******************************************************** DC.Title = L'INTRIGUE DES FILOUS, COMÉDIE DC.Author = L'ESTOILE, Claude DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 01/02/2021 à 07:00:09. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/LESTOILE_INTRIGUEDESFILOUS.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6251470d DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'INTRIGUE DES FILOUS COMÉDIE M. DC. XLVIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI De Claude de L'ESTOILE À PARIS Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, au Palais, dans la petite salle des Merciers, à l'Écu de France.Achevé d'Imprimer le 24, Avril 1648 MONSIEUR, Je ne sais quel jugement vous ferez de moi, et si vous ne m'accuserez point d'extravagance, ou du moins d'incivilité, de vous demander aujourd'hui votre protection pour ceux là même dont vous avez entrepris la ruine. La charge qu'on a donnée à votre vertu, et qui depuis tantôt un siècle a passé de père en fils dans votre maison, vous oblige à faire guerre à ces ennemis cachés, qui la font indifféremment à tout le monde, et portent leurs mains sacrilèges jusques dans les Temples et sur les Autels. Cependant, quoi qu'il soit de votre devoir de les exterminer tous, j'ose vous en présenter ici quelques uns, pour vous prier de les traiter favorablement, et d'embrasser leur défense. Il est vrai qu'il n'est bruit que de leur intrigue ; et toutefois pour être les plus fameux, ils ne sont pas des plus coupables. Car après tout qu'ont-ils fait ? Ils ont fait possible autant que les autres ; mais leur adresse est leur excuse : elle a comme fasciné les yeux de leurs témoins, en leur faisant voir que les crimes sont beaux quand ils les font ; et qu'il y peut avoir de la gloire à faire le métier dont ils se mêlent. Aussi, MONSIEUR, il y a fort peu de plaintes contre eux. Ils n'ont point de partie : Aucun ne vous presse de mettre vos gens en campagne pour les poursuivre ; et si vous daignez vous entretenir avec eux de leurs tours de souplesse, ils vous feront passer peut-être quelques heures assez agréablement. Les termes dont ils expriment leurs pensées sont grotesques ; la manière dont ils attrapent les plus fins, l'est encore davantage, et le receleur dont ils se servent n'est pas fou, mais il n'est guère moins plaisant que s'il l'était. Il n'est point de mélancolie à l'épreuve de sa mine, et de son langage ; et il faudrait être plus chagrin que ce Philosophe qui pleurait toujours, pour ne pas rire au récit de ses aventures. Enfin, MONSIEUR, ils sont le divertissement et des yeux, et des oreilles ; et comme ils ont plus d'agrément ou de bonheur que les autres, ils ont aussi plus de privilège. On permettait en Lacédémone de voler en secret, mais on leur permet ici de voler en public, et cette nouvelle permission apporte plus d'utilité que de dommage. Ce sont des ennemis découverts, et qui déployant leurs finesses à la vue du peuple et de la Cour, enseignent la Cour et le peuple à se garder d'en être trompés. Mais quelque licence et quelque applaudissement qu'on leur donne dans les Assemblées, ils en prennent peu de vanité, et se défient avec raison de l'approbation de la multitude. Quoi que ce monstre ait un nombre infini d'yeux, il ne voit que la superficie des choses ; et pour avoir tant de têtes, ils n'en a pas plus de jugement. Ils croient donc que c'est à vous et non pas à lui à prononcer sur leurs actions, et ils ne sont entrés chez vous qu'avec crainte, sachant bien que ce qu'il admire le plus est quelquefois ce que vous condamnez davantage. Ils appréhendent d'être examinés en particulier par un juge si clairvoyant, et si juste, et de n'être rien moins dans le Cabinet, que ce qu'ils paraissent sur le théâtre. Certes, MONSIEUR, ils ont beau faire les assurés ; ils ne disent pas un mot qu'ils ne tremblent ; et je n'en excepte pas ce Compagnon, qui parmi eux tranche du savant, et qui n'aimant pas moins l'étude, que le larcin, est devenu borgne à force de lire. Il me semble toutefois qu'ils ne sont pas si criminels qu'ils s'imaginent, et qu'étant plus dignes de faveur que de châtiment, votre bonté peut parler pour eux à votre justice. Ce ne sont pas des filous ordinaires, de ces trouble-fêtes, dont la rencontre est importune. On accourt en foule pour les voir ; et comme il y a plus de gloire à les protéger qu'à les perdre, je pourrais les adresser sans rougir au plus grand Prince de la terre ; mais je ne veux tenir leur grâce que de vous, et pour l'obtenir, je vous offrirais même des présents, n'était que vous n'êtes pas moins incorruptible que je suis. MONSIEUR, Votre très humble, et très obéissant serviteur, DE LESTOILE. MONSIEUR, Il faut que vous soyez bien ennemi de votre gloire, puisque vous n'êtes pas venu Jeudi dernier à Fontainebleau. Je vous y avait convié par mon billet, pour vous faire jouir des honneurs dont l'Intrigue de vos Filous vous aurait comblé. Mais sans doute il vous suffit de mériter des couronnes : et par un excès d'humilité qui n'a point d'exemple, vous avez voulu éviter l'occasion d'en recevoir une de ces mains royales qui les distribuent à ceux qui savent régner comme vous sur les esprits. Je ne croyais pas jusques à présent qu'il y eut de Philosophie si sévère, que de vous obliger à fuir tant d'honneur avec tant d'indifférence ; ni d'auteur si humble ou si délicat, que de s'absenter comme vous de la plus belle Cour de l'Europe, de crainte d'être incommodé de ce battement de mains, dont le bruit, quelque grand qu'il soit, charme toujours le coeur et les oreilles des autres. Mais si les grandes assemblées vous sont importunes, souffrez au moins que cette Lettre vous aille trouver dans votre cabinet. Pour vous dire des nouvelles du beau monde ; et ne me sachez pas mauvais gré, si connaissant l'aversion que vous avez pour les louanges, je ne puis m'empêcher en passant de vous en donner quelques unes ; puisqu'en vous les donnant je ne suis qu'un faible écho de la voix publique. En tout cas, j'aime mieux courir le hasard de vous offenser, à l'imitation de tant d'honnêtes gens qui font si hautement votre éloge ; qu'en me taisant tout seul, passer parmi eux pour ignorant ou pour insensible, j'aurai pour le moins cet avantage, que si vous tenez pour vos ennemis ceux qui vous louent, il ne vous sera pas si facile de vous venger de moi que vous croiriez : puisqu'en cette occasion j'ai le bon heur d'être du parti des Princes, et des plus illustres Esprits du Royaume. Sans mentir, MONSIEUR, toute la France vous est beaucoup obligée du présent que vous lui avez fait de cet ouvrage, qui ne contribue pas moins au divertissement public, qu'à la sûreté des particuliers. Vous y avez mêlé si judicieusement l'utile avec le délectable, que vous nous avez fait voir avec joie, et sans aucun sujet d'appréhension, des personnes dont l'adresse a été jusques ici d'un très dangereux usage parmi les hommes. Les belles paroles que vous leur avez mises dans la bouche, en nous découvrant leurs artifices, nous ont appris à nous en défendre : et dans un pays de forêts et de rochers, qui est ordinairement si favorable aux desseins des voleurs, nous les avons vus de près et sans danger, quoi que leur approche soit toujours funeste. L'objet de nos craintes s'est changé en un sujet d'admiration et de louange. Ces méchants qui ont fait un pacte avec la malice, et une alliance avec la mort, sont devenus divertissants et officieux : et il ne nous font point d'autre violence que de nous contraindre d'aimer nos ennemis, à force de nous donner du plaisir. Bien loin de crier aux voleurs en les voyant, ils n'ont tiré de nous que des applaudissements et des cris de joie ? Et je ne puis m'empêcher de croire, ou que vous êtes de moitié avec eux, ou que vous en êtes le Receleur, puisque leur plus véritable larcin, est de voler les coeurs, et l'estime de ceux qui les écoutent. Aussi ne sont-il pas de ceux à qui les portes du Louvre sont défendues. Ils traversent toutes les Compagnies des Gardes, sans appréhender le grand Prévôt, ni le Chevalier du Guet. Lorsque les autres cherchent l'obscurité, ceux-ci cherchent le plus grand jour, pour avoir plus de témoins de leurs actions. Ils font même le mal avec tant de grâce, qu'ils obligeraient les juges les plus sévères à les en absoudre ; et vos vers leur ont acquis tant de faveurs auprès de leurs majestés, que les Fleurs de Lys, qui sont la terreur des autres, et les marques les plus ordinaires de leur punition, n'environnent ceux-ci que pour leur servir d'ornement, et de marques d'honneur. Certes, MONSIEUR, il serait à souhaiter que tant de beaux esprits, qui travaillent comme vous pour le public, nous donnassent des ouvrages de pareille instruction que le vôtre. Vous avez choisi sans doute à ce coup la plus vaste et la plus belle matière que les Muses pouvaient prendre pour s'occuper utilement. Il y a des filous de toutes sortes de conditions ? Et l'on ne présente point de pièce qui ait tant d'acteurs que cette grande comédie, que tant de fourbes jouent incessamment dans le monde, et dont le théâtre est tout l'Univers. Quant à moi je ne saurais jamais y faire un bon personnage. Quelque connaissance que j'aie de cette adresse, qui semble passer aujourd'hui pour la première vertu du siècle, et quelque amour que vous m'ayez donné pour vos filous j'ai trop de sincérité, pour n'avoir comme eux que des compliments dissimulés ; et je vous supplie de croire que ma main est parfaitement d'accord avec mon coeur, quand je vous écris que je suis, MONSIEUR, VOTRE et C. De Fontainebleau Ce 6, d'Octobre, 1647. ADVIS IMPORTANT AU LECTEUR Cher Lecteur, j'offre à tes yeux un corps sans âme, j'appelle ainsi toute comédie qui se voit sur le papier, et non pas sur le théâtre. Les plus galantes et les mieux achevées sont froides pour la plupart et languissantes, si elles ne sont animées par le secours de la représentation. Les comédiens n'en font pas seulement paraître toutes les grâces avec éclat : ils leur en prêtent encore de nouvelles ; et la même pièce qui semble admirable quand ils la récitent, ne se peut lire quelquefois sans dégoût. Ils ont fait valoir celle-ci, quoi que ce ne soit autre chose qu'une pure bouffonnerie, qui n'est digne ni de toi ni de moi-même : aussi serais-je encore à te la donner, n'était que j'appréhendais avec raison qu'il ne prît envie à quelqu'un de t'en faire un présent à mon déçu, et que la faisant imprimer avec peu de soin, il n'ajoutât des fautes aux miennes, qui ne sont déjà qu'en trop grand nombre. Néanmoins, cher Lecteur, je ne désavoue point ce petit ouvrage, quoi qu'il soit de peu de mérite : mais je t'avertis qu'il y en a quelques autres que tu achètes pour être de moi qui n'en sont point ; et que faute de bien connaître ma façon d'écrire, tu te laisses abuser par une fourberie qui n'est guère adroite que plaisante. Un certain Libraire me fait passer tous les jours pour être auteur de plusieurs livres qui ne sont pas de ma science, et dont je n'ai jamais seulement vu le titre : cependant il te les débite avec assurance qu'ils partent de mon esprit, et pour donner couleur à ce mensonge il se sert de cet artifice. Il met à la première page, et à la fin de l'épître, un petit nombre d'étoiles, n'osant y mettre mon nom ; et voilà comme il te trompe, et me fait tort. J'ai bien voulu t'en donner avis, afin qu'à l'avenir tu ne t'y laisses plus surprendre, et que tu saches que je ne fus jamais d'humeur à me parer des dépouilles, ni des vivants, ni des morts. ACTEURS LUCIDOR, Capitaine Français. OLYMPE, Veuve d'un Partisan. FLORINDE, Sa fille et maîtresse de Lucidor. CLORISE, Confidente de Florinde. TERSANDRE, Rival de Lucidor. RAGONDE, Revendeuse. LE BALAFRÉ, Filou. LE BORGNE, Filou. LE BRAS-DE-FER, Filou. BERONTE, Receleur La Scène est à Paris, dans l'île du Palais, devant le Cheval de Bronze. Le Cheval de bronze est sûrement la staure D4Henri IV sur l'île de la Cité. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Beronte, Le Balafré, Le Bras-de-fer, Le Borgne. BERONTE. Bon courage, mes pieds, courons vite, volons,[Note : Roi de Bronze : Statut d'Henri IV sur le Pont-Neuf.]Ils sont au Roi de Bronze, ils sont à nos talons,Au Voleur, au Filou, mais Dieu je perds l'haleine !Cachons-nous, autrement notre perte est certaine. Il se cache. LE BALAFRÉ. Où donc ce malotru peut-il s'être fourré ? Dans sa Chambre à l'envi nous l'avons bien bourré,Et nous le poursuivions, pour l'achever de peindre. LE BORGNE. Il va comme la foudre, on a peine à l'atteindre. LE BRAS-DE-FER. Je l'atteindrai pourtant, et le rouerai de coups,Ainsi qu' à des valets ce faquin parle à nous, Et nous a détourné cette casaque bleue,Qui nous mit l'autre jour cent archers à la queue. LE BORGNE. La Foi n'habite point parmi les receleurs ;Ils sont fourbes, méchants, et volent les voleurs :Mais comme quoi sans eux ferions-nous nos affaires ? Ces marauds aux larrons sont des maux nécessaires. LE BRAS-DE-FER. Quoi ? Souffrir qu'un pendard qui devrait être sec,Nous fasse ainsi passer la plume par le bec ?Si de ce bras de fer une fois je l'attrape,Il sera bien subtil, et bien fort s'il échappe : Mais prenons-en quelqu'autre ; aussi bien on sait trop[Note : Petites-Maisons : Nom donné autrefois à un hôpital de Paris où l'on renfermait les aliénés [L].]Qu'aux Petites-Maisons il va le grand galop. LE BORGNE. Depuis que le jetant contre un pilier de couche,Vous fîtes de sa tête un abreuvoir à mouche,Il a le cerveau creux, et sent une douleur, Qui le rend comme fou quand la vigne est en fleur :Il grimace parfois comme un enfant qu'on sèvre ;Tantôt rit, tantôt pleure, et pour rien prend la chèvre,Enfin il est bizarre, et paraît insensé,Mais ce mal n'est pas long, il est bientôt passé. LE BALAFRÉ. Non, non, il a toujours la cervelle en écharpe,Et sa main a déjà trop joué de la harpe ;Il nous gasconne tout, et dans le cabaretIl fait à nos dépens tirer blanc et clairet ;Mais quoi qu'il nous ait pris, il faut qu'il le rapporte, Sinon il se verra traiter d'étrange sorte.Courons donc le chercher suivons le jusqu'au bout,Et frottons-le à l'envi sur le ventre et partout. Ils rentrent. BERONTE, seul. Aller frotter un âne, et non un honnête Homme,Mais silence, je crains que leur main ne m'assomme, Si dans ce petit coin ils m'eussent rencontré,Dieu sait de quelle sorte ils m'auraient accoutré ;Je tremblais d'une peur qui n'était pas petite,Et j'en aurais voulu pour un bras être quitte.Mais ils s'en sont allés ces cruels sans merci, Ma frayeur est passée, ils sont bien loin d'ici :Retirons-nous pourtant où Ragonde demeure. Beronte heurte chez Ragonde. SCÈNE II. Ragonde, Beronte. RAGONDE. Qui va là ? BERONTE. Votre ami. RAGONDE. Vraiment il est belle heure ;Mais que vois-je ? La crainte a mon coeur tout transi. BERONTE. Je suis... RAGONDE. Quelque vaurien, retire-toi d'ici, Ragonde méconnaît Beronte, et lui ferme la porte. BERONTE. Reconnaissez ma voix, et rouvrez-moi la porte. RAGONDE. Qui vous reconnaîtrait vêtu de cette sorte ?Le plaisant équipage, hé ! Dieu d'où venez-vous ? BERONTE. Je viens de me sauver de la main des Filous.Oui, grâce à ma lanterne, avec assez d'adresse, [Note : Presse : Multitude de personnes qui se pressent. [L]]Je me suis finement échappé de la presse ;Mais voyez si j'étais étourdi du bateau ?J'ai pris un garde-robe au lieu de mon manteau ;Et n'ayant eu loisir de chausser qu'une botte,J'ai fait la culbute au milieu de la crotte. RAGONDE. En ces occasions on perd tout jugement. BERONTE. Il y paraît assez à mon habillement ;La méprise est plaisante, et certes me fait rire,Quand je crains de tomber d'un grand mal dans un pire.S'ils reviennent à moi, je serai maltraité, Et cul par dessus tête en l'eau précipité.[Note : Liseur de Grimoire : magicien, devin.]Si bien qu'il dira vrai ce liseur de grimoire,Qui m'a prédit qu'un jour je mourrais de trop boire. RAGONDE. D'où vient donc leur colère ? BERONTE. Ils sont venus tantôtRevoir quelques habits qu'ils m'ont mis en dépôt, Et sans nulle raison me voulant faire accroire,Que j'avais engagé de leurs hardes pour boire,Ils m'ont poché d'abord un oeil au beurre noir,Et cassé sur le nez et bouteille et miroir,Ces batteurs de pavé, ces marauds sans ressource, Voulaient m'ôter la vie aussi bien que la bourse ;[Note : Testonner : Terme vieilli. Peigner les cheveux, les accommoder avec soin. [L]]Qu'ils m'ont bien testonné ! Suis-je pas beau garçon?Je ne me suis point vu traiter de la façon,Ma tête en mille endroits est élevée en bosse,Et jamais receleur ne fut à telle noce : Me prenant pour cheval ils m'ont bien étrillé,[Note : Jouer au roi dépouillé : Sorte de jeu où l'on ôte pièce à pièce les habits de celui qu'on a fait le roi du jeu ; fig. quand on a dépouillé un homme de tout son bien, on dit qu'on a joué au roi dépouillé. [(J.-F. Rolland, Dict. mauv. lang.,1813, p. 51).]]Et chez-moi chacun d'eux joue au Roi dépouillé ;Par terre l'un assis sur son cul comme un singe,Amasse en un paquet le meilleur de mon linge,L'autre détend mon lit, et serre sous ses bras [Note : Pante : Toile de crin dont on se sert dans les brasseries. [L]]Les pantes, les rideaux ; la couverte et les draps,Enfin ils pillent tout ces plieurs de toilette,Et m'ont fait malgré moi déloger sans trompette :Quelques-uns m'ont suivi, mais ils ne m'ont pas vuDans ce coin où j'étais, pied chaussé, l'autre nu. RAGONDE. Je vous retirerais, fut-ce en ma chambre même,Mais j'ai de ces escrocs une frayeur extrême ;S'ils savent que chez moi, je vous ai fait cacherÀ l'heure de minuit ils viendront vous chercher ;[Note : Chanter injures, pouilles, goguettes à quelqu'un, lui dire des injures, lui faire querelle. [L]]Ils me chanteront pouille, ils me feront désordre, [Note : Mâtin : Terme d'injure populaire. Mâtin, mâtine, celui, celle qu'on assimile à un mâtin, à un chien. [L]]Et jamais ces mâtins n'ont aboyé sans mordre ;Cherchez-donc gîte ailleurs. Elle rentre. BERONTE, seul. Qui s'en serait douté ?Quelle réception ? Quelle civilité ?[Note : Camus : Fig. et familièrement, embarrassé, interdit. [L]]Me voilà bien camus : mais quel sujet la porteÀ refuser ainsi les hommes de ma sorte ? Elle est inexcusable, et fourbe de tout point,Ces filous qu'elle craint ne la connaissent point,Cependant, que ferai-je ? Où sera mon asile ?Au Diable le denier, je n'ai ni croix ni pile.Je suis léger d'un grain, et la nécessité [Note : Sec comme un pendu d'été, ou, simplement, comme un pendu, se dit de quelqu'un extrêmement sec et maigre. [L]]S'en va me rendre sec, comme un pendu d'été.Mais d'où vient qu'au logis de cette fine mouche[Note : Sainte-Nitouche : Personne hypocrite, doucereuse, affectant la simplicité et l'innocence. [L]]Qui chapelet en main fait la Sainte-Nitouche,Le nez dans son manteau, sans suite et sans clarté, Lucidor heurte chez Ragonde et une jeune fille qui le suit de loin entre apres lui.Heurte ce gentilhomme ou ce vilain botté ? Irait-il si matin faire emplette chez elle ?Il y va bien plutôt attendre cette Belle,[Note : Habillée en j'en veux : voulons. On dit aussi d'une femme, qu'elle est à qui en veut ; pour dire, qu'elle est prostituée. [F]]Habillée en j'en veux qui de loin suit ses pasEt qui de son mouchoir me cache ses appas ;Elle entre chez Ragonde, et non comme je pense, Pour lui communiquer un cas de conscience,[Note : Plumet : Fig. Un jeune militaire. [L]]Seule après un plumet : par un petit détourChez une revendeuse entrer au point du jour,Et d'un mouchoir encor, prenant de tout ombrage,De peur d'être connue affubler son visage, Mon doute est éclairci, je connais la raison,Qui trop indignement m'a fermé sa maison :[Note : Matois(e) : Terme familier. Qui a, comme le renard, la ruse et la hardiesse. [L]]La matoise qu'elle est, a peur que je ne voie,Qu'elle y loge toujours quelque fille de joie.Elle en est soupçonnée, et c'est le commun bruit, Que sans avoir procès souvent elle produit.Il semble cependant à voir sa contenance,Qu'elle a de tout son coeur fait voeu de continence ;Et que de lui parler de toucher un tétonCe soit lui parler Grec, Arabe ou bas-Breton ; Mais elle fait l'amour, ou du moins le fait faire ;[Note : Quinze-vingts : hôpital fondé à Paris par saint Louis pour trois cents aveugles. [L]]Et fut-ce aux Quinze-vingts, la preuve en serait claire.L'hypocrite à la fin se connaît tôt ou tard ;On cajole chez elle, aussi bien qu'autre part,Et corrompant l'honneur des meilleures familles, Peut-être qu'elle vend moins d'habits que de filles.Ma foi c'est un métier qui vaut mieux que le mien ;On y fait des amis, on y gagne du bien,On voit mille beautés, et s'il en prend envie,On se donne un plaisir le plus doux de la vie. Changeons donc d'exercice, et pour nous rendre heureux,Soyons ambassadeur du Roi des Amoureux. Beronte trouve ici le portrait de Florinde que Clorise a laissé tomber en entrant chez Ragonde.Mais que vois-je ? Est-ce pas le portrait de la Belle ?Que naguère Ragonde a fait entrer chez elle,Et que sans y penser elle aura laissé choir Lorsque pour se cacher elle a pris son mouchoir.Elle a passé soudain, je ne l'ai qu'entrevue,[Note : Berlue : Fig. Avoir la berlue, mal voir. [L]]Mais si la reconnais-je, ou j'ai bien la berlue ;Oui voilà son visage, et j'y vois des appas,Qui me pourraient tenter, après un bon repas. Mais le flambeau d'amour s'allume à la cuisine,[Note : Chopine : Ancienne mesure contenant la moitié d'une pinte. [L]]Et sur cette peinture on n'aurait pas chopine.Allons donc voir chez-moi, si rien ne m'est restéSur quoi je puisse un peu trinquer à ma santé ;Aussi bien quelqu'un sort, et je crains non sans cause, Qu'on ne vienne m'ôter une si belle chose :Fuyons à tout hasard. SCENE III. Lucidor, Clorise, Ragonde. LUCIDOR. Ô Comble de malheurs !Puis-je chère Clorise assez verser de pleurs,Regrettant le portrait de celle que j'adore ?Mais comment as-tu pu le perdre ? CLORISE. Je l'ignore, De sa part chez Ragonde allant vous le porter,Je ne sais pas comment on a pu me l'ôter. LUCIDOR. Ha que ton peu de soin est peu digne d'excuse ! CLORISE. Aussi, loin d'en chercher, moi-même je m'accuse :Mais ne voulez-vous point modérer votre ennui ? C'est un portrait perdu. LUCIDOR. Je le suis plus que lui.Ce bien m'était promis, et ta belle maîtresseMe l'envoyait aussi pour tenir sa promesse,Et consoler par là son malheureux amantDe n'oser plus la voir qu'en secret seulement ; Mais je ne l'aurai point, ta négligence extrêmeM'a frustré pour jamais de cet autre elle-même,De ce charme des yeux, qui ravissant les miens,Eut flatté ma douleur en l'absence des siens. RAGONDE. Faut-il pester ainsi contre votre aventure, Pour un petit carton barbouillé de peinture,Où, peut-être Florinde est laide en cramoisi ? LUCIDOR. Ha ! Ne ris point du mal dont mon coeur est saisi. CLORISE. Il faut se consoler. LUCIDOR. Il faut perdre la vie. CLORISE. Je sais qu'à fondre en pleurs ce malheur vous convie. Mais tenez-le secret, ou bien préparez-vousÀ me voir de Florinde essuyer le courroux.Oui, si ma négligence arrive à ses oreilles,J'aurai beau réclamer ses bontés nonpareilles,Je serai souffletée, et sans plus de caquet, Il faudra me résoudre à faire mon paquet. LUCIDOR. Lui pourrais-je cacher une si grande perte ? RAGONDE. Devez-vous l'avertir que vous l'ayez soufferte ?Au contraire en parlant avec elle aujourd'huiMentez comme un beau Diable, et donnez-vous à lui, Si toujours ce portrait n'occupe votre vue. LUCIDOR. Mentirais-je à qui voit mon âme toute nue ?Que puissai-je plutôt être privé du jour. RAGONDE. Que fait-on que mensonge en l'Empire d'Amour ?C'est-là qu'impunément à toute heure il s'en forge, Et vous avez menti cent pieds dans votre gorge ;Alors que tant de fois, sans rougir seulement,Vous m'avez assuré d'être mort en l'aimant.Vous parlez, vous marchez, qui doncques je vous prieVous a ressuscité ? LUCIDOR. Trêve de raillerie, Moi pour cacher un crime en commettre un si noir ? CLORISE. Si le mien se connaît, où sera mon espoir ?Par une menterie assurez ma fortune,J'en ai fait cent pour vous, pour moi faites en une. LUCIDOR. Puis donc que tu le veux, si je n'y suis forcé, Je ne lui dirai rien de ce qui s'est passé,Je t'en donne parole, et le Ciel me confonde,Si j'en parle jamais à personne du monde.Mais au Temple aujourd'hui ne la pourrai-je voir ? CLORISE. Ragonde avec moi s'en vienne le savoir. LUCIDOR. Va, Ragonde, va donc, sa mère a mille doutesQui la tiennent souvent tout un jour aux écoutes :Mais tes inventions, qu'on ne peut égaler,Trouvent bien toutefois moyen de lui parler.On n'en soupçonne rien, ton adresse est extrême, Et tu pourrais tromper la défiance même.Mais adieu, je t'amuse. Il rentre. RAGONDE. Ô quels transports d'Amour !Mais Florinde paraît. SCÈNE IV. Florinde, Clorise, Ragonde. FLORINDE. J'attends votre retour ;L'avez-vous vu Clorise ? A-t-il ce qu'il demande ? CLORISE. Il s'est trouvé surpris d'une faveur si grande ; Cent fois il l'a baisée ; et même devant nousIl s'est pour l'adorer voulu mettre à genoux :Mais quoi que ce portrait lui donne tant de joie,Il dit qu'il faut qu'il meure, ou qu'enfin il vous voie. FLORINDE. Au Temple ce matin je pourrai bien aller, Mais qu'il n'espère pas que j'ose lui parler ;Il n'est pas à savoir qu'on m'en a fait défense,Et que son entretien me tiendrait lieu d'offense. RAGONDE. Faut-il que vos parents contraignent vos désirs ?Voyez en liberté l'objet de vos plaisirs : Est-il pas gentilhomme ? Est-il pas Capitaine ?