******************************************************** DC.Title = SOPHONISBE, TRAGÉDIE DC.Author = MAIRET, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 08/05/2020 à 13:30:59. DC.Coverage = Algérie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MAIRET_SOPHONISBE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1097788 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** SOPHONISBE TRAGÉDIE M. DCC. XXXV. Avec privilège du Roi. Jean Mairet À PARIS, Chez Pierre ROCOLET, au Palais en la galire des Prisonniers, aux Armes de la Ville. Représenté pour la première fois en en 1629. ACTEURS SYPHAX, roi de Numidie. PHILON, général de Syphax. MASSINISSE, ennemi de Syphax. SCIPION, consul romain. LÉLIE, lieutenant de Scipion. CALIODORE, domestique de Sophonisbe. ARISTON, soldat romain. SOPHONISBE, femme de Syphax, et amoureuse de Massinisse. CORISBÉ, confidente de Sophonisbe. PHÉNICE, confidente de Sophonisbe. PHILIPPE. SOLDATS. Le Scène est dans Cyrte, ville de Numidie. ACTE I SCÈNE I. Syphax, Sophonisbe. SYPHAX Quoi, perfide ! s'entendre avec mes ennemis ?Est-ce là cet amour que tu m'avais promis ?Est-ce là cette foi que tu m'avais donnée,Et le sacré respect qu'on doit à l'hyménée ?Ingrate Sophonisbe, as-tu si tôt perdu La mémoire du soin que Syphax t'a rendu ?Quelque inégalité qui soit entre nos âges,Parmi mille sujets de soupçons et d'ombragesQu'un mari plus crédule eût pris à tout propos,Ai-je rien entrepris qui troublât ton repos ? As-tu pas toujours eu, comme reine absolueToute la liberté que toi-même a voulue ?Cependant ton caprice, ennemi de mon bien,Trahit ingratement mon honneur et le tien.Tu sais que pour complaire à cette vieille haine Que ta race eut toujours pour la race romaine,J'ai quitté l'amitié de ce peuple puissantPar où je conservais mon État florissant.Sans tes mauvais conseils, à qui j'ai voulu plaireEt de qui ma ruine est le juste salaire, On ne me verrait pas détruit comme je suis,Ni l'esprit aveuglé d'un nuage d'ennuis ;J'aurais dessus le front ma couronne affermie,Car j'aurais Rome encore et la Fortune amie.Mais quoi ? m'ayant perdu de gloire et de bonheur, Il te restait encore à me perdre d'honneur ;Il te restait encore pour comble de maliceÀ te lier d'amour avec Massinisse.Je veux que je te pèse et que mes cheveux grisSoient à tes jeunes ans un sujet de mépris ; Hais-moi si tu veux, abhorre ma personne,Mais que t'ont fait les miens, que t'a fait ma couronne,Pour faire un ennemi l'objet de tes désirs ?Ne pouvais-tu trouver où prendre tes plaisirsQu'en cherchant l'amitié de ce prince numide Qui te rend tout ensemble impudique et perfide,Vu que tu ne saurais l'aimer sans me haïr,Ni t'entendre avec lui sans me vouloir trahir ?Je n'ai pour mon malheur que trop de connaissanceDu sujet dont ta flamme a tiré sa naissance : Tu l'as toujours aimé, depuis le jour fatalQu'il te fut accordé par ton père Asdrubal,Et que de tes regards l'atteinte empoisonnéeMe fit prendre pour moi ce funeste hyménée,heureux dans ce malheur, si le même flambeau Qui nous mit dans le lit nous eût mis au tombeau ! SOPHONISBE Ha ! Sire, plût aux Dieux m'eussiez-vous écoutée ! SYPHAX Que me pourrais-tu dire, impudente, effrontée ? SOPHONISBE Ce qui m'exempterait de ces noms odieux. SYPHAX Oui, si j'étais perclus de l'esprit et des yeux ; Oui, si je ne savais quelle est ton écriture ;Convaincs-moi toutefois d'erreur et d'imposture :Je serai satisfait quand tu te purgeras ;Fais-le donc si tu peux, et tu m'obligeras. Il lui montre la lettre.Désavoueras-tu point ces honteux caractères, Complices et témoins de tes feux adultères ? SOPHONISBE Non, Sire, ils sont de moi, je ne puis le nier,Et n'ai pas entrepris de me justifierPar un trait effronté de visible impudence ;Il est vrai, j'ai failli, mais c'est par imprudence, C'est manque de conduite, et pour vous avoir tuUn généreux dessein que mon coeur avait eu,Dont ma bouche en effet vous devait rendre compte. SYPHAX Ô Dieux ! as-tu perdu le sens avec la honte ?Ta faute, ce dis-tu, vient de m'avoir caché Le généreux dessein de commettre un pêché ;Ô réponse indiscrète autant comme insensée !Explique, explique mieux ta confuse pensée,Excuse ton offense au lieu de l'aggraver,Et ne te souille pas au lieu de te laver. Songe à ce que tu dis, et que jamais oreilleN'ouït extravagance à la tienne pareille ;Remets donc ton esprit de sa chute étourdi. SOPHONISBE Vous prenez mal le sens des choses que je dis ;Je veux dire, Seigneur, afin que je m'explique, Que jamais le flambeau d'un amour impudique,Quoi que vous en croyez, ne m'échauffa le sein,Et que j'avais écrit pour un autre dessein ;C'est par où je prétends prouver mon innocence,Si votre Majesté m'en donne la licence. SYPHAX Parlez, parlez, Madame, et si vous le pouvez,Mettez votre innocence au point que vous devez.C'est le plus grand plaisir que vous me sauriez faire ;Mais qu'avecque raison j'ai crainte du contraire ! SOPHONISBE Sire, vous voyez trop à quelle extrémité Les armes des Romains vous ont précipité :Votre Empire perdu, votre ville assiégée,Et l'armée ennemie à nos portes logée,De nos meilleurs soldats les courages faillis,Nos dehors emportés, nos remparts assaillis, Et qu'il n'est quasi plus en la puissance humaineDe repousser de nous l'insolence romaine.Moi, qui Carthaginoise, et vrai sang d'Asdrubal,N'ai jamais reconnu ni craint un pire malQue celui dont le sort affligerait ma vie Si ce peuple odieux la tenait asservie,J'ai cru qu'il serait bon de m'acquérir de loinUn bras qui conservât ma franchise au besoin ;C'est pourquoi j'écrivais au prince Massinisse,Sous une feinte amour couvrant mon artifice ; Et pour vous mieux prouver la chose comme elle est,Que votre Majesté regarde, s'il lui plaît,Que méprisant la fleur des princes d'Italie,Et le grand Scipion, et le sage Lélie,J'ai voulu m'assurer de l'assistance d'un À qui le nom libyque avec nous fût commun.Voilà, Sire, en deux mots la cause véritableDe l'erreur qui me rend apparemment coupable ;Mais les Dieux après tout que je prends à témoinsSavent bien, en effet, que je ne suis rien moins. SYPHAX Crois plutôt que ces Dieux ennemis des parjuresVengeront en ceci nos communes injures,Et qu'un jour déjà proche ils puniront sur toiLe mépris que ton coeur a fait d'eux et de moi.Je te tiens si tu veux innocente et pudique ; Mais tu te souviendras qu'un esprit prophétiqueT'annonce par ma voix qu'un succès malheureuxDoit suivre de bien près tes desseins amoureux.C'est la seule raison qui peut faire à cette heureQue sans punition ton offense demeure, Aimant mieux que le Ciel m'en fasse la raison,Que si je la tirais du fer ou du poison. SOPHONISBE Quoi donc, votre soupçon rejette mes excuses ?Ô Dieux ! SYPHAX Déguise mieux tes inutiles rusesDe qui le faux éclat ne saurait m'éblouir ; Adieu, je ne veux plus te voir, ni t'ouir.Va-t'en, va, que sur toi ma colère n'éclate,Femme sans foi, sans coeur, et sur toutes ingrate. Elle rentre.Va répandre plus loin tes infidèles pleurs,Et me laisse tout seul avec mes douleurs. Il demeure seul.Ô Ciel, pouvais-tu mieux me témoigner ta haineQu'en mettant dans mon lit cette impudique Hélène,Ou plutôt cette peste, et ce fatal tison,De qui déjà la flamme embrase ma maison ?Quel roi, sans cette horreur de la foi conjugale, Aurait une fortune à ma fortune égale ?Soit maudit à jamais le lieu, l'heure et le jourQue son aspect charmeur me donna de l'amour !Quand j'aurais en un jour trois batailles perdues,Et cent places de marque aux ennemis rendues, J'eusse encore moins perdu qu'alors que sa beautéMe fit perdre le sens avec la liberté.Depuis que cette tache eut obscurci ma vie,La mauvaise fortune a ma faute suivie.Il n'est point de malheur qui ne m'ait accueilli, Et bien plus que mon corps mon esprit a vieilli ;Depuis, mon jugement a bien moins de lumière,Et semble être déchu de sa force première.Tout ce que j'entreprends me succède à rebours,Soit manque de bonheur, ou manque de discours. Ô trois et quatre fois malheureux hyménéeQui rend de mes vieux ans la course infortunée ! SCÈNE II. Philon, Syphax. PHILON, général de Syphax Sire, l'on n'attend plus que votre Majesté,Pour charger Massinisse au combat apprêté.Déjà ses légions, de trop d'heurs insolentes, Ont tiré loin du camp leurs enseignes volantes,Et vos gens, hors la ville en bataille rangés,Jurent de n'y rentrer que vainqueurs et vengés.Tandis que leurs esprits la vengeance respirent,Il les faudrait mener au combat qu'ils désirent, De peur qu'à différer ils ne perdent sans fruitCette bouillante ardeur que la victoire suit. SYPHAX Allons, et plaise aux Dieux qu'un trépas honorableMe délivre bientôt d'un sort si déplorable. PHILON Quoi, Sire, et depuis quand votre coeur abattu Laisse-t-il au malheur accabler sa vertu ?D'où vient qu'en vos discours, et sur votre visage,On remarque les traits d'un sinistre présage ?Vous n'êtes pas encor si maltraité du sortQue vous soyez réduit à désirer la mort, Et quoique jusqu'ici la Fortune contraireNous ait fait tout du pis qu'elle nous pouvait faire,Si faut-il espérer que sa légèretéLa fera revenir à votre Majesté. SYPHAX Ha ! Philon, souviens-toi que la Fortune est femme, Et que de quelque ardeur que Syphax la réclame,Elle est pour Massinisse, et qu'elle aimera mieuxSuivre un jeune empereur qu'un autre déjà vieux ;Mais que ce n'est pas le sujet de ma crainte,Ni de l'extrême deuil dont mon âme est atteinte ! Ma vie est bien soumise à de pires dangers,Et tous mes ennemis ne sont pas étrangers. PHILON Comment, Sire, quelqu'un entre vos domestiquesA-t-il fait contre vous d'infidèles pratiques ? SYPHAX Oui, je suis odieux à ceux de ma maison Qui me devraient chérir avec plus de raison. PHILON Il faut donc dans leur sang, avec promptitude,Noyer leur perfidie et leur ingratitude ;Le secret de l'affaire est de les prévenirEt votre sûreté consiste à les punir. Mais qui sont ces ingrats, ces courages perfides,Qui peuvent concevoir des pensers homicides,Pour le plus digne roi qui soit en l'Univers,Et que ne les perd-on, puisqu'ils sont découverts ? SYPHAX Pour ce qu'en les perdant, je me perdrais moi-même, Qui tout traîtres qu'ils sont les excuse et les aime.C'est en quoi ma fortune est digne de pitié,D'avoir encore pour elle un reste d'amitié,Au lieu de la punir de mépris et de haine. PHILON Pour elle ? SYPHAX Oui, cher Philon, je parle de la Reine, Et je veux bien confier à ton esprit discretUn malheur que je tiens pour tout autre secret.J'ai des preuves en main qui te feront paraîtreQue si je suis troublé, j'ai bien sujet de l'être,Et que la peur qu'imprime un ennemi vainqueur N'est pas ce qui m'abat le visage et le coeur ;Vois ce papier honteux, et par son écriture,Apprends à même temps, et plains mon aventure. Il lit. Lettre de SOPHONISBE à MASSINISSE" Voyez à quel malheur mon destin est soumis ;Le bruit de vos vertus et de votre vaillance Me contraint aujourd'hui d'aimer mes ennemis,D'un sentiment plus fort que n'est la