigneur, leur puissance suprême : Ces Magistrats altiers bravent le diadème ;Et, sous le nom sacré de Ministres des Lois,Sont maîtres de l'État et des jours de leurs Rois. AGIS. Ami, puisqu'il est vrai que Sparte encor m'appelle,Je ne suis plus à moi, tous mes soins sont pour elle. Marchons donc au Sénat ; courons briser les fersQue forge le Tyran par la main des pervers :De nos Concitoyens justifions l'estime ;Confondons des projets enfantés par le crime :Ou, si mon ennemi parvient à m'accabler, Que mon dernier soupir le fasse encor trembler. Agis et Lysander sortent. SCÈNE VII. AGÉSISTRATE, seule. Dieux, qui jeter sur nous un regard plus propices,Éclatez, il est temps, armez votre justice ;Échauffez par ma voix les timides espritsDe ce Peuple qui vient de me rendre mon fils ! Grands Dieux, par ses vertus, ce Héros doit vous plaire ?Donnez de l'énergie aux accents de sa mère :Et Sparte ranimant son antique fierté,La Nature pourra plus que la liberté. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Léonidas, Ampharès, Gardes. LÉONIDAS, à ses Gardes. Si le Peuple paraît, qu'on fasse ouvrir les portes. Les Gardes sortent. À Ampharès.Tandis que le Palais est rempli de cohortes,Que j'y tiens au besoin des combattants tout prêts,Tout offre, tu le vois, l'image de la paix.Mon gendre va venir. Cher Ampharès, admireComme j'ai lu cacher le piège où je l'attire. J'ai chassé du Sénat ceux dont les intérêtsOu la haine auraient pu traverser mes projets :Le reste m'est soumis, et s'empresse à me plaire ;Éphores, Sénateurs, tous servent ma colère :La victime, Ampharès, ne peut plus m'échapper. Mais aussi je me perds, si j'hésite à frapper.Ces éphores nouveaux, que ma voix vient d'élire,Ces Sénateurs vendus, que l'avarice inspire,Ces Soldats, que l'or seul à ma fuite a traînés,Ces amis, tels que toi, par le coeur enchaînés, Si je tarde un instant, si ma haine diffère,Seront pour ma défense une faible barrièreContre un Peuple nombreux, qui, par Lycurgue armé,Fit voir jadis un Peuple en Héros transformé.Vois jusqu'où son audace est déjà parvenue ! Je puis tout ; cependant il vient, presque à ma vue,D'arracher de ces lieux mon ennemi mortel.Les traîtres l'ont rendu cent fois plus criminel.Point de pardon ; il faut que le perfide expire,Si je veux assurer mes jours et mon Empire : Et tous épouvantés, rentrant dans le devoir,Même étant opprimés, béniront mon pouvoir. AMPHARÈS. Hâtez donc ce moment : le Sénat implacable,Pour prononcer l'Arrêt, n'attend que le coupable :II ne vous reste plus , Seigneur, qu'à le livrer. LÉONIDAS. Je viens des mains du Peuple, Ami, le retirer.La force jusqu'ici m'a donné l'avantage ;La ruse maintenant doit couronner l'ouvrage :Et si je puis compter sur l'espoir qui me luit,Mon triomphe s'achève au milieu de la nuit. J'ai proposé la paix : par ma feinte abusée,Ma fille m'abandonne une victoire aisée.II falloit attirer mon rival en ces lieux.Ami, tout réussit au-delà de mes voeux :Chélonis, sur la foi de cette paix offerte, Elle-même conduit ma victime à sa perte,Et craint en ce moment d'autant moins mon courroux,Que tout le Peuple ici doit suivre son époux.Tu sais combien le Peuple est crédule et volage ;Il prendra pour pitié le calme de la rage. Pour arracher Agis, je m'en vais tout tenter,Et je te laisse après le soin de l'arrêter. AMPHARÈS. Je tremble qu'enhardi par le fils et la mère,Ce Peuple à vos désirs ne se montre contraire ;Qu'il ne résiste enfin. LÉONIDAS. S'il l'ose, il est perdu. Ennemis et Sujets, tout sera confondu :Tu verras les Soldats que mon Palais recèle,Sortir, fondre à ma voix sur ce troupeau rebelle ;Et, ce choc imprévu glaçant les plus vaillants,D'un jeune audacieux triompher mes vieux ans. Je dois beaucoup sans doute à ton heureuse adresse :Tu sais quel prix t'attend ; je tiendrai ma promesse :Le superbe abattu, sa Couronne est à toi.Va, ne perds point de temps ; fais venir près de moiLes Riches et les Grands attachés à ma cause : Songe que sur ton zèle, ami, je me repose. AMPHARÈS. Je fers votre vengeance et cours vous obéir. Il sort. SCÈNE II. LÉONIDAS, seul. L'éclat d'une couronne a pu seul t'éblouir.Quel fruit espères-tu d'un lâche ministère !Tu n'es que l'instrument qu'a choisi ma colère ; Pour arrêter ton Roi, juge de mes mépris,Parmi tant de méchants, c'est toi seul que j'ai pris.Je sens avec plaisir, traître, que je t'abhorre.Tu sembles fuir le trône ; et ton oeil le dévore ;Mais ne te flatte pas que je t'y laisse asseoir. Comment l'as-tu formé, ce ridicule espoir ?Celui qui peut livrer son bienfaiteur, son Maître,Deviendra mon bourreau, pour peu qu'il gagne à l'être.C'est en l'exterminant qu'il me sera permisDe me croire vainqueur de tous mes ennemis : Quand tu ne feras plus, je cesserai de craindre.Avec lui cependant il m'importe de feindre :Agis respire encore, et j'ai besoin d'un bras,Qui d'un meurtre nouveau ne s'épouvante pas.Le perfide, tout plein du Démon qui l'entraîne, Lui seul va se charger de la publique haine,Lui