******************************************************** DC.Title = HECTOR. TRAGÉDIE DC.Author = MONTCHRESTIEN Antoine de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 16/07/2023 à 05:18:26. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MONTCHRETIEN_HECTOR.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64293528/f7.image.texteImage DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** HECTOR TRAGÉDIE À Monseigneur le Prince de Condé M. DC. IV. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Par Antoine de Montchrestien, sieur de Vasteville. À ROUEN. Chez Jean Osmont Libraire dedans la cour du Palais. MONSEIGNEUR, Je prends la hardiesse de publier mes tragédies sous l'autorité de votre grandeur, et de vous les dédier. Je vous supplie très humblement de l'avoir agréable. Le présent est petit et mal poli ; mais j'espère que la matière et les arguments me rendront excusé à l'endroit de ceux qui jugent des ouvrages sans passion et sans malice. Les Tragédies pour le seul respect de leur sujet, ne méritent moins d'être lues des Princes, nés et nourris aux lettres et à la vertu, que d'autre livres qui portent des titres plus spécieux et plus sérieux en apparence. Elles représentent presque en un instant, ce qui s'est passé en un long temps ; les divers accidents de la vie, les coups étranges de la fortune, les jugements admirables de Dieu, les effets singuliers de sa providence, les châtiments épouvantables des Rois mal conseillés et des peuples mal conduits. En tous les actes Dieu descend sur le théâtre, et joue son personnage si sérieusement, qu'il ne quitte jamais l'échafaud, que le méchant Ixion ne soit attaché à une roue, et que la voix du pauvre Philoctète ne soit exaucée, marques apparentes de sa justice et de sa bonté. Or à qui peut, Monseigneur, plus justement appartenir à cette connaissance et ces contemplations, qu'aux Princes et entre les Princes, qu'au premier Prince du sang ? Que si mon style et mes vers ne répondent à la grandeur de votre mérite et à la dignité de leur sujet, c'est assez qu'ils soient nés sous un si bon astre et à si bonne heure, que de vous être présentés à leur naissance ; et que vous me fassiez l'honneur de me tenir, Monseigneur, Votre très humble et très obéissant serviteur. ANT. DE MONTCRESTIEN. MONSEIGNEUR, Ces tragédies que je vous ai déjà dédiées recherchent encor votre appui pour en tirer une nouvelle recommandation. S'il m'était possible de les dégager totalement du public, ce me serait un grand contentement, et par mon propre consentement elles seraient désormais plutôt supprimées que réimprimées : car la grandeur de votre nom demande quelque chose plus sérieuse et mon humeur de maintenant est plus portée à un autre sujet d'écrire. Mais il ne reste plus en ma main que de tâcher à les rendre dignes d'avoir vos qualités sur le front. J'avoue fort librement que la honte m'est montée à la face autant de fois qu'elles sont revenues à mes yeux, depuis que je les envoyai vous porter un témoignage de mon peu d'industrie, où mon dessein était simplement de vous donner un gage de ma servitude. J'ai avisé cette erreur après l'avoir commise, m'en suis jugé coupable, et pour la réparer ai assujetti mon esprit et ma main à une plus exacte polissure, afin de cacher à mon pouvoir les taches épandues par tout leur corps. On ne me peut donc imputer à blâme si pour excuser ma première hardiesse, par une toute nouvelle de les vous représenter plus avantageusement accommodées et de meilleure étoffe. Je les ai remaniées pièce à pièce et leur ai donné comme une nouvelle forme, à l'imitation du Peintre lequel voulant tirer au vif la figure d'un Prince en ébauche grossièrement les premiers traits qui les font reconnaître, mais après avoir ajouté les couleurs et conduit son ouvrage jusques à sa perfection ; ce semble être une autre chose, et néanmoins c'est la même chose. Le coeur me dit qu'elles vous seront agréables en contemplation d'Hector que je fais marcher à leur tête. Ce Prince belliqueux, puissant de force et non moins d'exemple, fut en ses jours le vif image et vrai patron de la valeur Royale, et aux âges futurs sera le seul et unique but où s'efforceront d'atteindre ceux que la Noblesse du sang et le soin de la nourriture sépareront du vulgaire. Aussi remarquerez-vous en lui cet air relevé de courage et de gloire, non susceptible d'altération, ains ferme et demeurant immuable en un calme et serein perpétuel de constance. Que si vers la fin de sa vie sur les approches de la mort, les nerfs de la force deviennent plus tendus en ces rares hommes que par un effort extraordinaire la Nature fait naître pour l'ornement de leurs siècles, telles extensions violentes en apparence, mais bien réglées en effet, se font néanmoins sans convulsion aucune de frayeur. Ainsi la clarté du Soleil semble comme tâcher quelque fois à se surmonter elle-même. Ainsi les torches jetant leurs dernières flammes, les élancent plus haut et plus vivement. En la vertu cette propriété se trouve comme essentielle, et la preuve n est toute palpable par le moyen des autres qui suivent ce brave chef. Ne vous ennuyez point de leur prêter les yeux et les oreilles, de les ouïr et de les voir gracieusement, tandis qu'ils rendent le dernier acte de leur vie, arbitre et juge des précédents, mémorable par la fermeté d'un courage invincible. C'est d'une émulation des actions généreuses que sont éveillées, nourries et fortifiées en nos âmes ces étincelles de bonté, de prudence et de valeur, qui comme un feu divin sont mêlées en leur essence. De là se tire le fruit des exemples, que ces miracles de l'une et de l'autre fortune fournissent abondamment. Leur vie et leur mort est comme une école ouverte à tous venants, où l'on apprend à mépriser les choses grandes de ce monde, seule et divine grandeur de l'esprit humain, et à tenir droite la raison parmi les flots et tempêtes de la vie, seul et plus digne effet qui dépendent de notre disposition. J'ai cru fermement que vous n'imaginerez rien de bas et contemptible en ces hommes : tous ont eu l'extraction ou la qualité Royale, et se sont présentés en leur temps avec beaucoup d'applaudissement sur le Théâtre de la vie civile, où désormais l'âge vous appelle, où le devoir vous porte, où votre honneur et celui de vos aïeux vous engage à bon escient. Puissiez-vous, Prince bien heureux, marcher toujours ferme en ce pas glissant, et rencontrer au bout des succès aussi avantageux à votre mémoire qu'il en est dû à votre mérite, afin qu'en vous la vertu ne manque jamais à la fortune, ni la fortune à la vertu. Là se terminent tous les voeux que je fais pour votre grandeur, lesquels seront suivis des offres du très humble service que vous dédie avec son ouvrage. ANT. DE MONTCRETIEN. STANCES À LUI-MÊME. Henri l'amour du Ciel et l'espoir de la terre Qui joindras le mérite à l'auguste pouvoir, Les qualités de paix à celles de la guerre, L'innocence de moeurs au lustre du savoir : *** Prince que les Destins réservaient à notre âge, Pour l'avancer en gloire au degré des premiers Par tant de hauts effets d'esprit et de courage, Que le seul admirer doit rester aux derniers : *** Accepte volontiers cette offrande petite, Que t'offre par ma main mon coeur dévotieux, Attendant que mes vers, courriers de ton mérite, Volent d'aile plus haute et le portent aux Cieux. Car si les fleurs des fruits nourrissent l'espérance, Que ne peut mon désir se promettre de toi ? Ton noble naturel nous passe une assurance, Où toutes les vertus s'obligent sous leur foi. *** Le Soleil qui se lève assez vif de lumière Nous promet un midi plein d'extrême splendeur : Si tu fais admirer ta jeunesse première, Quelle en l'âge parfait doit être sa grandeur ? *** Ne cherche exemple au loin : nuit et jour considère Ton Prince le plus grand qu'oeillade le Soleil, Qui comme Agamemnon le Roi des Rois d'Homère, Est preux à la bataille et prudent au conseil. *** Qu'il soit ton Miltiade, et que maint beau trophée Que sa main glorieuse érige en mille lieux, Ne donne aucun repos à ton âme échauffée De l'honneur immortel qui mêle les hommes aux Dieux. *** Comme avant d'entrer dans la poudre Olympique, L'Athlète sous un maître exerçait longuement : Aspirant pour la gloire au labeur politique De ses exploits fameux fais ton enseignement. *** Imite sa constance et sa douceur insigne, Sa valeur ès combats, sa prudence en la paix, Et de tes grands aïeux, deviens tellement digne, Que ta postérité s'en vante à tout jamais. *** Alors toi que le ciel de nos Rois a fait naître, Orras dire de toi pour comble de bonheur Quand il ne serait Prince il mérite de l'être, Si par vertu s'acquiert ce haut titre d'honneur. *** En fin quand tu viendras à pratiquer la guerre, N'oublie en aucun temps, que Dieu qui t'a permis D'abattre d'une main tes ennemis par terre, Te commande de l'autre enlever tes amis. *** Et