******************************************************** DC.Title = L'ILOTE, COMÉDIE DC.Author = MONSELET, ARENE DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 01/12/2021 à 16:58:19. DC.Coverage = Grèce DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MONSELET-ARENE_ILOTE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5540414q DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** L'ILOTE COMÉDIE EN UN ACTE EN VERS Représentée pour la première fois, à Paris, à la Comédie Française, le 17 juin 1875. PRIX : 5 FRANCS. M DCCC LXXV. Tous droits réservés. PAR CHARLES MONSELET et PAUL ARÈNE À PARIS, DES PRESSES DE D. JOUAUST, Imprimeur breveté RUE SAIST-HONORÉ, 338 Représentée pour la première fois, à Paris, à la Comédie Française, le 17 juin 1875. PERSONNAGES L'ILOTE, (35 ans) Monsieur GOT. CHRÊMES, (50 ans) Monsieur BARRÉ. LÉANDRE, son neveu (18 ans). Monsieur BOUCHER. FLEUR-DE-SAUGE, petite esclave (16 ans) Mademoiselle REICHEMDERG. JEUNES FILLES ET JEUNES GENS La terrasse d'une petite ferme aux environs de Sparte. Quatre piliers blancs soutenant des vignes. Le buste de Lycurgue dans un coin, Au fond, la campagne et un bout de grand chemin. Pour la musique de l'Ilote, s'adresser à M. LÉON, à la Comédie Française. L'ILOTE SCÈNE PREMIERE. Chrêmes, Léandre, Fleur-de-sauge. Chrêmes arrive tenant par l'oreille son neveu Lêandre et tirant par la main Fleur-de-Sauge. LÉANDRE. Oh ! La, la ! Pas si fort, mon oncle ! FLEUR-DE-SAUGE. Mon bon maître,Qu'avez-Vous contre nous? CHRÊMES. Tu l'ignores peut-être. LÉANDRE. Oh ! Là ! Pardon ! FLEUR-DE-SAUGE. C'était le long des espaliers... CHRÊMES. Paix ! Paix ! Je n'aime pas ces rapports familiersD'un fils de maître avec une petite esclave. Qu'elle mène sa chèvre, aux champs, ou qu'elle lave[Note : Nippe : Tout ce qui sert à l'ajustement, surtout en linge. [L]]Ses nippes au lavoir, Léandre pas à pasL'accompagne. Et pourquoi ? LÉANDRE. Pourquoi ? Je ne sais pas.C'est l'instinct. FLEUR-DE-SAUGE. C'est l'instinct. CHRÊMES. Bon ! À Léandre.D'une allure preste,Toi, va-t-en voir là-bas si j'y suis. Léandre sort. À Fleur-de-Sauge qui voudrait sortir aussi.Mais toi, reste ! SCÈNE II. Chrêmes, Fleur-de-sauge. CHRÊMES. Car je prétends savoir, ô fillette à l'oeil bleu,Ce que te racontait tantôt ce cher neveu. FLEUR-DE-SAUGE. Qui ? Léandre ! CHRÊMES. Léandre. Eh bien? FLEUR-DE-SAUGE. Votre Léandre ? CHRÊMES. Oui, t'aurait-il pas dit quelque chose de tendre ? FLEUR-DE-SAUGE. Sa conversation, hélas ! est sans danger : J'étais hier avec Léandre à vendanger,A-t-il soufflé mot ? Non ; roulant des yeux farouches,Il regardait danser le soleil et les mouches ;Son air doux et craintif vous aurait réjoui,Et l'on aurait grand tort d'être inquiet pour lui, Je vous le garantis. CHRÊMES. Fleur-de-Sauge, prends garde !S'il ne te parle pas, du moins il te regarde,Et ses yeux quelquefois... FLEUR-DE-SAUGE. Pour cela j'en conviens,Ses yeux, qu'il a fort beaux, cherchent toujours les miens. CHRÊMES. Hum ! FLEUR-DE-SAUGE. Même certain soir que j'étais endormie... CHRÊMES. Chut ! FLEUR-DE-SAUGE. Comment l'empêcher ? CHRÊMES. J'aviserai, ma mie !Mais va... non, pas par là ! Il la pousse du côté opposé à celui par lequel Léandre est sorti. FLEUR-DE-SAUGE. Que vous