seul va me venger... Eh ! Quelle joie, ô Dieux,De pouvoir se baigner dans un sang odieux,Et, dirigeant le fer dont périt la victime,D'attacher sur autrui toute l'horreur du crime !... Mais j'aperçois ma fille. SCÈNE III. Léonidas, Chélonis. LÉONIDAS. Apportez-vous la paix,Chélonis ? Mes désirs seront-ils satisfaits ? CHÉLONIS. Que cet empressement, Seigneur, flatte mon âme !Ah ! Puissé-je en ce jour, me montrant fille et femme,Réunir à jamais mon père et mon époux ! Je mets tout mon bonheur, tout mon espoir en vous.Dans ce Palais bientôt paraîtra votre gendre...Je sens un mouvement que je ne puis comprendre....Dieux, si l'on me trompait ! Mais, non ; j'ai votre foi.Pardonnez à ce coeur qui frémit malgré moi : Je m'en vais l'attaquer avec tout mon courage ;Ses indignes terreurs sont pour vous un outrage :Je le vaincrai ; je veux qu'il ne lui soit permisNi crainte, ni soupçon, quand mon père a promis. LÉONIDAS. Agis à mes bontés est-il enfin sensible ? CHÉLONIS. Hélas, l'adversité rend souvent inflexible !Agis est jeune, fier, de la gloire amoureux :Mais on tient rarement contre un coeur généreux...On vient... c'est mon époux que le Peuple environne.Ah, mon père, songez qu'à vous je m'abandonne ! LÉONIDAS. Ne craignez rien ; surtout prêtez-moi votre appui,Ma fille ; et, s'il le faut, sauvons-le malgré lui. SCÈNE IV. Léonidas, Chélonis, Agis, Agésistrate, Lysander, Ampharès, anciens Éphores et Sénateurs ; Peuple du côté d'Agis ; Riches et Grands, du côté de Léonidas, avec Ampharès ; chaque Parti entrantparle côté opposé à l'autre. AGIS. Du sang de mes Sujets dans tous les temps avare,Fuyant l'odieux nom de Roi dur et barbare,Adorant mon pays et voulant le prouver, Je n'ai point consulté pour venir te trouver.Montrons qui de nous deux le chérit davantage :Ce combat vertueux doit plaire au vrai courage.Tu peux, Léonidas, à jamais t'illustrer...Que dis-je ! Veux-tu voir Sparte t'idolâtrer? Considère un moment la misère publique,Et, Roi, fais sur toi-même un effort héroïque. Montrant le Peuple.Use envers tes enfants de générosité ;Rétablis parmi nous la douce égalité :Et celui qui tantôt a bravé ta colère, Fier de t'appartenir, de t'appeler son père,Pour ce rare bienfait donnant l'exemple à tous,Va le premier ici tomber à tes genoux. LÉONIDAS. Prosternant à mes pieds ainsi ton diadème,Tu penses m'amener à t'obéir moi-même : Je vois tous tes desseins. Vous, Peuple, écoutez-moi;Je veux la paix, je l'offre ici de bonne foi jJe consens d'oublier mon offense passée :Mais, si j'en puis bannir l'accablante pensée,Si, du sort d'un cruel en secret pénétré, Je donne des leçons de vainqueur modéré,Qui de vous, lorsqu'enfin je me devrais justice,A le droit d'exiger un plus grand sacrifice ?Un Dieu ferait-il plus ? J'étouffe mes fureurs.On me chassa pourtant du trône et de vos coeurs. Je fais qu'en pardonnant, Citoyens, je m'honore :Mais subissant les lois d'un gendre qui m'abhorre,Loin de faire éclater ma générosité,Je paraîtrais forcé par la nécessité :On me croirait vaincu, quand c'est moi qui me dompte ; Ce qui m'est glorieux, tournerait à ma honte ;Et je justifierais par ma lâche actionTout ce que j'éprouvai de persécution. AGIS. Que prétends-tu donc ? LÉONIDAS. Rendre un époux à ma fille ;Voir renaître le calme au sein de ma famille ; Pour le bonheur commun nous réunir tous deux ;T'éclairer ; de ton coeur éloigner, si je peux,De cette égalité le projet chimérique. AGIS. Je t'entends. Ô beaux jours de notre République,Ô jours de nos vertus, qu'êtes-vous devenus ! LÉONIDAS. Ne pleure point des jours qui ne reviendront plus ;Et cesse d'aspirer à des vertus grossières,Fruit de l'égalité chez nos farouches pères,Qui ne pourraient germer chez un Peuple poli. AGIS. Ah ! Cruel, dis plutôt chez un Peuple avili ! Proscris l'or : à l'instant tu verras l'injustice,La dissolution, le luxe, l'avarice,Ces pestes de l'État, ces fléaux destructeurs,Fuir, laisser un champ libre à nos antiques moeurs.Sois un nouveau Lycurgue ; une Sparte nouvelle Va sortir de sa cendre , et plus fière et plus belle,Plus féconde en héros : rends-lui son ornement ;Ressuscite son juste et saint Gouvernement ;Rends nous l'égalité. LÉONIDAS. Fanatisme incroyable !Si le Ciel t'a fait Roi, c'est pour être équitable, Pour protéger ton Peuple, et non pas de leurs biensDépouiller en Tyran de libres Citoyens. AGIS. Au lieu d'or, je les veux enrichir de vaillances. LÉONIDAS. Tu confonds tous les rangs. AGIS. Je bannis l'indigence. LÉONIDAS. Les Grecs avec mépris traiteront ta Cité. AGIS. Nous les surpasserons en magnanimité. LÉONIDAS. Tu veux que tes Sujets en richesses leur cèdent. AGIS. Ils sauront commander à ceux qui les possèdent. LÉONIDAS. Étrange aveuglement ! AGIS. Toi-même ouvre les yeux;Qui rendit, réponds-moi, nos ancêtres fameux ? Ce fut l'égalité : sa noble bienfaisance,Exilant la misère et la vaine opulence,Enfanta ces Héros qui, de leurs humbles toits,Sur la Grèce étendaient leur puissance et leurs Lois,Sans faste en gouvernaient les Peuples et les Villes. Quelle palme immortelle, aux pas des Thermopyles,S'élève jusqu'aux Cieux de ces trois cents tombeaux !Quelle valeur ! J'y vois trois cents hommes égaux.