******************************************************** DC.Title = LA STATUE, COMÉDIE DC.Author = MONTALEMBERT, Marc René de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:47. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MONTALEMBERT_STATUE.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k85893v?rk=42918;4 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA STATUE EN DEUX ACTES, EN PROSE, MÊLÉE D'ARIETTES Musique de M. DE CAMBINI. Représentée, pour la première fois, sur le Théâtre de l'Hôtel de Montalembert, au mois d'Août 1784. 1786 Par M. le Marquis DE MONTALEMBERT, Maréchal des Camps et Armées du Roi. PERSONNAGES. LA COMTESSE DE VIRÉ, veuve, Madame_la_Baronne de âgée de vingt-deux ans. Montalembert. LE MARQUIS DE SÉRY, militaire de qualité, âgé de vingt-cinq ans. M. le Vicomte de Podenas. cinq ans. JULIE, nièce de la Comtesse, de âgée de dix-huit ans. Madame la Marquise Montalembert. LE CHEVALIER DELINCOUR, âgé de vingt ans. LE BARON DE TORSIN, ami du Marquis, homme fait , } M. de Lagrange. âgé de trente-cinq ans. M. le Chevalier d'Alfafe. MARTIN, Jardinier du Marquis, âgé de soixante ans environ. M. le Marquis de Bièvre. La Scène est à Passy, dans les jardins d'une maison du Marquis, La maison est supposée placée du côté du Roi. ACTE I Le Théâtre représente un jardin au fond duquel on voit un bosquet avec des treillages qui l'environnent, une porte fermée dans le milieu : les feuillages font assez épais pour qu'on ne puisse rien voir de l'intérieur du bosquet. SCÈNE PREMIÈRE. Julie, Le Chevalier. LE CHEVALIER. Quoi ! Vous ne voulez pas, belle Julie, que je sois un seul instant avec vous ? La contrainte est trop cruelle ! JULIE. Non, Monsieur, ce sont nos conventions. Quand ma tante et moi avons consenti à vous, présenter dans cette maison, vous avez promis que vous paraîtriez ici uniquement occupé d'elle. LE CHEVALIER. D'accord ; mais si les sentiments que j'ai pour vous m'étaient inspirés réellement par la Comtesse de Viré, ne pourrais-je donc vous entretenir quelquefois ? Il me semble que, pourvu que je sois plus souvent avec elle, on n'a rien à me reprocher. JULIE. Oh ! Je sais bien qu'à vous en croire, il y a des temps infinis que vous ne m'avez parlé. Vous connaissez toute la peine que j'ai à vous dire de vous observer davantage ; et vous en abusez un peu. LE CHEVALIER. Ah ! Si vous en aviez autant que j'en ressens vous seriez plus indulgente. ARIETTE. LE CHEVALIER. Quand on aime bien tendrement,Reproche-t-on Sans cesseÀ son amantQu'il nous entretient trop souventDe sa tendresse ? JULIE. Mais quand on a des sentimentsDictés par la délicatesse,Tous les instants,L'on s'observe, l'on est fidèle à sa promesse. DUO. JULIE. Vous ne pouvez me plaire, Si vous ne cachez votre ardeur Le secret nous est nécessaire. Ne connaissez-vous pas mon coeur ? LE CHEVALIER. Ah ! Je devrais vous plaire ;En vous parlant de mon ardeur Si le secret est nécessaire,Du moins rassurez donc mon coeur. JULIE. Non, vous ne sauriez douter que je vous aime. Aurais-je sollicité ma tante, comme je l'ai fait, pour obtenir son consentement à notre union, si vous n'aviez toute ma tendresse ? LE CHEVALIER. Hélas ! Je le crois : mais cette contrainte où je vis près de vous m'est insupportable. Combien donc cet état cruel doit-il durer ? JULIE. Tant que la Comtesse le jugera nécessaire : vous savez combien je la chéris. Cette femme est charmante ; quoiqu'elle n'ait que quelques années plus que moi, j'en dépends depuis la mort de ma mère, et elle vit avec moi, vous le voyez, comme une soeur tendrement aimée. Dans quelle situation elle se trouve ! LE CHEVALIER. Oh ! Elle est cruelle, j'en conviens. JULIE. Près de perdre un amant qu'elle adore ! Cela me fait bien de la peine. Elle dit qu'il faut exciter sa jalousie, pour découvrir ses véritables sentiments. C'est sur vous qu'elle compte, parce qu'elle compte sur moi : ce serait nous affliger toutes deux que de ne pas vous y prêter, mon cher Chevalier ; c'est moi qui vous en prie. LE CHEVALIER. Ah ! Vous le savez, combien vous avez d'empire sur moi ! Et puis n'est-elle pas mon amie aussi ? Si je ne vous adorais pas, ce serait la femme du monde que j'aimerais davantage : mais je n'entends pas encore comment elle est venue ici chez la mère de ce Marquis, sans l'avoir épousé, puisque tout était d'accord entre eux, et qu'ils s'aimaient autant. JULIE. Vous m'en demandez beaucoup. Je ne sais si je pourrai vous le faire mieux comprendre. La Comtesse de Viré, élevée en Béarn auprès de son père, perdit son mari, qui fut tué à l'armée, il y a deux ans, comme vous le savez : le Marquis de Séry vint dans la Province l'hiver dernier ; il fut bientôt amoureux de la Comtesse, qui prit tout autant de goût pour lui : ils allaient se marier lorsqu'elle apprit qu'un procès considérable qu'elle a, était près de se juger à Paris. LE CHEVALIER. Ah ! Voilà donc le sujet de fon voyage ? JULIE. Précisément. Elle accepta la proposition que lui fit le Marquis de venir s'établir ici dans sa maison à Passy. Depuis quatre mois que nous y sommes, que de chagrins nous y ont accablés ! Car je partage entièrement ceux d'une tante que j'aime comme moi-même. LE CHEVALIER. Mais comment le Marquis a-t-il pu changer si subitement ? JULIE. Je ne saurais le comprendre non plus. Ah ! C'est bien mal : cela ne serait peut-être pas arrivé s'il eût continué à être toujours avec la Comtesse. LE CHEVALIER. Eh ! Cela se peut-il dans ce pays-ci ? Quelle mauvaise raison ! JULIE. Vous la trouvez donc bien mauvaise ? LE CHEVALIER. Oh ! Très mauvaise : je serais dix ans sans vous voir, que je vous aimerais tout de même. JULIE. Oui, sûrement ? LE CHEVALIER. Oui, je le jure. ARIETTE.Plein de l'objet de ma tendresse,Je la vois partout où je suis.Loin de ma charmante maîtresse, Son souvenir peut seul dissiper mes ennuis.Dans la plus brillante assemblée,Dans un spectacle, dans un bal,Mon âme, de vous occupée,Ne peut jamais trouver rien qui vous soit égal. Plein de l'objet, etc. JULIE. Vous me charmez. Mais le Marquis apparemment ne vous ressemble pas. La Comtesse, obligée de voir ici des parents qui y font en grand nombre, a plu à tout le monde. Ce n'a été tous les jours qu'invitations nouvelles; des promenades, des soupers, des concerts lui ont été offerts de toutes parts : cette vie n'est point de son goût. LE CHEVALIER. Oh ! Pour cela, non ; j'en suis bien témoin. JULIE. On dit qu'il faut se faire des amis pour gagner un procès : le Marquis a été le premier à l'y engager. LE CHEVALIER. Il avait peut être ses raisons. JULIE. Peut-être ; car la Comtesse n'a pas tardé à s'apercevoir que les intérêts de son coeur n'y gagnaient pas. LE CHEVALIER. Quoi ! Sur le champ le Marquis n'a plus été le même pour elle ? JULIE. Non pas subitement : il a mis même de l'adresse pour qu'il n'y parût pas ; mais chaque jour il est devenu plus froid, plus réservé. Un certain air d'embarras, d'inquiétude, et de peine s'est peint sur son visage... Tenez, la Comtesse avait déjà ses alarmes, lorsque j'ai commencé à vous connaître. LE CHEVALIER. Déjà ? Mais il y avait si peu de temps que vous étiez arrivées ? JULIE. N'importe, ce peu de temps avait suffi pour que le Marquis eût repris l'habitude des sociétés qu'il avait avant son voyage en Béarn ; c'est là qu'il a retrouvé une Vicomtesse d'Orvigny, fort son amie, à ce qu'on prétend. Il avait assuré qu'il ne la reverrait plus ; cependant nous savons qu'il va souper dans des maisons où elle se trouve toujours : et ce qui l'y conduit est bien facile à deviner. LE CHEVALIER. Quelle étrange histoire ! JULIE. Oh ! Des plus fâcheuses ; et c'est le motif du rôle que la Comtesse vous a prié de jouer auprès d'elle. LE CHEVALIER. Allons... Soit, puisque vous le voulez, et que la Comtesse le croit nécessaire. Il me semble pourtant que jusqu'à ce moment cette feinte ne lui a pas été fort utile. JULIE. Quand cela serait, pouvons-nous moins faire pour elle ? LE CHEVALIER. J'en conviens. Oui, je vous promets de nouveau de m'observer. JULIE. Séparons-nous donc. Allez trouver la Comtesse : je vais rester quelque temps ici, pour qu'on ne nous voIe pas rentrer ensemble. Le Chevalier rentre du côté de la maison. SCÈNE II. JULIE, seule. ARIETTE.Que de peines pour les amants !Des soupçons, des incertitudes,Des pleurs, et des inquiétudesEmpoisonnent tous leurs moments. Que de peines pour les amans ! etc.Tandis que ces feuillagesSont habités par des êtres charmants,Qui sans cesse, dans leurs ramages,Expriment leurs ravissements ; Mon coeur aussi sensible,Lié d'une chaîne invisible,Sans éprouver mille tourments,Ne pourra, se livrer à de si doux penchants !Petits oiseaux, quel fort ! Qu'il est digne d'envie ! Eh ! que le nôtre est différent!Si quelquefois l'amour, ce Dieu puissant,Fait le bonheur de notre vie,Il en fait le malheur encore bien plus qouvent.Que de peines pour les amans ! etc. Mais j'aperçois le Marquis de Séry. Il rêve profondément, et ne me voit pas : évitons-le. Julie rentre du côté de la maison. SCÈNE III. LE MARQUIS DE SÉRY seul, venant des jardins du côté opposé. Non, je n'en puis douter : ce n'est pas seulement de l'indifférence ; elle est inconstante !... Elle ! La Comtesse de Viré... Cette femme dont la solidité du caractère semblait se trouver réunie aux grâces de l'esprit et aux charmes de la figure, qui m'avait tant de fois juré l'amour le plus tendre et le plus durable !... Deux mois de dissipation ; deux mois livrée à ce qu'on appelle les sociétés, ou plutôt à ce tourbillon du grand monde, ont suffi pour détruire un si beau naturel !... C'est une femme qui, dès ces premiers moments, a ressemblé à mille autres. ARIETTE.Que t'ai-je fait, amour, pour mériter ta haine ?Me punis-tu d'avoir suivi tes lois,Et d'avoir trop chéri ma chaîne ?Tu le fais, docile à ta voix,Je nourrissais la plus pure des flammes ; J'avais touché la plus belle des âmes !...Cruel ... pour prix de ma soumissionDe ma constance, de mon zèle,Tu rends mon amante infidèle !...Tu romps la plus douce union !... Que t'ai-je fait, amour, etc.C'en est fait ; renonçons à elle, ainsi qu'au genre humain : ma passion, cette cruelle passion que je ne puis vaincre, qui me déchire quand les contrariétés l'irritent, n'en éprouvera plus : elle régnera en paix dans mon coeur ; je la nourrirai de chimères ; mais du moins elles seront douces. Holà, quelqu'un. SCÈNE IV. Le Marquis, Un Domestique. LE DOMESTIQUE, venant du côté de la maison. Monsieur ? LE MARQUIS. Qu'on appelle mon jardinier. Le Domestique sort du côté opposé. SCÈNE V. LE MARQUIS seul continue. Du moins ne serai-je pas rebuté ; j'embellirai ces lieux au gré de mes désirs. Toujours verts, toujours émaillés de fleurs, les plus doux parfums, les plus vives couleurs environneront l'objet éternel de mon amour et de mes soins : je n'en sortirai plus. SCÈNE VI. Le Marquis, Martin, Jardinier, venant du côté des jardins. LE MARQUIS. Ah ! Martin, je