bienveillance. "Eh bien, aurais-tu cru que sous tant de beautéLogeât tant de malice et de déloyauté ? PHILON Certes, les Dieux encore n'ont point fait de courage Qui soit inébranlable aux coups de cet orage,Et c'est avec raison que le vôtre aujourd'hui,Pour un si grand malheur montre un si grand ennui.Mais, Sire, il faut penser que c'est aux grandes âmesÀ souffrir les grands maux, et que femmes sont femmes ; Courons remédier d'un courage constantAu danger le plus proche, et le plus important.Songez qu'en détruisant la puissance romaine,Vous détruisez aussi les desseins de la Reine,Qu'il est bon cependant d'observer de plus près, Par des yeux vigilants qu'on y peut mettre exprès. SYPHAX Allons, Philon, allons où le Destin m'appelle,Et que ma mort contente une épouse infidèle.Cependant Massinisse... PHILON Ô Dieux, il a blêmi. SYPHAX Pour te faire un présent digne d'un ennemi, Et te souhaiter pis que le fer ni la flamme,Je te souhaite encor Sophonisbe pour femme. SCÈNE III. Sophonisbe, Phénice, Corisbé. SOPHONISBE Ah ! Phénice, il est vrai qu'il a manqué de foi,Qu'il a remis ma lettre entre les mains du Roi,Et que son imprudence... PHÉNICE Assurez-vous, Madame, Que l'eunuque en ceci n'est point digne de blâme,Et qu'il ne vous manque ni de foi, ni d'esprit,Ni de constance même, alors qu'on le surprit.Ne soupçonnez donc plus sa franchise éprouvée,Et sachez comme quoi la chose est arrivée. Déjà ce malheureux, sans nuls empêchements,Était prêt à sortir de nos retranchements,Et d'un camp endormi se couler dans un autre,Quand son propre malheur, aussi bien que le vôtre,Sur la pointe du jour le fit tomber ès mains D'un escadron errant de chevaux africains,Qui comme fugitif entre eux le dépouillèrent,Et si soigneusement à l'envi le fouillèrent,Que l'un d'eux aperçut le papier attachéDans le bord de sa robe, où nous l'avions caché ; Et tous, pour profiter d'une telle aventure,Le rendirent au Roi, sans faire ouverture.Ainsi le pauvre Esilique à sa rage exposéMérite d'être plaint, et non d'être accusé ;Voilà comme en effet la chose s'est passée. SOPHONISBE Cependant, Massinisse ignore ma pensée ;Ce glorieux vainqueur est encore à savoirLe mauvais traitement qu'il me fait recevoir.Combien me va coûter l'amour que je lui garde,Et comme à son sujet mon honneur se hasarde ! Dieux, que j'approcherais du comble de mes voeux,S'il savait seulement le bien que je lui veux !J'éprouverais au moins, hors de l'incertitude,Ou sa reconnaissance, ou son ingratitude.Phénice, pensez-vous que s'il connaissait bien Qu'il possède mon coeur, il me donnât le sien ?Mes yeux à votre avis ont-ils assez de charmesPour cet esprit nourri dans la fureur des armes ? PHÉNICE Que trop, que trop, Madame, et je ne doute pasQue ce jeune vainqueur ne cède à vos appas, Puisqu'on a vu Syphax en l'hiver de son âgeConcevoir tant de feux pour un si beau visage,Lui de qui les cheveux ont blanchi sous l'armet,À la suite du bien que la gloire promet.Croyez assurément que s'il vous avait vue Avec tous les attraits dont vous êtes pourvue,Il serait sans raison, s'il ne changeait un jourLes lauriers de la guerre aux myrtes de l'amour,Si ce n'est qu'autre part sa franchise asservieDe toute autre amitié lui fît perdre l'envie ; Car à bien discourir, il n'est pas apparentQu'il ait pu conserver un coeur indifférent,Parmi tant de beautés dont l'Espagne se vante. SOPHONISBE Ô Dieux ! que ce soupçon me trouble et m'épouvante !Et que je souffrirais, si mon amour trompé, Trouvait en Massinisse un coeur préoccupé !Certes autant de fois que mon âme insenséeA voulu s'arrêter dessus cette pensée,Nourrice, autant de fois j'ai changé de couleur,Et mes sens interdits ont montré ma douleur. PHÉNICE Mais, Madame, après tout cette amour découverteCause visiblement votre honte et ma perte.Le Roi témoigne assez par le bruit qu'il a faitQue toutes vos raisons ne l'ont pas satisfait,Et je crains qu'au retour du combat qui l'arrête Il ne fasse éclater la dernière tempête. SOPHONISBE Rien moins, je connais trop la puissance d'AmourPour craindre que le Roi me fasse un mauvais tour ;Celle qu'il a pour moi ne lui saurait permettrede me déshonorer sur une simple lettre ; Il a puni ma faute en me la reprochant,Et, s'il m'eût voulu perdre, il l'eût fait sur-le-champ ;C'est en quoi mon offense est plus blâmable encoreDe tromper lâchement un mari qui m'adore.Mais un secret destin que je ne puis forcer, Contre ma volonté m'oblige à l'offenser ;Moi-même mille fois je me suis étonnée,Et de ma passion, et de ma destinée.Encore à ce matin je pleurais en rêvantAu malheur inconnu qui me va poursuivant ; Faisant réflexion sur mon erreur extrême,Je ne pouvais trouver que je fusse moi-mêmeEt que dans la rigueur d'un temps si malheureux,Je pusse concevoir des pensers amoureux.Hélas, il paraît bien que l'Amour pour mes crimes M'alluma dans le coeur ces feux illégitimes !Car enfin il arrive, ou souvent, ou toujours,Que l'aise et le repos engendrent les amours ;Mais qu'ils aient pris naissance au milieu des alarmesEt qu'ils aient allumé leurs flambeaux dans les larmes, C'est bien un accident aussi prodigieuxQue d'un sort non commun il est présagieux. CORISBÉ Madame, tout est prêt, et pour le sacrifice,Et pour le voeu public. SOPHONISBE Allons-y donc, Phénice,Et de peur de prier contre mon propre bien, En adorant les Dieux, ne leur demandons rien. ACTE II SCÈNE I. Sophonisbe, Corisbé, Phénice. PHÉNICE Enfin toute la ville est dessus la muraille,D'où comme d'un théâtre, elle voit la bataille,Et Votre Majesté, sans aller loin d'ici,Si c'était son plaisir la pourrait voir aussi. SOPHONISBE Non, j'ai trop de frayeur, et suis trop désoléePour voir cette mortelle et douteuse mêlée,Où Mars et la Fortune achèvent le destin,Et du peuple africain et du peuple latin.Mais si vous souhaitez ce tragique spectacle, Pour le voir sans danger ainsi que sans obstacle,Rendez-vous au sommet de la plus haute tour,D'où l'oeil découvre à plein tous les champs d'alentour ;Et que de temps en temps l'une ou l'autre descendePour m'assurer toujours des maux que j'appréhende ; Car quelque grand combat que Syphax ait rendu,J'en espère si peu que je le tiens perdu,Tant nos communs desseins ont un malheur étrange. CORISBÉ Madame, en un moment la fortune se change,Fait rire bien souvent ceux qu'elle a fait pleurer, Et soumet sa malice à qui peut l'endurer. SOPHONISBE, seule. Ô sagesse ! ô raison ! adorables lumières,Rendez à mon esprit vos clartés coutumières,Et ne permettez pas que mon coeur endormiFasse des voeux secrets pour son propre ennemi, Ni que mes passions aujourd'hui me réduisentÀ vouloir le salut de ceux qui me détruisent.Mais je réclame en vain cette faible raison,Puisque c'est un secours qui n'est plus de saison,Et qu'il faut obéir à ce Dieu qui m'ordonne De suivre les conseils que sa fureur me donne.Je ne puis ignorer qu'à ce même momentQue je passe ma vie avec tant de tourment,Ce jeune conquérant ne songe et ne travailleÀ joindre ma couronne au gain d'une bataille, Et qu'il ne fût ravi de m'avoir en ses mains,Pour servir de trophée aux triomphes romains.Cependant tant s'en faut que je brûle d'envieDe conserver ma gloire aux dépens de sa vie,Qu'il est très assuré que je mourrais de deuil Si le glaive des miens l'avait mis au cercueil.Ô ! vous hommes vaillants de qui les funéraillesSe font dans la mêlée au pied de nos murailles,Et qui faisant bouclier et rempart de vos corps,Soutenez du Romain les superbes efforts, Que vous employez mal cette valeur insigne,Pour un sujet ingrat, qui n'en fut jamais digne !À quoi tant de combats, si grands et si connus,Avec tant de valeur donnés et soutenus,Si bien loin d'obliger, votre courage offense Celle dont votre zèle entreprend la défense,Puisque son intérêt en amour convertiLui fait aimer le chef d'un contraire parti ?Que vous sert de défendre avec tant de peineLes portes et les tours qui couvrent votre reine, Si déjà l'insensée aime tant son vainqueurQue d'en porter l'image au milieu de son coeur ?Que vous sert de défendre une place rendue,En voulant conserver sa liberté perdue ?Plutôt, braves sujets, armez-vous contre moi, Qui suis le plus mortel des ennemis du Roi,Et qui fais de mon coeur le temple et la retraiteDe celui qui poursuit votre entière défaite.Revenez du combat, ou vainqueurs ou vaincus,M'accabler sous le faix de vos larges écus, Moi qui trahis mon nom, ma gloire, et ma patrie,Pour aimer Massinisse avec idolâtrie.Ô funeste rencontre ! Ô malheureux momentOù le sort me fit voir ce visage charmant !Quel orgueil vers le Ciel ou quelle ingratitude Avait pu m'attirer un châtiment si rude ?Quel crime envers l'Amour pouvais-je avoir commis,Qu'il a juré ma perte avec mes ennemis ?Enfin si ma défaite importait à sa gloire,Il pouvait l'établir par une autre victoire. Mais qui ne connaît pas qu'en cette occasion,Il la cherchait bien moins que ma confusion ?Était-ce, Sophonisbe, un crime nécessaire,D'aimer un Massinisse, un mortel adversaire,Un ami des Romains, et de qui la valeur Donne les derniers coups à mon dernier malheur,Puisqu'en ce même instant que je plains et soupire,Peut-être que Syphax a perdu son Empire,Et que dans peu de temps... Mais voici de retourMes filles sans couleur, qui viennent de la tour ; Leur crainte me fait peur ; n'importe, allons entendreCe qu'il faut que je sache, et que je n'ose apprendre.Eh bien qu'avez-vous vu ? CORISBÉ Le plus rude combatQui se verra jamais. SOPHONISBE Ô Dieux ! le coeur me bat,Et m'annonce déjà que nous avons du pire. PHÉNICE C'est ce qu'assurément nous ne saurions vous dire,Car outre que de soi la distance des lieuxMontrait confusément les objets à nos yeux,C'est qu'un nuage épais de poudre et de fuméeNous empêchait de voir et l'une et l'autre armée. Nous voyions seulement éclater dans les airsÀ travers la poussière une suite d'éclairs,Qui sortaient à longs traits de flammes ondoyantes,De l'acier bien poli de leurs armes luisantes ;Parmi cela, des cris poussés de temps en temps, Mêlés et confondus aux coups des combattants,De qui le bruit terrible, en frappant nos oreilles,Nous portait dans l'esprit des frayeurs nonpareilles. CORISBÉ Aussi, n'avons-nous pu, ma compagne ni moi,Soutenir plus longtemps ces matières d'effroi ; C'est la raison pourquoi nous sommes descendues,Et tremblantes d'horreur, et de craintes éperdues. SOPHONISBE Et le peuple ? CORISBÉ Le peuple ! Il est sur les remparts,Qui pousse vers le ciel ses cris et ses regards,Autant pour témoigner sa faiblesse ordinaire Que pour encourager les nôtres à bien faire ;Et l'on en voit beaucoup, par des chemins divers,Aller faire leurs voeux dans les temples ouverts,De manière que Cirte, en toute son enceinte,N'est rien qu'un grand tableau de désordre et de crainte. Mais après tant de maux, possible que les DieuxChangeront aujourd'hui nos fortunes en mieux. SOPHONISBE Ha ! Corisbé, le Sort a juré ma ruine,Et la puissance humaine a choqué la divine ;Les Dieux, que mon bonheur