êtes brutal ! SCÈNE III. CHRÊMES, seul. Mon Léandre amoureux, fait grave et capital !Chez Léandre a parlé la voix de la nature,Hélas ! Et je vais voir, pour peu que ceci dure, En lui l'austérité fléchir sensiblement.De plus, il me paraît incliner par momentVers l'attrait des festins... Ô Lycurgue ! Lycurgue ![Note : Objurguer : Rhétorique. Adresser des reproches. ]L'intéressant neveu, que jour et nuit j'objurgue,Tourne à l'ivrognerie. À son dernier repas Il but trois verres d'eau, c'est là le premier pas :D'abord l'eau pure, et puis le vin pur... Il s'exposeÀ de réels dangers, j'en ai su quelque choseJadis, lorsque j'avais dix-huit ans comme lui ;Et si je me laissais aller même aujourd'hui... Bref ! À l'heure qu'il est ce neveu m'embarrasse, On voit, dans le fond de la scène, Léandre et Fleur-de- Sauge s'appeler et se rejoindre.Je le sens m'échapper, car il chasse de race :Sa mère était d'Athènes, et c'est tout son portrait.Pour en faire un sujet exemplaire, il faudrait[Note : Ilote : Nom d'esclaves, dans la république de Sparte. [L]]Le tableau d'un ilote abruti par l'orgie. Mais oui ! C'est bien cela... Face immonde et rougie,Un ilote complet, bien à point, odieux,D'une horreur salutaire éclairerait ses yeux,Et le détournerait des plaisirs sentant l'auge...Il le faudrait aussi montrer à Fleur-de-Sauge, Afin qu'à cet aspect la petite restâtDans la timidité conforme à son état.C'est justement le jour qu'à Sparte nos amphoresOnt en grand appareil débouché les amphoresEt fait griser, ainsi que l'ordonnent les lois, Abominablement vingt ilotes de choix,Vingt ivrognes gonflés des vins des côtes grecques,Trébuchants et roulants, ronds comme des pastèques...Mais jamais le hasard conduira-t-il iciUn ilote ? Léandre et Fleur-de-Sauge entrent en courant. SCÈNE IV. Chrêmes, Léandre et Fleur-de-sauge. LÉANDRE. Oncle ! FLEUR-DE-SAUGE. Maître ! CHRÊMES. Encore ! Vous voici Encore ensemble ! Et ma défense ? FLEUR-DE-SAUGE. Pardon, maître... LÉANDRE. Si vous pouviez savoir... FLEUR-DE-SAUGE. Si vous daigniez permettre... CHRÊMES. Parlez ! FLEUR-DE-SAUGE. Voici... LÉANDRE. Voici... Ils s'encouragent tous les deux du regard. FLEUR-DE-SAUGE. Nous étions... LÉANDRE. Par hasard... FLEUR-DE-SAUGE. Tout près du petit clos. LÉANDRE. Non loin du grand puisard. FLEUR-DE-SAUGE. Au bas du pré. CHRÊMES. Je vois l'endroit que tu désignes, FLEUR-DE-SAUGE. Un homme gambadait au milieu de nos vignes ;Il riait et chantait, coiffé de raisins mûrs. LÉANDRE. Nos voisins le suivaient. FLEUR-DE-SAUGE. Il se tenait aux murs. LÉANDRE. Tous riaient. FLEUR-DE-SAUGE. Lui, pareil aux grives en octobre... CHRÊMES, pensif. Celui qu'on me décrit n'est pas un homme sobre. FLEUR-DE-SAUGE. Lui, célébrait en vers les vins des meilleurs crusEt mangeait nos muscats... LÉANDRE. Nous sommes accourus..." Musique au lointain. CHRÊMES, regardant au loin. Dans la poussière d'or et de vapeur qui flotte, À sa ceinture lâche... Oui ! c'est bien un ilote.Un ilote, dieux bons ! Je cours le recevoir. Il sort. SCÈNE V. Fleur-de-sauge, Léandre. FLEUR-DE-SAUGE. Un ilote ! Qu'est donc cela ? Tu dois savoirComment c'est fait, Léandre ? LÉANDRE. À peu près... ImagineUn être affreux... FLEUR-DE-SAUGE. Mais non, le nôtre a bonne mine! C'est l'homme de