Ô Sparte ! Ô mon Pays, ce furent tes Lois sagesDont la voix enflamma ces généreux courages ! C'est de ton chaste sein qu'en foule sont sortisTous ces fiers nourrissons, ces intrépides fils,Qui surent, tant qu'on vit régner ta règle austère,Le rempart de la Grèce et l'honneur de leur mère. LÉONIDAS. Peuple, n'écoutez point ce jeune ambitieux ; Rejetez loin de vous ses discours captieux :Ô Citoyens, tremblez d'en garder la mémoire !De ce grand changement lui seul aurait la gloire,Vous d'immenses travaux. Qui peut imaginerQuelle vie âpre et dure il vous faudrait traîner ; Combien ces lois de fer vous forgeraient d'entraves !Sous ce Gouvernement, vous seriez tous esclaves. AGIS. Vous serez libres tous. LÉONIDAS. Peuple, écartez ces Lois. AGIS. En leur obéissant, vous serez tous des Rois. LÉONIDAS. Lycurgue exigea plus, que ne pouvaient des hommes. AGIS. Nos aïeux avant lui furent ce que nous sommes. LÉONIDAS. Insensé, qu'en fit-il, sinon des furieux ?Réponds. AGIS. Ce qu'il en fit ! Au prix de nous, des Dieux ? LÉONIDAS. Eh bien, pour leur Pays ils prodiguaient leur vie !Imitons leur valeur et non pas leur folie. AGIS. Imiter leur valeur ! Ah ! barbare, commentVeux-tu qu'un malheureux combatte vaillamment ?Peut-il s'intéresser à la cause publique,S'il ne peut te montrer un Autel domestique,Un seul tombeau des siens ? Qui peut l'encourager ? S'arme-t-il pour sauver ses foyers en danger ?Regarde autour de moi ; presque tous sans asileSont autant de bannis, même au sein de leur Ville :Ce Peuple dégradé, sans fortune, sans rang,Pour tous ces Grands, pour toi, versera-t-il son sang ? Ira-t-il au combat, jouet de tes caprices,Privé de tout, mourir pour tes folles délices ?Peuple, s'il n'est touché de votre adversité,Quels malheurs poursuivront votre postérité ?Ô Dieux de mon Pays, rendez vain ce présage ? Mais je vois nos neveux rampants dans l'esclavageÀ gémir sous le joug en naissant condamnésDes mortels je les vois les plus infortunés,Entrants déshérités, proscrits par la Nature,Arracher à la terre un peu de nourriture ; Stupides, abattus, de leurs fers tout meurtris,Du Monde sur la Grèce attirer le mépris. LÉONIDAS. Viens devant le Sénat : de nos débats Arbitre,Lui seul doit prononcer. AGIS. De ce superbe titre,Par tes Concitoyens jadis si respecté, Oses-tu profaner ainsi la dignité ?C'est chez mon Peuple seul que je cherche un refuge.Quel est-il ce Sénat, que tu nommes mon Juge ?Je n'y vois qu'un ramas d'hommes vils et perdus,Honte de la Patrie, à son Tyran vendus, Et qui, pour assouvir la soif qui les domine,De moi, de mon pays, ont juré la ruine. Montrant les anciens Sénateurs.Les nobles défenseurs du Peuple et de l'État,Ces augustes Vieillards, vrais membres du Sénat,Osent lever le front contre la tyrannie ; Et, plus que le trépas fuyant l'ignominie,Rougiraient de vaquer à leur emploi sacréAvec des scélérats qui l'ont déshonoré.Appelle-t-on Sénat le repaire du crimeOù, sans autorité ni pouvoir légitime, Un Despote entouré d'armes et de bourreaux,Chasse des Magistrats, en élit de nouveaux,Et, ne le remplissant que de ses créatures,Du glaive saint des Lois arme des mains impures ? LYSANDER. Le Peuple a trop souffert : qu'on termine ses maux. UN SPARTIATE. Oui, sans plus différer ; nous voulons être égaux. LÉONIDAS. À moi, Soldats ! Une troupe de Soldats parait ; le peuple frémit et fait quelques pas contre le Tyran. AGÉSISTRATE. Ô Ciel ! CHÉLONIS, à son père. M'auriez-vous abusée ? AGIS. Je reconnais la paix qu'il nous a proposée. LÉONIDAS. En est-il dont l'audace affronte mon courroux ? LYSANDER. Il n'en est point ici qui ne brave tes coups. LÉONIDAS. Téméraires !... CHÉLONIS. Mon père... Agis... Je vous supplie !... AGÉSISTRATE. Agis, sois vertueux, ou renonce à la vie. AGIS. Je vais la vendre cher. LÉONIDAS, s'avançant au milieu des deux partis. Soldats, Peuples, écoutez. À Agis, Agésistrate, et aux anciens Sénateurs.Et vous, connaissez mieux à qui vous insultez.Quoi ! Loin que les vaincus implorent ma clémence, Leur orgueil ose encor défier ma vengeance !Qui vois-je contre moi ! Des femmes, des vieillards,Un peuple désarmé !... Porte ici tes regards, Montrant ceux de son parti.Agis : bien qu'à l'effroi tu sois inaccessible,Contemple ces Guerriers, cette troupe invincible, Et juge du destin qui tous deux nous attend. AGIS. Tu vaincras, nous mourrons. LÉONIDAS. Eh bien, voici l'instantDe vous punir, ingrats, comme je le désire !Depuis deux ans entiers à ce moment j'aspire.Proscrit, persécuté, je n'ai jamais fléchi : De mon amour pour vous par l'exil affranchi,Ne devant respirer que pour votre ruine,Je vais vous étonner : chacun de vous s'obstineÀ n'accepter la paix qu'avec l'égalité ;Lorsque tout doit plier sous mon autorité, Que je puis commander, j'y souscris. AGIS. Dieux, qu'entends-je ?De ses Sujets ainsi Léonidas se venge. AMPHARÈS. Nos Rois n'ont pas le droit... LYSANDER. Tous deux sont réunis ;Et des Rois bienfaisants les droits sont infinis. LÉONIDAS. Allons aux pieds des Dieux déposer notre haine, Agis : pour mériter leur bonté souveraine,D'un pieux sacrifice ordonne les apprêts ;Devant les Immortels nous jurerons la paix. AGIS. Ô joie inespérée ! Ô moment plein de charmes !Cet effort est si beau, qu'il m'arrache des larmes, Ton courroux abusant de ma crédulitéOserait-il des Dieux braver la Majesté ?Pourrais-tu dans le Temple entraîner ta victime ?Viens, j'aime mieux mourir que soupçonner un crime. LYSANDER. Allons, Peuple, aux autels bénir notre destin. Ils sortent tous. LÉONIDAS, à Ampharès, à part. Assemble le Sénat : mon triomphe est certain. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Agis enchaîné, Léonidas, Gardes. AGIS. Après avoir aux Dieux offert un sacrifice,Contre la trahison invoqué leur justice,Au milieu d'un festin, ta lâche impiétéViole ainsi les droits de l'hospitalité ! Quand, loin de soupçonner une action si noire,Je loue avec transport ta dernière victoire,Ampharès, digne chef de tes complots pervers,Au nom d'un vil Sénat, me fait charger de fers !On m'arrache des bras de ta fille tremblante ! On l'entraîne à mes yeux ! Une troupe insolenteSur elle ose porter de parricides mains !Temple, Autels, vains garants des serments les plus saints,Festin qu'il a souillé, palais, Dieux domestiques, Aux Gardes.Vous, cruels, qui servez ses fureurs tyranniques, Contre un parjure ici je vous atteste tous ;Ici je le dévoue à l'infernal courroux,Et je maudis sa tête infâme et détestée. LÉONIDAS. Je foulerai bientôt la tienne ensanglantée. AGIS. Dieux du Styx, écoutez mon imprécation ! LÉONIDAS. Malheureux, je rends grâce à ton ambitionDe t'avoir aveuglé jusqu'à te laisser croireQue d'une offense ainsi je perdais la mémoire.Puisses-tu pénétrer dans le fond de mon coeur !Puisses-tu voir combien, charmé de ton erreur, Il jouit en secret d'être nommé parjure,Quand ton sang abhorré va laver mon injure !Il eût déjà coulé, perfide ; mais tes yeuxNe devant plus s'ouvrir à la clarté des Cieux,Puisque cette nuit même à jamais je les ferme, J'ai voulu de tes jours empoisonner le terme.Connais mes sentiments, avant que d'expirer,Et qu'ils servent encore à te désespérer.Apprends donc que j'admire, et plus que toi peut-être,Ces Lois que tous tes soins n'ont pu faire renaître ; Que des Gouvernements le plus beau selon moi,Est celui qu'on m'a vu rabaisser devant toi,Ne pouvant endurer qu'un mortel me dédaigne,Et de son nom fameux veuille éclipser mon règne ;Qu'enfin, sans ton orgueil et mon ressentiment, Lycurgue du tombeau sortirait triomphant. AGIS. Quoi !... Mais non ; d'un coeur bas je vois le stratagème :II se méprise tant, qu'il s'impose à lui-même. LÉONIDAS. Gémis d'avoir rendu ton Peuple malheureux. AGIS. Ma mère est libre encor. LÉONIDAS. Qu'un désespoir affreux, Que le remords sans cesse importune ton ombre ! AGIS. Dieux ! quels seront les tiens pour tes forfaits sans nombre. LÉONIDAS. Va, meurs ; et qu'à ce prix je m'en voie assiégé ! AGIS. Quel châtiment t'attend ! LÉONIDAS. Je me ferai vengé. AGIS. Chère postérité, qui me rendras justice, Je m'en remets à toi du soin de son supplice !Mais quelle est mon erreur ? Il ne possède pasCe sentiment divin qui survit au trépas :Je vois son nom poursuivre en vain sa race infâme ;II ne redoute rien : les Tyrans n'ont point d'âme. LÉONIDAS. Qu'on l'éloigne un instant ; tes cris font superflus. Agis sort.Perfide, avant le jour je ne les craindrai plus. Le Sénat parait. SCÈNE I. Léonidas, Ampharès, quatre Éphores, Sénateurs. LÉONIDAS. Mais je vois ce Sénat créé pour ma vengeance,Ridicule fantôme armé de la puissance ,À toutes mes fureurs soumis aveuglément, Et que j'anéantis, s'il s'oublie un moment. À Ampharès, à part, sur le devant du théâtre.As-tu bien réchauffé leur courroux et leur zèle ? AMPHARÈS. Ils semblent tous venger une propre querelle. LÉONIDAS. Éphores, Sénateurs, en ce lieu, devant vousVa paraître l'ingrat qui nous outragea tous : S'il est digne de mort, que rien ne vous arrête ;Et que le traître apprenne, aux dépens de sa tête,Que ce Corps qu'il méprise entreprend quelquefoisD'abaisser le superbe et de punir ses Rois. AMPHARÈS. Périsse avec Agis qui voudrait le défendre ! LÉONIDAS. C'est à vous, mes amis, que j'immole mon gendre.Barbare envers moi-même, oui, ce n'est que pour vousQue j'arrache à ma fille un criminel époux.Plût au Ciel qu'à moi seul Agis eut fait injure !Que j'aurais avec joie, écouté la Nature, Et qu'il m'eut été doux de pouvoir pardonner !Soutenez mon courage ; et, sans examinerSi je verse des pleurs sur ma triste victoire,Ordonnez son trépas, s'il sert à votre gloire ;Et, dévouant sa tête à votre sûreté, Remplissez le serment que je vous ai dicté. Aux Soldats.Qu'on fasse entrer Agis. Le Sénat s'assied. AMPHARÈS. Prévenons sa furie :Un Roi jamais