comme on dit des gens qu'Alexandre a domptés, Que leur mal fut leur bien, et leur perte leur gain : Autant que ta valeur en aura surmontées, Fais qu'après la victoire elles baisent ta main. *** Bien plus dois-tu priser les titres amiables Affectés en propre aux bons Princes François, Que ces superbes noms au monde épouvantables, Dont s'enflèrent jadis les Monarques Grégeois. *** Le Soleil libéral rend sa clarté commune Au poure comme au riche, au grand comme au petit : Ne distingue jamais de fortune à fortune : Mais chez toi le mérite obtienne le crédit. **** Les Muses en nos jours vilement profanées De tant d'indignes mains qu'elles sont à mépris, Par toi leur Apollon en la Cour ramenées, Inspirent désormais les plus rares Esprits. *** Et possible qu'adviendra qu'encor un autre Homère Levant entre eux le front, célèbrera l'honneur Que tu moissonneras du labeur militaire, D'Alexandre en ce point surmontant le bonheur. *** Crois donques tous les jours, et deviens tout extrême En toutes les vertus propres au sang des Rois, Afin d'être estimé durant ton siècle même, Le plus grand ornement des Armes et des Lois. *** Continue, ô Henri, d'un pas constant et ferme, C'est déjà beaucoup fait d'avoir bien commencé, Rends ton nom sans envie et ta gloire sans terme, Approprie à toi seul tout l'honneur du passé. *** Fais-toi craindre et louer ès étranges Provinces Par tes faits immortels, afin que désormais Étant Prince des Lis, tu sois le Lis des Princes, Dont le los fleurissant ne flétrisse jamais. ANT. DE MONTCRESTIEN. STANCES SUR LES TRAGÉDIES DE ANT. DE MONTCRESTIEN Si je ne savais bien que l'ouvrier de nature, Donne une âme de vie à chaque créature, Et cette âme, pour être en un corps seulement, Je voudrais embrasser l'erreur de Pythagore : Et croire qu'après nous nos âmes vont encore Dedans des corps nouveaux vivre nouvellement. *** Montchrétien ne vivrait que de l'âme admirable Du tragique Garnier, tant leur Esprit semblable Se fait voir en leurs vers également parfait Tout ce que je remarque entre eux de différence, C'est que l'âge passé cède au nôtre en science, Car pour dire le vrai, h a mieux fait. *** Sur un Théâtre neuf haussé de cinq étages Il élève sa gloire au déshonneur des âges Qui ne purent jamais un tel homme porter : Il nous a mis les vers au point de leur bien-être, Et la Scène si haut que l'on ne peut connaître S'elle descend du Ciel, ou s'elle y veut monter. *** Digne École des Rois s'ils y voulaient apprendre ! Belle leçon des Grands s'ils la savaient comprendre ! Mais cet aveugle honneur leur dérobe les yeux : Et tandis qu'un bon vent s'empoupe à leur fortune Ils pensent être Dieux au prix de la commune, Sans penser s'ils sont Dieux, qu'il est un Dieu des Dieux. *** Princes, on parle à vous : aimez votre mémoire Si vous aimez l'honneur : sachez que votre gloire Est d'être non à vous, mais au public voués Et que quand les Destins vous auront ravi l'âme, Si vous avez mal fait vous en aurez le blâme, Si vous avez bien fait vous en serez loués. BRINON. À MONSIEUR DE MONTCRESTIEN SUR LE DON DE SON LIVRE Puisque tu ne nous chantes rien Que les Rois, le conseil, la guerre, Tu as fort bien fait, Montcrestien, De dédier cet oeuvre tien, Au plus grand Prince de la terre. BRINON. SUR LES TRAGÉDIES DE MONSIEUR DE MONTCRESTIEN. Ce ne sont point ici de ces vaines folies, Dont on voit aujourd'hui les Études remplies ; Qu'un malheur de notre âge a tant mis en crédit Que la plupart du monde autre chose ne lit ; De ces livres d'Amour, dont tant d'esprits volages En abusant les fols importunent les sages ; De ces discours lascifs qui corrompent les moeurs, Qui coulent leur poison dedans les tendres coeurs, Et font que la Jeunesse à les lire ordinaire Apprend le mal devant qu'elle le puisse faire. Cet Esprit admirable à tous les beaux Esprits, Un meilleur argument en cet ouvrage a pris. *** Il a voulu monter sur la Tragique Scène, Et chanter l'incertain de la grandeur humaine, Montrer, qu'il n'y a point en ce monde d'appui, Enseigner le bonheur par le malheur d'autrui, Représenter des Grands les peines et les fautes ; Et le malheur fatal des puissances plus hautes ; Faire voir aux effets que le pouvoir humain N'empêchent point les coups de la divine main : Les jugements de Dieu au peuple faire entendre, Enseigner les vertus, et les vices reprendre, Afin de n'être vu seulement bien-disant, Mais aussi que chacun profite en le lisant. *** Voilà qui vaut bien mieux que ces folles complaintes, Que ces soupirs d'amour, que ces passions feintes. Aussi les doctes Grecs en sagesse estimés, Devant tous les esprits qu'on en a renommés, Ont toujours célébré cet argument d'écrire, L'ayant si bien traité que chacun les admire. Et je m'ébahis fort comme entre tant d'Esprits Qui ne font parmi nous que faire des Écrits, Comme, dis-je, en ce temps où chacun par coutume, Sitôt qu'il sait parler met la main à la plume, Veut des livres écrire, et le papier brouiller, Il s'en trouve si peu qui se veulent mêler De traiter ce sujet, quoique notre misère Ne fournisse à cela que par trop de matière, Depuis un si long temps la France ayant été Un Théâtre sanglant de toute cruauté. *** De moi je ne sais point si les discours Tragiques, Pour émouvoir les coeurs, pour être pathétiques, Seraient plus familiers à ma profession, Ou bien si ce serait mon inclination, Mais à la vérité j'aime la Tragédie Sur tout sujet de vers : et si j'ai de ma vie Ce bonheur qu'Apollon de ma Muse ait le soin, Je pourrai, bel Esprit, suivre tes pas de loin Au chemin du Cothurne, et faire encore dire À nos vieux Ducs Normands une fois le martyre. BOSQUET. SUR LES OEUVRES DE MONSIEUR DE MONTCRESTIEN. Pour compenser des vers pleins de sens et de grâce, Et pour être inspiré du chantre Délien, Je ne veux point dormir dessus le mont Parnasse, Mais veiller jour et nuit dessus le Montcrestien. LE PETIT PAULMIER. SUR LE PORTRAIT DE L'AUTEUR ET SUR SES OEUVRES Son corps et son esprit sont peints en cet ouvrage, L'un dedans ce tableau, l'autre en ce qu'il écrit : Si l'on trouve bien fait le portrait du visage, Je trouve encor mieux fait le portrait de l'Esprit. BOSQUET. ENTREPARLEURS PRIAM. HECTOR. HECUBE. ANDROMAQUE. CASSANDRE. ANTENOR. CHOEUR. MESSAGER. [HÉLÈNE]. Texte tiré de LES TRAGÉDIES DE ANT. MONTCHRÉTIEN sieur de Vasteville, Rouen, Jean Petit, 1604, pp. XXX-XXX [BnF YF-2083-2084] ACTE I CASSANDRE. Quel tourbillon fatal t'emporte en haute mer Où maint Gouffre bouillant s'ouvre pour t'abîmer ? Ô Nef, demeure à l'ancre, assure le cordage, Qui maintenant te lie à ce calme rivage. Tant de fâcheux détroits passés à grand hasard, Tant de rochers doublés par la force et par l'art De tes sages Patrons, qui de mains et de tête [Note : Peine (à) : difficilement. [T]]À peine ont combattu la première tempête, Doivent t'avoir appris que ton cours dangereux, [Note : Auspices : présages. [T]]Est conduit par ces flots d'auspices malheureux. N'ayant nul Phare en terre, au Pôle nulle étoile. Oses-tu bien encore te remettre à la voile ? Prévoiras-tu jamais ce qui doit arriver De t'embarquer au coeur d'un si cruel Hiver ? [Note : Alcionides (jours) : alcyoniens, les 14 jours entourant le solstice d'Hiver, mer calme. [L]. ]Là se sont écoulés tes jours Alcionides, [Note : AEole (le Sceptre d') : l'autorité d'Éole, Dieu des vents. (EF) ]Et le sceptre d'Éole a relâché les brides À ces esprits mutins dont les gros soufflements Font trembler et gémir les plus bas éléments, [Note : Mêmes : même, Le s évite les 11 pieds. (EF)]Et mêmes ont les Cieux complices de leur rage : Où cours-tu désormais si ce n'est au naufrage ? Je parle bien en vain : Troyens vous êtes sourds [Note : Épands : répands. [R]]Plus que les vents légers où j'épands ces discours. [Note : Esclandre : accident fâcheux. [T]]Non, j'ai beau vous prédire un véritable esclandre, Vous ne croirez jamais la prophète Cassandre. Ô guerriers insensés, quelle ardente fureur Aveugle à son mal propre engendre cette erreur ? À quoi tous vos combats ? Ô trop vaine arrogance Si vous pouvez dompter la suprême puissance ! Si par un bras mortel, par des conseils humains Vous pensez renverser les Décrets souverains, Puisque le Dieu des Dieux et des hommes le Père, À qui le Ciel, la terre et la mer obtempère,Se range aux dures lois de la Fatalité, [Note : Aimant : diamant. [CSP]]Qu'il grava dans l'aimant de son Éternité. Je sens de plus en plus que le Démon m'affole, Retenez cette voix qui de ma bouche vole, Logez-la dans vos coeurs, il y a moins d'abus, [Note : Trépié de Phoebus : trépied d'Apollon, siège de la prêtresse de Delphes. [L]]Qu'ès Oracles sortis du trépied de Phoebus. [Note : Noise : dispute. [R]]Tu cours plein de fureur renouveler la noise : [Note : Grégeoise (fraude) : Tromperie cachée des Grecs. [T]]Mais ton Fort est vaincu par la fraude Grégeoise, [Note : On lit serain, on retient ton serein : ta