la vigne, LÉANDRE. Ah ! J'en ai grand effroi ! FLEUR-DE-SAUGE. Il chante... LÉANDRE. Saurons-nous, Fleur-de-Sauge ! FLEUR-DE-SAUGE. Pourquoi ?Sa voix est belle. Ô dieux ! Il vient, Chrêmes le porte,Les habitants du bourg lui font joyeuse escorte. LÉANDRE. Je ne veux pas le voir. FLEUR-DE-SAUGE. Il monte le perron... LÉANDRE. Viens-nous-en ! FLEUR-DE-SAUGE. Va-t-en seul ! LÉANDRE. Curieuse ! FLEUR-DE-SAUGE. Poltron ! Léandre se sauve. SCÈNE VI. Fleur-de-sauge, Chrêmes, L'Ilote. Entrée de l'ilote, couronné de roses, porté par les habitants du bourg, que Chrêmes précède. Des jeunes filles et des jeunes gens légèrement vêtus jouant des cymbales et des flûtes. Riant tableau. L'ILOTE, chantant. Nos maîtres ont des airs revêchesEt, sur le front, des feuilles sèchesQu'ils cueillirent en maints combats ;Moi, malheureux ilote, j'ose Ceindre le pampre avec la rose.Hélas ! hélas ! CHRÊMES. Appuyez-vous sur eux ; Fleur-de-Sauge, des chaises,Une table, du vin. Allons, prenez vos aises,Faites comme chez vous, L'ILOTE. Nos maîtres, toujours en colère, Vivent de bouillie et d'eau clairePuisée au cours de l'Eurotas.Moi, pauvre ilote qu'on méprise,Je ris, je chante et je me grise.Hélas ! Hélas ! Pendant cette chanson, des serviteurs ont apporté une table avec une amphore et des coupes. CHRÊMES. Le pauvre homme, il est gai !J'ai mis la main sur un ilote distingué.Nous vous compléterons. L'ILOTE. Sans doute. CHRÊMES. N'ayez crainte !Vous vous griserez comme on se grise à Corinthe. L'ILOTE. Mieux encore. CHRÊMES. On en va juger dans un moment. L'ILOTE. Je suis connu, Monsieur, avantageusement. CHRÊMES. Oh ! Ne vous froissez point !... Mais où donc est Léandre ?Hé ! Léandre !... Pardon, si l'on vous fait attendre...Quant à vous, les amis, cessez de bourdonnerAutour du bon ilote et de l'importuner... Il congédie la foule et les musiciens.Il médite. - Léandre! Il sort en courant. SCÈNE VII. L'ILOTE, seul. Enfin ! Je suis donc ivre!Ivre à Sparte, ô Bacchus ! Il m'est permis de vivre,De rire, de danser, de boire ! Il m'est permis,Ainsi qu'au temps jadis avec les bons amis,De tracer librement des courbes inégales En chantant au soleil, comme font les cigales !L'heureux déguisement ! C'est qu'ils m'ont vraiment prisPour un ilote, moi, fils d'Athènes ! J'en ris.Moi, Gnathon, exilé par le destin maussade,Et digne serviteur du grand Alcibiade. Ô ville renfrognée et confite en vertu,Sparte, noire cité, va, maudite sois-tu !Pour te voir, malgré moi, j'ai fait plus de cent lieues,J'ai dû quitter l'Attique et ses collines bleues,Mon clos, mon petit bourg de Phalère voisin, Mes ruches, mon balcon encadré de raisin,Et mon toit d'où, le soir, quand le phare s'allume,Je regardais fumer Athènes dans la brume...J'étais Athénien alors. En me levant,De mon index mouillé j'interrogeais le vent ; Temps clair ! Et l'on partait. Bientôt dans la boutiqueD'un ami, pleins d'audace, et causant politique,On massacrait, en des combats multipliés,Thèbes, Sparte, Corinthe, avec les alliés.Puis, le soleil tombant derrière Salamine : « Allons voir, disions-nous, si Phidias termineSes sculptures. » Chacun lui donnait son avis.Chère Athènes ! Heureux jours ! Plaisirs trop tôt ravis !Hélas ! Il a suffi d'un décret imbécile :Mon maître