a sans doute lassés, Ne sont pas satisfaits de mes malheurs passés,Et je m'ose moi-même à moi-même prédireQu'ils me gardent encore quelque chose de pire.Les songes que je fais depuis deux ou trois nuitsNe me présagent pas de vulgaires ennuis ; Et ce qui m'en assure avec plus de science,C'est que moi, qui bien loin de leur donner créance,Les ai toujours tenus ridicules, trompeurs,Et produits d'un amas de grossières vapeurs,Je ne puis m'empêcher, si bien que je résiste, De croire à ces derniers, qui n'ont rien que de triste. PHÉNICE Madame, volontiers nos seules passionsSans suite et sans dessein font ces impressions ;Et notre fantaisie en dormant imagine,Suivant les qualités de l'humeur qui domine. Si les pensers du jour sont remplis de souci,Les songes de la nuit seront fâcheux aussi.Vraiment vous n'avez garde, en l'état où vous êtes,De songer des festins, des danses et des fêtes.Votre esprit inquiet, triste, noir, soucieux, Ne vous produira pas des songes gracieux.Ne redoutez donc plus ces monstres en peinture,Et ne présumez pas de voir votre aventureDans ces miroirs obscurs, qui donnent, quoique faux,Aux crédules esprits de véritables maux. Mais quelqu'un ce me semble a fait bruit à la porte,Irai-je ouvrir ? SOPHONISBE Allez, c'est quelqu'un qui m'apporteLa nouvelle du bien ou du mal que j'attends. SCÈNE II. Caliodore, Sophonisbe, Corisbé, Phénice. CALIODORE Ha ! Phénice, le Roi ! PHÉNICE Dieux ! qu'est-ce que j'entends ?Mais de grâce, de peur de surprendre la Reine, Déguise-lui d'abord le sujet qui t'amène. CALIODORE Si ferai, si je puis ; mais j'appréhende bienQu'un esprit pénétrant et clair comme est le sienNe le découvre trop. SOPHONISBE Eh bien, Caliodore,Le destin de jadis nous poursuit-il encore ? Et ce même malheur tant de fois éprouvé,A-t-il à nos dépens le combat achevé ?Parlez ; si peu d'espoir de mon bonheur me resteQue je n'attends de vous qu'un message funeste. CALIODORE Madame, il est bien vrai que le Ciel en courroux Frappe encore aujourd'hui visiblement sur nous,Et qu'il est malaisé de vaincre la Fortune,Quand elle veut montrer sa dernière rancune.Certes jamais l'espoir de voir notre vertuRelever aujourd'hui votre Empire abattu Ne flatta notre armée avec plus d'apparenceEt ne la fit combattre avec plus d'assurance.D'abord tout a fait jour aux merveilleux effortsDont nous avons couvert la campagne de morts.Deux fortes légions superbement armées, Et presque de tout temps à vaincre accoutumées,N'ayant pu soutenir nos bataillons pressés,Ont tombé sur les leurs, qu'elles ont renversés ;Et se montrant alors à la peur accessibles,Ont perdu contre nous le titre d'invincibles. À ce premier succès plus forts qu'auparavant,Nous poussons hardiment nos armes plus avant ;Le Roi tout le premier, payant de sa personne,Nous conduit à leur camp que l'on nous abandonnePar un combat si faible et si peu résolu Que nous pouvions juger qu'on l'avait bien vouluEt que ce stratagème était un coup de maître,Comme l'événement le fit bientôt paraître.Car au lieu d'achever l'ouvrage glorieuxQui devait couronner nos fronts victorieux, Le soldat en désordre imprudemment s'engageTant à brûler le camp qu'à piller le bagage ;Et soûlant de butin son avare appétit,Ne sent pas que par là son ardeur s'alentit.Sur cet amusement l'ennemi se rallie ; D'un côté Massinisse, et de l'autre Lélie,Sans nous donner loisir de reprendre nos rangs,Viennent fondre sur nous, comme deux fiers torrents. SOPHONISBE Que sert de me cacher le poignard qui me tue ?Non, non, il faut mourir, la bataille est perdue. CALIODORE Vous l'avez dit, Madame, et c'est la vérité ;Même s'il faut tout dire à Votre Majesté,C'est que si les Romains, comme il est trop à croire,Ménagent mieux que nous le fruit de leur victoire,Ils entreront dans Cirte aussi facilement Que s'ils n'y trouvaient pas un soldat seulement ;Le peuple épouvanté leur ouvrira les portes,Dès qu'il verra venir leurs premières cohortes. SOPHONISBE Le Roi par conséquent est mort, ou prisonnier ? CALIODORE De tous nos maux publics c'est ici le dernier ; Il est vrai qu'en montrant sa valeur infinie,Ce prince malheureux a sa trame finie. SOPHONISBE Plutôt qu'il est heureux de n'avoir pas vécu,Pour être à la merci de ceux qui l'ont vaincu."Et qu'il est importun de conserver sa vie, "En un temps où la mort est si digne d'envie ! PHÉNICE Madame, en un malheur si grand, et si pressant,Il faut faire paraître un esprit agissant,Et penser qu'en l'état où vous êtes réduite,Vous devez sur-le-champ vous résoudre à la fuite ; En pareil accident les pleurs sont superflus,Et la perte du temps ne se répare plus. SOPHONISBE Bons Dieux ! quel bruit de peuple entremêlé de plaintesReplonge mon esprit en de nouvelles craintes ? SCÈNE III. Caliodore, Sophonisbe, Corisbé, Phénice. CALIODORE Madame, attendez-moi, j'irai voir s'il vous plaît D'où provient ce tumulte. SOPHONISBE Oui, sachez ce que c'est. Elle demeure seule, parlant à ses filles.Ô vous de mes travaux compagnes généreuses,Faut-il que mes malheurs vous rendent malheureuses ?Et que l'affection que vous avez pour moiMette votre disgrâce au point où je la vois ? CORISBÉ Hé ! Madame, plaignez votre seule infortune,Et souffrez qu'avec vous elle nous soit commune ;En cela seulement le Sort nous fait plaisir,Et veut bien nous traiter selon notre désir.Cette même rigueur du mal qui nous afflige, En la souffrant pour vous, nous plaît et nous oblige ;Comme nous eûmes part à vos prospérités,Il faut bien nous sentir de vos adversités. SOPHONISBE Il faut donc à mon aide appelant mon courage,Éviter par la mort la honte du servage. Sus donc, qui de vous trois me prêtera la main,Qui de vous au besoin sera le plus humain ?Toi, fidèle sujet, si ma chute certaineMe laisse encore sur toi la qualité de reine,Emploie ton épée à cet acte d'amour, Puisque c'est m'aimer bien que me priver du jour.Dépêche, et n'attends pas que Rome ait l'avantageDe triompher en moi de l'honneur de Carthage. CALIODORE Pour de tels commandements mon coeur a protestéDe n'obéir jamais à Votre Majesté. SOPHONISBE Hélas ! de quel endroit espérer du remède,Si les miens aujourd'hui me refusent leur aide ? PHÉNICE Comme on ne doute point qu'un mal désespéréN'ait toujours en la mort un remède assuré,Ce remède est aussi le dernier qu'on essaie, Et qu'on doit appliquer à la dernière plaie.Pour moi je suis d'avis qu'oubliant le trépasVous tiriez du secours de vos propres appas.Vous n'aurez pas besoin de beaucoup d'artificePour vous rendre agréable aux yeux de Massinisse, Essayez de gagner son inclination. SOPHONISBE Plût aux Dieux ! PHÉNICE Il est jeune, et d'une nationQui par toute l'Afrique est la plus renomméePour aimer aussitôt et vouloir être aimée.De grâce, au nom des Dieux, essayez le pouvoir Que sur un coeur numide un bel oeil doit avoir,Et donnez cette épreuve à nos communes larmes. SOPHONISBE Je n'attends rien du tout du côté de mes charmes.Ce remède, Phénice, est ridicule et vain ;Il vaut mieux se servir de celui de la main Et d'un coup généreux, digne de mon courage,Me jeter dans le port en dépit de l'orage.Mais pour vous contenter, je me force, et veux bienFaire une lâcheté qui ne serve de rien. ACTE III SCÈNE I. Massinisse, Philippe, Soldats romains. MASSINISSE Grâce aux Dieux, cette insigne et dernière victoire Me rend tous les rayons de ma première gloire.Il est mort ce barbare et lâche usurpateurQui de tant de combats fut l'objet et l'auteur.Le Ciel par sa ruine a fait voir à la terreQu'un succès malheureux suit une injuste guerre. Ô vous à qui je dois la fortune et l'honneur,Instruments et témoins de mon dernier bonheur,Croyez, chers compagnons, dont les armes prospèresM'ont ouvert le chemin du trône de mes pères,Que par vos longs travaux mon repos rétabli N'est pas dans mon estime un bien digne d'oubli.Je sais trop quel salaire exigent vos services,Et que l'ingratitude est le plus noir des vices.Mais il nous reste encore à faire une actionQui conduise ma gloire à sa perfection. Philippe. Magnanime Empereur, disposez de nos vies ;Et si vous concevez de plus hautes envies,Si l'État de Syphax ne vous contente pas,Poussez vos voeux plus outre, et nous suivrons vos pas.Sous l'aveu du sénat vous pouvez entreprendre De nous mener plus loin que ne fut Alexandre.Vous possédez l'amour de quatre légions,Qui vous peuvent donner autant de régions,Et qui ne cèdent pas à ces vieilles phalanges,Qui virent tant de mers et de terres étranges. MASSINISSE Je ne refuse pas, invincibles Romains,Ni ces coeurs généreux, ni ces puissantes mains,Qui par tout l'Univers, quand les causes sont bonnes,Ôtent comme il leur plaît et donnent des couronnes.Je sais que vous m'aimez et que votre amitié Établit ma puissance, et l'accroît de moitié,Enfin que vous pourriez, si vous vouliez le faire,Rendre toute l'Afrique à mes voeux tributaire.Mais ces bons mouvements que vous avez pour moiSe doivent réserver pour un meilleur emploi Et pour l'achèvement d'une plus grande chose,Que celle que je veux, et que je vous propose. Philippe. Commandez seulement, et dites ce qu'il faut. MASSINISSE Allez droit au palais, et l'emportez d'assaut,S'il est vrai, comme on dit, qu'il fasse résistance ; Non que de soi le lieu soit de telle importanceQu'il faille absolument sans attendre à demain,Au prix de notre sang l'avoir à coups de main.Mais c'est que Sophonisbe, à l'extrême réduite,S'y trouve enveloppée avec toute sa suite. Or je crains qu'attendant jusqu'à demain matin,Cette longueur ne nuise à l'Empire latin ;Car si cette Africaine, aussi fine que belle,Emploie à se sauver quelque ruse nouvelle,Il a toujours en elle un puissant ennemi, Et nous n'avons gagné ni vaincu qu'à demi ;Outre que cette reine en beautés non pareille,Doit de notre triomphe accomplir la merveille,Qui sans cet ornement sera défectueux,Et rendra moins brillants vos actes vertueux. Allons donc de ce pas attaquer cette place,Que défend une faible et lâche populace ;Que s'il faut l'emporter par un sanglant moyen,Séparez le soldat d'avec le citoyen ;Épargnez, s'il se peut, ces vaillantes âmes, Et surtout respectez la Princesse et ses femmes,Et qu'en faveur du sexe, ou de la qualité,On ne fasse à pas une aucune indignité. SCÈNE II. Sophonisbe, Phénice, Corisbé. SOPHONISBE Phénice, encore un coup, tandis qu'il m'est loisible,Que j'applique à mes maux un remède infaillible, Celui que je propose, outre qu'il est honteux,Ne promet qu'un effet extrêmement douteux ;Le pouvoir de mes yeux, s'il faut que je le tente,Vaut moins que le secours que ma main me présente ;C'est le plus prompt de tous, comme le plus certain, Et le plus digne aussi d'un courage hautain.Un seul coup de poignard épuisera mes veines,Et presque sans douleur achèvera mes peines.Ha ! que déjà sans vous j'aurais bien évitéLa honte et le malheur de la captivité ! PHÉNICE Donnez-vous, s'il vous plaît, un peu de patience,Et de votre beauté faites expérience ;Sachez ce qu'elle vaut, et ce que vous