******************************************************** DC.Title = ATTILIE, TRAGÉDIE. DC.Author = LEGOUVÉ, Jean-Baptiste DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:51. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LEGOUVE_ATTILIE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6113280c DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** ATTILIE TRAGÉDIE 1776 Publié par M. de la Croix [J-B LEGOUVE] À Liège ; et se trouve à Paris, chez A. F. Quillau, Imprimeur Libraire, rue du Fouarre. Représenté pour la première fois en 1750. DISCOURS PRÉLIMINAIRE. Lié depuis plusieurs années avec l'auteur d'Attilie, dont le moindre mérite est d'avoir fait dans sa jeunesse une pièce qu'aucun homme de goût ne désavouerait, j'ai cru ne pas pouvoir détruire plus sûrement l'idée que quelques Gens de Lettres ont voulu, depuis peu, faire prendre de cette Tragédie, qu'en en donnant une nouvelle édition. Il y a plus de vingt-cinq ans que l'auteur s'est éloigné pour jamais de la carrière du Théâtre ; il a mieux aimé consacrer ses jours à Thémis qu'à Melpomène : Si la scène française a perdu un poète, le barreau a gagné un orateur ; il faut avouer que l'un est au moins aussi utile que l'autre. Des amis et des confrères lui proposèrent, il y a sept ou huit ans, de jouer à la campagne sa pièce qu'il avait oubliée ; elle eut le succès que peut avoir une tragédie représentée par des citoyens honnêtes, qui ne sont point habitués à chauffer le cothurne, qui ne cherchent que leur amusement, et se reposent bien d'avantage sur l'indulgence de ceux qui les écoutent, que sur leurs talens pour la déclamation théâtrale. Il n'y a en général rien de si rare que de voir jouer passablement la tragédie en Province, ou sur les Théâtres de Société Les Mahomets, les Orosmanes y ont peine à s'élever à la noble fierté des souverains ; on ne s'est pas néanmoins encore avisé d'en conclure que M. de Voltaire fût un mauvais poète. Attilie fut représentée une seconde fois ; et tous ceux qui l'entendirent, jugèrent qu'il ne manquait à cette Pièce que d'être rendue par des acteurs exercés dans l'art de tenir le Spectateur attentif sous le charme de l'illusion. Quoique notre opinion doive être assez indifférente au public, nous ne craindrons pas d'assurer que la pièce d'Attilie réussirait sur le Théâtre de la Nation. La vérification en est pure et animée, la conduite sage ; et le sujet puisé dans la vérité de l'Histoire, n'en est que plus intéressant. Loin qu'on puisse faire un crime à un Avocat de s'être appliqué à des ouvrages de cette nature avant d'entrer dans la carrière qu'il a depuis parcourue, nous sommes persuadés que le Barreau ne sera jamais plus distingué ; que l'éloquence n'y sera jamais plus véhémente, plus digne de la Cour des Pairs, que lorsque les poètes, les philosophes, ajoutant à leurs connoissances celles des lois, viendront y déployer leurs grands talents. Malheur à celui qui regarderait la culture des Lettres, comme incompatible avec l'étude de la Jurisprudence ; il ne serait jamais ni un d'Aguesseau ni un Montesquieu ; il ne remplacerait pas les Le maîtres, les Cochins ; il ne nous donnerait point de Discours sur les Matières criminelles, tel que celui de Monsieur de Servan ; ses écrits ne feraient que de tristes et froides compilations ; la vérité n'aurait ni grâces, ni énergie dans sa bouche ; il serait dessus, traînant ; ses cris importuneraient l'oreille, mais ne la captiveraient pas. Peut-être le mauvais goût lui donnerait-il quelques applaudissements ; il n'en ferait que plus à plaindre. Aurions-nous quelque chose à envier aux barreaux d'Athènes et de Rome, si le grand Corneille fût venu se déclarer dans le nôtre le protecteur d'une famille malheureuse et opprimée ; si Racine, qui peignit d'une manière si forte et si touchante les malheurs de la France dans un Mémoire qu'exigea de lui Madame de Maintenon, eût quelquefois prêté sa plume à un innocent enchaîné ? L'Ordre des Avocats a eu l'honneur de voir dans son sein le plus sage des hommes, le modeste et brave Catinat. Puissent toutes les grandes vertus, tous les talens distingués, en venir augmenter l'éclat ; ne s'y disputer que la gloire de combattre pour la vérité ; n'y montrer de force que pour la défense des Lois, de zèle et de courage que pour repousser l'intrigue et les sollicitations de l'injustice ; il sera alors encore plus respecté de tous les autres Ordres de Citoyens qui y viendront chercher et les lumières du savoir et l'appui de l'éloquence !... Emporté par des idées si douces, j'oublie de dire que la Tragédie d'Attilie fut imprimée en 1750 sans nom d'Auteur, et que cette première édition, quoi qu'inférieure à celle que je donne aujourd'hui sur un des manuscrits faits lors des représentations particulières qu'elle a eues, fut néanmoins annoncée, avec éloge, par les Journalistes de ce temps. Le Jugement qu'ils en ont portés se trouve dans les Remarques historiques et critiques, qui sont à la suite de la pièce, et où j'ai hasardé quelques conjectures sur un art qui pourrait produire les plus heureux effets dans un siècle fatigué de l'erreur, et qui saisit avec transport la vérité toutes les fois que l'on a le courage de la lui présenter. J'ai cru qu'il était inutile de faire reparaître une épitre dédicatoire adressée à une femme de qualité qui n'est plus : "C'était mon essai (lui écrivait l'Auteur en parlant de sa Tragédie) ce sera mon dernier effort. Vous savez mes résolutions et mes devoirs : dans le feu de la jeunesse et dans des momens de liberté, j'ai pu céder aux attraits de la poésie ; attaché maintenant au barreau, je sacrifie ce qui amusait le loisir de mes instants à ce qui fit toujours l'objet solide de mes travaux." Le Public sait si Monsieur Le Gouvé a été fidèle à sa promesse. Pour moi, je remplis aujourd'hui à son égard, un devoir de l'amitié ; quel est l'homme de bien qui m'en fera un reproche ? ACTEURS ADRIEN, empereur Romain. PLACIDE, général des Armées Romaines. ATTILIE, fille de Placide. MAXIME, fils de Placide. JUSTIN, chef des Gardes Prétoriennes, ancien Ami de Placide. PAULINE, confidente d'Attilie. ALBIN, officier des Gardes. GARDES. La Scène est à Rome dans une Salle du Palais Impérial. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Placide, Justin. PLACIDE. Je n'osais espérer de les revoir jamais, Ces portiques pompeux, ce superbe palais. Quel changement, Justin ! Tu le sais, ce lieu, même Vit réfléchir sur moi l'éclat du diadème. Allié de Trajan, organe de ses lois, Et l'ami de César, et l'arbitre des Rois, De toutes les faveurs dispensateur unique, J'étais environné d'un essaim politique D'ennemis complaisants, d'humbles adulateurs. Un revers démasqua tous ces fronts imposteurs. Je tombe, l'on s'éloigne, on insulte à ma chute Plus je suis accablé, plus on me persécute. Dans des périls pressants, je me vois rappeller : Les flatteurs près de moi vont tous se rassembler, Mais un revers encor, Justin, tout m'abandonne. JUSTIN. Cher Placide, quel est ce chagrin qui m'étonne ? Le Sort n'a plus de traits à lancer contre vous : Vingt ans d'un triste exil ont lassé son courroux. Rome qui vous bannit, vous revoit plein de gloire, Vous rentrez dans ses murs conduit par la victoire, Et mêlant aux lauriers l'olive de la paix, Vous vengez vos affronts par d'illustres bienfaits. Exilé comme vous, le généreux Camille Vint arracher aux fers sa gémissante ville ; Comme lui, pour toujours vous reprenez vos droits. Rome rougirait trop d'être ingrate deux fois. Ô Ciel ! Combien de sang avait baigné nos plaines ! Les Barbares déjà nous préparaient des chaînes, En vain il nous restait des milliers de soldats ; Il fallait une tête, on n'avait que des bras. Jours d'opprobre et de deuil ! Votre gloire passée Du Romain tout à coup a frappé la pensée. Il parle de ces temps où, sur son front altier, Chacun de vos combats ajoutait un laurier : Le peuple à votre exil impute sa disgrâce ; Tous les coeurs aussitôt ont volé vers la Thrace, Et ce choix qui vous rend à votre dignité, César le prononça, Rome l'avait dicté. À votre aspect, Seigneur, quelle chaleur rapide À dans chaque guerrier produit presqu'un Placide ! Le Romain sent alors tout ce qu'est un Romain ? La gloire, la vengeance ont embrasé son sein. Il vole aux ennemis, qui s'étonnent, qui plient ; Il les presse, vingt fois les Daces se rallient : Leur Roi tombe et tout cède ; et les morts entassés Arrêtent du vainqueur les pas embarrassés À peine rassuré sur sa triste frontière, [Note : Dace : peuple vivant en Dacie, gande région de l'Empire Romain, sur le rives du Danube, dont le nom, le même sans doute que Deutch, indique une origine allemande, étaient farouches, braves et incivils ; il ne furent vaincus que par Trajan, après 10 ans de guerre. [B]]Le Dace, du Danube implore la barrière, Et, s'il s'est ennobli par nôtre lâcheté, Il rentre en frémissant dans son obscurité. Non,tu n'oublieras point ces exploits héroïques, Rome, et tu leur promets des honneurs magnifiques. Adrien va paraître : il comblera vos voeux. PLACIDE. Hé, je n'en forme aucun. Dans ces exploits heureux, Je n'estime, Justin, que les biens qu'ils amènent : Mes yeux regardent peu la gloire qu'ils entraînent, Et tous ces vains honneurs, par l'orgueil trop brigués, À des hommes sans nom tous les jours prodigués, Souvent même souillés entre les mains du crime, Ces frivoles honneurs que le vulgaire estime, Je puis les mériter, et Sais les mépriser. JUSTIN. De trop d'indifférence on va vous accuser. Mais du moins, quand le Ciel à mes voeux vous renvoie, Daignéz ne point paraître insensible à ma joie. Notre amitié, pour vous n'a-t-elle plus d'attraits ? Autorisé jadis à lire en vos secrets, Je vous vis, renonçant à nos lois florissantes, Suivre du Dieu nouveau les enseignes sanglantes,Malgré ce changement, nos coeurs étaient unis, Je le désapprouvai, nous restâmes amis ; Je gardai le silence. Et quand d'autres prétextes [Note : Tubéron : grand ami de Cicéron, le suivit comme lieutenant en Asie, et combattit à Pharsale pour Pompée contre César. Il obtin son pardon du dictateur. [F]]Couvrirent les complots des Tubérons, des Sextes, Lorsque la calomnie, attaquant un héros Dont la haute fortune irritait ses rivaux, De Trajan trop crédule alluma la colère, Vous força de chercher une terre étrangère, Je vous restai fidèle encor dans le malheur.On le sait, votre exil m'accabla de douleur ; Et pour vous secourir m'exposant à l'orage, Je manquai de pouvoir, sans manquer de courage. PLACIDE. À tous les sentiments mon coeur n'est point fermé,Je connais l'amitié ; j'aime et veux être aimé, Cher Justin : il est vrai, ta tendresse sincère D'un empressement feint n'eut point le caractère, Et lorsqu'aux faux amis je me vis immolé, Arrosé de tes pleurs, je partis consolé. Tu me suivais, Trajan te retint, et peut-être Tes soins m'auraient rendu l'estime de mon Maître, Si ce Dieu qui voulait m'éprouver, m'affermir..... Mais d'un funeste exil lassons-nous de gémir..... Que ne le puis-je, ô Ciel ! Occupé de ma gloire, De mes maux que ne puis-je étouffer la mémoire ! Ah ! L'on me loue, on m'aime, on m'envie, on me craint. Qu'importe à ma douleur ; Personne ne me plaint. JUSTIN. Qu'entends-je ? Et quels