tranquillité. (EF)]Ton serein est troublé d'un ténébreux brouillard, Et ton meilleur destin tourne de l'autre part. [Note : On lit Lyon, retranscrit en lion. (EF)]Le Lion renversé sur la compagne humide De larmes et de sang, par la troupe timide Des Lièvres assemblés sans frayeur assailli Montre qu'avec ses jours tout espoir est failli. [Note : Pergames : Troyens ; Les habitants de Pergame, la citadelle de Troie. [T]]Fuyons, je vois le feu : les orgueilleux Pergames Trébuchent engloutis ès rougissantes flammes, [Note : Rouant (se) : se roulant. [CSP]]Et la fumée obscure à gros plis se rouant Sur les Temples dorés triomphe en se jouant. Mais où s'adressera notre course légère Pour nous mettre à couvert de la force étrangère, Si notre pied tremblant deçà delà porté Trouve partout la mort ou la captivité ? Si pour les Innocents s'ouvre aussi bien l'abime, Comme pour les fauteurs de cette infâme crime Qui consomme Priam et toute sa maison Dans les feux allumés par son fatal Tison ? Qu'il fût mort en naissant selon les voeux du Père ! Mais, ô Destin de fer, vous portiez le contraire. LE CHOEUR. Bouche trop véritable à prédire malheur Tu ne t'ouvres jamais que pour notre douleur : C'est un bien toutefois à la mortelle race D'être avertie à temps quand le Ciel la menace, Afin qu'elle pourvoie à ce qu'elle a prévu. [Note : Impourvu (à l') : à l'improviste. [L]]» Le coup trouble beaucoup qui touche à l'impourvu, [Note : Cil : celui. [F]]» Mais cil que l'on attend porte si peu d'atteinte, » Que son mal à l'épreuve est moindre que la crainte. CASSANDRE. Ce n'est point à crédit que je vous fais la peur. Si toujours mon Oracle était aussi trompeur, Qu'il court par les Troyens dénué de créance Encor en ces malheurs j'aurais quelque espérance : Mais quoi ? Puis-je aveugler mon propre entendement, Qui voit dans le futur un triste embrasement. LE CHOEUR. N'avance tel présage, ô divine Cassandre. CASSANDRE. Que sert dissimuler ? Troie un jour sera cendre, Et tous ses hauts Palais trébuchés à l'envers Seront monceaux pierreux d'un peu d'herbe couverts. Vous ne m'en croyez pas ; c'est bien votre coutume, Et tel est le vouloir de ce Dieu qui m'allume ; [Note : Deult (ce qui me) : ce dont je me plains. [T]]Mais vous gagnez en fin, ce qui me deult beaucoup, Que de vous on dira, Sages après le coup. LE CHOEUR. Tant de bons Citoyens espèrent le contraire. CASSANDRE. Le plus clair jugement s'aveugle à sa misère. LE CHOEUR. [Note : Grégeois : Grecs. [T]]On dit que les Grégeois n'avancent rien ici. CASSANDRE. Parlant humainement j'en parlerais ainsi. LE CHOEUR. Et sont sur le dessein d'embarquer leur armée. CASSANDRE. [Note : Fourbe : fourberie. [CSP]]Ignorez-vous encor leur fourbe accoutumée ? LE CHOEUR. Qui si nous soutenons c'est leur dernier effort. CASSANDRE. » Souvent le dernier coup est le coup de la mort. LE CHOEUR. Et qu'aux vents nous rendrons leur voile et leur fortune. CASSANDRE. [Note : Commune (piper la) : tromper le menu peuple. [F]]» On forge ainsi des bruits pour piper la commune. Cet espoir à nos coeurs dès longtemps est donné, Et cependant leur siège est toujours obstiné. LE CHOEUR. Qu'en faut-il redouter ? La main d'Hector nous garde. CASSANDRE. » En fin meurt au combat qui par trop se hasarde. LE CHOEUR. [Note : Argiens : habitants d'Argos, dans le Péloponèse. [T]]Nul des chefs Argiens ne l'égale en valeur. CASSANDRE. Je ne crains rien pour lui que son propre malheur. LE CHOEUR. Il est chéri des Dieux et respecté des hommes. CASSANDRE. [Note : Parque : la Parque Atropos, celle qui coupe la trame de la vie. [R]]Mais sujet à la Parque ainsi comme nous sommes. LE CHOEUR. [Note : Le nous peut : nous le peut. (PdJ)]Dieu qui nous l'a donné le nous peut conserver. CASSANDRE. Dieu qui nous l'a donné pourra nous en priver. LE CHOEUR. » En faveur du public il garde les bons Princes. CASSANDRE. » Il les ravit lui-même en haine des Provinces. LE CHOEUR. Nos destins dans le ciel justement balancés, [Note : Grégeois : Grecs. [T]]Contre ceux des Grégeois se défendront assez. CASSANDRE. » Le Monarque du ciel qui soutient la balance, [Note : Gré (il lui vient à) : il lui plaît. [T]][Note : Élance (les) : les pousse. [T]]» Comme il lui vient à gré haut et bas les élance. LE CHOEUR. » Des peuples opprimés il se fait le sauveur, » Et par de bons succès leur montre sa faveur. CASSANDRE. [Note : Déprise : méprise. [CSP]]» Les plus favorisés à la fin il déprise, » Quand ils prêtent la main à l'injuste entreprise. LE CHOEUR. » S'armer pour la Patrie et pour les saints autels, » Est un acte approuvé des Dieux et des mortels. CASSANDRE. » Ô trop grossière erreur si l'on ne croit mal faire, » Par en donner sujet à son propre adversaire. LE CHOEUR. Encore il souvient bien aux Troyens outragés, [Note : Du Tyran : par le Tyran. (EF)]Que du Tyran Hercule ils furent saccagés. CASSANDRE. [Note : Ilion : autre nom de la ville de Troie. [L]]Ilion fut rasé, grande et honteuse perte : Mais ce fut un malheur, la guerre était ouverte. LE CHOEUR. Et pourquoi cette guerre ! Il était grand besoin, Qu'un voleur vagabond l'apportât de si loin. CASSANDRE. La faute est toute à nous, à nous aussi le blâme. LE CHOEUR. [Note : Ores : maintenant. [CSP]]Ores elle est aux Grecs armés pour une Dame. CASSANDRE. Accusez-en plutôt votre concitoyen. LE CHOEUR. [Note : Grégeois : Grec. [T]]Que souffre le Grégeois qu'il n'ait fait au Troyen ? Ce qui nous sera faute est pour lui privilège ? CASSANDRE. Il ne commit jamais ni rapt ni sacrilège. LE CHOEUR. Que l'une soit pour l'autre, ainsi le veut raison. CASSANDRE. L'une fut prise en guerre, et l'autre en trahison. LE CHOEUR. L'une vint de son gré, l'autre alla par contrainte. CASSANDRE. Par l'une on viola l'hospitalité sainte. LE CHOEUR. Et par l'autre on força tout droit d'honnêteté. CASSANDRE. La victoire est ainsi pleine de liberté. LE CHOEUR. Des butins de la guerre on excepte les femmes. CASSANDRE. [Note : On lit Grand's Dames au lieu de grandes dames, l'apostrophe évite les 13 pieds. (EF)]Les femmes du vulgaire et non pas les grandes Dames. LE CHOEUR. [Note : Fors que : excepté. [F]]Qui le pratique ainsi fors que les seuls Grégeois ? CASSANDRE. [Note : Faut (ne... point) : ne faut point, ne pèche point, de faillir et non de falloir. [L]]» Un peuple ne faut point qui vit selon les lois. LE CHOEUR. » Nous faillons encor moins : car contre un adversaire, [Note : Alors que : lorsque. (Fc)]» Toute défense est juste alors que nécessaire. CASSANDRE. » Des contraires partis il est toujours meilleur, » Qui sur une revanche employe sa valeur. LE CHOEUR. Le prétexte est commun, mais si pour cette Hélène Nous sommes réservés à souffrir plus de peine, Grands Dieux, pour amortir l'ardeur de nos combats Éteignez sa lumière en la nuit du trépas. Mais voici pas Hector ? C'est sans doute lui-même, Qu'Andromaque poursuit échevelée et blême. ANDROMAQUE, HECTOR, CASSANDRE. ANDROMAQUE. [Note : Le nom d'Andomaque est graphié Andromache dans toute le pièce.]En fin, mon cher époux, ferez-vous rien pour moi ? [Note : Donques : donc. [L]]Sera donques la mort le paiement de ma foi. HECTOR. L'honneur sauf, Andromaque, à toi, je m'abandonne, Car à l'égal de toi je n'estime personne : Mais pour un songe vain omettre son devoir, C'est une loi, mon coeur, trop dure à recevoir. ANDROMAQUE. Ha, mon fidèle Hector, mon tout, ma chère vie, [Note : De par moi : selon mon commandement. [R]]Allez de par moi libre où l'honneur vous convie ; Mais n'étant point forcé de sortir aujourd'hui, Dégagez mon esprit de ce mortel ennui. Ce songe n'est point vain, et vous le devez croire Si mes autres passés vous touchent la mémoire, [Note : Dam : dommage. [R]]Las ! Trop à notre dam reconnus pour certains ; » Aussi la voix de Dieu n'est point autre aux humains. HECTOR. » Si nous prenons sujet de bien ou de mal faire » De ces impressions qui troublent le vulgaire, » Tous les plus beaux desseins d'un courage parfait » Mourront dès leur naissance ou vivront sans effet. » Non, l'homme aventureux qui choisira pour guide [Note : Sert d'éperon ou de bride : encourage à faire ou à ne pas faire. (EF)]» Le devoir qui nous sert d'éperon ou de bride, » Suivra toujours sa pointe et toujours résolu » Voudra ce qu'une fois il aura bien voulu, » Sans que des accidents la suite entrelacée [Note : Diverse pensée (sa) : ses différentes pensées. [R]]» Puisse faire changer sa diverse pensée. ANDROMAQUE. » Puisque notre discours est sujet à l'erreur, » C'est une impiété conjointe à la fureur » Qui les Dieux contre nous meut à colère extrême, [Note : Nous-même : nous-mêmes. L's est supprimé pour rimer avec extrême. (EF)]» Si nous les méprisons pour trop croire à nous-même, » Nous aveugles mortels dont l'esprit est si court, » Que sur les cas humains vainement il discourt. HECTOR. » Cela qui nous advient par causes naturelles » Ne doit nous tenir lieu de règles