fuit, et c'est à Sparte qu'il s'exile. Le triste choix, dieux bons ! Vivre à Sparte, trois mois,En homme régulier, tondu, craignant les lois ;Oublier le Poecile avec ses courtisanes,Se nourrir d'un pain noir que renieraient nos ânesDu Céramique ; avoir les ongles mal polis ; N'oser pas de sa robe harmoniser les plis ;Lutter, lutter toujours, promener par la villeUn parfum vertueux fait de sueur et d'huile,Voilà quel est le sort, aussi plat qu'un palet,Du grand Alcibiade... et de moi, son valet. Mais ce matin je sors ; je vois courir la foule ;Je la suis. Qu'aperçois-je, ô ciel ! Du vin qui couleEt des ilotes qu'on grisait violemment !Soudain je me suis fait ce beau raisonnement :Puisque la dure loi qui me défend l'usage Du bon vin, le prescrit à l'ilote, en vrai sageJe me déclare ilote ; - et, dans le carrefourOù leurs groupes faisaient rougir l'astre du jour,J'avise l'un d'entre eux, déjà pris de vertige :« Donne-moi ta robe et prends la mienne, » lui dis-je, L'ilote, interloqué, m'aide à me déguiser ;Alors, Sparte a pu voir un homme s'amuser !Partout j'ai promené sous ses affreux portiquesLa grâce ionienne et ses vices attiques ;Puis, comme on m'admirait par trop, fuyant le bruit, Je suis venu. - La ferme et l'hôte m'ont séduit,L'hôte surtout. Son air honnête, sa parole,Annoncent un cceur d'or. SCÈNE VIII. L'Ilote, Chrêmes, Léandre. CHRÊMES, amenant Léandre, qui le suit, timide, la tête basse. Maintenant, à l'école !Mon neveu, bon ilote !... Il est un peu troublé ;Je l'ai trouvé fourré dans le grenier à blé. L'ILOTE. Bien ! LÉANDRE. J'ai grand'peur, mon oncle. CHRÊMES. Hein ! Mon neveu, regardeCe nez gros de rubis, cette mine hagarde,Elle te fait horreur... Voyons, ilote, un coup !Comment le trouvez-vous ? L'ILOTE. Il m'en faudra beaucoup,Cher hôte, car mon cours tout à peine commence. CHRÊMES. Et comment trouvez-vous l'amphore ? L'ILOTE. Elle est immense,Mais je ne la crains pas. CHRÊMES. Bon ilote, buvez !J'ai mieux encor : cinq ou six flacons réservés,Que jadis mon aïeul enterra dans le sable.Ils sont pour vous ! L'ILOTE. Ah ! Dieux ! Qu'il est donc haïssable De tant boire ! CHRÊMES. Buvez... Diantre ! Il ferait beau voirQue vous ne buviez plus ! Boire est votre devoir.Buvez sans marchander, on paiera vos services,Et donnez-nous l'exemple affreux de tous les vices ! L'ILOTE, modestement. J'en ai même inventé deux ou trois de nouveaux. CHRÊMES. C'est au mieux ! LÉANDRE, à part. Le bourreau ! CHRÊMES. Commençons nos travaux. L'ILOTE. Volontiers. CHRÊMES, à part. Voyons comme il s'y prend. Il s'assied. Léandre reste debout de l'autre côté de la scène. L'Ilote, les mains à plat sur la table, a la pose et le ton d'un conférencier. L'ILOTE. La ciguëSe révèle d'abord rien qu'à sa feuille aiguë ;C'est un poison subtil, mais honnête, un poisonDe bonne foi. Le vin lui, va par trahison : Voyez-le rire, avec sa bonne face rouge,Et ce rayon tremblant, ce clair rayon qui bougeEt qui semble lui faire un doux et chaud regard... Il prend une coupe.Mais on ne te croit pas, vin de cent ans, vieillardHypocrite ! Il boit. LÉANDRE, effrayé. Il reboit ! L'ILOTE. Or, sachez bien, jeune homme, Que l'ivresse se cache en son sein rouge, commeUne guêpe tapie au coeur d'un rouge oeillet... Il boit.Sachez... Si