[Note : Ribon-ribaine : S'est dit populairement pour coûte que coûte ; à quelque prix que ce soit. [L]]Si j'étais que de vous, ma foi ribon-ribaine[Note : Bouquer : Fig. Faire bouquer quelqu'un, lui faire baiser ce qu'il ne veut pas baiser, le forcer à faire ce qui lui déplaît. [L]]Bon gré malgré leurs dents, je les ferais bouquer. FLORINDE. Sans choquer mon devoir, pourrais-je les choquer ? RAGONDE. Quoi dependez-vous d'eux ? Vous n'avez plus de père, Et le bien vient de lui, non pas de votre mère,Qui se voyant encore en la fleur de ses ans,Se laisse cajoler à mille courtisans.Mais si quelque galant lui donne dans la vue,Vous imaginez-vous d'en être mieux pourvue ? Les biens que votre père a pour vous amassé,Seront pour un plumet follement dépensé,Et Dieu sait cependant comme iront ses affaires,Et combien au procès les amours sont contraires.Le miroir qu'elle prend, afin de s'ajuster, Est le seul avocat qu'elle ira consulter.Déjà son plus grand soin est de paraître belle,Elle invente à tous coups quelque mode nouvelle ;Et votre père est mort en sa jeune saison,Du regret de la voir ruiner sa maison, Et non pas, comme croit sottement le vulgaire,De quelque quiproquo de son apothicaire.Mais à vous convertir perdrai-je mon latin ? FLORINDE. Taisons-nous, la voici. SCÈNE V. Olympe, Florinde, Clorise, Ragonde. OLYMPE. Vous sortez bien matin,Mais plus matin encor je me suis habillée, Pour savoir qui si tôt vous avait éveillée,Où courez-vous ? FLORINDE. Au Temple. OLYMPE. Et cette femme aussi ? FLORINDE. Afin de vous parler, elle venait ici. RAGONDE. Madame, si j'en crois la nouvelle publique,Vous donnez un époux à votre fille unique ? OLYMPE. Vous venez de bonne heure, afin de le savoir. RAGONDE. Madame excusez-moi, je ne viens que pour voirSi vous auriez besoin de quelques pierreries,De beaux linge de lits, ou de tapisseries OLYMPE. Non pas pour le présent. RAGONDE. J'ai des meubles chez moi, Capables de servir dans la chambre du Roi.Mais pour les acheter je ne trouve personne,Le temps est misérable, on vend moins qu'on ne donne :À peine le Bourgeois me demande combien,Et chacun à la Cour veut avoir tout pour rien. [Note : Lésine : Épargne sordide jusque dans les moindres choses. [L]]On apprend la lésine, on a plus d'autre livre,Je suis de tous métiers, et si je ne puis vivre,Je perds sans rien gagner mes peines et mes pas. OLYMPE. Hé que faites-vous donc ? RAGONDE. Mais que ne fais-je pas ?Madame je revends, je fais prêter sur gages, Je prédis l'avenir, et fais des mariages :Cherchez-vous un mari ? Je sais bien votre fait,C'est un homme de mine, et plus encor d'effet. OLYMPE. Je le crois, mais l'hymen est un joug que j'abhorre. RAGONDE. Quoi vous tiendrez-vous veuve, étant si jeune encore, J'en vois remarier qui passent cinquante ans,Reprenez un mari, ménagez votre temps,Et ressouvenez-vous, qu'il n'est rien si semblableQue l'état d'une veuve, et d'une misérable.Souvent elle est réduite à vaincre ses désirs, Pour garder son honneur, elle perd ses plaisirs :Que si quelqu'un la voit, soudain on en caquette,[Note : Roquentin : Péj. Vieillard ridicule qui veut faire le jeune homme. ]Elle est au ROQUANTIN, on l'appelle coquette,Et ses propres enfants condamnant ses humeurs,Sont parfois les premiers à censurer ses moeurs : Tout veuvage est fâcheux, et j'en fais bien l'épreuve,Fut-on femme d'un sot, on est mieux qu'étant veuve. OLYMPE. Je la suis toutefois, et la serai toujours,Adieu, n'en parlons plus, brisons là ce discours. RAGONDE. Vous refusez un bien que le Ciel vous présente. OLYMPE. La charge d'un mari me semble trop pesante. RAGONDE. Vous pourriez toutesfois la porter aisément :Mais je parle Madame un peu trop librement,Et crains de vous avoir trop longtemps arrêtée. Elle rentre. OLYMPE. [Note : Aposter : Placer quelqu'un dans un poste pour guetter ou exécuter quelque chose, le plus souvent quelque chose de mal. [L]]Ne serait-ce point là quelque femme apostée ? Peut-être Lucidor emprunte son secours,Pour vous faire tenir des lettres tous les jours ;Et peut-être à répondre encore il vous engage,À dessein seulement d'en tirer avantage :L'Amant dans la poursuite est un renard si fin, Que nous n'avons poulets qu'il n'attrape à la fin.Mais il devient lion aux caresses premières,Nous fait trembler de peur, nous retient prisonnières,Et dans la jouissance il se change en serpent,Dont le mortel venin contre nous se répand, Il nous siffle, il nous mord, et nous quitte avec joie,Pour chercher autre part quelque nouvelle proie. FLORINDE. Mes yeux sont à savoir comment sa main écrit. OLYMPE. Vous devez pour jamais, l'ôter de votre esprit :Mais qui croirait qu'Amour vous eut préoccupée D'un homme qui n'a rien que la cape et l'épée?Lucidor est gentil, généreux, obligeant,Mais toutes ses vertus ne sont pas de l'argent :Cependant il vous charme, et Tersandre au contraire,Avecque tous ses biens tâche en vain de vous plaire ; Mais en fuyant Tersandre, et suivant son rival,Vous fuyez votre bien ; et suivez votre mal :Tersandre est en effet plus riche qu'en paroles,Ne lui gardons-nous pas deux grands sacs de pistoles,Un coffret tout comblé de chaînes d'or massif, Et qui pour leur grosseur sont d'un prix excessif,Un diamant encore, en splendeur admirable,En grandeur monstrueux, en tout incomparable ? FLORINDE. Oui, mais il est jaloux, jusques-là que parfois,À ma langue, à mes yeux, il veut donner des lois ; Je n'ose entretenir ni regarder personne,Sans aucune raison souvent il me soupçonne,Et si de moi s'approche, ou servante, ou valet,Il jure qu'en mes mains on a mis le poulet. OLYMPE. Plus un homme est jaloux, plus son amour est forte, Et nulle ne s'égale à celle qu'il vous porte ;Il sera votre époux, c'est un point arrêté,Rentrons. FLORINDE. Dieu ! Que ferai-je en cette extrémité ? ACTE II SCÈNE PREMIEÈRE. BERONTE, seul. Ha ! Je m'en doutais bien que je serais prophète ;Sans user de balais, ils ont fait maison nette ; Ces Filous qui juraient en chartier embourbés,Ont en moins d'une nuit tous mes biens dérobés ;Et ne me laissant pas, pour me pendre, une corde,À cette seule botte ont fait miséricorde ;La voyant vielle, sèche, et moisie à moitié, Tous barbares qu'ils sont, ils en ont eu pitié ;Mais il faut au besoin de tout bois faire flèche,Il n'importe de quoi l'on répare la brèche,Ni même à quel métier on gagne de l'argent,Quand de biens et d'amis on se trouve indigent ; Faisons profit de tout, cet objet plein de charmes,De la chasteté même arracherait les armes ;Et pour se réjouir une heure seulementAvec l'Original d'un portrait si charmant ;Il n'est point de boiteux qui ne prenne la course, Ni d'homme si vilain, qui ne m'ouvre sa bourse ;Donc nous promenant seul par ces lieux détournés,Voyons qui des passants aura le plus beau nez ;Et soudain pour tirer profit de sa rencontre,D'une telle peinture allons lui faire monstre. Je pourrais bien sans elle, après cet accident,Comme les espagnols, dîner d'un cure-dent. SCÈNE II. Tersandre, Beronte. BERONTE. Mais qui vois-je paraître ? Amour me favorise,Ce frisé semble avoir l'oeil à la friandise ;La pochette garnie, et le coeur généreux, Pour bien payer le droit d'un avis amoureux,Monsieur. TERSANDRE. Que me veux-tu ? BERONTE. Que vaut-bien cet ouvrage ?Se peindra-t'il jamais un plus gentil visage ? TERSANDRE. Ce portrait a vraiment un charme tout nouveau. BERONTE. Vous, et l'Original, en feriez un plus beau. Il est ici tout proche, et si je vous y mène,Vous me confesserez qu'elle en vaut bien la peine. TERSANDRE. Ô Ciel ! Dans ce portrait vois-je pas éclaterTous les traits dont Florinde a su me surmonter?Que dis-tu malheureux ? Me veux-tu faire accroire Que ce corps si parfait ait une âme si noire ? BERONTE. C'est un jeune tendron, de l'âge de quinze ans :Mais qu'on ne peut gagner qu'à force de présents. TERSANDRE. Ô Dieu quelle rencontre ! Ô Dieu quelle nouvelle !Je me la figurais aussi chaste que belle, Mais je veux me venger, ou terminer mes jours. BERONTE. Il faut plutôt cueillir le fruit de vos amours ;De la faute d'autrui porterez-vous la peine ?Et mourrez-vous de soif, auprès d'une fontaine ?Où tant d'honnêtes gens se vont désaltérer ? TERSANDRE. Ce mot suffit tout seul pour me désespérer ;Mais c'est trop discourir, accompli ta promesse,Ma curiosité se plaint de ta paresse :Marche, sers moi de guide, est-ce par ce détour ? BERONTE. Fait-on marcher pour rien un messager d'Amour ? TERSANDRE. Je te tiens, tu viendras, tu ne t'en peux défendre. BERONTE. Vous avez la main dure, ou bien j'ai la peau tendre.Ô la chaude pratique ! Où me suis-je adressé ? TERSANDRE. Je pense qu'il est ivre, ou plutôt insensé ;Mais donnons lui la pièce, afin qu'il nous y mène. Tersandre donne une pièce d'argent à Beronte.Tiens, voilà bien de quoi te payer de ta peine.Je ne veux rien pour rien ; mais dépêche, autrementUne rupture d'os sera ton châtiment. BERONTE. Dans ce petit logis lestement accoutrée, [Note : Vert-galant : Fig. homme vif, alerte, vigoureux, et, particulièrement, homme empressé auprès des femmes. [F]]Avec un vert-galant, tantôt elle est rentrée ;Ils y seront encore. TERSANDRE. Est-ce point mon rival ?Tirons-nous promptement d'un doute si fatal :Entrons, et là dedans le trouvant avec elle,Poignardons-le à l'instant au sein de l'infidèle. Heurte, redouble encore. Ha ! je meurs de regret. BERONTE. Beronte heurte chez Ragonde.Dans tous les lieux d'honneur il faut être discret. SCÈNE III. Tersandre, Ragonde, Beronte. RAGONDE. Que vous plaît-il Monsieur ? Voulez-vous dans ma chambreVoir quelques bracelets, ou de corail, ou d'ambre ? [Note : Emmeublement : Quelques-uns disent ameublement. Meuble propre pour garnir une chambre. Il se dit particulièrement du lit et des sièges de même parure.]De beaux emmeublements, mille sortes d'habits,[Note : Point-coupé : point de couture.]De nouveaux Points-coupés, des monstres de rubis ? BERONTE. Il ne vient pas ici pour y faire rencontre Beronte tire à part Ragonde, et lui parle.D'habits, de bracelets, de dentelle, ou de monstre :Mais bien d'un petit coeur, dont l'éclat est si grand, Et que vous désirez de vendre au plus offrant. RAGONDE. Il est vrai qu'il est beau, mais ces traîneurs d'épéeSont Seigneurs d'argent-court, et souvent m'ont trompée ;J'aime bien mieux le vendre à quelque financier. TERSANDRE. Contentez le désir de qui veut bien payer. RAGONDE. Ce que vous désirez de cent feux étincelle,Mais Monsieur, savez-vous comment cela s'appelle ?Ce joli petit coeur qui n'a rien de commun,Et cinquante écus d'or, en un mot c'est tout un. TERSANDRE. Montrez-le promptement, votre longueur me tue. RAGONDE. Vous ne donnerez rien pour en avoir la vue ; Elle lui montre un coeur de diamant.Le voilà, n'est-il pas plus brillant qu'un Soleil ?Ce Coeur de diamant n'eut jamais de pareil. TERSANDRE. Ô rencontre bizarre ! Ô plaisante équivoque !Qui malgré ma douleur à rire me provoque, Je ne cherche rien moins qu'un coeur de diamant. RAGONDE. Hé ! Que cherchez-vous donc ? Parlez plus clairement. BERONTE. Ce n'est pas avec moi qu'il faut faire la fine,[Note : Poupin(e) : Qui a le visage, et la taille mignonne, et une grande propreté dans l'ajustement. [F]]Que ne lui montrez-vous cette jeune poupine ;Dont le teint est si frais, et l'oeil est si riant, Qu'on n'a jamais tâté d'un morceau plus friand ;On sait bien cependant que chacun en dispose,Et qu'on ne trouve point d'épine à cette rose. RAGONDE. Les filous de tantôt ne pardonnant à rien,T'auraient-ils emporté l'esprit avec le bien ? TERSANDRE. Nous vous contenterons, n'usez plus de remise. RAGONDE. Je n'ai pour vous, Messieurs, aucune marchandise ;[Note : Berner : Faire sauter quelqu'un en l'air dans une couverture. [F]]Fors une couverture, où l'on berne les fous. Elle rentre. TERSANDRE. Quoi ? Nous fermer la porte en se raillant de nous ?Faire l'honnête femme, et produire des filles ? BERONTE. [Note : Trousser : Fig. et familièrement. Trousser bagage, partir brusquement. [L]]Troussons, de peur des coups, notre sac et nos quilles. Il rentre. TERSANDRE, seul. Il s'enfuit, et me laisse avecque des transports,Dont jamais ma raison ne vaincra les efforts,Mais plus que ce portrait, suis-je pas insensible,Si je ne me ressens d'un affront si visible ? J'oublierai toute chose, avant que l'oublier,Et moi-même par tout j'irai le publier ;Mais dois-je déclarer une faute si grande ?Mon honneur le défend, mon dépit le commande :Sans honte je ne puis découvrir mon malheur, Et ne le puis celer, sans mourir de douleur ;Au moins sa confidente en doit être avertie,Mais n'est-il pas trop vrai qu'elle est de la partie ?Qu'avecque sa maîtresse, elle passe son temps,Et peut-être la vend à beaux deniers comptants. La voici l'effrontée; où s'en va donc Clorise ? SCÈNE IV. Tersandre, Clorise. CLORISE. Ici près. TERSANDRE. Toute seule ? Et même si surprise ? CLORISE. À quoi tend ce propos ? Mais, ô Ciel ! Qu'avez-vous ?Dieu je vous vois rougir et pâlir à tous coups,Et de tant de couleurs se peint votre visage, Que jamais l'arc-en-Ciel n'en montra davantage. TERSANDRE. Allez vous réjouir et saoulez vos désirsDes molles voluptés des amoureux plaisirs.Allez avec Florinde en des maisons de joie,Mais au moins gardez bien que quelqu'un ne vous voie, Car, si l'on vous y prend, quel excès de bonheurVous pourra faire un jour recouvrer votre honneur ?Lorsque la renommée est une fois perdue,Quoi que l'on fasse après, elle n'est point rendue ;Il vaudrait mieux pécher, et que l'on n'en sut rien, Que faire penser mal à l'heure qu'on fait bien, CLORISE. Les ivrognes, les fous, et les enfants font rire,Et l'on a peu d'égard à ce qu'ils peuvent dire ;Mais on doit encor moins s'offenser d'un amant,À qui la jalousie ôte le jugement : C'est une passion qui