éternelles ; » Et c'est vraiment fureur, non simple impiété, » D'imputer aux bons Dieux notre légèreté, » Qui tient l'âme de crainte et de douleur saisie, » Pour un monstre forgé dedans la fantaisie. ANDROMAQUE. Un jour quoi qu'il en soit sera bientôt passé. HECTOR. [Note : Poinct : poing ou point, l'occasion n'a pas de poing, mais elle a le point où on la saisie. (EF)]» L'occasion fait tout, et son poing délaissé, » On ne la voit plus rire à sa mode première. [Note : Chauve derrière : on doit saisir l'occasion par les cheveux, immédiatement. (EF)]» Il la faut prendre au front, elle est chauve derrière. ANDROMAQUE. [Note : Chefs : têtes. [F]]Presque deux fois cinq ans sur nos chefs ont tourné [Note : Ost : armée. [F]]Depuis que ce grand Ost d'un effort obstiné Combat notre fortune, et toute la puissance De la superbe Asie armée à sa défense Ne l'a pu seulement éloigner de ces tours. HECTOR. Le délai me fait peine en oyant ce discours. Je veux avant la nuit vainqueur de cette armée Réduire son espoir et sa flotte en fumée. ANDROMAQUE. Ô Ciel ! Ô Déités de l'Éternel séjour ! [Note : Comme le peut : Comment le peut. [R]]Ce que n'ont pu dix ans comme le peut un jour ? HECTOR. Ce que n'ont pu dix ans un moment le peut faire. ANDROMAQUE. Et quoi s'il court se rendre en la main adversaire ? » Car le Ciel en dispose : et puis le sort douteux » Également chéri n'en peut épouser deux : » Mais jusques à la fin on n'a point connaissance [Note : Devers : vers. [CSP]]» Devers qui tournera la faveur de sa chance. HECTOR. J'accorde à ce discours sans y former débat. Aussi me faut-il vaincre ou mourir au combat, Satisfait à mon gré si ma chère patrie Reçoit pour son salut l'offrande de ma vie. ANDROMAQUE. Mais comme votre vie appuie sa grandeur, Gardez que votre mort n'éteigne sa splendeur. HECTOR. D'elle j'ai plus reçu que je ne lui peux rendre. ANDROMAQUE. [Note : Heur : bonne fortune. [T]]L'heur de tous ses destins de vous semble dépendre. HECTOR. Comme si par moi seul subsistaient les Troyens. ANDROMAQUE. Que feraient-ils sans vous ? Sans vous par quels moyens Défendraient-ils ces murs de la Grecque furie ? Que peut sans le Berger la faible Bergerie ? Le vaisseau sans Pilote et le char sans Cocher. HECTOR. Maint autre Chef pourra leur ruine empêcher : Car grâces à nos Dieux cette indomptable ville Porte de grands Guerriers une moisson fertile. ANDROMAQUE. [Note : Parangon : modèle. [CSP]]Vous paraissez sur tous comme leur parangon. HECTOR. » L'amour te le fait croire : il n'est jamais si bon » Qui n'ait ou son pareil ou son meilleur encore. ANDROMAQUE. J'en crois vos beaux exploits que tout le monde honore, Vos frères, votre père et ces autres guerriers Que le mérite élève à nos grades premiers. HECTOR. [Note : On lit Ænée, Énée, fils d'Anchise et de Vénus. [T]]Énée est-il pas là ? Troïle, Polidame ? Deiphobe et Memnon forts du corps et de l'âme ? Sans mille et mille encor alliés ou parents ; Qui pour le prix d'honneur entreraient sur les rangs ? ANDROMAQUE. Oubliez-vous aussi que dans l'Ost adversaire Sont grand nombre de chefs, tant appris à bien faire Qu'ils passent de l'effet la grandeur de leur nom : Diomède le Preux, l'Ajax de Thélamon, Le cauteleux forgeur de fraude et de finesse, Le vieil Nestor de Pile admirable en sagesse, Le juste Idoménée et le fort Mérion, Le courageux auteur des combats d'Ilion, Le Roi de tant de Rois qui gouverne les armes [Note : Argives : argiens, originaires d'Argos. (EF)][Note : Gensd'armes : ici, vraisemblablement, ensemble des soldats d'une armée. (EF)]Et préside au Conseil des Argives gens d'armes, Bref celui qu'il fallait produire le premier, Ce grand fils de Pélée aussi vaillant que fier. Car depuis que Patrocle est chu sous votre épée, À nul autre dessein il n'a l'âme occupée, Qu'à revanger sa mort dont le dur souvenir Fait son ombre en tous lieux devant lui revenir, Qui d'accents douloureux ses armes sollicite, Tant par le cher respect de son propre mérite, [Note : Aimantins : solides comme le diamant. [CSP]]Que par l'amour sacré qui de noeuds aimantins Semblaient avoir étreint leurs mutuels destins. HECTOR. Tu m'y fais repenser : Cà mes armes, mes armes. Non, je le vois remettre au milieu des gens d'armes, Où sans gloire et sans marque il se tiendra caché, [Note : Vergoigneux : vergogneux, qui ressent de la honte. [CSP]]Vergoigneux que son nom soit à jamais taché, Pour n'avoir comparu sur la place donnée, Où mon défi sanglant assignait la journée, Qui devant les deux camps devait rendre au meilleur La palme disputable entre notre valeur, J'entends bien mon cheval hennir après la guerre, [Note : Atterre (l') : le terrasse. [T]]C'est bon signe, ô ma lance, il faut que je l'atterre. ANDROMAQUE. Retenez, mon Hector, ces mouvements bouillants. » Bien souvent les guerriers ne sont que trop vaillants. » Disiez-vous pas un jour que si l'homme n'est sage, » Il se perd sans profit par son propre courage ? » Que chercher l'ennemi pour trouver son malheur » C'est fort mal à propos user de la valeur ? » Soyez sage par vous et pour vous tout ensemble : [Note : Qui l'est pour l'autrui seul : qui est sage pour le bien d'autrui seul. (PdJ) (EF)]» Qui l'est pour l'autrui seul au fol presque ressemble. HECTOR. [Note : Harnois : harnais, armure complète d'un Cavalier pesamment armé. [T]]Le conseil en est pris ; lacez-moi le harnois. Ce Grec présomptueux sentira cette fois, S'il attend ma rencontre et le choc de ma lance, [Note : Outrecuidance : témérité. [T]]Que j'ai plus de vertu qu'il n'a d'outrecuidance. ANDROMAQUE. Hector, voici ton fils. Hélas, où t'en vas-tu [Note : Devant que : avant que. [R]]Devant que de l'avoir mis au sentier de vertu ? [Note : Mal'heure (va-t'en à la) : va-t'en à la male heure ; malheureusement. [R] ]Rejette tous mes voeux, va-t'en à la mal'heure, Afin que par ta mort orphelin il demeure, Et qu'en ta sépulture on me vienne enterrer : Pourrai-je me voir veuve et vive demeurer ? Non, non, j'ai tant uni mon esprit à ton âme, Qu'un même coup fatal en tranchera la trame. HECTOR. [Note : Enfançon : petit enfant. [CSP]]Viens çà, cher enfançon, doux fardeau de mes bras, Tends à mon col armé tes membres délicats. Quoi, tu as peur, mon fils ? Tu tournes le visage ? [Note : Armet : casque. [CSP]]Il craint ce fier armet qui la tête m'ombrage. Voyez comme il étreint de sa petite main Le bras de sa nourrice, en lui pressant le sein : [Note : Salade : casque. [CSP]]Page, tiens ma salade, il faut que je le baise ; [Note : Ores : maintenant. [CSP]]Ores qu'il me connait, comme il trémousse d'aise. [Note : OTtroyez moi : octroyez-moi, accordez-moi. [CSP].]Octroyez-moi, grands Dieux, que ce Royal enfant Devienne juste en paix, en guerre triomphant : Qu'il aspire toujours à la gloire éternelle, Qu'il pardonne au sujet et dompte le rebelle. Du noble sang Troyen faites-le gouverneur. Et qu'il soit à son peuple un Astre de bonheur. Donnez à sa vertu fortune si prospère, Qu'on die en le vantant le fils passe le père.Lors s'il advient qu'un jour son bras victorieux [Note : Appende : pend. [CSP]]La dépouille ennemie appende aux sacrés lieux : Pour consoler sa mère et la remplir de joie, Dieux que j'ai révérés, faites qu'elle le voie. Nourrice prends ta charge ; et toi, mon cher souci, Viens, ma douce Andromaque, et ne t'afflige ainsi. Soit que je sois à Troie ou bien à la campagne, [Note : Le penser : la pensée. (EF)]De mon fils et de toi le penser m'accompagne, S'efforce m'éloigner de l'orage des coups, [Note : Doux noms (aux) : Césure singulière entre doux et noms. (Pdj) ]Et m'attendrit aux doux noms de père et d'époux. [Note : Vergongne : vergogne, honte. [F]]Mais je crains la vergongne à jamais reprochable, [Note : Jamais (à) : pour toujours. [R]]Je crains les traits piquants d'un peuple variable, Léger, présomptueux, sans respect et sans loi, [Note : Blasonner : médire. [CSP]]Qui déployant sa langue à blasonner de moi, [Note : Couardise : timidité. [R]]Tournerait ma prudence en lâche couardise. Bien tôt se perd la gloire à grand labeur acquise. Puis mon coeur qui toujours s'est fait voir indompté Ne veut déchoir du rang où mon bras l'a porté, Par sueurs et travaux, lui dressant un trophée, Dont nul temps ne verra la mémoire étouffée. Je sais par ma douleur qu'en fin le jour viendra Que le Grec conjuré notre ville prendra : Que le bon vieil Priam, mes cousins et mes frères [Note : Argives : argiennes, des gens d'Argos. (EF)]Sentiront la fureur des Argives colères, Et me sens tout ému de leur affliction : Mais, j'en jure le Ciel, j'ai plus de passion Pour toi que pour tous eux, ô ma chère Andromaque ; [Note : Jà : avec le présent ou le passé de l'indicatif, déjà. [CSP]][Note : Bravache : fanfaron. [CSP]]Il me semble jà voir quelque jeune bravache Pour sa part de butin plein d'orgueil t'emmener Au logis de son Père, et là te condamner À tramer de la toile, à