******************************************************** DC.Title = LA BELLE ESCLAVE, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = L'ESTOILE, Claude DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:09:28. DC.Coverage = Algérie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LESTOILE_BELLEESCLAVE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1522092s DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA BELLE ESCLAVE TRAGI-COMÉDIE 1643. AVEC PRIVIL. DU ROI. de Mr de L'ESTOILE À PARIS, Se vend en l'Imprimerie des nouveaux Caractères de Pierre Moreau, Maître écrivain Juré à Paris, et Imprimeur ordinaire du Roi, proche le Portail du grand Couvent des RR. PP. Augustins, Et en la boutique au Palais en la Salle Dauphine, Par F. Rouvelin, à l'Enseigne de la Vérité. Monseigneur, Si toutes les hardiesses imprudentes ont d'ordinaire un mauvais succès, quel accueil dois-je attendre de votre Grandeur, en vous faisant un présent si peu convenable à cette haute Vertu, dont vous honorez aujourd'hui la première Charge du Royaume. Certes, Monseigneur, c'est une incivilité bien audacieuse, que de vous inviter à descendre en ma faveur du trône de la Justice au Théâtre de la Comédie. Mais si les Scipions n'ont pas dédaigné de s'y trouver quelques fois à la prière des Térences, et d'embrasser mêmes la protection de leurs ouvrages ; J'espère, Monseigneur, que vous ne refuserez pas la vôtre à celui que je vous présente ; et que peut-être vous lui donnerez quelques-unes de vos heures, quoi qu'elles soient toutes précieuses. Vous n'y verrez pas, comme dans les leurs, tout ce qu'une langue a de plus pur et de plus fleuri, ni tout ce qu'un beau génie peut avoir de beaux sentiments ; mais vous y verrez quelques images, tantôt de ces charitables soins que vous prenez de l'Innocence opprimée, et tantôt de cette rare prudence, avec laquelle vous pénétrez si facilement jusques dans les coeurs, et tirez la vérité toute nue du fonds des abîmes. Vous l'en faites sortir tous les jours avec éclat ; et jamais homme dans cette éminente place que vous occupez si dignement, ne s'est mieux entendu que vous à tenir la Balance de la Justice. Aussi faut-il avouer que le plus juste des Rois n'a pas eu peu de Sagesse, de la mettre entre vos mains, ni la plus sage des Reines, peu de bonheur de l'y trouver. Mais qui ne sait que l'admirable secret de peser avec justesse toute sorte d'intérêts, est un don que le ciel a fait depuis plusieurs siècles à l'illustre race des SEGUIERS ? Il y a peu d'Histoires qui ne parlent des grands services que vos ancêtres ont rendus, et à l'Église et à l'État ; des fameux différents qu'ils ont accordés entre des Papes et des Rois (Jules III et Henry II), et des flambeaux de sédition qu'ils ont éteints, ou qu'ils ont empêché de s'allumer parmi les peuples. Mais une lettre n'est pas capable de contenir tout ce qu'ils ont fait de merveilleux, et dedans et dehors le Royaume : Et pour en consacrer la mémoire à la postérité, il serait besoin de cette éloquence qui vous a fait admirer tant de fois, et mêmes en des rencontres également importantes et inopinées. Aussi vous avez, Monseigneur, une présence d'esprit, qui trompe ses auditeurs, et qui leur fait prendre les belles choses que vous dites sur le champ, pour autant d'effets d'une profonde méditation. Vous disposez du coeur de quiconque vous prête l'oreille ; et changeant comme il vous plaît les volontés, vous faites connaître au besoin que pour maintenir les Peuples dans l'obéissance, la force du discours n'est pas moins puissante que celle des armes. Je m'étendrais davantage sur une matière si ample ; et ferais voir que vous éclatez de tant de lumières, soit naturelles, soit acquises, que de quelque côté qu'on vous regarde, on demeure comme ébloui. Mais cette agréable ennemie de vos louanges, et des siennes mêmes, votre modestie, Monseigneur, me ferme la bouche, et me permet seulement de vous assurer, que je suis avec autant de respect que de passion, De votre grandeur, Le très humble, très obéissant, et très obligé Serviteur, De L'Estoile. Monsieur, Je ne saurais m'empêcher de vous dire le plaisir que je reçus, il y a quelque temps, à la représentation de votre BELLE ESCLAVE. Ses chaînes ont tant d'éclat, et ses plaintes tant de charmes, qu'il ne fut jamais de captivité plus brillante, ni de tristesse plus agréable. Elle ravit également, et les yeux et les oreilles ; Et je pense qu'on peut dire d'elle sans flatterie, ce qu'on a dit autrefois de la belle Panthée ; qu'il se trouvait des amants de ses larmes, et des Adorateurs de son désespoir. Certes jamais scène ne fut si pompeuse ni si naturelle que celle de votre comédie ; l'Art et la Nature y étalent avec profusion leurs richesses ; et n'y voyant paraître que des objets d'étonnement, ou plutôt de merveille, je me figurais d'être au milieu de ce Temple d'Arcadie, où l'on avait appliqué si subtilement un miroir, que de quelque côté qu'on se tournât, on n'y voyait que des Dieux. Mais il n'y a plus rien aujourd'hui, qui échappe à la censure des Critiques. Ils trouvent des taches en des corps qui ne sont que pureté et que lumière ; et disent qu'ils demeurent insensibles aux passions de votre héros et de votre héroïne, pour ce que les feintes ne les touchent point, et qu'ils savent bien que ce prince et cette princesse, n'ont jamais été en effet ailleurs que dans votre imagination. Mais auraient-ils deviné non plus que moi, que leur histoire n'est qu'un conte fait à plaisir, si vous ne les en eussiez avertis vous-même ? Et vous auraient-ils attaqué, si vous ne leur eussiez donné des armes pour vous combattre ? Je pense être assez clairvoyant en cette matière, mais je n'en fais pas le fin, votre adresse m'a trompé ; oui, Monsieur, la vraisemblance et la suite inviolable de vos feintes aventures abusèrent d'abord mon jugement. Je les croyais toutes véritables, et m'intéressais à tous coups dans les passions de vos Personnages, dont jamais les actions ni les paroles ne démentent la condition. Tantôt je vivais de leur espérance, tantôt je mourais de leur crainte ; Et ce Prince imaginaire, dont vous faites votre Héros, me semblait accompli, que si j'eusse été le plus grand Roi de la terre, j'eusse bien voulu me changer avec lui, quand même il m'aurait demandé ma couronne de retour. Cependant quelques-uns vous blâment de n'avoir pas traité pour le Théâtre un sujet historique ; et nous veulent faire accroire que vous avez eu peu de peine à réussir en cet Art divin, qui forme mille différentes beautés, qui n'ont ni vérité ni corps, et qui ne laissent pas toutefois d'être prises pour de véritables merveilles de la Nature. Ils disent qu'il est plus aisé de suivre nos inclinations que celles d'autrui, et de nous faire des bornes de notre caprice, que d'en recevoir de l'Histoire ; que nous faisons naître, quand nous voulons, des Alexandres, pour remettre Abdolonyme sur le trône de ses pères ; et que travaillant ainsi sur une matière susceptible de toutes sortes d'impressions, nous pouvons donner a cette terre obéissante telle figure qu'il nous plaît. Mais ils assurent au contraire, que l'Histoire est comme un marbre, difficile a manier, et auquel il est besoin de donner adroitement un nombre infini de coups de marteau, pour le mettre en oeuvre ; au moins nous veulent-ils persuader qu'elle ne fait monstre que de statues tronquées par l'insolence des temps, à qui malaisément on peut rendre ce qui leur manque ; Que la difficulté de les rétablir les rend illustres, et qu'on a plutôt fait un nouveau miracle, qu'on n'a réparé leurs défauts. Que si d'aventure elle nous en fait voir quelqu'une, dont la rigueur des âges ait épargné les attraits, et qui soit encore en son entier, ils nous disent qu'elle est semblable à celle que fit autrefois Pygmalion, qui certainement était si belle, qu'il en devint amoureux, mais qui n'eût jamais eu pourtant ni d'âme ni de voix, si Jupiter même, pour perfectionner ce bel Ouvrage, ne lui eût inspiré la vie et la parole. Enfin, Monsieur, si nous les en voulons croire, il faut un Dieu pour achever ce qu'un Homme a commencé. Ces raisons véritablement ont beaucoup d'apparence, mais peu de solidité ; ce sont vapeurs enflammées qu'ils nous veulent faire passer pour des Astres ; et si nous suivons ces ardents, ils nous conduiront dans le précipice. N'est-il pas vrai qu'une belle Fable coûte à l'esprit un nombre infini de profondes méditations ? Que tout ce qu'il a de forces est trop faible, pour pénétrer les obstacles qui s'opposent à son dessein, et qu'à moins que d'être éclairé d'une lumière purement céleste, il est malaisé qu'il se fasse jour dans les ténèbres dont son imagination l'enveloppe ? Elle se forme mille desseins, et sans règle et sans suite ; et si la Raison ne réprime ses saillies, il est d'elle comme de la Vigne, qui n'étant pas taillée jette du bois en confusion, et n'apporte d'ordinaire que de mauvais fruit. Certes de toutes les choses du monde la plus difficile à mon avis, est d'inventer avec grâce, ou de faire passer aux yeux des Sages, une feinte pour une vérité. L'or faux impose facilement à la vue, mais malaisément à la coupelle ; Et les raisins de ce fameux Peintre de l'Antiquité, avoient bien la forme et la couleur des véritables, mais ils ne trompaient guère que les oiseaux. Quelle gloire mérite donc, Monsieur, celui qui comme vous, trompe si adroitement ses auditeurs, qu'il leur fait passer des mensonges agréables pour des vérités historiques ? Certes après de si rares productions de votre esprit, je ne m'étonne plus si nos pères ont dressé des statues aux inventeurs des belles choses, ni s'ils les ont tenus pour des Dieux, ou du moins pour des personnes extraordinaires ; Mais je ne puis assez m'étonner de l'aveuglement de ces esprits, qui se figurent qu'il y a moins de difficulté de mettre au jour ce qui n'est point, que d'ajouter à ce qui est déjà fait : Il faut qu'ils confessent eux-mêmes, que l'Histoire est un excellent crayon, où la posture des personnages est déjà naturellement exprimée, si bien qu'il ne reste plus qu'à y donner le coloris, pour en faire un admirable tableau. Mais nous ne tirons pas ce secours des pièces que nous inventons : ce ne sont que formes sans formes, qu'espaces vides, que nous devons remplir de choses qui ne sont point en l'être des choses ; notre esprit n'y trouve ni modèle, ni soutien : il s'appuie sur ses propres forces, et il est tout ensemble, et le peintre et le tableau de ses ouvrages ; enfin il fait en soi-même ce que Dieu fit autrefois hors de soi ; il donne l'être à des merveilles qu'il appelle du néant, et tire de soi sans nul secours ce que sa raison débite à tous les hommes. Est-il donc possible, Monsieur, que vos Censeurs se persuadent, qu'il n'y a presque ni peine, ni gloire à faire une chose qui nous égale en quelque sorte à la Toute puissance ? Certes, il ne fut jamais de créance plus erronée que la leur : mais il ne s'en faut pas étonner ; l'esprit a ses maladies comme le corps, et la plus incurable de toutes est l'opinion. Toutefois s'ils désirent de sortir d'erreur, ils n'ont qu'à travailler à l'invention de quelque beau sujet de théâtre ; ils reconnaîtront bientôt la difficulté de l'Ouvrage par la faiblesse de l'Ouvrier. Ils broncheront à chaque pas, n'étant plus appuyer de l'Histoire ; et ces Anthées perdront l'haleine si tôt qu'ils perdront la Terre. Alors ils quitteront leurs sentiments, pour prendre les miens, ou confesseront que LA BELLE ESCLAVE ne vous a pas coûté si peu comme ils se figurent. Les chefs d'oeuvres ne se font pas facilement ; et je ne m'y connais point, ou jamais il n'en fut un plus achevé que celui-ci. Mais employer des couleurs si sombres que les miennes à peindre en raccourci dans une Lettre cette adorable Captive, c'est imiter les Astrologues, qui mesurent la Lune par l'ombre de la terre, et la terre par un point. ACTEURS LE ROI D'ALGER. LA REINE. ALPHONSE, Prince de Sicile, esclave. CLARICE, Princesse de Sicile, esclave. HALY, Capitaine du Palais. FERNAND, Gentilhomme Sicilien, confident d'Alphonse. SELIM, domestique de Haly. La Scène est en Alger. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Alphonse, Fernand. ALPHONSE. Ha ! Laisse-moi mourir. FERNAND. Que moi-même je meure,Si je souffre qu'ainsi vous avanciez votre heure :Mais encore, Seigneur, qu'ai-je dit, pour vous voirTomber mort à mes pieds d'un coup de désespoir ? Faut-il que la douleur triomphe d'un courage, Qu'on a vu triompher dans ces champs de carnage ;Où croissent pêle-mêle et cyprès, et Lauriers,Qui dégouttent du sang des plus fameux guerriers ?Vous avez grand sujet de crainte et de tristesse,Mais se désespérer est marque de faiblesse ; Agissez d'un esprit et plus fort et plus doux,Donnez loisir au Ciel de travailler pour vous ;Ses rayons éternels dissiperont la nue,Par qui la vérité se cache à votre vue. ALPHONSE. Ne viens-tu pas ici pour me la découvrir ? Ne ferme plus ton coeur à qui tu dois l'ouvrir ;N'est-il pas vrai, Fernand, que quelque main barbare[Note : Mégare : Ville située à l'extrémité de l'isthme de Corinthe, à égale distance d'Athène et de Corinthe. ]A massacré Clarice au milieu de Mégare ?Et qu'enfin elle est morte en ce fameux séjour,Où ses premiers regards ont salué le jour ? Hélas ! Lorsqu'on donnait cette ville au pillage,Qu'à l'envi les soldats la couvraient de carnage,Qu'ils changeaient chaque rue en un fleuve de sangEt qu'ils ne respectaient âge, sexe, ni rang ;L'auraient-ils épargnée, et serait il possible Que je pusse parer à ce coup si sensible ?En la faisant mourir, ces Cruels ont tranchéLe noeud qui me tenait ici bas attaché ; Elle est ensevelie en la perte commune ;Mais malgré tes conseils je suivrai sa fortune. FERNAND. Sa fortune, Seigneur, est encore à savoir. ALPHONSE. Ha ! Je n'espère pas de jamais la revoir. FERNAND. Il est vrai qu'à Mégare en vain je l'ai cherchée. ALPHONSE. Courons donc au tombeau, c'est là qu'elle est cachée. FERNAND. Ne précipitez point le cours de votre sort, Attendez ... ALPHONSE. Je n'attends que le coup de la mort.Tant qu'un reste d'espoir a consolé mon âme,Je me suis conservé, pour conserver la flammeDont j'ai caché l'éclat assez adroitement,Pour être cru son frère, et non pas son amant. Mais si toute espérance aujourd'hui m'est ravie, En perdant ma maîtresse il faut perdre la vie ;Et que sans différer les cendres du tombeauDe tous les feux d'amour étouffent le plus beau. FERNAND. Pourquoi devant le temps s'affliger de la sorte ? Mourrez-vous sans savoir si vraiment elle est morte ?Sur des doutes enfin qui possible sont faux,Devons-nous ressentir de véritables maux ?Il peut être arrivé qu'une sanglante épéeD'une si belle vie ait la trame coupée ; Mais en produirez-vous un témoin assuré ?Le bien qu'on croit perdu n'est souvent qu'égaré ;Qui sait si de la mort ce beau corps est la proie ?On ne le trouve point, quelque soin qu'on emploie.S'est-il avec son âme envolé dans les Cieux ? Ou s'il est sur la terre invisible à nos yeux ?Elle est peut-être au port à l'abri de l'orage,Tandis qu'imprudemment vous courez au naufrage ;Elle est encor vivante, et vous voulez mourir ;Mais si vous périssez, on la verra périr. Hé ! Quoi pourrait-on bien l'empêcher de vous suivre ?Elle vous aime trop pour jamais vous survivre. ALPHONSE. Puis-je de quelque espoir mes craintes adoucir ? FERNAND. Son destin est douteux, il s'en faut éclaircir. ALPHONSE. Depuis tantôt deux mois que Mégare est soumise, Que malgré mes efforts des Barbares l'ont prise,Et qu'enfin sans Clarice ils m'ont conduit ici,Le corps couvert de coups, l'esprit plein de souci ;Je tente tous moyens pour en avoir nouvelles ;Mais puis-je en recevoir qui ne me soient mortelles ? FERNAND. Le Ciel l'aura peut être assistée au besoin ;Elle était son chef d'oeuvre, il en aura pris soin. ALPHONSE. Le Ciel, qui m'est contraire, et se rit de mes larmes,L'aurait-il bien soustraite à la fureur des armes ?Avant ton arrivée en ce bord étranger, En ces barbares lieux, en ces côtes d'Alger,La rigueur de son sort ne m'était pas connue,Et pour m'en éclaircir j'attendais ta venue :Mais dès que je t'ai vu, ton geste et ta couleur Ne m'ont que trop appris ce funeste malheur ; Et je ne doute plus qu'une affreuse aventureDu lieu de son berceau n'ait fait sa sépulture. FERNAND. Seigneur, si j'en sais rien, que le Ciel en courrouxMe fasse un ennemi d'un Prince comme vous ;J'arrive de Mégare, où loin d'avoir la vue D'une jeune Beauté de tant d'attraits pourvue,On ne voit plus qu'objets dont les yeux sont blessés,Qu'hommes et bâtiments pêle-mêle entassés ;Ce n'est plus qu'un chaos de matières sans formes,Où l'on a peint de sang mille crimes énormes ; Où même en la cherchant jusques parmi les morts,Mes mains ont remué des montagnes de corps.J'ai par votre ordre enfin avec assez d'adresseVisité ce séjour d'horreur et de tristesse ;Mais j'ai perdu mon temps, et j'en viens d'arriver, Pour vous dire qu'en vain on tâche à l'y trouver ;Elle est vivante ou morte ailleurs qu'en cette Ville,Qui par son grand débris étonne la Sicile ;Et qui n'a plus enfin fasse que d'un cercueil,Où de tous ses palais est enterré l'orgueil. ALPHONSE. Qu'est-ce donc qu'en a fait le destin de la Guerre ? Est-elle dans la mer ? est-elle sur la terre ?Il venait un navire où peut-être flottaitLe seul bien, cher Fernand, qu'au monde il me restait :Il était tout chargé des beautés les plus rares, Qui tombèrent jamais aux mains de ces Barbares.Mais un grand coup de vent contre un roc l'a poussé,Et le roc l'a soudain en pièces fracassé :Du glaive ou de la vague elle a senti l'injure,Et la terre ou la mer lui sert de sépulture. FERNAND. Un danger est bien grand, si la vertu n'en sort,Et parfois d'un écueil le Ciel lui fait un port.Cachez doncques toujours avec beaucoup d'adresse,Sous le doux nom de soeur cette belle maîtresse ;Autrement ce secret se découvrant à tous, Le Roi... mais il arrive. SCÈNE II. Le Roi, Alphonse, Fernand. LE ROI. Alphonse, approchez-vous,Mais de quel nouveau mal le trop sensible outrageVous a depuis tantôt si changé de visage ? ALPHONSE. Pardonnez, grand Monarque, à ma juste douleur,Je viens d'être averti de mon dernier malheur ; Il ne me restait plus dans ma Ville nataleQu'une soeur, que j'aimais d'une ardeur sans égale ;On ne l'y trouve plus, et c'est mon sentiment,Que le sein de la mer lui sert de monument. LE ROI. Il est vrai qu'un vaisseau d'esclaves nonpareilles, Que mettait la Sicile au rang de ses merveilles,A fait joug à l'orage, et qu'enfin les NochersN'ont su le garantir des bancs et des rochers :Quelques-unes pourtant du péril sont sauvées ; Et sont même déjà dans Alger arrivées. Courez donc au Palais, et cherchez à loisirCe qui peut mettre fin à votre déplaisir :De toutes ces Beautés qui malgré leurs tristesses,De la terre et du ciel font briller les richesses,Et des plus affligés charmeraient le souci, Je ne veux réserver que celle que voici. SCÈNE III. Le Roi, Alphonse, Clarice, Haly, Fernand. ALPHONSE. Hé ! Celle que voici c'est ma soeur elle-même. CLARICE. Que vois-je ? Est-ce mon frère ? Ha ! Ma joie est extrême ;Mais n'est-il pas perdu ? L'aurais-je retrouvé ? ALPHONSE. Hé ! Qui vous a sauvée ? CLARICE. Hé ! Qui vous a sauvé ? ALPHONSE. De mille biens, grand Roi, je vous suis redevable,Mais dussai-je passer pour un homme insatiable,Et qui semble vouloir lasser votre bonté,Je demande ma soeur à votre Majesté. LE ROI. Il n'est rien que de moi vous ne deviez attendre ; Mais quant à votre coeur, pourrais-je vous la rendre ?Des lettres de ma main m'ont engagé d'honneurÀ la faire conduire en pompe au grand Seigneur ;Il ne m'écrit jamais, qu'il ne me solliciteD'envoyer au sérail quelque beauté d'élite ; La pitié de vos pleurs ne m'en peut dispenser,Et frustrer son espoir ce serait l'offenser. CLARICE. Dieu ! Que viens-je d'entendre ? Ha ! Funeste nouvelle ;Ha ! Mon frère. ALPHONSE. Ha ! Ma soeur. CLARICE. Ha ! Surprise mortelle ;Nouveau coup de Fortune, et par qui ma vertu Voit malgré ses efforts mon courage abattu.À peine ma douleur, qui toute autre surpasse,Me laisse assez de voix, pour vous demander grâce. LE ROI. J'ai donné ma parole, et ce que j'ai promisOn me le voit tenir, même à mes ennemis. Mais quoi donc ? Le sérail n'a-t-il pas des merveilles,À ravir en tout temps les yeux et les oreilles ?Des bois et des jardins, que le froid des hiversNe dépouille jamais de leurs ombrages verts ?Le chant de mille oiseaux, le bruit de cent fontaines, Y seront aussitôt le charme de vos peines ;Et ce Roi qui peut tout ne vous y pourra voir,Sans vous jeter soudain ce glorieux mouchoir,Qui montre que l'amour allume dans son âmeLes pressantes ardeurs d'une nouvelle flamme. CLARICE. Combien d'autres beautés prises dans vos liens, Brillent-elles d'attraits plus charmants que les miens,Pour donner à son coeur une atteinte amoureuse ?Ha ! Je suis la moins belle, et la plus malheureuse. LE ROI. Appelez-vous malheur l'honneur d'aller ravir Un Roi que tant de Rois font gloire de servir,En combattant pour lui du couchant à l'aurore ? CLARICE. Appelez-vous honneur ce qui nous déshonore ?Et nous fait devenir par un crime odieuxLe mépris de la terre, et la haine des cieux ? Ha ! Sire, cet honneur, est pire que la honte,Puisqu'il fait que de nous on ne tient plus de conte :Et s'il faut ou mourir, ou m'en voir couronner,Puissent mille bourreaux mes destins terminer :En moi la chasteté serait donc violée ? À d'infâmes plaisirs je serais immolée ?Il faudrait contenter un amour vicieux ?Il faudrait renier la foi de mes aïeux ?Il faudrait perdre enfin et mon corps et mon âme,Au milieu des ardeurs d'une impudique flamme ? Si la crainte ou l'espoir m'y faisait consentir, La terre s'ouvrirait afin de m'engloutir. LE ROI. Certes je ne sais pas quelle nuit assez noireVous cache le chemin qui vous mène à la gloire ;Vous serez adorée, et ce Prince indompté Ne recevra des lois que de votre beauté. CLARICE. Dieu, que cette beauté me sera cher vendue !Et que j'aurais gagné, si je l'avais perdue !Il faut que par un trait de générositéJ'immole mes attraits à ma pudicité, Et qu'à l'effort des ans j'ôte enfin l'avantageD'effacer les couleurs qui peignent mon visage.Si je ne viens à bout de me défigurerÀ force de gémir, à force de pleurer,Ma main, ma propre main secondant ma tristesse, Arrachera ces fleurs qui parent ma jeunesse ;Tôt ou tard aussi bien cet éclat passera ;Le temps me l'a donné, le temps me l'ôtera. ALPHONSE. Monarque généreux, la pitié vous convieÀ sauver de sa main ses beautés et sa vie. Laissez-vous emporter au torrent de ses pleurs, Ou noyez dans mon sang ma vie et mes douleurs.Aussi bien désormais quel rang tiendrai-je au monde ?Moi qui traîne une vie en malheurs si féconde ;Qui ne possède pas même la liberté, À qui de tout bonheur tout espoir est ôté.Je ne suis plus qu'un poids inutile à la terre,Qu'un jouet de Fortune, un rebut de la Guerre,Qu'un malheureux esclave, à qui rien aujourd'huiNe reste qu'une soeur qu'on sépare de lui. LE