******************************************************** DC.Title = INÈS DE CASTRO, TRAGÉDIE DC.Author = LA MOTTE, Antoine Houdart de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:51. DC.Coverage = Portugal DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LAMOTTE_INESDECASTRO.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5461138q DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** INÈS DE CASTRO TRAGÉDIE M. DCC. XXIII. par M. Houdart de La Motte de l'Académie française chez Grégoire DUPUIS, rue Saint Jacques, à la Fontaine et à la Couronne d'Or et François FLAHAULT, quai des Augustins, au coin de la rue Pavée, au Roi du Portugal. Représentée pour la première fois le 06 avril 1723 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain par la troupe de la Comédie française. ACTEURS ALPHONSE, roi du Protugal, surnommé le Justicier. LA REINE. CONSTANCE, fille de la Reine, promise à Don Pedre. DON PEDRE, fils d'Alphonse. INÈS, fille d'honneur de la Reine, mariée secrètement à Don Pedre. DON RODRIGUE, prince du Sang du Portugal. DON ENRIQUE, grand du Portugal. DEUX GRANDS de PORTUGAL. L'AMBASSADEUR du Roi de Castille. DON FERNAND, domestique de Don Pedre. La GOUVERNANTE. Deux ENFANTS. Un garde. La scène est à Lisbonne, dans le palais d'Alphonse. ACTE I SCÈNE I. Alphonse, la reine, Inès, Rodrigue, Henrique, et plusieurs courtisans. ALPHONSE. Mon fils ne me suit point ! Il a craint, je le vois,D'être ici le témoin du bruit de ses exploits.Vous, Rodrigue, le sang vous attache à sa gloire.Vôtre valeur, Henrique, eût part à sa victoire.Ressentez avec moi sa nouvelle grandeur. Reine, de Ferdinand, voici l'ambassadeur. SCÈNE II. Alphonse, la reine, Inès, Rodrigue, Henrique, et plusieurs courtisans, l'ambassadeur de Castille, et sa suite. L'AMBASSADEUR. La gloire dont l'infant couvre votre famille,Autant qu'au Portugal, est chère à la Castille,Seigneur ; et Ferdinand par ses ambassadeursS'applaudit avec vous de vos nouveaux honneurs. Goûtez, Seigneur, goûtez cette gloire suprême,Qui dans un successeur vous reproduit vous même.Qu'il est doux aux grands rois, après de longs travaux,De se voir égaler par de si chers rivaux !De pouvoir, le front ceint de couronnes brillantes, En confier l'honneur à des mains si vaillantes ;De voir croître leur nom toujours plus redouté ;Sûrs de vaincre longtemps par leur postérité.Don Pedre sur vos pas, au sortir de l'enfance,Vous vit des Africains terrasser l'insolence ; Cent fois, brisant leurs forts, perçant leurs bataillons,De ce sang téméraire inonder vos sillons :Vous traciez la carrière où son courage vole ;Et vos nombreux exploits ont été son école,Dès que vous remettez votre foudre en ses mains, Il frappe ; et de nouveau tombent les Africains :Il moissonne en courant ces troupes fugitives,Et rapporte à vos pieds leurs dépouilles captives.Avec vos intérêts les nôtres sont liés :La victoire est commune entre des alliés ; Et toute la Castille, au bruit de vos conquêtes,Triomphante elle-même, a partagé vos fêtes. ALPHONSE. Votre roi m'est uni du plus étroit lien :Sa mère de son trône a passé sur le mien ;Et le même traité qui me donna sa mère, Veut encor qu'en mon fils l'hymen lui donne un frère.Cet hymen que hâtaient mes voeux les plus constants,Par l'horreur des combats, retardé trop longtemps,Rassemblant aujourd'hui l'allégresse et la gloire,Va s'achever enfin au sein de la victoire : Heureux, que Ferdinand applaudisse au vainqueur,Que lui même a choisi pour l'époux de sa soeur !Nous n'allons plus former qu'une seule famille.Allez ; de mes desseins instruisez la Castille,Faites savoir au roi cet hymen triomphant Dont je vais couronner les exploits de l'infant. SCÈNE III. Alphonse, la reine, Inès. ALPHONSE. Oui, Madame, Constance avec vous amenée,Va voir par cet hymen fixer sa destinée.Peut-être que le jour qui m'unit avec vous,Aurait dû de mon fils faire aussi son époux : Mais je ne pus alors lui refuser la grâceQue de l'amour d'un père implora son audace :Il n'éloignait l'honneur de recevoir sa foi,Que pour s'en montrer mieux digne d'elle et de moi.Moi-même armant son bras, j'animai son courage. La fortune est souvent compagne de son âge ;Je prévis qu'il ferait ce qu'autre fois je fis,Et me privai de vaincre en faveur de mon fils.Il a, grâces au ciel, passé mon espérance ;Des Africains domptés, implorant ma clémence, La moitié suit son char, et gémit dans nos fers ;Le reste tremble encore au fond de ses déserts.Quels honneurs redoublés ont signalé ma joie !Et, tandis que pour lui mon transport se déploie,Mes sujets enchantés, enchérissant sur moi, Semblent par mille cris le proclamer leur roi.Madame, il est enfin digne que la princesseLui donne avec sa main l'estime et la tendresse.Ce noeud va rendre heureux au gré de mes souhaits,Ce que j'ai de plus cher, mon fils et mes sujets. LA REINE. Ne prévoyez-vous point un peu de résistance,Seigneur ; de votre fils la longue indifférenceMe trouble malgré moi d'un soupçon inquiet ;Et je crains dans son coeur quelque obstacle secret,Auprés de la princesse il est presque farouche : Jamais un mot d'amour n'est sorti de sa bouche ;Et, de tout autre soin à ses yeux agité,Il semble n'avoir pas aperçu sa beauté.S'il résistait, Seigneur... ALPHONSE. C'est prendre trop d'ombrage.Excusez la fierté de ce jeune courage. C'est un héros naissant de sa gloire frappé ;Et d'un premier triomphe encor tout occupé.Bientôt, n'en doutez pas, une juste tendresseDe ce superbe coeur dissipera l'ivresse.D'un heureux hyménée il sentira le prix. LA REINE. J'ai lieu, vous dis-je encor, de craindre ses mépris.Eh ! Qui n'eût pas pensé qu'aujourd'hui sa présence,Dût des ambassadeurs honorer l'audience !Mais il n'a pas voulu vous y voir rappelerDes traités que son coeur refuse de sceller. S'il résistait, seigneur... ALPHONSE. S'il résistait, madame !De quelle incertitude alarmez-vous mon âme ?Mon fils, me résister ! Juste ciel ! J'en frémis ;Mais bientôt le rebelle effacerait le fils,S'il poussait jusques-là l'orgueil de sa victoire, D'autant plus criminel qu'il s'est couvert de gloire,Je lui ferais sentir que les plus grands exploits,Que le sang ne l'a point affranchi de mes lois ;Que, lorsqu'à mes côtés mon peuple le contemple,C'est un premier sujet qui doit donner l'exemple ; Et qu'un sujet sur qui se tournent tous les yeux,S'il n'est le plus soumis, est le plus odieux.L'auguste autorité sur notre front empreinteNe peut impunément souffrir la moindre atteinte ;Et c'est quand il s'agit d'accomplir un traité, Qu'il en faut soutenir toute la majesté.Oui, chez les souverains dignes du diadème,Leur parole sacrée est le seul droit suprême ;Et s'il fallait choisir, je ferais voir qu'un roiN'a point à balancer entre un fils et sa foi. Mais, Madame, écartons de funestes images.D'un coupable refus rejetez ces présages.Je vais à la princesse annoncer mon dessein ;Et j'en avertirai mon fils, en souverain. SCÈNE IV. La Reine, Inès. LA REINE. Tandis qu'à mon époux j'adresse ici mes plaintes, Inès, vous entendez ses desseins et mes craintes ;Et, si vous le vouliez, vous pourriez m'informerDu mystère fatal dont je dois m'alarmer.Vous avez de l'infant toute la confidence.Je ne jouirais pas sans vous de sa présence. S'il honore ma cour, ses yeux toujours distraits,Paraissent n'y chercher, n'y rencontrer qu'Inès.De grâce éclaircissez de trop justes alarmes.Ma fille à ses yeux seuls n'a-t-elle point de charmes ?