filer de la laine, À puiser l'onde vive au clair de sa fontaine, À balayer la place, à souffrir des mépris, Exercices mesquins pour femme de tel prix : Et possible un passant touché jusques à l'âme, Dira : du preux Hector, celle-ci fut la femme. Lors quel dépit naîtra dans ton coeur soucieux [Note : Ramentevoir : rappeler. [CSP]]Oyant ramentevoir mon nom si glorieux, Et te voyant de biens et d'honneurs toute nue En ce triste servage à jamais retenue ? Si les destins sont tels, certes j'aime bien mieux Que pour ne te point voir la mort couvre mes yeux D'un éternel bandeau, que la tombe me prive D'entendre les soupirs de ton âme captive. ANDROMAQUE. Et bien, mon cher Hector, donne-moi donc la main. À nous deux seulement ton coeur est inhumain ; Las, ta valeur nous perd ! Le fruit de ton courage C'est une dure mort en la fleur de ton âge. Dis-moi, que veux-tu faire ? Un marbre sans pitié S'amollirait-il point de ma tendre amitié ? Pense, au moins, je te prie, à la mort douloureuse, Dont toi-même occiras ta femme malheureuse ! Si le fer ennemi la fait veuve de toi, Et ton ardeur possible écoutera ma foi. [Note : Chef : tête. [F]]Las, c'est contre ton chef que les armes conspirent ; C'est ton sang généreux que leurs pointes désirent, Les plus vulgaires dards s'en montrent altérés, [Note : Courre : courrir. [CSP]]Et tu vas courre aveugle aux dangers conjurés. Non, avant que le ciel de ton col me sépare, M'engloutisse la terre, à tout je me prépare : Aussi bien à regret verrais-je le Soleil, S'il me voyait sans voir la clarté de ton oeil. Si je demeure seule, ô misérable femme, Qui pourra consoler l'angoisse de mon âme ? Irai-je à mes parents ? Hélas, ils sont tous morts : Le barbare Pélide après plusieurs efforts, [Note : Thèbe : Thèbes, capitale de la Béotie. [T]]Rasa ma belle Thèbes abondante en familles Dont le chef s'élevait sur les plus hautes villes Comme un Pin sur la Ronce ; il se baigna les mains [Note : Germains (mes sept) : mes sept frères. [T]]Au cher sang de mon père et de mes sept germains. Le cruel non content emprisonna ma mère, Accrut ses durs ennuis d'un traitement austère Indigne de son sexe et de sa qualité : Là le cours de ses maux ne fut point arrêté ; » Seule ne va jamais la contraire fortune : [Note : Diane: déesse, soeur jumelle d'Apollon. [T]]Car Diane contre elle excitée à rancune, Après tant de tourments la retira de nous, Et tout pour satisfaire à son âpre courroux, Voilà comme à présent sans parents je demeure, Sans père, mère, frère, assaillie à toute heure Du regret de leur mort, ô toi mon cher époux, Pour le temps à venir tiens-moi le lieu de tous. Demeure ma douce âme ; arrête, ma lumière, Et crois plus mon amour que ta fureur guerrière. Je demande bien peu ; tu n'aurais pas le coeur De rendre mon désir vaincu par ta rigueur. HECTOR. Espère mon triomphe, ô ma compagne aimable, Et dépouille ce deuil qui t'est peu convenable. Si je meurs au combat, supporte mon trépas ; Il nous faut tous finir, tu ne l'ignores pas : Je ne suis engendré de semence immortelle ; Et si les fils des Dieux ont chargé la nacelle [Note : Trajecte (nocher... l'Achéron) : trajette, le nocher Charon traverse l'Achéron. [CSP] ][Note : Achéron : fleuve des Enfers. [T]]Dont le crasseux Nocher trajecte l'Achéron, Se faut-il ébahir si nous autres mourons ? » C'est une même loi qui fait mourir et naître, [Note : Destre ou à senestre (à) : à dextre ou à senestre; à droite ou à gauche. [CSP]]» Puisqu'en vain l'on fuirait à dextre ou à senestre, » Il vaut mieux s'avancer en marchant toujours droit, » Et vouloir ce qu'il faut quand on ne le voudrait ; » Aussi bien le destin règne invincible et ferme, » Et comme il n'accourcit n'allonge notre terme. Embrasse-moi, le ciel aura soin du surplus. Je te le dis encor, ces pleurs sont superflus. Pour tromper ton ennui retourne à ton ménage ; [Note : Bande : occupe, applique continuellement. (Fc) ]Là bande tes esprits à faire de l'ouvrage ; Pour nous autres que Troie appelle à d'autre soin, Nous emploierons l'épée et la vie au besoin. » Adieu ma douce amour, une chaleur m'allume » Le courage bouillant plus fort que de coutume, » Chaleur vive de Mars. Les exploits valeureux » Se font par des transports hautains et vigoureux, » Qui s'excitent en l'âme alors qu'elle est émue » Des chauds désirs d'honneur qui l'élève et remue, » Comme la flamme éparse aux côtés d'un vaisseau » Fait rejaillir en haut les gros bouillons de l'eau. » L'homme qui ne sent point ces boutades hardies » Aura toujours les mains à frapper engourdies, » Semblable à cette Nef qui vogue en morte mer » Où de peu sert la force et moins l'âme de ramer. » Mais si la valeur brusque agite son courage, » À travers mille morts il s'ouvre le passage, » Et signale ses bras de tant et tant d'efforts Qu'il entre au premier rang des Héros les plus forts. LE CHOEUR. [Note : Commode au labourage : convenable au labourage. (EF)]» Que l'expert marinier raisonne de l'orage, [Note : Le laboureur du fonds : le laboureur raisonne du fonds. (EF)]» Le laboureur du fonds commode au labourage, [Note : Veneur de chiens: celui qui est chargé de faire chasser les chiens courants. [L]]» Le pasteur de troupeaux et le veneur de chiens, » Le marchand de trafics et l'usurier de biens :» Mais les braves discours qui traitent la vaillance » Conviennent aux esprits dont la sage assurance » Peut accoupler le dire avecques son effet : » Car c'est par l'action que vertu se parfait. LE CHOEUR. » À tous d'un même don, Libérale (Nature n'est pas) : Nature ne gratifie pas tous d'un même don. (EF) » Nature n'est pas libérale : » Elle n'a jugé bon » De rendre sa faveur égale » Aux hommes différents » De moeurs comme de rangs. » L'un a le coeur tremblant » Lorsque le danger se présente, » Aux femmes ressemblant » Que tout sujet de peur tourmente. » L'autre pour nul effroi » Ne sort jamais de soi. » Que l'ire de la mer » Émue au fort de la tempête, » Menace d'abîmer » Au profond des vagues sa tête, » Son front n'en prendra pas » La couleur du trépas. » Il verra trébucher » Sur son chef la voûte du monde, Premier que de : avant que de. [CSP] » Premier que de lâcher » Le pied sur lequel il se fonde » Ferme comme un rocher Élocher : ébranler. [T] » Qu'on ne peut élocher. » Les piques et les dards » N'ébranleront point son audace ; » Aux orages de Mars » Il portera haute la face, » Et son propre vainqueur » Ne domptera son coeur. Genouil : genou. [T] » Son genouil assuré » Ne tremblera point sur la brèche, Atterré : jeté à terre, terrassé. [T] » Dût-il être atterré Foudre (du) : peut-être par une explosion produite par une mèche. (EF) » Du foudre allumé d'une mèche, » Et plutôt que son rang » Il perdra tout le sang. » Au bien il logera » Sa plus chère et plus douce envie, » D'âme il ne changera » Quoiqu'il change d'état de vie ; Requoy (à) : en repos. [CSP] » En travail, à requoi » Toujours égal à soi. » Heureux ou malheureux, Franc de misère : Exempt de misère. [R] » Son âge ira franc de misère, » Et son coeur vigoureux Altère (en) : en agitation. [CSP] » Ne sera jamais en altère : » Car le mal et le bien » Lui seront moins que rien. » Stable à tout changement » Qui règne au-dessous de la Lune, » Son sage entendement » Moquera l'adverse fortune, Altère (en) : en agitation. [CSP] » Et ses traits rebouchés » Contre lui décochés. » Qui le voudra mêler Tourbes populaires : troubles populaires. [CSP] » Parmi les tourbes populaires, » Ou bien loin l'exiler » Au fonds des déserts solitaires, » En tous lieux le Soleil » Lui semblera pareil. » Soit qu'il se fasse voir » Simple soldat ou Capitaine, » Mesurant son devoir » À la vertu règle certaine, » Toutes ses actions » Seront perfections. » Celui-là que les cieux » Ont doué de telle nature Mignon : favori. [T] » Est le mignon des Dieux ; » Il ne peut recevoir injure, » D'autant qu'il est plus fort » Que l'homme et que le sort. ACTE II ANDROMAQUE, NOURRICE, PRIAM, HECTOR. ANDROMAQUE. Quoi que tente mon âme afin de se distraire De penser à son mal, elle ne le peut faire : Ses efforts restent vains, et parmi ce malheur [Note : Fors : excepté. [F]]Tout s'affaiblit en moi fors la seule douleur. Nul objet ne me plaît quelque part que je tourne : Mon discours prend l'essor alors que je séjourne, [Note : Ravassant : rêvassant. [CSP]]Et sans fin ravassant ne fait que ramasser Des présages fâcheux que je ne puis laisser. Au moins que ne vois-tu combien ton Andromaque De soucis inhumains dans sa poitrine cache. Hector, tu fléchirais cet esprit obstiné ! NOURRICE. Mais laissez-le sortir s'il l'a déterminé. ANDROMAQUE. S'il sort c'est fait de lui, il y mourra, Nourrice. NOURRICE. Qu'elle vaine frayeur en votre âme se glisse ? [Note : Donques : donc. [L]]Après mille combats est-il donques nouveau » De voir Hector aux coups ? Qui s'embarque sur l'eau » N'est pas toujours noyé ; qui se jette aux