pouvez.Mais comment le savoir, si vous ne l'éprouvez ? CORISBÉ De fait la défiance où la reine se treuve, Ne peut venir d'ailleurs que d'un manque d'épreuve. SOPHONISBE Corisbé, prenez garde à l'état où je suis,Et par là, comme moi, voyez ce que je puis.Quand hier j'aurais été la vivante peintureDes plus rares beautés qu'on voit en la Nature, Le moyen que mes yeux conservent aujourd'huiUne extrême beauté sous un extrême ennui ?Et n'ayant plus en moi que des attraits vulgaires,Ils ne toucheraient point, ou ne toucheraient guère,De sorte qu'après tout je conclus qu'il vaut mieux Essayer le secours de la main que des yeux. CORISBÉ Madame, si vos yeux n'ont pas assez d'amorce,Vos mains au pis aller auront assez de forcePour vous faire sentir la pointe d'un poignard. SOPHONISBE Mais peut-être qu'alors je le voudrai trop tard, Et que je n'aurai pas un glaive qui me tue. PHÉNICE Ce que le fer ne peut la douleur l'effectue.Tant de chemins divers conduisent au trépasQue qui n'en trouve point veut bien n'en trouver pas ;Il faut donc, s'il vous plaît, vous résoudre à la vie, Et ravir la franchise à qui vous l'a ravie.Pour moi je ne vois point qu'à votre seul aspectIl ne brûle d'amour et tremble de respect,Et qu'à son jugement vous n'emportiez la pommeSur toutes les beautés de Capoue et de Rome. Au reste la douleur ne vous a point éteintNi la clarté des yeux, ni la beauté du teint ;Vos pleurs vous ont lavée, et vous êtes de cellesQu'un air triste et dolent rend encore plus belles.Vos regards languissants font naître la pitié Que l'amour suit parfois, et toujours l'amitié,N'étant rien de pareil aux effets admirablesQue font dans les beaux coeurs des beautés misérables.Croyez que Massinisse est un vivant rocherSi vos perfections ne peuvent ne le peuvent toucher, Et qu'il est plus cruel qu'un tigre d'HyrcanieS'il exerce envers vous la moindre tyrannie. SCÈNE III. Caliodore, Sophonisbe, Phénice, Corisbé. CALIODORE, survenant. Madame, Massinisse est dans la grande cour,Qu'on prendrait pour un temple où tout le monde accourt,Tant ses soins d'empêcher le désordre et l'outrage Des plus épouvantés assurent le courage,Au reste si bénin que Votre MajestéDoit beaucoup espérer de son humanité.Mais le degré royal retentit, ce me semble,D'un grand bruit de boucliers. SOPHONISBE Ah ! Phénice, je tremble. PHÉNICE C'est pourtant maintenant qu'il se faut assurer,Et lui tirer des traits qu'il ne puisse parer.Sitôt qu'il entrera, faites-lui la harangueQue la nécessité vous mettra sur la langue,Et dont les doux regards et les soupirs fréquents Fassent les beaux traits, et les plus éloquents.Au reste un jeune esprit facilement s'engagePar la douceur des yeux, du geste et du langage.Que Votre Majesté ne refuse donc pasD'attaquer son vainqueur avec tous ses appas. VOEU DE SOPHONISBE À L'AMOURVoici, puissant Amour, un sujet assez amplePour laisser de ta force un mémorable exemple.Entreprends ce miracle, afin que les mortelsDe soupirs et d'encens échauffent tes autels ;Fais donc, et je te voue un temple magnifique, Comme au restaurateur des affaires d'Afrique. SCÈNE IV. Massinisse, Sophonisbe, Phénice, Corisbé. MASSINISSE, entrant avec ses soldats. Soldats, attendez-moi, n'entrez pas plus avant ;La majesté du lieu ne veut point de suivant.Autant que sa douleur sa beauté nous la montre,Qui d'un pas triste et lent nous vient à la rencontre. HARANGUE DE MASSINISSEMadame, je sais bien que c'est renouvelerOu croître vos ennuis que de vous en parler,Et qu'il me siérait mieux d'avoir la bouche closeQue de vous consoler du mal que je vous cause.Mais vos Dieux et les miens, à qui rien n'est secret, Savent qu'en vous perdant je vous perds à regret,Et qu'en quelque façon mon bonheur m'importune,Pour ce qu'il ne me vient que de votre infortune.Mais puisque le Destin, pour montrer qu'il vous hait,N'a pas laissé la chose au gré de mon souhait, Trouvez bon que mon coeur vous jure par ma boucheQue très sensiblement votre douleur le touche,Et qu'il diminuerait et vos maux et vos soinsSi pour y prendre part il vous en restait moins.Ne m'étant pas permis d'empêcher vos misères, Je ferai pour le moins qu'elles vous soient légères ;Et si je ne le puis, j'aurai soin en tout casQue de nombreux malheurs ne les aggravent pas,Et qu'on vous traite en reine, et non pas en captive ;Rendez donc l'assurance à votre âme craintive, Et que votre douleur se dispose à songerEn quoi les miens ou moi la pouvons soulager. Réponse DE SOPHONISBE C'est bien très justement, ô vainqueur magnanime,Que le monde est rempli du bruit de votre estime ;Vos rares qualités m'apprennent la raison Du malheur obstiné qui suit notre maison.Leur éclat est si grand que la Fortune même,Tout aveugle qu'elle est, les connaît et les aime,Et vous favorisant, agit si sagementQu'elle montre en cela qu'elle a du jugement. Mais pour le juste prix d'une vertu si haute,Si par de plus grands biens que ceux qu'elle nous ôteL'inconstante n'ajoute à vos prospérités,Vous avez beaucoup moins que vous ne méritez.Assez de conquérants à force de puissance Rangent les nations à leur obéissance ;Mais fort peu savent l'art de vaincre les espritsEt de bien mériter le sceptre qu'ils ont pris.Il n'appartient qu'à vous de faire l'un et l'autre ;C'est la propre vertu d'un coeur comme le vôtre ; Même c'est un destin, que les rois ennemisSont d'abord odieux à ceux qu'ils ont soumis,Où votre courtoisie, ô vainqueur débonnaire,Fait un miracle en moi qui n'est pas ordinaire.Tant s'en faut que votre heur m'oblige à murmurer, Que je demande aux Dieux de le faire durer ;Et vous n'aurez jamais une grandeur parfaiteQue lorsque vous aurez ce que je vous souhaite ;Les présents que le Sort vous fait à mes dépensNe sont pas le sujet des pleurs que je répands ; Je vois votre bonheur sans haine et sans envie,Et je plains seulement le malheur de ma vie,Qui m'est d'autant plus dur que, m'ayant tout ôté,Espérance, repos, fortune, liberté,Pour faire de tout point mon destin pitoyable, Il m'ôte le moyen de me rendre croyable.Dans la condition du temps où je me vois,Je vous serai suspecte, ou peu digne de foi.Mais n'ayant quasi plus qu'espérer et que craindre,Il me siérait fort mal de flatter ou de feindre ; Et je me haïrais, si j'avais rachetéL'Empire de Syphax par une lâcheté. PHÉNICE Ma compagne, il se prend. MASSINISSE Ô Dieux ! que de merveillesEnchantent à la fois mes yeux et mes oreilles !Certes jamais esprit n'eut un plaisir si doux Que celui que je sens d'être estimé de vous.Mars n'a point de lauriers dont la gloire me touche,Au prix d'être loué d'une si belle bouche ;Mais je n'aurai jamais qu'un bonheur imparfaitSi votre compliment n'est suivi de l'effet, Si vous ne témoignez estimer Massinisse,En lui donnant sujet de vous rendre service.Commandez donc, Madame, éprouvez aujourd'huiLe pouvoir absolu que vous avez sur lui ;Et tout malheur le suive, au cas qu'il ne vous serve Aux choses qu'il pourra, sans feinte et sans réserve. SOPHONISBE Grand Roi, puisqu'il vous faut un sujet malheureuxOù pouvoir exercer vos actes généreux,Pour ne me rendre pas votre grâce inutile,Je ne vous ferai point de requête incivile. PHÉNICE La victoire est à nous, ou je n'y connais rien. SOPHONISBE Non, je ne veux de vous ni puissance ni bien ;Je ne demande pas à vos mains libéralesNi mon sceptre perdu, ni ses pompes royales ;Car j'atteste les Dieux que quand je les aurais, Avec l'âme et le coeur je vous les donnerais ;Mais si le sentiment de la misère humaineVous fait avoir pitié d'une dolente reine,Naguère l'ornement de sa conditionEt maintenant l'objet de la compassion, Donnez-moi l'un des deux : ou que jamais le TibreNe me reçoive esclave, ou que je meure libre.Nous vous en conjurons, mes disgrâces et moi,Par le nom africain, par le titre de roi,De qui la majesté de tout temps sacre-sainte Souffrirait en ma honte une publique atteinte,Par les sceptres que j'eus, par ceux que vous avez,Par ces sacrés genoux de mes larmes lavés,Par ces vaillantes mains toujours victorieuses,Bref par vos actions en tout si glorieuses. MASSINISSE Dieux ! faut-il qu'un vainqueur expire sous les coupsDe ceux qu'il a vaincus ? Madame, levez-vous. SOPHONISBE Non, Seigneur, que mes pleurs n'obtiennent ma demande. MASSINISSE Vous obtenez encore une chose plus grandeC'est un coeur que beauté n'a jamais asservi, Et que présentement la vôtre m'a ravi. SOPHONISBE En l'état où je suis, il faut bien que j'endureL'outrageuse rigueur de votre procédure :Mais sachez que jamais un généreux vainqueurN'affligea son vaincu d'un langage moqueur. MASSINISSE Ah ! Madame, perdez cette injuste créanceQui dans sa fausseté me nuit et vous offense ;Jugez mieux des respects qu'un prince doit avoir,Et dans votre beauté voyez votre pouvoir.Trop de gloire pour moi se trouve en ma défaite Pour la désavouer et la tenir secrète.Vantez-vous d'avoir fait avec vos seuls regardsCe que n'ont jamais pu ni les feux, ni les dards ;Il est vrai, j'affranchis une reine captive,Mais de la liberté moi-même je me prive ; Mes transports violents, et mes soupirs non feints,Vous découvrent assez le mal dont je me plains. SOPHONISBE Certes ma vanité serait trop ridicule,Ou j'aurais un esprit extrêmement crédule,Si je m'imaginais qu'en l'état où je suis, Captive, abandonnée, au milieu des ennuis,Le coeur gros de soupirs, et les yeux pleins de larmes,Je conservasse encore des beautés et des charmesCapables d'exciter une ardente amitié. MASSINISSE Il est vrai que d'abord j'ai senti la pitié ; Mais comme le Soleil suit les pas de l'Aurore,L'Amour qui l'a suivie, et qui la suit encore,A fait en un instant dans mon coeur embraséLe plus grand changement qu'il ait jamais causé. SOPHONISBE Il est trop violent pour être de durée. MASSINISSE Oui, car en peu de temps la mort m'est assuréeSi vous ne consolez d'un traitement plus douxCelui qui désormais ne peut vivre sans vous. CORISBÉ Comme de plus en plus cet esprit s'embarrasse ! MASSINISSE Donnez-moi l'un des deux, la mort, ou votre grâce. Nous vous en conjurons mes passions et moi,Non par la dignité de vainqueur et de roi,Puisque Amour me fait perdre et l'un et l'autre titre,Mais par mon triste sort, dont vous êtes l'arbitre,Par mon sang enflammé, par mes soupirs brûlants, Mes transports, mes désirs, si prompts, si violents,Par vos regards, ces traits de lumière et de flamme,Dont j'ai senti les coups au plus profond de l'âme,Et par ces noirs tyrans dont j'adore les lois,Ces vainqueurs des vainqueurs, vos yeux, maîtres des rois, Enfin par la raison que vous m'avez ôtée.Rendez-moi la pitié que je vous ai prêtée,Ou s'il faut dans mon sang noyer votre courroux,Que ce fer par vos mains l'immole à vos genoux,Victime infortunée et d'amour et de haine. SOPHONISBE Votre mort au contraire augmenterait ma peine ;Mais plaignez, ô grand roi, votre sort et le mien,Qui par nécessité rend le mal pour le bien ;Je vous plains de souffrir, et moi je suis à plaindreD'allumer un brasier que je ne puis éteindre. MASSINISSE Quand on n'a point de coeur, ou qu'il est endurci... SOPHONISBE C'est pour en avoir trop que je vous parle ainsi. MASSINISSE Ce discours cache un sens que je ne puis entendre. SOPHONISBE Ce discours toutefois est facile à comprendreLe déplorable état de ma condition M'empêche de répondre à votre affection ;La veuve de Syphax est trop infortunéePour avoir Massinisse en second hyménée,Et son coeur généreux formé d'un trop bon sangPour faire une action indigne de son rang ; Car enfin la Fortune avec toute sa rageM'a bien ôté le sceptre, et non pas le courage.Je sais qu'usant des droits de maître et de vainqueur,Vous pouvez me traiter avec toute rigueur,Mais j'ai cru jusqu'ici que votre âme est trop haute Pour le simple penser d'une si lâche faute. MASSINISSE Croyez-le encore, Madame, et sachez qu'en ce pointVotre créance et moi ne vous tromperons point.Donc pour vous faire voir que c'est la belle voiePar où je veux monter au comble de ma joie, Puisque Syphax n'est plus, il ne tiendra qu'à vousD'avoir en Massinisse un légitime époux. SOPHONISBE Quelles reines au monde en beautés si parfaitesOnt jamais mérité l'honneur que vous me faites ?