jamais ne vous quitte,On rit des mouvements dont elle vous agite.Elle vous fait tenir d'extravagants propos,Vous fait parler tout seul, vous ôte le repos,Et fait que tous les jours quelque soupçon vous porte. À voir combien de fois on ouvre notre porte ;Ce monstre est défiant, et croit que la beautéNe saurait compatir avec la chasteté,Il est toujours au guet, il est toujours en doute,[Note : Argus : Personnage auquel la Fable donnait cent yeux. [L]]Il a plus d'yeux qu'Argus, et pourtant ne voit goutte. TERSANDRE. Je ne vois que trop bien, il n'est plus de couleur,Qui puisse déguiser un si honteux malheur ;Florinde est découverte, et je connais la flamme,De l'impudique feu qui brûle dans son âme. CLORISE. Ma foi, si votre esprit, que j'ai tant admiré, N'est perdu tout à fait, il est bien égaré :Qui prendrait garde à vous, vous voyant si peu sage,Pour apprendre à parler, vous ferait mettre en cage. TERSANDRE. Ma foi, si votre honneur que j'ai tant protégé,N'est vendu tout à fait il est bien engagé. Qui prendrait garde à vous, pourrait bien vous déplaire,S'il ne voulait tout voir, tout ouir, et se taire. CLORISE. Hé ! Qu'avez-vous donc vu ? Qu'avez-vous donc ouï ?Quelles fausses clartés vous ont donc ébloui ?Florinde n'a jamais fait d'actions blâmables, Et plus que ses beautés, ses vertus sont aimables ;J'épouserais plutôt un tombeau qu'un jaloux,Quel Vertigo vous prend ? Et vous met hors de vous ?Quels discours ? Quels regards ? Quels transports de folie ?Si vous continuez je crains qu'on ne vous lie, Et que vous ne fassiez les cordes renchérir ; TERSANDRE. Ha ! Ne m'en parlez plus, vous me faites mourir ;N'allez-vous pas ensemble en ces maisons infâmesOù souvent un seul corps a fait perdre mille âmes ? CLORISE. Non, mais j'irai bientôt avec dévotion, Prier Saint-Mathurin à votre intention. Clorise rentre chez Florinde. TERSANDRE. Et moi j'irai prier, découvrant qui vous êtes,[Note : Magdelonettes : Couvent où on enferme les filles de mauvaise vie pour les châtier ou retirer de leurs désordres. [L]]Qu'on vous donne logis dans les Magdelonnettes. SCÈNE V. TERSANDRE, seul. Voyez quelle réponse, et de quelle fierté,Elle ose devant moi nier la vérité ; De tout ce que je dis, elle fait raillerie,Et je ne vis jamais pareille effronterie :J'accuse sa maîtresse, et loin de l'excuser,J'ai tort si je l'en crois, je me laisse abuser ;Elle me traite enfin de jaloux, de crédule, Et d'esprit qui va même au delà du scrupule :M'aurait-on bien déçu ? Crois-je point de léger ?Ai-je juste sujet de me tant affliger ?Cette accusation possible n'est pas vraie,Le bruit m'a renversé, la peur m'a fait la plaie ; Et c'est trop la blâmer sur le simple rapportD'un homme que le vice a choisi pour support.Il ne connut jamais pas une honnête fille,Et des pêchés du peuple il nourrit sa famille :Mais si tout ce qu'il dit n'est qu'un conte inventé, Et qu'elle soit si chaste avec tant de beauté,D'où lui vient ce portrait ? Et l'audace de direQu'on en peut obtenir tout ce qu'on en désire ?Ha ! Que je devais bien, imprudent que je suis,Tirer quelques clartés, pour dissiper mes nuits, Avant que de laisser échapper cet infâme,Par qui mille soupçons se glissent dans mon âme.Quand je pleure (peut-être) elle se réjouit,Et peut être à souhait Lucidor en jouit.Dans ce logis, dit-il, lestement accoutrée, Avec un Vert-galant tantôt elle est entrée.Est-ce un autre que lui ? Je n'en sais que juger,Mon esprit là-dessus se laisse partager :Mais cherchons ce rival sans tarder davantage,Montrons lui ce portrait, pour voir si son visage, Son geste, ou son discours, ne m'éclaircira pointD'un doute qui vraiment me trouble au dernier point ;On tente tous moyens pour se tirer de peine,Mais je pense le voir, mon bonheur me l'amène. SCÈNE VI. Lucidor, Tersandre. TERSANDRE. Où donc, triste et rêveur allez-vous seul ainsi ? Vous est-il survenu quelque nouveau souci ? LUCIDOR. On voit à tous moments quelque affaire importuneSurvenir à qui suit l'Amour ou la Fortune. TERSANDRE. J'ai pourtant peu souffert, depuis l'aimable jour,Que j'ai suivi partout la Fortune et l'Amour. LUCIDOR. La Fortune vous rit, et vous est favorable,Mais je crois que l'Amour vous rend fort misérable. TERSANDRE. Quiconque peut avoir la fortune pour lui,A bien de quoy guérir de l'amoureux ennui. LUCIDOR. La Fortune se plaît à nous être infidèle, Et quiconque la suit est aveugle comme elle. TERSANDRE. Est-ce un aveuglement que de suivre en tous lieuxCelle dont la richesse éblouit tous les yeux ?Mais posséder le coeur de la belle Florinde,Est plus que posséder tous les trésors de l'Inde. LUCIDOR. Je l'avoue, il est vrai ; mais le possédez-vousCe coeur qui semblait être insensible à vos coups ? TERSANDRE. Je sais bien que naguère elle m'était cruelle,Et qu'au joug de vos lois vous reteniez la belle :Mais pour s'en dégager, elle a pris mes liens, Et semble avoir éteint tous vos feux dans les miens. LUCIDOR. À flatter vos désirs, on l'invite, on la force ;Mais d'un arbre si beau vous n'aurez que l'écorce. TERSANDRE. Si m'a-t'elle fait don. LUCIDOR. De quoi ? TERSANDRE. Je suis discret,Un amant doit mourir avecque son secret. LUCIDOR. Sa main, par qui l'amour mit le feu dans mon âme,Vous a peut-être écrit au mépris de ma flamme. TERSANDRE. Point du tout. LUCIDOR. Ses cheveux semez de tant d'appas,Ainsi que votre coeur, ont-ils lié vos bras ? TERSANDRE. Encor moins. LUCIDOR. Qu'est-ce donc ? Cette belle farouche Vous fait-elle cueillir les roses de sa bouche ? TERSANDRE. Vous l'avez deviné, je baise quand je veuxLe corail de sa bouche, et l'or de ses cheveux. LUCIDOR. Quelle foi vous croirait ? TERSANDRE. Ce n'est point un mensonge. LUCIDOR. Peut-être qu'en dormant vous la baisez en songe. TERSANDRE. Non non, je ne dors point, et d'amour transporté,Je puis même à vos yeux baiser cette beauté. LUCIDOR. À mes yeux ! TERSANDRE. À vos yeux, j'en ferai la gageure, LUCIDOR. Hé ! Comment la baiser si ce n'est en peinture ? TERSANDRE. Ha ! Je l'entends ainsi, la baiser autrement, Tersandre lui monstre le portrait.N'appartient pas à nous. LUCIDOR. C'est là mon sentiment;En ce cas je le quitte, et crois que tout à l'aiseEn ce petit carton votre bouche la baise :Mais encor, depuis quand avez-vous ce tableau ? TERSANDRE. Depuis peu. LUCIDOR. Mais de qui ? TERSANDRE. D'elle-même. LUCIDOR. Ha ! Tout beau. TERSANDRE. Elle m'en a fait don au lever de l'aurore. LUCIDOR. Voyez-vous si matin ce soleil qu'on adore. TERSANDRE. Dans sa chambre parfois j'entre avecque le jour,Et vois lever du lit ce bel astre d'amour. LUCIDOR. Ha ! Vous en dites trop, pour acquérir créance, Et ne pas en fureur tourner ma patience.Certes vos vanités passent jusqu'à l'excès. TERSANDRE. On permet de crier à qui perd son procès. LUCIDOR. Moi je perdrais le mien ? Mais Florinde s'avance,Et pourrait contre moi prendre votre défense. Dans une heure au plus tard je serai seul ici. TERSANDRE. Et pour votre malheur j'y serai seul aussi. SCÈNE VII. Florinde, Tersandre. TERSANDRE. Adorable beauté, pour moi seul inhumaine,Dans les lieux où je suis, quel sujet vous amène ? FLORINDE. J'y viens pour m'éclaircir d'un doute seulement ; On dit que vous avez perdu le jugement ?Et que dans vos discours, dont je suis si touchée,La plus fille de bien passe pour débauchée.Que votre médisance est seule égale à soi,Et que vous n'épargnez, ni Clorise, ni moi. Je sais bien qu'un excès d'aveugle jalousie,De tant de faux soupçons rend votre âme saisie,Que peut-être au rapport de vos sens abusez,Les filles que je vois sont garçons déguisés :Mais que votre folie à ce point fut venue, [Note : Perdue : Une femme perdue, une femme sans moeurs. [L]]Que de parler de moi comme d'une perdue ;Qui me l'aurait prédit, fut-ce un esprit divin,Aurait passé chez moi pour un mauvais devin ;Et n'était que je suis plus sage que vous n'êtes,Tous mes proches sauraient l'affront que vous me faites Et pas un ne serait insensible à ce coup. TERSANDRE. J'ai peu dit à Clorise, elle en a dit beaucoup ;Mais vous arrêtez-vous à des contes frivoles ?Le vent, avec la poudre emporte ses paroles.Plaise au Ciel seulement qu'on ne vous blâme pas, De porter des liens honteux à vos appas. FLORINDE. Puisqu'un indigne objet de liberté me prive,Cessez d'être en m'aimant captif d'une captive,D'espérer guérison de qui meurt en langueur,Et d'aimer tant un corps dont un autre a le coeur. TERSANDRE. Doit-il le posséder ? Il est vain jusqu'à direQue ce n'est que pour lui que votre coeur soupire,Et qu'enfin. FLORINDE. Poursuivez. TERSANDRE. Que selon son désir,Chez une revendeuse il vous voit à loisir.Ayant de votre amour tous les jours quelques gages. FLORINDE. Lui faire ce mensonge ! TERSANDRE. Il fait bien d'avantage,Il montre vos faveurs, mais je n'ai pu souffrir,Que jusques à mes yeux il osât les offrir.Ma main a de la sienne avecque violence,Arrachant le portrait, puni son insolence : FLORINDE. Où donc l'a-t'il trouvé ? De qui l'a-t'il reçu ?Il l'a fait quelque part tirer à mon déçu :Mais redonnez-le moi, de crainte qu'à ma honteQuelqu'un vous le voyant n'en fasse un mauvais conte. TERSANDRE. Mes yeux l'admireront, mon coeur l'adorera, Mais sors moi seulement aucun ne le verra. FLORINDE. Quoi vous me refusez ? TERSANDRE. Dieu quelle est votre envie !Demandez-moi plutôt jusqu'à ma propre vie. FLORINDE. Gardez-bien le portrait, mais croyez désormais,Que pour l'Original vous ne l'aurez jamais. Elle rentre. TERSANDRE. Aucun ne l'aura donc, que devant cette épéeNe se voie en son sang jusqu'aux gardes trempée. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. FLORINDE, seule. Doncques de mes faveurs l'Insolent s'est vanté !Ha ! Je ne puis souffrir ce trait de vanité ;Je veux être vengée, et montrer à ce traître Que mon amour est mort pour ne jamais renaître ;Pour ne jamais renaître ! Ha ! Je m'en vante à tort,Un amour si parfait renaît dès qu'il est mort :Dans mon coeur je le sens qui déjà ressuscite,Et pour l'en empêcher ma force est trop petite : Mais si notre raison n'a rien d'assez puissant,Pour étouffer en nous ce monstre renaissant ;En mourant dans ses fers au moins trouvons l'usageDe porter la franchise et la joie au visage ;Dissimulons enfin notre honteux regret, Et ne soupirons plus, si ce n'est en secret,Moi soupirer pour lui ! Moi l'estimer encore ?Non non je me méprends, je le hais, je l'abhorre ;J'ai recouvré la vue, et changé tout soudain,Une si grande estime en un plus grand dédain, Mais Ragonde en ces lieux arrive en diligence. SCÈNE II. Florinde, Ragonde. RAGONDE. Un malade d'amour sans espoir d'allégeance,Lucidor, ce rêveur qui dort moins qu'un lutin,Vous attendant au Temple a passé le matin,Et dans ce mot d'écrit vous dépeint son martyre. Ragonde lui apporte une lettre de Lucidor. FLORINDE. Quoi, le Fourbe qu'il est, ose encore m'écrire ?Reportez-lui sa lettre, et lui faites savoir,Que jamais de sa part je n'en veux recevoir ;Il monstre mes faveurs, il en prend avantage,Et j'en ai de Tersandre un certain témoignage, RAGONDE. Ô le plaisant témoin qu'un rival si jaloux !Il a des visions, il est au rang des fous.Vous le dites vous-même, et son extravaganceNe se peut comparer qu'à sa seule arrogance :Il se vante en Gascon, se marche en Espagnol, Et pense que le Ciel est trop bas pour son vol :Il enrage de voir son amour maltraitée,Son timbre en est fêlé, sa cervelle éventée,Et tantôt un caprice hors de comparaisonL'a fait sans me connaître heurter à ma maison : Il m'a chanté goguette, et sans aucune causeIl lui semblait à voir que j'étais quelque chose ;Mais le reste à loisir se pourra mieux conter ;Madame cependant cessez de l'écouter,Il est fou, mais méchant, et menteur au possible. FLORINDE. Que dit-il dont je n'aie une preuve visible ?Après avoir d'abord arraché de sa main,Mon portrait, dont ce traître osait faire le vain,Me l'a-t'il pas fait voir ? Pouvez-vous le défendre ? RAGONDE. Ne le condamnez pas, avant que de l'entendre ; Peut-être son malheur a perdu le portrait,Et l'autre le trouvant vous a joué d'un trait. FLORINDE. Quoi qu'il en soit, Ragonde, il a fait une offense,Sinon de vanité, du moins de négligence ;Folle donc qui s'y fie, et qui ne connait bien, Que de tous les amants le meilleur ne vaut rien ;Je sais leurs vanités, je sais leurs médisances,Je prends pour trahison toutes leurs complaisances,Et c'est mon sentiment qu'il n'est rien de si doux,Que de n'avoir jamais ni d'amant ni d'époux. RAGONDE. Mais encor. FLORINDE. Brisons là ; tout ce que je souhaiteN'est que de me venger pour mourir satisfaite,Ne l'excusez donc point, et courez le trouver,Ce méchant, qui du ciel doit la foudre éprouver ;Il a de mes faveurs, allez, faites en sorte, De l'amener ce soir, et qu'il me les rapporte. RAGONDE. Madame. FLORINDE. Je le veux. RAGONDE. J'y vais donc de ce pas. FLORINDE. Mais dites lui qu'il vienne, et qu'il n'y manque pas, RAGONDE. C'est assez dit. FLORINDE. Surtout vous lui ferez promettre,Qu'il me rapportera jusqu'à la moindre lettre, Je veux rompre avec lui pour ne plus renouer. RAGONDE. Votre colère est grande, il le faut