alarmes » Sagement hasardeux, est respecté des armes : » Ou si quelque poltron en échappe aujourd'hui [Note : Escart tombe sus lui : peut-être, il est mis au rebut comme au jeu de cartes. [F]]» Demain sans y penser l'escart tombe sus lui. C'est lui faire un grand tort de douter son courage. ANDROMAQUE. Ha, seul exécuteur de mon triste présage ! NOURRICE. [Note : Onques : jamais, au sens positif, un jour. [L]]Qui vit onques en vous ces craintives humeurs ? ANDROMAQUE. Que mon malheur est proche, ha ! Nourrice, je meurs. NOURRICE. Madame, qui vous tient ? Dites-le-moi de grâce, D'où naît ce deuil obscur qui ternit votre face ? ANDROMAQUE. Las ! C'est un songe étrange et tout rempli d'effroi. NOURRICE. Un songe n'est que vent, n'y mettez nulle foi. ANDROMAQUE. Maintenant qu'à mes yeux recourt sa triste image Je sens un froid glaçon me geler le courage ; Une lente sueur me sourd par tout le corps, Et mes nerfs tous lâchés languissent demi-morts. Aide-moi vitement ; ma Nourrice, je tombe. NOURRICE. » Jamais un corps robuste à la peur ne succombe. L'ennui qui vous emporte ainsi comme un torrent A la cause cachée et l'effet apparent ; Mais faites-moi savoir quelle est cette détresse Qui le coeur désolé dans ses griffes vous presse ; Dites-le hardiment, Madame, obligez-moi ; Un songe quel qu'il soit ne porte tant d'émoi. ANDROMAQUE. Aussi n'est-il pas seul, d'autres mauvais augures Annoncent haut et clair nos tristes aventures. NOURRICE. [Note : Erreur (un lourd) : Erreur est masculin ou féminin. [CSP]]» C'est bien un lourd erreur d'ajouter de la foi » À qui prédit pour nous ce qu'il ne voit pour soi. ANDROMAQUE. [Note : Grand' fureur : grande fureur, l'apostrophe évite les 13 pieds. (EF)]C'est une grande fureur de fermer les oreilles Quand le Ciel parle à nous avecques des merveilles. NOURRICE. Dites-moi vos ennuis pour vous en consoler, » La tristesse s'allège en lui donnant de l'air. ANDROMAQUE. Le Soleil n'a plutôt allumé la journée, [Note : Devers : vers. [CSP]]Que je quitte ma couche et devers lui tournée Lui raconte mon songe et le prie humblement D'écarter loin de nous tout triste événement. NOURRICE. » C'est fait comme il le faut. Quand le Ciel nous menace » Recourons de bonne heure à sa divine grâce, [Note : Impétrer : obtenir. [CSP]]Pour impétrer par voeux un secours assuré Contre le mal prochain qui nous est préparé. ANDROMAQUE. [Note : Phoebus : Phébus, le Soleil. [F]]Phoebus s'obscurcit lors pour éclaircir ma peine, Et luisant incertain à ma douleur certaine Se montre tantôt rouge et tantôt palissant, Le même que mon songe à regret annonçant : Laissons là toutefois l'effroyable présage Qui forme tant de crainte en mon triste courage, Et courons à Priam pour essayer encor Si son autorité peut retenir Hector. » Les voeux servent beaucoup ; mais la bonté suprême » Ne subvient qu'à celui qui travaille soi-même. NOURRICE. J'approuve votre avis : si Priam une fois [Note : Jà : avec le présent ou le passé de l'indicatif, déjà. [CSP]]D'autorité commande, eût-il jà le harnois Il ne faut pas douter que prompt il n'obtempère : » Jamais homme de bien ne contredit son Père. ANDROMAQUE. Allons l'en supplier, mais vite hâtons-nous. [Note : Presse des coups: la multitude des coups. (Aca)]Je crains qu'il soit déjà dans la presse des coups. NOURRICE. Cessez d'en avoir peur : car j'ai vu nos Gendarmes Qui deçà qui delà se vêtent de leurs armes ; Et la trompette creuse avec sa rauque voix [Note : Sommé : ordonné. [R]]N'a sommé de sortir pour la troisième fois. ANDROMAQUE. » Arrière tout délai. La chose nécessaire [Note : Affaire (un) : une affaire; affaire a été aussi du masculin. (Fg)]» Trop tard exécutée est la mort d'une affaire. [Note : Enfourné : engagé. [L]]Et puis s'il est un coup au combat enfourné Je ne croirai jamais qu'il en soit ramené. NOURRICE. Voyez Priam à temps avec deux de vos frères. ANDROMAQUE. Je vous invoque tous, ô bons Dieux tutélaires ! PRIAM. Andromaque ma fille, et qui vous mène ici. ANDROMAQUE. Le désir de vous voir et mes frères aussi. PRIAM. Je loue en vous cela comme toute autre chose. Mais puisque votre Hector au combat se dispose, Pourquoi comme autrefois n'aidez-vous à l'armer ? ANDROMAQUE. Si tôt que le Soleil est sorti de la mer Il a crié trois fois qu'on lui porte ses armes. PRIAM. Aussi la diligence est requise aux gens d'armes ANDROMAQUE. Jamais il n'eut le coeur si brûlant du combat. PRIAM. Le Prince généreux y prend tout son ébat. ANDROMAQUE. Mais telle promptitude à bon droit m'est suspecte. PRIAM. » Andromaque, le chef qui veut qu'on le respecte, » Prompt à tous accidents, en action partout, » Ne dort la nuit entière et doit mourir debout. ANDROMAQUE. Propos malencontreux, comme tu me travailles Consentant à ma perte et à ses funérailles ! PRIAM. [Note : On lit Pri' ; prie. l'apostrophe évite les 13 pieds. (EF)]Qui cause, je vous prie, son propos ennuyeux ? D'où viennent tant de pleurs regorgeants de ses yeux ? ANDROMAQUE. Méprise désormais, ô fier Hector, méprise Un songe que le Ciel tristement autorise. PRIAM. Je n'en puis que juger, mais à lui voir le teint D'une grande tristesse elle a le coeur atteint. ANDROMAQUE. [Note : Malheure (à la) : à la male heure, malheureusement. [R]]Néglige, malheureux, néglige à la malheure Cet augure de mort dont ton Père t'assure. PRIAM. Chaste épouse d'Hector, raconte les douleurs Qui tirent de tes yeux cette source de pleurs. ANDROMAQUE. Ta bonté m'y convie, ô Père vénérable. Mais pour me soulager du tourment qui m'accable. Commande en ma faveur que l'on aille quérir Ton malheureux Hector qui s'obstine à mourir. PRIAM. À mourir ! Sus, mes fils, amenez votre frère, Qu'il vienne, je le veux d'autorité de père. Lève-moi cependant de ce doute profond [Note : Comble en fond (de) : on dirait aujourd'hui de fond en comble, c-à-d totalement. (EF)]Qui ma trouble pensée émeut de comble en fond. ANDROMAQUE. Quoique pour mon tourment ta bouche le commande, Que puis-je refuser à si juste demande ? Je songeai cette nuit au point que le sommeil Couve plus doucement les paupières de l'oeil, Que j'embrassais Hector pâle, froid et sans âme. Je l'embrassais, hélas, ce souvenir me pâme ! Souillé de la poussière et du sang de ses coups : [Note : Quant et quant : en même temps. [F]]Je sentais quant et quant trembloter mes genoux, S'amortir les esprits animant mes artères, Et mes nerfs relâcher leurs forces ordinaires. À peine je m'éveille et sens un tel défaut Qu'encor longtemps après j'en soupire tout haut. Mon Hector cependant qu'entre mes bras je presse Demande qui me tient, me baise, me caresse Au lieu de me tancer, et ma voix longuement Répond à ses propos par sanglots seulement, Car le mortel objet dont mon âme était pleine Au creux de mes poumons retenait mon haleine. Encor une autre fois ce songe infortuné [Note : Dolent : qui souffre. [F]]À mon esprit dolent est depuis retourné ; Las ! Et me semble encor sa misérable image Voler devant mes yeux couverte d'un ombrage. PRIAM. Si d'un esprit dévot j'allume vos Autels, Écoutez ma prière, ô grands Dieux immortels, [Note : Ilion : autre nom de la ville de Troie. [L]]Écoutez, ô Patrons d'Ilion et de Troie, L'humble accent de ce voeu que Priam vous envoie. Si le songe mortel que j'entends réciter [Note : Admonester : avertir. [CSP]]Est procédé du Ciel pour nous admonester Du trépas de mon fils, faites-nous tant de grâce De détourner le coup qui sa tête menace : [Note : Somme : sommeil. [CSP]]Ou si le Dieu du somme abuseur des Esprits Un fantôme volage en sa caverne a pris Pour troubler Andromaque et me combler de peine, Effacez sa frayeur et nous la rendez vaine. ANDROMAQUE. Que plût au Ciel cruel le vouloir consentir : Mais ne le croyez pas : car c'est le démentir. [Note : Phoebus : Phébus, le Soleil. [F]]J'ai vu du clair Phoebus s'éclipser la lumière Lui disant au matin mon songe et ma prière. [Note : Recourant : implorant la protection. [T]]Recourant à l'autel j'allume un feu sacré, [Note : Gré (ne le prenne à) : n'y trouvent aucun plaisir. (Aca)]Mais les Dieux détournés ne le prennent à gré, [Note : Détournés : Distraits. (Aca)]Il s'éteint aussitôt et la victime offerte Bout dessous les charbons dont elle s'est couverte, Sans que jamais j'en puisse à force de souffler Un peu de claire flamme exciter dedans l'air, De sorte qu'elle reste à l'autel consommée Et comme tous mes voeux convertie en fumée. PRIAM. Quel est notre destin ! Ô Dieux, apaisez-vous, Et conservez Hector pour lui-même et pour nous : Car puisque votre grâce encor ne nous dédaigne Mais par tels messagers nos malheurs nous enseigne, Permettez d'espérer qu'auprès d'un tel souci [Note : Merci : pitié. [R]]Encor pour les Troyens loge quelque merci. ANDROMAQUE. » Connaître bien son mal ignorant le remède, [Note : Excède : surpasse. [CSP]]» Priam, c'est un malheur qui tous autres excède. PRIAM. » C'est aux Dieux en