Ô merveilleux excès de grâce et de bonheur Qui met une captive au lit de son seigneur ! MASSINISSE Puisque vous me rendez le plus heureux des hommesMa violente ardeur, et le temps où nous sommes,Ne me permettent pas de beaucoup différerUn bien le plus parfait qu'on saurait espérer. C'est pourquoi trouvez bon qu'en la forme ordinaireLe flambeau d'hyménée aujourd'hui nous éclaireTant pour hâter le temps d'un bien qui m'est si cherQue pour d'autres raisons qui pourraient l'empêcherEt que pour le présent il faut que je vous taise. Cependant permettez que je prenne à mon aiseUn honnête baiser, pour gage de la foiQue le Dieu conjugal veut de vous et de moi. Il la baise.Ô transports ! ô baiser de nectar et de flamme,À quel ravissement élèves-tu mon âme Madame, s'il vous plaît, j'irai voir mes soldatsEt les ordres donnés, je reviens sur mes pas.Adieu, vous voyez trop en mon visage blêmeQue m'arracher de vous, c'est m'ôter à moi-même. Il s'en va. SOPHONISBE Ô miracle d'amour à nul autre pareil ! PHÉNICE Peut-être une autre fois vous suivrez mon conseil ? SOPHONISBE Ha ! Phénice, il est vrai qu'une telle merveilleFait que très justement je doute que je veille,Et qu'un songe trompeur n'abuse mes esprits. PHÉNICE Madame, le Numide est tellement épris, Son brasier est si grand, qu'il ne vous faut pas craindreQue rien que le trépas ait pouvoir de l'éteindre.Cependant en ceci la prudence des DieuxContre nos sentiments a fait tout pour le mieux.S'il avait aujourd'hui votre lettre reçue, Vos desseins n'auraient pas une si bonne issue.S'il savait seulement que vous l'avez chéri,Vous l'auriez pour amant plutôt que pour mari.Croyez assurément que votre modestieFait de sa passion la meilleure partie. C'est pourquoi tenez bon, et ne relâchez point,Que l'ouvrage entrepris ne soit au dernier point.Après, quand vous serez sa véritable femme,Vous pourrez lui montrer votre première flamme,Afin qu'il vous chérisse avec plus d'ardeur, Voyant que vous l'aimez, et non pas sa grandeur.Allons donc achever les apprêts nécessairesAu rétablissement du bien de vos affaires.Mais quel sujet, Madame, avez-vous de rêver ? SOPHONISBE Phénice, je ne sais ce qui doit m'arriver, Mais quelque doux présent que le bonheur m'envoie,Mon coeur ne goûte point une parfaite joie.Syphax n'a pas encore les honneurs du tombeau,Et d'un second hymen j'allume le flambeau ;Certes son amitié jointe à la bienséance Me donne du remords et de la répugnance. CORISBÉ Madame, il est bien vrai qu'en une autre saisonVous auriez ces pensers avec juste raison ;Mais songez qu'en l'état où vous êtes réduite,C'est la nécessité qui fait votre conduite. Mille raisons d'État que vous n'ignorez pasSont de votre action l'excuse et le compas.Celles de votre rang sont toujours dispenséesD'attacher leur conduite à toutes ces pensées. SOPHONISBE Allons donc travailler à notre liberté, Et cédons aux rigueurs de la nécessité. ACTE IV SCÈNE I. Massinisse, Sophonisbe, puis Ariston. MASSINISSE Quelque insigne bonheur dont je sois redevableAux caresses du Sort qui m'est si favorable,C'est ici le plus grand qui m'ait jamais suivi.Oui, Madame, il est vrai que je suis plus ravi De voir que votre amour à la mienne réponde,Que si j'avais soumis tous les peuples du monde.J'aime plus de moitié quand je me sens aimé,Et ma flamme s'accroît pour un coeur enflammé ;Dans la possession d'une beauté de glace, La plus chaude fureur s'alentit et se lasse.Un plaisir légitime en veut un de retour,Et l'amour seulement est le prix de l'amour.Comme par une vague une vague s'irrite,Un soupir amoureux par un autre s'excite. Quand les chaînes d'Hymen étreignent deux esprits,Un baiser se doit rendre aussitôt qu'il est pris.De sorte que toujours la plus honnête femmeEst celle qui témoigne une plus vive flamme ;C'est là que sa vertu se montre en son ardeur, Et que la retenue est de mauvaise odeur.Pour moi, quoique déjà ma passion fût telleQue sa force excédât toute force mortelle,Mes désirs toutefois ont accru de moitiéDepuis que j'ai connu votre ardente amitié. SOPHONISBE Il me faudrait la voix de l'Éloquence mêmePour vous représenter à quel point je vous aime.Il suffit que pour trop, et trop bien vous aimer,Il n'est point de discours qui le puisse exprimer.Pourtant, et c'est ici la peur qui m'assassine, Votre esprit abusé peut-être s'imagineQue mon affection, toute pure qu'elle est,Mêle dans sa ferveur quelque peu d'intérêt.Mais j'atteste le Ciel que ma foi non communeRegarde Massinisse, et non pas sa fortune, Et qu'en pareil degré de fortune et d'ennui,Ce qu'il a fait pour moi, je l'aurais fait pour lui. MASSINISSE Je ne veux pour témoin des choses que vous ditesQue mon propre bonheur. SOPHONISBE Mais vos propres mérites. MASSINISSE À propos où naquit, en quel temps et pourquoi, La bonne volonté que vous avez pour moi ?De grâce accordez-moi le plaisir de l'entendre,Vous plaît-il ? SOPHONISBE Volontiers, je m'en vais vous l'apprendre.Vous savez qu'autrefois nous fûmes sur le pointDe conclure un hymen qui ne s'acheva point. Ce prince malheureux, à qui les DestinéesVoulaient sacrifier mes premières années,Fut cause que mon père, à ses voeux complaisant,Rompit le noeud sacré qui nous lie à présent.Cependant, sous l'espoir d'être un jour votre femme, J'avais conçu pour vous une secrète flammeEt reçu dans l'esprit une douce langueurDont le temps m'eût guérie avec sa longueur,Si l'étrange accident que vous allez entendreN'eût rallumé ce feu qui mourait sous sa cendre. Vous souvient-il du jour que Syphax et les siensSortirent pour forcer vos Massessyliens ?Il se passa pour vous avec tant de gloireQue vous en devez bien conserver la mémoire,Car par votre vertu les nôtres repoussés Vous laissèrent venir jusqu'au bord des fossés,Où je vous vis combattre avec tant de vaillanceQue j'eus déjà pour vous assez de bienveillancePour ne souhaiter pas qu'un succès malheureuxAchevât à mes yeux vos exploits valeureux. Mais lorsque de la tour où je m'étais placée,Je vis de votre armet la visière hausséeQue pour vous rafraîchir vous levâtes exprès,Et qu'il me fut permis d'observer d'assez prèsCe visage où l'Amour et le Dieu de la Thrace Mêlent tant de douceur avec tant d'audace,De là je commençai de vendre mon pays,Et de là dans mon coeur les miens furent trahis ;D'une flèche de feu j'eus l'âme outrepercée,De sorte que de tous je fus la plus blessée. il est vrai qu'à présent mon mal est apaiséPar la main de celui qui me l'avait causéEt que la guérison qui s'en est ensuivieMe le fera bénir tout le temps de ma vie. MASSINISSE Certes je suis heureux d'une telle façon Que ma prospérité me donne du soupçon :Je trouve désormais ma fortune si grandeQue j'en suis aveuglé, si je ne l'appréhende.Le bonheur a cela de la mer et du fluxQu'il doit diminuer sitôt qu'il ne croît plus. Mais s'il faut que les Cieux, comme c'est leur coutume,Fassent à la douceur succéder l'amertume,Que tout seul, s'il se peut, je boive tout le fielQue répandrait sur nous la colère du Ciel !Mais que veut ce soldat couvert à la romaine ? Ha ! mon cher Ariston, quel sujet vous amène ?Et que fait Scipion ? Ariston. Sire, il vient d'arriver,Qui vous mande par moi de le venir trouver. MASSINISSE Où l'avez-vous laissé ? Ariston. Dans la salle prochaine,Où seulement Lélie avec lui se promène. MASSINISSE Oui, j'irai le treuver dans un moment d'ici. Ariston sort. SOPHONISBE Je n'attends rien de bon de ce message-ci ;Ce nom de Scipion m'est de mauvais présage. MASSINISSE Ô Dieux ! SOPHONISBE Eh quoi, Seigneur, vous changez de visage ?Quel sujet avez-vous de vous inquiéter ? MASSINISSE Nul, que le déplaisir que j'ai de vous quitter. SOPHONISBE Un si prompt changement marque encore autre chose,Et votre inquiétude a tout une autre cause ;Dites la vérité, vous craignez le pouvoirDe celui qui vous mande, et que vous allez voir ? MASSINISSE Il est vrai que je crains que ce courage austèreN'empêche nos plaisirs, ou qu'il ne les altère ;Je vois ma destinée et sais que ScipionEst venu pour troubler notre sainte union ;C'est pourquoi j'ai voulu hâter ma procédure, Car la chose étant faite, il faudra qu'il l'endure.Il sera moins fâché que si j'eusse attenduD'accomplir notre hymen quand il l'eût défendu.Il ne faut pas douter qu'il ne me sollicite,Me presse, et me tourmente, afin que je vous quitte. Mais que vif aux Enfers je sois précipité,Si jamais je consens à cette lâcheté ! SOPHONISBE Que je perde plutôt la lumière célesteQue de voir mon amour vous devenir funeste !Non, non, si Scipion, comme on n'en doute point, Veut séparer en nous ce que l'hymen a joint,Il faut que vous fassiez toute chose possible,Pour vaincre la rigueur de ce coeur insensible ;Que si rien ne le peut, je vous demande au moins,Au nom de tous les Dieux de nos noces témoins, Et par la pureté de l'amour conjugale,De conserver en moi la dignité royale.Enfin je vous conjure autant que je le puisDe vous bien souvenir de ce que je vous suis.Ne souffrez pas qu'un jour votre femme enchaînée Soit dans un Capitole en triomphe menée.Je ne vous parle plus comme hier je vous parlais,En veuve de Syphax et sujette à vos lois ;Je sais bien que le noeud qui nos âmes assembleConfond pareillement nos intérêts ensemble, Que vous devez souffrir des maux qu'on me fera,Et que c'est de tous deux que l'on triomphera. MASSINISSE J'ai pour vous trop d'amour, pour moi trop de courage,Pour souffrir, sans me perdre, un si sensible outrage ;Mais on n'en viendra pas à cette extrémité. SOPHONISBE Je connais Scipion et sa sévérité. MASSINISSE Je vous donne ma foi que, quoi qu'il en arrive,Rome ne verra point Sophonisbe captive. SOPHONISBE Me le promettez-vous ? MASSINISSE Oui, je vous le promets. SOPHONISBE Allons donc, mon esprit est content désormais. SCÈNE II. Scipion, Lélie. SCIPION