À ce coeur prévenu, quel funeste bandeau Cache ce que le ciel a formé de plus beau ?Car quel objet jamais aussi digne de plaireA mieux justifié tout l'orgueil d'une mère !Les coeurs à son aspect partagent mes transports ;La nature a pour elle épuisé ses trésors ; De cent dons précieux l'assemblage céleste,De ses propres attraits l'oubli le plus modeste ;La vertu la plus pure empreinte sur son front,Me devraient-ils encor laisser craindre un affront ! INÈS. Madame, croyez-vous le prince si sauvage Qu'il puisse à la beauté refuser son hommage ?Jusques dans ses secrets je ne pénètre pas ;Mais avec moi souvent admirant tant d'appas,Et de tant de vertus reconnaissant l'empire,Ce que vous en pensez, il aimait à le dire. LA REINE. Eh ! Pourquoi, s'il l'aimait, ne le dire qu'à vous ?Craignez en me trompant, d'attirer mon courroux.Je le vois : ce n'est point la princesse qu'il aime.Il vous parle de vous. INÈS. Ciel de moi ! LA REINE. De vous-même.Je vous crois son amante ; ou, pour m'en détromper, Montrez-moi donc le coeur que ma main doit frapper.Car je veux bien ici vous découvrir mon âme ;Celle qui de dom Pedre entretiendrait la flamme,Qui, me perçant le sein des plus sensibles coups,À ma fille oserait disputer son époux, Victime dévouée à toute ma colère,Verrait où peut aller le transport d'une mère.Ma fille est tout pour moi, plaisir, honneur, repos ;Je ne connais qu'en elle et les biens et les maux ;Il n'est, pour la venger, nul frein qui me retienne ; Son affront est le mien ; sa rivale est la mienne ;Et sa constance même à porter son malheurD'une nouvelle rage armerait ma douleur.Songez-y donc : sachez ce que le prince pense.Il faut me découvrir l'objet de ma vengeance. Je brûle de savoir à qui j'en dois les coups.Livrez-moi ce qu'il aime ; ou je m'en prends à vous. SCÈNE V. INÈS. Ô ciel, qu'ai-je entendu ! Quelle affreuse tempête,Si j'en crois ses transports, va fondre sur ma tête !Heureuse dans l'horreur des maux que je prévois, Si je n'avais encor à trembler que pour moi ! SCÈNE VI. Inès, dom Pedre, dom Fernand. INÈS. Ah ! Cher prince, apprenez tout ce que je redoute ;Mais, faites observer qu'aucun ne nous écoute. DON PEDRE. Veillez-y, dom Fernand : Madame, quels malheursM'annonce ce visage inondé de vos pleurs ? Parlez : ne tenez plus mon âme suspendue. INÈS. Cher prince, c'en est fait ; votre épouse est perdue. DON PEDRE. Vous perdue ! Et pourquoi ces mortelles terreurs ? INÈS. Voilà ces temps cruels, ces moments pleins d'horreursQu'en vous donnant ma main, prévoyait ma tendresse. Le roi vient d'arrêter l'hymen de la princesse :Il va vous demander pour elle cette foi,Qui n'est plus au pouvoir ni de vous ni de moi.Pour comble de malheur la Reine me soupçonne.Si vous voyez la rage où son coeur s'abandonne Et tout l'emportement de ce courroux affreuxQu'elle voue à l'objet honoré de vos feux...Eh ! Jusqu'où n'ira point cette fureur jalouse,Si, cherchant une amante, elle trouve une épouse ;Et qu'elle perde enfin l'espoir de m'en punir, Que par la seule mort qui peut nous désunir ! DON PEDRE. Calmez-vous chère Inès ; votre frayeur m'offense.Eh ! De qui pouvez-vous redouter la vengeance,Quand le soin de vos jours est commis à ma foi ? INÈS. Ah ! Prince, pensez-vous que je craigne pour moi ? Jugez mieux des terreurs dont je me sens saisie :Je crains cet intérêt dont vous touche ma vie.Je sais ce que ma mort vous coûterait de pleurs ;Et ne crains mes dangers, que comme vos malheurs.Vous le savez : l'espoir d'être un jour couronnée, Ne m'a point fait chercher votre auguste hyménée ;Et quand j'ai violé la loi de cet état,Qui traite un tel hymen de rebelle attentat :Vous savez que pour vous, me chargeant de ce crime,De vos seuls intérêts je me fis la victime. Cent fois dans vos transports, et le fer à la main,Je vous ai vu tout prêt à vous percer le sein ;Consumé tous les jours d'une affreuse tristesse,Accuser en mourant ma timide tendresse :C'est à ce seul péril que mon coeur a cédé. Il fallait vous sauver ; et j'ai tout hasardé.Je ne m'en repens pas. Le ciel que j'en attesteVoit que si mon audace à moi seule est funeste,Même sur l'échafaud, je chérirais l'honneurD'avoir, jusqu'à ma mort, fait tout vôtre bonheur. DON PEDRE. Ne doutez point Inès qu'une si belle flammeDe feux aussi parfaits n'ait embrasé mon âme.Mon amour s'est accru du bonheur de l'époux.Vous fîtes tout pour moi ; je ferai tout pour vous.Ardent à prévenir, à venger vos alarmes, Que de sang payerait la moindre de vos larmes !Tout autre nom s'efface auprès des noms sacrezQui nous ont pour jamais l'un à l'autre livrez.Je puis contre la reine écouter ma colère ;Et même le respect que je dois à mon père, Si je tremblais pour vous... INÈS. Ah ! Cher prince, arrêtez.Je frémis de l'excès où vous vous emportez.Pour prix de mon amour, rappelez-vous sans cesseLa grâce que de vous exigea ma tendresse.Le jour heureux qu'Inès vous reçût pour époux, Vous la vîtes, seigneur, tombant à vos genoux,Vous conjurer ensemble et de m'être fidèle,Et de n'allumer point de guerre criminelle ;Et dans quelque péril que me jeta ma foi,De n'oublier jamais que vous avez un roi. DON PEDRE. Je ne vous promis rien ; et je sens plus encoreQu'il n'est point de devoir contre ce que j'adore.Si je crains pour vos jours, je vais tout hasarder ;Et vous m'êtes d'un prix à qui tout doit céder.Mais, s'il le faut, fuyez : que le plus sûr asile Sur vos jours menacés me laisse un coeur tranquille.Emmenez sur vos pas loin de ces tristes lieuxDe notre saint hymen les gages précieux.Aux ordres que j'attends je sais que ma réponseVa soudain m'attirer la colère d'Alphonse. Les Africains défaits, il ne me reste plusNi raison ni prétexte à couvrir mes refus ;Il faut lui déclarer que quelque effort qu'il tente,Je ne saurais souscrire à l'hymen de l'infante.Je connais de son coeur l'inflexible fierté : Il voudra sans égard m'immoler au traité ;Et si, de mes refus éclaircissant la cause,La reine pénétrait quel noeud sacré s'oppose...J'en frissonne d'horreur, cher Inès ; mais le roiVous livrerait sans doute aux rigueurs de la loi ; Et moi désespéré... fuyez, fuyez, madame ;De cette affreuse idée affranchissez mon âme.Fuyez... INÈS. Non. En fuyant, prince, je me perdrais ;Ce qu'il nous faut cacher, je le décèlerais.Il vaut mieux demeurer. Armons-nous de constance ; Dissipons les soupçons de nôtre intelligence ;Ne nous revoyons plus ; et contraignant nos feux,Réservons ces transports pour des jours plus heureux. DON PEDRE. J'y consens, chère Inès. Alphonse va m'entendre.Cachez bien l'intérêt que vous y pouvez prendre. INÈS. Que me promettre, hélas ! De ma faible raison,Moi qui ne puis sans trouble entendre votre nom ! DON PEDRE. Adieu ; reposez-vous sur la foi qui m'engage,Dans cet embrassement recevez-en le gage.Séparons-nous. INÈS. J'ai peine à sortir de ce lieu ; Nous nous disons peut-être un éternel adieu. ACTE II SCÈNE I. Constance, Alphonse. CONSTANCE. Quoi ! Me flattai-je en vain, Seigneur, que ma prièreTouche un roi que je dois regarder comme un père ?Et ne puis-je obtenir que par égard pour moi,Vous n'alliez pas d'un fils solliciter la foi ? Ne vaudrait-il pas mieux que de notre hyménée,Lui-même impatient vint hâter la journée :Qu'il en pressa les noeuds : et que cet heureux jourFût marqué par sa foi moins que par son amour.À le précipiter qui peut donc vous contraindre ? D'un injuste délai m'entendez-vous me plaindre ?Je sais par quels serments ces noeuds sont arrêtez :Mais le temps n'en est pas prescrit par les traités ;Et mon frère chargea votre seule prudenceD'unir, pour leur bonheur, votre fils et Constance. ALPHONSE. Je ne suis pas surpris, Madame, en ce moment,De vous voir témoigner si peu d'empressement.Cette noble fierté sied mieux que le murmure :Mais de plus longs délais nous feraient trop d'injure ;Et moins vous vous plaignez, plus vous me faites voir Que je dois n'écouter ici que le devoir.Par mes ordres mon fils dans ces lieux va se rendre.Le dessein en est pris ; et je lui vais apprendre... CONSTANCE. Ah ! De grâce, Seigneur, ne précipitez rien.Entre vos intérêts, daignez compter le mien. Si depuis qu'en ces lieux j'accompagnai ma mère,Vous m'avez toujours vue attentive à vous plaire ;Si toute ma tendresse et mes respects profonds,Et de fille et de père ont devancé les noms ;Daignez attendre encore... ALPHONSE. De tant de résistance Je ne sais à mon tour ce qu'il faut que je pense.L'infant est-il pour vous un objet odieux ?Et ce prince à tel point a-t-il blessé vos yeux,Que vous trouviez sa main indigne de la vôtre ?Pourquoi craindre l'instant qui