par hasard la guêpe s'éveillait...Lycurgue veut d'ailleurs que toujours elle dorme... Il boit encore.Que... ce serait enfin quelque chose d'énorme ! LÉANDRE. Mais, si vous dites vrai, pourquoi donc buvez-vous ? L'ILOTE. Le gredin empoisonne, oui... mais il est si doux,Il est si chaud ! Et puis, hélas ! Je suis si lâche!C'est là d'ailleurs mon lot, mon rude faix, ma tâche :Boire et marcher d'un pas noblement incertain ! Plaignez-moi ; car, depuis l'instant où le matin,Magnifique et chassant les étoiles morosesInonde l'orient de ses robinets roses,Jusqu'à l'heure où, crevant de ses larges essieuxLes tonneaux entassés aux profondeurs des cieux, Le généreux Phoebus, qui veut que tout s'abreuve,Fait ruisseler la pourpre et le vin comme un fleuveSur les plaines, les monts, les cités et les bois,Soumis aux dures lois de Lycurgue, je bois. Il vide la coupe d'un air accablé. LÉANDRE. Alors, c'est bon ? CHRÊMES. Non pas ! L'ILOTE. Laissez faire. À Léandre.Tiens, goûte. C'est pour l'en dégoûter... Ne la vide pas toute ! CHRÊMES. Hein ! Est-ce assez mauvais ? LÉANDRE, buvant. Ah ! L'on dirait du feu. CHRÊMES, insistant. Mais comme c'est mauvais. Pouah ! LÉANDRE, sans conviction. Pouah ! Encore un peu. L'ILOTE, à Chrêmes. L'effet va se produire. CHRÊMES, étonné. Encore, ilote ? L'ILOTE. Encore !C'est mon système ! Vite, une deuxième amphore. CHRÊMES. Son système ! Parfait ! Et poussez vos leçonsJusqu'au bout, mon cher hôte. L'ILOTE, résigné, à Léandre. Et nous... recommençons. Chrêmes sort. SCÈNE IX. L'Ilote, Léandre. LÉANDRE, riant. Verse ce vin qui fait mon âme épanouie ! Ils s'attablent. L'ILOTE. Telle, au printemps, on voit, sous une chaude pluie,La morille charnue et grosse de parfums Dresser contre les ceps mille pavillons bruns,Tel un coeur desséché, sous une chaude averseDe bon vin, voit gonfler son terreau qui se gerce ;Un doux parfum s'épand sur la brise emporté,La terre se soulève, et la saine gaîté, Dans ce coeur qu'un soleil aride sèche et grille,Montre sa tête et sort, ainsi que la morille ! SCÈNE X. Les mêmes, Fleur-de-sauge, apportant une amphore. FLEUR-DE-SAUGE. Tenez, voilà pour vous... Ouf ! Comme c'est pesant ! LÉANDRE, égayé. Mignonne, reste ici, l'ilote est fort plaisant. L'ILOTE. Eh ! La charmante enfant, messagère de joie, D'où venez-vous ? LÉANDRE. Réponds. FLEUR-DE-SAUGE. C'est Chrêmes qui m'envoie. L'ILOTE, à part. Je comprends ; il l'envoie à l'école, elle aussi.Je vais leur faire un cours ! - Approchez ! FLEUR-DE-SAUGE. Me voici. L'ILOTE. Et tâchons d'écouter... FLEUR-DE-SAUGE. Oh ! Je suis tout oreilles... L'ILOTE. Ces deux amphores soeurs ont l'air quasi pareilles, Et vous croyez, enfants, que dans leur vaste coeurComme un sang généreux bout la même liqueur ;Il n'en est rien pourtant. D'ici, de la première,Belle et s'enveloppant de flamme et de lumièreAinsi que d'un manteau splendide et radieux, Soutien des pauvres gens et compagne des dieux,Reine partout, et dans Sparte seule exilée,La joie aux ailes d'or d'abord s'est envolée. Il fait sonner l'amphore du doigt.Vide ! LÉANDRE. On va maintenant passer à celle-ci ? L'ILOTE. Garde-toi d'en rien faire, ô jeune homme transi ! Car si l'une contint la gaîté, la secondeCache le roi des dieux dedans sa panse