avouer. FLORINDE. Sa faute l'est bien plus, mais Dieu ! Voici ma mère,Resserrez cette lettre, évitez sa colère. RAGONDE. [Note : Poulet : Fig. Billet de galanterie, missive d'amour. [L]]Je saurai dans le nid remettre ce poulet ; Et craignant son courroux filer doux comme lait. SCÈNE III. Olympe, Florinde, Ragonde. OLYMPE. Ainsi donc à toute heure il faut que je descende,Pour voir ce que chez moi cette femme demande :Quoi ? Deux fois en un jour, nous venir visiter ? RAGONDE. J'avais tantôt, Madame, oublié d'apporter Des perles que voici, blanches, rondes, polies,Et que par l'artifice on n'a point embellies. OLYMPE. Est-ce le seul sujet qui vous conduit ici ? RAGONDE. J'ai bien quelques bijoux à vous montrer aussi. OLYMPE. Et vous n'apportez point parmi ces bagatelles, De ces petits poulets qui cajolent les belles ? RAGONDE. Qu'entendez-vous par-là ? Pour qui me prenez-vous ?Moi donner des poulets en montrant des bijoux !Qu'une femme de bien est souvent soupçonnée ! OLYMPE. Ne vous y jouez pas, vous seriez malmenée : Mais combien en un mot, vendrez-vous ces deux rangs ? RAGONDE. [Note : Maille : Petite monnaie de cuivre qui n'est plus en usage, mais qui valait la moitié d'un denier, et était de la sorte synonyme d'obole. [L]]Pas une maille moins de seize mille francs. OLYMPE. Je ne vous puis qu'offrir, cette somme est trop grande. RAGONDE. Je les ai refusés, ou jamais je n'en vende. OLYMPE. Ne les pourrais-je point avoir pour la moitié ? RAGONDE. Bien moins pour ce prix là, que pour votre amitié,Il faudrait sur ma foi qu'on les eût dérobées, OLYMPE. Comment entre les mains vous sont elles tombées ? RAGONDE. Pourquoi dire comment ? Cela m'est défendu,Il suffit que je livre, après que j'ai vendu. OLYMPE. L'eau ne m'en déplaît pas. RAGONDE. Nulle autre n'en approche ;Voyez il ne faut point acheter chat en poche :Regardez-les partout, c'est un marché donné ;[Note : Étrenner : Être le premier qui achète à un marchand. [L]]Mais quoi, je ne vends rien, je n'ai pas étrenné ;Et ne laisse à si peu, si belle marchandise, [Note : Chalandise : Les relations habituelles qui constituent le chaland ; le chaland lui-même. [L]]Que pour avoir l'honneur de votre chalandise :Madame, ce collier, foi de femme de bien,Vaut entre deux amis, vingt mille francs ; ou rien ;[Note : Surfaire : Demander un prix trop élevé d'une chose qui est à vendre. [L]]Je ne surfais jamais, hé bien ! Vous disent elles ?Si vous en achetez prenez-en d'aussi belles ; [Note : Barguigner : Hésiter, avoir de la peine à se déterminer. [L]]Qui choisit prend le pire, et qui barguigne tant,En a toujours plus cher. OLYMPE. Je paye argent comptant. RAGONDE. On ne fait plus crédit de quoi que l'on achète,Sinon depuis la main jusques à la pochette,Qui prête maintenant n'est pas fin à demi, Et souvent d'un Intime, il fait un ennemi ;Maudit soit le premier qui prêta sur la mine,Vive l'argent comptant, il porte médecine,Chez-moi crédit est mort, et l'on n'ignore pas,Que de mauvais payeurs ont causé son trépas. OLYMPE. Je vous veux bien payer, mais c'est chose certaine,Que ce collier n'est point tout ce qui vous amène,Vous ne le mettez pas à raisonnable prix,La peur en me parlant agite vos esprits,Votre teint a changé quand je me suis montrée, Et je vous tiens enfin, une femme attitrée;Vous subornez ma fille, et contre mon dessein,Lui soufflez par l'oreille un poison dans le sein. RAGONDE. Ô Dieu ! Qui vit jamais femme plus soupçonneuse ?Quoi ? Je passe chez-vous pour une suborneuse, Je suis femme d'honneur, j'en lèverais la main. OLYMPE. Je devrais la lever, et vous punir soudain,Je ne sais qui me tient. Elle rentre. RAGONDE, seule. Je l'ai belle échappée,Mais je veux bien mourir si j'y suis rattrapée ;Je n'ai membre sur moi qui de peur n'ait tremblé, Et mon esprit encore en est comme troublé ;D'une telle frayeur tâchons à nous remettre,Courons chez Lucidor, redonnons-lui sa lettre.Mais, qui vois-je arriver ? SCÈNE IV. Ragonde, Beronte. BERONTE. [Note : Longis : Terme populaire. Homme extrêmement long à tout ce qu'il fait. [L]]Je suis un vrai longis,D'être encore à courir jusqu'à votre logis ; Mais j'allais pour m'y rendre, afin d'obtenir grâce,Et puis avecque vous trinquer à pleine tasse. RAGONDE. N'y viens pas, si d'abord tu n'en veux à mon gréCompter à reculons jusqu'au dernier degré :Oses-tu bien encor, monstre de médisance, Après un tel affront paraître en ma présence ?Devant ce fanfaron, devant ce fier-à-bras,Qu'à peine je connais, qui ne me connaît pas :[Note : Gaillard : Au féminin, une gaillarde se dit d'une femme peu scrupuleuse, trop libre. [L]]Me traiter de gaillarde ! Et conter des sornettes ;À te faire au derrière attacher des sonnettes, J'en crève en mes panneaux, oui cet indigne tour,Me fait enfler le sein aussi gros qu'un tambour :Mais je saurai te rendre injure pour injure,Adieu, garde ton dos de mauvaise aventure. Elle rentre. BERONTE, seul. Le feu de son courroux, tant soit il véhément, [Note : Piot : Terme populaire. Vin. [L]]Dans un peu de piot s'éteint facilement :Aussi pour l'en coiffer je m'en irais la suivre,N'était que je ne sais si je ne suis point ivre :J'ai trinqué trop de fois d'un certain vin nouveau,Qui fait tinter l'oreille, et tourner le cerveau, Ce portrait merveilleux, et trouvé par merveille,Tout jusques au goulet a rempli ma bouteille.J'en ai tiré la pièce et peut-être sans lui,J'aurais couru danger de jeûner aujourd'hui.Mais sont-ce pas vraiment des esprits d'imposture, Qui disent que le vin conforte la Nature :Et que pour soutenir le corps un jour entier,[Note : Setier : Ancienne unité de capacité qui contenait 8 pintes de 48 pouces cubes chacune ; la même que la velte ; valant 7 litres, 61. [L]]Il suffit le matin d'un bon demi-setier :J'en ai bu plus de quarte ; et si, quoique je fasse,À peine sans broncher, je puis changer de place, Je chancelle, et je crois que celui n'est pas fin,Qui pour marcher plus ferme a fait jambes de vin.Cependant, ô malheur ! Si je ne prends courage,Ce grand coupe-jarret viendra me faire outrage.Fuyons, mais je ne puis faire un pas maintenant, Ce vin n'est guère fort, il n'est pas soutenantJe tombe, je suis pris. SCÈNE V. Tersandre, Beronte. TERSANDRE. Enfin je te retrouveEt de ce bras vengeur tu vas faire l'épreuve ;Oui je te tiens, perfide, et tu m'éclairciras,Ou de cent coups d'épée à l'instant tu mourras, Parle, qui t'a donné ce portrait adorable ? BERONTE. Le hasard. TERSANDRE. Le hasard ! Qui t'a donc, misérable,Fait feindre qu'elle même avait mis en tes mains,Un ouvrage à charmer tous les yeux des humains ? BERONTE. La faim. TERSANDRE. Comment la faim ? BERONTE. N'ayant plus de quoi frire, J'ai tâché d'en ravoir. TERSANDRE. Qu'est-ce que tu veux dire ? BERONTE. J'ai trouvé son portrait, je ne la connais pas. TERSANDRE. Mais chez la revendeuse elle a porté ses pas,Avec un vert-galant. BERONTE. C'est chose que j'ai vue, TERSANDRE. Hé ! De quelle façon était-elle vêtue ? BERONTE. Ravi de ses appas, Monsieur, j'ai seulement,Contemplé le visage, et non l'habillement. TERSANDRE. Qu'est ceci ? BERONTE. Toutefois cette jeune merveille,Avait, comme je crois, le bouquet sur l'oreille,Sans doute, elle est a vendre. TERSANDRE. Elle n'en met jamais, Ne sais-tu rien de plus. BERONTE. Non, je vous le promets :Si ce n'est que mon nez, m'a dit entre autre chose,Qu'elle porte des gans qui sentent comme rose. TERSANDRE. Tu la prends pour une autre, elle craint les senteurs,Et dès-là je te tiens le plus grand des menteurs ; Mais plus je te regarde, et plus je m'imagine,Qu'en toi, je vois paraître, et le port et la mine :D'un assez bon valet, qui par légèreté,Depuis déjà longtemps malgré moi m'a quitté ;Les transports où j'étais par ton faux témoignage, M'ont tantôt empêché d'observer ton visage :Je t'ai vu, sans te voir, mais tu m'ôtes d'erreur,Et chasses loin de moi cette aveugle fureur,Enfin je vois Beronte. BERONTE. Hé Dieu ! Vois-je Tersandre ?Quoi mon Maistre, est-ce vous ? On m'avait fait entendre, Que vous aviez en grève été roué tout vif. TERSANDRE. Certes tu n'es pas moins crédule que naïf. BERONTE. On a donc pris pour vous quelqu'un qui vous ressemble ;Cependant est-il vrai que le sort nous rassemble.La voix vous a grossi, le poil vous est venu, Si bien qu'en vous voyant, je vous ai méconnu. TERSANDRE. La barbe comme à moi t'étant aussi venue,Et ton grotesque habit ont fasciné ma vue :Mais voici les jours gras, et possible allais-tu[Note : Momon : Espèce de danse exécutée par des masques. ]Porter quelque Momon, étant ainsi vêtu. BERONTE. Je suis un peu plus leste à mon accoutumée,Et j'avais vaillamment fait fortune à l'armée ;Oui, j'en étais venu vêtu comme un oignon :Mais de certains filous, qui me portent guignon,Ont crocheté ma chambre, et pris tout mon bagage. TERSANDRE. Je te plains, mais où donc a paru ton courage ? BERONTE. L'Allemagne est témoin si je crains le danger ;Quand la trompette sonne, et qu'il en faut manger,J'y cours tout des premiers, et porte tout par terre ;Aussi Frappe-d'abord était mon nom de Guerre. Dans la mêlée un jour trouvant le Pappenheim,Je parus un géant, qui combattait un nain,Et mon front fut dès lors à l'honneur de la France,Plus couvert de lauriers qu'un jambon de Mayence.Que vous dirai-je plus ? J'étais dans le festin, [Note : v.896, l'original porte le graphie Walstin]Où se fit le complot de tuer le Wallenstein ;Et dès que ce grand traître eut perdu la lumière,On me lui vit donner mille coups par derrière. TERSANDRE. Donc après qu'il fut mort tu lui fis bien du mal ? BERONTE. [Note : Trigaud : Qui use de détours, de mauvaises finesses.]Aux trigauds comme lui mon courage est fatal. TERSANDRE. Tes discours autrefois marquaient quelque prudence :Mais tu ne parles plus qu'avec extravagance. BERONTE. Ces filous en sont cause, ils m'ont écervelé,Et tout mon pauvre esprit s'en est tantôt allé,Par trois ou quatre trous qu'ils m'ont faits à la tête. TERSANDRE. Je les quitterais là. BERONTE. C'est à quoi je m'apprête,Je n'ai que trop servi ces trois Diables d'Enfer,Le Balafré, le Borgne, avec le Bras-de-fer :Mais qui vous rend chagrin ? Si mon oeil ne voit trouble,Je suis plus gai que vous, moi qui n'ai pas le double. TERSANDRE. Je n'ai jamais de rien fait secret avec toi,Je suis dans un malheur seul comparable à soi.J'aime. BERONTE. Hé bien ! Vous aimez, c'est chose assez commune. TERSANDRE. Mais on ne m'aime point, un rival m'importune,Et nul effort secret de mes inventions, Ne le peut détourner de ses prétentions.Nous avons eu parole, et quoi qu'il m'en advienne,Je m'en vais mesurer mon épée à la sienne. BERONTE. Pourvu que grand de coeur, et souple de jarret,Vous fassiez à l'épée aussi bien qu'au fleuret, Quel qu'adroit qu'il puisse être il en aura dans l'aile :Mais de vos différents au moins la cause est belle ? TERSANDRE. Belle, à n'avoir rien vu de si beau sous les cieux. BERONTE. La beauté vaut beaucoup, mais l'argent vaut bien mieux,En a-t-elle ? TERSANDRE. Son père était un homme chiche, Et qui, dans les partis, comme un Juif, s'est fait riche. BERONTE. Comment l'appelez-vous ? TERSANDRE. Almir. BERONTE. Quoi, ce maraud,Qui seul a fait monter le vin à prix si haut ?Quoi ce monopoleur, dont l'art diaboliqueA retranché le quart de la liqueur Bachique ? Un jour, si des talons il n'eut été dispos,[Note : Maltôtier : Celui qui fait la maltôte ; Toute espèce de perception d'impôts. {L]]L'appelant maltôtier, voleur, rogneur de pots,Cent buveurs l'allaient pendre avec une bouteille,Pour avoir mis impôt sur le jus de la treille. TERSANDRE. Tais toi. BERONTE. C'est un secret que je ne puis celer, Une juste douleur me force de parler.Je ne bois presque plus que vinaigre et qu'absinthe,[Note : Ripopée : Terme familier et de mépris. Mélange que les cabaretiers font des différents restes de vin. Ce n'est que de la ripopée. [L]]De simple ripopée vaut cinq et six sous pinte.Enfin il est si cher, que qui n'a bien de quoi,Souvent avec sa soif se couche comme moi. TERSANDRE. C'est trop. BERONTE. Vstre Rival, est-il plus honnête homme ?Apprenons ce qu'il est, et comment il se nomme. TERSANDRE. Son nom est Lucidor. BERONTE. Quoi lui votre rival ?Je crains, non sans raison, qu'il ne vous traite mal :Je connais sa valeur, c'était mon capitaine, Quand sur les bords du Rhin, j'ai souffert tant de peine :Mais enfin avec lui, je m'y suis signalé,[Note : Galer : Terme populaire. Égratigner. [L]]Nous avons vu Galas, et l'avons bien galé. TERSANDRE. Est-il donc si vaillant ? BERONTE. Mes yeux l'ont vu combattre,Et contre l'ennemi faire le diable à quatre : J'estime ce guerrier, mais je ne l'aime pas ;Et je voudrais déjà qu'il eut passé le pas,Il m'a traité cent fois avec ignominie,Et mis honteusement hors de sa compagnie. TERSANDRE. Hé ! La raison ? BERONTE. Un jour il crut prendre sans vert [Note : Jean de Vert : Jean de Werth (1595-1652) est un militaire de la guerre de trente ans. Il a fait l'objet de chansons.]Ce brûleur de Maisons, ce fameux Jean de Vert :Mais nous perdîmes temps, et peine à le poursuivre,Il s'échappa de nous, encore