Mais vous qui par un long et familier usageVous devez mieux connaître en cet esprit volage,Quel remède à son mal vous semble le plus sûr ?Est-ce la violence, ou si c'est la douceur ?Et duquel maintenant faut-il que je me serve ? LÉLIE [Note : Souventefois : qui a vieilli. Maintes fois. [L]]L'un perd souventefois ce que l'autre conserve ;Je crois que le dernier y fera plus que tout. SCIPION Et moi, que le premier en viendra mieux à bout. LÉLIE La douceur néanmoins est le meilleur dictameQue l'on puisse appliquer aux maux d'une belle âme. SCIPION Mais, quand une belle âme a perdu la raison,Ce remède est sans force, ou n'est plus de saison ;Ce qu'a fait Massinisse est si déraisonnableQu'à peine mon esprit le trouve imaginable,Et marque en sa raison un tel dérèglement Qu'il porte son excuse en son aveuglement.Loin de m'imaginer que sans beaucoup de peineOn tire ce Pâris du lit de son Hélène,Je crains que cet hymen, augmentant sa fureur,Ne lui fasse plus outre étendre son erreur, Et que le même esprit qui le fit entreprendreNe porte sa manie à le vouloir défendre.En ce cas nous voyons à quelle extrémitéCette funeste amour l'aurait précipité.Mais le voici venir, triste et sans contenance ; Essayons la douceur avant la violence.Je trouve cependant qu'il serait à propos,Et pour notre conduite, et pour notre repos,D'aller prendre nous-même et le temps et la peineQue nos gardes sans bruit s'assurent de la reine. SCÈNE III. Massinisse, Scipion. SCIPION Eh bien, cher Massinisse, est-il sous le soleilUn roi dont le bonheur soit au vôtre pareil ?Quoi ? bons Dieux ! dans le cours d'une même journéeRecouvrer un royaume et faire une hyménée ?Pour moi, je ne crois pas que sans enchantement On puisse aller plus loin, et plus légèrement.Certes, quand le récit de toutes ces merveillesDe Lélie et de moi vint frapper les oreilles,Tous deux poussés pour vous d'une même amitié,Ô grands Dieux ! dîmes-nous, c'est trop de la moitié. En effet vous pouviez, sans ternir votre gloire,Vous contenter pour lors de la seule victoire.Il n'était pas besoin de faire en même tempsDeux exploits si fameux, et si forts importants.Mais peut-être est-ce un bruit qui court à l'aventure Et que toute une armée a cru par conjecture.De moi, mon jugement jusqu'ici suspenduNe concevra jamais cet hymen prétendu,Que la confession qu'en fait la renomméePar votre propre aveu ne me soit confirmée. Ôtez-nous donc de doute, et faites, s'il vous plaît,Que nous sachions de vous la chose comme elle est. MASSINISSE Ici le sens commun ne veut pas que je cacheCe qu'il faut aussi bien que tout le monde sache ;Et la terre et le Ciel exigent mon aveu, Sur un mystère saint, que l'un et l'autre a veu.Enfin j'abuserais de votre patienceSi je vous en parlais contre ma conscience.Il est vrai, Scipion, que Sophonisbe et moiAvons pris et donné la conjugale foi, Et nous sommes liés d'une chaîne si sainteQu'on ne saurait sans crime en défaire l'étreinte.Je vois bien que déjà votre sévéritéCondamne mon amour et ma légèretéD'autant mieux que votre âme est encore à connaître Ce qu'il peut sur un coeur dont il s'est rendu maître.Aussi dans mon malheur je serais trop heureuxSi j'avais un censeur autrefois amoureux ;Mais ayant au contraire un Scipion pour juge,Quel sera mon espoir ? où sera mon refuge ? Et de quelles raisons me faudra-t-il userS'il n'a jamais connu ce qui peut m'excuser,S'il ignore d'Amour la puissance suprêmeQui seule a fait ma faute, et l'excuse elle-même ?Et quelle grâce enfin puis-je attendre de lui, Si par ses sentiments il juge ceux d'autrui ? SCIPION Il est vrai que toujours j'ai gardé ma franchiseDe se prendre aux filets où la vôtre s'est prise,Et toujours évité ces folles passionsComme un chemin contraire aux belles actions. Ce n'est pas que mon sein soutienne un coeur de roche,Impénétrable aux traits que l'amour nous décoche ;La main qui fit le vôtre a fait le mien aussi,Et la seule vertu me le rend endurci.C'est avec ce bouclier qu'il fallait se défendre, Et mon exemple seul vous le devait apprendre.Ha ! mon cher Massinisse, il fallait en effet,Vous défendre un peu mieux que vous n'avez pas fait.Je sais que dès longtemps les histoires sont pleinesDes transports amoureux des meilleurs capitaines ; Mais où trouvera-ton que les plus signalésPuissent être en fureur aux vôtres égalés ?Massinisse, en un jour, voit, aime, et se marie.A-t-on jamais parlé d'une telle furie ?Bien plus, l'aveuglement de sa raison est tel Qu'il entre dans le lit d'un ennemi mortel,D'un Syphax, d'un tyran, de qui l'injuste épéeA sur son père mort la couronne usurpée.Certes si, pour venger la mort de nos parents,Il fallait épouser les veuves des tyrans, Les vôtres qu'il perdit ont toute l'allégeanceQu'ils pourraient désirer d'une telle vengeance.Il est vrai que chacun en son propre intérêtSe rend compte à soi-même, et fait comme il lui plaît ;Et par cette raison vous avez cru possible Qu'en cette affaire-ci tout vous était loisible.Mais à mon jugement, il est bien malaiséQue le vôtre en ce point ne se soit abusé.Peut-être croyez-vous que par cet hyménéeSophonisbe soit vôtre ; et qui vous l'a donnée ? Par quelle autorité prenez-vous le butinQui doit appartenir à l'Empire latin ?Ne savez-vous pas bien que c'est là son partage,Et qu'il vous rétablit dedans votre héritage ?Par le congé de qui l'avez-vous entrepris ? Non, non, notre allié, rappelez vos esprits ;La plus courte fureur est toujours la meilleure.Quittez donc Sophonisbe, et la rendez sur l'heure ;C'est par là seulement que vous seront rendusLe repos et l'honneur, que vous avez perdus. MASSINISSE Quel honneur, ô grands Dieux ! et quel repos en l'âmePeut avoir un mari d'abandonner sa femme ? SCIPION N'ayant pu l'épouser, puisqu'elle était à nous,Ce mariage est nul au jugement de tous. MASSINISSE Et la force et le droit veulent que je la rende ; Elle est vôtre, il est vrai, mais je vous la demande. SCIPION Je ferais une faute indigne de pardon,Si je vous octroyais un si funeste don.Accorder ce présent à l'ardeur qui vous brûle,Ce serait vous donner la chemise d'Hercule. MASSINISSE S'il m'est permis ici de vous rendre présentsLes services rendus dès mes plus jeunes ans,Et si dans le passé je puis aussi comprendreTous ceux qu'à l'avenir je désire vous rendre,Ma tristesse aujourd'hui vous conjure par eux De ne me ravir pas ce salaire amoureux.Non que toute ma vie en services passéeNe fût trop dignement déjà récompensée ;Mais à quoi bon tant d'honneur et de biens superflus,Si l'on m'ôte celui que j'estime le plus ? Je sais que demandant la chose qu'on me nie,Je demande un trésor de valeur infinie ;Aussi n'appartient-il qu'aux Romains seulementDe m'accorder un don qui vaille infiniment.Faites-moi donc encor cette dernière grâce, Par ces mains que je baise, et ces pieds que j'embrasse. SCIPION Levez-vous, Massinisse, et vous ressouvenezDe conserver l'honneur du rang que vous tenez.Oui, comme votre ami qui plains votre infortune,Je vous accorde tout, sans différence aucune, Mais d'autre part aussi, comme votre Empereur,Qui plains et blâme en vous cette aveugle fureur,Pour la dernière fois il faut que je vous nieCe qu'exige de moi votre mauvais génie ;Les raisons que j'en ai sont de tel intérêt Que rien ne peut changer cet immuable arrêtNécessaire au salut de la chose publique. MASSINISSE Ô mortelle sentence ! ô décret tyrannique !Quoi donc ? de tant de coups mon estomac ouvert,Et tout mon triste corps de blessures couvert, Dont vous fûtes jadis le témoin oculaire,Ne pourront m'obtenir un plus digne salaire ?M'a-t-on vu tant de fois, une pique à la main,Soutenir la grandeur de l'Empire romain,Pour me voir maintenant demander avec larmes Ce que j'ai mérité par le sang et les armes ?Mais celui qui le vit en fait si peu de casQu'il est à présumer qu'il ne s'en souvient pas.Montrez, montrez-vous donc mes blessures fermées,Vaines marques d'honneur par le fer imprimées, Telles, s'il se pouvait, que vous étiez alorsQue vous fîtes tomber ce misérable corps ;Voyez, si vous changeant en de sanglantes bouches,Vous n'adoucirez point ses sentiments farouches.Ô Dieux ! rien ne l'émeut, ô coeur sans amitié, Et sourd à la prière, et sourd à la pitié ! Ici il se pourmène sans rien dire. SCIPION Laissons-le un peu nager dans la mélancolieEt nous servons après de l'esprit de Lélie.Bon, il vient à propos. SCÈNE IV. Lélie, Scipion, Massinisse. LÉLIE Eh bien, se rend-il pas ? SCIPION Vous voyez comme il rêve et chemine à grands pas ; Adieu, je vous laisse, essayez, je vous prie,De calmer doucement les flots de sa furie ;Comme il est violent, il pourrait s'emporter,Et moi, je ferai mieux de ne pas l'écouter. Il rentre. MASSINISSE Non, je n'en ferai rien, la chose est résolue, Ou l'on m'y contraindra de puissance absolue. LÉLIE Ces mots interrompus de soupirs redoublésMontrent qu'il a les sens extrêmement troublés ;Les tragiques pensers où je vois qu'il se plongeIrritent sa fureur, et l'ennui qui le ronge ; C'est pourquoi de bonne heure il faut l'en divertir ;Eh quoi ? MASSINISSE Non, Scipion, je n'y puis consentir... LÉLIE L'excès de sa douleur l'aveugle et le transporte.Quoi, vous méconnaissez vos amis de la sorte ? MASSINISSE Ha ! Lélie, il est vrai que je croyais parler À cet inexorable. LÉLIE Il vient de s'en aller,Qui plaint votre aventure. MASSINISSE Ô ridicule chose !Il plaint mon aventure, et c'est lui qui la cause.Ha ! qu'un parfait ami se trouve rarement ! LÉLIE Croyez que Scipion vous aime assurément ; Il vous aime, et surtout, c'est en cette rencontreQue pour votre salut son amitié se montre.Considérez de grâce, et sans vous emporter,Quel est le grand trésor qu'il voudrait vous ôter :C'est la veuve d'un roi qui cent fois en sa vie A par cent cruautés la vôtre poursuivie,Employant contre vous le fer et le poison,Après avoir détruit toute votre maison.Pour elle, à ce qu'on dit, c'est une belle chose ;Mais voyons son esprit et les maux qu'elle cause. Avant que le poison de ses regards charmantsEut mis le vieux Syphax au rang de ses amants,Ce prince était-il pas, ôté la perfidie,Le plus grand que jamais ait vu la Numidie ?Et dès qu'ils furent joints par le noeud conjugal, Fut-il jamais malheur à son malheur égal ?Elle ne cessa point que, pour plaire à sa haine,Il n'eût abandonné la puissance romaine,Et par cette imprudence, à sa perte animéCeux qu'il aima jadis et dont il fut aimé. Ô vous dont la vertu, le coeur et la vaillanceSont le plus cher objet de notre bienveillance,Voyez si sans sujet nous craignons aujourd'huiQue le même rocher ne vous perde avec lui. MASSINISSE Croyez, mon cher Lélie, avec certitude, Que sur tous actes noirs je hais l'ingratitude,Et qu'il n'est ni beauté, ni conjugale loiQui m'éloigne jamais de ce que je vous dois.Je tiens tout du Sénat, et sais quel avantageA l'Empire romain sur celui de Carthage. Non, non, cher confident, assurez ScipionDe la sincérité de mon affection ;Dites-lui que jamais cette