ROI. Je sais qu'ayant cent fois triomphé des plus braves,Vous avez été mis au nombre des esclaves ;Mais à quoi se connaît votre captivité ?Vous êtes, peu s'en faut, en pleine liberté ;Et je vous ai laissé par honneur votre épée, Quoi que du sang des miens elle ait été trempée.Quel vainqueur cependant vous eut été si doux,Après avoir reçu tant d'outrages de vous ?Ayant osé vingt fois venir dans mes tranchées ;D'armes et de corps morts vous les avez jonchées : Et tout autre que moi vous aurait fait sentir,Que d'un bel acte même on se peut repentir.Ne vous plaignez donc plus de votre servitude,Alphonse, elle n'a rien de honteux ni de rude ;Et vous voir tant chéri d'un Roi tel que je suis, Devrait bien adoucir l'aigreur de vos ennuis. ALPHONSE. Il est vrai que jamais vainqueur n'aura la gloireD'avoir su mieux que vous user de la victoire :Mais pour moi, grand Monarque, ayez moins de douceur,Et ne refusez pas quelque grâce à ma soeur ; Le plus clément des Rois est-il sourd à sa plainte ? LE ROI. Qui n'en ressentirait quelque sorte d'atteinte ?J'ai pitié de ses pleurs. CLARICE. Hélas ! quelle raisonVous fait donc à mon mal refuser guérison ?Auriez-vous bien pour moi de ces pitiés cruelles, Qui plaignent nos douleurs, et ne font rien pour elles ?Leur donnent des soupirs, mais non pas du secours,Et peuvent toutefois en arrêter le cours ?Ne trompez point, grand Roi, l'attente que me donneVotre bonté qui luit plus que votre couronne ; Qui tire à soi les coeurs par de nouveaux appas,Et fait plus de captifs que n'en fait votre bras.Il n'est point d'affligés qu'enfin elle n'assiste.Et nul d'auprès de vous ne s'en retourne triste ; Puiserai-je du mal d'une source de bien ? Et pour moi la Pitié n'obtiendra-t-elle rien ?La générosité de votre âme est trop grande,Pour ne m'accorder pas le bien que je demande ;Et si pour mon malheur je m'en vois refuser,C'est le Ciel, non pas vous, que j'en dois accuser ; C'est le Ciel qui se plaît à me voir misérable,Et qui seul à mes voeux vous rend inexorable.Mais n'est-ce pas assez que le glaive en fureurAit fait de notre Vile un spectacle d'horreur ?Renversé les Palais ? Désolé les Familles ? Tué jusqu'aux enfants ? Enlevé tant de filles ?Et qu'en un même jour la guerre m'ait ôtéPère, parents, amis, richesse, liberté ?Hélas ! Ne rendez point mon destin plus funesteConservez mon honneur, c'est tout ce qui me reste. LE ROI. J'en augmente l'éclat, je dissipe vos nuits,Et l'espoir de régner doit calmer vos ennuis :Vous avez tant d'appas, jeune et belle Princesse,Que du maître des Rois vous deviendrez maîtresse ;Il sera votre esclave, et peut-être qu'un jour L'Hymen achèvera l'ouvrage de l'Amour.Que ne devez-vous point attendre de ces charmes,Dont l'éclat brille même au travers de vos larmes ? Un Royaume est petit, pour enfermer l'espoirDe qui se fait aimer si tôt qu'il se fait voir. CLARICE. L'espace d'un cercueil enclot mon espérance ;À la porter plus haut je vois peu d'apparence,Et je sais trop combien de la CaptivitéOn conte de degrés jusqu'à la Royauté.Mais se peut-il jamais qu'un tel prodige avienne, Que le Prince des Turcs épouse une chrétienne ?Et dans Constantinople, au mépris de ses lois,Face ensemble briller le Croissant et la Croix ? LE ROI. Vous changerez de foi, pour avoir son Empire. CLARICE. On me verra plutôt marcher droit au martyre, Et plutôt me coucher, sans crainte des douleurs,Sur des charbons ardents, ainsi que sur des fleurs. LE ROI. Il est dans le sérail mille esprits de lumière,Qui sauront dissiper votre erreur si grossière ;Mais la Reine vous mande, et veut voir vos appas : Belle esclave, allez donc la trouver de ce pas, Et puis vous partirez, si les vents sont propices,Pour aller au séjour de toutes les délices. CLARICE. Et puis je partirai pour aller à la mort :Mais avant que j'en vienne à ce dernier effort, J'arracherai la vie à qui prendra licenceDe faire à mon honneur la moindre violence.Oui, quand pour me contraindre à quelque lâcheté,Je verrais devant moi le supplice apprêté,Je ne respecterai sceptre ni diadème ; J'ai vécu chastement, et je mourrai de même. Elle sort. ALPHONSE. Hé ! Sire, à ce discours ne connaissez-vous pointQuel Excès de courage à sa vertu se joint ?Ha ! Si le grand Seigneur se porte à la contraindre,Il verra qu'une fille est quelquefois à craindre ; Et pourra justement un jour vous reprocher,Que vos présents sont beaux, mais qu'ils coûtent trop cher. LE ROI. Ne m'en parlez jamais, vous pourriez me déplaire,Devenir importun, et même téméraire,Je vous le dis encore pour la dernière fois, J'en veux faire un présent au plus puissant des Rois. Le Roi sort. ALPHONSE. Que ferai-je Fernand ? FERNAND. La seconde prièreRecouvre quelquefois l'honneur de la première ;Ne vous dégoûtez pas pour un premier rebut,Et tirez tant de traits, que quelqu'un frappe au but. Les Rois comme il leur plaît réglant notre fortune,Sont semblables à Dieu, qui veut qu'on l'importune. ALPHONSE. Accablé de douleur, désespéré, confus,J'aurai la honte encor de souffrir un refus :Mais l'état où je suis à tout me fait résoudre ; Allons donc recevoir ce second coup de foudre. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Clarice, Haly. HALY. Que faites-vous, Madame, hélas ! À quel desseinDe tant de rudes coups plomber un si beau sein ?Vous outrager ainsi par un effort extrême,C'est du tort qu'on vous fait vous venger sur vous-même. Mais si vous ne cessez d'offenser vos appas,Les fers, fussiez-vous Reine, arrêteront vos bras.Je dois répondre au Roi d'un si charmant visage ;Madame, plaignez-vous, mais sans vous faire outrage. CLARICE. À qui faut-il me plaindre, ou demander secours ? Les bontés de la Reine étaient mon seul recours ;Mais vous-même avez vu comme en oyant ma plainte, Il semblait que parfois elle frémit de crainte ;Ma fortune l'effraie ; et de peur de me voir,Au devant de ses yeux elle a mis un mouchoir. HALY. Peut-être a-t-elle mis ce mouchoir sur sa vue,Pour pleurer en secret la douleur qui vous tue. CLARICE. Jugez donc de l'espoir qui reste à mes malheurs,Si la Reine ne peut me donner que des pleurs. HALY. D'un excès de pitié ses pleurs prennent naissance. CLARICE. Non, non, j'ai vainement réclamé sa puissance ;S'étendrait-elle bien jusqu'à me secourir ?On pleure rarement le mal qu'on peut guérir :Le mien est sans remède, et l'on se fait accroireQu'à me couvrir de honte on aura de la gloire. C'en est fait, on s'en va me livrer malgré moiÀ ce puissant Barbare, à ce superbe Roi,Qui se fait appeler le dompteur des Provinces,Le Seigneur des Seigneurs, et le Prince des Princes ;Mais perdant contre moi le titre de vainqueur, Quand il aurait le monde, il n'aurait pas mon coeur. HALY. Ce discours montre un coeur plus grand que son Empire ;Mais Alphonse paraît. SCÈNE II. Alphonse, Clarice, Haly, Fernand. CLARICE. Mais Alphonse soupire ;Qui vous a si longtemps loin de moi retenu ?Que vous a dit le Roi ? Qu'avez vous obtenu ? ALPHONSE. Ha ! cruelle demande. CLARICE. Ha ! Réponse trop claire. ALPHONSE. Il faut mourir, ma soeur. CLARICE. Hé bien, mourons, mon frère. ALPHONSE. Un roc est plus ému par les vents et les flots,Que le Roi par les cris, les pleurs, et les sanglots. CLARICE. Puis-je à tant de rigueur faire encor résistance ? La Fortune veut voir jusqu'où va ma constance ;Son désir curieux sera bientôt content. ALPHONSE. Que la Fortune monstre un visage inconstant !Il n'est rien si fragile, et j'en fais bien l'épreuve,Puis qu'ainsi je vous perds dès que je vous retrouve : Que l'espoir en mon coeur meurt sitôt qu'il est né,Et qu'on m'ôte un trésor dès qu'on me l'a donné. CLARICE. Il faut donc que je parte ? ALPHONSE. Oui, sans nulle remise ; Le vouloir détourner d'une telle entreprise,C'est vouloir en son cours arrêter un torrent, Éteindre en sa fureur un brasier dévorant,Et surmonter enfin d'invincibles obstacles. CLARICE. Pour moi je ne sais point faire tant de miracles,Mais je sais bien mourir. ALPHONSE. Que serait votre sort,Si de votre vertu le prix était la mort ? CLARICE. La Reine m'a promis de m'être favorable,Mais je crains qu'elle prie un Prince inexorable. FERNAND. Le Destin quelquefois se plaît à décevoirLa crainte des mortels, aussi bien que l'espoir ;Je l'aperçois venir, et lis en son visage De quelque bon succès un assuré présage. SCÈNE III. La Reine, Alphonse, Clarice, Haly, Fernand. ALPHONSE. Hé bien ! Madame, enfin faut-il vivre ou mourir ? LA REINE. Avez-vous quelque mal qu'on ne puisse guérir ?Le plus cruel de tous a déjà son remède. ALPHONSE. Après tant de malheur que tant d'heur me succède, Toute autre qu'une Reine aurait beau m'en jurer,Avant que sur sa foi je m'en pusse assurer.La raison me défend de croire ce miracle,Mais de la vérité votre bouche est l'Oracle,Et ne demande rien qu'avecque tant d'appas, Qu'on ne peut l'écouter, et ne l'exaucer pas. LA REINE. Je ne vous flatte point d'une fausse nouvelle, Votre fortune change, et devient moins cruelle,Ce superbe Palais d'où vous n'osiez partir,N'est plus votre prison, vous en pouvez sortir, Et croire qu'à ce point le Roi vous favorise,Qu'il rompt tous vos liens, et vous rend la franchise.Mais en vain votre soeur tâche de le fléchir,Il ne m'a point donné d'espoir de l'affranchir ;Et devant que la nuit ait sa course bornée, Je crains qu'elle ne parte. CLARICE. Ô dure destinée ! ALPHONSE. Hélas ! Me sauverai-je alors que je la perds ?Et pourrai-je être libre, et la voir dans les fers ?Les siens plus que les miens me causent de martyre ;J'ai deux maux à guérir, on me laisse le pire. CLARICE. Le Roi n'est-il cruel que pour moi seulement ? LA REINE. J'ai contre sa rigueur combattu vainement. CLARICE. Vous aviez quelque chose à surmonter encoreDe plus que sa rigueur. LA REINE. Qu'est-ce donc ? Je l'ignore. CLARICE. C'est mon malheur, Madame, il est grand, il est tel ; Que le vaincre n'est pas l'ouvrage d'un mortel.Vous avez combattu ce monstre épouvantable,Et vous l'auriez dompté, s'il n'était indomptable :Mais pourquoi par vos soins ne saurais-je éviterLe gouffre d'infamie, où l'on va me jeter ? Souffrez que loin d'ici sans bruit je sois conduite,Et que je doive enfin mon honneur à ma fuite.Ha ! Sauvez-moi, Madame, et me faites cacherDans le sein ténébreux de quelque affreux rocher. LA REINE. Est-il contre les Rois des cavernes si sombres, Qu'un seul de leurs regards n'en pénètre les ombres ?Ils ont pour voir par tout un nombre infini d'yeux, Et des bras assez longs, pour atteindre en tous lieux.Par quel charme nouveau serait-il donc possibleDe tromper tant d'Argus, sans se rendre invisible ? Je ne puis à leurs soins vous cacher un moment,[Note : Partement : départ.]Ni retarder l'effet de votre partement. HALY. Il n'est plus désormais d'obstacle qui l'empêche,À l'heure que je parle on écrit la dépêche,Et des plus belles fleurs on s'en va couronner La superbe galère où l'on doit la mener. CLARICE. Ha ! Qu'elle soit plutôt de cyprès couronnée,Cette infâme galère à ma mort destinée ;Puisse-t-elle, en fendant les humides sillons,Éprouver la fureur de mille tourbillons ; Que les vents et les flots à sa perte s'irritent,L'élèvent dans le Ciel, du Ciel la précipitent ;Et tombant sur un roc qui la brise en morceaux,Puisse-t'elle avec moi s'abîmer dans les eaux. LA REINE. Le Ciel n'exauce point une injuste requête. CLARICE. Le Ciel m'a conservée au fort de la tempête ; Mais ne devais-je pas m'élancer dans les flots,Plutôt que d'implorer l'aide des matelots ?Ha ! Si je n'eusse été Princesse sans courage,J'eusse alors pris mon temps, couru