en vain n'a tremblé pour sa vie ;Et l'on a vu souvent un instant de lenteurÉriger la victime en sacrificateur. LÉONIDAS. Je l'aperçois. Tout dort ; la nuit vous favorise ;Le Palais est muni contre toute surprise. SCÈNE III. Les mêmes, Agis, au milieu des Soldats. Personne ne se lève lorsqu'il entre. AGIS. Voilà, donc ce Sénat, ces Ministres des Lois,Ces demi-Dieux mortels qui règnent sur les Rois ;Voilà ces Magistrats, à qui la Tyrannie A conféré le droit d'ordonner de ma vie.Pour eux, Léonidas, ne dois-tu pas rougirDu rôle avilissant que tu leur fais remplir ?Les aurais-tu placés dans un rang si sublime,Afin qu'un plus grand jour vint éclairer leur crime ? Parle ; qui ta fureur prétend-elle outrager ?Est-ce d'eux ou de moi que tu veux te venger ? LÉONIDAS. J'admire qu'un mortel avec cette impuissanceAit le front d'allier une telle arrogance !Dis-moi si ton vainqueur peut en être irrité. Éphores, Sénateurs, que sa téméritéN'altère point en vous cet esprit équitable,Qui doit vous diriger en jugeant un coupable ;Éloignez de vos coeurs, libres de passions,La haine qui toujours naît des divisions ; Oubliez, s'il se peut, que vous êtes des hommes. AGIS. Ô ma chere Patrie, en quelles mains nous sommes !Le plus affreux Tyran que la Grèce ait connuDicte à des assassins des leçons de vertu ! AMPHARÈS. Agis, plus de respect. AGIS. J'étais loin de m'attendre Qu'à mon respect jamais Ampharès dût prétendre. AMPHARÈS. Roi de Sparte, écoutez. Qui put vous engager ?... AGIS. Esclave, de quel droit viens-tu m'interroger ? AMPHARÈS. Éphore, je le puis : ce droit, ce droit suprême,Je le tiens de la Loi, qui juge les Rois même. AGIS. D'un coup victorieux tu crois m'avoir frappé ?Je ne reconnais point un pouvoir usurpé,Établi sur le crime et sur la violence :Despotisme cruel qu'érige la vengeance.Au milieu des brigands si le fort m'eut jeté, Me serais-je soumis à leur autorité ?Eh bien, Tyrans, la vôtre est-elle mieux fondée ?Est-il un Citoyen d'âme assez dégradée,Pour fléchir devant vous, hommes vils et pervers ?C'est pour vous, pour vos fils, que vous forgez des fers. AMPHARÈS. Une seconde fois, arrêtez, téméraire;Du Sénat indigné redoutez la colère.La Loi punit de mort quiconque a résoluD'usurper sur les siens un empire absolu.Pourquoi, d'un Peuple vain mendiant le suffrage, Prétendiez-vous du riche envahir l'héritage ?De nos possessions à quel droit disposer ?Deux ans vous n'avez fait que nous tyranniser,Usant insolemment d'un pouvoir sans limites :Vous alliez achetant d'infâmes satellites, Un tas d'hommes perdus, qui, pour prix de nos biensVous devaient asservir tous vos concitoyens.Le Sénat vous accuse en qualité de traître,D'ennemi de l'État. AGIS, à la Statue de Lycurgue. Ô Lycurgue ! Ô mon maître !Législateur sublime autant que vertueux, Que la terre étonnée élevé au rang des Dieux,Grand homme, que mon âme a choisi pour modèle,De quel oeil peux-tu voir une troupe rebelleS'arroger hautement le pouvoir d'arrêterEt de juger un Roi qui voulut t'imiter ! Ici reconnais-tu ce Tribunal suprêmeQui réprima souvent l'orgueil du diadème ;Ce Sénat d'où fuyait le vice épouvanté ;Temple auguste où régnaient les moeurs et l'équité !Et vous, nobles aïeux, sages dépositaires D'un pouvoir envahi par des mains mercenaires,Vous qui jugiez les Rois , et, loin de m'avilir,Qui m'eussiez rendu vain de savoir obéir,Ne frémissez-vous point, indignés que les crimesSiègent où commandaient vos vertus magnanimes ! LÉONIDAS. Prononcez. AMPHARÈS. Qu'il périsse ! SECOND ÉPHORE. Il mérite son sort.Tout son sang doit couler. TROISIÈME ÉPHORE. Qu'on le mène à la mort ! SCÈNE IV. Les mêmes, le Chef de Soldats. LE CHEF. Un vieillard tout courbé, sans défense, sans armessVeut entrer : son visage est inondé de larmes ;Ses plaintes toucheraient les plus farouches coeurs. Vos Soldats attendris répandent tous des pleurs :S'il reste au milieu d'eux, je crains bien.... LÉONIDAS. Tant d'audaceMérite un châtiment ; qu'il entre. Le Chef sort. AGIS. Fais-lui grâce :Il te faudrait punir presque tous mes sujets. SCÈNE V. Les précédents, Lysander. LYSANDER, aux Soldats, au fond du Théâtre. Amis, de mes vieux ans vous soulagez le faix; Je reverrai mon Roi ! AGIS. C'est Lysander ! LYSANDER. Ô crime !Me trompez-vous, mes yeux ? Est-ce là la victime ?