malheurs faut-il que je déplore ? Quand tout doit vous flatter, vous gémissez encore. Je tremble. Vos enfants, votre épouse ... PLACIDE. Ah ! Justin ! JUSTIN. Seraient- ils morts ? PLACIDE. Hélas ! JUSTIN. Ô désastre ! Ô destin ! PLACIDE. Peins-toi mon désespoir. Jusqu'alors intrépide, J'avais vu s'écrouler d'une chute rapide De ma vaine grandeur l'édifice orgueilleux. J'avais vu triompher des rivaux furieux. Ma fermeté vit tout, et n'en fut point émue ; Mais sous ces derniers coups elle fut abattue. Las du jour, de moi-même, abhorrant l'Univers, Je courus me cacher dans le fond des déserts. Là, déjà la raison, le temps, et plus encore Les ordre souverains de ce Dieu que j'adore, Sans bannir de mon coeur les ennuis, les regrets, De ma douleur première affaiblissaient les traits. Les Députés de Rome ont troublé mon asile. Je reviens ; et l'aspect : de cette ingrate Ville, Mes antiques foyers... ces enceintes, la Cour, Tous ces lieux, où les miens s'offraient à mon amour Des biens qui me flattaient me retraçant la perte, Font saigner de ce coeur la plaie encore ouverte. Déplorable famille ! Ô sang infortuné ! JUSTIN. Vous me voyez, Seigneur, attendri, concerné : Hélas ! De vos enfants l'image m'est présente. Nés du sang des Trajans, leur noblesse éclatante, Votre gloire, nos voeux eussent fait leur bonheur. Et leur mère... je crains, d'aigrir votre douleur, Trajane, exemple heureux de vertus et de grâces, Qui d'un époux proscrit voulut suivre les traces... PLACIDE. Avant qu'en mon exil elle me rejoignît, Dans sa route, Justin, le trépas l'atteignit. Quel caractère affreux marque mes infortunes ! Tu vas entendre, Ami, des horreurs peu communes Trajane m'amenait deux filles et trois fils, Tu t'en souviens la mort, la mort... Ah ! je frémis... Frappe à coups redoublés ma nombreuse famille. Il ne me restait plus qu'un fils et qu'une fille. Etais-je trop heureux de les voir conservés ? Pour des fléaux plus grands tu les as réservés, Ô Dieu ! Qui de ton trône, entends ; ma voix plaintive. JUSTIN. Ronfermez, cher Placide une douleur trop vive. L'Empereur vient à vous : dans ce jour glorieux, Ce serait l'offenser de gémir à ses yeux. SCÈNE II. Adrien, Placide, Maxime, Justin, Gardes. ADRIEN. C'est donc là ce Guerrier, ce Romain respectable, Des jeux de la fortune exemple mémorable : Placide, notre appui, si grand par vos exploits Plus grand par vos malheurs, c'est donc vous que je vois. Que n'ai-je pu hâter cette heure fortunée ! Trajan régnoit : et moi, dans ma première année, J'ose de son oubli rendre grâce aux destins ; Votre bonheur devient l'ouvrage de mes mains. PLACIDE. D'un Prince que j'aimais, j'honnore la mémoire, Seigneur, et son erreur n'altère point sa gloire. Mais j'ai pu vous servir, j'ai rempli mes souhaits. Heureux ! Si me jugeant sur mes faibles succès, D'un soupçon qui flétrit une foi toujours pure, Votre équité, Seigneur, démêle l'imposture. ADRIEN. Que me faut-il de plus ? Mon Peuple est soulagé :Le Rebelle est soumis, Adrien est vengé. Aux yeux de l'Univers une victoire illustre De ma gloire ternie a réparé le lustre Seul vous, avez tout fait, ma voix l'a publié : Vous étiez dans mon coeur déjà justifié. Je sais que votre nom, l'effroi de la Judée ? De Titus par vos coups la valeur secondée, Votre heureux Consulat, la faveur de Trajan, Armèrent contre vous le lâche courtisan. Des délateurs enfin bravez le cri perfide : Leur règne est expiré, c'est le jour de Placide. Que tous vos ennemis, à vos pieds abattus, Malgré leur haine, au moins, respectent vos vertus : Qu'ils sachent qu'un Romain qu'ils osaient méconnaître, Est de tous les Romains le plus digne de l'être : Soyez de mes bienfaits comblé dès ce moment ; Vos dignités seront leur premier châtiment. PLACIDE. Je fus persécuté, sans doute ; et leur envie Par les maux qu ils m'ont faits devrait être assouvie. Mais l'eussiez-vous pensé ? Moins agités, mes jours, Dans cet exil si long, y prenaient un libre cours. J'étais à moi, Seigneur ; et dans ma solitude, De l'oubli des humains je faisais mon étude. Privé de tout, au moins je ne connoissais plus,Ni les soins importuns , ni les voeux superflus. Sous, le débile toit d'un feuillage fragile, Plus, que sous les lambris, je reposais tranquille ; Et dans ce calme enfin puisant la paix du coeur, Au lieu, de vains trésors, j'avais le vrai, bonheur. ADRIEN. Un ciel plus beau, Placide, aujourd'hui vous éclaire Aux voeux les plus hardis portez votre âme altière, Vous serez étonné de votre propre éclat. Jadis, pour consacrer un illustre combat, Nos pères du Triomphe établirent l'usage ; Solennité brillante, où le noble assemblage De la pourpre, de l'or, des lauriers, des drapeaux, La marche du Sénat, les aigles, les faisceaux, Des captifs consternés, les dépouilles flottantes, Les Rois chargés de fers, leurs femmes gémissantes, Tout l'immense concours d'un Peuple admirateur, Égalaient presque aux Dieux l'heureux Triomphateur, Qui, le front couronné sur son char de victoire, Couvrait tous les Romains des rayons de sa gloire. Ce spectacle pompeux, rarement les Césars Ont permis que du Peuple il frappât les regards ; Il semblait à leurs yeux intercepter peut-être L'hommage et les honneurs réservés pour le Maître, Mais je crois qu'il ne peut, en flattant la valeur, Qu'embraser nos Guerriers d'une nouvelle ardeur. Qu'il revive aujourd'hui dans sa splendeur première, Placide, c'est le prix qu'Adrien vous défère. PLACIDE. Quoi, Seigneur ! ADRIEN. Je veux plus, écoutez mon projet : Je n'en puis faire trop pour mon premier Sujet ; Je veux qu'à mon bonheur votre gloire s'allie. À Sabine je fais succéder Attilie. Un politique hymen vit captiver mes voeux ; Je suis libre : l'amour forme ces nouveaux noeuds. Je n'ai dû, quand sur nous éclatait la tempête, Ni donner d'un hymen le spectacle et la fête, Ni même combattant des refus affectés, D'une amante exiger des voeux précipités. Tout est calmé par vous ; par vous enfin je règne, Le temps n'exige plus que mon coeur se contraigne, Et d'un hymen si cher hâtant l'heureux moment, L'empereur doit songer à couronner l'amant. Au Temple dans ce jour je conduis Attilie. Vous, cher Placide, après votre marche accomplie, Quittant ce char pompeux déjà dressé pour vous, Aux pieds des Immortels vous vous joindrez à nous. Là ces drapeaux, ces dards, ces armes glorieuses Qu'au Dace ont arraché vos mains victorieuses, Monuments jusqu'ici placés dans ce Palais, Seront aux murs sacrés suspendus pour jamais. Là le sang confondu d'une double victime, Dans un seul sacrifice auguste et légitime, Va faire hommage aux Dieux de vos succès flatteurs, Et sur mon hyménée attirer leurs faveurs. PLACIDE. De ce grand appareil d'une gloire inouie, Une âme ambitieuse a droit d'être éblouie. Mais ce faste, où César voudrait m'associer, S'il doit m'enorgueillir, doit aussi m'effrayer. Du Monarque au sujet mesurez la distance. Je redoute, Seigneur, tant de magnificence. Il est bien d'autres prix ; le plus noble de tous Est de combattre encore ou de mourir pour vous. Daignez me dispenser... ADRIEN. À tant de modestie Tant de vertu jamais ne se vit réunie ; Et ce refus si beau d'un bienfait mérité Justifie à mes yeux ma générosité. Mais montrez qu'un grand coeur, toujours plein de noblesse, Triomphe sans orgueil, s'il souffrit sans fAiblesse. À Justin.Va, cours porter mon ordre. PLACIDE. Ami, que faites-vous ? Non, je n'y souscris pas ; non, et le Ciel jaloux... JUSTIN, à Adrien. Seigneur, puis-je parler ? Si vous daignez m'en croire, Vous avez satisfait aux soins de votre gloire. Vous offrez, il suffit ; c'est un bienfait de plus D'une offre qui déplaît de souffrir le refus... ADRIEN. Pars. À Placide.Vous, cédez enfin. Si l'honneur semble extrême, Je le dois à Placide, à l'Empire, à moi-même. À Maxime.Je le laisse en tes mains. Fais rendre avec éclat Tout ce qu'on doit, Maxime, au vengeur de l'État.Prends soin en même-temps d'avertir Attilie. Rome m'appelle ailleurs. Parle, presse , supplie, Commande : fais qu'enfin, reconnaissant, heureux , Je remplisse en ce jour mon devoir et mes voeux. Adrien sort. SCÈNE III. Maxime, Placide. PLACIDE. Qu'exige-t-on de moi ? Que j'aille au Capitole D'un tribut sacrilège honorer une idole ? N'ai je donc combattu que pour autoriser Le culte de ces Dieux que je dois mépriser Ah ! J'appris à remplir des ordres légitimes : Mais ma soumission ne se doit point aux crimes. Je me trompe, ou je touche à mon dernier écueil, Et ce char triomphal deviendra mon cercueil. MAXIME. Respectable Vainqueur, l'Empereur vous honore. PLACIDE. D'un triomphe honteux, d'un bienfait que j'abhorre. MAXIME. Le plus grand des mortels, Placide... est un Chrétien ! PLACIDE. Oui, Seigneur, vous pouvez en instruire Adrien. De son accueil flatteur la douceur excessive A mis un juste frein à ma langue captive ; Mais alors qu'il commande, un Chrétien sur ce point Sans sortir du respect, parle et ne fléchit point. MAXIME. Pour un homme moins grand ce nom, serait funeste. Je l'avoue ; Adrien le craint et le déteste. Mais de votre valeur les effets sont trop beaux Et Placide Chrétien est toujours un héros. Croyez-moi cependant, il en est temps encore ; Votre culte est secret ; prenez soin qu'on l'ignore Et si vous rejetez les dons qui vous sont dûs, Près d'un maître du moins colorez-vos refus. Un prétexte innocent peut conjurer l'orage. PLACIDE. La feinte trop souvent est d'un coupable usage, Et mon trouble bientôt aux yeux de l'Empereur Tracerait sur mon front le secret de mon coeur. À Trajan j'avais pu dérober ce mystère : Alors il suffisait aux Chrétiens de se taire. Moins grand, son successeur les recherche avec art, Les découvre avec joie et les juge au hasard. Qu'ai-je à craindre ? La mort. Et pourquoi m'y soustraire ? Mes malheurs et ma Loi me la rendent trop chère. Je ne la fuirai point, lorsqu'elle vient s'offrir. J'ai su vaincre pour Rome, et j'y saurai mourir. Hélas ! Des noeuds jadis m'attachaient à la vie. Ils sont rompus. MAXIME. Vivez, Seigneur, pour la Patrie. PLACIDE. César prononcera : quelque soit son pouvoir, Je saurai soutenir ma gloire et mon devoir. Il sort. SCÈNE IV. MAXIME. Haïssez-vous une âme et si belle et si pure, Dieux ! puis-je le penser ? Ma raison en murmure : Protecteurs des vertus, si des siennes jaloux, Vous condamnez Placide, il est plus grand que Vous. Qu'il a su me toucher ! Dès que j'ai vu ce Sage, De tous mes sentimens il a reçu l'hommage. Ô charme séduisant ! Vertu, fille du Ciel ! Tel est sur tous les coeurs ton empire immortel. Dois-je instruire Adrien ? Non, ce héros sincère Dévoilera trop tôt un dangereux mystère. Ah, je tremble pour lui, que César furieux...Mais quoi ! S'il se soumet, s'il obéit.... Grands Dieux ! C'en est fait : dès ce jour, adorable Attilie, Dès ce jour je vous perds, un noeud cruel vous lie, Un noeud que vous craignez, un noeud dont je frémis À cacher son ardeur mon coeur s'était soumis. Deviez-vous l'ignorer ? Hélas ! Et dois-je encore Vous porter l'ordre affreux d'un rival que j'abhorre ? Quel parti suivre enfin ? Dans mon coeur divisé Sur un projet s'élève un projet opposé. Ah ! Servons mon amour et ménageons Placide. Du moment de l'hymen le triomphe décide : Annonçons ses refus ; mais cachant ses erreurs, Sans hâter sa disgrâce, éloignons mes malheurs. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Attilie, Pauline. ATTILIE. Cesse de me vanter l'éclat du diadème : De trop près mes regards ont vu du rang suprême Et les trompeurs attraits et les tourmens réels. Cent fois j'ai partagé ces chagrins si cruels Qu'en secret dans mon sein vient déposer Sabine. C'est peu de ces douleurs, on trame sa ruine ; Le volage Adrien, par un sanglant affront, Du bandeau des Césars veut dépouiller son front. Fixerait-il pour moi, dans des ardeurs nouvelles, De ses feux passagers les erreurs infidèles ? Ai-je pour l'arrêter de plus touchants appas ? Et s'il paraît m'aimer, ne l'adora-t-il pas ? Mais de tant de beautés qu'on voit briguer sa flamme, Je veux que tous les traits s'émoussent sur son äme, Que libre de changer, mais confiant dans sa foi,Ses yeux fermés ailleurs ne s'ouvrent que sur moi : Ah ! Pourrais-je trahir ma tendre bienfaitrice ? Par un crime acheter le nom d'Impératrice ? Du reste des mortels respectée à ce prix, Je serais pour moi-même un objet de mépris. Sabine est tout pour moi. Ravie aux fers du Dace, Et conduite à ses yeux des cousins de la Thrace, Du jour qu'en mon berceau j'ai pu fixer son choix, Quelle main m'a portée au rang ou tu me vois ?Et sa tendresse, hélas ! lui deviendrait fatale ! Dis-moi, sans ses bienfaits serais-je sa rivale ? PAULINE. Non : mais son sort, Madame, enfin n'est plus douteux, Et son superbe époux s'échappe de ses noeuds... ATTILIE. J'espère encor, Pauline, et sa vertu sans doute Du coeur de cet époux peut retrouver la route. Son titre est sûr au moins : pour tout dire en un mot, Nièce du grand Trajan, le Sceptre fut sa dot. Du dépôt le plus saint ravisseur infidèle, La pourra-t-il chasser d'un trône qu'il tient d'elle ? Quand de sa honte enfin je verrais tout l'apprêt, Non, jamais cette main n'en signera l'arrêt : Jamais d'un tel forfait l'instrument, la complice, Je ne veux d'un ingrat partager l'injustice. Qu'il ne se porte pas à cette extrémité. Tu connAis de mon coeur la sévère fierté ; Tu Sais que du devoir esclave scrupuleuse, Et souvent dans mon zèle ardente, impétueuse Mon âme en un instant parcourt tous les excès. S'il osAit d'un tyran concevoir les projets... PAULINE. Loin de vous ce transport peut-être illégitime. Mais je respecte enfin votre effort magnanime, Madame, et plus le trône étale de splendeur, Et plus de vos refus j'admire là grandeur. ATTILIE. Tu m'applaudis, Pauline !... Et si je m'interroge, Je suis à mes regards bien peu digne d'éloge. Le plus beau sentiment n'est-il point corrompu ? Ah ! Lâche, ma faiblesse aura fait ma vertu. Apprends ce que je dois me cacher à moi-même. Oui, ce coeur si confiant, que blesse un Diadème, Qui vantait son devoir, que tu crois généreux, Serait peut-être ingrat, s'il n'était amoureux... Mais je m'avilis trop ; non, cet amour, Pauline, Ce malheureux amour m'est moins cher que Sabine, Et l'orgueil et le temps le pourraient étouffer, Sans que de mes refus César pût triompher. PAULINE. Je n'en doutai jamais, à la reconnaissance De ces nobles dédains vous devez la confiance. De ces feux cependant que vous croyez secrets J'ai connu la naissance et suivi les progrès ; Vous gardiez le silence, et je devais me taire. Aujourd'hui puis-je enfin vous parler sans mystère ? Madame, pardonnez à ma sincérité. L'objet pour qui je vois votre coeur agité, Cet objet si chéri, c'est Maxime... ATTILIE. Maxime ! PAULINE. Lui-même ; et sous ses pas vous creusez un abîme. Quels noms près d'Adrien ! Rival et confident ! ATTILIE. Qui l'en instruira ? PAULINE. Vous. L'amour est imprudent. Moi-même je l'ai vu. Serait-il un mystère, Madame, pour des yeux qu'un autre amour éclaire ? Non, oubliez Maxime, étouffez aujourd'hui Un feu pour vous funeste et coupable pour lui. Il semble, si j'en veux croire une voix secrète, Qu'à le nourrir, ce feu, mon destin me soumette; Ne nous alarmons point, Pauline, pour ses jours : Sa victoire est cachée et le sera toujours, L'ingrat ne saura point interpréter mes larmes. PAULINE. Puisqu'il est insensible... ATTILIE. En a-t-il moins de charmes ? PAULINE. Mais peut-il à vos yeux effacer Adrien ? Connaissez-vous son sang ? ATTILIE. Connais-je donc le mien ? Dans tous mes sentimens quelque délicatesse Semble de ma naissance assurer la noblesse ; Mais si mon coeur altier m'en flatte et s'applaudit, Ce qu'il ose me dire, à moi seule il le dit. Peut-être en sa faveur Maxime a plus de preuves. Si d'un injuste opprobre il souffrit les épreuves, Si les fers ont touché sa généreuse main, Mon amant, on le sait, naquit libre et Romain, Et suivant de Trajan la dernière conquête, [Note : Tibre : petit fleuve du Latium qui marqua longtemps la frontière de Rome. Il prend sa cource dans les Appenins, en Toscane et débouche à Ostie.]Du Monarque du Tibre il garantit la tête. La faveur de César en fut le juste prix... Aux malheureux enfin dois-je donc des mépris ? Hélas ! Mon premier sort fut l'image du vôtre, Cher Maxime, et nos coeurs semblaient faits l'un pour l'autre Je l'aperçois..... ô Ciel ! Combien m'éprouves-tu ? SCÈNE II. Maxime, Attilie, Pauline. MAXIME. Les Dieux justes enfin couronnent la vertu, Madame, et l'Empereur, à ces sermens fidèle, Au Trône des Césars aujourd'hui vous appelle. L'Univers est tranquille, Adrien à son tour, Veut ; ainsi que sa gloire, assurer son amour ; Et dans ce jour pompeux où sa main magnifique Récompense l'auteur de cette paix publique, Il voit, pour lui, pour vous ; des présages heureux ! Il emprunte ma voix pour vous offrir ses voeux ; Et lui-même bientôt plein du feu qui l'inspire.... ATTILIE. Ainsi je dois ma perte, au salut de l'Empire..... Et vous, Seigneur, et vous, trop sûr de m'irriter, À ce fatal hymen vous venez m'inviter ! Hé quoi ? Pour m'annoncer et ma mort et son crime, L'Empereur n'avait-il que la voix de Maxime ? MAXIME. Madame.... À part.Ce transport m'étonne et m'interdit Qu'en dois-je présumer ? ATTILIE, à part. En aurais-je trop dit ? MAXIME. Madame, j'obéis ; mais cet ordre funeste, Celui qui vous l'apporte, avec vous le déteste.... ATTILIE. Vaine et fausse pitié ! Si vous plaigniez mon sort, Au soin de l'adoucir vous deviez quelqu'effort. Qu'avez-vous fait pour moi ? MAXIME. Que pouvais-je, Madame ? ATTILIE. Vous pouviez d'Adrien combattre au moins la flamme ; Lui montrer qu'à ses voeux toujours je résistais, Si ce n'était assez, que je les détestais ; De ses premiers serments lui rappeller la force, Et l'horreur du parjure, et l'éclat d'un divorce, Et du sang de Trajan les respectables droits, Caresser son orgueil en condamnant son choix, Peindre une épouse au sein de l'opprobre et des larmes ; À mes faibles appas opposer tous ses charmes ; De ma naissance enfin montrer l'obscurité, Et pour mon intérêt trahir ma vanité. MAXIME. Moi, Madame ! Pour vous, feindre un mépris coupable De ce honteux effort m'avez-vous cru capable ? Ô Ciel ! Était-ce à moi d'abaisser vos attraits ? À part.Qu'elle pénètre mal mes sentiments secrets ! Je l'avourai pourtant : sans blesser votre gloire, À vos yeux j'ai tenté d'enlever leur victoire : Leur charme est trop puissant ; j'ai tout osé sans fruit, Et ce que j'avais fait, un regard l'a détruit. ATTILIE. Mais j'ai cru que du Prince adorant la faiblesse, Vous-même aviez nourri sa fatale tendresse. J'ai cru qu'un courtisan, qu'un confident zélé... MAXIME. Quels reproches ! Quels coups ! Que j'en suis accablé ! Quoi ? Moi ! De mon Rival j'entretenais la flamme ! ATTILIE. Votre rival ! Qu'entends-je ? MAXIME. Il est trop vrai, Madame ; Ma raison cède enfin au pouvoir de mes feux. Vos froideurs, mon respect, un devoir rigoureux, Irritaient mon ardeur, mais la rendaient muette. De mon propre rival j'ai paru l'interprète. Pour servir ses projets, Dieux ! qu'il m'en a coûté ! Mais j'avais de vous voir l'heureuse liberté ; Je pouvais plus souvent vous parler, vous entendre. Hélas ! C'était trop peu pour l'amant le plus tendre, Pour un infortuné c'était un sort bien doux. L'amour plus qu'Adrien me ramenait vers vous : Et tandis que sa voix prononçait, je vous aime, Mon coeur dans le secret le prononçait lui-même. Vous ne m'entendiez pas. Mais vos refus pour lui Mêlaient un peu de joie à mon funeste ennui. Le malheur d'un rival consolait ma disgrâce, J'espérais, sans comprendre, où tendait mon audace, C'en est fait. Je n'attends qu'un horrible avenir. ATTILIE. Que m'avez-vous appris ? MAXIME. Vous devez m'en punir. Vengez-vous. ATTILIE tendrement. Me venger !... MAXIME, se jetant aux genoux d'Attilie. Je me livre à la joie. ATTILIE. Non : voyez l'infortune où nous sommes en proie. Vous m'aimez... Je vous aime , et sans espoir tous deux, Nous trouvons la douleur dans les plus doux aveux. MAXIME. Ah, Madame ! ATTILIE. Ah, Seigneur ! MAXIME. Heureux jour ! ATTILIE. Sort barbare. MAXIME. L'amour nous unit donc. ATTILIE. Le Destin nous sépare. MAXIME. Le Destin nous sépare ! Il est vrai, sa rigueur. À peine d'un instant me laisse la douceur. Je vous ai pu toucher, vous daignez me le dire, Madame, et ce bonheur m'enchante et me déchire. Vous avez à choisir entre un trône et mon coeur. S'il vous faut accepter la couronne.... Ô douleur ! Un désespoir mortel est tout ce qui me reste. Si vous la refusez, mon amour trop funeste, Immole votre gloire à mes seuls intérêts ; Il vous coûte un Empire, à moi mille regrets. Il nous livre au courroux d'un maître inexorable. Tel est de cet amour le sort inévitable. PAULINE. Madame, on vient. MAXIME. C'est lui. C'est l'Empereur. ATTILIE. Ô Dieux ! Dérobons nos secrets et mon trouble à ses yeux. SCÈNE III. Adrien, Attilie, Maxime, Pauline. ADRIEN. Madame, vous, fuyez ! Vous semblez interdite ! ATTILIE. Et n'expliquez-vous pas et ma crainte et ma fuite ? Ai-je dû soupçonner qu'aujourd'hui malgré moi, Je vous verrais, Seigneur, disposer de ma foi ? Je vais pleurer vos feux et cacher mes alarmes. ADRIEN. Quoi, Madame ?... SCÈNE IV. Adrien, Maxime. ADRIEN. Elle sort. J'ai vu couler des larmes, D'une vive douleur j'ai vu son coeur frappé. Hé quoi ? Jusqu'à ce jour me serais-je trompé ? Ses refus s'annonçaient sous des traits moins sensibles. Sont-ils donc bien réels ? Seraient-ils invincibles ? MAXIME. Le coeur n'obéit pas, vous le savez, Seigneur ; La force le révolte, il cède à la douceur. ADRIEN. Que peut me reprocher cette âme trop altière ? Que n'étais-je en effet moins tendre et plus sévère ? Je l'aime, mais je règne ; et malgré ses appas, Adrien à ses pieds ne s'abaissera pas. Ah ! Pour elle je n'eus que trop de déférence. MAXIME. À Sabine elle doit de la reconnaissance. ADRIEN. Elle en doit plus à qui daigne la couronner ; Et toute amitié cède à l'honneur de régner. Quoi ? De mon faible coeur le malheureux délire Pour elle oubliant tout, met à ses pieds l'Empire : Et l'ingrate me brave ! Et quels sont donc ses voeux ? Un soupçon s'offre à moi... Non ; il est trop affreux. Non : Je n'ose penser qu'un autre amour l'engage. Maxime, tu frémis... Tu retiens mon outrage. Moi, j' aurais un rival ! Un imprudent sujet Aurait pu de mon choix me disputer l'objet ! Je veux la voir, l'entendre, apprendre de sa bouche Le motif odieux d'un refus si farouche ; Et de ses vains détours