******************************************************** DC.Title = LE TARTUFFE ou L'IMPOSTEUR, COMÉDIE DC.Author = MOLIERE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:46. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MOLIERE_TARTUFFE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8610800k DC.Source.cote = BnF Yf-4209 DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE TARTUFFE ou L'IMPOSTEUR COMÉDIE M. DC. LXIX. AVEC PRIVILÈGE DU ROI par J.B.P DE MOLIÈRE Imprimé aux dépens de l'auteur, et de vend À PARIS, Chez Jean RIBOU, au Palais, vis à vis de la Porte de l'Église de la Sainte Chapelle.Achevé d'imprimer pour la première fois le 23 mars 1669. Représenté pour la première fois le 12 mai 1664 au Château de Versailles. PRÉFACE Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée ; et les gens, qu'elle joue, ont bien fait voir qu'ils étaient plus puissants en France que tous ceux que j'ai joué jusqu'ici. Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins ont soufferts doucement qu'on les ai représentés ; et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l'on a faites d'eux : Mais les hypocrites n'ont point entendu raillerie ; ils se sont effarouchés d'abord, et ont trouvé étrange que j'eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces ; et de vouloir décrier un métier dont tant d'honnêtes gens se mêlent. C'est un crime qu'ils ne sauraient me pardonner, et ils se sont tous armer contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n'ont eu garde de l'attaquer par le côté qui les a blessés ; ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couverts leurs intérêts de la cause de Dieu et le Tartuffe dans leur bouche est une pièce qui offense la piété. Elle est d'un bout à l'autre pleine d'abominations, et l'on trouve rien qui ne mérite le feu. Toutes les syllabes en sont impies ; les gestes, même, y sont criminels ; et le moindre coup d'oeil, le moindre branlement de tête, le moindre pas à droit[e] ou à gauche, y cache des mystères, qu'ils trouvent moyen d'expliquer à mon désavantage. J'ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amis, et à la censure de tout le monde ; les correction que j'y ai pu faire ; le jugement du Roi, et de la Reine, qui l'ont vue ; l'approbation des grands princes ; et de messieurs les ministres qui l'ont honorée publiquement de leur présence ; le témoignage des gens de bien qui l'on trouvée profitable, tout cela n'a rien de rien servi. Ils n'en veulent point démordre, et tous les jours encore ils font crier en public des zélés indiscrets qui me disent des injures pieusement, et me damnent par charité. Je me soucierais fort peu de tout ce qu'ils peuvent dire, n'était l'artifice qu'ils ont de me faire des ennemis que je respecte, et de jeter dans leur parti des véritables gens de bien, dont ils préviennent la bonne foi, et qui par la chaleur qu'ils ont pour leurs intérêts du Ciel, sont facile à recevoir les impressions qu'on veut leur donner. Voilà ce qui m'oblige à me défendre. C'est aux vrais dévots que je veux partout me justifier sur la conduite de ma comédie ; et je les conjure de tout mon coeur de ne point condamner les choses avant que de les voir ; de se défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux, dont les grimaces les déshonorent. Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans aucun doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu'elle ne tend nullement à jouer les choses que l'on doit révérer ; que je l'ai traitée avec toutes les précautions que me demandait la délicatesse de la matière ; et que j'ai mis tout l'art, et tous les soins qu'il m'a été possible pour bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui du vrai dévot. J'ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l'auditeur en balance, on le connaît d'abord aux marques que je lui donne, et d'un bout à l'autre il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d'un méchant homme, et ne fasse éclater celui d'un véritable homme de bien que je lui oppose. Je sais bien que, pour réponse, ces messieurs tâchent d'insinuer que ce n'est point au théâtre à parler de ces matières : mais je leur demande avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C'est une proposition qu'il en font que supposer, et qu'ils ne prouvent en aucune façon ; et sans doute il ne serait pas difficile de leur faire voir que la comédie chez les anciens a pris son origine de la religion, et faisait partie de leurs mystères ; que les espagnols nos voisins, ne célèbrent guère de fête ou la comédie ne soit mêlée ; et que, même, parmi nous elle doit sa naissance aux soins d'une confrérie à qui appartient encore aujourd'hui l'Hôtel de Bourgogne ; que c'est un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importants mystères de notre foi ; qu'on en voit encore des comédies imprimées en lettres gothiques sous le nom d'un docteur de Sorbonne ; et sans aller chercher si loin, que l'on a joué de notre temps des pièces saintes de Monsieur de Corneille, qui ont été l'admiration de toute la France. Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est dans l'état d'une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres, et que nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire, et rien ne reprend mieux la plupart des hommes, que le peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point de la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule. On me reproche d'avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon imposteur ; et pouvais-je m'en empêcher, pour bien représenter le caractère d'un hypocrite ? Il suffit, ce me semble, que je fasse connaître les motifs criminels qui lui font dire les choses, et que j'en ai retranché les termes consacrés, dont on aurait eu peine à lui entendre faire un mauvais usage. Mais il débite au quatrième acte une morale pernicieuse. Mais cette morale est-elle quelque chose dont tout le monde n'eût les oreilles rebattues ? Dit-elle rien de nouveau dans ma comédie ? Et peut-on craindre que des choses généralement détestées, fassent quelque impression dans les esprits ? Que je les rende dangereuses, en les faisant monter sur le théâtre ? Qu'elles reçoivent quelque autorité dans la bouche d'un scélérat ? Il n'y a nulle apparence à cela ; et l'on doit approuver la comédie de Tartuffe, ou condamner généralement toutes les comédies. C'est à quoi l'on s'attache furieusement depuis un temps ; et jamais on ne s'était si fort déchaîné contre le théâtre. Je ne puis pas nier qu'il n'y ait eu des Pères de l'Église, qui ont condamné la comédie ; mais on ne peut pas me nier aussi qu'il n'y en ait eut quelques uns qui ne l'ont traitée un peu plus doucement. Ainsi l'autorité dont on prétend appuyer la censure, est détruite par ce partage ; et toute la conséquence qu'on peut tirer de cette diversité d'opinions en des esprits éclairés des mêmes lumières, c'est qu'ils ont pris le comédie différemment, et que les uns l'ont considéré dans sa pureté, lorsque les autres l'ont regardé dans sa corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles qu'on a eu raison de nommer des spectacles de turpitude. Et en effet, puisqu'on doit discourir des choses, et non pas des mots, et que la plupart des contrariétés viennent de ne se pas entendre, et d'envelopper dans un même mot des choses opposées, il ne faut qu'ôter le voile de l'équivoque, et regarder ce qu'est la comédie en soi, pour voir si elle est condamnable. On connaîtra sans doute que n'étant autre chose qu'un poème ingénieux, qui par des leçons agréables reprend les défauts des hommes, on ne saurait la censurer sans injustice. Et si nous voulons ouïr là-dessus le témoignage de l'Antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la comédie, eux qui faisaient profession d'une sagesse si austère, et qui criaient sans cesse après les vices de leur siècle. Elle nous fera voir qu'Aristote a consacré des veilles au théâtre, et s'est donné le soin de réduire en préceptes l'art de faire des comédies. Elle nous apprendre que de ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d'en composer eux-mêmes ; qu'il y en a eu d'autres, qui n'ont pas dédaigné de réciter en public celles qu'ils avaient composées ; que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime, par les prix glorieux, et par les superbes théâtres dont elle a voulu l'honorer ; et que dans Rome enfin ce même art a reçu des honneurs extraordinaires : je ne dis pas d'une Rome débauchée, et sous le licences des Empereurs ; mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des consuls, et dans les temps de vigueur de la vertu romaine. J'avoue qu'il y a eu des temps où la comédie s'est corrompue. Et qu'est ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours ? Il n'y a une chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime ; point d'art si salutaire, dont ils ne soient capables de renverser ses intentions ; rien de si bon en soi, qu'ils ne puissent tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons ; et cependant il y a eu des temps où elle s'est rendu odieuse, et souvent on en a fait un art d'empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du Ciel : elle nous a été donnée, pour porter nos esprits à la connaissance d'un Dieu, par la contemplation des merveilles de la Nature ; et pourtant on n'ignore pas que souvent l'a détournée de son emploi, et qu'on l'a occupée publiquement à soutenir l'impiété. Les choses, même, les plus saintes, ne sont point à couvert de la corruption des hommes ; et nous voyons des scélérats, qui tous les jours abusent de la piété, et la font servir méchamment aux crimes les plus grands : mais on ne laisse pas pour cela défaire les distinctions, qu'il est besoin de faire. On n'enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses que l'on corrompt, avec la maladie des corrupteurs. On sépare toujours le mauvais usage d'avec l'intention de l'art ; et comme on ne s'avise point de défendre la médecine, pour avoir été bannie de Rome ; ni la philosophie, pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes ; on ne doit point aussi vouloir interdire la comédie, pour avoir été censurée en de certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsiste point ici. Elle s'est renfermée dans ce qu'elle a pu voir, et nous de devons point la tirer des bornes qu'elle s'est données ; l'étendre plus loin qu'il ne faut, et lui faire embrasser l'innocent avec le coupable. La comédie qu'elle a eu dessein d'attaquer, n'est point du tout la comédie que nous voulons défendre. Il se faut bien garder de confondre celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les moeurs sont tout à fait opposées. Elles n'ont aucun rapport l'une avec l'autre, que la ressemblance du nom ; et ce serait une injustice épouvantable, que de vouloir condamner Olympe qui est femme de bien, parce qu'il y a eu une Olympe qui a été une débauchée. De semblables arrêts, sans doute, feraient un grand désordre dans le Monde. Il n'y aurait rien par là, qui ne fut condamné ; et puisque l'on ne garde point cette rigueur à tant de choses, dont on abuse tous les jours, on doit bien faire le même grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l'on verra régner l'instruction, et l'honnêteté. Je sais qu'il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie ; qui disent que les plus honnêtes sont les plus dangereuses ; que les passions que l'on y dépeint sont d'autant plus touchantes, qu'elles sont pleines de vertu ; et que les âmes plus sont attendries par ces sortes de représentation. Je ne vois pas quel grand crime c'est que de s'attendrir à la vue d'une passion honnête ; et c'est un haut étage de vertu, que cette pleine insensibilité où ils veulent faire montrer notre âme. Je doute qu'une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine ; et je ne sais s'il n'est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les passions des hommes, que de vouloir les retrancher entièrement. J'avoue qu'il y a des lieux qu'il vaut mieux fréquenter que le théâtre ; et que si l'on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu, et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu'elle soit condamnée avec le reste : mais supposé, comme il est vrai, que les exercices de la pitié souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu'on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie. Je me suis étendu trop loin. Finissons par un mot d'un grand prince sur la comédie du Tartuffe. Huit jours après qu'elle eut été défendue, on représenta devant la Cour une pièce intitulée "Scaramouche hermite" ; et le roi en sortant, dit au grand prince que je veux dire : "Je voudrais bien savoir pourquoi les gens se scandalisent si fort de la comédie de Molière, ne disent mot de celle de Scaramouche." À quoi le prince répondit : "La raison de cela, c'est que la comédie de Scaramouche joue le Ciel et la religion dont ces messieurs ne se soucient point ; mais celle de Molière les jouent eux-mêmes. C'est ce qu'ils ne peuvent souffrir. ACTEURS MADAME PERNELLE, mère d'Orgon. ORGON , mari d'Elmire. ELMIRE, femme d'Orgon. DAMIS, fils d'Orgon. MARIANE, fille d'Orgon et amante de Valère. VALÈRE, amant de Mariane. CLÉANTE, beau-frère d'Orgon. TARTUFFE, faux dévot. DORINE, suivante de Mariane. MONSIEUR LOYAL, sergent. UN EXEMPT. [LAURENT]. FLIPOTE, servante de Madame Pernelle. La Scène est à Paris. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Mme Pernelle, Flipote, Elmire, Mariane, Dorine, Damis, Cléante. MADAME PERNELLE. Allons, Flipote, allons, que d'eux je me délivre. ELMIRE. Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre. MADAME PERNELLE. Laissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin :Ce sont toutes façons, dont je n'ai pas besoin. ELMIRE. De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte,Mais ma Mère, d'où vient que vous sortez si vite ? MADAME PERNELLE. C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,Et que de me complaire, on ne prend nul souci.Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée ;Dans toutes mes leçons, j'y suis contrariée, On n'y respecte rien ; chacun y parle haut,[Note : Cour du roi Pétaud : Usité dans cette locution ; la cour du roi Pétaud, un lieu de désordre et de confusion et où tout le monde est le maître. [L]]Et c'est tout justement la Cour du roi Pétaud. DORINE. Si... MADAME PERNELLE. Vous êtes, mamie, une fille suivanteUn peu trop forte en gueule, et fort impertinente :Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis. DAMIS. Mais... MADAME PERNELLE. Vous êtes un sot en trois lettres, mon Fils.C'est moi qui vous le dis, qui suis votre Grand-Mère ;Et j'ai prédit cent fois à mon Fils, votre père,Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,Et ne lui donneriez jamais que du tourment. MARIANE. Je crois.... MADAME PERNELLE. Mon Dieu, sa soeur, vous faites la discrète,Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette ;Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort,Et vous menez sous chape un train que je hais fort. ELMIRE. Mais, ma Mère,... MADAME PERNELLE. Ma Bru, qu'il ne vous en déplaise, Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise :Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.Vous êtes dépensière, et cet état me blesse,Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse. Quiconque à son mari veut plaire seulement,Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement. CLÉANTE. Mais, Madame, après tout.... MADAME PERNELLE. Pour vous, Monsieur son frère,Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;Mais enfin, si j'étais de mon Fils, son époux, Je vous prierais bien fort, de n'entrer point chez nous.Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre,Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre :Je vous parle un peu franc, mais c'est là mon humeur,Et je ne mâche point ce que j'ai sur le coeur. DAMIS. Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute.... MADAME PERNELLE. C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ;Et je ne puis souffrir sans me mettre en courrouxDe le voir querellé par un fou comme vous. DAMIS. Quoi ? Je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique, Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ?Et que nous ne puissions à rien nous divertir,Si ce beau Monsieur-là n'y daigne consentir ? DORINE. S'il le faut écouter et croire à ses maximes,On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes, Car il contrôle tout, ce critique zélé. MADAME PERNELLE. Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire ;Et mon Fils, à l'aimer, vous devrait tous induire. DAMIS. Non, voyez-vous, ma Mère, il n'est père, ni rien, Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien.Je trahirais mon coeur de parler d'autre sorte ;Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte ;J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied platIl faudra que j'en vienne à quelque grand éclat. DORINE. Certes c'est une chose aussi qui scandalise,De voir qu'un inconnu céans s'impatronise ;Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avait pas de souliers,Et dont l'habit entier valait bien six deniers,En vienne jusque-là, que de se méconnaître, De contrarier tout, et de faire le maître. MADAME PERNELLE. Hé, merci de ma vie il en irait bien mieux,Si tout se gouvernait par ses ordres pieux. DORINE. Il passe pour un saint dans votre fantaisie :Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie. MADAME PERNELLE. Voyez la langue ! DORINE. À lui, non plus qu'à son Laurent,Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant. MADAME PERNELLE. J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être ;Mais pour homme de bien, je garantis le maître.Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez, Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.C'est contre le péché que son coeur se courrouce,Et l'intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse. DORINE. Oui ; mais pourquoi sur tout, depuis un certain temps,Ne saurait-il souffrir qu'aucun hante céans ? En quoi blesse le Ciel une visite honnête,Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous ?Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux. MADAME PERNELLE. Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites. Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites ;Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,Et de tant de laquais le bruyant assemblage,Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage. Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien ;Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien. CLÉANTE. Hé, voulez-vous, Madame, empêcher qu'on ne cause ?Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,Si pour les sots discours où l'on peut être mis, Il fallait renoncer à ses meilleurs amis :Et quand même on pourrait se résoudre à le faire,Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?Contre la médisance il n'est point de rempart ;À tous les sots caquets n'ayons donc nul égard ; Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,Et laissons aux causeurs une pleine licence. DORINE. Daphné, notre voisine, et son petit époux,Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?Ceux de qui la conduite offre le plus à rire, Sont toujours sur autrui les premiers à médire ;Ils ne manquent jamais de saisir promptementL'apparente lueur du moindre attachement,D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie. Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,Et sous le faux espoir de quelque ressemblance,Aux intrigues qu'ils ont, donner de l'innocence,Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés De ce blâme public dont ils sont trop chargés. MADAME PERNELLE. Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire :On sait qu'Orante mène une vie exemplaire ;Tout ses soins vont au Ciel, et j'ai su par des gensQu'elle condamne fort le train qui vient céans. DORINE. L'exemple est admirable, et cette dame est bonne :Il est vrai qu'elle vit en austère personne ;Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent,Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.Tant qu'elle a pu des coeurs attirer les hommages, Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,Au monde, qui la quitte, elle veut renoncer,Et du voile pompeux d'une haute sagesseDe ses attraits usés déguise la faiblesse. Ce sont là les retours des coquettes du temps.Il leur est dur de voir déserter les galants.Dans un tel abandon, leur sombre inquiétudeNe voit d'autre recours que le métier de prude ;Et la sévérité de ces femmes de bien Censure toute chose, et ne pardonne à rien ;Hautement, d'un chacun, elles blâment la vie,Non point par charité, mais par un trait d'envieQui ne saurait souffrir qu'une autre ait les plaisirs,Dont le penchant de l'âge a sevré leurs désirs. MADAME PERNELLE. Voilà les contes bleus qu'il vous faut, pour vous plaire.Ma bru, l'on est chez vous contrainte de se taire ;Car Madame, à jaser, tient le dé tout le jour :Mais enfin, je prétends discourir à mon tour.Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage, Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage ;Que le Ciel au besoin l'a céans envoyé,Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;Que pour votre salut vous le devez entendre,Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre. Ces visites, ces bals, ces conversations,Sont, du malin esprit, toutes inventions.Là, jamais on n'entend de pieuses paroles,Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles ;Bien souvent le prochain en a sa bonne part, Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées,De la confusion de telles assemblées :Mille caquets divers s'y font en moins de rien ;Et comme l'autre jour un docteur dit fort bien, C'est véritablement la tour de Babylone,Car chacun y babille, et tout du long de l'aune ;Et pour conter l'histoire où ce point l'engagea...Voilà-t-il pas Monsieur qui ricane déjà ?Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire ; Et sans... Adieu, ma bru, je ne veux plus rien dire.Sachez que pour céans j'en rabats de moitié,Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied. Donnant un soufflet à Flipote.Allons, vous ; vous rêvez, et bayez aux corneilles ;Jour de Dieu, je saurai vous frotter les oreilles ; [Note : Gaupe : Terme d'injure et de mépris. Femme malpropre et désagréable. [L]]Marchons, gaupe, marchons. SCÈNE II. Cléante, Dorine. CLÉANTE. Je n'y veux point aller,De peur qu'elle ne vînt encor me quereller ;Que cette bonne femme... DORINE. Ah ! Certes, c'est dommage,Qu'elle ne vous ouït tenir un tel langage ;Elle vous dirait bien qu'elle vous trouve bon, Et qu'elle n'est point d'âge à lui donner ce nom. CLÉANTE. Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée !Et que de son Tartuffe elle paraît coiffée ! DORINE. Oh vraiment tout cela n'est rien au prix du fils ;Et si vous l'aviez vu, vous diriez, c'est bien pis. Nos troubles l'avaient mis sur le pied d'homme sage,Et pour servir son prince, il montra du courage :Mais il est devenu comme un homme hébété,Depuis que de Tartuffe on le voit entêté.Il l'appelle son frère, et l'aime dans son âme Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille et femme.C'est de tous ses secrets l'unique confident,Et de ses actions le directeur prudent.Il le choie, il l'embrasse, et pour une maîtresse,On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse. À table, au plus haut bout, il veut qu'il soit assis ;Avec joie il l'y voit manger autant que six ;Les bons morceaux de tout, il faut qu'on les lui cède ;Et s'il vient à roter, il lui dit, Dieu vous aide. C'est une servante qui parle.Enfin il en est fou ; c'est son tout, son héros ; Il l'admire à tous coups, le cite à tout propos ;Ses moindres actions lui semblent des miracles,Et tous les mots qu'il dit sont pour lui des oracles.Lui qui connaît sa dupe, et qui veut en jouir,Par cent dehors fardés a l'art de l'éblouir ; [Note : Cagot : Celui, celle qui a une dévotion suspecte et déplaisante. [L] Par extension cagotisme, se tenir comme un cagot.]Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon,Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon.Il vient nous sermonner avec des yeux farouches, Et jeter nos rubans, notre rouge, et nos mouches.Le traître, l'autre jour, nous rompit de ses mains[Note : La Fleur des Saints (Flos sanctorum en latin) : ouvrage comportant une histoire sainte avec le prénom du jour pour tous les jours de l'année.]Un mouchoir qu'il trouva dans une Fleur des Saints,Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,Avec la sainteté les parures du Diable. SCÈNE III. Elmire, Marine, Damis, Cléante, Dorine. ELMIRE. Vous êtes bien heureux de n'être point venuAu discours qu'à la porte elle nous a tenu.Mais j'ai vu mon mari ; comme il ne m'a point vue,Je veux aller là-haut attendre sa venue. CLÉANTE. Moi, je l'attends ici pour moins d'amusement, Et je vais lui donner le bonjour seulement. DAMIS. De l'hymen de ma soeur touchez-lui quelque chose.J'ai soupçon que Tartuffe à son effet s'oppose ;Qu'il oblige mon Père à des détours si grands,Et vous n'ignorez pas quel intérêt j'y prends. Si même ardeur enflamme, et ma soeur, et Valère,La soeur de cet ami, vous le savez, m'est chère :Et s'il fallait... DORINE. Il entre. SCÈNE IV. Orgon, Cléante, Dorine. ORGON. Ah ! Mon frère, bonjour. CLÉANTE. Je sortais, et j'ai joie à vous voir de retour.La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie. ORGON. Dorine... Mon beau-frère, attendez, je vous prie :Vous voulez bien souffrir, pour m'ôter de souci,Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici.Tout s'est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?Qu'est-ce qu'on fait céans ? comme est-ce qu'on s'y porte ? DORINE. Madame eut avant-hier la fièvre jusqu'au soir,Avec un mal de tête étrange à concevoir. ORGON. Et Tartuffe ? DORINE. Tartuffe ? Il se porte à merveille,Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille. ORGON. Le pauvre homme ! DORINE. Le soir, elle eut un grand dégoût, Et ne put au souper toucher à rien du tout,Tant sa douleur de tête était encore cruelle. ORGON. Et Tartuffe ? DORINE. Il soupa, lui tout seul, devant elle,Et fort dévotement il mangea deux perdrix,Avec une moitié de gigot en hachis. ORGON. Le pauvre homme ! DORINE. La nuit se passa toute entière,Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière ;Des chaleurs l'empêchaient de pouvoir sommeiller,Et jusqu'au jour, près d'elle, il nous fallut veiller. ORGON. Et Tartuffe ? DORINE. Pressé d'un sommeil agréable, Il passa dans sa chambre, au sortir de la table ;Et dans son lit bien chaud, il se mit tout soudain,Où sans trouble il dormit jusques au lendemain. ORGON. Le pauvre homme ! DORINE. À la fin, par nos raisons gagnée,Elle se résolut à souffrir la saignée, Et le soulagement suivit tout aussitôt. ORGON. Et Tartuffe ? DORINE. Il reprit courage comme il faut ;Et contre tous les maux fortifiant son âme,Pour réparer le sang qu'avait perdu Madame,But à son déjeuner quatre grands coups de vin. ORGON. Le pauvre homme ! DORINE. Tous deux se portent bien enfin ;Et je vais à Madame annoncer par avanceLa part que vous prenez à sa convalescence. SCÈNE V. Orgon, Cléante. CLÉANTE. À votre nez, mon frère, elle se rit de vous ;Et sans avoir dessein de vous mettre en courroux, Je vous dirai tout franc, que c'est avec justice.A-t-on jamais parlé d'un semblable caprice ?Et se peut-il qu'un homme ait un charme aujourd'huiÀ vous faire oublier toutes choses pour lui?Qu'après avoir chez vous réparé sa misère, Vous en veniez au point... ORGON. Halte-là, mon beau-frère :Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez. CLÉANTE. Je ne le connais pas, puisque vous le voulez :Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être.... ORGON. Mon frère, vous seriez charmé de le connaître, Et vos ravissements ne prendraient point de fin.C'est un homme.... Qui.... Ha !... Un homme.... Un homme enfin.Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,Et comme du fumier, regarde tout le monde.Oui, je deviens tout autre avec son entretien, Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien;De toutes amitiés il détache mon âme ;Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,Que je m'en soucierais autant que de cela. CLÉANTE. Les sentiments humains, mon frère, que voilà ! ORGON. Ha, si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.Chaque jour à l'église il venait, d'un air doux,Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux.Il attirait les yeux de l'assemblée entière, Par l'ardeur dont au Ciel il poussait sa prière :Il faisait des soupirs, de grands élancements,Et baisait humblement la terre à tous moments ;Et lorsque je sortais, il me devançait vite,Pour m'aller à la porte offrir de l'eau bénite. Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitait,Et de son indigence, et de ce qu'il était,Je lui faisais des dons ; mais avec modestie,Il me voulait toujours en rendre une partie.C'est trop, me disait-il, c'est trop de la moitié, Je ne mérite pas de vous faire pitié ;Et quand je refusais de le vouloir reprendre,Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.Enfin le Ciel, chez moi, me le fit retirer,Et depuis ce temps-là, tout semble y prospérer. Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même,Il prend pour mon honneur un intérêt extrême ;Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,Et plus que moi, six fois, il s'en montre jaloux.Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle ; Il s'impute à péché la moindre bagatelle,Un rien presque suffit pour le scandaliser,Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuserD'avoir pris une puce en faisant sa prière,Et de l'avoir tuée avec trop de colère. CLÉANTE. Parbleu, vous êtes fou, mon frère, que je crois.Avec de tels discours vous moquez-vous de moi ?Et que prétendez-vous que tout ce badinage... ORGON. Mon frère, ce discours sent le libertinage.Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ; Et comme je vous l'ai plus de dix fois prêché,Vous vous attirerez quelque méchante affaire. CLÉANTE. Voilà de vos pareils le discours ordinaire.Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.C'est être libertin, que d'avoir de bons yeux ; Et qui n'adore pas de vaines simagrées,N'a ni respect, ni foi, pour les choses sacrées.Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon coeur.De tous vos façonniers on n'est point les esclaves, Il est de faux dévots, ainsi que de faux braves :Et comme on ne voit pas qu'où l'honneur les conduit,Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,Les bons et vrais dévots qu'on doit suivre à la trace,Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace. Hé quoi ! Vous ne ferez nulle distinctionEntre l'hypocrisie, et la dévotion ?Vous les voulez traiter d'un semblable langage,Et rendre même honneur au masque qu'au visage ?Égaler l'artifice à la sincérité ; Confondre l'apparence avec la vérité ;Estimer le fantôme, autant que la personne ;Et la fausse monnaie, à l'égal de la bonne ?Les hommes, la plupart, sont étrangement faits !Dans la juste nature on ne les voit jamais. La raison a pour eux des bornes trop petites.En chaque caractère ils passent ses limites,Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent,Pour la vouloir outrer, et pousser trop avant.Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère. ORGON. Oui, vous êtes, sans doute, un docteur qu'on révère ;Tout le savoir du monde est chez vous retiré,Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,[Note : Caton [-234 - -149] : surnommé l'Ancien ou le Censeur, romain célèbre par ses vertus, né à Tusculum, l'an 234 av. J.-C. d'une famille obscure. Il mourut l'an 149 après J.-C. à 85 ans. Censeur, il exerça ses fonctions avec une sévérité qui passa en proverbe. ]Un oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes,Et près de vous ce sont des sots, que tous les hommes. CLÉANTE. Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,Et le savoir, chez moi, n'est pas tout retiré,Mais en un mot je sais, pour toute ma science,Du faux, avec le vrain faire la différence :Et comme je ne vois nul genre de héros Qui soient plus à priser que les parfaits dévots ;Aucune chose au monde et plus noble et plus belle,Que la sainte ferveur d'un véritable zèle ;Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux,Que le dehors plâtré d'un zèle spécieux ; Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,De qui la sacrilège et trompeuse grimaceAbuse impunément, et se joue à leur gré,De ce qu'ont les mortels de plus saint et sacré.Ces gens, qui par une âme à l'intérêt soumise, Font de dévotion métier et marchandise,Et veulent acheter crédit et dignités,À prix de faux clins d'yeux, et d'élans affectés,Ces gens, dis-je, qu'on voit d'une ardeur non commune,Par le chemin du Ciel courir à leur fortune ; Qui, brûlants, et priants, demandent chaque jour,Et prêchent la retraite au milieu de la Cour :Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artifices,Et pour perdre quelqu'un, couvrent insolemment, De l'intérêt du Ciel, leur fier ressentiment,D'autant plus dangereux dans leur âpre colère,Qu'ils prennent contre nous des armes qu'on révère,Et que leur passion dont on leur sait bon gré,Veut nous assassiner avec un fer sacré. De ce faux caractère, on en voit trop paraître ;Mais les dévots de coeur sont aisés à connaître.Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux,Qui peuvent nous servir d'exemples glorieux.[Note : Périandre : Référence au tyran grec du VIIème sicle avant JC. Il gouverna Corinthe, et fit construire la première partie du canal de l'isthme. L'un des sept sages de la Grèce.][Note : Ariston : Allusion au penseur grec qui considérait la vertu comme une, et l'éthique supérieure à la logique et la physique.]Regardez Ariston, regardez Périandre, Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre :Ce titre par aucun ne leur est débattu,Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,On ne voit point en eux ce faste insupportable,Et leur dévotion est humaine, est traitable. Ils ne censurent point toutes nos actions,Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections,Et laissant la fierté des paroles aux autres,C'est par leurs actions qu'ils reprennent les nôtres.L'apparence du mal a chez eux peu d'appui, Et leur âme est portée à juger bien d'autrui ;Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre ;On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement.Ils attachent leur haine au péché seulement, Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,Les intérêts du Ciel, plus qu'il ne veut lui-même.Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,Voilà l'exemple enfin qu'il se faut proposer.Votre homme, à dire vrai, n'est pas de ce modèle, C'est de fort bonne foi que vous vantez son zèle,Mais par un faux éclat je vous crois ébloui. ORGON. Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ? CLÉANTE. Oui. ORGON. Je suis votre valet. Il veut s'en aller. CLÉANTE. De grâce, un mot, mon frère.Laissons là ce discours. Vous savez que Valère, Pour être votre gendren a parole de vous ? ORGON. Oui. CLÉANTE. Vous aviez pris jour pour un lien si doux. ORGON. Il est vrai. CLÉANTE. Pourquoi donc en différer la fête ? ORGON. Je ne sais. CLÉANTE. Auriez-vous autre pensée en tête ? ORGON. Peut-être. CLÉANTE. Vous voulez manquer à votre foi ? ORGON. Je ne dis pas cela. CLÉANTE. Nul obstacle, je crois,Ne peut vous empêcher d'accomplir vos promesses. ORGON. Selon. CLÉANTE. Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?Valère, sur ce point, me fait vous visiter. ORGON. Le Ciel en soit loué. CLÉANTE. Mais que lui reporter ? ORGON. Tout ce qu'il vous plaira. CLÉANTE. Mais il est nécessaireDe savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ? ORGON. De faireCe que le Ciel voudra. CLÉANTE. Mais parlons tout de bon.Valère a votre foi. La tiendrez-vous, ou non ? ORGON. Adieu. CLÉANTE. Pour son amour, je crains une disgrâce, Et je dois l'avertir de tout ce qui se passe. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Orgon, Mariane. ORGON. Mariane. MARIANE. Mon Père. ORGON. Approchez, j'ai de quoiVous parler en secret. MARIANE. Que cherchez-vous ? ORGON. Il regarde dans un petit cabinet.Je voisSi quelqu'un n'est point là, qui pourrait nous entendreCar ce petit endroit est propre pour surprendre. Or sus, nous voilà bien. J'ai, Mariane, en vous,Reconnu, de tout temps, un esprit assez doux ;Et de tout temps aussi vous m'avez été chère. MARIANE. Je suis fort redevable à cet amour de père. ORGON. C'est fort bien dit, ma Fille ; et pour le mériter Vous devez n'avoir soin que de me contenter. MARIANE. C'est où je mets aussi ma gloire la plus haute. ORGON. Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe notre hôte ? MARIANE. Qui, moi ? ORGON. Vous. Voyez bien comme vous répondrez. MARIANE. Hélas ! J'en dirai, moi, tout ce que vous voudrez. ORGON. C'est parler sagement. Dites-moi donc, ma Fille,Qu'en toute sa personne un haut mérite brille,Qu'il touche votre coeur, et qu'il vous serait douxDe le voir par mon choix devenir votre époux.Eh ? Mariane se recule avec surprise. MARIANE. Eh ? ORGON. Qu'est-ce ? MARIANE. Plaît-il ? ORGON. Quoi ? MARIANE. Me suis-je méprise ? ORGON. Comment ? MARIANE. Qui voulez-vous, mon Père, que je dise,Qui me touche le coeur, et qu'il me serait douxDe voir par votre choix devenir mon époux ? ORGON. Tartuffe. MARIANE. Il n'en est rien, mon Père, je vous jure :Pourquoi me faire dire une telle imposture ? ORGON. Mais je veux que cela soit une vérité ;Et c'est assez pour vous que je l'aie arrêté. MARIANE. Quoi ! Vous voulez, mon Père... ORGON. Oui, je prétends, ma Fille,Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma famille.Il sera votre époux, j'ai résolu cela ; Et comme sur vos voeux je.... SCÈNE II. Dorine, Orgon, Mariane. ORGON. Que faites-vous là ?La curiosité qui vous presse est bien forte,Mamie, à nous venir écouter de la sorte. DORINE. Vraiment, je ne sais pas si c'est un bruit qui partDe quelque conjecture, ou d'un coup de hasard ; Mais de ce mariage on m'a dit la nouvelle,Et j'ai traité cela de pure bagatelle. ORGON. Quoi donc, la chose est-elle incroyable ? DORINE. À tel point,Que vous-même, Monsieur, je ne vous en crois point. ORGON. Je sais bien le moyen de vous le faire croire. DORINE. Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire. ORGON. Je conte justement ce qu'on verra dans peu. DORINE. Chansons ! ORGON. Ce que je dis, ma Fille, n'est point jeu. DORINE. Allez, ne croyez point à Monsieur votre Père,Il raille. ORGON. Je vous dis.... DORINE. Non, vous avez beau faire, On ne vous croira point. ORGON. À la fin mon courroux.... DORINE. Hé bien on vous croit donc, et c'est tant pis pour vous.Quoi ? Se peut-il, Monsieur, qu'avec l'air d'homme sage,Et cette large barbe au milieu du visage,Vous soyez assez fou pour vouloir...? ORGON. Écoutez : Vous avez pris céans certaines privautésQui ne me plaisent point ; je vous le dis, Mamie. DORINE. Parlons sans nous fâcher, Monsieur, je vous supplie.Vous moquez-vous des gens, d'avoir fait ce complot ?Votre Fille n'est point l'affaire d'un bigot. Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense ;Et puis, que vous apporte une telle alliance ?À quel sujet aller, avec tout votre bien,Choisir une gendre gueux... ORGON. Taisez-vous. S'il n'a rien,Sachez que c'est par là, qu'il faut qu'on le révère. Sa misère est sans doute une honnête misère.Au-dessus des grandeurs elle doit l'élever,Puisqu'enfin de son bien il s'est laissé priverPar son trop peu de soin des choses temporelles,Et sa puissante attache aux choses éternelles. Mais mon secours pourra lui donner les moyensDe sortir d'embarras, et rentrer dans ses biens.Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme ;Et tel que l'on le voit, il est bien gentilhomme. DORINE. Oui, c'est lui qui le dit ; et cette vanité, Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.Qui d'une sainte vie embrasse l'innocence,Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance ;Et l'humble procédé de la dévotion,Souffre mal les éclats de cette ambition. À quoi bon cet orgueil... Mais ce discours vous blesse,Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d'ennui,D'une fille comme elle un homme comme lui ?Et ne devez-vous pas songer aux bienséances, Et de cette union prévoir les conséquences ?Sachez que d'une fille on risque la vertu,Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;Que le dessein d'y vivre en honnête personne,Dépend des qualités du mari qu'on lui donne ; Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,Font leurs femmes souvent ce qu'on voit qu'elles sont.Il est bien difficile enfin d'être fidèleÀ de certains maris faits d'un certain modèle ;Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait, Est responsable au Ciel des fautes qu'elle fait.Songez à quels périls votre dessein vous livre. ORGON. Je vous dis qu'il me faut apprendre d'elle à vivre. DORINE. Vous n'en feriez que mieux de suivre mes leçons. ORGON. Ne nous amusons point, ma Fille, à ces chansons, Je sais ce qu'il vous faut, et je suis votre père.J'avais donné pour vous ma parole à Valère ;Mais outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin,Je le soupçonne encor d'être un peu libertin ;Je ne remarque point qu'il hante les églises. DORINE. Voulez-vous qu'il y coure à vos heures précises,Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçus ? ORGON. Je ne demande pas votre avis là-dessus.Enfin, avec le Ciel, l'autre est le mieux du monde,Et c'est une richesse à nulle autre seconde. Cet hymen, de tous biens, comblera vos désirs.Il sera tout confit en douceurs, et plaisirs.Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles.À nul fâcheux débat jamais vous n'en viendrez, Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez. DORINE. Elle ? Elle n'en fera qu'un sot, je vous assure. ORGON. Ouais ! Quels discours ! DORINE. Je dis qu'il en a l'encolure,Et que son ascendant, Monsieur, l'emporteraSur toute la vertu que votre Fille aura. ORGON. Cessez de m'interrompre, et songez à vous taire,Sans mettre votre nez où vous n'avez que faire. DORINE. Je n'en parle, Monsieur, que pour votre intérêt. Elle l'interrompt toujours au moment qu'il se retourne pour parler à sa fille. ORGON. C'est prendre trop de soin ; taisez-vous, s'il vous plaît. DORINE. Si l'on ne vous aimait.... ORGON. Je ne veux pas qu'on m'aime. DORINE. Et je veux vous aimer, Monsieur, malgré vous-même. ORGON. Ah ! DORINE. Votre honneur m'est cher, et je ne puis souffrir[Note : Brocard : Raillerie piquante. Terme injurieux et satirique qu'on donne en plaisantant contre quelqu'un. [F]]Qu'aux brocards d'un chacun vous alliez vous offrir[.] ORGON. Vous ne vous tairez point ? DORINE. C'est une conscienceQue de vous laisser faire une telle alliance. ORGON. Te tairas-tu, Serpent, dont les traits effrontés...? DORINE. Ah ! Vous êtes dévot, et vous vous emportez ? ORGON. [Note : Fadaise : Chose fade ; folie, sottise, bagatelle. [F]]Oui, ma bile s'échauffe à toutes ces fadaises,Et tout résolument je veux que tu te taises. DORINE. Soit. Mais, ne disant mot, je n'en pense pas moins. ORGON. Pense, si tu le veux, mais applique tes soinsÀ ne m'en point parler, ou... : suffit. Se retournant vers sa fille.Comme sage,J'ai pesé mûrement toutes choses. DORINE. J'enrageDe ne pouvoir parler. Elle se tait lorsqu'il tourne la tête. ORGON. Sans être damoiseau,Tartuffe est fait de sorte.... DORINE. [Note : Mueau : Ironiquement. Voilà encore un beau museau, un plaisant museau, se dit d'un homme qui fait l'agréable. [L]]Oui, c'est un beau museau. ORGON. Que quand tu n'aurais même aucune sympathiePour tous les autres dons.... Il se tourne devant elle, et la regarde les bras croisés. DORINE. La voilà bien lotie.Si j'étais en sa place, un homme assurémentNe m'épouserait pas de force impunément ;Et je lui ferais voir bientôt après la fête, Qu'une femme a toujours une vengeance prête. ORGON. Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ? DORINE. De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas. ORGON. Qu'est-ce que tu fais donc ? DORINE. Je me parle à moi-même. ORGON. Fort bien. Pour châtier son insolence extrême, Il faut que je lui donne un revers de ma main. Il se met en posture de lui donner un soufflet ; et Dorine, à chaque coup d'oeil qu'il jette, se tient droite sans parler.Ma Fille, vous devez approuver mon dessein...Croire que le mari... que j'ai su vous élire...Que ne te parles-tu ? DORINE. Je n'ai rien à me dire. ORGON. Encore un petit mot. DORINE. Il ne me plaît pas, moi. ORGON. Certes, je t'y guettais. DORINE. Quelque sotte, ma foi. ORGON. Enfin, ma Fille, il faut payer d'obéissance,Et montrer, pour mon choix, entière déférence. DORINE, en s'enfuyant. Je me moquerais fort de prendre un tel époux. Il lui veut donner un soufflet et la manque. ORGON. Vous avez là, ma Fille, une peste avec vous, Avec qui sans péché je ne saurais plus vivre.Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre,Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu,Et je vais prendre l'air pour me rasseoir un peu. SCÈNE III. Dorine, Mariane. DORINE. Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole ? Et faut-il qu'en ceci je fasse votre rôle ?Souffrir qu'on vous propose un projet insensé,Sans que du moindre mot vous l'ayez repoussé ! MARIANE. Contre un père absolu, que veux-tu que je fasse ? DORINE. Ce qu'il faut pour parer une telle menace. MARIANE. Quoi ? DORINE. Lui dire qu'un coeur n'aime point par autrui ;Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui,Qu'étant celle pour qui se fait toute l'affaire,C'est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,Et que si son Tartuffe est pour lui si charmant, Il le peut épouser sans nul empêchement. MARIANE. Un père, je l'avoue, a sur nous tant d'empire,Que je n'ai jamais eu la force de rien dire. DORINE. Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas ;L'aimez-vous, je vous prie, ou ne l'aimez-vous pas ? MARIANE. Ah ! Qu'envers mon amour ton injustice est grande,Dorine ! Me dois-tu faire cette demande ?T'ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon coeur,Et sais-tu pas pour lui jusqu'où va mon ardeur ? DORINE. Que sais-je si le coeur a parlé par la bouche, Et si c'est tout de bon que cet amant vous touche ? MARIANE. Tu me fais un grand tort, Dorine, d'en douter,Et mes vrais sentiments ont su trop éclater. DORINE. Enfin, vous l'aimez donc ? MARIANE. Oui, d'une ardeur extrême. DORINE. Et selon l'apparence il vous aime de même ? MARIANE. Je le crois. DORINE. Et tous deux brûlez égalementDe vous voir mariés ensemble ? MARIANE. Assurément. DORINE. Sur cette autre union quelle est donc votre attente ? MARIANE. De me donner la mort, si l'on me violente. DORINE. Fort bien. C'est un recours où je ne songeais pas ; Vous n'avez qu'à mourir, pour sortir d'embarras,Le remède sans doute est merveilleux. J'enrage,Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage. MARIANE. Mon Dieu de quelle humeur, Dorine, tu te rends !Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens. DORINE. Je ne compatis point à qui dit des sornettes,Et dans l'occasion mollit comme vous faites. MARIANE. Mais que veux-tu ? Si j'ai de la timidité. DORINE. Mais l'amour dans un coeur veut de la fermeté. MARIANE. Mais n'en gardai-je pas pour les feux de Valère ? Et n'est-ce pas à lui de m'obtenir d'un père ? DORINE. Mais quoi ! Si votre père est un bourru fieffé,[Note : Coiffer : Familièrement, enivrer. [L]]Qui s'est de son Tartuffe entièrement coifféEt manque à l'union qu'il avait arrêtée,La faute à votre amant doit-elle être imputée ? MARIANE. Mais par un haut refus, et d'éclatants mépris,Ferai-je dans mon choix voir un coeur trop épris ?Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,De la pudeur du sexe, et du devoir de fille ?Et veux-tu que mes feux par le monde étalés... DORINE. Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulezÊtre à Monsieur Tartuffe ; et j'aurais, quand j'y pense,Tort de vous détourner d'une telle alliance.Quelle raison aurais-je à combattre vos voeux ?Le parti, de soi-même, est fort avantageux. Monsieur Tartuffe ! Oh, oh, n'est-ce rien qu'on propose ?Certes, Monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,[Note : Moucher du pied : Il ne se mouche pas du pied, c'est un homme habile, intelligent, résolu. [L]]N'est pas un homme, non, qui se mouche du pied,Et ce n'est pas peu d'heur que d'être sa moitié.Tout le monde déjà de gloire le couronne, Il est noble chez lui, bien fait de sa personne,Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri ;Vous vivrez trop contente avec un tel mari. MARIANE. Mon Dieu !... DORINE. Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,Quand d'un époux si beau vous vous verrez la femme ! MARIANE. Ha, cesse, je te prie, un semblable discours,Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.C'en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire. DORINE. Non, il faut qu'une fille obéisse à son père,Voulût-il lui donner un singe pour époux. Votre sort est fort beau, de quoi vous plaignez-vous ?Vous irez par le coche en sa petite ville,Qu'en oncles et cousins, vous trouverez fertile ;Et vous vous plairez fort à les entretenir.D'abord chez le beau monde on vous fera venir ; Vous irez visiter, pour votre bienvenue,[Note : Ballive : femme du baillif. [L] qui est un officier royal de robe longue qui rendait la justice dans l'étendue d'un certain ressort, et dont les appellations ressortissaient immédiatement au parlement.]Madame la baillive, et Madame l'élue,Qui d'un siège pliant vous feront honorer.Là, dans le carnaval, vous pourrez espérerLe bal, et la grand'bande, à savoir, deux musettes, Et, parfois, Fagotin, et les marionnettes,Si pourtant votre époux.... MARIANE. Ah ! Tu me fais mourir.De tes conseils, plutôt, songe à me secourir. DORINE. Je suis votre servante. MARIANE. Eh ! Dorine, de grâce... DORINE. Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe. MARIANE. Ma pauvre Fille ! DORINE. Non. MARIANE. Si mes voeux déclarés... DORINE. Point, Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez. MARIANE. Tu sais qu'à toi toujours je me suis confiée :Fais-moi.... DORINE. Non; vous serez, ma foi ! Tartuffiée. MARIANE. Hé bien ! Puisque mon sort ne saurait t'émouvoir, Laisse-moi désormais toute à mon désespoir.C'est de lui que mon coeur empruntera de l'aide,Et je sais, de mes maux, l'infaillible remède. Elle veut s'en aller. DORINE. Hé, là, là, revenez ; je quitte mon courroux.Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous. MARIANE. Vois-tu, si l'on m'expose à ce cruel martyre,Je te le dis, Dorine, il faudra que j'expire. DORINE. Ne vous tourmentez point. On peut adroitementEmpêcher... Mais voici Valère, votre amant. SCÈNE IV. Valère, Mariane, Dorine. VALÈRE. On vient de débiter, Madame, une nouvelle, Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle. MARIANE. Quoi ? VALÈRE. Que vous épousez Tartuffe. MARIANE. Il est certainQue mon père s'est mis en tête ce dessein. VALÈRE. Votre père, Madame.... MARIANE. A changé de visée.La chose vient par lui de m'être proposée. VALÈRE. Quoi, sérieusement ? MARIANE. Oui, sérieusement ;Il s'est pour cet hymen déclaré hautement. VALÈRE. Et quel est le dessein où votre âme s'arrête,Madame ? MARIANE. Je ne sais. VALÈRE. La réponse est honnête.Vous ne savez ? MARIANE. Non. VALÈRE. Non ? MARIANE. Que me conseillez-vous ? VALÈRE. Je vous conseille, moi, de prendre cet époux. MARIANE. Vous me le conseillez ? VALÈRE. Oui. MARIANE. Tout de bon ? VALÈRE. Sans doute.Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute. MARIANE. Hé bien, c'est un conseil, Monsieur, que je reçois. VALÈRE. Vous n'aurez pas grand'peine à le suivre, je crois. MARIANE. Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme. VALÈRE. Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, Madame. MARIANE. Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir. DORINE. Voyons ce qui pourra de ceci réussir. VALÈRE. C'est donc ainsi qu'on aime ? Et c'était tromperie Quand vous.... MARIANE. Ne parlons point de cela, je vous prie.Vous m'avez dit tout franc que je dois accepterCelui que, pour époux, on me veut présenter :Et je déclare, moi, que je prétends le faire,Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire. VALÈRE. Ne vous excusez point sur mes intentions.Vous aviez pris déjà vos résolutions ;Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole,Pour vous autoriser à manquer de parole. MARIANE. Il est vrai, c'est bien dit. VALÈRE. Sans doute, et votre coeur N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur. MARIANE. Hélas ! Permis à vous d'avoir cette pensée. VALÈRE. Oui, oui, permis à moi ; mais mon âme offenséeVous préviendra, peut-être, en un pareil dessein ;Et je sais où porter et mes voeux, et ma main. MARIANE. Ah ! Je n'en doute point ; et les ardeurs qu'exciteLe mérite.... VALÈRE. Mon Dieu, laissons là le mérite :J'en ai fort peu sans doute, et vous en faites foi :Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi,Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte, Consentira sans honte à réparer ma perte. MARIANE. La perte n'est pas grande, et de ce changementVous vous consolerez assez facilement. VALÈRE. J'y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.Un coeur qui nous oublie, engage notre gloire. Il faut à l'oublier, mettre aussi tous nos soins.Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins ;Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,De montrer de l'amour pour qui nous abandonne. MARIANE. Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé. VALÈRE. Fort bien, et d'un chacun il doit être approuvé.Hé quoi ! Vous voudriez qu'à jamais dans mon âme,Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme ?Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras,Sans mettre ailleurs un coeur dont vous ne voulez pas ? MARIANE. Au contraire, pour moi, c'est ce que je souhaite ;Et je voudrais déjà que la chose fût faite. VALÈRE. Vous le voudriez ? MARIANE. Oui. VALÈRE. C'est assez m'insulter,Madame, et de ce pas je vais vous contenter. MARIANE. Fort bien. Il fait un pas pour s'en aller et revient toujours. VALÈRE. Souvenez-vous au moins que c'est vous-même Qui contraignez mon coeur à cet effort extrême. MARIANE. Oui. VALÈRE. Et que le dessein que mon âme conçoitN'est rien qu'à votre exemple. MARIANE. À mon exemple, soit. VALÈRE. Suffit : vous allez être à point nommé servie. MARIANE. Tant mieux. VALÈRE. Vous me voyez, c'est pour toute ma vie. MARIANE. À la bonne heure. VALÈRE. Euh ? Il s'en va ; et lorsqu'il est vers la porte, il se retourne. MARIANE. Quoi ? VALÈRE. Ne m'appelez-vous pas ? MARIANE. Moi ! Vous rêvez. VALÈRE. Hé bien, je poursuis donc mes pas.Adieu, Madame. MARIANE. Adieu, Monsieur. DORINE. Pour moi, je penseQue vous perdez l'esprit par cette extravagance ;Et je vous ai laissé tout du long quereller, Pour voir où tout cela pourrait enfin aller.Holà, Seigneur Valère. Elle va l'arrêter par le bras, et lui, fait mine de grande résistance. VALÈRE. Hé, que veux-tu, Dorine ? DORINE. Venez ici. VALÈRE. Non, non, le dépit me domine.Ne me détourne point de ce qu'elle a voulu. DORINE. Arrêtez. VALÈRE. Non, vois-tu ? c'est un point résolu. DORINE. Ah ! MARIANE. Il souffre à me voir, ma présence le chasse,Et je ferai bien mieux, de lui quitter la place. DORINE. Elle quitte Valère et court à Mariane.À l'autre. Où courez-vous ? MARIANE. Laisse. DORINE. Il faut revenir. MARIANE. Non, non, Dorine, en vain tu veux me retenir. VALÈRE. Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice ; Et sans doute, il vaut mieux que je l'en affranchisse. DORINE. Elle quitte Mariane et court à Valère.Encor ? Diantre soit fait de vous, si je le veux,Cessez ce badinage, et venez çà tous deux. Elle les tire l'un et l'autre. VALÈRE. Mais quel est ton dessein ? MARIANE. Qu'est-ce que tu veux faire ? DORINE. Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d'affaire. Êtes-vous fou, d'avoir un pareil démêlé ? VALÈRE. N'as-tu pas entendu comme elle m'a parlé ? DORINE. Êtes-vous folle, vous, de vous être emportée ? MARIANE. N'as-tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée ? DORINE. Sottise des deux parts. Elle n'a d'autre soin, Que de se conserver à vous, j'en suis témoin.Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envieQue d'être votre époux ; j'en réponds sur ma vie. MARIANE. Pourquoi donc me donner un semblable conseil ? VALÈRE. Pourquoi m'en demander sur un sujet pareil ? DORINE. Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l'un et l'autre,Allons, vous. VALÈRE, en donnant sa main à Dorine. À quoi bon ma main ? DORINE. Ah ! Çà la vôtre. MARIANE, en donnant aussi sa main. De quoi sert tout cela ? DORINE. Mon Dieu, vite, avancez.Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez. VALÈRE. Mais ne faites donc point les choses avec peine, Et regardez un peu les gens sans nulle haine. Mariane tourne l'oeil vers Valère et fait un petit souris. DORINE. À vous dire le vrai, les amants sont bien fous ! VALÈRE. Ho çà, n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?Et pour n'en point mentir, n'êtes-vous pas méchante,De vous plaire à me dire une chose affligeante ? MARIANE. Mais vous, n'êtes-vous pas l'homme le plus ingrat... DORINE. Pour une autre saison laissons tout ce débat,Et songeons à parer ce fâcheux mariage. MARIANE. [Note : Ressort : Moyen dont on se sert pour faire réussir quelque dessein, quelque affaire. [L] ]Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage. DORINE. Nous en ferons agir de toutes les façons. Votre père se moque, et ce sont des chansons.Mais pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance,D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence,Afin qu'en cas d'alarme il vous soit plus aiséDe tirer en longueur cet hymen proposé. En attrapant du temps, à tout on remédie.Tantôt vous payerez de quelque maladie,Qui viendra tout à coup, et voudra des délais,Tantôt vous payerez de présages mauvais ;Vous aurez fait d'un mort la rencontre fâcheuse, Cassé quelque miroir, ou songé d'eau bourbeuse.Enfin le bon de tout, c'est qu'à d'autres qu'à luiOn ne vous peut lier, que vous ne disiez oui.Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,Qu'on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble. À Valère.Sortez, et sans tarder, employez vos amisPour vous faire tenir ce qu'on vous a promis.Nous allons réveiller les efforts de son frère,Et dans votre parti jeter la belle-mère.Adieu. VALÈRE, à Mariane. Quelques efforts que nous préparions tous, Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous. MARIANE, à Valère. Je ne vous réponds pas des volontés d'un père ;Mais je ne serai point à d'autre qu'à Valère. VALÈRE. Que vous me comblez d'aise ! Et quoi que puisse oser... DORINE. Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser. Sortez, vous dis-je. VALÈRE Il fait un pas et revient.Enfin.... DORINE. Quel caquet est le vôtre ![Note : Tirer : Faire sortir quelqu'un d'un endroit, l'éloigner de quelque chose. [L]]Tirez de cette part ; et vous, tirez de l'autre. Les poussant chacun par l'épaule. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Damis, Dorine. DAMIS. Que la foudre sur l'heure achève mes destins,Qu'on me traite partout du plus grand des faquins,S'il est aucun respect ni pouvoir qui m'arrête, Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête ! DORINE. De grâce, modérez un tel emportement,Votre père n'a fait qu'en parler simplement :On n'exécute pas tout ce qui se propose ;Et le chemin est long du projet à la chose. DAMIS. Il faut que de ce fat j'arrête les complots,Et qu'à l'oreille un peu je lui dise deux mots. DORINE. Ha, tout doux ; envers lui, comme envers votre Père,Laissez agit les soins de votre Belle-Mère.Sur l'esprit de Tartuffe, elle a quelque crédit ; Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit,Et pourrait bien avoir douceur de coeur pour elle.Plût à Dieu qu'il fût vrai ! La chose serait belle.Enfin votre intérêt l'oblige à le mander ;Sur l'hymen qui vous touche elle veut le sonder, Savoir ses sentiments, et lui faire connaîtreQuels fâcheux démêlés il pourra faire naître;S'il faut qu'à ce dessein il prête quelque espoir.Son valet dit qu'il prie, et je n'ai pu le voir :Mais ce valet m'a dit qu'il s'en allait descendre. Sortez donc, je vous prie, et me laissez l'attendre. DAMIS. Je puis être présent à tout cet entretien. DORINE. Point, Il faut qu'ils soient seuls. DAMIS. Je ne lui dirai rien. DORINE. Vous vous moquez ; on sait vos transports ordinaires,Et c'est le vrai moyen de gâter les affaires. Sortez. DAMIS. Non : je veux voir sans me mettre en courroux. DORINE. Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez-vous. SCÈNE II. Tartuffe, Laurent, Dorine. TARTUFFE, apercevant Dorine. [Note : Haire : Petite chemise de crin ou de poil de chèvre portée sur la peau par esprit de mortification et de pénitence. [L]][Note : Discipline : Instrument de flagellation, fouet fait de cordelettes ou de petites chaînes dont les religieux et aussi les personnes laïques se servent pour se mortifier ou pour châtier ceux qui sont sous leur conduite. [L]]Laurent, serrez ma haire? avec ma discipline,Et priez que toujours le Ciel vous illumine.Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers? Des aumônes que j'ai, partager les deniers. DORINE. [Note : Forfanterie : Action de forfante. Les Comédiens Italiens font mille forfanteries sur le théâtre. [F]]Que d'affectation et de forfanterie ! TARTUFFE. Que voulez-vous ? DORINE. Vous dire.... TARTUFFE. Il tire un mouchoir de sa poche.Ah ! Mon Dieu, je vous prie,Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir. DORINE. Comment ? TARTUFFE. Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées,Et cela fait venir de coupables pensées. DORINE. Vous êtes donc bien tendre à la tentation,Et la chair sur vos sens fait grande impression ?Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte : Mais à convoiter, moi je ne suis point si prompte ;Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,Que toute votre peau ne me tenterait pas. TARTUFFE. Mettez dans vos discours un peu de modestie,Ou je vais, sur-le-champ, vous quitter la partie. DORINE. Non, non, c'est moi qui vais vous laisser en repos,Et je n'ai seulement qu'à vous dire deux mots.Madame va venir dans cette salle basse,Et d'un mot d'entretien vous demande la grâce. TARTUFFE. Hélas ! Très volontiers. DORINE, en soi-même. Comme il se radoucit ! Ma foi, je suis toujours pour ce que j'en ai dit. TARTUFFE. Viendra-t-elle bientôt ? DORINE. Je l'entends, ce me semble.Oui, c'est elle en personne, et je vous laisse ensemble. SCÈNE III. Elmire, Tartuffe. TARTUFFE. Que le Ciel à jamais, par sa toute bonté,Et de l'âme et du corps vous donne la santé, Et bénisse vos jours autant que le désireLe plus humble de ceux que son amour inspire. ELMIRE. Je suis fort obligée à ce souhait pieux.Mais prenons une chaise, afin d'être un peu mieux. TARTUFFE. Comment de votre mal vous sentez-vous remise ? ELMIRE. Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise. TARTUFFE. Mes prières n'ont pas le mérite qu'il fautPour avoir attiré cette grâce d'En-haut :Mais je n'ai fait au Ciel nulle dévote instanceQui n'ait eu pour objet votre convalescence. ELMIRE. Votre zèle pour moi s'est trop inquiété. TARTUFFE. On ne peut trop chérir votre chère santé,Et pour la rétablir, j'aurais donné la mienne. ELMIRE. C'est pousser bien avant la charité chrétienne ;Et je vous dois beaucoup, pour toutes ces bontés. TARTUFFE. Je fais bien moins pour vous, que vous ne méritez. ELMIRE. J'ai voulu vous parler en secret, d'une affaire,Et suis bien aise, ici, qu'aucun ne nous éclaire. TARTUFFE. J'en suis ravi de même ; et sans doute il m'est doux,Madame, de me voir seul à seul avec vous. C'est une occasion qu'au Ciel j'ai demandée,Sans que jusqu'à cette heure il me l'ait accordée. ELMIRE. Pour moi, ce que je veux, c'est un mot d'entretien,Où tout votre coeur s'ouvre, et ne me cache rien. TARTUFFE. Et je ne veux aussi pour grâce singulière, Que montrer à vos yeux mon âme toute entière ;Et vous faire serment que les bruits que j'ai faits,Des visites qu'ici reçoivent vos attraits,Ne sont pas, envers vous, l'effet d'aucune haine ;Mais plutôt d'un transport de zèle qui m'entraîne, Et d'un pur mouvement... ELMIRE. Je le prends bien aussi,Et crois que mon salut vous donne ce souci. TARTUFFE. Il lui serre le bout des doigts.Oui, Madame, sans doute ; et ma ferveur est telle... ELMIRE. Ouf ! Vous me serrez trop. TARTUFFE. C'est par excès de zèle.De vous faire autre mal, je n'eus jamais dessein, Et j'aurais bien plutôt.... Il lui met la main sur le genou. ELMIRE. Que fait là votre main ? TARTUFFE. Je tâte votre habit : l'étoffe en est moelleuse. ELMIRE. Ah ! De grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse. Elle recule sa chaise, et Tartuffe rapproche la sienne. TARTUFFE. Mon Dieu, que de ce point l'ouvrage est merveilleuse On travaille aujourd'hui, d'un air miraculeux ; Jamais, en toute chose, on n'a vu si bien faire. ELMIRE. Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.On tient que mon mari veut dégager sa foi,Et vous donner sa fille ; est-il vrai, dites-moi ? TARTUFFE. Il m'en a dit deux mots : mais, Madame, à vrai dire, Ce n'est pas le bonheur après quoi je soupire ;Et je vois autre part les merveilleux attraitsDe la félicité qui fait tous mes souhaits. ELMIRE. C'est que vous n'aimez rien des choses de la terre. TARTUFFE. Mon sein n'enferme pas un coeur qui soit de pierre. ELMIRE. Pour moi, je crois qu'au Ciel tendent tous vos soupirs,Et que rien ici-bas n'arrête vos désirs. TARTUFFE. L'amour qui nous attache aux beautés éternelles,N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles.Nos sens facilement peuvent être charmés Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles :Mais il étale en vous ses plus rares merveilles.Il a sur votre face épanché des beautés,Dont les yeux sont surpris, et les coeurs transportés ; Et je n'ai pu vous voir, parfaite créature,Sans admirer en vous l'auteur de la Nature,Et d'une ardente amour sentir mon coeur atteint,Au plus beau des portraits où lui-même il s'est peint.D'abord j'appréhendai que cette ardeur secrète Ne fût du noir Esprit une surprise adroite ;Et même à fuir vos yeux mon coeur se résolut,Vous croyant un obstacle à faire mon salut.Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,Que cette passion peut n'être point coupable ; Que je puis l'ajuster avec la pudeur,Et c'est ce qui m'y fait abandonner mon coeur.Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande,Que d'oser, de ce coeur, vous adresser l'offrande ;Mais j'attends en mes voeux tout de votre bonté, Et rien des vains efforts de mon infirmité.En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude :De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,Heureux, si vous voulez ; malheureux ; s'il vous plaît. ELMIRE. La déclaration est tout à fait galante :Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,Et raisonner un peu sur un pareil dessein.Un dévot comme vous, et que partout on nomme... TARTUFFE. [Note : Voir "Ah ! Pour être romain, je n'en suis pas moins homme :" dans Sertorius de Pierre Corneille, SERTORIUS, Acte IV, scène 1, vers 1194.]Ah ! Pour être dévot, je n'en suis pas moins Homme ;Et lorsqu'on vient à voir vos célestes appas,Un coeur se laisse prendre, et ne raisonne pas.Je sais qu'un tel discours de moi paraît étrange ;Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ; Et si vous condamnez l'aveu que je vous fais,Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.Dès que j'en vis briller la splendeur plus qu'humaine,De mon intérieur vous fûtes souveraine,De vos regards divins l'ineffable douceur Força la résistance où s'obstinait mon coeur ;Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,Et tourna tous mes voeux du côté de vos charmes.Mes yeux, et mes soupirs, vous l'ont dit mille fois ;Et pour mieux m'expliquer j'emploie ici la voix. Que si vous contemplez d'une âme un peu bénigne,Les tribulations de votre esclave indigne ;S'il faut que vos bontés veuillent me consoler,Et jusqu'à mon néant daignent se ravaler,J'aurai toujours pour vous, ô suave merveille, Une dévotion à nulle autre pareille.Votre honneur, avec moi ne court point de hasard ;Et n'a nulle disgrâce à craindre de ma part.Tous ces galants de Cour, dont les femmes sont folles,Sont bruyants dans leurs faits, et vains dans leurs paroles, De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;Ils n'ont point de faveurs qu'ils n'aillent divulguer ;Et leur langue indiscrète, en qui l'on se confie,Déshonore l'autel où leur coeur sacrifie :Mais les gens comme nous, brûlent d'un feu discret, Avec qui pour toujours on est sûr du secret.Le soin que nous prenons de notre renommée,Répond de toute chose à la personne aimée ;Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre coeur,De l'amour sans scandale, et du plaisir sans peur. ELMIRE. Je vous écoute dire, et votre rhétorique,En termes assez forts, à mon âme s'explique.N'appréhendez-vous point, que je ne sois d'humeurÀ dire à mon mari cette galante ardeur ?Et que le prompt avis d'un amour de la sorte, Ne pût bien altérer l'amitié qu'il vous porte ? TARTUFFE. Je sais que vous avez trop de bénignité,Et que vous ferez grâce à ma témérité ;Que vous m'excuserez sur l'humaine faiblesseDes violents transports d'un amour qui vous blesse ; Et considérerez, en regardant votre air,Que l'on est pas aveugle, et qu'un homme est de chair. ELMIRE. D'autres prendraient cela d'autre façon peut-être ;Mais ma discrétion se veut faire paraître.Je ne redirai point l'affaire à mon époux ; Mais je veux en revanche une chose de vous,C'est de presser tout franc, et sans nulle chicane,L'union de Valère avecque Mariane ;De renoncer vous-même à l'injuste pouvoirQui veut du bien d'un autre enrichir votre espoir ; Et... SCÈNE IV. Damis, Elmire, Tartuffe. DAMIS, sortant du petit cabinet où il s'était retiré. Non, Madame, non, ceci doit se répandre.J'étais en cet endroit, d'où j'ai pu tout entendre ;Et la bonté du Ciel m'y semble avoir conduit,Pour confondre l'orgueil d'un traître qui me nuit ;Pour m'ouvrir une voie à prendre la vengeance De son hypocrisie, et de son insolence ;À détromper mon père, et lui mettre en plein jourL'âme d'un scélérat qui vous parle d'amour. ELMIRE. Non, Damis : il suffit qu'il se rende plus sage,Et tâche à mériter la grâce où je m'engage. Puisque je l'ai promis, ne m'en dédites pas.Ce n'est point mon humeur de faire des éclats ;Une femme se rit de sottises pareilles,Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles. DAMIS. Vous avez vos raisons pour en user ainsi ; Et pour faire autrement, j'ai les miennes aussi.Le vouloir épargner, est une raillerie ;Et l'insolent orgueil de sa cagoterie,N'a triomphé que trop de mon juste courroux,Et que trop excité de désordre chez nous. Le fourbe, trop longtemps, a gouverné mon père,Et desservi mes feux avec ceux de Valère.Il faut que du perfide il soit désabusé,Et le Ciel, pour cela, m'offre un moyen aisé.De cette occasion, je lui suis redevable ; Et pour la négliger, elle est trop favorable.Ce serait mériter qu'il me la vînt ravirQue de l'avoir en main et ne m'en pas servir. ELMIRE. Damis... DAMIS. Non, s'il vous plaît, il faut que je me croie.Mon âme est maintenant au comble de sa joie ; Et vos discours en vain prétendent m'obligerÀ quitter le plaisir de me pouvoir venger.[Note : Vuider : se dit figurément en choses morales, et signifie, terminer, finir une affaire, un différend. [F]]Sans aller plus avant, je vais vuider d'affaire ;Et voici justement de quoi me satisfaire. SCÈNE V. Orgon, Damis, Tartuffe, Elmire. DAMIS. Nous allons régaler, mon Père, votre abord, D'un incident tout frais, qui vous surprendra fort.Vous êtes bien payé de toutes vos caresses ;Et Monsieur, d'un beau prix, reconnaît vos tendresses.Son grand zèle, pour vous, vient de se déclarer.Il ne va pas à moins qu'à vous déshonorer ; Et je l'ai surpris, là, qui faisait à MadameL'injurieux aveu d'une coupable flamme.Elle est d'une humeur douce, et son coeur trop discretVoulait, à toute force, en garder le secret :Mais je ne puis flatter une telle impudence, Et crois que vous la taire, est vous faire une offense. ELMIRE. Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos,[Note : Traverser : Susciter des obstacles, des embarras. [L]]On ne doit d'un mari traverser le repos ;Que ce n'est point de là que l'honneur peut dépendre,Et qu'il suffit pour nous de savoir nous défendre. Ce sont mes sentiments ; et vous n'auriez rien dit,Damis, si j'avais eu sur vous quelque crédit. SCÈNE VI. Orgon, Damis, Tartuffe. ORGON. Ce que je viens d'entendre, ô Ciel ! Est-il croyable ? TARTUFFE. Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité, Le plus grand scélérat qui jamais ait été.Chaque instant de ma vie est chargé de souillures,Elle n'est qu'un amas de crimes, et d'ordures ;Et je vois que le Ciel, pour ma punition,Me veut mortifier en cette occasion. De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre,Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux,Et comme un criminel, chassez-moi de chez vous.Je ne saurais avoir tant de honte en partage, Que je n'en aie encor mérité davantage. ORGON, à son fils. Ah ! Traître, oses-tu bien, par cette fausseté,Vouloir de sa vertu ternir la pureté ? DAMIS. Quoi ? La feinte douceur de cette âme hypocriteVous fera démentir... ORGON. Tais-toi, peste maudite. TARTUFFE. Ah ! Laissez-le parler, vous l'accusez à tort,Et vous feriez bien mieux de croire à son rapport.Pourquoi sur un tel fait m'être si favorable ?Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ? Et, pour tout ce qu'on voit, me croyez-vous meilleur ?Non, non : vous vous laissez tromper à l'apparence,Et je ne suis rien moins, hélas ! Que ce qu'on pense.Tout le monde me prend pour un homme de bien ;Mais la vérité pure est que je ne vaux rien. S'adressant à Damis.Oui, mon cher Fils, parlez, traitez-moi de perfide,D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide.Accablez-moi de noms encor plus détestés.Je n'y contredis point, je les ai mérités,Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie, Comme une honte due aux crimes de ma vie. ORGON, à Tartuffe. Mon frère, c'en est trop. À son fils.Ton coeur ne se rend point,Traître ? DAMIS. Quoi ! Ses discours vous séduiront au point.... ORGON, à Tartuffe. Tais-toi, pendard. Mon frère, eh ! Levez-vous, de grâce ! À son fils.Infâme ! DAMIS. Il peut.... ORGON. Tais-toi. DAMIS. J'enrage ! Quoi, je passe.... ORGON. Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras. TARTUFFE. Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas.J'aimerais mieux souffrir la peine la plus dure,Qu'il eût reçu pour moi la moindre égratignure. ORGON, à son fils. Ingrat ! TARTUFFE. Laissez-le en paix. S'il faut, à deux genoux, Vous demander sa grâce.... ORGON, à Tartuffe. Hélas ! Vous moquez-vous ? À son fils.Coquin, vois sa bonté. DAMIS. Donc.... ORGON. Paix. DAMIS. Quoi ? je.... ORGON. Paix, dis-je.Je sais bien quel motif, à l'attaquer, t'oblige.Vous le haïssez tous, et je vois aujourd'hui,Femme, enfants et valets, déchaînés contre lui. On met impudemment toute chose en usage,Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :Mais plus on fait d'effort afin de le bannir,Plus j'en veux employer à l'y mieux retenir ;Et je vais me hâter de lui donner ma Fille, Pour confondre l'orgueil de toute ma famille. DAMIS. À recevoir sa main, on pense l'obliger ? ORGON. Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.Ah ! Je vous brave tous, et vous ferai connaître,Qu'il faut qu'on m'obéisse, et que je suis le maître. Allons, qu'on se rétracte, et qu'à l'instant, fripon,On se jette à ses pieds, pour demander pardon. DAMIS. Qui, moi ? De ce coquin, qui par ses impostures.... ORGON. Ah ! Tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?Un bâton ! un bâton ! À Tartuffe.Ne me retenez pas. À son fils.Sus, que de ma maison on sorte de ce pas,Et que d'y revenir, on n'ait jamais l'audace. DAMIS. Oui, je sortirai, mais.... ORGON. Vite quittons la place.Je te prive, pendard, de ma succession,Et te donne, de plus, ma malédiction. SCÈNE VII. Orgon, Tartuffe. ORGON. Offenser de la sorte une sainte personne ! TARTUFFE. Ô Ciel, pardonne-lui la douleur qu'il me donne. À Orgon.Si vous pouviez savoir avec quel déplaisirJe vois qu'envers mon frère, on tâche à me noircir.... ORGON. Hélas ! TARTUFFE. Le seul penser de cette ingratitude Fait souffrir à mon âme un supplice si rude...L'horreur que j'en conçois... J'ai le coeur si serré,Que je ne puis parler, et crois que j'en mourrai. ORGON. Il court tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.Coquin ! Je me repens que ma main t'ai fait grâce,Et ne t'ait pas d'abord assommé sur la place. Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas. TARTUFFE. Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.Je regarde céans quels grands troubles j'apporte,Et crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte. ORGON. Comment ? Vous moquez-vous ? TARTUFFE. On m'y hait, et je vois Qu'on cherche à vous donner des soupçons de ma foi. ORGON. Qu'importe ; voyez-vous que mon coeur les écoute ? TARTUFFE. On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;Et ces mêmes rapports, qu'ici vous rejetez,Peut-être, une autre fois, seront-ils écoutés. ORGON. Non, mon frère, jamais. TARTUFFE. Ah ! Mon frère, une femmeAisément, d'un mari peut bien surprendre l'âme. ORGON. Non, non. TARTUFFE. Laissez-moi vite, en m'éloignant d'ici,Leur ôter tout sujet de m'attaquer ainsi. ORGON. Non, vous demeurerez, il y va de ma vie. TARTUFFE. Hé bien, il faudra donc que je me mortifie.Pourtant, si vous vouliez.... ORGON. Ah ! TARTUFFE. Soit, n'en parlons plus.Mais je sais comme il faut en user là-dessus.L'honneur est délicat, et l'amitié m'engageÀ prévenir les bruits, et les sujets d'ombrage. Je fuirai votre épouse, et vous ne me verrez.... ORGON. Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez.Faire enrager le monde, est ma plus grande joie,Et je veux qu'avec elle à toute heure on vous voie.Ce n'est pas tout encor ; pour les mieux braver tous, Je ne veux point avoir d'autre héritier que vous ;Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,Vous faire de mon bien, donation entière.Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,M'est bien plus cher que fils, que femme, et que parents. N'accepterez-vous pas ce que je vous propose ? TARTUFFE. La volonté du Ciel soit faite en toute chose. ORGON. Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit,Et que puisse l'envie en crever de dépit ! ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Cléante, Tartuffe. CLÉANTE. Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez croire. L'éclat que fait ce bruit n'est point à votre gloire ;Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos,Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.Je n'examine point à fond ce qu'on expose,Je passe là-dessus, et prends au pis la chose. Supposons que Damis n'en ait pas bien usé,Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé :N'est-il pas d'un chrétien, de pardonner l'offense,Et d'éteindre en son coeur tout désir de vengeance ?Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé, Que du logis d'un père, un fils soit exilé ?Je vous le dis encore, et parle avec franchise ;Il n'est petit, ni grand, qui ne s'en scandalise ;Et si vous m'en croyez, vous pacifierez tout,Et ne pousserez point les affaires à bout. Sacrifiez à Dieu toute votre colère,Et remettez le fils en grâce avec le père. TARTUFFE. Hélas ! Je le voudrais, quant à moi, de bon coeur ;Je ne garde pour lui, Monsieur, aucune aigreur,Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme, Et voudrais le servir du meilleur de mon âme :Mais l'intérêt du Ciel n'y saurait consentir ;Et s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.Après son action, qui n'eut jamais d'égale,Le commerce entre nous porterait du scandale : Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croirait ;À pure politique on me l'imputerait ;Et l'on dirait partout que, me sentant coupable,Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable ;Que mon coeur l'appréhende, et veut le ménager, Pour le pouvoir, sous main, au silence engager. CLÉANTE. Vous nous payez ici d'excuses colorées,Et toutes vos raisons, Monsieur, sont trop tiréesDes intérêts du Ciel. Pourquoi vous chargez-vous ?Pour punir le coupable, a-t-il besoin de nous ? Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances,Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses ;Et ne regardez point aux jugements humains,Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains.Quoi ! Le faible intérêt de ce qu'on pourra croire, D'une bonne action, empêchera la gloire ?Non, non, faisons toujours ce que le Ciel prescrit,Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit. TARTUFFE. Je vous ai déjà dit que mon coeur lui pardonne,Et c'est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne : Mais après le scandale, et l'affront d'aujourd'hui,Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui. CLÉANTE. Et vous ordonne-t-il, Monsieur, d'ouvrir l'oreilleÀ ce qu'un pur caprice à son père conseille ?Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien Où le droit vous oblige à ne prétendre rien. TARTUFFE. Ceux qui me connaîtront n'auront pas la penséeQue ce soit un effet d'une âme intéressée.Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas,De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas ; Et si je me résous à recevoir du pèreCette donation qu'il a voulu me faire,Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crainsQue tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ;Qu'il ne trouve des gens, qui l'ayant en partage, En fassent, dans le Monde, un criminel usage ;Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein,Pour la gloire du Ciel, et le bien du prochain. CLÉANTE. Hé, Monsieur, n'ayez point ces délicates craintes,Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes. Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,Qu'il soit, à ses périls, possesseur de son bien ;Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse,Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse.J'admire seulement que, sans confusion, Vous en ayez souffert la proposition :Car enfin, le vrai zèle a-t-il quelque maximeQui montre à dépouiller l'héritier légitime ?Et s'il faut que le Ciel dans votre coeur ait misUn invincible obstacle à vivre avec Damis, Ne vaudrait-il pas mieux qu'en personne discrète,Vous fissiez de céans une honnête retraite,Que de souffrir ainsi, contre toute raison,Qu'on en chasse, pour vous, le fils de la maison ?[Note : Prud'homie : Probité et sagesse. [L]]Croyez-moi, c'est donner de votre prud'homie, Monsieur.... TARTUFFE. Il est, Monsieur, trois heures et demie ;Certain devoir pieux me demande là-haut,Et vous m'excuserez, de vous quitter sitôt. CLÉANTE. Ah ! SCÈNE II. Elmire, Mariane, Dorine, Cléante. DORINE. De grâce, avec nous, employez-vous pour elle.Monsieur, son âme souffre une douleur mortelle ; Et l'accord que son père a conclu pour ce soir,La fait, à tout moment, entrer en désespoir.Il va venir ; joignons nos efforts, je vous prie,Et tâchons d'ébranler de force, ou d'industrie,Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés. SCÈNE III. Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Dorine. ORGON. Ha, je me réjouis de vous voir assemblés. À Mariane.Je porte, en ce contrat, de quoi vous faire rire,Et vous savez déjà ce que cela veut dire. MARIANE, à genoux Mon Père, au nom du Ciel, qui connaît ma douleur,Et par tout ce qui peut émouvoir votre coeur, Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,Et dispensez mes voeux de cette obéissance,Ne me réduisez point, par cette dure loi,Jusqu'à me plaindre au Ciel de ce que je vous dois :Et cette vie, hélas ! Que vous m'avez donnée, Ne me la rendez pas, mon Père, infortunée.Si contre un doux espoir que j'avais pu former,Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer ;Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore,Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre ; Et ne me portez point à quelque désespoir,En vous servant, sur moi, de tout votre pouvoir. ORGON, se sentant attendrir. Allons, ferme, mon coeur, point de faiblesse humaine. MARIANE. Vos tendresses pour lui, ne me font point de peine ;Faites-les éclater, donnez-lui votre bien ; Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien,J'y consens de bon coeur, et je vous l'abandonne :Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne,Et souffrez qu'un couvent dans les austérités,Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés. ORGON. Ah ! Voilà justement de mes religieuses,Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses,Debout. Plus votre coeur répugne à l'accepter,Plus ce sera pour vous, matière à mériter.Mortifiez vos sens avec ce mariage, Et ne me rompez pas la tête davantage. DORINE. Mais quoi...? ORGON. [Note : Écot : Fig. Parlez à votre écot, se dit à une personne se mêlant de parler à des gens qui ne lui adressent pas la parole. [L]]Taisez-vous, vous. Parlez à votre écot :Je vous défends tout net d'oser dire un seul mot. CLÉANTE. Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde... ORGON. Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde, Ils sont bien raisonnés, et j'en fais un grand cas ;Mais vous trouverez bon que je n'en use pas. ELMIRE, à son mari. À voir ce que je vois, je ne sais plus que dire,Et votre aveuglement fait que je vous admire.C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui, Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hui. ORGON. Je suis votre valet, et crois les apparences :Pour mon fripon de Fils, je sais vos complaisances,Et vous avez eu peur de le désavouerDu trait qu'à ce pauvre homme il a voulu jouer. Vous étiez trop tranquille enfin pour être crue,Et vous auriez parue d'autre manière émue. ELMIRE. Est-ce qu'au simple aveu d'un amoureux transport,Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche, Que le feu dans les yeux, et l'injure à la bouche ?Pour moi, de tels propos, je me ris simplement,Et l'éclat, là-dessus, ne me plaît nullement.J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages,Et ne suis point, du tout, pour ces prudes sauvages, Dont l'honneur est armé de griffes, et de dents,Et veut, au moindre mot dévisager les gens.Me préserve le Ciel d'une telle sagesse !Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,Et crois que d'un refus, la discrète froideur, N'en est pas moins puissante à rebuter un coeur. ORGON. Enfin je sais l'affaire, et ne prends point le change. ELMIRE. J'admire, encore un coup, cette faiblesse étrange.Mais que me répondrait votre incrédulité,Si l'on vous faisait voir qu'on vous dit vérité ? ORGON. Voir ? ELMIRE. Oui. ORGON. [Note : Chanson : Fig. et familièrement, propos rebattus qui reviennent sans cesse comme un refrain. [L]]Chansons. ELMIRE. Mais quoi ? Si je trouvais manièreDe vous le faire voir avec pleine lumière ? ORGON. Contes en l'air. ELMIRE. Quel homme ! Au moins répondez-moi.Je ne vous parle pas de nous ajouter foi :Mais supposons ici que, d'un lieu qu'on peut prendre, On vous fît clairement tout voir et tout entendre,Que diriez-vous alors de votre homme de bien ? ORGON. En ce cas, je dirais que.... Je ne dirais rien,Car cela ne se peut. ELMIRE. L'erreur trop longtemps dure,Et c'est trop condamner ma bouche d'imposture. Il faut que par plaisir, et sans aller plus loin,De tout ce qu'on vous dit, je vous fasse témoin. ORGON. Soit je vous prends au mot. Nous verrons votre adresseEt comment vous pourrez remplir cette promesse. ELMIRE. Faites-le moi venir. DORINE. Son esprit est rusé, Et peut-être, à surprendre, il sera malaisé. ELMIRE. Non : on est aisément dupé par ce qu'on aime,Et l'amour-propre engage à se tromper soi-même. Parlant à Cléante et à Mariane.Faites-le moi descendre ; et vous, retirez-vous. SCÈNE IV. Elmire, Orgon. ELMIRE. Approchons cette table, et vous mettez dessous. ORGON. Comment ? ELMIRE. Vous bien cacher, est un point nécessaire. ORGON. Pourquoi sous cette table ? ELMIRE. Ah ! Mon Dieu, laissez faire,J'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.Mettez-vous là, vous dis-je ; et quand vous y serez,Gardez qu'on ne vous voie, et qu'on ne vous entende. ORGON. Je confesse qu'ici ma complaisance est grande ;Mais de votre entreprise il faut vous voir sortir. ELMIRE. [Note : Rapartir : Répliquer, répondre promptement. Il repartit de mauvaises raisons. [L]]Vous n'aurez, que je crois, rien à me repartir. À son mari qui est sous la table.Au moins, je vais toucher une étrange matière,Ne vous scandalisez en aucune manière. Quoi que je puisse dire, il doit m'être permis,Et c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,Faire poser le masque à cette âme hypocrite,Flatter, de son amour, les désirs effrontés, Et donner un champ libre à ses témérités.Comme c'est pour vous seul, et pour mieux le confondre,Que mon âme à ses voeux va feindre de répondre,J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez. C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée,Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,D'épargner votre femme, et de ne m'exposerQu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser.Ce sont vos intérêts, vous en serez le maître, Et... L'on vient, tenez-vous, et gardez de paraître. SCÈNE V. Tartuffe, Elmire, Orgon. TARTUFFE. On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler. ELMIRE. Oui, l'on a des secrets à vous y révéler :Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise,Et regardez partout, de crainte de surprise : Une affaire pareille à celle de tantôt,N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut.Jamais il ne s'est vu de surprise de même.Damis m'a fait pour vous une frayeur extrême,Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts Pour rompre son dessein, et calmer ses transports.Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée,Que de le démentir je n'ai point eu l'idée :Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été,Et les choses en sont dans plus de sûreté. L'estime où l'on vous tient a dissipé l'orage,Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage.Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements,Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;Et c'est par où je puis, sans peur d'être blâmée, Me trouver ici seule avec vous enfermée,Et ce qui m'autorise à vous ouvrir un coeurUn peu trop prompt, peut-être, à souffrir votre ardeur. TARTUFFE. Ce langage à comprendre est assez difficile,Madame, et vous parliez tantôt d'un autre style. ELMIRE. Ah ! Si d'un tel refus vous êtes en courroux,Que le coeur d'une femme est mal connu de vous !Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre,Lorsque si faiblement on le voit se défendre !Toujours notre pudeur combat dans ces moments, Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments.Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous dompte,On trouve à l'avouer, toujours un peu de honte ;On s'en défend d'abord ; mais de l'air qu'on s'y prend,On fait connaître assez que notre coeur se rend ; Qu'à nos voeux, par honneur, notre bouche s'oppose,Et que de tels refus promettent toute chose.C'est vous faire, sans doute, un assez libre aveu,Et sur notre pudeur me ménager bien peu :Mais puisque la parole enfin en est lâchée, À retenir Damis, me serais-je attachée ?Aurais-je, je vous prie, avec tant de douceur,Écouté tout au long l'offre de votre coeur?Aurais-je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire,Si l'offre de ce coeur n'eût eu de quoi me plaire ? Et lorsque j'ai voulu moi-même vous forcerÀ refuser l'hymen qu'on venait d'annoncer,Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,Et l'ennui qu'on aurait que ce noeud qu'on résout, Vînt partager du moins un coeur que l'on veut tout ? TARTUFFE. C'est sans doute, Madame, une douceu,r extrêmeQue d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime :Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traitsUne suavité qu'on ne goûta jamais. Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,Et mon coeur de vos voeux fait sa béatitude ;Mais ce coeur vous demande ici la liberté,D'oser douter un peu de sa félicité.Je puis croire ces mots un artifice honnête, Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête ;Et s'il faut librement m'expliquer avec vous,Je ne me fierai point à des propos si doux,Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire, Et planter dans mon âme une constante foiDes charmantes bontés que vous avez pour moi. ELMIRE. Elle tousse pour avertir son mari.Quoi ! vous voulez aller avec cette vitesse,Et d'un coeur, tout d'abord, épuiser la tendresse ?On se tue à vous faire un aveu des plus doux, Cependant ce n'est pas encore assez pour vous ;Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire,Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire ? TARTUFFE. Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer ;Nos voeux, sur des discours, ont peine à s'assurer ; On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,Et l'on veut en jouir, avant que de le croire.Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,Je doute du bonheur de mes témérités ;Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame, Par des réalités, su convaincre ma flamme. ELMIRE. Mon Dieu, que votre amour, en vrai tyran agit !Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit !Que sur les coeurs il prend un furieux empire !Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire ! Quoi ! De votre poursuite, on ne peut se parer,Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?Sied-il bien de tenir une rigueur si grande ?De vouloir sans quartier, les choses qu'on demande ?Et d'abuser ainsi, par vos efforts pressants, Du faible que pour, vous vous voyez qu'ont les gens ? TARTUFFE. [Note : Bénin : Qui ne se dit guère que des remèdes et des influences célestes. Un remède bénin, est celui qui purge doucement, sans de grandes évacuations, ni tranchées. Les cieux bénins, les astres bénins ont favorisés son voyage. Hors de là bénin ne se dit guère qu'en riant. Molière [Ecole des Femmes, v. 296] dit en parlant des maris de Paris : "Et les maris aussi les plus bénins du monde". [F]]Mais si d'un oeil bénin vous voyez mes hommages,Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages ? ELMIRE. Mais comment consentir à ce que vous voulez,Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ? TARTUFFE. Si ce n'est que le Ciel qu'à mes voeux on oppose,Lever un tel obstacle est à moi peu de chose,Et cela ne doit pas retenir votre coeur. ELMIRE. Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur. TARTUFFE. Je puis vous dissiper ces craintes ridicules, Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ; C'est un scélérat qui parle.Mais on trouve avec lui des accommodements.Selon divers besoins, il est une science,D'étendre les liens de notre conscience, Et de rectifier le mal de, l'actionAvec la pureté de notre intention.De ces secrets, Madame, on saura vous instruire ;Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.Vous toussez fort, Madame. ELMIRE. Oui, je suis au supplice. TARTUFFE. Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ? ELMIRE. C'est un rhume obstiné, sans doute, et je vois bienQue tous les jus du monde, ici, ne feront rien. TARTUFFE. Cela, certes, est fâcheux. ELMIRE. Oui, plus qu'on ne peut dire. TARTUFFE. Enfin votre scrupule est facile à détruire,Vous êtes assurée ici d'un plein secret,Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait.[Note : Les vers 1505 et 1506 sont repris à l'identique dans "La critique du Tartuffe", de Villiers (1670) vers 435, 436.]Le scandale du monde est ce qui fait l'offense, Et ce n'est pas pécher que pécher en silence. ELMIRE, après avoir encore toussé. Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder,Qu'il faut que je consente à vous tout accorder ;Et qu'à moins de cela, je ne dois point prétendreQu'on puisse être content ; et qu'on veuille se rendre. Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque-là,Et c'est bien malgré moi, que je franchis cela :Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants, Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens.Si ce consentement porte en soi quelque offense,Tant pis pour qui me force à cette violence ;La faute assurément n'en doit pas être à moi. TARTUFFE. Oui, Madame, on s'en charge, et la chose de soi.... ELMIRE. Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,Si mon mari n'est point dans cette galerie. TARTUFFE. Qu'est-il besoin pour lui, du soin que vous prenez ?C'est un homme, entre nous, à mener par le nez.De tous nos entretiens il est pour faire gloire, Et je l'ai mis au point de voir tout, sans rien croire. ELMIRE. Il n'importe : sortez, je vous prie, un moment,Et partout là dehors voyez exactement. SCÈNE VI. Orgon, Elmire. ORGON, sortant de dessous la table. Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme !Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme. ELMIRE. Quoi ! Vous sortez si tôt ? Vous vous moquez des gens.Rentrez sous le tapis, il n'est pas encor temps ;Attendez jusqu'au bout, pour voir les choses sûres,Et ne vous fiez point aux simples conjectures. ORGON. Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'Enfer. ELMIRE. Mon Dieu, l'on ne doit point croire trop de léger ;Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre,Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre. Elle fait mettre son mari derrière elle. SCÈNE VII. Tartuffe, Elmire, Orgon. TARTUFFE. Tout conspire, Madame, à mon contentement :J'ai visité, de l'oeil, tout cet appartement, Personne ne s'y trouve, et mon âme ravie... ORGON, en l'arrêtant. Tout doux, vous suivez trop votre amoureuse envie,Et vous ne devez pas vous tant passionner.Ah, ah, l'homme de bien, vous m'en voulez donner !Comme aux tentations s'abandonne votre âme ! Vous épousiez ma Fille, et convoitiez ma femme !J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,Et je croyais toujours qu'on changerait de ton :Mais c'est assez avant pousser le témoignage,Je m'y tiens, et n'en veux pour moi pas davantage. ELMIRE, à Tartuffe. C'est contre mon humeur, que j'ai fait tout ceci ;Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi. TARTUFFE. Quoi ! Vous croyez... ORGON. Allons, point de bruit, je vous prie ;Dénichez de céans, et sans cérémonie. TARTUFFE. Mon dessein.... ORGON. Ces discours ne sont plus de saison, Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison. TARTUFFE. C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître.La maison m'appartient, je le ferai connaître,Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours,Pour me chercher querelle, à ces lâches détours, Qu'on n'est pas où l'on pense en me faisant injure ;Que j'ai de quoi confondre, et punir l'imposture,Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentirCeux qui parlent ici de me faire sortir. SCÈNE VIII. Elmire, Orgon. ELMIRE. Quel est donc ce langage, et qu'est-ce qu'il veut dire ? ORGON. Ma foi, je suis confus, et n'ai pas lieu de rire. ELMIRE. Comment ? ORGON. Je vois ma faute aux choses qu'il me dit,Et la donation m'embarrasse l'esprit. ELMIRE. La donation.... ORGON. Oui, c'est une affaire faite ;Mais j'ai quelque autre chose encor qui m'inquiète. ELMIRE. Et quoi ? ORGON. Vous saurez tout : mais voyons au plus tôt,Si certaine cassette est encore là-haut. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Orgon, Cléante. CLÉANTE. Où voulez-vous courir ? ORGON. Las ! que sais-je ? CLÉANTE. Il me sembleQue l'on doit commencer par consulter ensemble,Les choses qu'on peut faire en cet événement. ORGON. Cette cassette-là me trouble entièrement.Plus que le reste encore, elle me désespère. CLÉANTE. Cette cassette est donc un important mystère ? ORGON. C'est un dépôt qu'Argas, cet ami que je plains,Lui-même, en grand secret, m'a mis entre les mains. Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire ;Et ce sont des papiers, à ce qu'il m'a pu dire,Où sa vie, et ses biens, se trouvent attachés. CLÉANTE. Pourquoi donc les avoir en d'autres mains lâchés ? ORGON. Ce fut par un motif de cas de conscience. J'allai droit à mon traître en faire confidence,Et son raisonnement me vint persuaderDe lui donner plutôt la cassette à garder ;Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,J'eusse d'un faux-fuyant, la faveur toute prête, Par où ma conscience eût pleine sûretéÀ faire des serments contre la vérité. CLÉANTE. Vous voilà mal, au moins si j'en crois l'apparence,Et la donation, et cette confidence,Sont, à vous en parler selon mon sentiment, Des démarches, par vous, faites légèrement.On peut vous mener loin avec de pareils gages,Et cet homme, sur vous, ayant ces avantages,Le pousser est encor grande imprudence à vous,Et vous deviez chercher quelque biais plus doux. ORGON. Quoi ! Sous un beau semblant de ferveur si touchante,Cacher un coeur si double, une âme si méchante ?[Note : Gueuser : Faire métier de demander l'aumône. [L]]Et moi qui l'ai reçu gueusant et n'ayant rien....C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien.J'en aurai désormais une horreur effroyable, Et m'en vais devenir, pour eux pire qu'un Diable. CLÉANTE. Hé bien, ne voilà pas de vos emportements !Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre ;Et toujours, d'un excès vous vous jetez dans l'autre. Vous voyez votre erreur, et vous avez connu,Que par un zèle feint vous étiez prévenu :Mais pour vous corriger, quelle raison demandeQue vous alliez passer dans une erreur plus grande,[Note : Vaurien : Homme qui ne vaut rien, qui est capable de mauvaises actions. [L]]Et qu'avecque le coeur d'un perfide vaurien, Vous confondiez les coeurs de tous les gens de bien ?Quoi ! Parce qu'un fripon vous dupe avec audace,Sous le pompeux éclat d'une austère grimace,Vous voulez que partout on soit fait comme lui,Et qu'aucun vrai dévot ne se trouve aujourd'hui ? Laissez aux libertins ces sottes conséquences,Démêlez la vertu d'avec ses apparences,Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,Et soyez, pour cela, dans le milieu qu'il faut.Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture : Mais au vrai zèle aussi n'allez pas faire injure ;Et s'il vous faut tomber dans une extrémité,Péchez plutôt encor de cet autre côté. SCÈNE II. Damis, Orgon, Cléante. DAMIS. Quoi ! Mon Père, est-il vrai qu'un coquin vous menace ?Qu'il n'est point de bienfait qu'en son âme il n'efface ; Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,Se fait, de vos bontés, des armes contre vous ? ORGON. Oui, mon Fils, et j'en sens des douleurs nonpareilles. DAMIS. Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.Contre son insolence, on ne doit point gauchir ; C'est à moi, tout d'un coup, de vous en affranchir ;Et pour sortir d'affaire, il faut que je l'assomme. CLÉANTE. Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.Modérez, s'il vous plaît, ces transports éclatants ;Nous vivons sous un règne, et sommes dans un temps, Où, par la violence, on fait mal ses affaires. SCÈNE III. Madame Pernelle, Mariane, Elmire, Dorine, Damis, Orgon, Cléante. MADAME PERNELLE. Qu'est-ce ? J'apprends ici de terribles mystères. ORGON. Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.Je recueille, avec zèle, un homme en sa misère, Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;De bienfaits, chaque jour, il est par moi chargé,Je lui donne ma Fille, et tout le bien que j'ai ;Et dans le même temps, le perfide, l'infâme,Tente le noir dessein de suborner ma femme, Et non content encor de ces lâches essais,Il m'ose menacer de mes propres bienfaits,Et veut, à ma ruine, user des avantagesDont le viennent d'armer mes bontés trop peu sages ;Me chasser de mes biens, où je l'ai transféré, Et me réduire au point d'où je l'ai retiré. DORINE. Le pauvre homme ! MADAME PERNELLE. Mon Fils, je ne puis du tout croireQu'il ait voulu commettre une action si noire. ORGON. Comment ? MADAME PERNELLE. Les gens de bien sont enviés toujours. ORGON. Que voulez-vous donc dire avec votre discours, Ma Mère ? MADAME PERNELLE. Que chez vous on vit d'étrange sorte,Et qu'on ne sait que trop la haine qu'on lui porte. ORGON. Qu'a cette haine à faire avec ce qu'on vous dit ? MADAME PERNELLE. Je vous l'ai dit cent fois, quand vous étiez petit.La vertu, dans le monde, est toujours poursuivie ; Les envieux mourront, mais non jamais l'envie. ORGON. Mais que fait ce discours aux choses d'aujourd'hui ? MADAME PERNELLE. On vous aura forgé cent sots contes de lui. ORGON. Je vous ai déjà dit que j'ai vu tout moi-même. MADAME PERNELLE. Des esprits médisants, la malice est extrême. ORGON. Vous me feriez damner, ma Mère. Je vous disQue j'ai vu de mes yeux, un crime si hardi. MADAME PERNELLE. Les langues ont toujours du venin à répandre ;Et rien n'est, ici-bas, qui s'en puisse défendre. ORGON. C'est tenir un propos de sens bien dépourvu ! Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,Ce qui s'appelle vu : faut-il vous le rebattreAux oreilles cent fois, et crier comme quatre ? MADAME PERNELLE. Mon Dieu, le plus souvent, l'apparence déçoit :Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit. ORGON. J'enrage. MADAME PERNELLE. Aux faux soupçons la nature est sujette ;Et c'est souvent à mal que le bien s'interprète. ORGON. Je dois interpréter à charitable soin,Le désir d'embrasser ma femme ? MADAME PERNELLE. Il est besoin,Pour accuser les gens, d'avoir de justes causes, Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses. ORGON. Hé, diantre, le moyen de m'en assurer mieux ?Je devais donc, ma Mère, attendre qu'à mes yeuxIl eût.... Vous me feriez dire quelque sottise. MADAME PERNELLE. Enfin d'un trop pur zèle on voit son âme éprise, Et je ne puis du tout me mettre dans l'esprit,Qu'il ait voulu tenter les choses que l'on dit. ORGON. Allez, je ne sais pas, si vous n'étiez ma Mère,Ce que je vous dirais, tant je suis en colère. DORINE. Juste retour, Monsieur, des choses d'ici-bas : Vous ne vouliez point croire, et l'on ne vous croit pas. CLÉANTE. Nous perdons des moments en bagatelles pures,Qu'il faudrait employer à prendre des mesures.Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point. DAMIS. Quoi ! Son effronterie irait jusqu'à ce point ? ELMIRE. Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,Et son ingratitude est ici trop visible. CLÉANTE. Ne vous y fiez pas, il aura des ressorts,Pour donner, contre vous, raison à ses efforts ;Et sur moins que cela, le poids d'une cabale Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.Je vous le dis encore, armé de ce qu'il a,Vous ne deviez jamais le pousser jusque là. ORGON. Il est vrai, mais qu'y faire ? À l'orgueil de ce traître,De mes ressentiments je n'ai pas été maître. CLÉANTE. Je voudrais, de bon coeur, qu'on pût entre vous deux,De quelque ombre de paix, raccommoder les noeuds. ELMIRE. Si j'avais su qu'en main il a de telles armes,Je n'aurais pas donné matière à tant d'alarmes,Et mes.... ORGON. Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir, Je suis bien en état que l'on me vienne voir. SCÈNE IV. Monsieur Loyal, Madame Pernelle, Orgon, Damis, Mariane, Dorine, Elmire, Cléante. MONSIEUR LOYAL. Bonjour, ma chère Soeur. Faites, je vous supplie,Que je parle à Monsieur. DORINE. Il est en compagnie,Et je doute qu'il puisse, à présent, voir quelqu'un. MONSIEUR LOYAL. Je ne suis pas pour être en ces lieux importun. Mon abord n'aura rien, je crois, qui lui déplaise,Et je viens pour un fait dont il sera bien aise. DORINE. Votre nom ? MONSIEUR LOYAL. Dites-lui seulement que je viensDe la part de Monsieur Tartuffe, pour son bien. DORINE. C'est un homme qui vient, avec douce manière, De la part de Monsieur Tartuffe, pour affaireDont vous serez, dit-il, bien aise. CLÉANTE. Il vous faut voirCe que c'est que cet homme, et ce qu'il peut vouloir. ORGON. Pour nous raccommoder, il vient ici, peut-être.Quels sentiments aurai-je à lui faire paraître ? CLÉANTE. Votre ressentiment ne doit point éclater ;Et s'il parle d'accord, il le faut écouter. MONSIEUR LOYAL. Salut, Monsieur. Le Ciel perde qui vous veut nuire,Et vous soit favorable autant que je désire. ORGON. Ce doux début s'accorde avec mon jugement, Et présage déjà quelque accommodement. MONSIEUR LOYAL. Toute votre maison m'a toujours été chère,Et j'étais serviteur de Monsieur votre Père. ORGON. Monsieur, j'ai grande honte, et demande pardon,D'être sans vous connaître, ou savoir votre nom. MONSIEUR LOYAL. Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,[Note : Huissier à verge : Huissiers à verge, se disait autrefois des sergents royaux reçus au Châtelet. [L]]Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.J'ai depuis quarante ans, grâce au Ciel, le bonheurD'en exercer la charge avec beaucoup d'honneur ;Et je vous viens, Monsieur, avec votre licence, Signifier l'exploit de certaine ordonnance.... ORGON. Quoi ? Vous êtes ici.... MONSIEUR LOYAL. Monsieur, sans passion,Ce n'est rien seulement qu'une sommation,Un ordre de vuider d'ici, vous, et les vôtres,Mettre vos meubles hors, et faire place à d'autres, Sans délai, ni remise, ainsi que besoin est.... ORGON. Moi, sortir de céans ? MONSIEUR LOYAL. Oui, Monsieur, s'il vous plaît.La maison à présent, comme savez de reste,Au bon Monsieur Tartuffe appartient sans conteste.De vos biens désormais il est maître, et seigneur, En vertu d'un contrat duquel je suis porteur.Il est en bonne forme, et l'on n'y peut rien dire. DAMIS. Certes, cette impudence est grande, et je l'admire. MONSIEUR LOYAL. Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;C'est à Monsieur, il est et raisonnable, et doux, Et d'un homme de bien il sait trop bien l'office,Pour se vouloir du tout opposer à justice. ORGON. Mais.... MONSIEUR LOYAL. Oui, Monsieur, je sais que pour un millionVous ne voudriez pas faire rébellion ;Et que vous souffrirez, en honnête personne, Que j'exécute ici les ordres qu'on me donne. DAMIS. Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,Monsieur l'huissier à verge, attirer le bâton. MONSIEUR LOYAL. Faites que votre Fils se taise ou se retire,Monsieur ; j'aurais regret d'être obligé d'écrire, Et de vous voir couché dans mon procès-verbal. DORINE. Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal ! MONSIEUR LOYAL. Pour tous les gens de bien, j'ai de grandes tendresses,Et ne me suis voulu, Monsieur, charger des pièces,Que pour vous obliger et vous faire plaisir, Que pour ôter, par là, le moyen d'en choisir,Qui n'ayant point pour vous le zèle qui me pousse,Auraient pu procéder d'une façon moins douce. ORGON. Et que peut-on de pis que d'ordonner aux gensDe sortir de chez eux ? MONSIEUR LOYAL. On vous donne du temps, [Note : Surséance : Suspension, temps pendant lequel une affaire est sursise. [L]]Et jusques à demain je ferai surséanceÀ l'exécution, Monsieur, de l'ordonnance.Je viendrai seulement passer ici la nuit,Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte, Avant que se coucher, les clefs de votre porte.J'aurai soin de ne pas troubler votre repos,Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.Mais demain du matin ; il vous faut être habileÀ vuider de céans jusqu'au moindre ustensile. Mes gens vous aideront ; et je les ai pris forts,Pour vous faire service à tout mettre dehors.On n'en peut pas user mieux que je fais, je pense ;Et comme je vous traite avec grande indulgence,Je vous conjure aussi, Monsieur, d'en user bien, Et qu'au dû de ma charge on ne me trouble en rien. ORGON. Du meilleur de mon coeur, je donnerais sur l'heure.Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,Et pouvoir à plaisir sur ce mufle assenerLe plus grand coup de poing qui se puisse donner. CLÉANTE. Laissez, ne gâtons rien. DAMIS. À cette audace étrange,J'ai peine à me tenir, et la main me démange. DORINE. Avec un si bon dos, ma foi, Monsieur Loyal,Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal. MONSIEUR LOYAL. On pourrait bien punir ces paroles infâmes, Mamie, et l'on décrète aussi contre les femmes. CLÉANTE. Finissons tout cela, Monsieur, c'en est assez ;Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez. MONSIEUR LOYAL. Jusqu'au revoir. Le Ciel vous tienne tous en joie. ORGON. Puisse-t-il te confondre, et celui qui t'envoie ! SCÈNE V. Orgon, Cléante, Mariane, Elmire, Madame Pernelle, Dorine, Damis. ORGON. Hé bien, vous le voyez, ma Mère, si j'ai droit,Et vous pouvez juger du reste par l'exploit.Ses trahisons enfin, vous sont-elles connues ? MADAME PERNELLE. Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues ! DORINE. Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez, Et ses pieux desseins, par là, sont confirmés.Dans l'amour du prochain, sa vertu se consomme,Il sait que très souvent les biens corrompent l'homme,Et, par charité pure, il veut vous enleverTout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver. ORGON. Taisez-vous, c'est le mot qu'il vous faut toujours dire. CLÉANTE. Allons voir quel conseil on doit vous faire élire. ELMIRE. Allez faire éclater l'audace de l'ingrat.Ce procédé détruit la vertu du contrat ;Et sa déloyauté va paraître trop noire, Pour souffrir qu'il en ait le succès qu'on veut croire. SCÈNE VI. Valère, Orgon, Cléante, Elmire, Mariane, etc. VALÈRE. Avec regret, Monsieur, je viens vous affliger ;Mais je m'y vois contraint par le pressant danger.Un ami, qui m'est joint d'une amitié fort tendre,Et qui sait l'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre, A violé pour moi, par un pas délicat,Le secret que l'on doit aux affaires d'État,Et me vient d'envoyer un avis dont la suiteVous réduit au parti d'une soudaine fuite.Le fourbe, qui longtemps a pu vous imposer, Depuis une heure, au Prince a su vous accuser,Et remettre en ses mains, dans les traits qu'il vous jette,D'un criminel d'État, l'importante cassette,Dont, au mépris, dit-il, du devoir d'un sujet,Vous avez conservé le coupable secret. J'ignore le détail du crime qu'on vous donne,Mais un ordre est donné contre votre personne ;Et lui-même est chargé, pour mieux l'exécuter,D'accompagner celui qui vous doit arrêter. CLÉANTE. Voilà ses droits armés, et c'est par où le traître, De vos biens qu'il prétend, cherche à se rendre maître. ORGON. [Note : Le vers 1847 est repris dans La Critique du Tartuffe de Villiers. (1670)]L'homme est, je vous l'avoue, un méchant animal ! VALÈRE. Le moindre amusement vous peut être fatal.J'ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,Avec mille louis qu'ici je vous apporte. Ne perdons point de temps, le trait est foudroyant,Et ce sont de ces coups que l'on pare en fuyant.À vous mettre en lieu sûr, je m'offre pour conduite,Et veux accompagner, jusqu'au bout, votre fuite. ORGON. Las ! Que ne dois-je point à vos soins obligeants ? Pour vous en rendre grâce, il faut un autre temps ;Et je demande au Ciel, de m'être assez propice,Pour reconnaître un jour ce généreux service.Adieu : prenez le soin, vous autres.... CLÉANTE. Allez tôt :Nous songerons, mon Frère, à faire ce qu'il faut. SCÈNE DERNIÈRE. L'Exempt, Tartuffe, Valère, Orgon, Elmire, Mariane, etc. TARTUFFE. Tout beau, Monsieur, tout beau, ne courez point si vite,Vous n'irez pas fort loin, pour trouver votre gîte,Et de la part du Prince, on vous fait prisonnier. ORGON. Traître, tu me gardais ce trait pour le dernier,C'est le coup, Scélérat, par où tu m'expédies, Et voilà couronner toutes tes perfidies. TARTUFFE. Vos injures n'ont rien à me pouvoir aigrir,Et je suis, pour le Ciel, appris à tout souffrir. CLÉANTE. La modération est grande, je l'avoue. DAMIS. Comme du Ciel, l'infâme, impudemment se joue ! TARTUFFE. Tous vos emportements ne sauraient m'émouvoir,Et je ne songe à rien qu'à faire mon devoir. MARIANE. Vous avez de ceci grande gloire à prétendre,Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre. TARTUFFE. Un emploi ne saurait être que glorieux, Quand il part du pouvoir qui m'envoie en ces lieux. ORGON. Mais t'es-tu souvenu que ma main charitable,Ingrat, t'a retiré d'un état misérable ? TARTUFFE. Oui, je sais quels secours j'en ai pu recevoir ;Mais l'intérêt du Prince est mon premier devoir ! De ce devoir sacré la juste violence.Étouffe dans mon coeur toute reconnaissance ;Et je sacrifierais à de si puissants noeuds,Ami, femme, parents, et moi-même avec eux. ELMIRE. L'imposteur ! DORINE. Comme il sait, de traîtresse manière, Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère ! CLÉANTE. Mais s'il est si parfait que vous le déclarez,Ce zèle qui vous pousse, et dont vous vous parez ;D'où vient que pour paraître, il s'avise d'attendre,Qu'à poursuivre sa femme, il ait su vous surprendre ? Et que vous ne songez à l'aller dénoncer,Que lorsque son honneur l'oblige à vous chasser ?Je ne vous parle point, pour devoir en distraire,Du don de tout son bien qu'il venait de vous faire :Mais le voulant traiter en coupable aujourd'hui, Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ? TARTUFFE, à l'Exempt. Délivrez-moi, Monsieur, de la criaillerie,Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie. L'EXEMPT. Oui, c'est trop demeurer sans doute à l'accomplir.Votre bouche à propos m'invite à le remplir ; Et pour l'exécuter, suivez-moi tout à l'heureDans la prison qu'on doit vous donner pour demeure. TARTUFFE. Qui, moi, Monsieur ? L'EXEMPT. Oui, vous. TARTUFFE. Pourquoi donc la prison ? L'EXEMPT. Ce n'est pas vous à qui j'en veux rendre raison.Remettez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude. Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,Un prince dont les yeux se font jour dans les coeurs,Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs.D'un fin discernement sa grande âme pourvue,Sur les choses toujours jette une droite vue, Chez elle jamais rien ne surprend trop d'accès,Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.Il donne aux gens de bien une gloire immortelle,Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,Et l'amour pour les vrais, ne ferme point son coeur À tout ce que les faux doivent donner d'horreur.Celui-ci n'était pas pour le pouvoir surprendre,Et de pièges plus fins on le voit se défendre.D'abord il a percé, par ses vives clartés,Des replis de son coeur, toutes les lâchetés. Venant vous accuser, il s'est trahi lui-même,Et par un juste trait de l'équité suprême,S'est découvert au Prince un fourbe renommé,Dont sous un autre nom il était informé ;Et c'est un long détail d'actions toutes noires, Dont on pourrait former des volumes d'histoires.Ce monarque, en un mot, a vers vous détestéSa lâche ingratitude, et sa déloyauté ;À ses autres horreurs, il a joint cette suite,Et ne m'a, jusqu'ici, soumis à sa conduite, Que pour voir l'impudence aller jusques au bout,Et vous faire, par lui, faire raison du tout.Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,Il veut qu'entre vos mains, je dépouille le traître.D'un souverain pouvoir il brise les liens Du contrat qui lui fait un don de tous vos biens,Et vous pardonne enfin cette offense secrèteOù vous a d'un ami fait tomber la retraite ;Et c'est le prix qu'il donne au zèle qu'autrefoisOn vous vit témoigner, en appuyant ses droits ; Pour montrer que son coeur sait, quand moins on y pense,D'une bonne action verser la récompense ;Que jamais le mérite, avec lui, ne perd rien,Et que mieux que du mal, il se souvient du bien. DORINE. Que le Ciel soit loué ! MADAME PERNELLE. Maintenant je respire. ELMIRE. Favorable succès ! MARIANE. Qui l'aurait osé dire ? ORGON, à Tartuffe. Hé bien ! Te voilà, Traître... CLÉANTE. Ah ! Mon frère, arrêtez,Et ne descendez point à des indignités ;À son mauvais destin laissez un misérable,Et ne vous joignez point au remords qui l'accable. Souhaitez bien plutôt, que son coeur, en ce jourAu sein de la vertu fasse un heureux retour ;Qu'il corrige sa vie, en détestant son vice,Et puisse du grand Prince adoucir la justice ;Tandis qu'à sa bonté vous irez à genoux, Rendre ce que demande un traitement si doux. ORGON. Oui, c'est bien dit : allons à ses pieds avec joie,Nous louer des bontés que son coeur nous déploie :Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,Aux justes soins d'un autre il nous faudra pourvoir, Et par un doux hymen, couronner en Valère,La flamme d'un amant généreux et sincère. ==================================================