ronde,Et si vous y touchiez, enivré de grand jour,De là, de ce goulot s'envolerait l'amour! FLEUR-DE-SAUGE. L'amour ? LÉANDRE. L'amour ? FLEUR-DE-SAUGE. Il faut y goûter. LÉANDRE. Non, je tremble ; Chrêmes se fâcherait. FLEUR-DE-SAUGE. Alors buvons ensemble :Chrêmes aura bien plus de peine à se fâcher,Contre deux. Respirant la coupe et buvant.On dirait le parfum du pêcher,Amer et doux ! LÉANDRE. Vraiment ? L'ILOTE, à part. Pour un couple modeste,Ils vont bien. FLEUR-DE-SAUGE. Tiens, Léandre, il faut boire le reste ! L'ILOTE. Mon coeur d'Athénien s'en réjouit pour eux. Passant au milieu d'eux.Eh bien ! Enfants, je crois que l'on est amoureux. LÉANDRE. Demande à Fleur-de-Sauge. FLEUR-DE-SAUGE. Interrogez Léandre. L'ILOTE, à part. Ils sont charmants avec leur air confus et tendre ;Et cependant je dois, ilote à double fin, Leur faire détester l'amour comme le vin.Dans ce cas, par Cypris, la méthode est fort claire,Et je vais leur montrer ce qu'il ne vaut pas faire. À Léandre, qui presse Fleur-de-Sauge.Recule-toi, jeune homme aux essors imprudents !Il ne faut pas jeter de regards trop ardents Sur cette blanche épaule adorable et polie ;Il ne faut pas non plus, sous peine de folie,Respirer de trop près le vent de ces cheveux,Parfum plus enivrant que celui du vin vieux,Ni, découvrant le sein qu'un fin tissu protège, T'abîmer, éperdu, dans ces amas de neige...La neige a son vertige! LÉANDRE. Ô vertige charmant ! L'ILOTE, le repoussant. L'oeil d'un ilote seul le brave impunément...Il ne faut pas, du pur désir passant aux actes,Prendre dé ce beau corps les mesures exactes, En l'entourant d'un bras impudemment jeté...Ainsi que je le fais, moi, satyre éhonté...Ni, blessé par Éros et brûlé de ses fièvres,Sur un cou qui se ploie ainsi poser les lèvres ! Il embrasse Fleur-de-Sauge. FLEUR-DE-SAUGE, avec un petit cri. Ah ! LÉANDRE. Dieux !! L'ILOTE, gravement. J'ai dit. LÉANDRE, fâché. Oui, dit... et fait. L'ILOTE. Il le fallait, Afin que mon cours fût saisissant et complet ! LÉANDRE, embrassant Fleur-de-Sauge. Il l'est ! FLEUR-DE-SAUGE, affirmative. Il l'est ! SCÈNE XI. Les mêmes, Chrêmes. CHRÊMES, apportant une nouvelle amphore. Eh bien ! Ça marche-t-il ? LÉANDRE, un peu exalté. Oui, certes !Grâce à ces pots scellés de poix antique et verte,Grâce à Lycurgue... Montrant l'ilote, qui salue modestement.Et grâce à cet homme divin,Je hais déjà la joie et l'amour, fils du vin ! CHRÊMES, inquiet. Bah ! L'ILOTE. Ce n'est pas assez ! Il faut haïr encoreTout ce qui charme Athènes et ce que Sparte ignore,Tout ce qu'un peuple ardent, né sous les oliviers,Voit naître et glorifie, et, partout enviés,Les arts triomphateurs, les beaux vers, les statues, L'immortelle Vénus, les Grâces peu vêtues,La danse ionienne et les douces chansons ! CHRÊMES, à part. Ouais ! L'étrange discours ! Il me vient des soupçons ;Cachons-nous ! Il se cache derrière le piédestal de Lycurgue. LÉANDRE. Les chansons ? FLEUR-DE-SAUGE. Et la danse, Léandre ! L'ILOTE. Haïssez-les ! FLEUR-DE-SAUGE. Haïr... sans savoir, sans comprendre ? Dansons d'abord. LÉANDRE. Dansons ! L'ILOTE, à part. Bah ! Chrêmes n'est plus là.Vous le voulez ? TOUS DEUX. Oh ! Oui ! L'ILOTE. Soit, j'aime mieux cela ! CHRÊMES, à part. Hein ? LÉANDRE. Dût ce vieux Lycurgue