Ô nuit ! Affreux réveil ! Ah, mon Prince ! Ah, mon fils ! Il se jettent dans les bras l'un de l'autre. AGIS. Mon père ! LYSANDER. À ma douleur ce nom cher est permis.Sur mon sein, sur mon coeur souffrez que je vous presse. LÉONIDAS. Téméraire vieillard, consume ta tendresse,Et qu'il marche. LYSANDER. Où, cruel ? AGIS; À la mort. LYSANDER. Droits divins ! AGIS, montrant Léonidas. Il a tout violé. LYSANDER. Quelles barbares mainsOseront profaner sa personne sacrée !Du saint bandeau royal une tête parée Dans l'horreur du combat imprime le respect ;L'ennemi tout sanglant fuit son auguste aspect :Bravant sa majesté, des sujets la proscrivent !Insensés, répondez, quels démons vous poursuivent ?L'abîme est sous vos pas, il va vous engloutir ; Hâtez-vous ; détournez, par un prompt repentir,Des Dieux épouvantés la vengeance implacable ;Révoquez au plutôt un arrêt exécrable.Suspends, suspends tes coups, Ciel, qu'ils ont offense ;Daigne leur pardonner de savoir prononcé ! AMPHARÈS. Loin de nous repentir, bientôt par son supplice.... LYSANDER. Devant le Peuple entier je demande justice ;Et, si le Roi de Sparte est d'un crime chargé,C'est-là, c'est au grand jour qu'il doit être jugé. AMPHARÈS. Le Sénat le condamne ; un arrêt équitable Ordonne. LYSANDER. II ne l'est point ; vous voyez le coupables. LÉONIDAS. Comment ? LYSANDER. Léonidas, c'est moi qui t'ai banni ;Et, tant que je vivrai, le crime est impuni. AGIS. Où vous emporte, ainsi, l'excès de votre zèle ! LYSANDER. C'est moi qui, son Ministre et Conseiller fidèle, [Note : Timon : Fig. Direction de ce qui est comparé à un navire. [L]]Gouvernais dans ses mains le timon de l'État ;C'est moi, Léonidas, qui, Prince du Sénat,Pour le plus beau projet enflammai le courageD'un Roi jeune, entraîné par le poids de mon âge ;C'est moi qui, l'âme enfin de tous ses mouvements... AGIS. Lysander, arrêtez : ces nobles sentimentsDécouvrent la vertu dont votre âme est nourrie ;Mais, en les avouant, je flétrirais ma vie.Moi, verser sur autrui, par une lâcheté,Cette gloire où j'aspire, et qui m'a tant coûté ! Seul j'ai tout entrepris : s'il faut que je succombe,L'honneur d'avoir osé me suivra dans la tombe ;II n'appartient qu'à moi : malgré tous vos efforts,Agis le portera tout entier chez les morts. LYSANDER. Vous pourriez l'immoler, ce Héros magnanime ! Vous pourriez... Il se jette à ses genoux.Ah ! Tombons aux pieds de la victime !Que mes pleurs.... LÉONIDAS. Quel es-tu, vieillard audacieux ? LYSANDER. Sénateur. AGIS. Montrant les Sénateurs.Et trop pur pour siéger avec eux. LÉONIDAS. Toi, Sénateur ! LYSANDER. Je suis encore plus, je suis homme. LÉONIDAS. Voici les Sénateurs. LYSANDER. Le Peuple seul les nomme : Par ce Peuple créé, je le suis malgré toi,Et viens défendre ici mon Pays et mon Roi. LÉONIDAS. Ton obstination.... LYSANDER. Dis, plutôt ma constance,Mon intrépide foi. AGIS. Voilà ma récompense. À Léonidas.Si je te ressemblais, toi, qui fus malheureux ; Trouverais-je, réponds, un ami généreux ? LYSANDER. L'homme juste, mon fils, sera partout le vôtre. LÉONIDAS. J'ai voulu jusqu'au bout entendre l'un et l'autre ?C'est assez. Dites-vous un éternel adieu. LYSANDER. On m'arrachera donc tout sanglant de ce lieu, On me déchirera. LÉONIDAS. Je ne sais qui m'arrête... LYSANDER. Cruel, sauve mon Roi. LÉONIDAS. Tremble. LYSANDER. Voilà ma tête :J'ose briguer l'honneur d'une si belle fin. AGIS. Si vous m'aimez, cessez d'envier mon destin.Je scelle de mon sang les droits, de ma Patrie ; Je termine en Héros ma glorieuse vie ;Je suis libre, et je meurs avec ma liberté,Vainqueur des scélérats qui m'ont persécuté.Léonidas, viens voir la vertu triomphante :Au milieu des bourreaux elle est plus éclatante. Sous les chaînes courbé, mais fier d'avoir vécu,L'homme de bien jamais ne peut être vaincu ;Le méchant est esclave au sein de la victoire.Je ne puis plus mourir ! Déesse de mémoire, Montrant Léonidas et les Sénateurs.Tu sauras, leur gardant un éternel affront, Rajeunir les lauriers qui me ceignent le front !Le nom d'Agis, ce nom qu'illustre mon courage,En arrachant des pleurs, passera d'âge en âge :De cent Peuples divers je le vois révéré,Gravé dans tous les coeurs, et partout admiré. Où suis-je ! Quels honneurs ! Quelle brillante gloire !Le père à ses enfants raconte mon histoire,S'attendrit avec eux sur mon funeste sort,Et souhaite à ses fils une semblable mort !J'ose, Léonidas, te faire une prière : Épargne ce vieillard ; qu'il rapporte à ma mèreDe quel front j'ai reçu l'arrêt de mon trépas. LYSANDER. Dans la tombe avec vous je ne descendrais pas ?Il sait que, de tout temps persécuteur des vices,C'est moi qui loin de vous écartant les délices, Et qui, vous découvrant leur dangereux poison,Contre les voluptés armai votre raison ;Il fait que mon amour, élevant votre enfance,Dans votre sein fécond déposa la semenceDe ces riches vertus qu'il, voit fructifier. Sa politique enfin me doit sacrifier. LÉONIDAS, à part. Tu seras satisfait. AGIS. Veuillez ne pas me suivre. LYSANDER. Tremble, Léonidas, si tu me laisses vivre ;Je veux rendre ton fils malgré toi vertueux. LÉONIDAS. Dans la prison, Soldats, entraînez-les tous deux. LYSANDER, aux soldats. Tournez contre moi seul vos parricides armes...De leurs farouches yeux je vois tomber des larmes ! AGIS, aux Soldats. Bénissez mon trépas, et pleurez les méchants. LÉONIDAS, courant à ses Soldats. Point de pitié. LYSANDER. Venez, souillez mes cheveux blancs :Mes cris aux Immortels sauront se faire entendre ; J'irai... je forcerai leur justice à descendre. SCÈNE VI. Les précédents, un SOLDAT. LE SOLDAT. Le péril presse : on voit à travers des flambeauxÉtinceler le fer de mille javelots.Les armes à