vous ai fait venir pour vous dire que je veux que tous les orangers, lilas, jasmins, chevre-feuilles, et toutes les fleurs que je vous ai fait mettre en caisse ces jours-ci, soient placés tout à l'heure dans le bosquet. MARTIN. C'est le bosquet de la nouvelle statue dont Monsieur veut parler ? LE MARQUIS. Sans doute. MARTIN. Oh ! J'ai bien pensé, quand j'ai vu Monsieur faire préparer dans ses jardins tant de choses ; que ce serait pour placer dans ce bosquet-là. LE MARQUIS. Oui. Vous les placerez le long de ces gradins de gazon qui environnent la statue. MARTIN. Peste ! Qu'il sentira bon autour de cette gentille figure ! LE MARQUIS. Tu trouves donc cette statue belle, mon cher Martin ? MARTIN. Palsambleu, il faudrait être bien de mauvais goût, pour ne pas s'extasier en la voyant : elle est si blanche ! Elle a si bon air ! LE MARQUIS. Tu t'y connais, je le vois bien : mais surtout, mon cher Martin, que qui ce que soit n'entre dans ce bosquet. Tu as la porte de mes ferres chaudes qui y donne ?... Ce fera par-là que tu feras passer tout ce que tu dois y placer, et tu n'en confieras la clef à personne. MARTIN. Oh ! Monsieur, ne craignez rien. Je ne suis pas trop manchot, et fais un peu me retourner dans l'occasion. LE MARQUIS. Allons, voilà qui est bien ; dépêche ton ouvrage : secret et diligence, c'est ce que je te recommande. Qu'un de mes gens cherche le Baron de Torsin, et lui dise que je le prie de venir un moment ici : mais il est inutile, car je le vois qui se promène. Va à ton ouvrage. Martin sort du côté des jardins. SCÈNE VII. Le Marquis, Le Baron de Torsin entre du côté des jardins. LE MARQUIS. Mon cher Baron, voudriez-vous quitter un moment votre promenade solitaire ? J'ai à vous entretenir d'une matière qui m'intéreffe infiniment. LE BARON. Ce sera avec le plus grand plaisir. Je ne vous voyais pas ; mais je songeais à vous. LE MARQUIS. À moi ? LE BARON. Oui, à vous, et à tout ce qui se passe ici, dont je ressens une véritable peine. LE MARQUIS. Je m'en suis aperçu, sans en être étonné. Je connais votre amitié pour moi ; et si vous avez cru me voir des chagrins, vous les avez sûrement partagés. C'est sur quoi j'ai dessein de vous entretenir. LE BARON. Ah ! Parlez : si je pouvais vous être de quelque utilité, je serais l'homme du monde le plus heureux. LE MARQUIS. Je le crois. J'ai en effet, mon cher ami, des peines bien cruelles. Tout ce que j'aime au monde ne vit plus pour moi ; c'est pour un autre qu'elle respire : je voudrais être mort. LE BARON. Quoi, la Comtesse de Viré ? LE MARQUIS. Elle-même. Dès le premier moment de mon arrivée dans mes terres je fus frappé de tout ce qu'elle a de grâces et de charmes ; vous savez combien je fus heureux de la trouver sensible à mes sentiments ; il semblait que la nature nous eût formés l'un pour l'autre, et que nos destinées eussent été remplies au premier instant de notre connaissance. Six mois se font passés près d'elle dans cette mutuelle intelligence : nous nous regardions comme des êtres différents des autres êtres, et nous songions à nous unir pour toujours, lorsque le jugement prochain de ce grand procès la fit subitement partir pour Paris, avec cette nièce qui est ici. Je l'engageai à ne prendre d'autre habitation qu'avec ma mère dans cette maison, où elle serait à portée de solliciter ses juges. Elle l'accepta avec transport, et je partis, toujours heureux, puisque je partais avec elle pour habiter ici le même lieu. LE BARON. Tout semblait annoncer en effet, de la part de la Comtesse, le plus sincère attachement pour vous. LE MARQUIS. Point du tout. Depuis ce temps, ce n'est plus pour moi la même femme ; elle est entièrement livrée au grand monde et à la dissipation. LE BARON. Mais le grand monde est fait pour elle. Sa famille tient à des personnes considérables qu'elle doit voir. Elle est fêtée et recherchée ; vous n'en devez pas être étonné : elle s'y livre ; il le faut, puisque ce n'est qu'en faisant des connaissances qu'on acquiert des solliciteurs. LE MARQUIS. Mon Dieu, je sais tout cela : mais l'excès dans tout est condamnable, et les raisons les plus légitimes, quand on se tient dans de certaines bornes, ne sont plus que des prétextes, quand on les passe. LE BARON. Mais lui avez-vous fait connaître ses torts, si elle en a eu ? LE MARQUIS. Au contraire ; j'ai mis tous mes soins à paraître n'y faire aucune attention : me conviendrait?il de la gêner ? C'est son coeur qui doit la conduire, et non mes leçons. LE BARON. Cependant lorsqu'on croit avoir des reproches fondés à faire à quelqu'un qui nous est aussi cher, il faut bien s'en expliquer. LE MARQUIS. Les reproches ne ramènent point un coeur, ils ne font que l'aigrir. Le rôle d'un jaloux est le plus odieux des rôles. ARIETTE. LE BARON. Être jaloux, et sans sujet,C'est être ridicule ;Il est même des torts qu'il faut qu'on dissimule ?On se le doit ; chacun le fait. Mais montrer de l'indifférenceSur ce qui touche au sentiment ;Non, rien n'est plus piquant ;C'est une véritable offense. LE MARQUIS. Et si ce n'est pas tout ce que j'ai à lui reprocher ? Si elle est inconstante, à quoi serviront mes humeurs chagrines ? À me rendre encore plus insupportable. LE BARON. Comment à la Comtesse inconstante ? LE MARQUIS. Oui, Monsieur le Baron, oui ; la justifieriez vous de ce dernier trait ? LE BARON. Non, certainement ; et dans ce cas elle est très coupable. Vous savez donc à qui elle vous préfère ? LE MARQUIS. Assurément. LE