en faire la culbute,Dansons ! FLEUR-DE-SAUGE. Dansons ! L'ILOTE. Enfants, décrochez-moi ma flûte. Fleur-de-Sauge et Léandre apportent une flûte à l'ilote, qui s'assied sur le bord de la terrasse. CHRÊMES, caché. Qu'est-ce que tout ceci ? Je crois, en vérité, Que tes édits, Lycurgue, ont leur mauvais côté ! L'ILOTE, après un prélude. En avant, et partez ensemble ! CHRÊMES, à part. Quelle audace ! FLEUR-DE-SAUGE. En avant ! LÉANDRE. En avant ! L'ilote joue sur la flûte. Léandre et Fleur-de-Sauge s'apprêtent à danser. CHRÊMES, les bras au ciel, à part. [Note : Cordace : Terme d'antiquité. Sorte de danse inconvenante qui n'était dansée que par des gens ivres ou grossiers. [L]]Quoi ! Danser la cordace ! FLEUR-DE-SAUGE. Allons, Léandre ! LÉANDRE. Soit ! Car, je ne sais comment,C'est ce qu'on m'interdit qui me paraît charmant. Danse. Sur la dernière mesure, Chrêmes se précipite, un bâton à la main. CHRÊMES. Gueux ! Brigand ! Assassin ! L'ILOTE. Eh ! Dieux ! Est-ce ma faute ?Quelqu'un fut plus puissant que nous deux, mon cher hôte ! CHRÊMES. Je te ferai périr, bavard, sous le bâton ! L'ILOTE. [Note : Gnathon : mot grec signifiant machoire. Personnage des Caractères de la Bruyère goinfre et glouton.]Je croîs qu'on a manqué de respect à Gnathon ! CHRÊMES. Tu mourras ! L'ILOTE. Si jamais le sort veut que je meure, Que ce soit en avril, lorsque la vigne pleure,Pour que j'aie un bonheur du moins : être pleuréPar qui j'aime ! CHRÊMES. Ah ! L'infâme ! Ah ! L'ilote exécré !Accourez, les amis, je veux faire un exemple !Il faut un châtiment, mais quelque chose d'ample... Emparez-vous de lui ! L'ILOTE. Gardez de faire un pas !Je ne suis point qui vous croyez... CHRÊMES. Quoi ! Tu n'es pas... L'ILOTE, d'un air inspiré. Je suis... un dieu peut-être... ou Bacchus ou Silène,Car l'Olympe parfois émigré vers la plaine...Et l'on a vu ces dieux, de vos plaisirs jaloux, S'aventurer sur terre... Terreur religieuse de la foule.Eh bien ! Non... Entre nous,Je ne suis qu'un héros... de l'ordre domestique. CHRÊMES, indigné. Domestique ! L'ILOTE. Je suis un homme politique !Valet d'Alcibiade autrefois... aujourd'huiSon compagnon d'exil, et sacré comme lui. CHRÊMES. Viens, Léandre, viens-t'en ! LÉANDRE. Ô mon oncle, de grâce,Puisqu'il nous quitte, par vos genoux que j'embrasse,Par Bacchus, par Vénus, par Fleur-de-Sauge... CHRÊMES. Quoi ? LÉANDRE. Laissez-moi, mon cher oncle, être ilote... CHRÊMES. Qui ? Roi !Un Spartiate !!! LÉANDRE. Oui-dà ! Ma mère était d'Athènes ! L'ILOTE, à Chrêmes. En ce cas-là, brave homme, et puisque dans ses veinesCoule l'amour des arts ingénieux et fins,De la charmante Fleur-de-Sauge et des bons vins,Je lui lègue ma robe... CHRÊMES. A Léandre ! L'ILOTE, à Léandre. Avec elle,[Note : Séquelle : Terme familier de mépris. Certain nombre de gens qui suivent quelqu'un, attachés aux intérêts de quelqu'un ou d'un parti. [L]]Malgré les magistrats et leur noire séquelle, Tu pourras, au milieu de la triste cité,Aimer, chanter et rire en toute liberté ! CHRÊMES, se laissant tomber sur un siège, la tête dans tes mains. Lycurgue ! Qu'en dis-tu ? Quelle erreur fut la mienne ![Note : Lacédémonien(ne) : de Lacédémone, autre nom de Sparte.]