perçant l'obscurité, Jusqu'au fond de son coeur chercher la vérité. SCÈNE V. Adrien, Maxime, Albin. ALBIN. Placide vous demande un moment d'audience, Seigneur. ADRIEN. Ah ! Quel obstacle à mon impatience !... Qu'il se présente. Allez. Jamais un Empereur N'a de la liberté pu goûter la douceur. SCÈNE VI. Adrien, Placide, Maxime. PLACIDE. [Note : Quirinal : Le Mont Quirinal est une des sept collines de Rome, àl'extrémité nord-ouest de la ville entre la colline Horurale au nord et le mont Viminal au Sud. [B]]Seigneur. j'ose me plaindre. Aux portes Quirinales, J'ai vu qu'on préparait les pompes triomphales. N'êtes vous pas instruit... ADRIEN. Que je suis, malheureux ! Maître du monde entier, tout résiste à mes voeux. Il est donc vrai, Placide, et ma bonté vous blesse. Mais de votre vertu dépouillez la rudesse J'ai parlé ; qu'il suffise. Il faut me respecter. PLACIDE. Apprenez tout, Seigneur, et daignez m'écouter. Quand j'ai de ma Patrie embrassé la défense, Mon coeur dans son devoir trouvait sa récompense. Soldat sans intérêt, vainqueur sans vanité, Vos dons de mes exploits blessaient la pureté. Malgré ces sentimens, d'autres raisons plus justes, M'auraient fait respecter vos volontés augustes ; Et Rome m'aurait vu, sur un char orgueilleux, Triomphant des mortels, rendre hommage à ses Dieux. Mais un Maître cent fois plus grand, plus redoutable, Un Maître, des humains Monarque véritable, Qui peut dans cet instant, par un jeu de ses mains, Ébranler, renverser l'Empire des Romains : Ce Maître qui vous donne et le Trône et la vie, S'offenserait, Seigneur, de ce triomphe impie. ADRIEN. Expliquez-vous. Quel est ce Maître impérieux ? Au dessus d'Adrien je ne vois que les Dieux ; Et de ces Dieux enfin vos succès sont l'ouvrage. Qui d'entre eux peut jamais en rejetter l'hommage ? PLACIDE. Que ces Dieux délaissés, que leurs temples détruits... ADRIEN. Qu'ai-je entendu ? Placide ! PLACIDE. Apprenez qui je suis. Je suis Chrétien. ADRIEN. Vous ! PLACIDE. Moi. Daignez mieux me connaître. Je suis Chrétien, Seigneur, et fais gloire de l'être. ADRIEN. Vous Chrétien ! Vous à qui j'offrais mon amitié, À tout ce que je hais vous êtes donc lié ! PLACIDE. Que l'équité, Seigneur, étouffe cette haine. ADRIEN. À cet infâme aveu, je m'en rapporte à peine. Quoi ! Vous, Placide, vous, dont le coeur généreux Semblait de l'honneur seul sentir les nobles feux ; Si sage dans la paix, et si grand dans la guerre, De ces obscurs humains dont j'affranchis la terre, Vous avez pu grossir le méprisable amas ! Vous osez adopter leur nom, leurs attentats ! Désormais je vous crains. Membre d'un corps rebelle, Ami des factieux, serez-vous seul fidèle ? Ah ! Pourquoi veniez-vous secourir Adrien ? Pour soutenir l'État, n'était- il qu'un Chrétien ? PLACIDE. Quand vous avez cueilli les fruits de ma victoire, Vous en pouvez, Seigneur, détester la mémoire, Mais témoin de mon zèle, et Vainqueur par mon bras Au moins par vos soupçons ne m'avilissez pas. Un Chrétien dans son Prince honore son Dieu même, Fuit l'erreur des Césars, défend leur diadème ; Souffre leur injustice, et soldat généreux, Par eux persécuté, donne son sang pour eux. Oui, ma loi, des vertus est une école auguste. Parmi vous, je le sais, je ne suis point injuste, La vertu trouve aussi de zélés spectateurs. Mais vos Dieux valent moins que leurs Adorateurs. Rome, de l'Univers orgueilleuse Maîtresse, De tes égarements où t'a porté l'ivresse ?... ADRIEN. Respectez Rome au moins, et sa gloire et ses lois. PLACIDE. Rome ! Elle a sur mon coeur de véritables droits. Elle fut d'âge en âge en Grands hommes féconde ; Jamais on n'égala sa science profonde À combattre, à dompter, à régir les humains : Les fruits de son esprit, les oeuvres de ses mains, Ses fastes immortels remplis de faits sublimes, La beauté de ses loix, et jusqu'à ses grands crimes, Laisseront de son peuple aux siècles à venir D'un peuple de Héros l'éclatant souvenir. Mais quel nuage enfin obscurcit tant de gloire ? Ô tache ! Ô traits honteux d'une brillante histoire ? Quoi ? De songes grossiers l'absurde fausseté, D'Augures imposteurs l'aveugle autorité ; Que dis-je ? Les plus noirs, les plus affreux exemples Ont été sans pudeur consacrés dans vos temples. Le vice en votre Olympe a réglé tous les rangs : Les monstres les plus vils sont vos Dieux les plus grands. Ah ! Portez sur le mien un oeil plus équitable. Des plus purs attributs assemblage adorable, Il est un ; et son être, il ne le doit qu'à lui ; Il fut avant les temps ce qu'il est aujourd'hui. ADRIEN. Cette audace à tout autre aurait coûté la vie. J'épargne encor le sang qui sauva la patrie. Mais il faut m'obéir : Jamais d'heureux exploits Ne rendent un sujet indépendant des lois. Triomphez. Oui, pour vous ce triomphe sublime Sera le prix du zèle et la peine du crime ; Et qu'aussitôt par vous Jupiter apaisé Contemple d'un sang pur son autel arrosé. PLACIDE. Vous le voulez. Hé bien, je serai la victime. ADRIEN. Non, vous m'obéirez. À ce prix mon estime, En vous rendant aux voeux de nos braves Romains, Remettra de nouveau mes armes dans vos mains. Allez, et méritez toute mon indulgence. SCÈNE VII. Adrien, Maxime. ADRIEN. Voilà donc quel motif causait sa résistance ! Ah ! Dois-je pardonner, et par l'impunité Enhardit l'imposture, armer l'impiété ? Jusqu'où vont ses excès !... Mais l'impie est Placide. Placide expirerait par mon zèle homicide ! Quand tout m'abandonnait, il a su me venger. S'il n'eût servi son Prince, il vivrait sans danger. Les Dieux l'ont fait vainqueur : et s'ils le favorisent, À lui laisser le jour sans doute ils m'autorisent. Qu'il vive... Un Chrétien ! Ciel ! Suis-je encore Adrien ? Qu'il vive... Oui, mais qu'il cesse enfin d'être chrétien. Tu me sembles le plaindre. Il se rendrait peut-être Aux conseils d'un égal plus qu'aux ordres d'un Maître ; Tentons cette ressource, essayons ton secours : Puisses-tu le fléchir ! Va, Maxime, va, cours : Rappelle sa raison. Pour toucher sa grande âme, Peins-lui combien son culte est vil, honteux, infâme ; Vante-lui ma bonté, s'il brave mon courroux. Ce qu'il n'ose pour lui, qu'il le fasse pour nous. De mon libérateur conserve-moi la vie. SCÈNE VIII. ADRIEN. Et Nous, dont trop longtemps son entretien impie A retenu les pas et troublé les desseins, Allons, et de ma flamme apprenons les destins. Quel coup m'attend encor ? Jusqu'où l'on m'humilie ! Trop coupable Placide ! Inhumaine Attilie ! Amour ! Religion ! Verrai-je un couple ingrat Blesser mon coeur, ma gloire, et le Ciel, et l'État ! ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Placide, Maxime. MAXIME. Quelle est de vos discours la force enchanteresse ? Dans ces raisonnements quelle haute sagesse ! Placide, je ne sais si mes sombres chagrins, Les périls que je cours, les malheurs que je crains,À des dogmes nouveaux ont disposé mon âme ; Mais tout dans vos conseils m'intéresse et m'enflamme, Ô de notre entretien succès inattendu ! Je venais vous combattre, et je suis confondu. Frappé d'un jour plus pur, je commence à connaître Le néant de ces Dieux que l'erreur a fait naître, Et mon esprit, guidé par la saine raison, S'élance vers le Dieu seul digne de ce nom. PLACIDE. Je vous ai pu convaincre. Et qui l'eût osé croire ? Cher Maxime, voilà ma plus belle victoire ; Et Maxime changé touche et flatte mon coeur, Plus que le peuple entier soumis par ma valeur. MAXIME. Je marche vers ce Dieu, mais d'un pas faible encore... PLACIDE. Il est l'heureux appui du mortel qui l'implore. Déjà de l'Empereur il confond les desseins : Quand vous me rappeliez vers des fantômes vains, Dans votre âme étonnée il versait la lumière : Vous vouliez m'égarer, et c'est vous qu'il éclaire. Il comblera ses dons ; et bientôt, comme moi, Vous obtiendrez l'honneur de mourir pour sa loi. MAXIME. De mourir !... La mort flatte un coeur sans espérance... Ô vous, pour qui j'aurais chéri mon existence, Attilie ! Au milieu des rigueurs de mon sort, Est-il pour votre amant d'autre bien que la mort ?... Seigneur, pour ma faiblesse ayez quelque indulgence. Mais dissipez un doute, enfant de l'ignorance. Cet être si parfait, ce grand Dieu des Chrétiens, Dispense donc sans choix et les maux et les biens. Vous l'adorez, Seigneur ; je me voue à son culte ; Nous mourons. Adrien le méprise et l'insulte ; Il vit, il règne heureux : c'est lui qui nous proscrit. Le coupable triomphe, et l'innocent périt. PLACIDE. Mon fils, souffrez ce nom que dicte ma tendresse, Vous accusez le Ciel, connaissez sa sagesse. Ce désordre apparent a sa règle et ses loix. Dieu s'en sert pour le bien des coeurs dont il fit choix, Par des calamités s'il afflige la terre, À de coupables mains s'il remet son tonnerre, Il veut orner, accroître, épurer par les maux La vertu que pourrait amollir le repos. La vie est un moment, tout son faste est un songe. Au crime pour partage il laisse un vain mensonge. Mais s'il existe enfin, ce Dieu plein d'équité, Il est après la mort une immortalité. Tout change alors. SCÈNE II. Attilie, Placiden Maxime, Pauline. ATTILIE. Seigneur ! MAXIME. C'est vous, belle Attilie. Quel est ce sombre effroi dont vous semblez saisie ? ATTILIE. Je vous cherchais. Je viens gémir et m'accuser. À des malheurs nouveaux j'ai pu vous exposer. J'ai revu l'Empereur. Il sait que je vous aime, Que vous m'aimez... Seigneur, il sait tout de moi-même. Pour vaincre mes refus, que n'a-t-il pas tenté ? Prière, ordre absolu, tendresse, autorité, Il a de ces ressorts tour à tour fait usage. Enfin, de l'artifice employant le langage, Je le sais ; j'ai, dit- il, un heureux ennemi, Mon rival... À ces mots, malgré moi, j'ai frémi. Il a saisi mon trouble, il a nommé Maxime. Sans doute il ignorait l'ardeur qui nous anime, Et c'est par des détours si dignes d'Adrien, Que son perfide amour a découvert le mien. J'étais sans voix. Bientôt comblant mon imprudence,Avec trop d'intérêt j'ai pris votre défense : Dans mes yeux se peignait trop de sincérité ; La frayeur sur mon front traçait la vérité. Que vous dirai-je encor ? Ma fierté s'est émue ; Un aveu de ma bouche enfin m'a convaincue. MAXIME. Madame, sur mon sort je ne m'abuse pas ; Le seul nom de rival me condamne au trépas. Vivez, je meurs content, si vous vivez heureuse. ATTILIE. J'attendais d'autres soins d'une âme généreuse. Lorsqu'il n'est plus d'espoir que dans votre vertu, Vous êtes accablé sans avoir combattu, Et cédant à l'audace une juste conquête, À votre heureux rival vous portez votre tête ! Ah ! Ne voulez-vous point la conserver pour moi ! Cherchez des moyens sûrs, il en est, je le crois, D'arrêter d'un tyran l'odieuse injustice : Ou s'il faut qu'à mes voeux sa fureur vous ravisse, Vous êtes mon amant, et vous êtes Romain, Osez, osez mourir les armes à la main. Vous me connaissez peu : dans un sexe timide Le Destin quelquefois place une âme intrépide ; Mon courage. Seigneur, égale mon amour, Et je veux être amante et romaine à mon tour. Écoutez mes serments : Si la barbare envie Ose trancher des jours où j'attache ma vie, Au tombeau je suivrai mon amant égorgé, Mais je ne l'y suivrai qu'après l'avoir vengé. MAXIME. Ô Femme courageuse ! Ô Beauté magnanime ! Vous remplissez mon âme et d'amour et d'estime. À vos nobles discours, enflammé de