BARON. Et c'est ? LE MARQUIS. Le Chevalier de Lincour. LE BARON. Celui que je vois toujours ici ? LE MARQUIS. Lui-même. À peine avons-nous eu soupé dans deux ou trois maisons ensemble, qu'elle l'a amené ici et présenté à ma mère, sans savoir si ce beau Monsieur me convient ou non. LE BARON. Mais j'ai peine à croire qu'elle ait pu se prendre subitement de goût pour une connaissance aussi nouvelle. LE MARQUIS. Tant qu'il vous plaira, Monsieur le Baron ; mais cette nouvelle connaissance ne la quitte plus. Vous l'expliquerez comme vous voudrez ; quant à moi, je n'y suis point embarrassé. LE BARON. Ne serait-ce point plutôt à Julie qu'il serait attaché ? LE MARQUIS. Attaché à Julie ! Et il ne parle qu'à la Comtesse. Vous avez des idées qui sont à vous tout seul. LE BARON. Vous vous fâcherez si vous voulez ; mais je ne vois rien de clair dans cette inconstance prétendue. LE MARQUIS. Oh ! Moi, je n'y vois que trop. Tout me confirme de plus en plus chaque jour dans mes premières, idées. N'a-t-elle pas déjà parlé de prendre une maison à Paris, prétendant être trop éloignée de ses affaires ? Ah ! Ce font des résolutions bien décidément prises dans son esprit et dans son coeur. LE BARON. Mais c'est sur quoi il faut que vous la fassiez expliquer. LE MARQUIS. Moi, des explications ? Vous voudriez que je me fiffe dire en face ce qu'on s'étudie à me faire entendre de toute manière ? Non, non, il n'en sera rien. Partez, Madame la Comtesse ; j'en serai charmé. Le moment de votre départ fera celui de mon bonheur. Je le trouverai dans ce lieu même, ou du moins la tranquillité ; je suis résolu de n'en sortir de ma vie. Vous seul, mon cher Baron, y serez reçu ; car je vous rends trop de justice pour croire que vous m'abandonniez. LE BARON. Oh ! Comptez sur moi pour la vie ; mais je ne puis vous cacher que ce projet me paraît insensé. LE MARQUIS. Je conviens que les idées que j'ai sur la vie que je me propose de mener dans ce séjour, peuvent être regardées comme extraordinaires ; mais étant les seules consolations dont mes peines soient susceptibles, j'espère que vous me les pardonnerez. Je ne puis vous en dire davantage pour le moment, étant obligé d'aller voir si des ordres que j'ai donnés pour mes jardins s'exécutent. Nous reprendrons bientôt cette même conversation. LE BARON. Mais je vais vous y suivre. LE MARQUIS. Non, restez. La Comtesse, que j'aperçois, vient de ce côté : il convient que nous n'ayons pas l'air de l'éviter tous deux. Le Marquis sort du côté des jardins. SCÈNE VIII. La Comtesse, Le Baron. LA COMTESSE, venant du côté de la maison. Le Marquis de Séry vous quitte bien précipitamment, Monsieur, et vous aviez ensemble une conversation qui m'a paru bien animée ? Je suis étonnée qu'elle ait fini si brusquement. Serait ce moi qu'il évite ? Vous savez sûrement ce qui en est : vous êtes son confident intime. LE BARON. Je me flatte en effet, Madame, d'avoir quelque part dans sa confiance. L'ancienne amitié qui nous lie, est un titre sacré pour quelqu'un qui pense comme lui. LA COMTESSE. Vous comptez beaucoup, à ce qu'il me paraît, sur la constance de ses sentiments ; mais ce n'est pas chose rare de les voir changer parmi ses pareils. LE BARON. Ceux qui lui ressemblent, Madame, ne changent point sans de justes raisons. LA COMTESSE. Oh ! Oh ! Monsieur, vous prônez la chose au tragique. Je crois plus que personne qu'il a toujours d'excellentes raisons de faire tout ce qu'il fait. LE BARON. Si vous lui rendez justice, vous devez penser ainsi, Madame. LA COMTESSE. Il va cette après-dînée à Paris sans doute ? LE BARON. Je ne crois pas. Il m'a quitté pour aller donner des ordres dans ses jardins. LA COMTESSE. Ah ! Oui ; il a fort à coeur d'orner ce bosquet si bien fermé. Il l'occupe beaucoup depuis quelque temps ; et tout ce qu'il y fait n'est pas un secret pour vous. LE BARON. Vous vous trompez, Madame. J'ignore la manière dont il se propose d'orner cette partie de son jardin : nos entretiens roulent sur des sujets plus importants. SCÈNE IX. Les précédents, Julie venant du côté de la maison. JULIE. Ma tante, Monsieur le Chevalier de Lincour, qui vous a vue de loin causer avec Monsieur, craint que vous ne soyez en affaire. Il demande si dans quelques moments il pourrait vous parler. LA COMTESSE. Il se peut dès l'instant, s'il le veut , ma nièce. D'un ton ironique.Monsieur le Baron n'a sûrement rien de particulier à me dire. JULIE. J'y cours. Elle rentre du même côté. SCÈNE X. LA COMTESSE, LE BARON. LE BARON. Il est vrai, Madame ; mais comme il pourrait être que Monsieur le Chevalier ne fut pas dans le même cas, je n'abuserai point de vos bontés, et je vais finir quelques lettres commencées qui pressent. LA COMTESSE. Vous ferez fort bien : le Chevalier a sûrement des affaires très importantes à traiter avec moi. Je lui ai donné le département des spectacles, des soupers, des concerts, des bals qu'on me propose. Il doit travailler ce soir avec moi ; ma nièce est la feule personne qui soit de temps en temps admise à ce travail. Je la forme, comme vous voyez. LE BARON. Elle ne peut, Madame, être en de meilleures mains, et je serais bien fâché de retarder une instruction aussi utile. Serons-nous assez heureux pour vous voir ici toute la journée ? LA COMTESSE. C'est ce que je ne saurais dire. Mon travail avec le Chevalier en va décider. LE BARON. Je vous laisse donc, Madame. Le Baron rentre du côté de la maison. SCÈNE XI. LA COMTESSE, seule, le regardant