vous joint l'un à l'autre ? J'ai peine à concevoir, Madame, que mon filsSoit aux yeux de Constance un objet de mépris. CONSTANCE. Un objet de mépris ! Hélas, s'il pouvait l'être !Si moins digne, Seigneur, du sang qui l'a fait naître,Son hymen à mes voeux n'offrait pas un héros, J'attendrais sa réponse avec plus de repos.Mais, je ne feindrai pas de le dire à vous même,Je ne la crains, Seigneur, que parce que je l'aime.Souffrez qu'en votre sein j'épanche mon secret :Quel autre confident plus tendre et plus discret, Pourrait jamais choisir une si belle flamme ?L'aspect de votre fils troubla d'abord mon âme.Des mouvements soudains inconnus à mon coeur,Du devoir de l'aimer firent tout mon bonheur ;Et vous jugez combien dans mon âme charmée S'est accru cet amour, avec sa renommée.Quand on vous racontait sur l'Africain jalouxTant d'exploits étonnants, s'il n'était né de vous,Par quels voeux près de lui j'appelais la victoire !Par combien de soupirs célébrais-je sa gloire ! Enfin je l'ai revu triomphant ; et mon coeurS'est lié pour jamais au char de ce vainqueur.Cependant, malheureuse, autant il m'intéresse,Autant je me sens loin d'obtenir sa tendresse :Objet infortuné de ses tristes tiédeurs, Je dévore en secret mes soupirs et mes pleurs :Mais il me reste au moins une faible espéranceDe trouver quelque terme à son indifférence :Tout renfermé qu'il est, l'excès de mon amourMe promet le bonheur de l'attendrir un jour. Attendez-le, seigneur, ce jour, où plus heureuse,Je fléchirai pour moi, son âme généreuse ;Et ne m'exposez pas à l'horreur de souffrirLa honte d'un refus dont il faudrait mourir. ALPHONSE. Ma fille, car l'aveu que vous daignez me faire, Vient d'émouvoir pour vous des entrailles de père.Ces noms intéressants flattent déjà mon coeur ;Et je me hâte ici d'en goûter la douceur.Ne vous alarmez point d'un malheur impossible.Mon fils à tant d'attraits ne peut être insensible ; Et, quoique vous pensiez, vous verrez dés ce jourEt son obéissance, et même son amour.Je vais... Un GARDE. Le prince vient, Seigneur. CONSTANCE. Je me retire ;Mais, si mes pleurs sur vous ont encore quelque empire... ALPHONSE. Cessez de m'affliger par cet injuste effroi ; Et de vôtre bonheur reposez-vous sur moi. SCÈNE II. Alphonse, dom Pedre. ALPHONSE. Les peuples ont assez célébré vos conquêtes,Prince ; il est temps enfin que de plus douces fêtes,Signalent cet hymen entre deux rois juré,Digne prix des exploits qui l'ont trop différé : Cet hymen que l'amour, s'il faut que je m'explique,Devrait presser encor plus que la politique,Qui présente à vos voeux des vertus, des appas,Que l'univers entier ne rassemblerait pas.Je m'étonne toujours que sur cette alliance ; Vous m'ayez laissé voir si peu d'impatience ;Que, loin de me presser de couronner vos feux,Il vous faille avertir, ordonner d'être heureux. DON PEDRE. J'espérais plus, Seigneur, de l'amitié d'un père.N'était-ce pas assez m'expliquer que me taire ? J'ai crû sur cet hymen que mon roi voudrait bienEntendre mon silence, et ne m'ordonner rien. ALPHONSE. Ne vous ordonner rien !... À ce mot téméraire,Je sens que je commande à peine à ma colère ;Et si je m'en croyais... mais, Prince, ma bonté Se dissimule encor votre témérité.Ne croyez pas qu'ici je vous fasse une offenseDe dérober vôtre âme au pouvoir de Constance,D'opposer à ses yeux la farouche fiertéD'un coeur inaccessible aux traits de la beauté : Mais vous figurez-vous que ces grands hyménéesQui des enfants des rois règlent les destinées,Attendent le concert des vulgaires ardeurs,Et, pour être achevez, veuillent l'aveu des coeurs ?Non, prince, loin du trône un penser si bizarre ; C'est par d'autres ressorts que le ciel les prépare.Nous sommes affranchis de la commune loi ;L'intérêt des états donne seul notre foi.Laissons à nos sujets cet égard populaire,De n'approuver d'hymen que celui qui sait plaire, D'y chercher le rapport des coeurs et des esprits :Mais ce bonheur pour nous n'est pas d'assez haut prix ;Il nous est glorieux qu'un hymen politiqueAssure à nos dépens la fortune publique. DON PEDRE. C'est pousser un peu loin ces maximes d'État ; Et je ne croirai point commettre un attentat,De vous dire, Seigneur, que malgré ces maximes,La nature a ses droits plus saints, plus légitimes.Le plus vil des mortels dispose de sa foi :Ce droit n'est-il éteint que pour le fils d'un roi ; Et l'honneur d'être né si près du rang suprême,Me doit-il en esclave arracher à moi-même ?Déjà de mes discours frémit votre courroux :Mais regardez, Seigneur, un fils à vos genoux :Prêtez à mes raisons une oreille de père. Lorsque de Ferdinand vous obtîntes la mère,Sans daigner consulter ni mes yeux ni mon coeurVotre foi m'engagea, me promit à sa soeur.Je sais que les vertus, les traits de la princesseNe vous ont pas laissé douter de ma tendresse : Vous ne pouviez prévoir cet obstacle secretQue le fonds de mon coeur vous oppose à regret ;Et cependant il faut que je vous le révèle ;Je sens trop que le ciel ne m'a point fait pour elle ;Qu'avec quelque beauté qu'il l'ait voulu former, Mon destin pour jamais me défend de l'aimer.Si mes jours vous sont chers ; si depuis mon enfanceVous pouvez vous louer de mon obéissance ;Si par quelques vertus et par d'heureux exploits,Je me suis montré fils du plus grand de nos rois, Laissez aux droits du sang céder la politique.Épargnez-moi de grâce un ordre tyrannique.N'accablez point un coeur qui ne peut se trahir,Du mortel désespoir de vous désobéir. ALPHONSE. Je vous aime ; et déjà d'un discours qui m'offense, Vous auriez éprouvé la sévère vengeance,Si malgré mon courroux, ce coeur trop paternelN'hésitait à trouver en vous un criminel :Mais ne vous flattez point de cet espoir frivole,Que mon amour pour vous balance ma parole. Écouterais-je ici vos rebelles froideurs,Tandis qu'à Ferdinand par ses ambassadeurs,Je viens de confirmer l'alliance jurée ?Eh ! Que devient des rois la majesté sacrée,Si leur foi ne peut pas rassurer les mortels : Si leur trône n'est pas autant que les autels ;Et si de leurs traités l'engagement suprême,N'était pas à leurs yeux le décret de Dieu même !Mais en rompant les noeuds qui vous ont engagé,Voulez-vous que bientôt Ferdinand outragé, Nous jurant désormais une guerre éternelle,Accoure se venger d'un voisin infidèle ?Que des fleuves de sang... DON PEDRE. Ah ! Seigneur, est-ce à vous !À craindre d'allumer un si faible courroux ?Bravez des ennemis que vous pouvez abattre. Quand on est sûr de vaincre, a-t-on peur de combattre ?La victoire a toujours couronné vos combats ;Et j'ai moi-même appris à vaincre sur vos pas.Pourquoi ne pas saisir des palmes toutes prêtes ?Embrassez un prétexte à de vastes conquêtes ; Soumettez la Castille ; et que tous vos voisinsSubissent l'ascendant de vos nobles destins.Heureux, si je pouvais dans l'ardeur de vous plaire,Sceller de tout mon sang la gloire de mon père ! ALPHONSE. Vos fureurs ne sont pas une règle pour moi : [Note : La vers 446 est le même que le vers 600 du Cid de Corneille et le vers 188 d'Agnes de Chaillot de Biancolelli (1723), parodie d'Inès de Castro.]Vous parlez en soldat, je dois agir en roi .Quel est donc l'héritier que je laisse à l'empire !Un jeune audacieux dont le coeur ne respireQue les sanglants combats, les injustes projets ;Prêt à compter pour rien le sang de ses sujets. Je plains le Portugal des maux que lui prépareDe ce coeur effréné l'ambition barbare.Est-ce pour conquérir que le ciel fit les rois ?N'aurait-il donc rangé les peuples sous nos loisQu'afin qu'à notre gré la folle tyrrannie, Osât impunément se jouer de leur vie ?Ah ! Jugez mieux du trône ; et connaissez, mon fils,À quel titre sacré nous y sommes assis :Du sang de nos sujets, sages dépositaires,Nous ne sommes pas tant leurs maîtres que leurs pères ; Au péril de nos jours il faut les rendre heureux ;Ne conclure ni paix, ni guerre que pour eux ;Ne connaître d'honneur que dans leur avantage :Et quand dans ses excès nôtre aveugle couragePour une gloire injuste expose leurs destins, Nous