qu'il fût ivre. TERSANDRE. Hé ! Comment fit-il donc ? BERONTE. Disons tout aujourd'hui,C'est que mes compagnons étaient plus saouls que lui, Et qu'étant étourdis d'avoir trop fait débauche,Ils le suivaient à droit, lorsqu'il fuyait à gauche.Lucidor, que sa fuite avait mis hors de soi,Me trouvant, déchargea sa colère sur moi ;Me traita d'éventé, de poltron, et d'ivrogne, Et me chassa d'abord, me donnant sur la trogne,Je veux donc contre lui vous servir au besoin,Battez-vous hardiment, je serai dans un coin ;Et si tôt que de là je verrai son courage,Être prêt d'emporter sur le vôtre avantage ; [Note : Estramaçon : Épée droite, longue et à deux tranchants. [L]]Je viendrai finement d'un coup d'estramaçon :Pour fendre jusqu'aux dents un si mauvais garçon. TERSANDRE. Ainsi tu vengera ta querelle et la mienne,Je viens l'attendre ici. BERONTE. J'enrage qu'il n'y vienne,Son trépas est certain ; nous avons bien tous deux, Fait ensemble autrefois des coups plus hasardeux,Combien ayant pour vous ma valeur occupée,Ai-je usé de mouchoirs essuyant mon épée ?Il apprendra dans peu ce Fendeur de naseaux,Si je sais dégainer et jouer des couteaux, TERSANDRE. Le voici, cache toi, mais retiens ta colère,Et ne te montre point, qu'il ne soit nécessaire. Beronte se cache. SCÈNE VI. Lucidor, Tersandre, Beronte. TERSANDRE. Enfin vous le voulez, le sort en est jeté ;Mais n'est-ce pas folie ou plutôt lâcheté ?Que de se battre ainsi pour une âme inconstante ? Et qui honteusement a trahi votre attente ?Reprenez vos esprits, n'aimez plus qui vous hait,Et laissez-moi jouir du bien qu'elle m'a fait. LUCIDOR. Quoi, Florinde, en vos mains a remis sa peinture ?Il ne se dit jamais de pareille imposture. Tirez, tirez l'épée, et sans plus discourir,Songez à vous défendre, ou plutôt à mourir,Si vous ne me rendez une chose si belle. TERSANDRE. Pour la dernière fois jette les yeux sur elle, Tersandre se déboutonne, et fait voir à Lucidor le portrait de Florinde sur sa chemise.La voilà. LUCIDOR. Je serai bientôt victorieux. Quoi que vous m'ayez mis le soleil dans les yeux. TERSANDRE. Qui vous ! LUCIDOR. N'en doutez point, oui selon mon envie,Vous rendrez le portrait, ou vous mourrez. TERSANDRE. La vie. LUCIDOR. Hé bien, je vous la laisse, et votre épée encor,Il suffit que j'emporte un si rare trésor. Lucidor l'ayant terrassé lui arrache le portraict, et s'en va. Il rentre. TERSANDRE. Toi qui les bras croisés nous as regardé faire,Homme le plus poltron que le soleil éclaire ;Pourquoi, lâche, pourquoi quand il m'a terrassé,N'as-tu pas dans ses reins un poignard enfoncé ?Réponds : mais dans ce coin il dort ou je m'abuse. Holà-ho ? BERONTE. Beronte s'étant endormi dans un coin se réveille en sursaut.Qui-va-là ? J'y suis ; mon arquebuse ?Où sont les ennemis ? Courons faut-il donner ?Vous verrez si jamais on peut mieux assener. TERSANDRE. Est-ce ainsi sac à vin que l'on tient sa promesse. BERONTE. Ha ! Pardon, je rêvais, j'ai tort, je le confesse ; Mais vos dons en sont cause, oui votre quart-d'écuA fait que j'ai tantôt mis bouteille sur cul ;[Note : Ginguet : Qui a peu de force, peu de valeur. Vin ginguet. Habit ginguet. [L]]Ce n'était que ginguet, et pourtant ses fumées,Ont insensiblement mes paupières fermées. TERSANDRE. Cependant malheureux, il m'a tout emporté. BERONTE. Vous auriez eu besoin de ce bras indompté,Je vous l'avais bien dit qu'il allait à la charge,Et vous en donnerait et du long, et du large;Que ne m'éveilliez-vous ? Je veux être berné,Si ce ne serait fait de ce Diable incarné. TERSANDRE. Suis-moi, traître, suis-moi. BERONTE. Dieu ! Prenez ma défense. TERSANDRE. Mille coups de baston puniront ton offense. Comme Tersandre et Beronte rentrent, les Filous les aperçoivent. SCÈNE VII. Le Balafré, Le Bras-de-fer. Le Borgne. LE BALAFRÉ. [Note : Autant vaut : locution elliptique, peu s'en faut. [L]]Courons après ces gens, il est nuit, autant vaut. LE BRAS-DE-FER. Que profiterons-nous à les prendre d'assaut ?Au Diable soit donné le lange qui les couvre, Puis ils heurtent là bas, et voilà qu'on leur ouvre. LE BORGNE. Ils rodent en pourpoint sans lumière et sans train. LE BALAFRÉ. Les manteaux en hiver craignent fort le serein,Et leurs maîtres le soir les laissant dans la chambre,Comme au chaud de Juillet vont au froid de Décembre, Mais l'un de ces deux-là, si mon oeil n'est trompé,Est notre receleur de nos mains échappé,Attendons-le au retour, pour lui donner atteinte. LE BORGNE. Mais s'il nous aperçoit, il frémira de crainte,Et fut-il cul-de-jatte, en ce même moment, Il trouvera des pieds, et fuira promptement. LE BRAS-DE-FER. Cachons-nous donc tous trois, et s'il sort sans escorte,Battons-le jusqu'à tant que le Diable l'emporte. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. RAGONDE. Dieu, qu'est-ce que je vois ? N'allons pas plus avant,De peur de ce Filou, tapi sous cet auvent ; Mais un autre plus loin s'offre encore à ma vue. Les Filous paraissent.Ils sont deux, ils sont trois, c'est fait, je suis perdue,Où fuirai-je ? Le coeur me bat comme un claquet,Et s'ils m'apercevaient, je serais bien du guet.Heurtons vite, rentrons. Elle heurte chez Lucidor d'où elle vient de sortir. SCÈNE II. Lucidor, Ragonde. LUCIDOR. Qu'est-ce qui te ramène ? RAGONDE. Je tremble. LUCIDOR. Qu'as-tu donc ? RAGONDE. [Note : Tireur de laine : se disait anciennement d'un filou qui volait les manteaux de laine. [L]]Trois grands tireurs-de-laineSont au guet à cette heure, et jette dans ces lieux,La main sur les passants aussitôt que les yeux ;Je les viens d'entrevoir, et prenant l'épouvante,Aussitôt j'ai heurté plus morte que vivante ; Mais ils sont disparus, et je cours à l'instant,Trouver à petit bruit Florinde qui m'attend,Pour ravoir ses faveurs, qu'elle vous redemande. LUCIDOR. S'est-il jamais commis d'injustice plus grande ?Qu'ai-je dit ? Qu'ai-je fait ? Ha ! Malgré son désir, Je les conserverai jusqu'au dernier soupir,Et quand même la mort aura fini mon terme,Sous la tombe avec moi je veux qu'on les enferme, RAGONDE. C'est là qu'elles seront en lieu de sûreté, LUCIDOR. Vouloir m'ôter ainsi ce qui m'a tant coûté ! Non, non Ragonde non, retourne-t'en lui dire,Qu'elle n'obtiendra rien de ce qu'elle désire. RAGONDE. Je crains que ce refus n'irrite son courroux, LUCIDOR. S'il m'était plus cruel, il me serait plus doux,Qu'il m'arrache la vie, et je lui rendrai grâce, RAGONDE. Est-il transport d'amour qui le vôtre surpasse ?Mais c'est trop m'amuser. LUCIDOR. Que dira-t'elle, hélas ?Reviens. RAGONDE. Que voulez-vous ? LUCIDOR. Rien, rien, poursuis tes pas. RAGONDE. Adieu donc. LUCIDOR. Toutefois, encore une parole.À quoi me résoudrai-je ? RAGONDE. Ô demande frivole ! Il lui faut obéir. LUCIDOR. Ô trop injuste sort.Faut-il que ce portrait soit cause de ma mort ?Clorise l'a perdue par trop de négligence,Et cependant moi seul j'en fais la pénitence,Sa faute, et mon malheur ne peuvent s'égaler. RAGONDE. Votre bouche a promis de jamais n'en parler,Mais vous êtes Norman, vous pouvez vous dédire. LUCIDOR. Ha ! Ne te raille point, il n'est pas temps de rire. RAGONDE. Que vous êtes niais de vous taire aujourd'hui,Quand on punit en vous la sottise d'autrui, Que dira le pays où vous prîtes naissance ?Lui qui se fait nommer pays de sapience ?Jamais à son dommage on n'y garde sa foi,Et c'est être peu fin que d'agir contre soi. LUCIDOR. Tu me donnais tantôt des conseils bien contraires. RAGONDE. Il faut nouveaux conseils à nouvelles affaires,Je ne devinais pas ce qui vient d'arriver,Mais Florinde paraît, allons tôt la trouver. SCÈNE III. Lucidor, Florinde, Clorise, Ragonde. LUCIDOR. Puis-je bien me résoudre à cette perfidie ?Amour inspire moi ce qu'il faut que je die, Je viens pour obéir à vos commandements,Vous rendre ce qui fait tous mes contentements :Mais du moins, ô merveille ! À mes yeux adorables ;Apprenez moi, de grâce, en quoi je suis coupable. FLORINDE. Quoi votre vanité, téméraire, indiscret, N'a pas dit que souvent je vous parle en secret,Et n'a jamais montré mon portrait à personne? LUCIDOR. Non, ou que pour jamais Florinde m'abandonne. FLORINDE. Tersandre ne l'a pas arraché de vos mains ? LUCIDOR. Tersandre peut-il seul plus que tous les humains ? FLORINDE. Il a su toutefois vous contraindre à le rendre. LUCIDOR. Ce que je n'avais pas, pouvait-il me le prendre ?Hélas ! FLORINDE. Expliquez-vous, sans faire l'étonné.De ma part ce matin vous l'a-t'on pas donné ?Quoi vous ne l'aviez pas ? Qu'en dites-vous Clorise ? Vous changez de visage, et paraissez surprise ;D'où vient ce changement ? Parlez. CLORISE. Madame. FLORINDE. Hé bien,Vous en demeurez-là ! Vous ne dites plus rien. RAGONDE. Qui ne prendrait ceci pour une comédie ? CLORISE. Dieu comme on me trahit ! Dieu quelle perfidie ! RAGONDE. La mèche est découverte, implorez sa merci. FLORINDE. Je ne la veux plus voir, qu'elle sorte d'ici,Ou que de mon portrait elle me rende compte. CLORISE. Ce compte peut-il bien se rendre qu'à ma honte ?Il est vrai, Lucidor ne l'a jamais tenu : Mais je vous ai caché le malheur advenu ;Je l'ai perdu, Madame, et n'osant vous le dire,Mon silence a causé votre commun martyre. FLORINDE. Dieu ! Que me dites-vous ? CLORISE. Je vous parle sans fard. FLORINDE. Tersandre l'avait donc rencontré par hasard ? LUCIDOR. Il est ainsi, Madame, et j'ai su par les armesArracher de sa main ce miracle de charmes :Plus que sa propre vie il feignait le chérir,Mais il a mieux aimé le rendre que mourir. FLORINDE. De quelle encre assez noire est digne d'être écrite La malice qui règne en cette âme hypocrite ?Il est également, et méchant, et jaloux. LUCIDOR. Cependant on vous force à l'avoir pour époux :Mais à la violence opposons la finesse,Ne peut-on surmonter la force par l'adresse ? Si vous m'aimez. FLORINDE. Quel si ! Pouvez-vous en douter ? LUCIDOR. À la faveur de l'ombre il nous faut absenter,L'Amour garde partout ceux qui lui sont fidèles,Et pour nous enfuir il nous offre ses aîles ; FLORINDE. Cette offre avec honneur se peut-elle accepter ? LUCIDOR. En ce pressant besoin doit-on la rejeter ?Sauvez-vous, sauvez-moi. FLORINDE. Sauvez ma renommée,Voulez-vous pour jamais me rendre diffamée ?Ha ! Vous ne m'aimez point. LUCIDOR. Ha ! Si vous pouviez voir,Ces esprits qui me font et parler et mouvoir, Vous verriez votre image au plus beau de mon âme,Et seriez éblouie, à l'éclat de ma flamme. FLORINDE. La mienne n'est pas moindre, et mon contentementSerait d'être avec vous jusqu'au dernier moment,Mais vous suivre en cent lieux comme une vagabonde ! Que dirait-on de moi ? LUCIDOR. Laissez parler le monde,Et rendez-vous heureuse en me rendant heureux. FLORINDE. Mon devoir me défend de complaire à vos voeux. RAGONDE. Enfin que dira-t'il ? Enfin que dira-t'elle ?Vous empêche d'aller où l'Amour vous appelle [Note : Frater : Par ironie, garçon chirurgien, alors que les chirurgiens barbiers avaient des garçons. [L]]Ou quelque bon frater, étant peu scrupuleux,Puisse en catimini, vous épouser tous deux. FLORINDE. Ferais-je cet affront à ceux dont je suis née ?Ils sauraient s'en venger, rompraient mon hyménée,Pesteraient contre moi, retiendrait tout mon bien ; Et jamais nul malheur ne fut égal au mien. RAGONDE. Je crois bien que d'abord quelque Diable en soutane,Lancera sur vous deux mille traits de chicane ;Mais contre la justice ayant bien regimbé,[Note : Venir à jubé : Fig. Venir à jubé, se soumettre, venir à la raison par contrainte, malgré qu'on en ait. [L]]Il faudra qu' à la fin ils viennent à jubé ; [Note : Teston : Ancienne monnaie d'argent, qui, sous François Ier, valait dix sous quelques deniers, et dont l'usage a fini sous Louis XIII, lorsque leur valeur était montée par degrés à dix-neuf sous et demi. [L]]Jusqu'au dernier teston ils rendront la richesse,Qu'autrefois votre père acquit par son adresse,A-t'on vu partisan faire mieux son magot ?Il pondait sur ses oeufs et vivait à gogo,Vous êtes belle au coffre aussi bien qu'au visage, Et vingt mille écus d'or sont votre mariage.Mais quoi ? Si votre mère un jour y met la main ?Ces vingt mille soleils s'éclipseront soudain,Et n'ayant plus l'éclat dont ils vous font paraître,Chacun fera semblant de ne vous plus connaître ; Quoi que vous soyez belle on vous méprisera,Et nul pour vos beaux yeux ne vous épousera ;Toutefois je me trompe, et quand votre richesse,Consisterait sans plus en l'or de votre tresse,Lucidor est fidèle, et si coiffé de vous, Qu'il ferait vanité de se voir votre époux. LUCIDOR. Votre seule personne a mon âme ravie,L'éclat de vos grands biens tente peu mon envie ;Et si quelque malheur vous les avait ôtés,Je n'en serais pas moins captif de vos beautés : Mais il faut l'un ou l'autre ; ou que je vous enlève,Ou que de mon rival l'entreprise s'achève,Et qu'on voie à ma honte, et malgré vos efforts,Cet orgueilleux démon posséder ce beau corps. FLORINDE. Quoi lui me posséder ! Puisse plutôt la foudre Me frapper à vos yeux et me réduire en poudre.Il n'a bien ni vertu qui me puissent tenter,Et ses soumissions ne font que m'irriter.Moi sous ses volontés me voir assujettie !Moi souffrir qu'on m'attache