jusqu'à ce qu'il soit rentré. Que j'ai eu de peine a me contenir ! Cet homme, intime du Marquis de Séry, fait toute fa perfidie ; il est sûrement le confident de son intrigue avec la Vicomtesse Dorvigny. Avec quel froid il m'a parlé ! Mon infortune est certaine... Que je hais cette femme !... Que je suis malheureuse !... Elle m'a enlevé le coeur du Marquis ; j'en mourrai, ARIETTE.Me livrant à l'indifférence, Je pourrai retrouver le repos de mes jours :Pourquoi ne pas mépriser Son offense,Et l'abandonner pour toujours ? Fin.Mais que dis-je ?... Où m'emporte un aveugle transport ?L'abandonner... Et si son coeur fidèle Ne brûle point d'une flamme nouvelle,Que deviendrais je alors, et quel serait mon sort ?Me livrant, etc.Que cette incertitude est cruelle ! Il faut absolument que j'en forte. Ce n'est qu'en excitant sa jalousie que je puis connaître ses sentiments. Continuons de faire jouer près de moi au Chevalier son rôle d'amant bien reçu. Si le Marquis peut y être insensible, il ne m'aime plus ; alors dans ce jour même je quitte cette odieuse maison. Que fais-je si le Baron n'a pas voulu me faire entendre qu'on serait bien aise que j'en fusse déjà partie, quand il m'a demandé si je resterais toute la journée ici ?... Cette idée me glace le sang !... Écrivons tout à l'heure à ma tendre amie la Marquise de Clari, qu'une affaire très importante m'obligera peut-être à aller dès ce soir à Paris, que je la prie de me recevoir. SCÈNE XII. La Comtesse, Julie, Le Chevalier venant du côté de la maison. LE CHEVALIER. Madame, je viens de recevoir... LA COMTESSE. Mes amis , vous me voyez fort troublée. Je suis obligée de faire partir tout à l'heure une lettre pour Paris. Je reviens dans le moment. JULIE. Puis-je vous être utile, ma chère tante ? LA COMTESSE. Non, ma chère Julie, demeurez. Elle rentre du côté de la maison. SCÈNE XIII. Julie, Le Chevalier. JULIE. Sortir me fait de peine ! Ah ! Chevalier, c'est l'amour qui la rend malheureuse : je tremble... ARIETTE. LE CHEVALIER. Rassurez-vous, belle Julie.Vous fîtes naître mon amour ; Et ce seul instant de ma vieEn a décidé sans retour. JULIE. Non, je ne puis cesser de craindre.On dit les hommes inconstants ;Ils ne se font qu'un jeu de feindre : Les plus tendres sentiments. LE CHEVALIER, répète. Ah, rassurez-vous, ma Julie. JULIE. Eh bien, oui, je vous crois sincère ;Je crois régner fur votre coeur ;Et j'espère, pour mon bonheur, Que je vous ferai toujours chère. ENSEMBLE.Livrons-nous donc à la tendresse,Et brûlons des mêmes ardeurs.Cette éternelle et douce ivresseFait le charme des jeunes coeurs. SCÈNE XIV. La Comtesse, Julie, Le Chevalier venant du côte de la maison. LA COMTESSE. Nous partons peut-être ce soir, ma chère Julie, et si je pars, c'est pour ne plus revenir. Allez disposer tout, et attendez-moi dans mon appartement : je vous y instruirai de ce que vous aurez à faire. JULIE. Est-ce qu'il vous est survenu quelque nouveau chagrin ? LA COMTESSE. Non. Mais il faut que mon sort soit décidé dans la journée. Allez, et laissez-moi avec le Chevalier. Julie rentre du côté de la maison. SCÈNE XV. La Comtesse, Le Chevalier. LE CHEVALIER. Qu'ordonnez, Madame ? LA COMTESSE. De continuer votre rôle auprès de moi ; notre feinte réussit. Le Baron nous croit fort unis ; et s'il le croit, son ami n'en doute pas davantage : qu'on ne vous voie point de la journée parler à Julie. LE CHEVALIER. Vous savez si j'ai fidèlement observé ce que vous m'avez prescrit ? LA COMTESSE. Je n'ai sans doute qu'à me louer de vous ; aussi j'espère qu'avant peu je saurai vous en récompenser, terminant votre union avec ma nièce. Passons de ce côté du jardin, où je suis bien aise qu'on nous voie ensemble, et je vous apprendrai plus en détail les arrangements qui vous regardent. J'aperçois le Marquis avec son ami et confident qui se promènent ; je les saluerai, en passant, avec beaucoup de froideur, et nous continuerons notre promenade. Le Marquis et le Baron paraissent, et entrent par la dernière coulisse, du côte de la maison ; ils se parlent, s'arrêtent un moment, et ne commencent à s'avancer lentement que lorsque la Comtesse se met en mouvement pour en sortir de l'autre côté avec le Chevalier. LE CHEVALIER. J'aurai l'honneur de vous suivre, Madame. Ils se saluent mutuellement ; et le Marquis avec le Baron s'avancent. SCÈNE XVI. Le Marquis, Le Baron. LE MARQUIS. Vous voyez que la Comtesse n'y fait pas beaucoup de façon : elle s'en va avec le Chevalier ; à peine a-t-elle daigné nous saluer. LE BARON. J'avoue que sa conduite est singulière ; mais, je vous l'ai dit, elle m'a paru, dans la conversation que j'ai eue avec elle, plutôt piquée contre vous qu'indifférente. Elle vous croit inconstant : si elle l'était autant que aa conduite l'annonce, pourquoi m'aurait-elle marqué de l'humeur en qualité de votre confident ? LE MARQUIS. Feinte que tout cela. Ne voyez-vous pas qu'elleccherche un prétexte de rompre tout à fait, et qu'elle ne peut y réussir qu'en jouant la fâchée, qu'en me supposant des infidélités ? Pur manège de coquette : je n'en suis point la dupe. LE BARON. Et moi, je ne puis penser comme vous. Pourquoi croire infidèle une femme qui peut encore vous aimer sincèrement ? Suivez mes avis, ne précipitez rien. LE MARQUIS. Quoi que vous puissiez me dire, un intérêt bien différent m'éclaire plus que vous ne pouvez l'être. Je ne suis plus aimé ; et certain de mon malheur, il ne me reste qu'à m'occuper des adoucissements