nous montrons leurs rois moins que leurs assassins.Songez-y : quand ma mort tous les jours plus prochaine,Aura mis en vos mains la grandeur souveraine,Rappelez ces devoirs et les accomplissez.Aujourd'hui mon sujet, dom Pedre, obéissez ; Et sans plus me lasser de vôtre résistance,Dégagez ma parole en épousant Constance,En un mot je le veux. DON PEDRE. Seigneur, ce que je suis,Ne me permet aussi qu'un mot,... je ne le puis. SCÈNE III. Alphonse, dom Pedre, la Reine, Inès. ALPHONSE. Madame, qui l'eût crû ! Je rougis de le dire, Le rebelle résiste à ce que je désire ;Et, malgré mes bontés, vient de me laisser voir,Cet inflexible orgueil que je n'osais prévoir.Par l'affront solennel qu'il fait à la Castille,Il me couvre de honte, et vous et votre fille ; Et je ne comprends pas par quel enchantementJ'en puis suspendre encor le juste châtiment.N'est-ce point qu'à ce crime un autre l'enhardisse ?Si de sa résistance il a quelque complice... LA REINE. Sa complice, Seigneur ; vous la voyez. ALPHONSE. Inès ! INÈS. Moi ? LA REINE. Le prince séduit par ses faibles attraits,Et plus sans doute encor par beaucoup d'artifice,S'applaudit de lui faire un si grand sacrifice.Il immole ma fille à cet indigne amour.J'en ai prévu l'obstacle ; et depuis plus d'un jour, Les regards de l'ingrat toujours fixez sur elle,M'en avaient annoncé la funeste nouvelle.Tantôt à la perfidie, exposant mes douleurs,J'étudiais ses yeux que trahissaient les pleurs ;Et son trouble, perçant à travers son silence, Me découvrait assez l'objet de ma vengeance.À peine je sortais ; tous deux ils se sont vus,Ils se sont en secret long-temps entretenus ;Et tous deux confirmant mes premières alarmes,Ne se sont séparez que baignez de leurs larmes. Regardez même encor ce coupable embarras... INÈS au Roi. C'est en vain qu'on m'accuse ; et vous ne croirez pas... DON PEDRE. Ne désavouez point Inès que je vous aime.Seigneur, loin d'en rougir, j'en fais gloire moi-même :Mais, laissez sur moi seul tomber vôtre courroux. Inès n'est point coupable ; et jamais... ALPHONSE. Taisez-vous. À la Reine.Madame, en attendant qu'elle se justifie,Je veux qu'on la retienne, et je vous la confie.Dans son appartement qu'on la fasse garder. DON PEDRE. Ô ciel ! En quelles mains l'allez-vous hasarder ? Vous exposez ses jours... ALPHONSE. Sortez de ma présence,Ingrat ; je mets encore un terme à ma vengeance :Vous pouvez dans ce jour réparer vos refus ;Mais ce jour expiré, je ne vous connais plus.Sortez. DON PEDRE. Ah ! Pour Inès tant de rigueur m'accable ; Je sors... À part. Mais je crains bien de revenir coupable. SCÈNE IV. Alphonse, la reine, Inès. ALPHONSE. C'en est donc fait ; l'ingrat se soustrait à ma loi.Que vais-je devenir ! Serai-je père ou roi !Comment sortir du trouble où son orgueil me livre !Ciel, daigne m'inspirer le parti qu'il faut suivre. SCÈNE V. La reine, Inès. LA REINE. Vous ne voyez ici que coeurs désespérés ;Mais je vous tiens captive, et vous m'en répondrez.Quand le roi laisserait désarmer sa colère,Vous ne fléchirez point une jalouse mère ;Et je vous jure ici que mon ressentiment N'aura pas vu rougir ma fille impunément.Peut-être, si j'en crois la fureur qui me guide,Sera-ce encor trop peu du sang d'une perfide ;Et le prince cruel qui nous ose outragerPourrait... vous pâlissez, à ce nouveau danger. Tremblez : plus de vos coeurs je vois l'intelligence,Plus votre frayeur même en hâte la vengeance. SCÈNE VI. La reine, Inès, Constance. LA REINE. Ah ma fille ! ... CONSTANCE. De quoi m'allez-vous informer ?Madame, tout ici conspire à m'alarmer.J'ai vu sortir le prince, enflammé de colère ; Et la même fureur éclate au front du père.De quels malheurs... LA REINE. Le prince ose vous refuser.Voilà, voilà l'objet qui vous fait mépriser.Gardes, conduisez-la. Ma fille est outragée :Mais dussai-je en périr, elle sera vengée. CONSTANCE. Ah ! Ne vous chargez pas de ces barbares soins.Quand je serai vengée, en souffrirai-je moins ? ACTE III SCÈNE I. Alphonse, la reine. ALPHONSE. Oui ; qu'elle vienne, avant que mon coeur s'abandonneAux conseils violents que le courroux lui donne.Il faut de la prudence empruntant le secours, D'un trouble encor naissant interrompre le cours.Voyons Inès ; suivons ce que le ciel m'inspire ;Dans le fond de son coeur je me promets de lire.Madame, je l'attends, qu'on la fasse venir ;Je vais voir si je dois pardonner ou punir. LA REINE. Eh ! Peut-elle, Seigneur, n'être pas criminelle ?L'amour seul qu'elle inspire est un crime pour elle :Mais elle ne s'est pas bornée à le souffrir ;Soigneuse de l'accroître, ardente à le nourrir,Et plus superbe encor par l'hymen qu'elle arrête, Elle s'est tout permis, pour garder sa conquête.Un des siens me le vient d'avoüer à regret :Tous les jours auprès d'elle introduit en secret,Le prince ne suivant qu'un fol amour pour guide,Va de ses entretiens goûter l'appas perfide. Sans doute à la révolte elle ose l'enhardir.La laisserez-vous donc encor s'en applaudir ;Au lieu d'intimider aux dépens de sa vieCelles que séduirait son audace impunie ?De la sévérité si vous craignez l'excès, De la douceur aussi quel serait le succès ?Voulez-vous tous les jours qu'une fière sujette,Des enfants de ses rois médite la défaite ;Que profitant d'un âge ouvert aux vains désirs,Où le coeur imprudent vole aux premiers plaisirs, Elle usurpe sur eux un pouvoir qui nous brave,Et dans ses souverains se choisisse une esclave ?Délivrez vos enfants de ce funeste écueil ;De ces fières beautés épouvantez l'orgueil ;Et qu'Inès condamnée apprenne à ces rebelles À respecter des coeurs trop élevés pour elles. ALPHONSE. Je voulais la punir ; et mon premier transportAvec vos sentiments n'était que trop d'accord :Mais je ne suis pas roi pour céder sans prudenceAux premiers mouvements d'une aveugle vengeance. Il est d'autres moyens que je dois éprouver.Ordonnez qu'elle vienne à l'instant me trouver. SCÈNE II. ALPHONSE. Ô ciel, tu vois l'horreur du sort qui me menace !Je crains toujours qu'un fils, consommant son audace,Ne me réduise enfin à la nécessité De punir malgré moi sa coupable fierté.N'oppose point en moi le monarque et le père ;Chasse loin de mon fils ce transport téméraire.Je lui vais enlever l'objet de tous ses voeux ;Fais qu'à ses feux éteints succèdent d'autres feux ; Qu'il perde son amour, en perdant l'espérance.Protège, juste ciel, daigne aider ma prudence. SCÈNE III. Alphonse, Inès. ALPHONSE. Venez, venez, Inès. Peut-être attendez-vous,Un rigoureux arrêt dicté par le courroux.Vous jetez la discorde au sein de ma famille ; Contre le Portugal vous armez la Castille,Et vos yeux, seul obstacle à ce que j'ai promis,M'alarment plus ici qu'un peuple d'ennemis.Je veux bien cependant ne pas croire, Madame,Que d'un fils indiscret vous approuviez la flamme ; Ni qu'en entretenant ses transports furieux,Vôtre coeur ait eu part au crime de vos yeux ;Je ne punirai point des malheurs, que peut-être,Malgré votre vertu vos charmes ont fait naître :Quoiqu'il en soit enfin, je veux bien l'ignorer. Sans rien approfondir, il faut tout réparer. INÈS. Je l'ai bien crû, seigneur, d'un monarque équitable,Qu'il ne se plairait pas à me croire coupable ;Que lui-même plaignant l'état où je me vois,Ne m'accablerait point... ALPHONSE. Inès, écoutez moi. De vos nobles ayeux je garde la mémoire :Du sceptre que je porte ils ont accru la gloire :Votre sang illustré par cent fameux exploits,Ne le cède en ces lieux qu'à celui de vos rois.Sur tout à votre aïeul, guide de mon enfance, Je sais ce que mon coeur doit de reconnaissance.C'est ce sage héros qui m'apprit à régner ;Et par lui la vertu prit soin de m'enseignerComme on doit soutenir le poids d'une couronne,Pour mériter les noms que l'univers me donne. D'un service si grand plus je vous peins l'éclat,Plus vous voyez combien je craindrais d'être ingrat.Recevez donc le prix de ce peu de sagesseQue dès mes jeunes ans je dûs à sa vieillesse ;Et vous même jugez par d'illustres effets Si je sais au service égaler les bienfaits.Rodrigue est