la main, une femme intrépideCrie au Peuple : « Empêchez, amis, un parricide : On vous rend les auteurs du plus noir attentat.Brisez vos fers, sauvez mon fils, vous, et l'État. »Ce cri remplit les coeurs de rage et d'épouvante.La troupe audacieuse à chaque pas augmente.Hâtez-vous : vos Soldats, prêts à l'exterminer, Attendent le signal qu'il vous plaira donner. LYSANDER. Le Ciel, le juste Ciel à la fin nous regarde ! LÉONIDAS. Éphores, Sénateurs, faites doubler la gardePar qui le criminel doit être accompagné,Et que de toutes parts il soit environné : Je vole à l'ennemi. SCÈNE VII. Lysander, Agis. AGIS. Que mon âme est charmée !Lycurgue, en un moment j'atteins ta renommée.Toi, Lysander, pour prix de ta fidélité,Avec moi je te mène à l'immortalité. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. CHÉLONIS, seule. J'erre dans ce Palais, je cours désespérée, Sans que sur mes malheurs je puisse être éclairée !Soldats cruels !... Irai-je, en voulant les forcer,Subir encor l'affront de me voir repousser !Ô vous, fameux Héros, dont je suis descendue,Vous, l'honneur de mon sang, jetez sur moi la vue ! Ne me reprochez point un père criminel ;Daignez m'encourager du séjour éternel.Entre vos noms le mien ne prétend nulle place ;Mais j'ai le noble orgueil d'être de votre race :Votre seule vertu vous mit au rang des Dieux ; Pour la vertu je meurs digne de mes aïeux.Mais quoi, je n'entends point les cris de la vengeance !De la nuit cependant à travers le silence,Jusqu'à moi dans ces murs ils auraient dû percer.Ah ! dans mon âme encor voudrais-tu te glisser, Cruel espoir, qui m'as tant de fois abusée ?Si pourtant de ce Ciel la colère apaiséeSe contentait des pleurs qui coulent de mes yeux,Si mon époux allait reparaître en ces lieux !...Je ne sais, mais je sens que malgré moi j'espère ; Mon coeur s'ouvre à la joie... Il se flatte... Ô mon père,Pourriez-vous rendre vains ces doux pressentiments ?Protégez mon hymen, respectez mes serments !Qu'une seconde fois, sous de meilleurs auspices,Je tienne mon époux de vos mains bienfaitrices !... On vient... Grands Dieux, mon sort a-t-il pu vous toucher ? SCÈNE II. Chélonis, Lysander, Troupe de Citoyens. CHÉLONIS. Lysander, au trépas venez-vous m'arracher ? LYSANDER. Vous êtes libre, ô femme et fille infortunée ! CHÉLONIS. Je fuis libre !... D'Agis quelle est la destinée?Vous frémissez ! LYSANDER. Hélas ! CHÉLONIS. De grâce, expliquez-vous. LYSANDER. Armez-vous de courage. CHÉLONIS. Ah, je n'ai plus d'époux !Mon père a dans son sang trempé ses mains barbares ! LYSANDER. Les équitables Dieux, de ce pur sang avares,Sur la tête coupable ont vengé leurs Autels. CHÉLONIS. Je ne puis respirer... Quoi, les Dieux immortels...! Par pitié, finissez ou comblez ma misère ! LYSANDER. Votre époux est vainqueur ; vous n'avez plus de père. CHÉLONIS. Je succombe. LYSANDER. Je plains votre rigoureux sort :Mais ses crimes, Madame, ont mérité la mort. CHÉLONIS. Dans mon père expirant je ne vois plus de crimes. LYSANDER. Ô Ciel ! est-ce bien vous ! CHÉLONIS. Mes pleurs sont légitimes. LYSANDER. Tremblez ; vous trahissez votre époux et l'honneur. CHÉLONIS. Barbare, à votre gré déchirez donc mon coeur ;Hâtez, hâtez l'instant de mon heure suprême. LYSANDER. Vous frémirez d'horreur. J'ai vu, dans ce lieu même, Aux pieds d'un vil Sénat votre époux enchaîné,Sous le fer des bourreaux à périr condamné ;Je le défends en vain : tous deux on nous entraîne ;De l'horrible prison la porte s'ouvre à peine ,Qu'accourant sur nos pas, soudain le Peuple armé Y fond de toutes parts de courroux enflammé :Léonidas le joint, J'attaque ; on nous enferme.Là j'ai vu d'un Héros le caractère ferme ;Des vertus de nos Rois là j'ai vu l'héritier :Sa mère, son pays, l'occupaient tout entier. Comme je l'admirais, l'âme d'effroi troublée,Ampharès s'échappant de l'horrible mêlée,L'oeil hagard, et le bras tout dégouttant de sang,Entre avec ses bourreaux, marchant au premier rang.Je pâlis : d'un front calme Agis attend le traître : La troupe impie approche ; et moi, couvrant mon MaîtreDe ce corps épuisé, que j'offre aux assassins,Un instant je retiens leurs parricides mains.Leur Chef impatient s'emporte et les menace :Sa voix les enhardit ; mon désespoir les glace : Quand votre époux, bravant leurs desseins criminels,S'avance au milieu d'eux, semblable aux immortels.Tandis que ces brigands reculent à sa vue,On enfonce la porte : une femme éperdue(C'était Agésistrate) arme Agis. Le Héros, Libre à peine, a déjà vu fuir tous ses bourreaux :La terreur les poursuit ; et le fils et la mèreTriomphent fans obstacle aux yeux de votre père,Qui, retrouvant vainqueur l'ennemi qu'il croit mort,Ose, quoique défait, tenter encore le sort : Le combat recommence avec plus de furie ;Chacun des deux côtés vend chèrement sa vie.Par combien de détours le destin rigoureux,Pour le livrer au crime, entraîne un malheureux !Agis s'était vengé par plus d'un sacrifice : Un cri le frappe ; il voit sur sa libératriceVotre père