dont il est susceptible. Apprenez quels ils font. Je sais d'avance ce que vous aurez à m'objecter : je me suis dit cent fois ce que vous pourrez me dire : mais je me connais bien ; c'est la seule ressource qui me reste pour n'être pas entièrement livré au désespoir. Respectez mon état, il est digne de votre pitié, et non de votre censure. LE BARON. Parlez ; quoi qu'il en soit, comptez à jamais sur mes égards et ma discrétion. LE MARQUIS. Ce bosquet que vous voyez sera mon tombeau ; je n'en sortirai plus : une statue parfaitement ressemblante à la Comtesse en est la divinité. Une porte, donnant dans le bois de Boulogne, m'a fourni le moyen de l'introduire, sans être aperçue, dans ce lieu qui lui était destiné. Elle y est depuis deux jours, et je lui ai déjà offert plusieurs fois mes hommages. Venez, vous serez le seul qui y ferez admis... LE BARON, à part. Allons, ménageons sa douleur ; son état me pénètre. Le Marquis ouvre le bosquet ; on aperçoit une Statue habillée à la moderne, en habit blanc, un demi panier, telle que la Comtesse fera habillée sur le théâtre, et de la même taille que l'actrice qui jouera ce rôle. LE MARQUIS. Voyez, voyez-la : si elle n'a pas tous les charmes de l'original, du moins n'en a-t-elle aucun défaut. Elle fixe mes attentions : lorsque je lui parle , elle semble me répondre ; et cette douce image, en enivrant mes sens, calme mes douleurs ; elle y fait même succéder un certain plaisir. LE BARON. Mon cher Marquis, je connais l'excès de vos souffrances, par la nature du remède auquel vous êtes obligé de recourir : mais il faut vous distraire. Je ne vous laisserai point ici. DUO. LE MARQUIS. Non, laissez-moi seul en ces lieux :Près de cette image chérieJe serai bien moins malheureux.Ah ! Laissez-moi seul en ces lieux ;Oui, je veux y passer ma vie : Laissez-moi, laissez-moi, car enfin je le veux. LE BARON. Venez, venez, quittez ces lieux.Près de cette image chérieEn ferez-vous moins malheureux ?Venez, venez, quittez ces lieux. Mais c'est en vain que je l'en prie.Il ne faut pas l'aigrir ; son état est affreux. Le Baron, après ces mots, rentre du côté de la maison, et le Marquis s'enfonce dans le bosquet, dont les portes se referment sur lui. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. JULIE seule ; elle entre du côté de la maison. La Comtesse n'est point revenue à son appartement, comme elle me l'avait promis. J'ai tout fait préparer, suivant son intention, pour notre départ, et je suis inquiète. Serait-elle encore dans ces jardins ? Qu'elle est à plaindre ! J'en mourrais, si le Chevalier était capable d'une pareille inconstance. ARIETTE. Amour, tu connais bien mon coeur ; IL te destine un éternel hommage: Serait-il donc un jour en proie à la douleur De n'avoir aimé qu'un volage ? Non, non, c'est sans effroi / Que mon âme attendrie S'abandonne à ta foi, Cher maître de ma vie ; Eh ! Ne serais-tu pas malheureux comme moi ? Amour, tu connais bien, etc. SCÈNE II. Julie, Le Chevalier entre du côté des jardins. LE CHEVALIER. Par quel bonheur vous trouvé-je ici, ma chère Julie ? JULIE. Oh ! Je ne puis vous parler : je vais rentrer. Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble. J'étais venue chercher la Comtesse ; où est-elle ? LE CHEVALIER. Je l'ai quittée depuis un quart d'heure ; elle a voulu rester seule près de ce bosquet. Elle ne peut tarder à venir : nous l'attendrons ici ensemble. JULIE. Oh ! Pour cela non ; je crains trop d'être vue avec vous. Adieu. LE CHEVALIER. Un instant donc ! DUO LE CHEVALIER. Ne me refusez pasCes doux moments que le hasard me donne. JULIE. Ne suivez point mes pas, Vous le devez, la Comtesse l'ordonne. LE CHEVALIER. Ces doux moments sont si rares, hélas !Ah ! Ne me les refusez pas. JULIE. Ils font rares, hélas !Et je ne les refuse pas. LE CHEVALIER. Restez un instant... JULIE. Voyez mon embarras. LE CHEVALIER. Un mot encore, un mot, de grâce ! JULIE. Que voulez-vous donc que je fasse ? LE CHEVALIER. Restez un seul petit moment. JULIE. Je ne le puis un seul instant. LE CHEVALIER. Ah ! Quelle gêne et quel tourment ! JULIE. Autant que vous je les ressens.Mais enfin il faut nous séparer : laissez-moi. Adieu, adieu, adieu. Elle rentre du côté de la maison. SCÈNE III. LE CHEVALIER, seul. Elle est bien pressée de me quitter ! Mais j'ai vu la peine qu'elle en ressent elle-même : les intérêts de la Comtesse lui font chers, et je l'en aime davantage; la voici. Dans quelle douleur elle est ! SCÈNE IV. La Comtesse, Le Chevalier. LA COMTESSE, revenant du côté des jardins. Ah ! Chevalier, je suis la plus malheureuse créature qui existe ! LE CHEVALIER. Que vous est-il donc arrivé ? LA COMTESSE. Je suis hors de moi ; je ne me connais plus. LE CHEVALIER. Qu'y a-t-il donc ? LA COMTESSE. Le Marquis n'est plus rien pour moi. LE CHEVALIER. Comment le savez-vous ? LA COMTESSE. Je l'ai perdu pour toujours. LE CHEVALIER. Mais encore, d'où le savez-vous ? Vous l'a-t-il déclaré ? LA COMTESSE. Non ; mais je viens d'en avoir une preuve aussi certaine. LE CHEVALIER. Comment ? LA COMTESSE. Vous m'avez laissée près du bosquet, très occupée à chercher quelque ouverture dans les feuillages, qui me permît d'en voir l'intérieur : je n'en ai point trouvé ; mais bientôt j'ai entendu qu'on y marchait, bientôt après des soupirs, et enfin des protestations de l'amour le plus tendre. C'était le Marquis, dont j'ai reconnu la voix. LE CHEVALIER. Le Marquis ? LA COMTESSE. Lui-même, il disait : « Charmant