innocente reineNe me divertira de l'amitié romaine,Qu'on ôtera plutôt les feux du firmament ; Enfin qu'il ait pitié d'un misérable amant.Tâchez de m'adoucir ce courage insensible,Je n'espère qu'en vous. LÉLIE J'y ferai mon possible.Pauvre esprit aveuglé, qui ne reconnais pasQue l'amour te séduit avec ses faux appas ! Certes je plains ton sort, quoique en cet hyménéeTon obstination fasse ta destinée. ACTE V SCÈNE I. MASSINISSE, seul. Que les Dieux, tout parfaits de nature qu'ils sont,Témoignent d'inconstance aux présents qu'ils nous font !Qu'il est aisé de voir, au malheur de ma vie, Que nos prospérités leur causent de l'envie,Et qu'ils ne donnent point un plaisir sans douleur,De peur qu'un bien entier ne soit semblable au leur !En vain dans le destin des affaires humaines,D'autres se promettront des voluptés certaines, Si je montre aujourd'hui que le même soleilQui vit hier mon bonheur à nul autre pareil,Comme déjà son char s'allait cacher sous l'onde,Me trouve à son retour le plus triste du monde.Que me sert la puissance et le titre de roi, Si dans mon propre État on me donne la loi ?Que me sert le laurier qui me couvre la tête,S'il ne peut empêcher la prochaine tempêteDont s'en va foudroyer ma gloire et mes plaisirsCe mortel ennemi des amoureux désirs, Ce naturel chagrin qui, n'aimant rien lui-même,Ne saurait approuver ni souffrir que l'on aime ;Enfin, de quoi me sert l'audace et la valeur,Si j'ai les bras liés en ce dernier malheur ?Hélas ! si ce trésor de beautés et de charmes, Comme je l'ai gagné par la force des armes,Par les armes aussi se pouvait conserver,Que ne ferais-je point afin de le sauver ?S'il me fallait dompter le monstre d'Andromède,Mon malheur en ma main trouverait son remède ; S'il me fallait encore aller contre les morts,Sur les pas d'un Hercule éprouver mes efforts,Et l'arracher des fers comme un autre Thésée,Mon amour me rendrait cette entreprise aisée.Mais ayant à combattre un monstre renaissant, Une fière Harpie, un aigle ravissantDe qui le vol s'étend par tout notre hémisphère,Que pourrais-je entreprendre ou que pourrais-je faireQui n'excédât l'effort et le pouvoir humain ?Forcerai-je moi seul tout un peuple romain ? Ou ferai-je moi seul ce qu'en seize ans de guerreN'a pu faire Hannibal, ni par mer ni par terre ?Non, non, ma Sophonisbe, il n'y faut plus penser,Notre sort n'est pas tel qu'on puisse le forcer ;C'est la seule douceur qui vous peut rendre mienne ; Hors cela, mon espoir n'a rien qui le soutienne.Possible que Lélie aura mieux réussiQue je n'ose espérer. Ô grands dieux ! Le voici,Qui me vient prononcer ma dernière sentence.Sus, mon coeur, à ce coup arme-toi de constance. SCÈNE II. Lélie, Massinisse. MASSINISSE Eh bien, mon cher Lélie, irons-nous à la mort ?Venez-vous m'annoncer le naufrage ou le port ? LÉLIE Sire, c'est à regret que je suis le ministreEt le triste porteur d'un mandement sinistre ;J'ai charge de vous dire et de vous ordonner De rendre Sophonisbe ou de l'abandonnerComme chose au public utile et nécessaire.Avisez maintenant de ce que vous voulez faire. MASSINISSE Me perdre, et par ma mort apprendre à tous les roisÀ ne suivre jamais ni vos moeurs ni vos lois, Cruels qui, sous le nom de la chose publique,Usez impunément d'un pouvoir tyrannique,Et qui pour témoigner que tout vous est permis,Traitez vos alliés comme vos ennemis. LÉLIE Ne lui répliquons rien, que toutes ces fumées En semblables transports ne se soient consumées ;La fureur diminue à force de parler. MASSINISSE Ha ! que si le passé se pouvait rappeler,Je m'empêcherais bien de servir de matièreÀ la sévérité de ton humeur altière, Peuple vain, qui croirais n'avoir pas triomphé,À moins d'un pauvre roi sous les fers étouffé.C'est par cette raison, ou publique, ou privée,Puisqu'un particulier l'a possible trouvée,Que de force absolue on me fait rendre un bien Sans lequel je ne veux, ni n'espère plus rien.Oui, Lélie, il importe à la gloire d'un hommeQue ma femme elle-même aille esclave dans Rome,Et que sa vanité seule semblable à soiTriomphe à même temps de Syphax et de moi. Ô bienheureux vieillard dont la trame est finieSur le point qu'il tombait sous votre tyrannie !Et moi très malheureux d'éprouver à présentCombien même aux vainqueurs votre joug est pesant.Qu'il s'en saisisse donc, qu'il l'enlève et l'entraîne, Cette désespérée et pitoyable reine ;Il faut que son triomphe ait tout son ornement ;Je n'y contredis plus, je l'ai fait vainement ;Suffit, si je ne puis y faire plus d'obstacle,Que ma mort préviendra cet indigne spectacle. LÉLIE Il lui faut pardonner ces violents transports.Mais parlons maintenant qu'il a tout mis dehors.Sire, si vous pouviez à force d'invectivesRendre vos passions et vos douleurs moins vives,Je vous conseillerai de les continuer, Tant que votre souffrance en pût diminuer ;Décriez devant moi le joug de notre Empire,J'y consens, et dirai qu'il est encore pire ;Mais je ne puis souffrir que vous blâmiez à tortUn homme qui vous plaint, et vous aime si fort, Et dont l'ambition n'est pas si dérégléeQue vous la concevez en votre âme aveuglée.Vous savez, et le temps vous y fera songer,La raison qui l'oblige à vous désobliger.Je ne la dirai point vous l'ayant déjà dite ; C'est pourquoi jugez mieux d'un si rare mérite,Que de vous figurer que pour sa vanité,Il voulut vous traiter avec indignité.Il connaît votre coeur, il en fait trop de compte ;Bref, il vous aime trop pour chercher votre honte. Il ne veut rien de vous, sinon que vous rendiezCelle qui vous perdait, si vous ne la perdiez ;Et pour l'amour de vous et de votre hyménée,Elle ne sera point en triomphe menée. MASSINISSE À quoi donc Scipion la veut-il destiner ? LÉLIE C'est à vous maintenant à vous l'imaginer.Vous savez du sénat l'ordonnance dernièrePar laquelle, arrivant qu'elle fût prisonnière,Il nous est à tous deux expressément enjointDe l'envoyer à Rome, et de n'y manquer point. Regardez maintenant si vous avez envieDe lui sauver l'honneur aux dépens de la vie ;Et ne vous plaignez plus, puisque à bien discourir,Votre ami lui fait grâce en la laissant mourir. MASSINISSE Quelle grâce, ô bons Dieux ! LÉLIE C'est pourtant la plus grande Qui se puisse accorder, et que le temps demande ;Sire, relevant donc votre esprit abattu,D'une nécessité faites une vertu. MASSINISSE Hélas ! Quelle vertu voulez-vous que je fasse,Qui ne soit ridicule, et de mauvaise grâce ? Voulez-vous que je montre un visage serein ?Rendrai-je encore grâce au juge souverainDe qui l'arrêt sanglant a conclu ma ruine,Ou si je baiserai le bras qui m'assassine ? LÉLIE La plus haute vertu qu'on exige de vous C'est de souffrir un mal qui nous afflige tous. MASSINISSE Il faut bien souffrir, puisque mon impuissance... LÉLIE Je veux dire souffrir avec patience,En vous représentant que par cette actionVous gagnez un laurier sur votre passion, Que Rome, le Sénat et toute l'Italie,À qui dorénavant votre sceptre s'allie,Si vous prenez pour eux cette fortune en gré,Vous chériront en un plus haut degré.Regardez, s'il vous plaît, vos dernières conquêtes, Le trouble où vous étiez, et le calme où vous êtes ;Ne m'avouerez-vous pas que vous seriez ingratEt point ou peu soigneux du bien de votre État,Si vous nous obligiez par quelque violenceÀ retrancher pour vous de notre bienveillance ? Quel malheur et pour vous et pour tous les Romains,S'il leur fallait défaire avec leurs propres mainsLeur plus considérable et plus parfait ouvrage !Mais posons qu'en ceci le Sénat vous outrage ;Quoi, pour un déplaisir qu'il vous fait aujourd'hui, Perdra-t-il cent bienfaits que vous tenez de lui ?Ne condamnez donc point avec vos murmuresNi nos moeurs, ni nos lois. MASSINISSE Ô Dieux qu'elles sont dures !En effet il est vrai, je serais plus qu'ingrat,Si je ne répondais aux bienfaits du Sénat ; Mais je serais moins qu'homme, ou bien plus que barbare,Si je ne frémissais du mal qu'on me prépare ;Eh bien, n'en parlons plus, m'y voilà résolu ;Il faut bien le vouloir, quand Rome l'a voulu.Ô mari déplorable ! Ô malheureuse femme ! LÉLIE Sire, n'y songez plus. MASSINISSE Arrachez-moi donc l'âme,Quoique en vain, car encore on m'y verra songerAu milieu des Enfers. LÉLIE Que veut ce messager ?C'est infailliblement la Reine qui l'envoie ;Il faut bien empêcher qu'elle ne le revoie. SCÈNE III. Caliodore, Lélie, Massinisse. CALIODORE Sire, quand vous lirez le papier que voici,Vous saurez le sujet pourquoi je suis ici. LETTRE DE SOPHONISBE"Si rien ne peut fléchir la rigueur obstinéeDe ceux que mon courage a faits mes ennemis,Plutôt qu'être captive en triomphe menée, Donnez-moi le présent que vous m'avez promis. " LÉLIE Sire, ne le donnez que par la main d'autrui !Vos maux en la voyant s'augmenteront. MASSINISSE N'importe. LÉLIE Croyez-moi. MASSINISSE Non, Lélie, il faut que je le porte. LÉLIE Vous ne le ferez pas, ce n'est que temps perdu. MASSINISSE Et pourquoi ? LÉLIE C'est un point qu'on vous a défendu,De peur que cette vue accrût votre supplice. MASSINISSE Bien donc, que de tout point mon destin s'accomplisse !Tu le vois, mon ami, qu'avec tout mon pouvoirIl ne m'est pas permis seulement de la voir. Ô Dieux ! souffrirez-vous qu'une injuste puissanceRègne sur vos enfants avec tant de licence ? LÉLIE Ce violent esprit s'échappe à tout moment ;Certes il est à plaindre en son aveuglement.Je crains quelque révolte en son âme agitée, Le voilà qui rumine. MASSINISSE La pierre en est jetée,Mon ami, viens querir ce funeste présent ;Allons, Lélie, allons, vous y serez présent. SCÈNE IV. Sophonisbe, Corisbé, Phénice. PHÉNICE Madame, votre humeur craintive et soucieuse,À vous inquiéter est trop ingénieuse. Le moindre objet vous trouble, un songe, une vapeur,Un corbeau qui croasse, enfin tout vous fait peur. SOPHONISBE Phénice, croyez-moi, je suis venue aux termesOù doivent s'ébranler les esprits les plus fermes ;Le malheur qui m'attend est si prodigieux, Les signes que j'en ai sont si présagieux,Et tous si clairement marquent ma destinée,Que vous qui m'assurez en serez étonnée.Vous savez qu'hier au soir lorsque hymen nous joignit,Par deux diverses fois son flambeau s'éteignit, Que même à ce matin une brebis frappéeS'est de la main du prêtre et du temple échappée,Et qu'étant ramenée avec le coup mortel,La foudre a consumé la victime et l'autel.Deux funestes oiseaux, dans l'horreur des ténèbres, Ont troublé mon repos avec leurs cris funèbres ;Encore aujourd'hui même au lever du soleil,Un songe épouvantable a causé mon réveil.Du malheureux Syphax l'image ensanglantée,Avec ces tristes mots à moi s'est présentée : Ingrate, je reviens de l'éternelle nuitPour t'assurer encore du malheur qui te suit ;D'un mari méprisé le courroux légitimeTe demande aux Enfers où t'appelle ton crime.Adieu, tes voluptés feront naufrage au port, Je te l'ai dit vivant, et je te le dis mort.Là certes le sommeil à la crainte fait place,Et je me suis trouvée aussi froide que glace ;Puis embrassant le Roi, par un contraire effet,La