de mon sang, il vous aime, Madame !Il m'a souvent pressé de couronner sa flamme.Je vous donne à ce prince, et par un si beau donAlphonse ne craint point d'avilir sa maison. Mes peuples par le rang où ce choix vous appelleConnaîtront de quel prix m'est un ami fidèle.Je vais par vos honneurs apprendre au PortugalQue qui forme les rois, est presque leur égal. INÈS. Des services des miens vantez moins l'importance, L'honneur de vous les rendre en fût la récompense :S'ils ont versé leur sang, il était votre bien ;Ils ont fait leur devoir, vous ne leur devez rien.Mais si trop généreux, votre bonté suprêmeVoulait en moi, Seigneur, payer leur devoir même, Je vous demanderais pour unique faveurDe me laisser toujours maîtresse de mon coeur.Rodrigue par ses feux ne sert qu'à me confondre ;Je ne sens que l'ennui de n'y pouvoir répondre.Eh ! Que me serviraient les honneurs éclatants D'un hymen que jamais l'amour... ALPHONSE. Je vous entends,Superbe ; ce discours confirme mes alarmes.Je vois à quel excès va l'orgueil de vos charmes.Quoi ! C'est donc pour mon fils que vous vous réservez !Et c'est contre son roi, vous, qui le soulevez ? Il vous tarde à tous deux qu'une mort désiréeNe tranche de mes jours l'incommode durée.Je gêne de vos feux, l'ambitieuse ardeur.Mon fils doit avec vous partager sa grandeur ;Et le rebelle en proie à l'amour qui l'entraîne, Ne brûle d'être roi que pour vous faire reine.Que sais-je même encor si plus impatient,Au mépris de la loi, peut-être l'oubliant,Votre amour n'aurait point réglé sa destinée,Et bravé les dangers d'un secret hyménée ! INÈS. Ô ciel ! Que pensez-vous ? ALPHONSE. Si jamais vous l'osiez,Si d'un noeud criminel je vous savais liés,Téméraire, tremblez ; n'espérez point de grâce ;L'opprobre et le supplice expieraient votre audace.C'est vôtre même aïeul dont je vante la foi, Qui pour l'honneur du trône en a dicté la loi,Et jusques sur son sang, s'il se trouvait coupable,Me força d'en jurer l'exemple inviolable.Il semblait qu'il prévit l'objet de mon courroux,Et qu'il faudrait un jour le signaler sur vous. Inès, si vous osiez justifier ses craintes !C'est lui que j'en atteste, insensible à vos plaintes,Et prompt à prévenir des exemples pareils,Aux dépens de vos jours je suivrais ses conseils. SCÈNE IV. La reine, Alphonse, Inès. LA REINE. Ah ! Seigneur, prévenez la dernière disgrâce ; Le coupable dom Pedre est déjà dans la place,La fureur dans les yeux, les armes à la main,Suivi d'un peuple prêt à servir son dessein.De tous côtés s'élève une clameur rebelle ;Chaque moment grossit la troupe criminelle ; Tous jurent de le suivre ; et leurs cris aujourd'huiNe reconnaissent plus de souverain que lui.De ce palais sans doute ils vont forcer la garde. ALPHONSE. Ciel ! À cet attentat faut-il qu'il se hasarde !Malheur que je n'ai pu prévoir, ni prévenir ! C'en est fait. Allons donc me perdre ou le punir. À la Reine. Vous, retenez Inès. SCÈNE V. La reine, Inès. LA REINE. Voilà donc vôtre ouvrage,Perfide ! INÈS. Épargnez-vous la menace et l'outrage.Madame, puis-je craindre un impuissant courroux,Quand je suis mille fois plus à plaindre que vous. Hélas ! D'Alphonse seul le sort vous inquiète.Si dom Pedre périt, vous êtes satisfaite.L'un et l'autre péril accable mes esprits ;Et je crains pour Alphonse autant que pour son fils.Quelque succès qu'il ait ; qu'il triomphe, ou qu'il meure, Puisqu'il est criminel, il faut que je le pleure ;Et c'est la même peine à ce coeur abattuD'avoir à regretter sa vie, ou sa vertu. LA REINE. Osez-vous affecter ce chagrin magnanime,Cruelle ; quand c'est vous qui le forcez au crime ? Quand vous voyez l'effet d'un amour applaudi,Que du moins par l'espoir vous avez enhardi ?Mais que fais-je ! Pourquoi perdre ici les paroles ?La haine n'entre point dans ces détails frivoles ;Et que ce soit ou non l'ouvrage de vos soins, On vous aime, il suffit ; je ne vous hais pas moins.De dom Pedre et de vous mes malheurs sont le crime,Puissiez-vous l'un et l'autre en être la victime.Quel bruit entends-je, ô ciel ! C'est l'infant que je vois :Ô désespoir ! Sachons ce que devient le roi. SCÈNE VI. Don Pedre, Inès. DON PEDRE, l'épée à la main . Enfin, à la fureur d'une fière ennemieJe puis, ma chère Inès, dérober vôtre vie ;Venez... INÈS. Qu'avez-vous fait, Prince ; et faut-il vous voirPour mes malheureux jours trahir vôtre devoir ?Quoi ! Don Pedre, l'objet d'une flamme si belle, N'est plus qu'un fils ingrat et qu'un sujet rebelle !Voilà donc tout le fruit d'un funeste lien ?Votre crime aujourd'hui m'éclaire sur le mien.Mais qu'aperçois-je ! Ô ciel ! Quel sang teint cette épée !J'en frémis ; dans quel sein l'auriez-vous donc trempée ! DON PEDRE. Par ces doutes affreux vous me glacez d'horreur.Non, j'ai de ce péril affranchi ma fureur.Aux portes du palais dès que j'ai vu mon pèreÀ nos premiers efforts opposer sa colère,J'ai fui de sa présence, et quittant les mutins, Je me suis jusqu'à vous ouvert d'autres chemins ;Et sur quelques soldats laissant tomber ma rage,De qui m'a résisté la mort m'a fait passage.Hâtez-vous, suivez-moi. INÈS. Non, ne l'espérez pas.Prince, je crains le crime et non point le trépas. Dans ce désordre affreux, je ne puis vous entendre.Allez à votre père, et courez le défendre.Allez mettre à ses pieds ce fer séditieux ;Méritez votre grâce, ou mourez à ses yeux.Je souffrirai bien moins du destin qui m'accable, À vous perdre innocent, qu'à vous sauver coupable. DON PEDRE. Laissez-moi mettre au moins vos jours en sûreté.Je ne crains que pour vous un monarque irrité.Laissez-moi remporter ce fruit de mon audace ;Et je reviens alors lui demander ma grâce. J'écoute jusques-là l'inflexible courroux ;Et ne puis rien sur moi, tant que je crains pour vous. INÈS. Ah ! Par tout ce qu'Inès eût sur vous de puissance,Reprenez, s'il se peut, toute votre innocence.Allez désavouer de coupables transports ; Pour prix de mon amour, donnez-moi vos remords.Mais si vous m'en croyez moins qu'une aveugle rage,Je demeure en ces lieux, et j'y suis votre otage. DON PEDRE. Quoi ! Barbare, osez-vous refuser mon secours ? SCÈNE VII. Constance, dom Pedre, Inès. CONSTANCE. Ah ! Don Pedre fuyez ; il y va de vos jours. Vous allez voir Alphonse ; et sa seule présenceA des séditieux désarmé l'insolence.Ils n'ont pu soutenir sur son front irritéLa fureur confondue avec la majesté.Tout est paisible. Il vient ; et sa colère aigrie S'il vous voit... DON PEDRE. Est-ce à vous de trembler pour ma vie,Généreuse princesse ? Et par quelle bontéPrendre un soin que dom Pedre a si peu mérité ? CONSTANCE. D'un vulgaire dépit j'étouffe le murmure ;Je vois trop vos dangers pour sentir mon injure. Ne perdez point de temps ; hâtez vous et fuyez ;Je vous pardonne tout, pourvu que vous viviez.Ne vous exposez point à la rigueur fatale...Fuyez, vous dis-je encor, fut-ce avec ma rivale.