objet qui régnez sur mon âme, non, ce n'est point assez de dire que je vous aime : je vous adore. Vous recevrez sans cesse ici l'hommage de mon coeur. Je ne veux vivre que pour vous ; votre chère image fera mon éternelle félicité ». Ils se sont éloignés : je n'ai plus rien entendu. LE CHEVALIER. Que je suis touché de vos peines ! LA COMTESSE. Ah ! Je n'en doute point : ma résolution est prise. Allez sur le champ dire à ma nièce que c'est ce soir décidément que nous partons ; que tout soit prêt, et laissez-moi seule, j'en ai besoin. Le Chevalier rentre du côté de la maison. SCÈNE V. LA COMTESSE, seule. Il ne m'est plus possible d'en douter?.... ARIETTE. Oublions un amant volage, Indigne de mes sentiments, Et par des mépris éclatants Outrageons l'ingrat qui m'outrage. Mais... qui peut donc me retenir ?... : D'où vient que je frissonne ?... Ah !... j'ai peine à me soutenir... Ma raison m'abandonne... Je suis seule en ce monde... et ne tiens plus à rien !... C'est lui qui me trahit !... Cet amant que j'adore.... Cet amant, mon unique bien... Puis-je être ainsi trompée, et l'adorer encore ?... Je veux, et je ne puis,... Quel lâche égarement i Il est tout de mon coeur ; mon esprit le dément. Oublions un amant volage, etc, SCÈNE VI. LA COMTESSE, MARTIN, Jardinier, entre du côté de la maison. MARTIN. Monsieur le Marquis demande s'il peut avoir l'honneur en ce moment d'entretenir Madame la Comtesse. LA COMTESSE. Moi ? MARTIN. Vous-même, Madame. LA COMTESSE, après avoir rêvé un moment. Dites-lui que, s'il le veut, il en est bien le maître. MARTIN, à part, en s'en allant. Il faut que mon maître et Madame la Comtesse aient de bien gros chagrins. Je soupçonne d'avoir deviné l'enclouure. Il rentre du côté de la maison. SCÈNE VII. LA COMTESSE, seule. Ce désir de me parler me paraît bien étrange !... Encore de la dissimulation et de la fausseté sans doute : mais je serai aussi dissimulée que lui ; je serais trop humiliée s'il pouvait penser que je me crois abandonnée la première. Tâchons de lui persuader que je l'ai prévenu. Il fera bien adroit s'il démêle ce qui se passe au fond de mon coeur. SCÈNE VIII. LA COMTESSE, LE MARQUIS arrivant ducôté de la maison. LE MARQUIS. On dit dans la maison que Madame la Comtesse va ce soir à Paris pour plusieurs jours. LA COMTESSE. Rien n'est plus vrai, Monsieur le Marquis, mes affaires l'exigent. LE MARQUIS. Et serons-nous privés longtemps de sa présence ici ? LA COMTESSE. Je ne le fais pas moi-même. Je ne puis, à cette grande distance, solliciter mes juges aussi souvent qu'il serait nécessaire. LE MARQUIS. Je comprends bien, Madame, que des affaires aussi intéressantes ne peuvent être suivies trop exactement. Il y faut employer les jours, et les nuits même, suivant les circonstances. LA COMTESSE. Vous n'êtes pas dans cet embarras-là, Monsieur ; les vôtres font depuis longtemps toutes arrangées. LE MARQUIS. J'en conviens. Je dois cette heureuse situation aux soins que j'en ai pris précédemment. Je ne fais que recueillir aujourd'hui le fruit de mes peines. LA COMTESSE. Et ce sont des fruits bien doux pour vous ; on en doit juger ainsi à votre air de satisfaction et de tranquillité : mais sans en être au même terme, comptant arranger bientôt les miennes, j'anticipe sur le plaisir que j'en aurai, et j'ai le bon esprit d'en jouir d'avance. LE MARQUIS. Oh ! Vous savez déjà si bien à quoi vous en tenir, que vous pouvez en effet vous y livrer d'avance ; et quand même il devrait en être autrement par la suite, ce serait toujours de l'amusement. Que faut-il de plus ? LA COMTESSE. Je vous entends, Monsieur ; ne m'en dites pas davantage. Vous cherchez à me faire comprendre que vos dispositions sont changées à mon égard, en m'annonçant que vous avez mauvaise opinion de mes principes. LE MARQUIS. Oh ! Madame... LA COMTESSE. Croyez que je n'ignore point à qui je dois ce changement. Je sais tout ce qui se passe. LE MARQUIS. Et moi, Madame, je le vois : vous devez m'entendre. Vous voulez rompre avec moi ; c'est là votre grand motif. LA COMTESSE. Non, Monsieur, c'est ma présence ici qui vous gêne. Vous voulez que j'en forte : j'ai prévenu vos désirs. Je pars : les affaires importantes de vos bosquets ne demandent point de témoins. LE MARQUIS. Oh ! Pour cela non : et il n'est point en votre pouvoir d'y mettre obstacle. LA COMTESSE. Je le sais, Monsieur, je le sais. DUO. LA COMTESSE. Oui, c'est vous, qui me trahissez. bis.Quelle plus grande perfidie!... Bis.De ces lieux vous me banniffez 3Ne croyez pas que je l'oublie. LE MARQUIS. Non, c'est vous qui me trahissez. bis.Quelle plus grande perfidie !... bis.De ces lieux vous vous bannissez Ne croyez pas que je l'oublie, LA COMTESSE. Non, non, plus d'espérance.J'abhorre ma confiance...À mon funeste sort...Je préfère la mort. Oui, je pars ; et c'est fait pour ma vie.C'est vous, c'est vous qui m'abandonnez ;Ne croyez pas que je l'oublie.Oui, c'est vous qui me trahissez. LE MARQUIS. Quoi ! vous partez, c'en eft fait pour ma vie. De ces lieux vous vous bannissez ;Ne croyez pas que je l'oublie.Non, c'est vous qui me trahissez. LA COMTESSE. Quelle plus grande perfidie !... bis. À part.Quelle peine ! Quelle douleur ! LE MARQUIS. À part.Quel supplice pour mon coeur ! LA COMTESSE. Non, non, plus d'espérance,J'abhorre ma constance, À mon funeste sort Je préfère la mort. Oui, la mort, oui, la mort. SCÈNE IX. LE MARQUIS, seul. Elle part !... Oui, c'en est fait, et pour toujours. ARIETTE.