droit au naufrage, Et montré qu'un grand coeur ayant bien combattu,Fait gloire d'immoler sa vie à sa vertu. ALPHONSE. Ô Ciel ! Si tu n'es sourd à de justes demandes,Rends nos maux plus petits, ou nos forces plus grandes. HALY. Tandis que vous pleurez, le temps passe, il est tard, Et je dois travailler aux apprêts du départ. ALPHONSE. Hé ! Du moins permettez qu'en ce malheur extrême,Je prenne congé d'elle, ou plutôt de moi-même. LA REINE. Nous vous en laisserons le funeste loisir,Et donnerons des pleurs à votre déplaisir. Haly, retirez-vous, sans les perdre de vue. SCÈNE IV. Alphonse, Clarice, Fernand. ALPHONSE. Ha ! Malheureux départ. CLARICE. S'il vous blesse, il me tue,Au prix de mon destin le vôtre est-il pas doux ?Vous ne perdez que moi. ALPHONSE. Qu'ai-je à perdre que vous ? CLARICE. Je vous perds, et de plus, ô perte sans seconde ! Je perds ce qui vaut mieux que moi, que tout le monde,Enfin je perds l'honneur. ALPHONSE. Moi l'esprit et les sens ;Mais qui résisterait aux douleurs que je sens ? Quoi, perdre de la sorte une soeur adorable ? CLARICE. Ha ! Nommez-la plutôt infâme et misérable, Et dans l'état qu'elle est, au lieu de la louer,Commencez déjà même à la désavouer. ALPHONSE. Moi, je désavouerais un objet que j'adore ? CLARICE. Ha ! Ne découvrez point un secret qu'on ignore,Dieu ! Que dirait le Roi, s'il savait qui je suis ? Redoublerait-il pas ma honte et mes ennuis ?Et vous est-il si doux, qu'il vous serait sévère ?Cachons-lui ma naissance, évitons sa colère,Parlons bas. ALPHONSE. À quoi plus déguiser notre coeur,Sous ces noms empruntés et de frère et de soeur ? Agissons franchement, il n'est plus temps de feindre,Nous n'espérons plus rien, qu'avons-nous plus à craindre ? CLARICE. Rien, si ce n'est de vivre, et de ne pouvoir pas Racheter mon honneur au prix de mon trépas.Mon frère... mais hélas ! Si vous m'étiez si proche, Qui de ma honte un jour ne vous ferait reproche ?C'est à vos déplaisirs quelque soulagement,Que je ne vous sois soeur que de nom seulement. ALPHONSE. La fussiez-vous d'effet, merveille de notre âge,Vous ne m'êtes pas tant, et m'êtes davantage : Le sang touche beaucoup, mais je fais assez voir,Qu'Amour plus que Nature a sur nous de pouvoir ;Les ennuis d'un amant passent bien ceux d'un frère,La perte d'une soeur à porter est légère,Celle d'une maîtresse accable de souci, Et comme on vit pour elle, on meurt pour elle aussi. CLARICE. Non, non, ne mourez point, rien ne vous y convie :Mais en vous exhortant de garder votre vie,Je sens bien que la mienne est prête à s'envoler,Et je console enfin qui me doit consoler, Est-il quelque malheur que le mien ne surmonte,Puisqu'il faut que je meure, ou vive avecque honte ? ALPHONSE. Haly paraît.Ha ! Plutôt... Mais Haly vient-il pas m'emporter L'espoir de tous les biens que je puis souhaiter ?Hé de grâce, Seigneur, accordez-nous encore Un moment à pleurer le mal qui nous dévore ;N'éloignez pas si tôt le frère de la soeur ; Haly se retire.Il rentre, et ce barbare a beaucoup de douceur :Mais quelle cruauté pourrait être endurcie,Jusqu'à voir nos malheurs, sans en être adoucie ? Hélas ! Que dois-je faire en si grand désespoir ? CLARICE. Il faut vivre, m'aimer, et cesser de me voir :Mais j'espère aux ennuis dont je suis affligée,C'est par eux que déjà je suis toute changée,Je ne me connais plus, et mes gémissements Vont troubler du sérail tous les contentements ;Enfin le grand Seigneur regardant mon visage,Croira qu'on n'en a fait qu'une infidèle image ;Me verra sans désir, et même avec dédain,Et touché de mes pleurs m'éloignera soudain. ALPHONSE. Dieu ! Que malgré vos pleurs il vous trouvera belle,Il brûlera d'abord d'une ardeur criminelle,Et s'il veut vous contraindre à le favoriser, À ce torrent de feu quelle digue opposer ? CLARICE. La Mort. ALPHONSE. Ha, d'un grand coeur grande et chaste pensée ! CLARICE. Celle qui sait mourir ne peut être forcée. ALPHONSE. Ha ! Vous ne mourrez point, non, je vous tireraiD'un si grand précipice, ou bien j'y périrai :Oui, l'épée à la main j'irai sans nulle crainte,Percer vos conducteurs d'une mortelle atteinte. CLARICE. Les pourrez-vous choquer sans en être abattu ?Le nombre aura bientôt accablé la vertu. ALPHONSE. Combattant devant vous, votre seule présenceMe sera-t-elle pas un renfort de puissance ?Pour combien de Guerriers contez-vous ces regards, Dont vous m'animerez au milieu des hasards ? Ha ! Je vous sauverai d'un si honteux naufrage. CLARICE. Hé comment ? Sans la force à quoi sert le courage ?Mais Haly s'en revient. SCÈNE V. Alphonse, Clarice, Haly, Fernand. ALPHONSE. Quoi, déjà nous quitter ? HALY. Différer son malheur, ce n'est pas l'éviter : Il faut partir Madame, et votre plainte est vaine. CLARICE. Adieu mon frère, adieu, pour jamais on m'emmène ;On m'arrache de vous sans aucune pitié. ALPHONSE. On retranche de moi la plus belle moitié. CLARICE. Il faut que je vous laisse. ALPHONSE. Il faut donc que je meure. CLARICE. Voici mon dernier jour. ALPHONSE. Voici ma dernière heure. CLARICE. Au moins pensez à moi. ALPHONSE. Peut-on vous oublier ?Peut-on rompre les noeuds qui nous ont su lier ?C'est vouloir séparer le feu d'avec la flamme,L'ombre d'avec le corps, et l'esprit d'avec l'âme, Que vouloir séparer ma soeur d'avecque moi. CLARICE. Prodige d'amitié, seul comparable à soi ! Encore un coup adieu, je ne puis plus rien dire :Mais pourrais-je parler, à l'heure que j'expire ? SCÈNE VI. Alphonse, Fernand. ALPHONSE. Qu'un barbare, un tyran tienne esclave un objet Dont tout le monde entier devrait être sujet !Que la Vertu soit mise entre les bras du vice ;Ha Dieu ! Quelle aventure ; ha Dieu ! Quelle injustice.De quelle foi l'Esprit se peut-il remparer,Pour voir un tel désordre, et n'en point murmurer ? Je pardonne à qui croit qu'en toute la Nature,Il ne se trouve rien qui n'aille à l'aventure.Que l'éternel auteur de la Terre et des Cieux,Ne les daigne éclairer d'un regard de ses yeux,Et que le Monde enfin n'est qu'un vaisseau qui flotte, Et parmi les écueils voit dormir son pilote. Mais, ô mon cher Fernand ! Viens tôt me seconder :Pour sauver ce qu'on aime on doit tout hasarder.Je vois bien le péril, mais je brûle d'envie,Ou de l'en retirer, ou d'y laisser la vie ; J'ai fait quelques amis, courons les amasser,Sachons par quel endroit on la fera passer,Et pressons de si prés tous ceux qui la conduisent,Qu'à nous l'abandonner nos armes les réduisent. FERNAND. Mais quand bien aujourd'hui vos efforts plus qu'humains Auront su la tirer de leurs barbares mains,Où la cacherez-vous, qu'elle ne soit trouvée ?Vous la perdrez soudain que vous l'aurez sauvée ;Vous vous perdrez vous-mêmes, et perdrez vos amis,Tel acte impunément ne s'est jamais commis. ALPHONSE. Tu me refuses donc ? Ha ! C'est un témoignageDe peu d'affection, ou de peu de courage. FERNAND. Allez où vous voudrez, et dussai-je y périr,Les armes à la main on m'y verra courir.Mais quel autre que moi vous osant faire escorte, À l'ôter du péril vous prêtera main forte ? Où sont ceux qui pour vous feront un si beau coup ?Vous imaginez-vous d'en rencontrer beaucoup ?Ne vous repaissez point d'un espoir chimérique,La franchise n'est pas une vertu d'Afrique, Les Mores pour tromper font jouer cent ressorts,Et ne sont pas moins noirs de l'âme que du corps.Ne vous y fiez pas, leur amitié fardéeSur leur propre intérêt d'ordinaire est fondée ;Et par l'espoir du gain foulant aux pieds leur foi, Ils iront découvrir votre entreprise au Roi. ALPHONSE. Que ferai-je ? Il faut donc... Mais quelle barbarie ! FERNAND. À part.Comme en se promenant il entre en rêverie !Et cherche en son esprit quelque effort généreux,Pour retirer sa soeur d'un pas si dangereux. ALPHONSE. Enfin, cher Confident, le Ciel même m'inspireUn moyen d'arriver au bonheur où j'aspire,Je cours faire un effort, pour obtenir du RoiQue Clarice aujourd'hui ne parte point sans moi,Que je sois du voyage, et soupire avec elle Jusqu'à tant qu'elle arrive où son malheur l'appelle ; [Note : Gagner quelqu'un : le convaincre, le faire changer d'avis.]Peut-être par mes pleurs le pourrai-je gagner ;De son consentement j'irai l'accompagner,Et si ton bras alors vaillamment me seconde,J'espère de sauver tout ce que j'aime au monde. FERNAND. Hé comment ? ALPHONSE. Les forçats de ce vaisseau fatal,Où se doit embarquer tout mon bien et mon mal,Sont presque tous Chrétiens, sont de Sicile même,Ils prêteront l'oreille à notre stratagème ;Et nous n'en aurons pas détaché quelques-uns, Qu'ils feront avec nous des efforts non communs.Oui, leurs chaînes, Fernand, ne seront pas coupées,Que nous voyant tirer nos tranchantes épées,À terrasser leurs chefs ils nous seconderont,Et de leurs propres fers ils les assommeront : Après, nous aurons peu de coeur et d'industrie,Si nous n'allons revoir notre chère patrie ;Ce moyen est étrange, et te semble d'abordVenir d'un insensé qui méprise la mort.Mais n'est-ce pas ainsi qu'il faut que j'y procède ? Il ne reste à mes maux que ce sanglant remède. FERNAND. Mais... ALPHONSE. Ha ! Ne me dis rien. FERNAND. Nous y demeurerons,Il y faudra mourir. ALPHONSE. Hé bien, nous y mourrons. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Le Roi, La Reine. LA REINE. Oui, se disant adieu tous deux versaient des larmes,Qui de la rigueur même arracheraient les armes : J'ai senti tous les traits dont ils étaient blessés ;J'ai mêlé quelques pleurs à ceux qu'ils ont versés ;Et d'un cuisant regret je sens mon âme atteinteDe n'avoir pu finir le sujet de leur plainte,Ni dans votre pitié su rencontrer de quoi M'acquitter dignement de ce que je leur dois. LE ROI. Hé ! Que leur devez-vous ? LA REINE. Leur dois-je pas mon frère ?Alphonse pouvait perdre une tête si chère ; Et l'ayant en ses mains, il n'a tenu qu'à luiDe me donner sujet d'un éternel ennui. LE ROI. Je sais qu'à la première et sanglante sortie,Qu'il fit hors des remparts de sa ville investie,Votre frère avec lui disputant le laurier,Tomba sous les efforts de ce fameux guerrier,[Note : Diadème : symbole de la souveraineté.]Qui respectant en lui mon royal diadème, Au lieu de l'achever le releva lui-même ;Qu'à le faire guérir ses soins il employa,Et qu'après sans rançon il nous le renvoya ;Mais dès que ma valeur justement animée,M'eut fait dans cette ville entrer à main armée, Ce que vous lui deviez lui fut-il pas rendu ?Ne le sauvai-je pas ? N'était-il pas perdu,Si voyant tout son corps n'être qu'une blessure,Je n'eusse fait agir et l'Art et la Nature ?Il a par un excès de générosité, À ce jeune héros rendu la liberté,La sienne était aux fers, je l'en ai dégagée ;De quoi lui pouvez-vous être encore obligée ?Mais le voici lui-même ; ô Dieu qu'il est changé !Se verra-t-il jamais esprit plus affligé ? SCÈNE II. Le Roi, La Reine, Alphonse, Fernand. ALPHONSE. Grand Roi, puisque mes voeux, mes soupirs, et mes larmesPour obtenir ma Soeur sont de trop faibles armes,Et que votre dessein, qui me tient lieu de loi,Est qu'éternellement on l'éloigne de moi,Ne me refusez pas le funeste avantage, Qu'au moins je l'accompagne en ce triste voyage,Afin de la remettre, et de la consoler,D'un malheur, dont ses pleurs ne cessent de parler. LE ROI. A quoi vous servirait de partir avec Elle,Qu'à rendre sa douleur encore plus cruelle ? Laissez-la donc aller où la Gloire l'attend,Et lu disant adieu, montrez vous plus constant.Elle ne peut prétendre à plus haute fortune,Et la vôtre bientôt ne sera pas commune :Je vous aime, et des fruits de mon affection Vous ferez un remède à votre affliction. ALPHONSE. Rendez-vous