Ô l'éducation lacédémonienne ! L'ILOTE, lui frappant sur l'épaule. Proscrire le bon vin ! Mais si vous le vouliez, Il fallait démolir et cuves et celliers;Il fallait, brandissant la hache des batailles,Pratiquer aux flancs noirs des outres mille entailles ;Il fallait, sans pitié, sur les coteaux sacrés,Faire couler le sang des grands crus massacrés ; Il fallait en tous lieux, rugissants et farouches,Disperser les raisins, déraciner les souches,Et rayer Bacchus du nombre des dieux vivants !Puis interdire à l'air, puis interdire aux vents,D'apporter par-dessus les grandes mers lointaines Le bruit que font là-bas les cabarets d'Athènes !Car, ô grand Lycurgue, ô législateur têtu !Dussent tes cheveux courts sur ton crâne pointuS'en hérisser d'horreur, il faut que tu le saches :Malgré tes durs soldats et leurs fortes moustaches, Et leur front bas et lourd, où notre vert laurier,Quoique volé d'hier, a l'air de s'ennuyer ;Malgré tes chefs, malgré leur facile victoire,Tu n'empêcheras pas les braves gens de boire ;Et tant que le raisin quelque part mûrira, Que luira le soleil et que Gnathon boira,La Grèce qui nous voit, la Grèce pourra dire :Non, Sparte n'a su vaincre Athènes, ni le rire !Bonsoir ! Fausse sortie. LÉANDRE, courant après lui. Reste, demain on te pardonnera. FLEUR-DE-SAUGE. Vous serez du festin lorsqu'on nous mariera... LÉANDRE. Et tu te marieras à ton tour. L'ILOTE. Pas si bête !Merci, Léandre ! Et toi, blonde et mutine tête,Merci. Le jour décroît. Déjà, le ciel plus noirM'avertit de rentrer dans la ville. À revoir!J'ai satisfait un jour mon humeur vagabond e; Pourtant ce serait doux : borne, ici le monde,Dans cette ferme blanche, à l'abri des hiversIncléments, près de vous qui m'êtes déjà chers,Mes élèves !... Et même auprès de ce bonhomme,Plus bête que méchant, et coeur honnête en somme. À quoi bon y penser ?... Et puis je ne suis pasAussi gai que cela tous les jours. Souvent lasEt bourru, s'attardant en de songeuses poses,L'ilote d'aujourd'hui, découronné de roses,Laisse voir un mortel fort triste, tout pareil Aux autres, et comme eux amer à son réveil.Adieu donc ! Il serre la main à Léandre et à Fleur-de-Sauge et, moitié attendri, moitié souriant, enjambe ta terrasse. CHRÊMES, relevant la tête. Tu t'en vas ? LÉANDRE. Tout de bon ! CHRÊMES. Pas encore... Un moment de silence. Puis Chrêmes se lève lentement et, comme par un mouvement machinal, va prendre une coupe sur ta table.Viens... Il reste du vin au fond de cette amphore ! L'ILOTE. Allons donc ! Ramenant Chrêmes sur le devant de ta scène.Entre nous, vous êtes bien longtempsDemeuré dans la cave... CHRÊMES. Eh ! Gnathon, je t'entends. Je choisissais parmi les meilleures années. L'ILOTE. En goûtant ? CHRÊMES. En goûtant. L'ILOTE. Minutes fortunées !Alors, convenez donc que vous aimez... CHRÊMES. Si peu... L'ILOTE. Ce que vous prétendez interdire au neveu ;Et que si l'on grattait en vous le Spartiate... CHRÊMES. Ne gratte pas trop fort... L'ILOTE. Cet oeil qui se dilate,Cette bouche, oui s'ouvre à l'odeur des pressoirs... CHRÊMES. Tais-toi, j'irai te voir là-bas, un de ces soirs ! Musique. L'ILOTE, porté en triomphe. Lycurgue, es-tu content ? CHRÊMES. À vrai dire, j'en doute. L'ILOTE. Allons ! Que les flambeaux éclairent notre route. ==================================================