Ô ciel ! Le roi paraît. SCÈNE VIII. Alphonse, Constance, dom Pedre, Inès, la reine. ALPHONSE, sans voir dom Pedre. Oui, trop coupable fils, De ta rébellion tu recevras le prix.Rien ne peut te sauver... mais je vois le perfide.Eh bien ! Ton bras est-il tout prêt au parricide ?Traître, rend ton épée, ou m'en perce le sein.Choisi. DON PEDRE. Ce mot, Seigneur, l'arrache de ma main. En vous la remettant ma perte est infaillible ;Je ne connais que trop votre coeur inflexible ;Mais je ne puis, malgré le péril que je cours,Balancer un moment mon devoir et mes jours.Disposez-en, Seigneur : mais que votre vengeance Sache au moins discerner le crime et l'innocence.C'est pour sauver Inès que je m'étais armé ;J'en ai cru sans égard mon amour alarmé ;Et je la dérobais au sort qui la menace,Si sa vertu se fût prêtée à mon audace. Je n'ai pu la fléchir ; et bravant mon effroi,Elle veut en ces lieux vous répondre de moi.Reconnaissez du moins ce courage héroïque.Délivrez-la, Seigneur, d'une main tyranniqueQui pourrait... ALPHONSE. Tu devrais t'occuper d'autres soins. Tu la servirais mieux en la défendant moins.Crains pour elle et pour toi... DON PEDRE. S'il faut qu'elle périsse,Hâtez-vous donc, Seigneur, d'ordonner mon supplice.Songez, si vous n'usez d'une prompte rigueur,Que tant que je respire, il lui reste un vengeur. Vainement vous croyez la révolte calmée ;Il ne faut qu'un instant pour la voir rallumée ;Le peuple malgré vous peut briser ma prison.Je ne connaîtrais plus ni devoir ni raison ;Par des torrents de sang, s'il fallait les répandre, J'irais venger Inès, n'ayant pu la défendre ;Dans mes transports cruels renverser tout l'État ;Punir sur mille coeurs cet énorme attentat ;Et du carnage alors ma fureur vengeresseN'excepte que vos jours et ceux de la princesse. ALPHONSE. Gardes, délivrez-moi de cet emportement ;Et qu'il soit arrêté dans son appartement.Fils ingrat et rebelle, où réduis-tu ton père ?Faudra-t-il immoler une tête si chère ! À la Reine.Rentrez avec Inès. À Constance.Ne suivez point mes pas. Dans ces affreux moments je ne me connais pas. ACTE IV SCÈNE I. [Alphonse, Un garde]. ALPHONSE, à un garde. Qu'on m'amène mon fils. Que mon âme est émue !Quel sera le succès d'une si triste vue !Si toujours inflexible il brave encor mes lois,Je vais donc voir mon fils pour la dernière fois. N'ai-je par tant de voeux obtenu sa naissance ;N'ai-je avec tant de soins élevé son enfance ;Et formé sur mes pas au mépris du repos,Ne l'ai-je vu si tôt égaler les héros,Que pour avoir à perdre une tête plus chère ! N'était-il donc, ô ciel, qu'un don de ta colère !Seul, tu me consolais, mon fils ; et sans chagrin,Je sentais de mes jours le rapide déclin :Dans un digne héritier je me voyais renaître :Je croyais à mon peuple élever un bon maître ; Et de ton règne heureux, présageant tout l'honneur,D'avance je goûtais ta gloire et leur bonheur !Que devient désormais cette douce espérance !Tu n'es plus que l'objet d'une juste vengeance.Ton père et tes sujets vont te perdre à la fois ; Ta mort est aujourd'hui le bien que je leur dois.Ta mort ! Et cet arrêt sortirait de ma bouche !La nature frémit d'un devoir si farouche.Je dois te condamner : mais mon coeur combattuRessent l'horreur du crime en suivant la vertu. Je ne sais quelle voix crie au fonds de mon âme,Te justifie encor par l'excès de ta flamme ;Me dit, pour excuser tes attentats cruels,Que les plus furieux sont les moins criminels.J'ai du moins reconnu que malgré ton ivresse, Tu n'as point pour ton père étouffé ta tendresse :J'ai vu qu'au désespoir de me désobéir,Tu mourais de douleur, sans pouvoir me haïr.Mais de quoi m'entretiens-je ? Et que prétends-je faire ?Au mépris de mon rang ne veux-je être que père ? Ah ! Ce nom doit céder au nom sacré des rois.Quittons le diadème, ou vengeons-en les droits.En pleurant le coupable, ordonnons le supplice ;Effrayons mes sujets de toute ma justice ;Et que nul ne s'expose à sa sévérité, En voyant que mon fils n'en n'est pas excepté. SCÈNE II. Alphonse, dom Pedre. ALPHONSE. Le conseil est mandé, prince, je vais l'entendre.Vous jugez de l'arrêt que vous devez attendre ;Et quand par vos fureurs vous m'avez offensé,C'est vous-même, mon fils, qui l'avez prononcé. Vous pouvez cependant mériter votre grâce.L'obéissance encor peut réparer l'audace.Tout irrité qu'il est, ce coeur parle pour vous ;Et je sens que l'amour y suspend le courroux,Achevez de le vaincre. Un repentir sincère Peut me rendre mon fils, et va vous rendre un père.C'est moi qui vous en prie ; et dans mon tendre effroi,Je cherche à vous fléchir, moins pour vous que pour moi.J'oublierai tout enfin : dégagez ma promesse.Il faut aujourd'hui même épouser la princesse ; Et si vous refusez ce noeud trop attendu,J'en mourrai de douleur ; mais vous êtes perdu. DON PEDRE. Connaissez votre fils, Seigneur : malgré son crime,Il tient encor de vous un coeur trop magnanime.Les plus affreux périls ne sauraient m'ébranler. Vous rougiriez pour moi, s'ils me faisaient trembler.Je ne crains point la mort ; et ce que n'a pu faireL'amour et le respect que je porte à mon père,Les supplices tout prêts ne peuvent m'y forcer.Voila mes sentiments ; vous pouvez prononcer. ALPHONSE. Eh ! Pourquoi conserver, en méritant ma haine,Ce reste de respect qui ne sert qu'à ma peine !Laisse-moi plutôt voir un fils dénaturé,Un ennemi mortel contre moi conjuré,Tout prêt à me percer d'un poignard parricide. Raffermi ma justice encore trop timide ;Et quand tu me réduis enfin à le vouloir,Laisse-moi te punir au moins sans désespoir. DON PEDRE. J'ai mérité la mort. ALPHONSE. Je t'offre encor la vie. DON PEDRE. Que faut-il ? ALPHONSE. Obéir. DON PEDRE. Elle m'est donc ravie. Je ne puis à ce prix jouir de vos bontés. ALPHONSE, aux gardes. Faites entrer les grands ; et vous, Prince, sortez. SCÈNE III. Alphonse, Rodrigue, Henrique, et les autres grands du conseil . ALPHONSE. Que chacun prenne place. Hélas ! À mes alarmesJe vois que tous les yeux donnent déjà des larmes.D'un trouble égal au mien vous paraissez saisis ; Vous semblez tous avoir à condamner un fils.Triomphons vous et moi d'une vaine tristesse.Que la seule justice ici soit la maîtresse.Ceux que le ciel choisit pour le conseil des rois,N'ont plus rien à pleurer que le mépris des lois. Vous savez que l'infant par un refus rebelle,Des traités les plus saints rompt la foi solennelle,Qu'à la tête du peuple aujourd'hui l'inhumain,A forcé ce palais les armes à la main ;Que content d'éviter l'horreur du parricide, Il me laissait en proie à ce peuple perfideQui promettait ma tête et mon trône à l'ingrat,Si je n'eusse opposé l'audace à l'attentat.Vous avez à venger la grandeur souveraine ;Vous avez vu le crime ; ordonnez-en la peine. Vous, Rodrigue, parlez. RODRIGUE. Le devrais-je, seigneur ?Je vous ai pour Inès fait connaître mon coeur.Peut-être, sans l'amour dont elle est prévenue,De vous-même aujourd'hui je l'aurais obtenue ;L'infant seul, de ma flamme, est l'obstacle fatal ; Et vous me commandez de juger mon rival !Consultez seulement votre propre clémence.Ce que vous ressentez, vous dit ce que je pense.Pour ce cher criminel tout doit vous attendrir.Peut-on délibérer s'il doit vivre ou mourir ? Pardonnez mes transports ; mais c'est mettre en balanceLa grandeur de l'empire avec sa décadence :C'est douter si du joug il faut nous dérober,Et si vôtre grand nom doit s'accroître ou tomber.Eh ! Quel autre après vous en soutiendrait la gloire ? Qui, sous nos étendards, fixerait la victoire ?Vous ne l'avez point vu : mais vos regards surprisAuraient à tous ses coups reconnu votre fils ;Et sur quelque attentat qu'il faille ici résoudre,Dans ses moindres exploits, trouvé de quoi l'absoudre. Il ose, dites-vous, violer les traités ;Mais les traités des rois sont-ils des cruautés ?Faut-il aux intérêts, aux voeux de la CastilleImmoler sans pitié votre propre famille ?N'avez-vous pas, Seigneur, par vos empressements Avec assez d'éclat dégagé vos serments ?Croyez que Ferdinand rougirait si ConstanceNe tenait un époux que de l'obéissance,Tandis que l'amour peut la couronner ailleurs,Et lui promet partout des sceptres et des coeurs. Il force le palais : je conviens de son crime :Mais vous-même jugez du dessein qui l'anime.Il n'en veut point au trône ; il respecte vos jours ;Au seul danger d'Inès il donne son secours.Amant désespéré plutôt que fils rebelle, Mérite-t-il la mort d'avoir tremblé pour elle !Daignez lui rendre Inès ; vous retrouvez un fils,Touché de vos bontés, et d'autant plus soumis.Je dirai plus encor : s'il le faut, qu'il l'épouse.Ce mot sort à regret d'une bouche jalouse ; Mais dussai-je en mourir, sauvez votre soutien ;Sa vie est tout, Seigneur, et la mienne n'est rien. ALPHONSE. Je reconnais mon sang. Cet effort magnanime,Même, en vous abusant, est bien digne d'estime.Votre coeur à sa gloire immole son repos ; Et vous prononcez moins en juge qu'en héros.Mais écoutons Henrique. HENRIQUE. Hélas ! Que puis-je dire ?Dans le trouble où je suis, à peine je respire.Oui, seigneur ; et vos yeux, s'ils voyaient mes douleurs,Entre dom Pedre et moi partageraient leurs pleurs. Dans le dernier combat il m'a sauvé la vie ;Par le fer africain