égaré lever un bras sanglant :II s'élance aussitôt, l'arrête en l'immolant,À force de vertu contraint d'être coupable. CHÉLONIS. Malheureuse, qu'entends-je ? Ô destin déplorable ! Lorsqu'au Ciel j'adressais des voeux pour mon époux,Mon père en ce moment expirait sous ses coups.Agis, que ne viens-tu de ton triomphe horribleM'étaler tout sanglant le spectacle terribleMe souiller malgré moi du meurtre paternel, Exigeant de ma main un laurier criminel ?Tous mes noeuds sont rompus. Ombre chère et sacrée !Pour toi je veux mourir et m'en crois honorée.Ton meurtrier barbare... LYSANDER. Immoler ses parents,Quand sur un Peuple libre, ils règnent en Tyrans, C'est un crime sacré que les Dieux applaudissent. CHÉLONIS. À peine on l'a commis ; que les Dieux le punissent. LYSANDER. Redoutez leur courroux. Agis poursuit de prèsUn reste d'étrangers que commande Ampharès.Je l'entends ; il s'approche. Au nom des Dieux, Madame, Renfermez devant lui les transports de votre âme ! CHÉLONIS. Où me cacher ? LYSANDER, apercevant Agis soutenu par les siens. Que vois-je ! Ô nuit pleine d'horreur ! CHÉLONIS, sans regarder Agis. Ah ! fuyons, dérobons mes larmes au vainqueur ! SCÈNE III. Lysander, Chélonis, Agis, soutenu par une Troupe de Citoyens armés ; l'ancien Sénat. AGIS. Où vas-tu, Chélonis ! À ta flamme fidèle ;Regarde Agis. LYSANDER. Mon Roi ! AGIS. Ma blessure est mortelle? Chélonis ; que mes yeux soient fermés par ta main. CHÉLONIS, regardant Agis. Quel objet ! Dieux, Je fer est encor dans son sein !Un seul jour me ravit mon époux et mon père ! AGIS. Ampharès l'a vengé. À l'un des Citoyens.Qu'on rappelle ma mère :Je l'ai vue attachée au pas du meurtrier. Aux autres Citoyens.A-t-on, braves amis, sauvé mon bouclier ? On le lui présente.Je meurs au lit d'honneur, et Sparte est triomphant. Montrant le fer qu'il a dans le sein.Ce fer seul arrêtant mon âme impatiente,Loin de troubler ma fin jurez-moi, Sénateurs,De ne me décerner les suprêmes honneurs, Qu'après avoir du Peuple assuré la fortune :Que la gloire avec vous m'en soit encor commune !Mort, que je sois présent au partage des biens ;Qu'on m'inhume l'égal de mes Concitoyens !Avant qu'entièrement votre Roi disparaisse, Devant ses yeux éteints que Lycurgue renaisse !Mes restes adorés par mes heureux Sujets,Dans la tombe enfermés, dormiront plus en paix. LYSANDER. Nous jurons d'obéir. AGIS, à Chélonìs. Admire ici ma gloire :J'entre dans le tombeau suivi de la Victoire ; Au sort jaloux la mort défend de m'outrager. SCÈNE IV et DERNIÈRE. Les Précédents, Agésistrate armée. AGÉSISTRATE. Meurs satisfait, mon fils ; je viens de te venger.Ampharès m'échappait : frémissante de rage,À travers ses Soldats je me fais un passage ;J'atteins le meurtrier, et d'un bras furieux, Je plonge ce poignard dans son flanc odieux ;Et, mes sanglantes mains déchirant le barbare,[Note : Tartare : Terme de mythologie. Nom que les poëtes donnent au lieu où les coupables sont tourmentés dans les enfers. [L]]Il court de ses forfaits effrayer le Tartare. LYSANDER. Ô courage ! AGÉSISTRATE. Pourquoi cette sombre douleur ?Pleurerait-on mon fils moissonné dans sa fleur ? Ou loin de notre hommage au succès de ses armes,À l'oppresseur détruit donnerait-on des larmes ?Embrasse-moi, mon fils. Puissent ainsi mourirTous ceux que dans son sein Sparte daigne nourrir !Puissent ainsi, bravant leurs pertes domestiques, Les mères n'applaudir qu'aux victoires publiques !Sparte s'en va renaître : est-ce trop acheterL'inestimable honneur de la ressusciter ? AGIS. Quel exemple pour toi, Chélonis ! AGÉSISTRATE. Viens, ma fille,Toi, qui me tiendras lieu désormais de famille, Sois digne du Héros qui partagea ton lit. CHÉLONIS. 'Après tous mes malheurs le jour m'est interdit :Le fer aurait déjà terminé ma carrière ;Mais, hélas ! C'est à moi de fermer sa paupière. AGIS. Tu mourrais sans honneur. Forme un dessein plus beau ; Sois Citoyenne ; érige à ma cendre un tombeau.J'ai vengé mon pays : qu'il retrouve en ma femmeMa digne veuve, et non la fille d'un infâme.Vis ; et ma mère, et toi, consacrez ce grand jour. AGÉSISTRATE. Quel fils, ô mon Pays, t'immole mon amour ! AGIS. C'est pour lui, Citoyens, que je cesse de vivre ;Je vous lègue, en mourant, ce bel exemple à suivre. CHÉLONIS, se précipitant sur Agis. Il expire ! AGÉSISTRATE. Arrêtez : ses mânes courroucésRougissent, en voyant les pleurs que vous versez.Vous fûtes son épouse, imitez son courage. Dieux immortels, ô vous, dont Agis est l'image,Vous connûtes mes voeux, lorsque je l'enfantai :Ils sont remplis ; mon fils meurt pour la liberté !Je suis, par ses vertus, la plus fière des mère :Il rentre avec honneur dans le sein de ses pères ; Et, si je le pleurais vengeur de son pays,Pourrais-je m'appeler la mère d'un tel fils ?Aussitôt que du jour renaîtra la lumière,Célébrons dignement aux yeux de Sparte entièreUn héros que sa mort égale aux Immortels, Et que partout l'encens fume sur les Autels. ==================================================