courroux, Par combien de périls je voudrais être à vous ! Que je desirerais, teint du sang d'un barbare, D'en scelle l'union de deux coeurs qu'il sépare ! Faut-il qu'en ce moment un sévère devoir Enchaîne mes transports, éteigne mon espoir ? Je vais perdre à jamais l'amante la plus chère, Je vais perdre Attilie !... Ah Placide ! Que faire ? Contre un péril affreux où chercher du secours ? J'ai bien à votre Dieu sacrifié mes jours, Je ne lui voulais pas sacrifier ma flamme : Elle est juste, elle est pure, elle embrase mon âme ; À mourir pour sa loi, je trouvais des appas, Mais des mains d'un rival recevoir le trépas, Un trépas qui m'arrache à l'objet que j'adore, Qui la laisse au pouvoir d'un maître qu'elle abhorre, Je n'ai point de ce sort prévu la cruauté, J'en vois toute l'horreur, j'en suis épouvanté. SCÈNE III. Placide, Attilie, MAxime, Pauline, Albin, Gardes. ATTILIE. Ah ! nous sommes perdus : vois ce que l'on t'apprête ALBIN, à Maxime. Seigneur, César l'ordonne, il veut qu'on vous arrête. ATTILIE, tandis que Maxime remet son épée. Maxime, peux-tu donc t'arracher de ce lieu ? MAXIME à Albin. Je vais vous suivre... Hélas ! Chère Attilie... Adieu. ATTILIE. Moi, je cours vers le Prince, il verra mes allarmes : La voix de ma douleur et l'aspect de mes larmes, Peut-être fléchiront un coeur encore à moi, Et le tyran sera plus généreux que toi. Elle sort. SCÈNE IV. PLACIDE. Qu'il est dans l'Univers de mortels qui gémissent ! Les malheurs sont souvent les noeuds qui les unissent. Jeunes infortunés ! Je vous plains : tous mes sens Près de vous succombaient à des troubles pressants. D'un père, il est trop vrai, la douleur inquiète Toujours dans ce qu'il voit cherche ce qu'il regrette. Quel pouvoir inconnu sur mon coeur agissait ? Ce coeur pour mes enfants tous deux les choisissait... SCÈNE V. Placide, Jusitn. JUSTIN. Daignez me dévoiler ce que j'apprends d'un Dace, De l'un des ennemis que votre illustre audace A soumis à nos lois, et jetté dans nos fers. Il vous connaît, dit-il, il connaît vos revers : Il parle de ce fils, Seigneur de cette fille, Seul bien qui vous restât d'une triste famille, Seul soutien dans les maux qui jadis ont en vous. Frappé le Citoyen, et le père et l'époux... PLACIDE. Ce Captif était donc dans la troupe coupable, Qui combla les malheurs dont le fardeau m'accable. Le cruel fut sans doute un de ces scélérats, Dont le meurtre, le rapt, le vol marquaient les pas. Ami, de mes enfans je te devais l'histoire : J'en vais, puisqu'il le faut, rappeller la mémoire ; Et d'un nouveau récit fatiguant ta pitié, Redemander des pleurs à ta triste amitié. Hélas ! À ma pensée, après vingt ans encore, Chaque jour reproduit ce jour que je déplore. Trajane, en me suivant, vit finir son destin. Deux enfants restaient seuls ; j'allai chercher, Justin, Ces chers et derniers fruits d'un illustre hyménée ; L'un comptait près d'un lustre, et sa soeur une année. En exil avec moi je les menais tous deux. Quel spectacle soudain vient m'allarmer pour eux ! Un corps d'affreux soldats trouble notre passage. Le sang coule aussitôt sur ce cruel rivage. Je combats : le danger m'enflamme : mes efforts Nous font longtemps contre eux un rempart de leurs corps. Nul ne m'accompagna ; j'avais mes seuls esclaves : Tous meurent à mes yeux, ô serviteurs trop braves. Plus malheureux que vous, j'enviai votre sort, Comme à vous, ma valeur me méritait la mort. Le nombre enfin l'emporte ; et ma fille tremblante, Dont les cris apellaient sa nourrice expirante, Et mon fils éperdu, sanglant, près du trépas, En proie aux ravisseurs, échappent de mes bras. Moi-même je tombai. La cohorte assouvie Dans des flots de mon sang crut me laisser sans vie. Le Ciel a prolongé mes jours et ma douleur... Mais il doit s'expier, ce forfait plein d'horreur ; Et puisqu'enfin l'un d'eux est en notre puissance, Je vais à l'Empereur en demander vengeance. Il livrera le traître à mon ressentiment. JUSTIN. Moderez ce transport... À part.Ah ! Quel événement !... Ils vous furent, Seigneur, enlevés par des Daces ! Mais poursuivez. Quel lieu, témoin de ces disgrâces... PLACIDE. [Note : Nisa : ou Nissa, ville de Bulgarie sur la Nissava affluent de la Morava. [B]]Les plaines de Nisa. JUSTIN. De Nisa ! Dieux ! Seigneur ! Ces enfants si chéris... Voyez votre bonheur... Tous deux vivent, tous deux à Rome... PLACIDE. Ciel ! Qu'entens-je ? JUSTIN. Les rapports sont parfaits : Tout ce récit étrange Est un trait de lumière, et pour eux et pour nous. Attilie et Maxime... PLACIDE. Ami, que dites-vous ? Veillé-je ? Est-ce une erreur ? Quoi ! Maxime, Attilie !... JUSTIN. Dès le jour du combat, l'une fut affranchie, Et sur ses ravisseurs le Romain la reprit. L'autre porta leurs fers, qu'à seize ans il rompit. Tout s'accorde, les faits, les temps, les lieux, leur âge. PLACIDE. Et la Nature achève. Oui, j'entends son langage. Oui, je me sens leur père. Ô moment fortuné ! À de telles faveurs semblais-je destiné ? Que tes décrets sont grands, Sagesse impénétrable ! Deux fois tu m'en fais don... Chers objets, couple aimable ! Où sont-ils ? Quand pourrai-je, à mon gré, dans mes bras... SCÈNE VI. Attilie, Placide, Justin. ATTILIE traversant le théâtre. D'une amante égarée, Dieux ! Guidez les pas. PLACIDE. C'est elle... Je succombe, et mon âme éperdue... Ô ma chère Attilie !... Elle m'est donc rendue. ATTILIE. Se peut-il que la joie éclate dans vos yeux Lorsqu'Adrien est prêt, d'ensanglanter ces lieux ? En vain à l'implorer j'ai forcé mon courage : Au seul nom de Maxime, il frémissait de rage. PLACIDE. Séchez, séchez vos pleurs. Un nouveau jour vous suis. César s'apaisera. Le rival qu'il poursuit Va d'une ardeur trompeuse abjurer l'imposture. L'amour n'était en vous qu'un cri de la Nature. Maxime est votre frère ; et tous deux... ATTILIE. Arrêtez ! Mon frère !... Pardonnez à mes sens agités, Seigneur... Mais un instant, souffrez que je respire. PLACIDE. M'y serais je attendu ? Que puis-je encor lui dire ? ATTILIE. Moi, sa soeur !... S'il est vrai, quel rare événement Vous a, d'un tel secret, instruit en un moment ? Vous n'aviez de son sort aucune connaissance... Avez-vous tout appris ? Quelle est donc sa naissance ?...Sait-on quel est son père ? PLACIDE. Il vous ouvre les bras. ATTILIE. Où suis-je ? Est-ce donc vous, Seigneur... JUSTIN. N'en doutez pas.Je jure qu'à Nisa quand le Dace... ATTILIE se jettant aux genoux de Placide. Ô mon père ! Mon père ! Nom sacré ! Que ma bouche sincère, Pour la première fois, aime à le prononcer ! PLACIDE. Ah ! Ma fille ! ATTILIE se relevant. Qui peut encor m'intéresser ? De grâce, descendez jusques à ma faiblesse : Vous lisez dans mon coeur, voyez ce qui le blesse. Trouver un père en vous est un sort plein d'appas ; Oui, j'en rends grâce au Ciel. Mais, Seigneur, mais hélas ! Pourquoi de mon amant trouvé-je en vous le père ? Mes voeux sont insensés ; j'en rougis la première. Aussi, dans cet instant propice et malheureux, Dans ce grand changement, fais-je ce que je veux ? Sais-je ici distinguer quel sentiment m'anime ? Suis-je soeur ? Suis-je encore Amante de Maxime ? Ces noms sont l'un et l'autre et chers et précieux... Maxime, je te vois toujours des mêmes yeux... Daignez souffrir, Seigneur, quelques moments de trouble. À la voix de l'honneur mon courage redouble ; D'un trop funeste amour mon coeur triomphera ;La vertu l'allumait, la vertu l'éteindra. PLACIDE. Ces plaintes, ces regrets que vous faites entendre, Ma fille, ont affligé le père le plus tendre. Sans les autoriser, j'excuse vos douleurs, Et des crimes je sais distinguer les erreurs. Puisse-je en même temps, dans votre âme abbattue Établir pour toujours la paix qu'elle a perdue ! Ah ! Si dans la vertu vous mettez votre espoir, Celle que vous vantez n'a qu'un nom sans pouvoir. Ma fille, il en est une et plus sûre et plus grande... Mais c'est peut-être un soin qu'il faut que je suspende : Le trouble où je vous vois... ATTILIE. Je vous ai trop compris. Je révère, Seigneur, vos conseils, vos avis : Mais vous me rappeliez, et puis je le redire ? Qu'aujourd'hui votre fils s'est soumis à l'Empire De ces dogmes fatals, dévoués au mépris, Entourés de périls, par l'échauffant punis. Mon cher Maxime, hélas ! Ton aveugle imprudence Donne au Prince à la fois deux titres de vengeance ; Et lorsqu'un danger cesse, un autre se produit. À quels traits est marqué le malheur qui me suit ? Non ; ne me parlez point d'une loi meurtrière, Qui m'arrache en ce jour et mon père et mon frère : Ou, si vos coeurs sont faits pour braver le trépas, Au moins cherchez la mort où la honte n'est pas... PLACIDE. C'est assez : près du Prince assurons votre gloire ; Et qu'à jamais du moins s'efface la mémoire De l'amour, dont l'erreur égara vos esprits. Montrons dans son rival votre frère et mon fils. ATTILIE. Allons, qu'en rougissant il connaisse Maxime. Au jaloux Adrien épargnons un grand crime. Hélas ! Et plût au Ciel qu'il ne pût lui rester Aucun autre motif de nous persécuter. Ils s'éloignent. ATTILIE, reprend. Un moment... et daignez, Seigneur, m'entendre encore. Une Religion que l'Empereur abhorre, Trouve en Maxime et vous des sujets pleins de foi. Tous vos voeux sont pour elle. Hé bien, si cette loi À des Héros si grands paraît d'un prix si rare, S'il faut qu'à l'embrasser, comme, eux, je me prépare, Si ce coeur libre et fier lui doit être soumis ; Venez, et vengeons-la de tous ses ennemis ; Il nous faut l'établir, l'illustrer, la conduire Des antres qu'elle habite au faîte de l'Empire. Contre elle d'Adrien l'inhumaine fureur, Du règne de Néron renouvelle l'horreur. Réprimons d'un tyran l'injuste violence. Du monde dans vos mains le Ciel mit l'espérance, Et venger l'Univers est le droit des héros. Fameux par des vertus qu'illustrent vos travaux, Défenseur de l'Empire, adoré de l'armée, Dites un mot, mon père, et la terre est calmée, Et ce sceptre souillé (mon espoir n'est pas vain) À l'instant peut orner une plus digne main. L'armée ordonne tout ; l'armée élit ses maîtres, Fidèle aux vertueux, mais inflexible aux traîtres, Elle parle ; un mortel alors ne fait qu'un pas De ses foyers au trône, ou du trône au trépas. Des Caïus, des Nérons les tragiques disgrâces, Exemples éternels pour qui suivra leurs traces ; Les Galbas, les Othons, Domitien, Aulus, Tant de Césars, proscrits presqu'aussitôt qu'élus, Prouvent que le Romain, sage en son inconstance, Joint l'oeil de la justice au fer de la vengeance, PLACIDE. Quels sentimens ! quels voeux ! tout mon coeur frémissait. J'ai voulu l'interrompre, et ma voix se glaçait. Quoi ! De votre fureur la criminelle ivresse Me trace le chemin de la scélératesse ? Vous osez m'enhardir à la rébellion ! Vous conseillez le meurtre et l'usurpation ! Ma fille, que mon front rougit de vos maximes ! Que vous connaissez mal les principes sublimes D'une religion, qu'insultent vos projets ! Non : le trône a ses droits quelle n'enfreint jamais. Sachez que des chrétiens cette divine mère, Sur la terre exilée, en ce monde étrangère, Jalouse seulement d'y conquérir les coeurs Par l'attrait des vertus et l'exemple des moeurs, Quoi qu'elle ait à souffrir, n'a jamais pour défense Que la soumission, les pleurs et l'innocence : Tel est son art unique ; et sans nos vains secours, Plus forte par l'orage, elle vaincra toujours. Un temps, un temps viendra que libre et respectée, Assise sur le trône, aux deux pôles portée, Reine des souverains et des peuples divers, Ses rameaux étendus couvriront l'Univers. Ce jour n'est pas connu ; soyons toujours fidèles. Et vous qui l'outragiez, revenez sous ses ailes. Si vous êtes mon sang, reconnaissez ma loi. Que dis-je elle est la vôtre. Oui, ma fille, crois-moi Tu fus à ce Dieu même en naissant consacrée : Tu blasphèmes la foi sur ta tête jurée : Il daigna t'adopter... Rappelle ses bienfaits. Ne verse aucun poison dans les dons qu'il m'a faits. En ce jour où sa main rassemble ma famille, J'ai retrouvé mon fils, que je trouve ma fille... Rien ne la touche... Ô Ciel ! ATTILIE. Vous régnez sur mon coeur. Mais, mon père, Attilie, en proie à sa douleur, Songe à briser les fers de ce frère qu'elle aime. Je veux dans sa prison les détacher moi meme. PLACIDE. Je la mets en tes mains. Dieu ! Remplis mon espoir. C'est à changer un coeur que brille ton pouvoir. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Adien, Albin. ADRIEN. Au rapport qu'ils m'ont fait dois-je ma confiance, Albin ? Trahi longtemps par leur intelligence, En vain d'un nouveau piège ils m'ont enveloppé. Leurs fraudes m'ont appris à n'être plus trompé. ALBIN. Osé-je m'expliquer, Seigneur ? D'un artifice Placide, je le crois, ne peut être complice. Il porte un coeur si noble... ADRIEN. Il porte un coeur Chrétien, Et pour eux la vertu n'est qu'un faible lien. Avec ce titre enfin, la vertu m'est suspecte. Toujours de ces chrétiens je redoutai la secte. Je sais que par état ennemis des Césars, Leurs mains autour du Trône ont semé les hasards. Et n'est-ce pas encor par leurs perfides trames Que Rome a vu son sein dévoré par les flammes ? D'autant plus dangereux, qu'austères dans leurs moeurs, Tout prend en eux, Albin, d'imposantes couleurs. Mais de ces factieux laissons les impostures, Et ne considérons que mes propres injures. J'aime, je donne un sceptre, et je me vois haï, On préfère un sujet ; l'Empereur est trahi. Le traître est un ami comblé de mes largesses, À qui je confiais mes plus chères faiblesses : Confident près de moi, près d'Attilie amant, Mon amour est du sien le voile et l'instrument. Ce criminel accord est longtemps un mystère. Enfin j'ouvre les yeux ; et lorsqu'en ma colère, Sur un lâche rival je lève un bras vengeur, L'ingrate vient, Albin , se déclarer sa soeur. Cet échange subit peut-il être sincère ? Le mensonge pour eux était trop nécessaire : Le temps est trop suspect ; aisément ils ont pu Produire en ce vil Dace un témoin corrompu. Cette fable est le fruit de la longue entrevue Qu'a ménagé Justin, et qu'éclairait ta vue. N'en doute plus, te dis-je... Ah ! Mon rival alors, S'il n'eût changé de nom, descendait chez les morts. Ce même changement renferme un nouveau crime, Que la mort qu'il fuyait reprenne sa victime... Qu'on l'amene à mes yeux. ALBIN. S'il tombe sous vos coups,Son sang pourra, Seigneur, s'élever contre vous. Vous rompez votre hymen. ADRIEN. Hé, dussé-je le rompre ? Dussé-je ?... Mais pourquoi tentes-tu de corrompre De ma vengeance, Albin, la flatteuse douceur ? S'il vit, il n'est pour moi nul espoir de bonheur : S'il meurt, on cessera de plaindre une ombre vaine ; On oublie un absent, on borne enfin sa haine ; Et mes respects alors, l'éclat d'un rang pompeux, D'un coeur, libre et né tendre, attireront les voeux. Enfin j'y suis forcé. Tantôt quand la cruelle M'est venue apporter cette étrange nouvelle, Surpris d'un tel mystère, et le voulant sonder, Daignez donc, ai-je dit, me le persuader : Puisque dans mon rival vous trouvez votre frère, Entre nos coeurs, Madame, il n'est plus de barrière : Un feu nouveau naîtra des cendres de vos feux ; Qu'il s'allume : Régnez, et me rendez heureux, Sa subite rougeur, son embarras extrême, Ses refus, m'ont encor prouvé son stratagème ; Plus forte que jamais mon incrédulité, M'a fait de ma vengeance une nécessité. Mais je me suis contraint. J'ai promis devant elle... Qu'importe. À qui nous trompe, on peut être infidèle. On entre. Qu'un rival, Albin, est odieux ! SCÈNE II. Adrien, Maxime enchaîné, Albin, Gardes. ADRIEN. D'indignes trahisons ; complice audacieux... MAXIME. Épargnez-moi ces noms dictés par la colère ; Seigneur, voilà mon sang, s'il peut vous satisfaire. Sans mériter la mort je la souhaite au moins : Ma disgrâce, mes fers, le Ciel m'en sont témoins. Mais pourquoi devant vous m'avez-vous fait conduire ? Est-ce qu'à vos regards vous voulez que j'expire ? Ou las de vos rigueurs, prêt à les expier, Cherchez-vous un motif pour me justifier ? D'un amour, que pourtant combattit ma prudence, Je n'attesterai point l'invincible puissance : Je n'alléguerai pas que ce jour seulement De deux coeurs captivés a vu l'épanchement. J'ai surpris un aveu que retenait la crainte, Où se mêlaient les pleurs, la douleur et la plainte. Mais mon sort fut trop beau : ce coeur si fier, si grand, A préféré Maxime au plus illustre rang. Elle perdit un trône en me comblant de gloire. Qu'elle règne, et du moins conserve ma mémoire. Frappez ; mes derniers voeux sont pour elle et pour vous. ADRIEN. Tous ces voeux d'un rival augmentent mon courroux. MAXIME. Je veux le seconder ; et généreux coupable, Moi-même je vous offre un prétexte honorable. Vous alliez m'immoler à votre amour jaloux ; Une raison d'État va consacrer vos coups. Je suis chrétien. Frappez le rival dans l'impie ; Quand la loi me condamne, elle vous justifie. ADRIEN. Tu seras satisfait. Tant d'excès réunis Par le plus prompt trépas doivent être punis. Ah ! De notre Héros je reconnais l'ouvrage. Par lui jusqu'en ma Cour l'erreur s'ouvre un passage. Et voilà le lien qui les unit tous deux : On nomme noeuds du sang ces sacrilèges noeuds. Que les Dieux soient loués, leurs bontés immortelles M'offrent, à chaque pas, des lumières nouvelles. Ô Placide ! À la mort je pourrais l'arracher ! SCÈNE III. Adrien, Placide, Maxime, Albin, Gardes. PLACIDE apercevant son fils qu'il cherchait. À part.Je puis donc voir mon fils. ADRIEN. Que venez-vous chercher ? Malheureux ! Ma fureur jusqu'ici trop timide, À son coupable aspect tout à coup se décide. Qu'aux plus cruels tourments ces traîtres soient livrés ;Qu'ils meurent tous les deux, et meurent séparés. ALBIN. Ah ! Daignez adoucir cette ardente colère. Mon zèle trop hardi m'expose à vous déplaire. Mais pouvez-vous, Seigneur, du vengeur des Romains Trancher légèrement les précieux destins ? Songez... ADRIEN. Près de ces lieux fais-les tous deux attendre. SCÈNE IV. Adrien, Albin. ADRIEN. Quel parti, juste Ciel ! César doit-il donc prendre ? Placide est convaincu de divers attentats ; Ses crimes... Quels qu'ils soient, ne nous aveuglons pas ; Le sort de ce guerrier intéresse ma gloire. L'Empire retentit du bruit de sa victoire. Tous attendent le prix de ses heureux travaux. Ce prix serait la mort, la honte, des bourreaux !... Non : il est généreux d'oublier son offense. L'exil qu'il a souffert, ses malheurs, sa naissance, Son zèle, tout m'ordonne, Albin, de le sauver. Seulement à sa loi tâchons de l'enlever. Déjà de son ami, par un sage artifice, Offrons-lui le pardon, montrons-lui le supplice. Maître du choix, son coeur peut enfin s'attendrir. Pouvant le conserver, le verra-t-il périr ? J'écarterai toujours un rival téméraire. À un Garde.Qu'ils rentrent. À un autre. Écoutez cet ordre est nécessaire. Si lorsqu'ils sortiront, je ne vous retiens pas, Suivez-les : qu'à Maxime on donne le trépas ; Que dans une prison on conduise Placide. SCÈNE V. Adrien, Placide, Maxime, Albin, Gardes. ADRIEN. Venez et méritez la bonté qui me guide, Pour vous j'ai suspendu le glaive de la mort, Et c'est à vous, Placide, à fixer votre sort. Maxime vous est cher, il n'importe à quel titre. Sauvez-le, sauvez-vous ; je vous en fais l'arbitre. PLACIDE. À quel prix ? Je le veux, Seigneur, si je le dois. ADRIEN. Séduit par votre exemple, il abjura ma loi. Vous-même adoptez-la. Triomphez. Vos exemples Vont le changer encore, et lui rouvrir nos Temples. Alors j'oublirai tout. Répondez ; mais tremblez : Et s'il meurt, songez-y, c'est vous qui l'immolez. PLACIDE. Que me proposez-vous ?... Que barbare ou parjure, J'ose outrager le Ciel, ou trahir la nature ! Que j'immole mon sang, ou renonce à ma foi ! MAXIME. Votre sang ! Ô surprise ! Ah, Seigneur ! PLACIDE. Lève-toi, Fils vertueux et tendre... MAXIME. Avez-vous pu me taire Ma naissance... PLACIDE. En quel temps tu reconnais ton père Hélas ! Le fer du Dace offrait moins de danger. MAXIME. Je suis né d'un héros !... Éclat trop passager ! Mon père... PLACIDE. Tu me fus ravi dès ton aurore. Je t'ai pleuré vingt ans, aujourd'hui même encore. Je te retrouve enfin, mais dans des fers honteux. Tu m'es rendu, mon fils, pour périr à mes yeux. Encor c'est peu de perdre une tête si chère ; De l'ordre de ta mort triste dépositaire On veut que des bourreaux je conduise la main, D'un père malheureux on fait un assassin. MAXIME, à Adrien. Seigneur, qu'attendez-vous de sa douleur extrême ? Est-ce à lui d'ordonner la mort d'un fils qu'il aime ? De quel droit le placer entre un double attentat ? Le rendre parricide, ou le rendre apostat ? PLACIDE. Quel effort déplorable on prescrit à Placide ! N'importe : il faut céder, le devoir me décide... Meurs, mon fils : Tu mourras suivi de ta vertu, Et pour vivre il faudrait un crime... Pourrais-tu Te plaindre de l'arrêt qu'a prononcé ton père ? MAXIME. Où le Ciel a parlé, le sang a dû se taire. Et puis-je de mon sort ne me pas applaudir ? À peine je connais, vous me faites jouir. Oui, de nos tristes jours que ce beau sacrifice, Trop longtemps séparés, à jamais nous unisse. ADRIEN. Est-ce ivresse ou courage ? Héroïsme ou fureur ? Que ferai-je ?... Écoutez, Cruels, votre Empereur. Notre loi vous condamne, et je règne moins qu'elle. À ses Dieux bienfaisants cet Empire fidèle N'admet point dans son sein de cultes étrangers. D'une Secte nouvelle on connaît les dangers. De troubles éternels source toujours fatale, Elle infecte un État du poison qu'elle exhale ; Elle en change l'esprit, en corrompt la vertu, Et sur l'autel brise le Trône est abattu. Dans un rang élevé plus Rome vous contemple, Plus je lui dois en vous un redoutable exemple, Mais mon bras à regret s'arme du fer vengeur. Ouvrez, ouvrez les yeux sur votre triste erreur. À leur prix véritable osez enfin réduire. Ces superstitions qui vous ont pu séduire... PLACIDE. Portez plus de respect à ma religion, Seigneur, seule elle obtient l'aveu de la raison. ADRIEN. Elle est née en nos jours. PLACIDE. Mais pour être immortelle. ADRIEN. Avec elle est l'opprobre. PLACIDE. Et la gloire après elle. ADRIEN. Elle est partout proscrite. PLACIDE. Et s'accroît en tout lieu. ADRIEN. D'un juif elle est l'ouvrage. PLACIDE. Elle est fille d'un Dieu. ADRIEN. Sortez. SCÈNE VI.Adrien, Albin. ALBIN. Je prévoyais leur fermeté stoïque Tel est du préjugé le pouvoir tyrannique. L'orgueilleux fanatisme affronte tous les maux, Et le moindre chrétien veut paraître un héros, Placide pouvait-il céder ? Mais j'ose dire Que dans cette chaleur de la foi qui l'inspire, Avec joie il devait proscrire un sang chéri ; Je le crois père