peur a fait en moi ce que l'Amour eût fait. CORISBÉ Il est vrai qu'après tout voilà des pronostiques,Qui sont avant-coureurs d'aventures tragiques ;Mais le Père des Dieux, à qui tout est permis,En détourne l'effet dessus nos ennemis ! SOPHONISBE Ce qui me met en peine avec plus d'apparence, C'est l'extrême longueur de cette conférence ;Le Roi dorénavant met trop à revenir,Pour croire avec raison qu'il ait pu m'obtenir ;Mais voici de retour celui par qui la vieMe sera conservée, ou me sera ravie. SCÈNE V. Caliodore, Sophonisbe, Corisbé, Phénice. CALIODORE Que je suis malheureux de servir d'instrumentÀ la fureur du Sort ! SOPHONISBE Avancez hardiment ;Montrez-moi ce papier, donnez-moi ce breuvagePar où j'éviterai la honte du servage. Lettre de MASSINISSE à SOPHONISBE"Puisqu'il faut obéir à la nécessité, Recevez de ma part cette coupe funeste ;De tant de biens que j'eus, c'est le seul qui me resteEt le dernier témoin de ma fidélité. "Ô Dieux ! Que ce présent m'apporterait de joie,Si je pouvais baiser la main qui me l'envoie ! Dites, Caliodore, et ne me trompez point,Avez-vous observé ce qui vous fut enjoint ? CALIODORE Madame, en le voyant vous avoueriez vous-mêmeQu'ainsi que son amour sa douleur est extrême ;La couleur du trépas, dont son visage est peint, Montre de quel ennui son esprit est atteint.Mon ami, m'a-t-il dit, va-t-en dire à MadameQue Rome ne veut pas qu'elle vive ma femme,Et que c'est sa vertu, qu'on ne saurait souffrir,Qui fournit le poison que tu lui vas offrir. Il porte dans le coeur une mort si soudaineQue presque en un instant il achève sa peine.Après en m'embrassant et me parlant tout bas,Afin que les Romains ne l'entendissent pas,Jure-lui, m'a-t-il dit, que la main de la Parque M'eût poussé premier le premier dans la fatale barque,N'était qu'après ma mort nos communs ennemisperdraient le souvenir de ce qu'ils m'ont promis.Quelle s'assure donc qu'un trépas digne d'elleLui prouvera dans peu que je lui suis fidèle. Avec ces derniers mots il s'est évanoui. CORISBÉ Ô de parfaite amour témoignage inouï ! PHÉNICE Ô barbares Romains ! ô Ciel impitoyable ! SOPHONISBE Enfin voici l'effet de mon songe effroyable ;Vous voyez maintenant que ce n'est pas à tort Que je prenais pour moi tous ces signes de mort.Mais il m'est aussi doux de mourir que de vivre,Puisque mon Massinisse a juré de me suivre.Montre donc, cher époux, ta constance et ta foi,Et ne diffère pas un instant après moi. Oui, pour trop te chérir je te suis inhumaineTant j'ai peur que peut-être une dame romaine,Par l'ordre des Romains, mes tyrans et les tiens,Ne prenne auprès de toi la place que j'y tiens.Corisbé, je vous prie, et vous aussi Phénice, De me faire plaisir avant que je finisse ;Me l'accorderez-vous ? CORISBÉ Hé ! Madame, parlez,Commandez seulement. SOPHONISBE Puisque vous le voulez,Je vous commande donc, comme votre maîtresse,De contenir si bien la douleur qui vous presse Que vos pleurs ni vos cris ne déshonorent pasLa gloire qui doit suivre un si noble trépas.N'est-ce point à mes jours une gloire assez grandeQue, tout obscurs qu'ils sont, Rome les appréhende ?Nos vainqueurs sont vaincus, si nous leur témoignons Qu'ils nous craignent bien plus que nous ne les craignons.Sus donc, ne perdons plus en discours infertilesLe temps qu'il faut donner aux effets plus utiles.Délivrons les Romains de la peur et du malQue leur pourrait causer la fille d'Asdrubal. Elle avale le poison. PHÉNICE Ô Dieux ! c'est maintenant que nous sommes perdues ! SOPHONISBE Certes si les Romains vous avaient entendues,Ils auraient bien raison de penser à ce coupQue les maux qu'ils nous font nous affligent beaucoup.Non, non témoignons-leur que s'ils n'ont rien de pire, Nous n'avons pas sujet à craindre leur Empire,Et leur ôtons par là le plaisir et l'orgueilQui les transporteraient, s'ils savaient notre deuil.Mais la Parque dans peu me fermera la bouche ;Mes filles aidez-moi, portez-moi sur ma couche, Et que je meure au moins dessus le même litOù mon funeste hymen hier soir s'accomplit. SCÈNE VI. Scipion, Massinisse, Lélie. SCIPION Il est vrai qu'en ceci votre constance est telleQu'on la doit couronner d'une gloire immortelle ;Aussi ne doutez pas que Rome et le Sénat N'en fassent quelque jour un merveilleux état ;Sophonisbe n'est pas la dernière des femmes ;Assez d'autres encore sont dignes de vos flammes.Quand votre jugement se sera reconnu,Vous bénirez le mal qui vous est advenu, Si l'on peut dire mal un fortuné veuvageQue je n'ai souhaité que pour votre avantage. MASSINISSE Ô Dieux, quel avantage ! SCIPION En une autre saisonVous en connaîtrez mieux la suite et la raison ;Lélie à mon avis vous les a fait comprendre, Dans la charge et le soin qu'il en a voulu prendre,Au moins si vos transports ne me font point douterQu'il ait pu vous les dire, et vous les écouter. LÉLIE Seigneur, par sa froideur et par sa retenue,On voit que sa raison est un peu revenue ; Et je ne doute point qu'il ne confesse un jourÀ quel point de malheur l'eût porté cette amour,Et qu'on n'a travaillé que pour sa seule gloire ;Aussi devez-vous, Sire, en perdre la mémoire,Bannir ces noirs soucis, vous divertir ailleurs, Et donner vos pensers à des objets meilleurs. SCIPION La chute de Syphax vous laisse une matièreCapable d'exercer une âme tout entière.Un royaume nouveau fournit assez de quoiOccuper le loisir et l'esprit de son roi. C'est à si digne emploi que votre âme occupéeSe guérira dans peu du trait qui l'a frappée,Et que Lélie et moi vous verrons censurerL'aveugle passion qui vous fait murmurer. MASSINISSE Je vous tromperai bien avant que le jour passe. SCÈNE VII. Caliodore, Massinisse, Scipion, Lélie. CALIODORE Ô constance incroyable ! ô mortelle disgrâce ! MASSINISSE Ha Dieux ! la Reine est morte ! CALIODORE Oui, Sire, c'en est fait :Hélas ! jamais poison n'eut un si prompt effet. MASSINISSE Eh bien, mes souverains, aurez-vous agréableQue n'ayant pu la voir en sa fin lamentable, Nous la fassions au moins apporter devant nous ?Oui, vous en trouverez le spectacle si doux ;Il est si nécessaire au bien de votre EmpireQue j'obtiens ma demande. SCIPION Il faut le laisser dire. MASSINISSE Voyons donc ce trésor de grâce et de beauté ; Mon ami, que sur l'heure il nous soit apporté. CALIODORE Si votre majesté désire qu'on lui montreCe pitoyable objet, il est ici tout contre ;La porte de sa chambre est à deux pas d'ici,Et vous le pourrez voir de l'endroit que voici, En levant seulement cette tapisserie. SCIPION Je crains que cette vue éveille sa furie. La chambre paraît. Ici Caliodore rentre. MASSINISSE Ô vue ! ô désespoir ! regardez maintenant,Ô vous consul romain, et vous son lieutenant,Si je vous ai rendu l'aveugle obéissance Que votre autorité veut de mon impuissance.Ai-je été, qu'il vous semble, ou rebelle, ou trop lentÀ l'exécution de ce coup violent ?Ôtez-vous tout sujet de soupçon et de crainte,Et voyez si sa mort est point une mort feinte. Voyez si de son teint les roses et les lisDans l'hiver de la mort sont bien ensevelis ;Observez ces yeux clos, considérez-la toute,Tant qu'il ne vous demeure aucun sujet de doute.Mais sans considérer ses yeux ni sa couleur, Il ne faut regarder que ma seule douleur ;Il ne faut qu'observer le deuil qui me transporte,Pour croire assurément que Sophonisbe est morte.Elle est morte, et ma main par cet assassinatM'a voulu rendre quitte envers votre Sénat ; Si la reconnaissance aux bienfaits se mesure,Cette seule action le paie avec usure.Par cet acte témoin de votre cruauté,J'ai mis dans le tombeau l'amour et la beauté ;Enfin par cette mort qui fait votre assurance, Vous n'avez plus de peur, ni moi plus d'espérance.Ne me dites donc plus que je serais ingratEt bien peu soucieux du bien de mon État,Si je vous obligeais par quelque violenceÀ retrancher pour moi de votre bienveillance. Quant à moi désormais tout m'est indifférent,Et quant à mon État ma douleur vous le rend.Après m'avoir ôté le désir de la vie,Vos biens, ni vos honneurs ne me font point envie.Usurpez l'univers de l'un à l'autre bout, Je n'y demande rien, je vous le cède tout.Rendez-moi seulement une chose donnéePar Hymen, par l'Amour, et par la Destinée :En un mot, donnez-moi ce que vous craignez tous,Et je serai plus riche et plus content que vous. Rendez-moi Sophonisbe. SCIPION Allons-nous-en, Lélie ;Puisque notre présence irrite sa folie,Et que nous ne voyons fer ni poison sur lui :Laissons-le par la plainte adoucir son ennui. Ils rentrent. SCÈNE VIII. Plainte de Massinisse sur le corps de Sophonisbe. MASSINISSE, seul. Miracle de beauté, Sophonisbe mon âme, Que je n'ose appeler de ce doux nom de femme,Tant les chastes plaisirs d'Hymen et de JunonM'ont duré peu de temps pour te donner ce nom,Vive source autrefois d'amour et d'éloquence,Où la mort maintenant a logé le silence, Belle bouche, beaux yeux de tant d'attraits pourvus,Par mon contentement et trop et trop peu vus,Vous avez donc perdu ces puissantes merveillesQui dérobaient les coeurs et charmaient les oreilles ?Clair soleil, la terreur d'un injuste Sénat, Et dont l'aigle romain n'a pu souffrir l'éclat,Donc votre lumière a donné de l'ombrage ?Donc vous êtes couvert d'un éternel nuage,Et sans aucun midi, la Mort et le DestinConfondent votre soir avec votre matin ! Triste et superbe lit presque en même journéeTémoin de mon veuvage et de mon hyménée,Fallait-il que le Ciel à ma perte obstinéM'ôtât si tôt le bien que tu m'avais donné ?Félicité ravie aussitôt que connue, Sophonisbe, en un mot, qu'êtes-vous devenue ?Mais Dieux ! que ma demande a bien peu de raisonPuisque ma propre main a fourni le poisonQui fait qu'elle m'attend sur le rivage sombreOù mon fidèle esprit va rejoindre son ombre ; C'est là, cruel Sénat, que tes superbes loisNe feront point trembler les misérables rois.Un poignard, malgré toi, trompant ta tyrannie,M'accorde le repos que ta rigueur me nie.Cependant, en mourant, ô peuple ambitieux J'appellerai sur toi la colère des Cieux.Puisses-tu rencontrer, soit en paix, soit en guerre,Toute chose contraire, et sur mer, et sur terre.Que le Tage et le Pô contre toi rebellés,Te reprennent les biens que tu leur as volés ; Que Mars faisant de Rome une seconde TroieDonne aux Carthaginois tes richesses en proie,Et que dans peu de temps le dernier des RomainsEn finisse la race avec ses propres mains.Mais consumer le temps en des plaintes frivoles Et flatter sa douleur avec des paroles,C'est à ces lâches coeurs que l'espoir de guérirPersuade plutôt que l'ardeur de mourir.Meurs, misérable prince, et d'une main hardie,Ferme l'acte sanglant de cette tragédie. Il tire le poignard caché sous sa robe.Sophonisbe en ceci t'a voulu prévenir ;Et puisque tes efforts n'ont pu la retenir,Donne-toi pour le moins le plaisir de la suivre,Et cesse de mourir en achevant de vivre.Montre que les rigueurs du Romain sans pitié Peuvent tout sur l'amant, et rien sur l'amitié. Il se tue. ==================================================