Éclatez, mes transports.Les plus cruels soucis n'ont pour moi que des charmes.Non, je ferai de vains effortsPour cacher mes ennuis et retenir mes larmes. Fin.Éclatez, mes transports, Les plus cruels soucis n'ont pour moi que des charmes.À mes yeux les objets se présentent confus...Ils se ferment à la lumière...... -Quel trouble, hélas !... Je ne me connais plus.... Je perds donc pour toujours celle qui m'est fi chère !Éclatez, mes transports. etc. Jusqu'au mot fin. SCÈNE X. LE MARQUIS, LE BARON venant du côté de la maison. LE BARON. J'apprends, mon cher Marquis, que la Comtesse va partir dans l'instant. Ses chevaux sont mis : vous vous êtes entretenu avec elle ; avez-vous reçu de qa part l'aveu de son inconstance ? Dans quel état je vous trouve !... LE MARQUIS, sans faire attention à lui. Je ne puis soutenir ce coup. LE BARON. Une âme telle que la vôtre se laissera-t-elle accabler ? Écoutez-moi, répondez-moi... LE MARQUIS de même. Ô désespoir !... LE MARQUIS. Calmez-vous, c'est moi qui vous le demande. LE MARQUIS, parlant toujours à lui-même. Et je ne puis l'oublier, malgré tant de perfidie ! LE BARON. Pouvez-vous aimer un objet si peu digne de l'être ? LE MARQUIS en fureur, lui répond. Vous m'ôteriez plutôt la vie, que d'affAiblir tout l'amour dont je brûle... Le Marquis retombe dans ses rêveries. LE BARON, à part. Quelle douleur ! LE MARQUIS, revenant à lui un peu plus tranquille. Non, mon ami vous ne fauriez avoir d'idée de ce que je souffre... Il appuie une main sur l'épaule du Baron, et l'autre sur sa tête ; après un instant il continue.Venez, suivez moi ; venez, que je meure à vos yeux aux pieds de son image... Je ne puis la hair. Non, je sens, malgré moi, mon âme voler vers elle : un attrait plus puissant que tous mes efforts m'entraîne... Quelle secrète joie s'empare de moi ?... Quelle illusion... Ce n'est plus une ingrate que je vais retrouver ; c'est la candeur, c'est l'innocence : ah ! C'est la source de ma vie. Courons me jeter à ses pieds... Le Marquis ouvre le bosquet ; dans l'instant il aperçoit la Comtesse elle-même en la place de la Statue : Julie est assise à ses pieds sur un gazon, et le Chevalier à genoux, tenant une de ses mains, qu'il baise avec transport. Le Marquis, avec la plus grande vivacité, va au devant de la Comtesse qui descend vers lui, et ils disent ensemble. SCÈNE XI et dernière. Le Marquis, La Comtesse, Julie, Le Chevalier, Le Baron , Martin. LE MARQUIS. Que vois-je ? LA COMTESSE. Ah ! Dieux ! Elle descend, le Marquis va au-devant d'elle, lui donne la main avec transport. Ils s'avancent pour le Quinque. QUINQUE. LA COMTESSE, LE MARQUIS. Dans quelle erreur nous étions l'un et l'autre ! Aucun bonheur n'est comparable au nôtre. Livrons-nous aux plus doux transports ; Notre union ne fera plus troublée. Entre nous les plus doux accords Feront la chaîne fortunée De notre heureuse destinée. JULIE, LE CHEVALIER. Dans quelle erreur ils étaient l'un et l'autre : Aucun bonheur n'est comparable au nôtre.Livrons-nous aux plus doux transports ;Notre union ne fera plus troublée.Entre nous les plus doux accordsFeront la chaîne fortunée De notre heureuse destinée. LE BARON, au Marquis et à la Comtesse. Dans quelle erreur vous étiez l'un et l'autre,Aucun bonheur n'est comparable au vôtre.Livrez-vous aux plus doux transports ;Votre union ne sera plus troublée. Entre vous les plus doux accordsFeront la chaîne fortunée ?De votre heureuse destinée. LA COMTESSE. Vous me croyiez inconstante, je vous croyais infidèle : je partais, nous allions être malheureux ; ce bon homme ... Montrant Martin. ... nous a mieux connus que nous-mêmes. Il a vu notre erreur, et son zèle nous en tire. S'étant tenu sur mon passage avec ma nièce, il m'a offert d'entrer dans ce temple du mystère, et j'ai cessé d'être malheureuse. LE MARQUIS. Ah ! Que ne lui dois-je point ! Mon cher Martin, je proportionnerai la récompense au service. MARTIN. La plus grande que je puisse recevoir, c'est de voir mes chers maîtres éternellement heureux. LA COMTESSE. Embrasse-moi, ma chère Julie ; donne la main au Chevalier : c'est ainsi que j'entends payer sa complaisance. LE CHEVALIER. Ah, Madame ! JULIE. Que de grâces nous avons à vous rendre ! SEXTUOR. LA COMTESSE. En amour il faut bien s'entendre ;Il faut se dire à chaque instant Et ce qu'on pense et ce qu'on sent.De la franchise, une âme tendre,Et de généreux sentiments ;C'est l'éternel bonheur des fidèles amants... Fin. CHOEUR. En amour il faut bien s'entendre, etc... JULIE. Toute ma vie en servira d'exemple. LE CHEVALIER. Toute la mienne également ;Et nous élèverons au Dieu d'amour un temple... JULIE. Oui, mais ce ne fera que pour l'amour constant. CHOEUR. En amour il faut bien s'entendre. LA COMTESSE. Toujours je vous aimerai. LE MARQUIS. Toujours je vous chérirai. JULIE. Toujours je vous serai fidèle. LE CHEVALIER. Toujours pour vous je brûlerai,Et d'une ardeur toujours nouvelle. LE BARON. L'amour comble tous vos désirs. TOUS QUATRE ENSEMBLE. Ah ! De nos heureux jours il fera les plaisirs. LA COMTESSSE au Marquis, JULIE au Chevalier. Heureux en vous aimant, heureux de vous plaire, Vous serez pour ma vie à jamais nécessaire. LE MARQUIS à la Comtesse, LE CHEVALIER à Julie. Content de vous aimer, content de vous plaire,Vous serez pour ma vie à jamais nécessaire. MARTIN. Leur bonheur mutuel comblera mes désirs. CHOEUR. En amour il faut bien s'entendre, etc. ==================================================