enfin, puisqu'il s'est attendri. ADRIEN. Albin, de ce discours corrigez l'imprudence. Vous savez que Justin embrassait leur défense : Un exil est le prix de ses témérités. Je vous donne son rang ; mais si vous l'imitez... De Maxime, après tout, qu'importe l'origine ? Son titre de chrétien dictait seul sa ruine, Sans être racheté par ces brillants exploits Que son complice oppose aux rigueurs de nos lois... Qui porte ici ses pas ! Ô Ciel ! C'est Attilie. Que veut-elle ? Déjà mon âme est affaiblie... Mais ses malheurs encor sont par elle ignorés. SCÈNE VII. Adrien, Attilie, Albin. ATTILIE. Tranquille sur la foi de vos serments sacrés, D'un esprit attentif et d'un regard sévère, J'ai contemplé l'état de ma fortune entière : J'ai pesé mes devoirs, mes périls, ma fierté, Et votre amour, Seigneur, et la nécessité. Là j'ai vu que l'erreur d'une jalouse envie Vous fait d'un faux rival persécuter la vie : Je veux vous détromper ; si mes voeux en sont crus, Amant, ou frère enfin, vous ne le craindrez plus. Ici, j'ai vu, Seigneur, la sombre politique, De la Religion le zèle tyrannique, Au sein de deux chrétiens plonger un fer sacré ; J'implorerai leur grâce, et je l'achèterai. Que mon père et son fils, à mes avis rebelles, Pour leur Dieu, pour leur Prince également fidèles. Craignant et d'obéir et de se révolter, Attendent une mort qu'il pourraient éviter. C'est à moi de fléchir : je deviens votre femme. ADRIEN. Ciel ! ATTILIE. Qu'Adrien m'excuse, hélas ! Quand je me blâme. S'il voit ma main trembler en recevant ses noeuds, Si mes sanglots au Temple interrompent mes voeux, De ma juste douleur l'effort involontaire Doit causer sa pitié, plutôt que sa colère. Ce trône ou je me place, une autre le remplit : Régnant par le divorce, un sceptre m'avilit. Une autre... Et c'est vous-même, ô vous, ma Bienfaitrice ! De m'inspirer jamais cette noire injustice Je désirais tantôt le céleste courroux. Sabine a vu mes pleurs : Seigneur, le croirez- vous ? Dans sa rivale encor chérissant son ouvrage, Elle-même à sa chute a donné son suffrage. Elle veut qu'en ces lieux je sois un noeud de paix : Pour nous qui l'outrageons, elle fait des souhaits. Ô coeur trop généreux, qu'il faut que je trahisse ! J'aurais par mon trépas terminé mon supplice. Mais je me dois aux miens : tout le veut, c'est ma loi. Le crime est d'Adrien, le malheur est pour moi... Je m'égare, Seigneur, et ce silence austère... J'ai perdu votre amour. ADRIEN. Vous m'êtes toujours chère. ATTILIE. Hé bien, donnez la vie à deux infortunés. Vous demandiez ma main. Elle est à vous. Venez. ADRIEN à part. Qu'ai- je fait ? ATTILIE. Mais du moins, daignez d'une parole Calmer... ADRIEN. Madame, allons, marchons au Capitole. À Albin.Et toi, s'il en est temps, qu'on suspende le sort... SCÈNE VIII. Adrien, Attilie, Pauline. PAULINE. Que faites-vous, Madame ? Hélas ! Maxime est mort. ATTILIE. Grands Dieux ! PAULINE. Et dans les fers on retient votre père. SCÈNE IX. Adrien, Attilie, Pauline, Albin. ADRIEN. Où fuirai-je ? ATTILIE. Il est mort ! Maxime est mort !.. Mon frère !...Monstre affreux, oses-tu soutenir mes regards ? Cruel imitateur des plus cruels Césars, Néron !...Quoi ? Tout fouillé du sang de ta victime, Cherches-tu dans mes pleurs à jouir de ton crime ? Ou pour payer, Tyran, les dons que je reçois, Attends-tu que mon coeur te vende ici sa foi ? J'allais te l'engager. Ce moment si funeste Me ravissait encor le plaisir qui me relie, Ce plaisir consolant de pouvoir te haïr. Je suis libre, et puisse-je à mon gré te punir ! Dans ton coupable sein puisse mon bras avide, Aller venger mon frère, et Sabine et Placide !... Placide !... Qu'ai-je dit, imprudente ! Ô Destin ! À part.Hé quoi, le traître encor tient ses jours dans sa main... Seigneur, vous me voyez interdite, confuse. Pardonnez des fureurs que mon malheur excuse. Vous pouvez m'ôter plus encor que je ne perds. Il reste à ma tendresse un père dans les fers. Vous ménagiez son sang, et moi-même peut-être Moi-même contre lui je viens d'armer son maître. Je ne me connais plus : je cède à mes terreurs. Je tombe à vos genoux. ADRIEN. Madame... ATTILIE. Que d'horreurs ? ADRIEN. Hélas ! Rassurez-vous, Madame, c'est moi-même Qui dois mettre à vos pieds l'orgueil du diadème. Des pleurs que vous versez, triste et funeste auteur, Votre douleur entière a passé dans mon coeur. Ah, Dieux ! Sans ce revers vous couronniez ma flamme. Il ne m'importait plus d'examiner, Madame, Si Maxime avec vous par le sang fut lié ; Maxime, quel qu'il fût, m'était sacrifié. Mais pour rendre à mes yeux sa mort encor plus noire, Pour aigrir mes remords, je veux, je veux tout croire. J'atteste cependant ici la vérité, Je croyois être juste en ma sévérité. D'une excusable erreur l'âme préoccupée, J'ai cru qu'on me trompait, et je vous ai trompée. Mais ne me craignez plus : là se bornent vos maux. Pour moi-même et pour vous je conserve un héros. Mes soins le changeront : son retour salutaire Épurant sa vertu, me la rendra plus chère : Et même aux Immortels, d'un chrétien de ce rang, Les voeux, quoique tardifs, plairont plus que le sang. Oui, Madame, et déjà de ses mains glorieuses Vous auriez vu tomber les chaînes odieuses, Si nous n'avions à craindre un peuple audacieux Qui change en fanatisme un juste amour des Dieux. De la Religion les ministres suprêmes Ont un pouvoir secret, redoutable à nous-mêmes On viendrait, pour servir leur pieuse fureur, [Note : Novateur : Qui introduit quelque nouveauté. Il ne se dit guère que ce ceux qui innovent en matière de religion. Calvin, Luther, Zuingle ont été appelées des novateurs. (...) [F]]Jusqu'en un conquérant frapper le Novateur. Il faut voiler le crime, en cachant le coupable. ATTILIE à part. M'ose-t-il croire ainsi le jouet d'une fable ? Haut.Sur tous les coeurs mon père a le plus juste droit. On sait ce qu'il a fait, qu'importe ce qu'il croit ? ADRIEN. Sur un peuple léger votre assurance est vaine. Il n'est de son amour qu'un pas jusqu'à sa haine ; Et son orgueil blessé des bienfaits qu'il reçut, Dès qu'on n'est plus utile, ignore qu'on le fut. Il serait un moyen, unique, nécessaire : Je ne l'explique point ; il doit trop vous déplaire. Vous haïriez de moi jusques à mes bienfaits... Si vous montiez au trône offert à vos attraits, Si sur vos pas Placide approchait de son maître, Père de mon épouse, alors il peut paraître ; La crainte, le respect deviendraient son appui ; Je serais un rempart entre le peuple et lui. Vous vous taisez. Je n'ose attester ma tendresse ; Mais quand d'un sort obscur l'apparente bassesse Du faîte des grandeurs eut dû vous éloigner, Vous le savez, mon coeur vous aurait fait régner : Et lorsqu'aux demi-Dieux le sang vous a liée, Que fille d'un héros, à Trajan alliée, Ce lustre orne mon choix et pare vos vertus, Il me faut commencer à ne vous aimer plus ! Je n'ai pu de Placide honorer la conquête ; Mais si sa fille au moins eût pu ceindre sa tête Du bandeau dont le père a relevé l'éclat, J'étais heureux, Madame, et n'étais point ingrat. Adieu. ATTILIE. Seigneur. ADRIEN. Parlez, ordonnez. ATTILIE. Que mon père... À part.Au piège qu'il me tend ne puis-je me soustraire ? Que mon père soit libre et l'Univers surpris Verra de son salut sa fille être le prix. ADRIEN. Ah ! Mes voeux sont comblés. Vous allez voir Placide. Je cours vous mériter, Madame. SCÈNE X. Attilie, Pauline. ATTILIE. Ainsi, Perfide, Ainsi tu m'as conduite à promettre un forfait. De ton projet affreux, va, n'attends point l'effet ; Va, je n'accepte point un rang que tu profanes. [Note : Manes : terme poétique, qi signiife les ombres o les âmes des morts. [F]]De mon frère immolé j'en atteste les mânes. Le Tyran s'est hâté ; par une trahison Il l'a pour l'égorger, tiré de sa prison : Il m'en fermait l'accès quand j'y portais mes larmes, Et ses serments trompeurs enchaînaient mes allarmes. Mon frère ! Il m'a ravi jusqu'au triste plaisir De joindre mes sanglots à ton dernier soupir, De te montrer du moins ta soeur dans Attilie. C'est mon amour, c'est moi qui te coûte la vie. Tu mourus mon amant, ô Ciel ! Et ma douleur Ne doit à ton trépas que des larmes de soeur ! Mais lorsque tu n'es plus qu'une cendre muette, Qu'importe sous quel titre, hélas ! Je te regrette ! Mes regrets seront-ils jamais trop étendus ? Et criminels ou purs, en sont-ils moins perdus ? Inspire-moi, deviens mon guide, mon génie ; Sois l'âme de ta soeur, Ombre à jamais chérie. J'ai d'un père captif dû rompre les liens ; Il suffit. Consultons et tes droits et les miens. Après tant de malheurs n'aspirant plus à vivre, Je puis punir un traître, et me perdre, et te suivre. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. ATTILIE. Que fais- je encor ? Fuyez, vains et lâches regrets. Ah ! Pour le désespoir les pleurs ne sont point faits. Quoi ! Mon frère n'est plus Son assassin respire ! Le sort en est jetté. Je le veux. Qu'il expire. Je l'ai promis, Maxime, oui, tu seras vengé ; Mon père de ses fers doit être dégagé ; Je l'attends. C'est à lui de me servir de guide, La chute d'un tyran est digne, de Placide. Que dis-je ? Ai-je oublié que son aveugle foi. Pour son propre ennemi l'armerait contre moi ?... Hé bien, je saurai seule exterminer le crime. Oui, jusques dans César... Sa perte est légitime. Mon injure effaça tous les droits de son rang, César n'est rien pour moi sur un trône de sang.À peine de mon frère il a proscrit la tête, D'un détestable hymen il prépare la fête ; Et d'une soeur en pleurs les malheureux appas Dans ses bras meurtriers pairAient les attentats. En l'état, où je suis, tremblante, épouvantée, Mon frère, je verrAis ton ombre ensanglantée, Près de l'Autel placée entre les deux époux, L'oeil en feu, me montrer la trace de tes coups : J'entendrais une voix, du fond de ta blessure. De ces indignes noeuds me reprocher l'injure ;Et par toi repoussée... Ah ! Grands Dieux ! Ah ! Ta soeur Aux pieds de l'autel même expirerAit d'horreur. Aujourd'hui cependant cet hymen tyrannique De notre auguste père est la rançon unique ; Mais qu'un seul coup enfin, puisqu'il n'est point de choix, Te venge, m'affranchisse, et le sauve à la fois. Si la loi le défend, la Nature l'ordonne... Je me trouble... Quel est le danger qui m'étonne ?... L'heure approche où César s'est promis de me voir. Qu'il se trouve à son tour trompé dans son espoir. De mon appartement le calme et le silence, Le voile officieux de la nuit qui s'avance, Le lien qui de mon bras pourra cacher l'effort, Vont livrer le tyran aux pièges de la mort. SCÈNE II. Attilie, Pauline. ATTILIE. Que tu tardes ! Hé bien, dis-moi, suis-je exaucée ? Mon père... PAULINE. Est libre enfin. Sa grâce est prononcée, Madame, je l'ai vu s'avançant vers ces lieux. Son ami l'accompagne. ATTILIE. Ainsi, grâces aux Dieux, Il est en arrêté... Va m'attendre, Pauline. SCÈNE III. ATTILIE. Vengeons-nous donc... Vous même, ô Trajan, vous Sabine, Il vous outrage... Et toi, l'objet de sa fureur ; Dieu que Placide croit, peux-tu voir sans horreur Ces flots du sang des tiens où le Tigre se plonge ? Viens conduire mes coups, si tu n'es point un songe : D'un ennemi commun viens te venger par moi. Alors je te respecte, et j'embrasse ta loi. Avançons... Ô Trophée, ô dépouille étrangère ! Témoin