elle m'était ravie,Si ce généreux prince, ardent à mon secours,Au coup prêt à tomber n'eût dérobé mes jours.C'est donc pour le juger que son bras me délivre ! À mon libérateur, ciel pourrais-je survivre !Plus qu'à son père même il m'est cher aujourd'hui ;Il tient de vous la vie, et je la tiens de lui.Je sais pourtant, Seigneur, que la reconnaissanceDu devoir d'un sujet jamais ne nous dispense. Ce sacré tribunal ne m'offre que mon roi ;Et je ne vois ici que ce que je vous dois.C'est ma sincérité. Vous l'allez donc connaître.Dans la peur d'être ingrat, je ne serai point traître.Don Pedre par son crime a mérité la mort ; Et les lois, malgré nous, décident de son sort.La majesté suprême une fois méprisée,Sans le sang criminel ne peut être apaisée ;Et ces droits qu'aujourd'hui doivent venger vos coups,Sont ceux de vôtre rang, et ne sont point à vous. Quoique d'un tel arrêt la rigueur vous confonde,Vous en êtes comptable à tous les rois du monde.Je n'ose dire plus... ALPHONSE. Achève. HENRIQUE. Je ne puis. ALPHONSE. Ne me déguise rien ; tu le dois. HENRIQUE. J'obéis.S'il faut qu'en sa faveur la pitié vous fléchisse, Vous ne règnerez plus qu'au gré de son caprice.Le peuple qui croira qu'il s'est fait redouter,Sur ses moindres chagrins prêt à se révolter,Et méprisant pour lui vos ordres inutiles,Va livrer tout l'État aux discordes civiles. Vous verriez tous les coeurs appuyer ses projets ;Vous n'auriez qu'un vain trône, il aurait les sujets.Ma parole tremblante à chaque instant s'arrête.Il a sauvé mes jours, et je proscris sa tête !Mais je dois à mon roi de sincères avis. Ma mort acquittera ce que je dois au fils. ALPHONSE. De la foi d'un sujet, ô prodige héroïque !Alphonse en ce moment pourra-t-il moins qu'Henrique !Je vois ce qu'il t'en coûte ; et tu m'apprends trop bien,Qu'où la justice parle on doit n'écouter rien. Oui, oui, de ta vertu l'autorité suprêmeL'emporte dans mon coeur sur la nature même. Aux autres conseillers. Je vois trop vos conseils. Ce silence, ces pleursM'annoncent mon devoir en plaignant mes malheurs.Je condamne mon fils ; il va perdre la vie. C'est à vous, chers sujets, que je le sacrifie ;Quelque crime où l'ingrat se soit abandonné,Si je n'étais que père, il serait pardonné.Consolez-vous. Songez que ma prompte vengeanceDélivre vos enfants d'une injuste puissance ; Qu'on doit tout redouter de qui trahit la loi ;Et qu'un sujet rebelle est tyran, s'il est roi.L'arrêt en est porté. Que chacun se retire ;Et vous de son destin, Mandoce, allez l'instruire. SCÈNE IV. ALPHONSE. Mais quel sera le mien ? Malheureux, qu'ai-je fait ! Devoir impitoyable, êtes-vous satisfait ?Je la puis donc goûter cette gloire inhumaineQu'a connue avant moi la fermeté romaine !Sévère Manlius, inflexible Brutus,N'ai-je pas égalé vos féroces vertus ? Je prononce un arrêt que mon coeur désavoue.Eh bien ! Que l'univers avec horreur te loue,Monarque infortuné ! Mais d'un si grand effortJe ne souhaite plus d'autre prix que la mort. SCÈNE V. Alphonse, Constance, la Reine. CONSTANCE. Seigneur, le croirons-nous ce jugement barbare ? Tout le conseil en pleurs d'avec vous se sépare.Nos malheurs sont écrits sur ce front éperdu.Vous avez condamné votre fils ! ... ALPHONSE. Je l'ai dû. CONSTANCE. Pouvez-vous l'avouer ? Ciel ! Et puis-je l'entendre. LA REINE. Quels supplices cruels pour un père si tendre ! Et faut-il que l'infant par sa téméritéVous ait réduit, Seigneur, à la nécessité.De... ALPHONSE. Pourquoi jugez-vous sa mort si nécessaire,Madame ? Quand j'ai fait ce que je devois faire,Quand malgré mon amour, j'ose le condamner, C'est à vous de penser que j'ai dû pardonner.Je vois trop qu'aujourd'hui mon fils n'a plus de mere.Je vais le pleurer seul. SCÈNE VI. Constance, la Reine. CONSTANCE. Ah ! Si je vous suis chère,Madame, profitez de cet heureux moment ;Redoublez par vos pleurs son attendrissement ; Sauvez un malheureux du coup qui le menace ;Allez ; parlez ; pressez ; vous obtiendrez sa grâce. LA REINE. Je le suis. De mes soins attendez le succès ;Et fiez-vous à moi de vos vrais intérêts. SCÈNE VII. CONSTANCE. Garde, cherchez Inès ; qu'un moment on l'amène. Je dois l'entretenir par l'ordre de la Reine. Le garde sort. Il le faut ; pour sauver de si précieux jours,De ma propre rivale implorons le secours ;Heureuse qu'il vécut, fut-ce pour elle-même,Il n'importe à quel prix je sauve ce que j'aime. SCÈNE VIII. Constance, Inès. CONSTANCE. Don Pedre est condamné, Madame. INÈS. Ô désespoir ! CONSTANCE. Vous savez mon amour ; et vous avez pu voirQue malgré ses refus, malgré ma jalousie,Je ne connais encor d'autre bien que sa vie.La reine va tâcher de fléchir un époux. Moi-même je ne puis qu'embrasser ses genoux :Mais quel faible secours contre un roi si sévère !Si pour le mieux servir, votre amour vous éclaire,Vous savez quels amis peuvent s'unir pour lui,Par quelle voie il faut s'en assurer l'appui ; Je suis prête à tenter, pour obtenir qu'il vive,Tout ce que vous feriez, si vous n'étiez captive ;Vos conseils sont des lois que vous m'allez dicter,Et qu'au prix de mes jours je cours exécuter. INÈS. Dans un trouble si grand j'ai peine à vous répondre. Mes frayeurs, vos bontés, tout sert à me confondre.Le prince ne vous doit paraître qu'un ingrat ;D'un outrage apparent vous avez vu l'éclat ;Je ne suis à vos yeux qu'une indigne rivale ;Cependant... CONSTANCE. Qu'aujourd'hui la vertu nous égale. Le prince nous est cher ; songeons à le sauver,Et sans autre intérêt que de le conserver. INÈS. Ce discours généreux raffermit ma constance.Il me reste, Madame, encor une espérance.Vous seule auprès du Roi, m'ouvrant un libre accès, Pouvez de mes desseins préparer le succès.La reine arrêterait ce que j'ose entreprendre.Parlez vous-même au Roi ; qu'il consente à m'entendre.J'espère, en le voyant, désarmer son courroux.Je sauverai le prince ; et peut-être pour vous. CONSTANCE. Vous me feriez, Madame, une injure cruelleDe penser que ce mot pût redoubler mon zèle.Mon coeur brûle pour lui d'un feu plus généreux.L'honneur de le sauver est tout ce que je veux.Rentrez. Je vais au roi faire parler mes larmes ; Puisse aujourd'hui le ciel vous prêter d'autres armes.Qu'il redonne le prince à nos voeux empressés ;Il n'importe pour qui ; qu'il vive ; c'est assez. ACTE V SCÈNE I. La reine, Constance. LA REINE. Qu'avez-vous obtenu ? Vous êtes outragée,Ma fille, et vous semblez craindre d'être vengée ! Quels sont donc vos desseins ? Et pour quels intérêtsPrétendez vous qu'Alphonse écoute encor Inès ?Pourquoi, loin de sentir une injure cruelle,Mendier par vos pleurs une injure nouvelle ;Vous exposer à voir deux amants odieux De vos maux et des miens triompher à nos yeux ? CONSTANCE. Ah ! Sans me reprocher ma pitié généreuse,Soufrez que la vertu du moins me rende heureuse.C'est pour ne point rougir des affronts qu'on m'a faits,Qu'il faut ne m'en venger que par mes seuls bienfaits. Quand Lisbonne avec vous a reçu votre fille,Ses peuples bénissaient les dons de la Castille ;Leurs cris remplissaient l'air des plus tendres souhaits ;Ils croyaient avec moi voir arriver la paix.Quelle paix, juste ciel ! Quelle paix sanguinaire ! Je leur apportais donc la céleste colère !Je venais diviser les coeurs les plus unis,Et par la main du père assassiner le fils !Quoi leurs pleurs désormais accuseraient ConstanceDe la mort d'un héros leur unique espérance ! Hélas ! Ce seul penser redouble mes terreurs.Puisse l'heureuse Inès prévenir ces horreurs.Je n'ose me flatter du succès qu'elle espère ;Mais, Madame, à ce prix qu'elle me serait chère ! LA REINE. Et moi dans les chagrins que tous deux m'ont donnés, Je les hais d'autant plus que vous leur pardonnez.Je ne puis voir trop tôt expirer mes victimes ;Vous avoir méprisée est le plus grand des crimes.Et comment d'un autre oeil verrais-je l'inhumain,Qui vous fait le jouet d'un farouche dédain ? Don Pedre a pu lui seul vous faire cet outrage.C'est un monstre odieux trop digne de ma rage.Je sens pour vous l'affront que vous ne sentez pas ;Et je voudrais payer sa mort de mon trépas. CONSTANCE. Vous voulez donc le mien ? LA REINE. L'aimeriez-vous encore ? CONSTANCE. Oui : tout ingrat qu'il est, Madame, je l'adore.Cachez-moi les transports d'une aveugle fureur ;Ce sont autant de coups dont vous percez mon coeur. LA REINE. Il en est plus coupable. Ô fille infortunée !