le vainqueur de la terre et de l'onde,Et me donnez, grand Roi, tous les trésors du monde ;Avec tout ce qu'il a de gloire et de douceur,Vous ne me donnez rien, si vous m'ôtez ma soeur. LE ROI. Contez-vous donc pour rien le don de la franchise ? ALPHONSE. Pour elle quelquefois les sceptres on méprise,Et telle est sa valeur que les plus grands espritsOnt fait voir que la vie était de moindre prix ;J'ai longtemps contre vous la mienne défendue, En l'estimant beaucoup je l'ai beaucoup vendue ;Mais vous m'avez rendu ce trésor précieux,Sans qui tous les plaisirs nous semblent ennuyeux ;Et mon coeur n'aurait pas un seul souhait à faire,Si celle de ma soeur n'était plus tributaire. Mais pensez-vous m'ôter tout entier des liens,Si vos bontés, grand Roi, ne rompent tous les siens ?Vous y laissez de moi la meilleure partie,Mon coeur n'en peut sortir qu'elle n'en soit sortie ;Et ne voulant ainsi me guérir qu'à moitié Qu'est-ce prendre de moi qu'une faible pitié ?Vous coupez seulement un des bouts de ma chaîne, Vous soulagez le corps, laissant l'âme à la gêne ;Et cet heureux malheur fait qu'un pied sur le bord,Et l'autre dans la mer, je finirai mon sort. LE ROI. À quelques sentiments que la Nature oblige,Se peut-il qu'une soeur jusques là vous afflige ?Quels transports sont pareils à ceux où je vous vois ?Puis-je avec liberté dire ce que j'en crois ?Rien ne ressemble mieux à l'amour qui nous presse, Pour les divins appas d'une jeune maîtresse,Que l'ardente amitié qu'Alphonse a pour sa soeur. ALPHONSE. Hé ! Bien, Sire, il est vrai, je vous ouvre mon coeur,Ma maîtresse est Clarice, et Clarice est trop belle,Pour ne confesser pas que je brûle pour elle ; Et que depuis cinq ans mes voeux et mes travauxDisputent sa conquête à cent fameux rivaux ;L'amour ayant enfin conclu notre hyménée,Allait en célébrer l'agréable journée,Et nous joindre elle et moi de ce lien si fort, Qu'il ne se rompt jamais, si ce n'est par la mort ;Ce n'étaient plus que jeux, que musique et que danse :Mais, ô faibles projets de l'humaine prudence !La Guerre est arrivée, et l'orage a détruit, Ce qu'un printemps de fleurs nous promettait de fruit. Voyant doncque Mégare à deux doigts de sa perte,Déjà par le canon en mille endroits ouverte,Nous convînmes tous deux de nous nommer ainsi,Afin que si le sort nous conduisait ici,Nous pussions nous parler avec plus de franchise, Si quelque liberté nous en était permise.De plus, nous avons crû que votre MajestéLa traiterait peut-être avec indignité,Si ces noms supposez et de soeur et de frèreNe vous cachaient qu'Alcandre avait été son père. Alcandre qui jamais n'eut d'esprit ni de mains,Que pour les employer contre les Africains ;Mais puisque c'en est fait, et qu'il faut qu'à cette heureLa Tombe ou le sérail lui serve de demeure,Je vous dis de quel lieu cette merveille sort, À dessein de sauver son honneur par sa mort.Vengez-vous, vengez-vous du père sur la fille,Et par elle achevez de perdre la famille. LE ROI. Il est vrai que ce Prince a porté sans raison,Une mortelle haine à toute ma maison ; Mais quand si fièrement un si grand chef d'arméeS'en vint pour secourir votre ville affamée,Par moi-même ses jours se virent terminer, Et je veux à sa mort ma vengeance borner ;Sa fille est innocente, il était seul coupable, Et ne m'aurait pas fait une grâce semblable.Mais me laissant tromper aux clartés d'un faux jour,Comment pour l'amitié prenais-je ainsi l'amour ? LA REINE. Ha ! Seigneur, à ce coup est-il quelque justiceQui puisse séparer Alphonse de Clarice ? Si les liens du sang sont par tout révérés,Les liens de l'amour doivent être adorés.C'est par eux que le Ciel s'unit avec la terre,Qui les rompt sans sujet doit craindre le tonnerre.Mais le tonnerre encor est doux pour les rigueurs, Qui séparent deux corps dont l'amour joint les coeurs. LE ROI. Je n'en mentirai point, je plains leur aventure,Et j'offense à regret une flamme si pure ;Je respecte l'amour, et leur désunionPasse pour barbarie en mon opinion ; Cependant ç'en est fait, me pourrais-je dédire,De donner au sultan, dont je tiens mon Empire,Cette beauté parfaite et de corps et d'esprit,Quand je m'y suis moi-même engagé par écrit ? LA REINE. Mais avez-vous enclos son portrait dans la lettre ? En liberté, Seigneur, vous pouvez la remettre.Il ne la connaît point, et quelque autre beautéPourra vous rendre quitte envers sa majesté.Mais n'est-ce point trop peu que d'une seule esclave,Pour les jeunes désirs d'un monarque si brave ? Faites, faites, Seigneur, quelque chose aujourd'hui,Qui soit ensemble digne, et de vous, et de lui :Remplissez son sérail de toutes vos captives ;Leur teint est éclatant des couleurs les plus vives,Il n'est rien de si rare, il n'est rien de si beau, Et ce don paraîtra magnifique et nouveau.Mais mandez lui qu'au lieu d'une de ces merveilles,Qui brillent a l'envi de lumières pareilles,Vous lui faites présent de toutes à la fois,Ayant eu quelque peur de vous tromper au choix. LE ROI. Mais... LA REINE. Quoi, sur ce sujet votre esprit délibère ?Lui donnerez-vous pas beaucoup plus qu'il n'espère ? ALPHONSE. Grand Roi, suivez l'avis d'une Divinité. LA REINE. Ha ! Je vois bien qu'Alphonse émeut votre bonté ;Vos yeux sont à parler plus prompts que votre bouche, Et me disent déjà que sa douleur vous touche :Mais, pouvez-vous, Seigneur, si vraiment vous m'aimez,Être de glace au feu dont ils sont allumés ?Et rompre sans pitié ces beaux liens de flammes,Qui font si doucement l'union de leurs âmes ? Ha ! Vous n'eûtes jamais sentiment amoureux,Si d'un amour si saint vous violez les noeuds.On y doit moins toucher qu'à ceux des hyménées,Que forme dans le Ciel la main des destinées ;Accordez-donc leur grâce à mes justes souhaits, Et mon frère verra tous les siens satisfaits :Il n'a jamais en vain vos bontés réclamées ;Et s'il n'était encor à revoir vos armées,Il s'en viendrait pour eux vous prier à genouxPar ce sang qu'à Mégare il a versé pour vous. Alphonse l'a comblé de faveurs sans mesure ;Vous les pouvez pourtant payer avec usure. LE ROI. Vous me rendez confus, vos charmes, vos raisons Peuvent servir de clefs à toutes les prisons ;Vous le voulez, Madame, hé bien, je la délivre. ALPHONSE. [Note : Autant vaut : locution elliptique, peu s'en faut. [L]]Elle est morte, autant vaut, vous la ferez revivre ;Mais je cours, ou plutôt je vole l'avertirQue d'un si grand péril vous l'avez fait sortir. LA REINE. Je crains dans le bonheur que le Ciel vous envoie,Qu'en la voyant trop tôt vous ne mouriez de joie ; Modérez donc un peu ces violents désirs,Pour revoir sans danger l'objet de vos plaisirs ;Quelqu'autre l'instruira de tout ce qui se passe,Et cependant au Roi vous pourrez rendre grâce. La Reine sort. ALPHONSE. Déjà de tant de biens vous m'avez su combler, Que ce dernier tout seul suffit pour m'accabler ;Mais ayant soutenu le siège de Mégare,Me pouvais-je promettre une faveur si rare ?Me récompensez-vous au lieu de me punir,De quoi vingt mois entiers j'ai bien osé tenir ? Et se peut-il enfin qu'un effort téméraire Attire votre estime, et non votre colère ?Ce miracle m'étonne, et la postéritéLe tiendra quelque jour pour un conte inventé.Qui ne sait cependant qu'à grands coups de tonnerre Ayant jeté nos murs et nos peuples par terre,Vous avez fait chercher en ces lieux pleins d'horreur,Où m'avait emporté ce torrent de fureur,Et que m'ayant trouvé tout sanglant sur la poudre,Tout noir et tout brisé de cent éclats de foudre, Couché parmi les morts, froid et défiguré,Par vos soins généreux on m'en a retiré ;Et qu'abaissant pour moi votre grandeur suprême,Vous avez bien daigné me visiter vous-même ;Et me donner des pleurs, qui semblaient réservez À ceux dont mon épée a les jours achevés ;Qui donc vous fut jamais plus que moi redevable ?Serai-je pas contraint de mourir insolvable ?Certes, quoi que je fasse, il est visible à tous,Que rien ne peut jamais m'acquitter envers vous. LE ROI. Alphonse en me louant m'apprend bien que la gloireEst le fruit le plus doux qu'apporte la Victoire ;Ce qui m'a fait pourtant si puissamment armer,N'est point un vain désir de me faire estimer,D'agrandir ma fortune, et la voir enrichie Par le fameux débris de quelque monarchie ;Je fuis l'ambition, ce monstre factieux,[Note : Écheler : Escalader en appliquant l'échelle. [L]]Qui, s'il avait la Terre, échellerait les Cieux,Qui ne saurait souffrir, ni compagnon, ni maître,[Note : L'original graphie crestre au lieu de croître ce qui permet la rime avec maître.]Qui jamais ne vieillit, et ne cesse de croître ; Aussi ne m'a-t'on vu sur la terre et les eauxMettre un nombre infini d'hommes et de vaisseaux,Que pour tirer raison de votre injuste Prince,Qui nouveau conquérant envahit ma Province ;Et m'a déjà surpris des villes et des forts, Où sa main a couvert la campagne de morts.Il n'est rien de pareil aux peines qu'il se donne,À dessein d'entasser couronne sur couronne ;Mais je trouve la mienne assez lourde à porter,Sans y vouloir encor des brillants ajouter ; Et si j'ai mis à sac sa ville capitale,C'est afin qu'à l'affront la vengeance s'égale,Et que nous le forcions d'éteindre le flambeau,Dont la guerre conduit nos peuples au tombeau.[Note : Houlette : Bâton que porte le berger. [L]]Un sceptre sans la Paix vaut moins qu'une houlette ; Elle est l'unique bien qu'au monde je souhaite ;Mais qui vous jette, Alphonse, au trouble où je vous vois ? ALPHONSE. Je frissonne de crainte, et je ne sais pourquoi ;Mais que le juste Ciel rende vain le présage, Qui fait trembler mon coeur, et pâlir mon visage. Haly tout effrayé vers vous dresse ses pas,Qu'a-t'il fait de Clarice ? Il ne l'amène pas. SCÈNE III. Le Roi, Alphonse, Haly, Fernand. HALY. Sire, je suis coupable, et j'apporte ma tête ;Au supplice mortel la voici toute prête.Clarice était un bien qu'il fallait conserver ; Mais pouvais-je prévoir ce qui vient d'arriver ? ALPHONSE. Dieu ! Je tremble d'effroi. HALY. Furieuse, insensée,D'une haute fenêtre elle s'est élancéeAu milieu d'un abîme, où la rage des flots,Aboyant aux rochers fait peur aux matelots, Et ce mot de sa main vous rendra manifesteLa cause d'une mort si prompte et si funeste. ALPHONSE. Hélas ! LE ROI. Votre malheur ne peut être assez plaint ;Mais lisons ce billet, où son sort est dépeint. Mille troubles me font la guerre, Et je me jette dans les flots, Afin d'y trauver le repos, Qu'en vain je cherche sur la terre ; La crainte d'être au grand Seigneur, À mourir ainsi me convie ; Je tiens la perte de la vie Moindre que celle de l'honneur. ALPHONSE. Ha ! Je m'en doutais bien qu'elle aurait le courageD'éviter par la mort un infâme servage ;Voilà son écriture, il n'en faut plus douter. LE ROI. Dans un trouble si grand deviez-vous la quitter ? Vous l'aviez en vos mains, trouvez-la morte ou vive,Mais je crains que bientôt Alphonse ne la suive :Fernand prenez-en soin, il est au désespoir,Et dans ce triste état je ne saurais le voir. SCÈNE IV. Alphonse, Fernand. ALPHONSE. Elle a donc de ses jours terminé la carrière,Et les flots ont éteint mon unique lumière :J'avais pour la sauver fait un heureux effort,Et cette infortunée a fait naufrage au port ?Dois je vivre un moment après cette aventure ? Allons où tôt ou tard nous conduit la Nature,Et rendons lui ce corps qu'elle nous a donné,Ce corps qui porte un coeur à tous maux destiné. FERNAND. Armez-vous de constance. ALPHONSE. Ha ! Conseil qui me tue,À quoi sert de s'armer, quand la plaie est reçue ? FERNAND. Quiconque est animé d'une haute vertu,Se relève aussitôt qu'il se trouve