cher et sacré des exploits de mon père, Du pouvoir d'Adrien fastueux monument, Prêtez-moi pour sa mort un heureux instrument ; Elle arrache un dard du Trophée et l'emporte.Mon père vient ! Fuyons. SCÈNE IV. Placide, Justin. PLACIDE. Dans tes transports de joie Ta générosité se peint et se déploie ; Et si je suis absous, Ami trop courageux, Ma grâce, je le vois, est ton ouvrage heureux. JUSTIN. Non, et dans vos revers enveloppé moi-même, Un exil m'entraînait loin du héros que j'aime. J'étais puni, Seigneur, d'estimer vos vertus. Prêt à partir, mes pas ont été retenus... PLACIDE. Ainsi donc mes malheurs ont changé ta fortune : L'amitié d'un proscrit est toujours importune. Mais l'orage a fait place à la tranquillité, Je vois la paix renaître avec la liberté. Sans doute sur mon fils elle s'est étendue. Ta présence, mon fils, m'est-elle aussi rendue ?... JUSTIN. Dois-je l'instruire ? PLACIDE. Parle. JUSTIN. Avec vous il sortait. En d'affreuses prisons on vous précipitait. Le même ordre, frappant une double victime, Portait sur l'échafaud l'infortuné Maxime... Son courage a paru plus grand que son malheur ; Sous le fer des bourreaux on l'eût dit un vainqueur. Mais enfin... PLACIDE. Il n'est plus Dieu ! soutiens ma confiance ; De ses vertus déjà tu fais la récompense : Ote-moi ces regrets que condamne ma foi ; J'ai gémi, je t'adore, et je ne plains que moi. Il est mort ! Et ton maître ose m'offrir ma grâce : Quel trait de cruauté ! quelle imprudente audace ! Sait-il qu'aimé d'un camp prêt à me soutenir, Si j'ai pu le venger, je pourrais le punir ? Sait-il.... Mais non, l'ingrat fait qu'il n'a rien à craindre, Que je puis tout oser, et ne veux rien enfreindre, Que respectant le rang dans l'abus du pouvoir, Je sens son injustice, et connais mon devoir. Rome offre à la vengeance un encens sacrilège, On la croit d'un coeur fier le noble privilège. Plus sublime, ma loi fait lui marquer son rang. Qui le venge est coupable, et qui pardonne est grand. Mon fils est mort ! Enfin quelle pitié cruelle À ce jour odieux, sans mon fils, me rappelle ? Pourquoi, lorsqu'il mourait, m'envier le trépas ? Était-il criminel, si je ne le suis pas ? JUSTIN. Héros infortuné, mais moins que magnanime, Une fatalité vous enlève Maxime. Trop tard de son erreur César s'est convaincu ; Il frappait son rival, votre fils eut vécu. Tout m'excite à le croire ; on immolait sa vie À la Religion moins qu'à la jalousie. Mais enfin, si vos maux pouvaient se soulager, Celui qui les a faits a paru les venger. Honteux de ses fureurs, touché de vos disgraces, Adrien du passé veut effacer les traces, Et prouvant ses remords par d'utiles effets, Il veut à ses rigueurs égaler ses bienfaits. PLACIDE. Hé ! Que pourrait me rendre une main si funeste ?Mon fils revivra-t-il ? JUSTIN. Une fille vous reste, Et César va par elle affiblir vos douleurs, Par elle il vous élève au faîte des honneurs. PLACIDE. Que vas-tu m'annoncer ? JUSTIN. Il épouse Attilie. PLACIDE. Barbare, laisse-moi, tu m'arraches la vie. En est-ce donc assez ? Père trop malheureux ! Des coups qu'on me porta, voilà le plus affreux. Et ma fille se prête à ce lâche hyménée ! Au bourreau de mon fils ma fille s'est donnée ! JUSTIN. S'immoler pour son père est son premier objet. PLACIDE. Je te comprends. Ma vie est le prix du forfait. Non, non : un tel hymen est digne qu'on l'abhorre. La nature en frémit. Et souffrirais-je encore Qu'Idolâtre obstinée, et femme d'Adrien, Enchaînée à l'erreur par ce nouveau lien, Ma fille, d'un tyran épousant la furie, Des larmes des chrétiens abreuvée et nourrie, Peut-être dans leur sang se baignant comme lui, D'autels qu'il faut briser devint l'injuste appui, Levat sur l'innocence un glaive sanguinaire, Et fit par tant d'horreurs gémir le coeur d'un père; JUSTIN. Jugez mieux, et bientôt captivant son époux, Elle obtiendra pour eux ce qu'elle obtient pour vous. PLACIDE. Je cours chez elle. Adieu. Si j'ai quelque puissance, Il faudra qu'elle rompe un hymen qui m'offense. SCÈNE V. JUSTIN. Que va-t-il entreprendre ? Et quel nouveau transport Le remet dans l'orage à l'approche du port ? Il va chercher sa perte, et la trouver peut-être. Sans doute il a des droits, mais César est le maître. L'amour dicta sa grâce, et l'amour outragé Peut l'accabler du bras qui l'avait protégé. Fallait-il l'arracher aux déserts de la Thrace ? [Note : Pompe : Somptuosité ; appreil superbe ; dépense magnifique qu'on fait our rendre quelque action plus recommandable. (...) [F]]Hélas ! Un jour de pompe est un jour de disgrâce. S'il trouve deux enfants, tous deux font ses douleurs. L'un meurt, l'hymen de l'autre achève ses malheurs. Ce couple qui longtemps orna la Cour romaine, Dieux ! N'était- il pour lui qu'un don de votre haine ? Ne persécutez plus un héros de ce rang : S'il quitta vos autels, il n'en est pas moins grand... Mais quels, cris m'ont frappé ? Quel bruit se fait entendre ? D'une vive terreur je ne puis me défendre. SCÈNE VI. Adrien, Jusitn, Gardes. ADRIEN. Soldats, vous m'entendez , allez et laissez moi... Je suis saisi d'horreur, de colère et d'effroi. Quel infâme complot ! Quel forfait vient d'éclore ! Ah ! Malheureux ! JUSTIN. Seigneur... ADRIEN. Dieux vengeurs que j'implore !...Sur mon trône, Justin, sa fille allait s'asseoir. Chez elle je me rends, plein d'un crédule espoir. J'entre. Déjà la nuit y répandait son ombre. Soudain un fer cruel brille dans ce lieu sombre. Je recule. Le fer s'avance sur mon sein. Quelqu'un arrive alors : sa secourable main A su du meurtrier parer le coup barbare. J'ignore à qui je dois un service aussi rare ; J'ignore quel mortel je dois récompenser. Je sais sur qui ma foudre au moins doit se lancer : Et déjà du Palais au supplice on le traîne. J'aurais pu deviner le coupable à ma haine ; Mais le traître a parlé ; j'ai reconnu sa voix. Et quel autre, grands Dieux, qu'un ennemi des lois, Un rebelle, un chrétien... JUSTIN. Quelle erreur ! ADRIEN. Le perfide ! JUSTIN à part. Sans trahir l'Empereur, courons servir Placide. SCÈNE VII. Attilie, Adrien, Pauline. ATTILIE. C'est moi-même, Adrien, et j'ose te revoir. Par cet effort conçois jusqu'où va mon devoir. [Note : Licteur : Ministre des magistrats romains, qui marchait devant eux, portant des haches enveloppés dans des faisceaux de verges. Il faisait l'office de sergent et bourreau. Les consuls avaient douze licteurs. (...) [F]]De tes licteurs armés la troupe sanguinaire Entraîne à l'échafaud mon infortuné père. Sa fille évanouie aurait dû les toucher : Les cruels, de mes bras sont venus l'arracher. Prends-y garde, César : ton aveugle imprudence Te fait souiller les mains du sang de l'innocence. Que dis je ? En te voulant venger avec éclat, Ton coeur est plus qu'injuste, il est encore ingrat. ADRIEN. Quittez ce ton si fier, et répondez, Cruelle. Si Placide vous semble un sujet si fidèle, Quel monstre est l'assassin ? ATTILIE. Tu l'as donc ignoré. Moi. Je portais le coup, Placide l'a paré. ADRIEN. Vous, inhumaine, vous ! Oserai -je le croire ? À part.Aurait-elle eu jamais une audace si noire ? Ah ! De tous vos complots je dois me défier, Et vous vous accusez pour le justifier : Croyant me désarmer, vous vous chargez du crime. Mais un tel attentat veut plus d'une victime. Tremblez même pour vous. ATTILIE. Et vous le proscrivez ! Et vous ôtez la vie à qui vous la devez ! Et vous faites périr le soutien de l'Empire ! Cieux ! Vous n'éclatez pas, quand l'Innocent expire.Ah ! Je le perds du coup qui devait le venger, Il vivait, j'ai donné le fer pour l'égorger... Mais pourquoi m'imputer cet affreux parricide, À conspirer ta mort tu me forças, Perfide. Si tel fut mon devoir, quelque sort qu'il ait eu, Le crime est tout à toi, je reprends ma vertu. Achève, achève enfin. Bourreau de ma famille, Il ne te manquait plus que le sang de la fille. Vois ta rage assouvie. Elle se frappe. ADRIEN. Arrêtez. ATTILIE, jetant le poignard. C'en est fait, Et te voilà chargé d'un troisième forfait. Je n'ai pu me venger, mais je suis affranchie. Elle s'éloigne de quelques pas et s'arrête. Pendant ce temps, ADRIEN. Je la perds ! Dieux !... Sa main l'a justement punie... ATTILIE. Tu le vois. Je n'ai plus d'espoir, plus d'intérêt. Je meurs. Déjà mon père a subi son arrêt, Pour que ton äme au moins de remords soit remplie, Je te le jure encore, il t'a sauvé la vie. SCÈNE VIII. Adrien, Attilie, Justin, Pauline. JUSTIN. Oui, vous lui devez tout : je me jette à vos pieds. Il faut, Seigneur, qu'il vive, ou que vous m'immoliez, ADRIEN. C'en est fait... Tout m'agite,et me devient contraire.. Qu'as-tu dit ? Que veux- tu Placide... JUSTIN. Il vit. ATTILIE. Mon père ! JUSTIN. On l'amène. Ordonnez ma mort, ou mon pardon. J'ai dans un ordre feint employé votre nom. SCÈNE IX. Placide, Attilie assise, Adrien, Pauline, Justin. PLACIDE. Seigneur... Mais qu'aperçois-je ?... Ô Ciel ! Ma fille expire. Ma fille !... Elle est sans voix, à peine elle respire : Un nuage mortel se répand sur ses yeux. Voilà donc quel objet m'attendait en ces lieux. Un ordre a différé ma mort déjà présente. Je viens : je vois, ma fille immobile, sanglante. ADRIEN. Quel spectacle ! PLACIDE. Seigneur ! Qu'on me rende au trépas. Ô fille trop chérie, et trop coupable, hélas ! Quoi ? Du sein des forfaits tu descends aux abîmes ! ATTILIE. Quels cris ! Mon père ! Vous ! PLACIDE. Grand Dieu ! Tu la ranimes. Ma fille, entends ma voix... Assis au haut des airs, La foudre dans les mains, et rayonnant d'éclairs, Un Dieu va te juger... Répare tes outrages. Que tes derniers soupirs soient pour lui des hommages... Par ce frère si cher donc tu vengeais la mort, Mais qui vit, qui triomphe, et t'invite à son sort : Par moi, par ton danger qui redouble mes peines, Par mes pleurs, par ce sang qui coule de tes veines. Ô ma fille ! ATTILIE. Ô mon père ! PLACIDE. Exauce enfin mes voeux. ATTILIE. Ce Dieu pardonne- t-il ?... Ah ! Mon crime est affreux ; César... Vous, des Chrétiens voyez le caractère. Je méprisai leurs Lois, et je fus meurtrière : Vous répandez leur sang, un d'eux vous a sauve... Rendons gloire à l'Auteur de ce Culte élevé. C'est en Dieu qu'il vous venge, il me châtie en père. Je meurs... Sois-moi propice, Être que je révère.... Mais quel rayon soudain ! Je revis. Quelle voix ! C'est mon frère ; il m'appelle, il m'attend. Je le vois. Ah ! Mon frère ! PAULINE. Elle expire ! On emmène Attilie, et Placide la suit. SCÈNE DERNIERE. Adrien, Justin. ADRIEN. Et c'est moi qui l'immole. Ô de mon coeur cruel chère et sanglante idole ! Dieux ! Qui me l'enlevez ! Dieux sévères ! Pourquoi... Rendez-moi donc d'abord la mort qu'elle portait sur moi. Consacrons sa mémoire, et ma douleur profonde ; Que son trépas, Justin, donne la paix au Monde. Tous les édits portés en haine des Chrétiens, Je les suspends. Déjà sur trop de citoyens J'ai de mon zèle aveugle exercé la furie. Par trop de piété souvent l'on est impie. J'ai pu sur de vains bruits prononcer au hasard. Voyons tout de plus près ; si leurs dogmes à part, Je trouve des coeurs droits, des moeurs sages et pures, Dieux ! Prenez seuls le soin de venger vos injures. Que l'on soit citoyen, à mes yeux il suffit. Est-ce un crime d'État qu'une erreur de l'esprit ? ==================================================