À quels affreux destins êtes-vous condamnée ! Je ne sais ce qu'Inès peut attendre du roi ;Mais enfin son espoir m'a donné trop d'effroi.S'il faut qu'à ses discours Alphonse s'attendrisse ;S'il pouvait de l'ingrat révoquer le supplice,Croyez que du succès qu'Inès ose tenter, Son orgueil n'aurait pas longtemps à se flatter.Je ne dis rien de plus. La fureur qui m'animeVous laisse vos vertus et se charge du crime. CONSTANCE. Ah ! Par pitié pour moi, sauvez ces malheureux. LA REINE. C'est par pitié pour vous que je m'arme contre eux. CONSTANCE. Faut-il que vôtre amour aigrisse mes alarmes ! SCÈNE II. Alphonse, la Reine, Constance. ALPHONSE. Princesse, je n'ai pu résister à vos larmes.Je vais entendre Inès ; on la conduit ici :Mais elle espère en vain... laissez-moi ; la voici. LA REINE. Songez en l'écoutant qu'elle est la plus coupable. CONSTANCE. Seigneur, jetez sur elle un regard favorable. SCÈNE III. Alphonse, Inès, un garde. INÈS. C'est, je n'en doute point, pour la dernière foisQue j'adresse à mon prince une timide voix.Mais avant tout, Seigneur, agréez que ce gardeQue je viens d'informer d'un soin qui me regarde, Aille dés ce moment... ALPHONSE. Il faut vous l'accorder. Au garde.Faites ce qu'elle veut. INÈS, au garde. Revenez sans tarder. SCÈNE IV. Alphonse, Inès. INÈS. Vous l'avez condamné, Seigneur, malgré vous-même,Ce fils que vous aimez, ce héros qui vous aime ;Et ce front tout couvert du plus affreux ennui, Marque assez la pitié qui vous parle pour lui.Vous ne l'écoutez point. L'inflexible justiceDe tous vos sentiments obtient le sacrifice.Vous voulez, aux dépens des destins les plus chers,D'une vertu si ferme étonner l'univers. Soyez juste : des rois c'est le devoir suprême :Mais le crime apparent n'est pas le crime même.Un ingrat, un rebelle est digne du trépas ;À ces titres, Seigneur, votre fils ne l'est pas.Si malgré les traités il refuse Constance, Ce n'est point un effet de désobéissance.En forçant ce palais, les armes à la main,Il n'a point attenté contre son souverain.Il vous pouvait d'un mot prouver son innocence ;Mais il croît me devoir ce généreux silence ; Et, pour lui dédaignant un facile secours,Il aime mieux mourir que d'exposer mes jours.C'est à moi d'éclairer la justice d'Alphonse.Que sur la vérité votre bouche prononce,Ces crimes qu'aujourd'hui poursuit votre courroux Le devoir les a faits ; le prince est mon époux. ALPHONSE. Mon fils est votre époux ! Ciel, que viens-je d'entendre !Et sur quelle espérance osez-vous me l'apprendre ?Quand vous voyez pour lui l'excès de ma rigueur,Pensez-vous pour vous-même attendrir mieux mon coeur ? INÈS. Ah ! Seigneur, mon aveu ne cherche point de grâce.D'un plus heureux succès j'ai flatté mon audace ;Et je ne prétends rien, en vous éclaircissant,Que livrer la coupable, et sauver l'innocent.Seule, j'ai violé cette loi redoutable Que vous m'avez tantôt jurée inviolable ;J'ai mérité la mort : mais, Seigneur, cette loiN'engageait point le prince, et ne liait que moi.Je ne m'excuse point par l'amour le plus tendre,Par le péril pressant dont il fallait défendre Un fils que vos yeux même ont vu prêt à périr,Que le don de ma foi pouvait seul secourir.À mes propres regards j'en suis moins criminelle ;Mais aux vôtres, Seigneur, je suis une rebelleSur qui ne peut trop tôt tomber votre courroux, Trop flattée à ce prix de sauver mon époux.En me donnant à lui, j'ai conservé sa vie ;Pour le sauver encore Inès se sacrifie :Je me livre sans craindre, aux plus sévères lois ;Heureuse, d'avoir pu vous le sauver deux fois ! ALPHONSE. Non, non, quelque pitié qui cherche à me surprendre,Même de vos vertus je saurai me défendre ;Rebelle, votre crime est tout ce que je vois ;Et je satisferai mes serments et les lois. SCÈNE V. Alphonse, Inès ; et ses deux enfants amenés par une gouvernante . INÈS. Eh bien, seigneur, suivez vos barbares maximes ; On vous amène encor de nouvelles victimes.Immolez sans remords, et pour nous punir mieux,Ces gages d'un hymen si coupable à vos yeux.Ils ignorent le sang dont le ciel les fit naître :Par l'arrêt de leur mort faites-les reconnaître : Consommez votre ouvrage ; et que les mêmes coupsRejoignent les enfants, et la femme et l'époux. ALPHONSE. Que vois-je ! Et quels discours ! Que d'horreursJ'envisage ! INÈS. Seigneur, du désespoir ; pardonnez le langage.Tous deux à votre trône ont des droits solennels. Embrassez, mes enfants, ces genoux paternels.D'un oeil compatissant, regardez l'un et l'autre ;N'y voyez point mon sang, n'y voyez que le vôtre.Pourriez-vous refuser à leurs pleurs, à leurs crisLa grâce d'un héros, leur père et votre fils. Puisque la loi trahie, exige une victime,Mon sang est prêt, Seigneur, pour expier mon crime.Épuisez sur moi seule un sévère courroux ;Mais cachez quelque temps mon sort à mon époux ;Il mourrait de douleur ; et je me flatte encore, De mériter de vous ce secret que j'implore. ALPHONSE, au garde. Allez chercher mon fils. Qu'il sache qu'aujourd'huiSon père lui fait grâce, et qu'Inès est à lui. INÈS. Juste ciel ! Quel bonheur succède à ma misère ?Mon juge en un instant est devenu mon père ! Qui l'eût jamais pensé, qu'à vos genoux, Seigneur,Je mourrais de ma joie, et non de ma douleur ! ALPHONSE. Ma fille, levez-vous. Ces enfants que j'embrasseMe font déjà goûter les fruits de votre grâce :Ils me font trop sentir que le sang a des droits Plus forts que les serments, plus puissants que les lois.Jouissez désormais de toute ma tendresse.Aimez toujours ce fils que mon amour vous laisse. INÈS. Quel trouble ! Que deviens-je ! Et qu'est-ce que je sens ?Des plus vives douleurs quels accès menaçants ! Mon sang s'est tout à coup enflammé dans mes veines.Éloignez mes enfants ; ils irritent mes peines.Je succombe ; j'ai peine à retenir mes cris.Hélas ! Seigneur, voilà ce qu'a craint votre fils. ALPHONSE. Ah ! Je vois trop d'où part cet affreux sacrifice Et la perfide main qu'il faut que j'en punisse.Malheureux, où fuirai-je ! Et de tant d'attentats... SCÈNE VI. Alphonse, Inès, dom Pedre. DON PEDRE, sans voir Inès. Seigneur, à mes transports ne vous dérobez pas. ALPHONSE. Laissez-moi... DON PEDRE. Permettez qu'à vos pieds je déploieEt ma reconnaissance et l'excès de ma joie. Vous me rendez Inès ! ALPHONSE. Prince trop malheureux !Je te la rends en vain, nous la perdons tous deux.Tu la vois expirante. DON PEDRE, tombant entre les bras de dom Fernand. Ah ! Tout mon sang se glace. INÈS, à dom Pedre. J'éprouve en même-temps mon supplice et ma grâce ;Cher prince ; je ne puis me plaindre de mon sort, Puisqu'un moment du moins dans les bras de la mort,Je me vois votre épouse avec l'aveu d'un père ;Et que ma mort lui coûte une douleur sincère. DON PEDRE. Votre mort ! Que deviens-je, à ces tristes accents !Quel affreux désespoir a ranimé mes sens ! Inès, ma chère Inès, pour jamais m'est ravie !Ce fer m'est donc rendu pour m'arracher la vie. ALPHONSE. Ah ! Mon fils, arrêtez. DON PEDRE. Pourquoi me secourir ?Soyez encor mon père en me laissant mourir. Se jetant aux pieds d'Inès.Que j'expire à vos pieds ; et qu'unis l'un à l'autre, Mon âme se confonde encore avec la vôtre. INÈS. Non, cher prince, vivez. Plus fort que vos malheurs,D'un père qui vous plaint, soulagez les douleurs.Soufrez encor, soufrez qu'une épouse expiranteVous demande le prix des vertus de l'infante. Par ses soins généreux, songez que vous vivez.Puisse-t-elle jouir des jours qu'elle a sauvés !Plus heureuse que moi... consolez votre père !Mais n'oubliez jamais combien je vous fus chère.Aimez nos chers enfants ; qu'ils soient dignes... je meurs. Qu'on m'emporte. ALPHONSE. Comment survivre à nos malheurs ! ==================================================