abattu ;Fait force à la Nature, et d'un courage extrême,Sait vaincre son vainqueur, s'étant vaincu soi-même. ALPHONSE. Aussi me veux-je vaincre, en me faisant mourir. FERNAND. Quoi, pour aller au port au naufrage courir ?Pleurer, si ce remède à vos maux est utile,Mais épargnez des jours si chers à la Sicile. ALPHONSE. Crois-tu donc que je sois de ces lâches amants,Qui font ouïr partout de vains gémissements ; Et n'osant par la mort terminer leurs tristesses,La honte sur le front survivent leurs maîtresses ?La mienne a bien montré par ce coup généreux,Quel chemin mène au port les amants malheureux.J'irai la retrouver, moi qui suis de ce nombre, Et joindrai pour jamais mon ombre avec son ombre. FERNAND. Faire contre vous-même un effort inhumain !Mourez, s'il faut mourir, mais non de votre main ;Imitez votre Père ; et comme ce grand Prince,Qui versa tant de fois son sang pour la Province ; Mourez sur une brèche, et qu'un coup de canonFasse voler au ciel votre âme, et votre nom. ALPHONSE. Plût au Ciel que mon nom fut encore à connaître,Que jamais aux combats on ne m'eut vu paraître,Et que le désespoir, qui va borner mes jours, N'eut pas si tôt des siens précipité le cours.Encore si sa mort eût été naturelle,Les exemples rendraient ma douleur moins cruelle.Les objets les plus beaux ont le plus court destin,Et nous voyons des fleurs ne durer qu'un matin : Mais elle a prévenu le coup des destinées,Éteignant le beau feu de ses jeunes années,Et donnant aux poissons un corps à dévorer,Que sans idolâtrie on pouvait adorer. FERNAND. Cette belle insensée a mis fin à sa vie, Ignorant le bonheur dont elle était suivie. ALPHONSE. Ô tragique ignorance ! Et qui fait qu'au momentQu'on la tire des fers, elle entre au monument ;Mais, c'est trop, malheureux, demeurer dans le monde ;Va donc la retrouver aux abîmes de l'onde, Et fais par ton trépas ton amour éclater. FERNAND. Suivons-le promptement, il pourrait s'y jeter. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Alphonse, Fernand. FERNAND. Où dois-je encore aller ? Prenons un peu d'haleine, Mon coeur tout haletant ne respire qu'à peine ;Mais je pense qu'aussi ce bois n'a point de lieux, Où ne se soient portés, ou mes pieds, ou mes yeux ;C'est fait d'un si grand Prince, une rage insenséeDe ses malheureux jours a la fin avancée ;La douleur l'a vaincu, les destins ont permisQu'elle seule ait plus fait que tous ses ennemis. Mais le Ciel qui prend soin des vertus de la terre,L'a-t'il donc garanti des fureurs de la guerre,De tant d'hommes armés et de flamme et de fer,Pour le donner en proie aux monstres de la mer ?Il n'est plus sur la terre, une même tourmente A jeté dans les flots et l'amant et l'amante : Ô perte que mes yeux ne sauraient trop pleurer !Et que jamais aussi je ne puis réparer.Mais que vois-je, hé ! Mon Prince, est-ce vous ou votre ombre ?N'avez-vous point des morts accru le triste nombre, Et suivi dans les flots ce qui vous fut si cher ? ALPHONSE. Ce n'est plus dans les flots que je la dois chercher,Cette beauté naissante est encor sur la terre,Et qui me la retient est digne du tonnerre,Mais sache que le Ciel de tant d'astres ne luit, Que pour mieux éclairer les crimes de la nuit ;Et que ceux de Haly, couverts de tant de voiles,Viennent de m'apparaître aux clartés des étoiles.Oui, ces feux éternels m'ont retiré d'erreur,Et rempli tous les sens de merveille et d'horreur ; Mais doit-on s'étonner de sa noire pratique ?Il se voit tous les jours des monstres en Afrique. FERNAND. Haly retient Clarice, Haly trompe son Roi,Vole un dépôt illustre, et commis à sa foi ! ALPHONSE. Cet Astre de mon coeur roule encor sa carrière, Et j'en viens d'entrevoir la brillante lumière ; Ne me demande point en quel lieu, ni comment ;À peine ai-je loisir de parler un moment.La Reine est à savoir cette étrange imposture,Et je cours lui conter quelle est mon aventure : Mais vois-je pas le traître ? Il faut... FERNAND. Tout beau, Seigneur,Ménagez prudemment un si rare bonheur :Suivez votre dessein. SCÈNE II. Haly, Selim. HALY. D'où vient donc sa furie ?Est-ce à moi qu'il en veut ? Sait-il ma tromperie ?Pour en tirer raison voulait-il m'aborder ? Je ne sais là-dessus que me persuader.Mais, ô nouvel objet qui redouble ma peine !Selim, mon cher Selim, qui si tôt te ramène ?Qui te rend si tremblant, et te trouble si fort Tu sembles interdit, et presque à demi mort. Sommes-nous découverts ? SELIM. Ha ! J'en ai quelque doute :Mais gardons qu'en ce lieu quelqu'un ne nous écoute. HALY. Qui peut m'avoir trahi ? Nul ne sait mon amour. SELIM. Les astres de la nuit ont mis le crime au jour. HALY. Ce discours est obscur, et j'en attends la suite ; Mais Clarice en lieu sûr n'est-elle pas conduite ? SELIM. Non. HALY. Commandes-tu pas à ces petits vaisseaux,Qui sont prêts à toute heure à voguer sur les eaux ?Tu pouvais bien commettre à la foi de Neptune,La Beauté dont dépend ma vie, et ma fortune. SELIM. De votre appartement vous n'étiez pas sorti, Que j'en suis en cachette avec elle parti ;Mais par quelques sentiers connus de peu de monde,Comme je la menais pour l'embarquer sur l'onde,J'ai de loin entrevu parmi l'obscurité Le port noirci de peuple, et brillant de clarté ;Différents sons de voix ont frappé mon ouïe,L'éclat de cent flambeaux à ma vue éblouie ;Et la peur de me voir surpris et reconnuDe passer plus avant m'a soudain retenu ; J'ai ramené Clarice. HALY. Ainsi ce grand courage,Qui n'aime que le sang, le meurtre, et le carnage,Et n'a pour me servir jamais rien redouté,A rebroussé chemin, et s'est épouvanté ;Mais nos sens sont trompeurs, et peut-être la crainte, Qui souvent pour l'effet nous fait prendre la feinte,T'a déçu, cher Selim, en cette occasion. SELIM. Non, non, ce que j'ai vu n'est point illusion,Non, c'était tout un peuple accouru sur la rive,Pour y chercher le corps de la belle captive. HALY. Ô fâcheuse recherche ! Ô comble de malheur !Je mourrai de deux morts, de crainte, et de douleur. SELIM. Ce n'est pas encor tout ; mais je crains de vous direUn second accident, qui me semble bien pire. HALY. À m'ouvrir le tombeau n'as-tu pas commencé ? Achève ton ouvrage, il est bien avancé. SELIM. D'un pied mal assuré revenant avec elle,Et tremblant à tous coups d'une crainte mortelle,J'ai passé par des lieux où je ne pense pasQu'on imprime jamais la trace d'aucun pas ; Cependant je ne sais par quel coup de fortune,J'ai vu de loin Alphonse aux clartés de la Lune,Qui faisant à longs traits les ombres retirer,S'est levée à l'instant comme pour m'éclairer. HALY. Ne te trompes-tu point ? SELIM. Non, c'était lui sans doute, Il courait où jamais ne fut chemin ni route,Il passait où jamais personne n'a passé,Et dans le bois enfin marchait en insensé :Mais étant déjà près de la porte secrète,J'ai fait avec prudence une prompte retraite. HALY. L'a-t'il vue avec toi ? SELIM. Je n'en puis rien savoir ;Mais l'amour, quoi qu'on die, a des yeux à tout voir. HALY. Ha ! Sans doute il l'a vue, et transporté de rage,Tantôt sans un des siens il m'eut fait quelque outrage ;Pour s'ôter de ses mains il a fait un effort, Et ses yeux m'ont parlé de vengeance et de mort.Ha ! malheureuse vue ; ha ! Fatale aventure ;Mais courons droit au Roi confesser l'imposture,Nous n'y saurions aller d'un pied trop diligent,Il est juste, il est vrai, mais il est indulgent. SELIM. Ô ! Que pour un grand coeur ce mouvement est lâche. Hé ! quoi donc, de vous perdre avez-vous pris à tâche ?Quoi, vous-même exposer votre artifice au jour ?Pour qui passerez-vous après ce lâche tour ?Pour un homme imprudent, faible, simple, infidèle, À qui la moindre peur renverse la cervelle ;Et qui, loin de cacher sa honte avecque soin,Lui-même contre lui va servir de témoin.Qui jamais est venu révéler son offense ?Doit-on pas la nier ? En prendre la défense ? Qui confesse la sienne a peu de jugement,Faillir et s'accuser, c'est pêcher doublement.Certes trahir son maître est aux lois faire injure,Mais se trahir soi-même est blesser la Nature ;Non, non, il faut porter la ruse jusqu'au bout. HALY. Pour suivre tes conseils j'exécuterai tout :Mais, si chez moi Clarice est encore cachée,Doutes-tu que bientôt elle n'y soit cherchée ?Il me semble déjà d'y voir comme un torrent,Une foule de peuple entrer en murmurant ; Et s'il faut qu'une fois on découvre la ruse,L'excès de mon amour n'en sera pas l'excuse. SELIM. Faisons-donc sous l'effort d'une mortelle main Tomber plutôt Clarice aujourd'hui que demain ;Et pour cacher à tous ce meurtre profitable, Changeons secrètement en Histoire la Fable ; Jetons-la dans la mer. HALY. Quoi, la faire mourir ? SELIM. Vous pouvez-vous sauver, sans la faire périr ?Toute l'eau que la mer enferme en son abîme,Ne pourrait pas suffire à laver votre crime. À la vie, à l'honneur préférez-vous l'amour ? HALY. Non, mais je l'aime trop pour la priver du jour :Depuis que j'ai le soin d'une chose si belle,Mes yeux incessamment sont attachés sur elle :Je l'aime, je l'adore, et tu veux cependant La tuer, ou plutôt me perdre en la perdant. SELIM. De qui ne sera point votre amour condamnée ?Sitôt que dans ces lieux vos soins l'ont amenée, N'avez-vous pas appris que ses attraits charmantsL'avaient fait destiner au Roi des Ottomans ? À l'instant votre feu devait devenir glace, Et l'amour au respect abandonner la place.Vous n'avez pas pourtant laissé de l'adorer ;De nourrir un serpent qui vous va dévorer ;Et d'oser feindre encor une mort effroyable, Pour faire un vol secret de ce monstre agréable : Mais puisqu'un accident qu'on ne pouvait prévoirA découvert la ruse, et trahi votre espoir,Sa mort à votre vie est un mal nécessaire,Et sans plus consulter il vous en faut défaire. Je déplore son sort, que je m'en vais finir ; Mais il faut jeter bas ce qu'on ne peut tenir ;Causer la mort d'autrui, pour éviter la nôtre,Et faire un crime enfin pour en cacher un autre,J'immolerai sa vie à notre sûreté ; Cependant de ce pas voyez sa majesté, Sans qu'espoir de pardon, ni crainte de supplice,Vous fassent confesser un si grand artifice.Pour feindre, n'épargnez ni serments ni sanglots ;Et trouvez s'il se peut des larmes à propos. Qui dissimule bien n'a pas peu de science, Et rien n'est plus semblable à la même innocence,Qu'est semblable le crime étant bien déguisé.Mais je cours accomplir le dessein proposé, Mettre fin à sa vie, et la jeter dans l'onde Pour mieux cacher sa mort aux yeux de tout le monde. Ainsi chez vous Alphonse en vain la cherchera,Ainsi sans vous convaincre il vous accusera,Et passera partout pour homme à rêverie. HALY. Puis-je bien me résoudre à cette barbarie ? Cher Selim... SELIM. Taisons-nous, le Roi s'en vient ici,Je vous quitte. SCÈNE III. Le Roi, Alphonse, Haly, Fernand. Le Roi et Alphonse entrent sur le Theatre par deux costez differents. HALY. Ô malheur ! Alphonse arrive aussi,Et je vois dans ses yeux mon crime, et mon supplice ;Feignons bien toutefois. ALPHONSE. Sire, Sire, justice ; Clarice n'est point morte, et le traître Haly Tient ce jeune soleil dans l'ombre enseveli. HALY. Moi ! ALPHONSE. Vous. LE ROI. Seriez-vous homme à nous en faire accroire ?On débite souvent la Fable pour l'Histoire ;Et la langue a tué force gens que je voisSe porter aussi bien, et que vous, et que moi. Est-elle morte enfin ailleurs qu'en votre bouche ? HALY. Ô Dieu ! Que ce discours sensiblement me touche. LE ROI. Faire de l'étonné par cent gestes divers,Se reculer ainsi, regarder de travers,Lever les yeux au Ciel, joindre les mains ensemble, Jurer qu'à votre foi nulle autre ne ressemble, Et