à mon antipathie ! Non, non, ne craignez rien, je vous tiendrai la foi,Et la mort avant lui triomphera de moi. LUCIDOR. Donc la peur de vous voir à son joug asservieArrêterait le cours d'une si belle vie !Je romprai par sa perte un si sanglant dessein, Oui cent coups de poignard lui perceront le sein ;Et si mon action attire votre blâme,De ce même poignard je couperai ma trame. FLORINDE. Quelle aveugle fureur vous agite aujourd'huiJusqu'à le vouloir perdre, et vous perdre après lui ? Chassez loin le désir de ce double homicide. LUCIDOR. Chassez donc loin aussi cette vertu timideQui s'effrayant de tout vous retient d'éviterL'orage qui sur vous est tout prêt d'éclater. FLORINDE. À la fin vos raisons ébranlent ma constance, Et ce n'est plus qu'en vain qu'elle y fait résistance :Donc à ce qu'il vous plaît je veux bien consentir,Et même avant le jour me résoudre à partir ;Mais lorsque de vous seul étant accompagnéeJe serai pour jamais de ces lieux éloignée, Ne me demandez rien contre ce que je dois,Montrez que vous m'aimez moins pour vous que pour moi ;Et sans jamais brûler d'une illicite flamme,Gardez bien que le corps ne triomphe de l'âme,Quoi que je vous estime, et vous préfère à tous, J'aime encor toutefois mon honneur mieux que vousEt si vous l'offensez, je m'ôterai la vie. LUCIDOR. Quel démon peut jamais m'en inspirer l'envie ?Vos seules volontés régleront mes désirs,Et le bien de vous voir fera tous mes plaisirs. FLORINDE. Doncques sur le minuit sans qu'on vous puisse entendreÀ la porte secrète ayez soin de vous rendre ;Mais adieu, quelqu'un vient. Elle rentre. RAGONDE. Dieu ! Ce sont ces filous. LUCIDOR. Ne crains rien. RAGONDE. Hé ! Tout beau, rengainez, sauvons-nous. SCÈNE IV. Le Balafré, Le Bras-de-fer, Le Borgne. LE BALAFRÉ. Quel bruit chers compagnons a frappé nos oreilles ? Tandis qu'ainsi tous trois nous bayons aux corneilles,Ce maudit receleur pourrait bien battre aux champs. LE BORGNE. Ce coquin a bon nez, il prendra mieux son temps ;Et peut-être déjà sentant notre partie,Il a fait en secret un branle de sortie. LE BRAS-DE-FER. Soit ici, soit ailleurs, je l'attraperai bien,Et cent coups de bâton ne lui coûterons rien :Mais ferons-nous encor longtemps le pied de grue,[Note : Chape-chute : Bonne aubaine due à la négligence ou au malheur d'autrui. [L]]Attendant chape-chute, au coin de cette rue ?Filer ici la laine est un pauvre métier, Il ne passe personne en ce maudit quartier ;Mais si quelqu'un y vient, il faut qu'on le détrousse,[Note : Carrousse : Partie de boire, excès de boisson. [L]]Et s'il a bien de quoi nous en ferons carrousse. LE BALAFRÉ. Je ne trouve rien tel que nager en grand'eauVolons une maison, et non pas un manteau, [Note : Menestre : Sorte de potage italien. [L]]Changeons la bière en vin, et la menestre en bisque. LE BORGNE. Mais garde le Prévôt. LE BRAS-DE-FER. Nous courons peu de risque,Cet homme environné de chevaliers errants,Prend les petits voleurs, et laisse aller les grands,Mais quand il me prendrait ? Si ma faute est punie, Je mourrai pour le moins en bonne compagnie. SCÈNE V. Beronte, Le Borgne, Le Balafré, Le Bras-de-fer. LE BORGNE. Silence, Compagnons, quelqu'un marche là bas. LE BALAFRÉ. Suivons-le. LE BORGNE. Ne bougez, il dresse ici ses pas. LE BRAS-DE-FER. Il nous voit, il s'enfuit, attrapons-le à la course. LE BALAFRÉ. Je le tiens, peu s'en faut, rends la vie, ou la bourse. BERONTE. Là voilà. LE BALAFRÉ. Quelle est plate ! Elle est vide, es-tu fou ?Tu portes une bourse, et n'y mets pas un sou,Ça le manteau. BERONTE. Prenez-le. LE BALAFRÉ. Il ne vaut pas le prendre,Porter du camelot ! Il gèle à pierre fendre ;Voilà bien se moquer de l'hiver et de nous. BERONTE. Mon maître contre moi s'étant mis en courroux,J'ai happé le taillis, et courant en chat maigreJ'ai pris sans y penser ce manteau de vinaigre. LE BRAS-DE-FER. Vraiment la prise est belle,on la doit bien garder,Mais encore au minois il faut le regarder, Sa parole me trompe ou me le fait connaître, Il prend la lanterne et regardant Beronte au visage il le reconnaît.Ça la lanterne, hé bien, le voilà pas le traître,Qui comme un honnête homme a fait courre après lui,Ha ! Que nous te ferons bonne chère aujourd'hui,Tu nous as fait cent vols, tu nous as fait cent niches. BERONTE. Faites-moi quelque grâce, et je vous ferai riches. LE BORGNE. Aurais-tu quelque part un peu d'argent caché ? BERONTE. [Note : Goussset : Anciennement. Petite bourse que l'on portait d'abord sous l'aisselle et que l'on attacha ensuite en dedans de la ceinture de la culotte. [L]]Ai-je gousset ni poche où vous n'ayez cherché ?Non, je n'ai pas un sou, mais sachant votre adresse,Je veux vous enseigner un monde de richesse, Voyez-vous ce logis. LE BALAFRÉ. N'avons-nous pas des yeux ? BERONTE. Il ne s'y trouve rien qui ne soit précieux,Personne de défense à présent n'y demeure,Et faire un si beau vol est l'ouvrage d'une heure,Une femme s'y tient veuve d'un partisan, Qui volait en un jour plus que vous en un an,Et qui par un impôt qu'il mit sur la vendange,[Note : Pont-au-change : Pont de Paris reliant l'île de la Cité à la place du Châtelet.]A fait de son logis un second Pont-au-Change :Y peut-on plus de biens l'un sur l'autre entasser,Tout s'y trouve d'argent, jusqu'aux pots à pisser. LE BORGNE. Pour t'échapper de nous dis-tu point une fable ? BERONTE. Ce ne sont que trésors, ou je me donne au Diable. LE BORGNE. Et ce riche logis est de facile accès ? BERONTE. Nous y pourrons entrer et remplir nos goussets ;Il regorge de biens cette veuve fertile, Pour se remarier, de marier sa fille,Ce mariage est prêt, et c'est argent comptant. LE BALAFRÉ. Hé ! De qui tiens-tu donc, cet avis important ? BERONTE. Je le tiens d'une femme avec qui j'ai commerce,Le métier de revendre est celui qu'elle exerce, Au déçu de la veuve, elle y va tous les jours,Et connaît de ce lieu les biens et les détours :Quelquefois sur la brune avec elle en cachette,Elle m'y fait entrer par la porte secrète,Y reçoit d'une fille habits, nappes et draps, Et j'en reviens chargé comme un cheval de bât ;Or si j'en crois mes yeux, cette porte est mal sûre,Ses verrous sont mauvais, mauvaise est sa serrure,Et de l'ouvrir enfin vous viendrez bien à bout. LE BRAS-DE-FER. Avecque nos engins nous entrerons partout. BERONTE. Mais elle a pour défense un effroyable dogue. LE BALAFRÉ. Je sais pour l'assoupir une admirable drogue ;Et dont en un moment il sentira l'effet. LE BORGNE. Puisse mon luminaire être éteint tout à fait,Si pour y voler tout je ne fais l'impossible, Y dussai-je être pris, et percé comme un crible. LE BRAS-DE-FER. Et pour ce Bras-de-fer, puissai-je en avoir deux,Si je ne suis encor plus que vous hasardeux. LE BALAFRÉ. Je me résous aussi de tenter la fortune,Dussai-je en rapporter cent balafres pour une : Mais il s'agît de faire, et non de discourir.Et dépenser plutôt à vivre qu'à mourir :Que Beronte avec moi vienne donc tout à l'heure,Pour prendre ce qu'il faut jusques à sa demeure :Nous y courons ensemble, et dans peu de moments, Nous reviendrons chargés de divers instruments,Nous en apporterons pour limer les ferrures,Et nous servir de clefs à toutes les serrures, LE BRAS-DE-FER. Allez, et cependant nous boirons près d'ici. BERONTE. Avant notre retour, nous trinquerons aussi, Le vin me rend hardi, quand j'ai bu je fais rage. LE BORGNE. Nous trousserons la pinte et non pas davantage,[Note : DAgute : Terme de chasse. Nom du jeune cerf depuis un an jusqu'à dix-huit mois. [L]]Et puis à pas de loup nous reviendrons daguet,Pour voir qui va qui vient tous deux faire le guet. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Le Bras-de-fer, Le Borgne. LE BRAS-DE-FER. Viennent-ils ? LE BORGNE. Nullement. Le borgne regarde si ses compagnons ne reviennent point. LE BRAS-DE-FER. Qu'est-ce qui les arrête ? LE BORGNE. Ils s'amusent peut-être à trinquer tête à tête,Ces engoule-bouteille, au gosier tout de feu,Ne sont pas des mignons qui boivent pour un peu,Et n'osent de rubis enluminer leurs trognes. LE BRAS-DE-FER. Mais ne craignez vous point que ces maîtres ivrognes Laissent le jugement au fonds du gobelet,Et qu'ici jusqu'au jour nous gardions le mulet ? LE BORGNE. Souvent le receleur est rond comme une boule,Mais pour le balafré rarement il se saoule :Il boit, mais sans jamais se barbouiller l'armet, Et son ventre est petit pour tout ce qu'il y met ;Ses débauches de vin sont en tout monstrueuses,Et je n'assure pas qu'il n'ait les cuisses creuses. LE BRAS-DE-FER. À ce compte il aurait trois ventres au lieu d'un. LE BORGNE. Au moins il boit et mange au delà du commun, N'aime rien que la table, et n'en sort qu'avec peine, LE BRAS-DE-FER. De leur retardement c'est la cause certaine,Mais on a cent décrets contre ce Balafré,Et les archers du guet l'ont peut-être coffré. LE BORGNE. S'il est pris je le plains il faudra qu'il en meure. LE BRAS-DE-FER. C'est à faire à passer quelque mauvais quart-d'heure. LE BORGNE. Quand nous en venons là nous sommes bien surpris,Le bourreau fait trembler les plus fermes esprits ;Et la corde à la main dans les lieux où nous sommes,Quand cet homme gagé pour massacrer les hommes ; Entre, et de par le roi, s'en vient nous saluer,Ce funeste salut suffit pour nous tuer ;Il nous rompt au milieu d'une publique place,Et le coup de la mort nous est un coup de grâce,Ce coup est-il reçu ? Nos membres tous brisés, Sur quelque grand chemin demeurent exposés,Sont l'horreur des passants, la butte des tempêtes,Servent d'exemple au peuple, et de pâture aux bêtes. LE BRAS-DE-FER. Vous qui n'étant pas moins savant qu'irrésolu,Êtes devenu borgne, à force d'avoir lu, N'avez-vous point appris que ces vaines images,Ne donnent de l'effroi qu'à de faibles courages ?Après que la Justice a nos ans limités,Que nous importe-t'il où nos corps soient jetés ?Qu'ils soient sous des cailloux, ou sous des pierreries, Au milieu des parfums, ou parmi des voiries ;Posez sur des gibets, ou mis en des tombeaux,Et soient mangez des vers, ou mangez des corbeaux ;Tout est indifférent, ni louange ni blâme,Ne touchent un mortel quand il a rendu l'âme, Et quiconque a du coeur, au lieu de s'étonner,Regarde d'un oeil sec son destin terminer. LE BORGNE. C'est votre opinion. LE BRAS-DE-FER. Que votre âme est craintive !La mort est toujours mort, quelque part qu'elle arrive ;Et qui finit ses jours couché bien mollement, Entre les draps d'un lit paré superbement ;Ne revit pas plutôt que qui meurt sur la roue,Et mort on est pas mieux dans l'or que dans la boue. LE BORGNE. On siffle, les voici. SCÈNE II. Le Balafré, Beronte, Le Bras-de-fer, Le Borgne. LE BRAS-DE-FER. Doublez doublez le pas,[Note : Friper : Familièrement. Dissiper en de folles ou vilaines dépenses. Cet homme a fripé tout son bien. [L]]Fallait-il si longtemps être à friper les plats ? Dix heures ont frappé. BERONTE. Je crois qu'il en est onze,Mais à peine étions-nous prés du cheval de bronze,Que le Guet a passé tenant deux grands filous,Que nos yeux effrayé ont d'abord pris pour vous ;Tant ils vous ressemblaient d'habit et de visage, LE BRAS-DE-FER. La rencontre est fâcheuse et de mauvais présage.Mais il est déjà tard. LE BORGNE. Ne parlez pas si haut. LE BRAS-DE-FER. Nos engins sont-ils prêts ? BERONTE. Voici tout ce qu'il faut,Crochets, passe-par tout, lime sourde, tenaille,Et tant d'autres outils dont notre main travaille. LE BRAS-DE-FER. Le morceau, pour jeter en la gueule du chien,L'avez-vous apporté ? Ne nous manque-t'il rien ? LE BALAFRÉ. Tout est prêt. LE BRAS-DE-FER. C'est assez, allons, la nuit s'avance. BERONTE. J'ai dans la gibecière un outil d'importance,C'est la main d'un pendu dont je vous ferai voir, En cette occasion l'admirable pouvoir ;Mettant à chaque doigt une chandelle noire,Et prononçant dessus quelques mots du grimoire ;J'ose bien assurer que ceux qui dormiront,Ne s'éveilleront pas tant qu'elles brûleront. LE BORGNE. Hé ! S'ils sont éveillés ? BERONTE. Ils nous verrons tout prendre,Sans pourvoir ni parler, ni même se défendre. LE BRAS-DE-FER. Quel esprit eut jamais plus de crédulité ?C'est un compte de vieille à plaisir inventé,Défions-nous toujours de la force des charmes, Et ne nous assurons qu'en celle de nos armes. BERONTE. Mais si par un malheur nous sommes aperçus,Que faire ? LE BALAFRÉ. On ne doit point consulter là-dessus,Il faut que notre main au carnage occupée,Passe indifféremment tout au fil de l'épée. BERONTE. Je ne tuerai jamais, si je n'y suis forcé. LE BRAS-DE-FER. La pitié du barbier est cruelle au blessé,Et celle du voleur est cruelle à lui-même,Et le plonge souvent dans un malheur extrême,De nos crimes jamais ne laissons de témoins, On nous recherche après avecque trop de soins,Un prévôt nous attrape, et puis une potenceEst de notre pitié la juste récompense ;Mais devais-tu toi-même à ce vol nous porter ?Pour t'efforcer après de nous en dégoûter ? As-tu cuvé ton vin ? N'es-tu point ivre encore ? BERONTE. Le meurtre me déplaît, c'est chose que j'abhorre,Dérobons plus de bien, et versons moins de sang. LE BALAFRÉ. Quoi, déjà de frayeur vous devenez tout