que nous avons tort de nous en défier, Sont de faibles moyens pour vous justifier. HALY. Les propos médisants, dont ma foi l'on outrage,Au lieu de l'obscurcir, la font voir davantage ; Et les ombres ainsi peintes dans un tableau En relèvent l'éclat, et le rendent plus beau :Mais de sa propre main sa mort même est signée. ALPHONSE. Elle n'a point pourtant fini sa destinée. LE ROI. Éclaircissez-nous donc quelles ombres, quels corps Vous ont dit que le sien n'est point au rang des morts ? ALPHONSE. La Lune en se levant sur ce petit bois sombre,M'a fait voir ce beau corps, qui passe pour une ombre,Et dont la feinte mort a bien eu le pouvoirDe me livrer aux mains d'un affreux désespoir, Croyant que dans les flots Clarice était périe, J'y courais transporté d'une aveugle furie ;Quand frappé tout à coup d'un éclat nonpareil,J'ai vu durant la nuit éclairer mon Soleil ;Ô nouvelle aventure ! ô rare découverte ! J'ai trouvé mon salut, en courant à ma perte ; J'ai rencontré la vie, allant chercher la mort,Et le naufrage enfin m'a jeté dans le port. LE ROI. Vous avez vu Clarice ? ALPHONSE. Oui, Sire, je l'ai vue,À la taille, à l'habit je l'ai bien reconnue, Et j'ai pour la sauver couru l'épée au poing ; Mais, hélas ! Mon malheur m'en avait mis trop loin.D'un homme seulement la Belle était conduite,Je ne sais s'il m'a vu, mais il a pris la fuite ;Est rentré chez Haly par un petit détour, Et m'a fait éclipser ce jeune astre d'amour. Que suis-je devenu ? La fureur qui m'emporteM'en a voulu cent fois faire enfoncer la porte,Pour laver dans le sang l'énorme trahison,Qui la retient aux fers d'une étroite prison. Mais, hélas ! Tout à coup une peur frémissante, Qu'on allât à ce bruit égorger l'innocente,Ou la faire évader par quelque lieu secret,D'enragé que j'étais m'a fait être discret. LE ROI. Quelle histoire, bon Dieu, la Reine la sait-elle ? ALPHONSE. Je viens de lui conter cette étrange nouvelle ; Et son commandement à vos pieds m'a porté,Pour demander justice à votre Majesté.Mais quelle impatience en mes veines s'allume ?Le désir de la voir me brûle, et me consume ; Souffrez donc que des fers je l'aille dégager, Son honneur et ses jours chez lui courent danger :Mais s'il faut pour s'y rendre employer un quart d'heureQuel espoir gardera qu'en chemin je ne meure ? LE ROI. Garde, suivez Alphonse, allez y de ma part, Et cherchez-y partout, avant qu'il soit plus tard ; Vous, Haly, demeurez. SCÈNE IV. Le Roi, Haly. HALY. Que cet affront me pique !Mais sur les visions de ce mélancolique,Se défier de moi ? Visiter ma maison,Et me charger enfin de cette trahison ? Ha ! Je suis tout couvert d'illustres cicatrices, Où le fer et le plomb ont marqué mes services.Quoi ! Traiter de la sorte un homme de mon rang,Qui tant de fois pour vous a répandu son sang ?A si fidèlement agi dans votre armée, Et fait voler pour vous si loin la Renommée ? Ce traitement me tue, et me témoigne assez,Qu'on oublie aisément les services passés ;De ceux que j'ai rendus on ne tient plus de compte,Et j'ai couvert d'honneur qui me couvre de honte. Mais pardon, je m'échappe, et la discrétion Ne peut plus retenir ma juste affliction ;Je sais bien cependant, quoi qu'un Roi puisse faire, Qu'un sujet comme moi doit souffrir, et se taire. LE ROI. Quoi, vous me reprochez de m'avoir secondé, Aux périls où cent fois je me suis hasardé ? Quand vous m'auriez gagné des provinces entières,Défait mes ennemis, reculé mes frontières,Et partout l'Univers fait ma gloire voler,Avecque plus d'orgueil pourriez-vous me parler ? De mes palmes vos mains n'ont guère accru le nombre, Et vous en recueillez et du fruit et de l'ombre ;À des charges d'éclat vous êtes parvenu,Si vous m'avez servi, je vous ai reconnu ;Et de vos actions cette reconnaissance, Se doit nommer faveur, et non pas récompense. Un sujet doit servir de son bras, de son bien ;Il doit tout à son Roi, son Roi ne lui doit rien,Et vous faites à tort dans votre fantaisiePasser votre devoir pour une courtoisie. HALY. Doit-on pas récompense à qui fait son devoir ? J'ai toujours fait le mien, et vous l'avez pu voir.Toutes mes actions enfin sont légitimes,Et ce n'est que de nom que je connais les crimes ;Cependant on m'accuse, et vous me soupçonnez ; Mais j'en appellerai, si vous me condamnez. LE ROI. Vous en appellerez ? Hé ! Dans quelle province ?À qui peut un sujet appeler de son prince ? HALY. À celui qui des Rois juge en dernier ressort ;Dieu connaît de ma cause ou le droit ou le tort ; Je l'ai mise en ses mains, qui lancent le tonnerre ; Il l'oit plaider au Ciel, il l'oit plaider en terre ;Il est juge équitable, et j'espère aujourd'hui,La perdant devant vous, la gagner devant lui. LE ROI. Enfin si l'on vous croit, une douleur amère Fait qu'Alphonse n'est plus qu'un esprit à chimère, Qui voit ce qui n'est pas, et prend le plus souventPour un solide corps, un corps d'air et de vent. HALY. Qui ne sait le pouvoir de la mélancolie,Qui tient profondément son âme ensevelie ? Quiconque comme lui s'en trouve travaillé, Parfois parle tout seul, rêve tout éveillé,Et selon les vapeurs qu'à la tête elle envoie, Il croit voir des objets de tristesse ou de joie. LE ROI. Aurait-il vu Clarice en esprit seulement ? HALY. Se peut-il que jamais il la voie autrement ? LE ROI. Si sans elle il revient, à tort il vous accuse ;Mais s'il l'amène aussi, vous n'avez point d'excuse :Votre sort est douteux, et bientôt son retourVous doit rendre l'honneur, ou vous ôter le jour. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Alphonse, Fernand. ALPHONSE. Ha ! Je l'y cherche en vain, on l'en a retirée, Et je la tiens déjà morte ou déshonorée ;Le traître ayant ravi ce qu'elle a de plus cher,Sous le couteau mortel la fera trébucher ;Ô Ciel ! À ce penser ma crainte se redouble, Et comme tout mon sang tout mon esprit se trouble ; Je frémis tout ensemble et de rage et d'horreur,Ma patience cède, et se tourne en fureur ;Mais à la retrouver devais-je tant attendre ?Où l'on trouve son bien, doit-on pas le reprendre ? Dieu ! Que n'ai-je suivi mon premier mouvement ? Que n'ai-je entré de force en son appartement ?Et fait pour recouvrer ce miracle de charmes, Couler autant de sang que je verse de larmes ?Me pouvait-il jamais rien de pis advenir, Que de la perdre alors que je la crois tenir ? Aveugle Déité, qui du monde disposes,Fortune, qui te plais à changer toutes choses,Et des plus doux plaisirs laissant un goût amer,As ton flux et reflux aussi bien que la mer ; Tu m'as ôté Clarice, et tu me l'as rendue, Je la retrouve enfin, quand je la crois perdue :Mais l'ayant retrouvée, aussitôt je la perds,Et tombe en un moment du Ciel dans les Enfers. FERNAND. Tenez-vous de vos sens le rapport bien fidèle ? Était-ce elle, Seigneur ? ALPHONSE. Comment, si c'était elle ?Ne connaîtrais-je pas ce que j'aime le mieux,Ce qui seul est la joie et le jour de mes yeux ? FERNAND. Si tout oeil est trompeur, vous fiez-vous au vôtre ?Vous pourriez bien pour elle en avoir pris une autre. ALPHONSE. Prendre une autre pour elle, à qui rien n'est pareil ? De tant d'astres aucun n'est semblable au soleil ;Je l'ai vue en effet, et non point en idée ;Et cette heureuse vue a ma fin retardée :Ne me traite donc plus comme un esprit blessé ; Et tiens-moi malheureux, mais non pas insensé. FERNAND. A quel sujet Haly feindrait-il qu'elle est morte ?Oserait-il au Roi mentir de cette sorte ?Et s'il n'était fidèle, aurait-il cet honneur,De garder des dépôts vouez au grand Seigneur ? De loger au Palais, d'en être capitaine ? À vous croire, Seigneur, je n'ai pas peu de peine.Mais qui donc l'a contrainte à signer de sa main,Que l'honneur l'a portée à cet acte inhumain ?Si mourir dans les flots n'eut été son envie, Plutôt que de l'écrire elle eut perdu la vie, Sachant que ce billet vous venant de sa part,Vous eut percé le sein de cent coups de poignard. ALPHONSE. Que pour moi ce billet est un profond mystère !Dans ce noir labyrinthe aucun jour ne m'éclaire, Je ne vois point de fil pour nous en délivrer, Et ce que j'ai perdu ne se peut recouvrer. FERNAND. Le Roi s'en vient ici. ALPHONSE. Que lui pourrai-je dire ?Je crains que devant lui de honte je n'expire. SCÈNE II. Le Roi, Alphonse, Haly, Fernand. LE ROI. Qui de vous deux enfin trouverai-je Imposteur ? ALPHONSE. Celui qui vous dit vrai va passer pour menteur, Et celui qui vous ment sera cru véritable ;Le coupable innocent, et l'innocent coupable ;Mais que mon dernier jour arrive à son couchant, Si je n'ai vu Clarice entrer chez ce méchant, Et si cet imposteur, cet esprit de finesse, Afin de l'en ôter n'a fait un coup d'adresse. HALY. Qui sur tous ces discours peut asseoir jugement ?Il est tantôt son frère, et tantôt son amant ;Il jure que chez moi je la tiens enchaînée, Il ne l'y trouve pas, je l'en ai détournée ; Ainsi divers endroits la cachent à ses yeux,Comme si même corps pouvait être en deux lieux.Sire, sa calomnie enfin n'a plus de voile,Elle éclate à vos yeux, il est pris en sa toile, Il croyait me convaincre, il m'a justifié, Et doit à mon honneur être sacrifié. ALPHONSE. La vérité, grand Roi, mal aisément se trouve,Mais au sort du combat remettez en la preuve ;Et le Ciel n'étant pas moins juste que puissant, Fera choir le coupable aux pieds de l'Innocent. LE ROI. Dans le champ des combats la Fortune préside,Et se plaît à défendre une action perfide ;La cause la meilleure en ce lieu peu nous sert, La mauvaise s'y gagne, et la bonne s'y perd. Un aveugle hasard y couronne le crime, Une injuste victoire y paraît légitime ;Et la décision d'un soupçon important,Ne se doit pas remettre à ce sort inconstant. ALPHONSE. À quoi donc recourir, pour vous faire connaître La fourbe d'un esprit si menteur et si traître ? Qui la rendra visible à votre oeil comme au mien,Et me fera raison du voleur de mon bien ? HALY. Ha ! Sire, c'est trop dit, et cette calomnieNe doit pas un moment demeurer impunie. Mais un sacré respect fait que je me contrains ; Les lieux où sont les Rois nous doivent être saints ;Et n'était que du mien le Palais m'est un Temple,Aux faux accusateurs il servirait d'exemple.Il blesse mon honneur de mots injurieux, Et de mélancolique il devient furieux. Mais suis-je raisonnable alors que je me piqueDes injures qu'à tort me dit un frénétique ?Je me ris de le voir parler sans jugement,Et souffrir sa folie est faire sagement. ALPHONSE. De quel trait ce discours a mon âme frappée ! Me traiter de la sorte ? Ha ! Sire, mon épée,N'était le seul respect de votre Majesté,Irait jusqu'en son coeur chercher la vérité,Et pourrait la contraindre à sortir par sa bouche. LE ROI. Alphonse, je pardonne à l'ennui qui vous touche, Et qui par un fantôme ayant trompé vos sens,Vous fait en criminels traiter les innocents.On feint, ce dites-vous, le trépas de Clarice :Et comme la douleur vous mène au précipice, Le Ciel même, à pitié se laissant émouvoir, Allume des flambeaux pour vous la faire voir.Certes cet accident est purement céleste,Et quiconque le croit a de la foi de reste. ALPHONSE. Céleste ou naturel, l'éclat de ces flambeaux M'a fait voir qu'elle était ailleurs que dans les eaux. Mais doutez-vous, grand Roi, de cette providence,Qui pour faire venir le crime en évidence,Attache quelques fois des lumières aux Cieux,Qui de l'aveugle même illuminent les yeux ? HALY. Le Ciel vous a sauvé d'une étrange manière, Au point que vous couriez à votre heure dernière ;Mais pour vous secourir en cette extrémité,Dieu devait un miracle à votre piété. ALPHONSE. Et plus d'un coup de foudre à votre tromperie. Mais la Reine s'avance. SCÈNE III. Le Roi, La Reine, Alphonse, Haly. LE ROI. Étrange rêverie !Le croiriez-vous, Madame, à moins que de le voir,Qu'un amant jusques-là se laissât décevoir ? LA REINE. Alphonse est-il muet ? ALPHONSE. Hé ! Que puis-je répondre,Quand tout ce que je dis ne sert qu'à me confondre, Et que mille sanglots sortant tous à la fois, Ferment comme à l'envi le passage à ma voix. HALY. Au défaut de sa voix, ses pleurs vous rendent compte,D'une recherche vaine, et qui tourne à sa honte. LA REINE. Mais où donc la trouver ? Il n'est lieu dans les flots, Que n'ait déjà sondé le plomb des matelots. HALY. Elle n'est point ailleurs, mais la chambre écartée,D'où cette malheureuse en la mer s'est jetée,Répond sur un abîme entouré de rochers,[Note : Nocher : Anciennement, dans le langage des gens de mer, le contre-maître des navires d'une certaine importance, et le maître ou patron de quelques petits bâtiments. [L]]Qui font pâlir d'effroi les plus hardis nochers ; Là, l'aigu sifflement des vagues mugissantes, Les fait prendre de loin pour des voix gémissantes ;Et d'énormes poissons de carnage affamés,Engloutissent les corps qui s'y sont abîmés, Quelque monstre marin peut l'avoir dévorée. LA REINE. Et votre coeur aussi peut l'avoir désirée. Mais pour la bien chercher en votre appartement,A-t-on où vous savez guidé ce jeune amant ?Vous changez de couleur, la rougeur du visageEst du trouble de l'âme un brillant témoignage. La trouverait-il point, s'il y portait ses pas ? LE ROI. Ô Ciel ! Cet infidèle épris de ses appas,L'aurait-il bien cachée en ces grottes secrètes,Qui sous ce grand Palais autrefois furent faites,Pour y tenir aux fers ceux dont quelque attentat Avait osé troubler le calme de l'État ? HALY. Moi, j'aurais, aveuglé d'amour illégitime,Enfermé l'innocence en la prison du crime,Confondu la lumière avec l'obscurité,Et caché sous la terre un trésor de beauté ? Ha ! Si j'ai fait descendre en cette grotte obscure L'objet le plus brillant qu'ait produit la Nature,Que moi-même enchaîné de cent liens de ferJe sois précipité dans ce nouvel Enfer ; Et si dans l'onde enfin elle n'a rendu l'âme, Que je la puisse rendre au milieu de la flamme. LE ROI. Hé bien, vous l'y rendrez, si vous le méritez. HALY. Mon innocence est claire, et si vous en doutez... LA REINE. Connaissez vous Selim ? HALY. Je le dois bien connaître ;Je l'ai fait ce qu'il est, et suis encor son maître. LA REINE. Et si ce serviteur, si zélé, si discret, Nous avait révélé cet important secret ? HALY. Quel secret ? LA REINE. Que par vous l'innocente captive,Dans cet antre s'est vue enterrer toute vive : Mais s'il vous accusait d'un crime encor plus grand ? HALY. De tout ce que j'ai fait je l'appelle à garant ; Il sait mon innocence, et dans tout votre Empire,Nul ne sait mieux que lui s'empêcher de médire. LA REINE. C'est parler dignement d'un homme qui vous perd. HALY. Lui, perdre un innocent ! LA REINE. Il a tout découvert, Et montré de quel fil est la sanglante toile, Que vos mains ourdissaient, pour nous servir de voile. HALY. À cet énigme obscur quel sens faut-il donner ?Je suis fort peu savant en l'art de deviner. LA REINE. Mais vous l'êtes beaucoup en celui de mal-faire, Et de dissimuler un acte sanguinaire. Emporté par la peur d'un juste châtiment, N'avez-vous pas, cruel, consenti lâchement,Que Selim, ce brutal, fit mourir cette belle,Dans ce gouffre où préside une nuit éternelle ? Il a su, le perfide, en secret y passer, Et fume encor du sang qu'il y vient de verser. ALPHONSE. Le Ciel durant ce meurtre était-il sans tonnerre ?Mais cherchons l'assassin au centre de la terre ;Il a d'un bras sanglant pour jamais abattu Le Temple, où la Beauté servait à la Vertu. Mais toi seul en es cause, et tu mourras barbare. LA REINE. Ô Dieu ! Que faites-vous ? Votre raison s'égare ;Oser tirer l'épée en présence du Roi ! ALPHONSE. Ce traître oser encor paraître devant moi ! Ha ! Si vos Majestés ne me rendent justice, Je serai le bourreau des bourreaux de Clarice ;[Note : Buzire : Busiris, personnage cruel de la Mythologie. Il fut tué par Héraclès.]Quel Buzire en rigueur n'ont-ils point surpassé ?Tous deux fument encor du sang qu'ils ont versé,Et ce sang est sorti des blessures mortelles, Dont ils ont tout couvert la merveille des belles ; Et ce sang est sorti de mon coeur, non du sien, Puisqu'elle en avait fait échange avec le mien ;Mais soit-elle en des lieux où se forme la peste,Soit-elle en un séjour encore plus funeste, Soit-elle dans l'Enfer, si l'Enfer peut avoir Un Ange le plus beau que le Ciel fasse voir ;Ne me refusez point, souffrez que j'y descende,Et des derniers devoirs les honneurs je lui rende ;Je fermerai ses yeux, qui seuls luisaient aux miens, Et faisaient d'un regard ou mes maux ou mes biens ; Je fermerai sa bouche à nulle autre semblable,Qui fut de mes destins l'Oracle véritable,Et j'ensevelirai d'une tremblante main,Ce corps, qui paraissait plus céleste qu'humain. Après souffrez, grand Roi, qu'au tombeau je la porte, Et m'enterre tout vif auprès de cette morte :Mais la Parque s'apprête à terminer mon sort,Je vivais en sa vie, et je meurs en sa mort. LE ROI. Sa mort sera vengée ; oui tu mourras perfide, Qui mérites le nom de l'amant homicide, Pour avoir fait tuer l'objet de ton amour. LA REINE. Je vous aurais plutôt mis cette Histoire au jour,N'était que mon esprit tâchait par artifice, À forcer ce menteur d'avouer sa malice : Écoutez donc, Seigneur, un tragique accident, Qui du courroux céleste est un signe évident,Capable d'effrayer cette aveugle impudence,Qui nous dépeint là haut un Dieu sans providence,Un Dieu qui des mortels ne daignant s'offenser, Ne prend soin de punir, ni de récompenser, Et qui les bras croisés laisse aux causes secondesLa conduite des Cieux, des terres, ou des ondes.Quand Alphonse tantôt m'a dit sa vision,Je l'ai prise d'abord pour une illusion : Mais de quelques transports qu'il eut l'âme comblée, Voyant que sa raison n'en était point troublée,Que Clarice était belle à pouvoir tout charmer,Que Haly n'était pas incapable d'aimer,Et que l'endroit du bois, où sitôt à sa vue Ce Prince m'assurait qu'elle était disparue, Menait sous ce Palais dans cet antre écarté,Quels soupçons n'ai-je pris de sa fidélité ?Certes il m'est d'abord tombé dans la pensée,Que peut-être d'amour la sienne était blessée, Qu'il adorait Clarice, et cachait à nos yeux, Dans ces lieux souterrains un chef d'oeuvre des Cieux :Aussitôt désirant d'éclaircir tous mes doutes,J'ai fait à petit bruit par de secrètes routes,Descendre là-dedans quelques hommes armés, Et d'autres qui tenaient des flambeaux allumés : Mais comme apercevant ce miracle du monde,Ils couraient pour l'ôter de la grotte profonde,Selim s'approchait d'elle, et sans un prompt secours,Ou la corde, ou le fer eût terminé ses jours. ALPHONSE. Quoi, n'est-elle pas morte ? Ô preuve nonpareille Que sur les innocents l'éternel toujours veille :Mais croirai-je un miracle, à moins que de le voir ? LA REINE. À peine celui-ci se peut-il concevoir ;Il a voulu fuir, en les voyant paraître ; Mais au même moment ils ont saisi le traître, Qui craignant de mourir par la main d'un bourreau,Par la sienne est tombé sanglant sur le carreau ;S'est laissé dans le corps la dague meurtrière,S'est débattu longtemps, en mordant la poussière, A maudit son destin, injurié les Cieux, Et ce grand criminel est mort en furieux. LE ROI. Donc Celui qui voit tout, et rend à tous justice,A sauvé la Vertu des embûches du vice !Donc le sang du coupable a le fer arrosé, Que contre l'innocente il avait aiguisé : Un méchant, dont la rage à ce point est venue,Ne fait rien de meilleur qu'à l'heure qu'il se tue :Mais avant que mourir n'a-t-il rien confessé ? LA REINE. S'étant lui-même ainsi mortellement blessé ; Je péris, a-t'il dit, mais Haly, mon cher maître, Quelque belle à tes yeux que Clarice puisse être,Devais-tu pas d'abord, te voyant découvert,Immoler ton amour, perdant ce qui te perd ?J'ai demeuré longtemps à pouvoir t'y résoudre, Et cependant sur moi j'oyais gronder la foudre ; Enfin elle est tombée, et ton retardement,Comme à moi te prépare un sanglant monument.Là cessant de conter cette effroyable Histoire,Que pour ces nouveautés on aura peine à croire, Il a voulu tirer le poignard de son flanc, Mais l'âme en est soudain sortie avec le sang. LE ROI. Se verra-t-il jamais d'aventure semblable ? LA REINE. Pensez-vous que Haly la tienne véritable ?On ne lui peut sans crime aucun crime imposer. Mais paraissez, Clarice, et venez l'accuser. SCÈNE IV. Le Roi, La Reine, Alphonse, Clarice, Haly, Fernand. ALPHONSE. Ô Ciel ! C'est elle-même. HALY. Est-ce un charme ? Est-ce un songe ? LA REINE. Êtes-vous à ce coup convaincu de mensonge ?Voyez-la de plus près, la connaissez-vous bien ?Vous changez de visage, et ne répondez rien. LE ROI. Le silence vaut mieux que tout ce que peut dire Ce fourbe, à qui l'Enfer ses mensonges inspire. HALY. Hé Sire ! LE ROI. Qu'on le traîne au fonds d'une prison,Qui combatte d'horreur avec sa trahison,Et que publiquement la main de la Justice, À son crime nouveau donne un nouveau supplice : On mène Haly en prison.Qui ne se venge point a le coeur abattu,Et qui pardonne au vice offense la vertu. CLARICE. Roi, le meilleur des Rois, la meilleure des ReinesVous a fait à la fin briser toutes mes chaînes ; Et changer pour jamais mes douleurs en plaisirs, Qui passent de bien loin l'espoir de mes désirs :Mais si votre bonté proche de la divine,Ne veut qu'à tant de fleurs il se mêle une épine,Sauvez qui m'a sauvée, épargnez-le, ô grand Roi ! S'il est vrai que sans lui ce serait fait de moi. LE ROI. [Note : Dédale : Lieu où l'on s'égare, à cause de la complication des voies et des détours. [L]]Quel dédale est ceci ! Ses détours sont sans nombre, Et la nuit où j'étais a redoublé son ombre :Haly vous a sauvée ! CLARICE. Oui Sire, il est ainsi,Et bientôt sur ce point vous serez éclairci. À moi-même le Ciel m'ayant abandonnée, Pour avoir murmuré contre ma destinée,J'ai voulu, sans respect pour la foi que je tiens,En me précipitant rompre tous mes liens ;Mais comme ayant à force une fenêtre ouverte, Je m'allais élancer à ma dernière perte ; Il m'en a retenue, arrivant par bonheur,Au point que j'immolais ma vie à mon honneur. LE ROI. Pour perdre votre honneur il sauvait votre vie,Mais d'où vient ce billet ? Contentez mon envie ; Vous l'a-t'il fait tracer cet infidèle esprit ? CLARICE. Avant qu'il arrivât, ma main l'avait écrit,Pour le justifier d'un trépas si funeste ; LE ROI. Ô ! De votre bonté preuve trop manifeste ! Mais qu'il a bien par là caché sa trahison ! Qui n'eut dans cette coupe avalé le poison ! ALPHONSE. Un mensonge amoureux est faute bien légère,Quoi que je sois amant, je me suis nommé frère ;Et si tous les menteurs étaient punis de mort,Il faudrait me résoudre à voir finir mon sort. LE ROI. Si je lui pardonnais, je serais peu sensible. ALPHONSE. Est-il crime d'amour qui ne soit rémissible ? LE ROI. Le sien mériterait un supplice éternel. LA REINE. N'êtes-vous pas clément plus qu'il n'est criminel ?Votre bonté, Seigneur, sa malice surpasse. LE ROI. Puisque les offensés me demandent sa grâce,Qu'il vive, et qu'à jamais ces deux jeunes amants Soient libres, et comblés de tous contentements. CLARICE. Quel bonheur arrivant contre toute apparence,Pouvait de tant de biens me donner espérance ? Ô clémence adorable ! ALPHONSE. Ô Prince généreux !Qui de votre vertu ne serait amoureux ? ==================================================