blanc ? BERONTE. Plaise au Ciel que ce vol ne nous soit pas funeste. LE BALAFRÉ. Funeste, ou bien heureux, j'y couche de mon reste,Et quiconque viendra me saisir au collet,Se verra saluer d'un coup de pistolet.Mais puis que vous tremblez d'une frayeur si forte,Au moins faites le guet au près de cette porte, Cependant sans tarder nous entrerons tous trois,Par celle où sur le soir vous entrez quelquefois,Nous l'ouvrirons sans bruit, mais non pas sans lumièreDonnez-nous la lanterne avec la gibecière,De clartés et d'outils notre adresse a besoin. BERONTE. Serai-je ici tout seul ! LE BALAFRÉ. Nous n'en serons pas loin,Prêtez l'oreille au bruit, faites la sentinelle,[Note : Venelle : Petite rue. [L]]Et si l'on vous découvre enfilé la venelle. BERONTE. S'il tombe sur mon dos une grêle de coups. LE BALAFRÉ. Vous n'avez qu'à siffler, et nous viendrons à vous. BERONTE. Tandis que vous viendrez, s'il advient qu'on me tue. LE BALAFRÉ. Que de vaines frayeurs votre âme est combattue ;Nous serons plus heureux, ce mal n'adviendra point,Adieu, conservez bien le moule du pourpoint. Ils s'en vont. BERONTE. Conservez bien le vôtre, et si l'on vous attrape, Et que de ce danger par miracle j'échape ;A quelque question que vous soyez soumis,[Note : Avoir bon bec : Parler avec vivacité, et une certaine malice. [L]]Ayez toujours bon bec, buvez à vos amis,Allez, et que le Ciel rende vaine la crainte,Qui m'attaque et me porte une si vive atteinte : Il me semble déjà que tout ce que je voisSe transforme en sergent, se vient saisir de moi,Et m'enferme à cent clefs, où déjà d'aventure,J'ai sans dévotion trop couché sur la dure :Mais où va ce fendant que j'entrevois de loin, Lucidor passe pour aller enlever Florinde.Le manteau sur le nez, marcher l'épée au poing ?Sifflerai-je, ou plutôt quitterai-je la place ?Il passe outre, et mon sang est encor tout de glace,La crainte qui souvent fait voir ce qui n'est pas, Vient de me figurer l'image du trépas,J'ai presque pris la fuite, et j'ai vu ce me sembleEn cet homme tout seul cinquante archers ensemble ;Je n'avais pas quinze ans, que le vol d'un manteau,Fit que l'on m'attacha le dos contre un poteau, Où le cou dans le fer, et les pieds dans la boue,Aux passants malgré moi je fis longtemps la moue :Je fus marqué depuis à la marque du Roi,Et si l'on me reprend n'est-ce pas fait de moi ?Il n'est point de présent, d'ami, ni d'artifice, Qui puissent m'exempter d'un infâme supplice ;Il faudra qu'en charrette, et suivi du bourgeois,J'aille sans violons danser au bout d'un bois.Mais qui cause les bruits qui maintenant s'entendent ?Et fait que tant de gens et montent et descendent ; Ce bruit est causé par les voleurs, qui étant découverts tâchent à se sauver.Sifflons, sifflons encor ; Ha ! Dieu pas un ne vient,S'ils ne sont déjà pris, qu'est-ce qui les retient ?Quel battement de pied ! Quel cliquetis d'épées !Quel murmure confus de voix entrecoupées ?Fuyons, mais où fuirai-je ! Hélas de tous côtés, Ce ne sont que voisins, ce ne sont que clartés :Ils ont pris ces filous, ils me cherchent peut-être,Et j'en tiens pour longtemps, s'il m'advient de paraître :Laissons-les donc rentrer, avant que de partir,Cependant cachons-nous, j'entends quelqu'un sortir, Il se cache. SCÈNE III. Olympe, Ragonde, Beronte, caché. OLYMPE, seule. Au voleur, au voleur, accourez à mon aide. RAGONDE. Est-ce donc de chez vous que ce grand bruit procède ?Madame, avec frayeur je me viens d'éveiller,Et pour vous secourir, je sors sans habiller. OLYMPE. Des larrons sont entrés par la petite porte, Et nul que Lucidor ne me prête main forte :Ma maison est perdue. RAGONDE. Il se bat comme il faut,Et seul à ces coquins fera gagner le haut,Mais le voici. SCÈNE IV. Lucidor, Olympe, Ragonde, Beronte, caché. LUCIDOR. Madame, ils ont tous fait retraite,Après s'être sauvés par la porte secrète ; Mais qui vois-je à ce coin ? BERONTE, caché. Dieu ! Je tremble d'effroi,Fends-toi par la moitié, muraille cache-moi. OLYMPE. C'est un voleur, prenez-le, il faut qu'il rende l'âme,Entre mille tourments. BERONTE. Grace, grâce, Madame Et je vous sauverai l'honneur avec le bien. OLYMPE. Tu fais une promesse où je ne comprends rien :Mon bien et mon honneur sont-ils prés du naufrage ?Parle plus clairement, éclairci ce langage ;Et si tu m'avertis de quelque trahison, Je t'exempte de tout, même de la prison. BERONTE. Donc sur votre parole écouter une histoire,Que d'abord votre esprit refusera de croire.Tersandre, qui chez vous se voit combler d'honneur,Qui fait du magnifique, et tranche du Seigneur, N'est rien assurément de tout ce qui vous semble. OLYMPE. N'est-il pas honnête-homme, et riche tout ensemble ?Ses mérites partout aujourd'hui sont prisez,Et ses biens trop connus l'ont fait mettre aux aisés ! BERONTE. Qu'en espions le Roi dépend mal d'ordinaire. OLYMPE. Qui ne s'explique mieux gagne autant à se taire. BERONTE. Que diriez-vous de lui, si par subtilité,Ce Matois abusant votre crédulité,Était le plus grand gueux que le Soleil regarde ? OLYMPE. Où donc aurait-il pris tout ce que je lui garde ? Ces chaînes d'or massif ? Et ce gros diamant ? BERONTE. Ce sont chaînes qu'il fait de cuivre seulement. OLYMPE. Quoi ce n'est pas bon or ? Ô grand Dieu quelle bourde!Et ce gros diamant. BERONTE. [Note : Happelourde : Pierre fausse qui a l'éclat d'une pierre précieuse. [L]]C'est une happelourde,Je l'ai vu travailler, je l'ai servi vingt mois, Et je sais les bons tours qu'il a faits mille fois. OLYMPE. Ô malheur ! Mais je veux que ces biens soient frivoles,Ne lui gardons-nous pas deux grands sacs de pistoles. BERONTE. Je crois qu'au Roi d'Espagne elles ont coûté peu,À faire fabriquer. OLYMPE. Dénoue, ou romps ce noeud, Est-il faux-monnayeur ? BERONTE. Il n'a point de semblable,Pour fondre les métaux, ni pour jeter en sable. OLYMPE. O le plus scélérat du reste des humains ?Mais pourquoi mettre ainsi ces biens faux en mes mains ? BERONTE. Pour éblouir vos yeux, et ceux de sa maîtresse, Par les trompeurs appas d'une feinte richesse. RAGONDE. Dieu quel Maître Gonin ! BERONTE. Il fait bien d'autres coups,Mais je croirais plutôt qu'il les cacha chez vous,De crainte que le temps découvrant toutes choses,Ne vint à découvrir chez-lui le pot aux roses ; [Note : Grippeur : Terme familier. Celui qui grippe, qui dérobe. [L]]Et que quelque grippeur de mauvais garnements,Ne le fît malgré lui changer de logement. LUCIDOR. Il s'en faut éclaircir. OLYMPE. Je n'ai point d'autre envie,Si ton rapport est vrai, je te donne la vie ;Mais s'il est faux aussi tu sera maltraité, Entrons visitons tout. Elle rentre. LUCIDOR. Dis-tu la véritéMais ne t'ai-je pas vu sous moi porter les armes ?Oui c'est toi qui tremblais aux premières alarmes, Lucidor reconnaît Beronte.Et dont l'ivrognerie osa tant m'offenser,Que de ma compagnie il te fallut chasser. Tu vivais en pourceau, toujours la panse pleine :Mais tu veux t'échapper, maraud. BERONTE. Mon Capitaine,Me tiendra-t'on promesse ? LUCIDOR. Oui, si tu ne mens point. BERONTE. [Note : Grègue : Haut-de-chausses, culotte. [L]]Que puissent vos goujats m'ôter grègue et pourpoint,Et m'en donner par tout, si c'est une imposture. LUCIDOR. Entre donc, et sans peur viens finir l'aventure. Ils rentrent. RAGONDE, seule. Que d'un tour si subtil j'ai l'esprit étonné !Fut-ce Nostradamus l'aurait-il deviné ?[Note : Bricole : Fig. Tour et détour des choses, causé par les résistances qu'elles rencontrent dans leur mouvement. [L]]Quoi, ce n'est qu'un Trompeur, qu'un donneur de bricoles ?[Note : Minon : Nom que l'on donne quelquefois aux chats. [L]]Qu'un attrape minon, qu'un rogneur de pistoles, Qu'un gueux pour tout potage, encor que tous les joursMonté comme un Saint-Georgeil fasse mille tours !Il n'est rien si trompeur qu'une belle apparence,Comment donc là dessus fonder quelque assurance ?Aucun sur ce qu'il voit ne peut prendre parti, Et doit dire à ses yeux, vous en avez menti :Mais voici ce mangeur de charrette ferrée,Qui m'est venu tantôt faire une échauffourée,Les rayons de la lune à mes yeux le font voir. SCÈNE V. Tersandre, Ragonde. TERSANDRE. Quels cris ai-je entendus ? Ne le puis-je savoir ? RAGONDE. Ce sont voleurs, Monsieur, qu'on cherche par la ville,Vous sont-ils point connus ? TERSANDRE. La demande est civile,À qui crois-tu parler ? RAGONDE. À qui je ne dois rien.À qui me connaît mal, et que je connais bien.À qui doit s'en aller vendre ailleurs ses coquilles, À qui croit que je sois revendeuse de filles.Et pour me faire affront m'a tenu des propos,À se faire casser cent bastons sur le dos. TERSANDRE. Ha ! Je te reconnais, mais à cette heure indue,Que fais-tu toute seule au milieu de la rue ? Ayant trop bu d'un coup, tu cherches ton chemin. RAGONDE. Je prédis presque tout, quand j'ai bu de bon vin,Et sans aucun aspect d'étoile, ni de lune,[Note : Bonne-fortune : heureuse circonstance, chance heureuse. [L]]Je vous dirais bientôt votre bonne-fortune. TERSANDRE. Connais-tu l'avenir ? RAGONDE. Oui, mieux que le passé, D'un bizarre trépas vous êtes menacé,Et vous mourrez en l'air faisant la capriole. TERSANDRE. Et plus que ton savoir, si le mien n'est frivole,Avec quelque commère ayant le verre en main,Tu mourras en chantant buvons jusqu'à demain : J'excuse ton ivresse à nulle autre pareille,Et je pardonne au vin, mais garde la bouteille. RAGONDE. Gardez-vous bien vous-même, autrement doutez-vousQue l'on ne vous enferme en la boite aux cailloux ?Ne vous déguisez plus, il faut lever le masque, Songer à la retraite, et courir comme un basque ;On vous cherche par tout, et je vous donne avis[Note : Pont-levis : Terme de cordonnier. Souliers à pont-levis, espèce de chaussures à talon fort haut, dans lesquelles on mettait de petites mules. [L]]De chausser des souliers qui soient sans pont-levis. TERSANDRE. Qui dit cette insensée ? RAGONDE. On sait de vos affaires,Les feintes maintenant vous sont peu nécessaires. TERSANDRE. Moi feindre ! Moi fuir ! As-tu perdu le sens ? RAGONDE. N'appréhendez-vous point d'être vu des passants ?Que de tous vos bons tours on ne sache le nombre,Et que de peur du hâle on ne vous mette à l'ombre ?Bandez vite la caisse, ôtez tout de ce lieu, N'oubliez rien enfin sinon à dire adieu. TERSANDRE. Moi ? RAGONDE. Vous-même. TERSANDRE. Hé ! Qui donc t'a conté cette fable ? RAGONDE. Celui même qui vient. SCÈNE VI. Tesandre, Ragonde, Béronte. TERSANDRE. Qu'as-tu dis misérable ? BERONTE. Mais vous qu'avez vous fait, m'ayant si maltraité ?Pour avoir fait faillite à votre lâcheté ? Ferais-je le lion, quand vous faites la cane ?Vous avez pris de quoi me sangler comme un âne ;Et si ma fuite alors n'eut trompé votre main,J'aurais demeuré tard à me lever demain :Mais naguère étant prêt, pour un vol d'importance, D'aller danser sur rien au bout d'une potence ;J'ai, pour m'en exempter, et me venger aussi,Fait de vos actions un portrait raccourci :Oui, Florinde et sa mère ont vu de quelle adresseVous savez des plus fins abuser la finesse : Ce qu'elles vous gardaient elles l'ont visité,Je leur en ai fait voir toute la fausseté ;Et par ce seul moyen j'ai racheté ma vie,Qu'un collier trop étroit eut sans doute ravie. TERSANDRE. Ha perfide ! RAGONDE. Tout beau, soyez moins furibond, Étant seul contre deux vous n'auriez pas du bon. TERSANDRE. Il mourra ; l'imposteur, BERONTE. Rengainez je vous prie,Ou je me jetterai sur votre friperie,Vous ferai sous ma main passer et repasser,Et jamais violon ne vous fit mieux danser. TERSANDRE. Hé ! Je puis d'un valet endurer cet outrage ? RAGONDE. Adieu Monsieur l'escroc. BERONTE. Adieu, devenez sage. TERSANDRE. Je deviendrai bourreau, pour te rompre le cou. Tersandre donne un coup de pied à Beronte, et un coup de poing à Ragonde, et s'enfuit. BERONTE. Ha Dieu quel coup de pied m'a lancé ce filou ! RAGONDE. Ha Dieu quel coup de poing ! Je vois mille chandelles. Au voleur. BERONTE. Au secours. TERSANDRE. Fuyons. Il s'enfuit. BERONTE. Il a des ailes. SCÈNE DERNIÈRE. Olympe, Lucidor, Florinde, Ragonde, Beronte. LUCIDOR. Qui donc crie au voleur ? D'où provient ce grand bruit ? RAGONDE. Des coups que m'a donnés ce fourbe qui s'enfuit. Ragonde et Beronte rentrent pour courir après Tersandre. LUCIDOR. Madame, laissez-moi, je saurai le poursuivre. Lucidor veut courir après Tersandre, mais Olympe et sa fille l'en empêchent. OLYMPE. Pour sa punition il le faut laisser vivre, Cependant mon honneur est blessé vivement,Par le honteux dessein de cet enlèvement :Mais il a fait tout seul l'heureuse découverte,De ces voleurs de nuit qui conspiraient ma perte ;Et sans qui toutefois mon esprit abusé, M'aurait donné pour gendre un filou déguisé.Puis donc que votre épée à ce point m'a servie,Qu'elle a sauvé mon bien, mon honneur, et ma vie,Je vous pardonne tout, et vous promets encor,Que Florinde jamais n'aura que Lucidor. LUCIDOR. Ô charmante promesse ! FLORINDE. Ô faveur non commune ! OLYMPE. Allez vous reposer, bénissez la FortuneQui fait que dés demain pour finir vos langueurs,L'hymen joindra vos corps, comme amour joint vos coeurs. ==================================================