ce point qu'il nous faut recourir : » Seuls ils peuvent blesser, seuls ils peuvent guérir. ANDROMAQUE. » À leur juste vouloir s'égale leur puissance : » Rien ne saurait tromper leur haute connaissance : » Mais plusieurs accidents révélant aux humains, » Pour les en garantir n'y mêlent point les mains. PRIAM. » C'est le propre des Dieux de bien faire à tous hommes, » Et leur bras ne nous laisse ès dangers où nous sommes, » Quand d'un coeur suppliant nous cherchons leur secours, [Note : Rebours (le) : le contraire. (Fc)]» Mais quand on les méprise ils font tout le rebours. ANDROMAQUE. » C'est bien les mépriser de ne point faire estime » De l'avertissement fidèle et légitime » Qui nous vient de leur part, mais par trop de fierté » Autoriser en loi sa propre volonté. PRIAM. » Qui n'écoute les Dieux pour croire trop soi-même,» Se précipite aveugle à sa ruine extrême. ANDROMAQUE. Bientôt le saurons-nous ; nous verrons aujourd'hui Cet obstiné qui vient l'éprouver dessus lui. Retenez son ardeur, car s'il sort à la guerre, [Note : Mesure la terre : produit en tombant sur la terre une empreinte égale à son corps. [L]]Sous la lance Grégeoise il mesure la terre. PRIAM. Il ne dépend de lui pour se donner la loi. C'est moi qui suis son Père et, qui plus est, son Roi ; Et peux bien s'il me plaît du combat le distraire. [Note : Acheminer : mettre en bonne voie de réussir l'affaire. (EF)]Mais je veux par raison acheminer l'affaire. Ô mon plus ferme appui, te voilà donc armé. HECTOR. Monseigneur, il m'ennuie à languir enfermé. PRIAM. Le camp des ennemis s'attend à la bataille. HECTOR. [Note : Faille (ne) : n'y manque. (EF)]À moi ne tiendra pas que le nôtre ne faille. PRIAM. Je crains que le bonheur ne seconde vos coups. HECTOR. » Combattre et bien mourir dépend au moins de nous. PRIAM. » Que peut l'homme avancer si le Ciel est contraire ? HECTOR. » Le Ciel est favorable à qui tâche bien faire. PRIAM. » Mainte bataille on perd par un secret malheur » Où le sage conseil est joint à la valeur. HECTOR. » Qui pour un bon sujet arme sa main guerrière » Doit marcher au combat sans regarder derrière. PRIAM. » Quand le bon droit n'est pas à propos défendu » Il tombe en grand hasard s'il n'est du tout perdu. HECTOR. » Alors qu'on le défend par une force ouverte » Le gain n'en peut venir sans souffrir de la perte. PRIAM. » La prudence l'assure avec moins de hasard, » Et bien choisir son temps n'en est la moindre part. HECTOR. » Quand un événement fuit notre connaissance » Alors doit le discours rechercher l'apparence ; » Et si nous la croyons il faut sans plus tarder, » Jusqu'aux navires Grecs notre flamme darder. PRIAM. » Cette creuse Chimère experte en la feintise [Note : Prothée : Protée, il changeait de forme chaque jour. [T]]» Comme un autre Protée échappe notre prise, » Puis la voyant soudain de posture changer, » Le jugement se trouble au plus fort du danger ! HECTOR. » L'âme de nos soldats enflammée à la gloire, » Maintenant ou jamais, nous promet la victoire. PRIAM. [Note : Jà : avec le présent ou le passé de l'indicatif, déjà. [CSP]]Avec beaucoup d'ardeurs ils ont jà combattu, » Mais il faut pour gagner plus d'heur que de vertu. HECTOR. [Note : Heur : bonne fortune. [T]]» L'heur n'abandonne guère un résolu courage. PRIAM. » Lorsque plus il nous flatte il tourne le visage. HECTOR. » L'ordinaire des Dieux c'est d'aider aux meilleurs. PRIAM. » À tous bons et mauvais ils versent des malheurs. HECTOR. Faisons ce qu'il faut faire et leur laissons le reste. PRIAM. Mais ne tentons aussi leur courroux manifeste. HECTOR. » Leur courroux n'est à craindre en faisant son devoir. PRIAM. » Il est à craindre aussi ne faisant leur vouloir. HECTOR. » C'est d'eux que vient l'ardeur qui bout en nos gens d'armes. PRIAM. » D'eux vient aussi la peur qui se mêle aux alarmes. HECTOR. » Ce n'est à nous mortels de sonder leur secret. PRIAM. Ils le font trop connaître et c'est à mon regret. HECTOR. Rien ne nous pronostique une mésaventure. PRIAM. [Note : Augure : prédit. [T]]Mais tout, si tu vois clair, du malheur nous augure. HECTOR. [Note : Auspice : présage. [T]]» Défendre sa patrie est un auspice heureux. PRIAM. » Et la perdre est un acte infâme et douloureux. HECTOR. » Ne la sert-il pas bien qui pour elle s'expose ? PRIAM. [Note : Grand' chose : grande chose, l'apostrophe évite les 13 pieds. (EF)]» Mais il la sert bien mal quand il peut plus grande chose. HECTOR. Et que peut davantage un homme de valeur ? PRIAM. Vivre pour l'amour d'elle en un temps de malheur. HECTOR. Et n'est-ce pas mon bras qui me peut rendre utile ? PRIAM. » La prudence du chef conserve mieux sa ville. HECTOR. » Le conseil sans la main est une âme sans corps. PRIAM. » La main sans le conseil jette aux vents ses efforts. HECTOR. Ai-je rien négligé pour l'ordre de l'armée ? PRIAM. L'ordre ès jours malheureux se dissipe en fumée. HECTOR. Que me faut-il donc faire afin de faire bien ? PRIAM. Demeurer en séjour sans entreprendre rien. HECTOR. Nos gens tous d'une voix demandent la bataille. PRIAM. » Le Chef qui les croit trop ne fait chose qui vaille. HECTOR. Et que diraient les Grecs le voyant reculer ? PRIAM. Faites bien seulement et les laissez parler. HECTOR. Que leur gosier moqueur dégorgera d'outrages ? PRIAM. C'est peu d'être blâmés si nous demeurons sages. HECTOR. Leur risée à nos coeurs toute ardeur éteindra. PRIAM. Leur aigreur inutile irrités vous rendra. HECTOR. » La honte abâtardit une âme généreuse. PRIAM. » Mais l'excite à vengeance et la rend vigoureuse. HECTOR. Vivrons-nous donc terrés au creux de ces Remparts ? PRIAM. » C'est beaucoup de se mettre à l'abri des hasards. HECTOR. Bon conseil pour un coeur lâche et pusillanime. PRIAM. Meilleur pour un esprit qui la prudence estime. HECTOR. Après si long repos leur pouvons-nous faillir ? PRIAM. » Pour bien défendre il faut rarement assaillir. HECTOR. » C'est comme aux assiégeants on hause le courage. PRIAM. » C'est comme l'assiégé résiste davantage. HECTOR. Pourrez-vous supporter de voir votre maison Par telle lâcheté se faire une prison ? PRIAM. Quand Troie on ne pourra garder par des batailles, Elle se défendra par ses fortes murailles. HECTOR. » Le brave Cavalier, le résolu soldat [Note : Boulevart : boulevard, gros bastion. [T]]» Ne peut vivre enfermé dedans un boulevard. PRIAM. » Le sage Gouverneur, le prudent Capitaine » N'use point de la main où la force en est vaine HECTOR. Bien, quittez la campagne et vous verrez bientôt Fondre dessus nos murs les Grégeois et leur Ost. PRIAM. [Note : Épandues : répandues. [T]]Voilà bien dit, mon fils, leurs troupes épandues [Note : Fondues : détruites. [CSP]]Contre nos hauts Remparts retourneront fondues [Note : Ne plus ne moins : ni plus ni moins. (Fc)]Ne plus ne moins qu'on voit les efforts de la mer En vain contre les bords par assauts écumer ; Les flots ont beau doubler leur lutte mugissante ; Elle devient enfin muette et languissante ; Car toujours les Rochers restent plantés debout [Note : Brider la fureur : contenir la fureur. [L]]Pour brider la fureur qui dans les vagues bout. HECTOR. Je ne veux démentir cette bonne espérance ; Mais tant qu'Hector vivra, c'est dessus cette lance, Non sur des bastions qu'il fonde son appui. » L'espoir d'un coeur vaillant ne dépend que de lui. PRIAM. Mon cher fils, mon Hector, ma plus douce pensée, Ne prends point le conseil d'une ardeur insensée Qui te guide à la mort sous l'appas d'un combat : Tu ne vis parmi nous comme un simple soldat, [Note : Disetteux : Qui manque habituellement des choses nécessaires à la vie. [L]]Qui disetteux d'honneur doit chercher aux alarmes Quelque Laurier vulgaire à couronner ses armes ; Ta gloire est jà montée en si notable lieu, Que le peuple Troyen t'estime un demi Dieu ; Respecte nonobstant d'un esprit débonnaire [Note : Chenu : tout blanc de vieillesse. [R]]Ton vieux Père chenu, ta vénérable mère Qui te prie instamment qu'aujourd'hui le Soleil Ne te voie au combat. Ô guerrier nonpareil, » Cède à notre vouloir : au double est estimable » Qui peut servir aux siens et leur être agréable. HECUBE. S'il te reste, mon fils, quelque petite part [Note : Départ : abandonne. [CSP]]Du respect naturel dont jamais ne départ L'homme né pour l'honneur et le bien de sa race, Je me promets aussi d'obtenir cette grâce ; Mais les voeux paternels ont sur toi tant de poids Qu'ils n'ont aucun besoin du renfort de ma voix. HECTOR. Les Dieux ne m'ont formé de si triste nature, Je n'ai reçu de vous si peu de nourriture, Que je ne sache au moins tout ce qu'il faut savoir [Note : Endroit (en votre) : à votre égard. [CSP]]Pour bien en votre endroit acquitter mon devoir : [Note : Courre fortune : je me risque. (Fc)]Mais permettez plutôt que je courre fortune, Qu'au clair de mon honneur s'imprime tache aucune. Que va dire le Grec si prompt à se moquer, Si pour mon seul regard on ne veut l'attaquer ? PRIAM. Cette brave jeunesse aux armes si bien née Rabattra le caquet de sa bouche effrénée : Car quoi que je propose on ne laissera pas D'éprouver aujourd'hui la chance des combats. Vous, AEnée et Paris, Deiphobe et Troïle [Note : Ost (tirez l') : Faites sortir l'armée. [R]]Polidame et Memnon, tirez l'Ost de la ville, [Note : Champs (menez aux) : menez au champ de bataille. [T]]Et le menez aux champs : pour moi je prends le soin D'envoyer le secours s'il vous fait de besoin. Mais pour toi, mon Hector, mon unique espérance, La seule ancre sacrée où gît notre assurance, [Note : Requoy (à) : en repos. [CSP]]Dépouille cette armure et demeure à requoi ; Je le veux comme Père et l'enjoins comme Roi. HECTOR. Ô sainte autorité qui m'es toujours sacrée, Je ne saurais faillir pourvu que je t'agrée, Je crains trop d'encourir le céleste courroux, Si pour plaire à moi seul je déplaisais à tous ! Éteins donc, ô mon coeur, toute ardeur de bataille. Puisqu'il vous plaît, amis, je quitte cette maille, [Note : Grèves : jambières. [CSP]]Cet armet, cet écu, ces grèves, ces brassards, [Note : Mars : Dieu de la guerre. [R]]Et pour sacrifier je prends congé de Mars. Travaillez tous pour moi. Noblesse généreuse De l'honneur de la lance ardemment amoureuse, Empêchez que les Grecs ne puissent estimer, Qu'Hector saigne du nez quand il se faut armer. Vous voyez quel sujet pend au râteau mes armes[Note : Alarmes (courrez dans les) : courrez vers l'ennemi quand sonne l'alarme. (EF)]M'empêche de sortir : courez dans les alarmes, Et si je puis revoir l'heureux jour de demain Au plus fort des combats vous connaîtrez ma main. [Note : Heure (à la bonne) : je le veux bien. (Fc)]Allez, mes compagnons, marchez à la bonne heure. Et ne retournez point que la Grèce ne pleure La mort de maint grand Duc immolé par le fer Dessus l'autel de Mars aux déités d'Enfer. LE CHOEUR. Veuille le Ciel bénin soutenir la querelle Qu'après mille combats notre camp renouvelle, Et si bien renforcer les nerfs de sa vertu, [Note : Exercite : armée. [CSP]]Que l'exercite Grec s'en retourne battu Vaincu, désespéré d'avoir perdu sa peine À tenter par dix ans une entreprise vaine, Dont le fruit soit la honte et l'éternel regret [Note : Indiscret : provoqué par folie. [CSP]]D'avoir trop obstiné un serment indiscret. HECTOR. C'est par là qu'il convient commencer la bataille, » Notre ardeur sans les Dieux n'est rien qu'un feu de paille » Mais au reste pensez qu'aux périlleux combats » Où l'ordre n'a point lieu, peu sert l'effort du bras. » Commande qui le doit, qui le doit obéisse : » Ce n'est pas peu d'honneur de faire un bon service. [Note : Empire (l') : l'autorité. [R]]» L'Empire de plusieurs est volontiers confus ; Mais comme un seul esprit est par le corps diffus, Qui le meut en tous sens, de même votre armée D'une volonté seule ait la force animée. Grands Guerriers, je vous tiens ce discours en passant, Car si le sort fatal en nos faits tout puissant Ajoute sa faveur avec votre conduite, Aujourd'hui le Soleil verra la Grèce en fuite, Et vous revenus sains, honorés à l'envi De vos bons vieux parents et du peuple ravi. De moi qui reste enclos entre ces deux murailles, Je sens un feu secret qui me cuit les entrailles, Pour ne participer à ce proche bonheur, Qui vous promet à tous grande moisson d'honneur. PRIAM. Vous devez être, Hector, assouvi des Trophées Desquels on voit briller vos portes étoffées. » Quand le désir de gloire est trop immodéré, » Le plus sain jugement en devient altéré ; » Et vouloir faire tout, c'est vouloir l'impossible, » Voire il est dommageable encor plus que pénible. ANDROMAQUE. Quelque peu mon esprit commence à respirer, Puisqu'Hector est gagné, puisqu'il veut demeurer. Sans tenter aujourd'hui les hasards de la guerre. Ce saint noeud de respect qui maintenant le serre Tient mon courage à l'ancre au milieu de ces flots ; Qui semblent conjurer contre notre repos. » C'est avoir beaucoup fait sur une âme obstinée » De la pouvoir contraindre une seule journée.» Car il peut advenir que le fatal moment » Qu'occupe le danger coule insensiblement » Pour ne plus revenir : le malheur ne séjourne, » Et si comme l'on dit sur ses pas ne retourne. LE CHOEUR. » On se lasse de tout excepté de bien faire. Los : gloire. [CSP] » L'homme amoureux du los » Trouve son action un plaisir ordinaire, » Et n'a plus grand travail que son propre repos. » Tant plus l'âme goûte au doux fruit de la gloire » Plus en croît le désir ; » Ce philtre est si plaisant qu'on s'altère à le boire, » Et que plus on en boit plus en vient de plaisir. » Si rien peut exciter la vertu généreuse » C'est la clarté du nom » Qui pénètre à travers toute nue ombrageuse, » Et discourt par le Ciel sur l'aile du renom. » La pompe des grandeurs est au sens agréable, » L'or nous charme les yeux ; » La volupté nous rit, nous aimons bonne table ; » Mais le désir d'honneur nous touche encore mieux. » Désirable Nectar, délices salutaires » Qui naissez du vrai bien, » Ne vous profanez point à ces âmes vulgaires, » Qui s'estiment beaucoup et ne méritent rien. » Que la valeur vous gagne au milieu des batailles : » Là naissent les Lauriers. » Que sert de raconter les poudreuses médailles ? » Les triomphes fameux de ces vieux devanciers ? » Certes pour la vertu faut travailler soi-même, » Endurer froid et chaud, » Fouler aux pieds la honte et le péril extrême, » Et porter un courage aussi constant que haut. » Quand la gloire s'emplume avec de fortes ailles » Elle vole en tous lieux ; » Puis s'élève bien loin de ces choses mortelles, » Et de rayons divins flambe dedans les Cieux. » Qui s'endort dans le sein d'une lâche mollesse » D'oisiveté vaincu, » Vain fardeau de la terre, indigne de noblesse, » Pourra t-il témoigner qu'il ait jamais vécu ? » Caché dedans la vie ainsi qu'en sépulture » Ne soit jamais connu ; » Ne reste rien de lui que son Idole obscure » Refondant dans le Rien dont il était venu. » Ce n'est point la raison que le vice s'empare » Du prix des vertueux, Enquan (mis à l') : mis à l'encan, mis en vente publique à l'enchère. [L] » Qui n'est mis à l'encan ni pour l'argent avare, » Ni pour le vain orgueil de ces présomptueux. ACTE III HECTOR, ANTÉNOR, MESSAGER, CHOEUR, HÉCUBE, PRIAM, ANDROMAQUE, CASSANDRE. HECTOR. [Note : Peine (à) : difficilement. [T]]» Tous Arts pour dire vrai sont pratiqués à peine ; » Mais l'illustre métier du noble Capitaine » Est tant plus difficile à bien exécuter, » Qu'on le voit en honneur tous autres surmonter. » Alors que l'artisan se trompe en son ouvrage, » Par les règles de l'art conjointes à l'usage » Il corrige le vice et remet tout à point ; » Mais les fautes d'honneur ne se réparent point : » Une erreur fort légère, une parole omise, » Un effet négligé l'exposent à la prise » D'un tas de médisants plus lâche qu'envieux » Auxquels son vif éclat blesse l'âme et les yeux : » Ces mouches qui jamais au poli ne s'attachent, » Leurs poignants aiguillons impudemment délâchent » Contre un coeur innocent, et pour le piquet fort » Aiment mieux en sa plaie y recevoir la mort. Je pense ouïr déjà des langues mensongères Enfoncer mon honneur de cent pointes légères ; Et pense voir déjà les insolents Grégeois Accompagner leurs coups de blasphémantes voix Contre ma gloire acquise aux dépens de leur vie : Mais si demain revient j'ôterai toute envie D'outrager mon courage, et blâmer désormais Ce bras de qui la peur ne triompha jamais. ANTENOR. [Note : Embesoigne : embesogne ; occupe. [CSP]]Bien que notre Ost vainqueur ailleurs les embesoigne [Note : Feins-toi : imagine-toi. [L]][Note : Vergoigne (à) : à vergogne, à honte. [R]]» Feins-toi qu'il soit ainsi, je ne tourne à vergoigne » À l'homme qui demeure en ses faits innocent, » Si quelqu'un le découpe alors qu'il est absent. » Aussi notre devoir, seule règle infaillible » Où l'honneur se mesure, excepte l'impossible : » Et de là je comprends, ô Chevalier parfait, » Que l'offense ne touche à qui point ne la sait, » Et que celui sans plus doit en boire l'injure » Qui l'oit, et n'en dit mot, la connaît et l'endure. HECTOR. » Il mourra sans renom qui de lui n'a souci. ANTENOR. » Il vivra sans repos qui s'en afflige aussi. HECTOR. » Celui mérite affront que la crainte fait taire. ANTENOR. » Et blâme qui médit sans voir son adversaire. HECTOR. » Il ne faut point souffrir qu'on mal parle de nous. ANTENOR. » Quoique l'on fît tout bien on ne peut plaire à tous. HECTOR. Qu'on ne leur plaise point, mais au moins qu'ils se taisent. ANTENOR. » Plutôt les vents bruyants que les langues s'apaisent. HECTOR. » La valeur d'un grand Prince apporte de la peur. ANTENOR. » Tel parle hardiment qui tremble dans le coeur. HECTOR. » Mais la gloire languit se ressentant blessée. ANTENOR. [Note : Passée : peut-être faut-il substituer pansée. (PdJ)]» Une plaie ainsi faite est aussitôt passée. HECTOR. » Toujours la cicatrice en paraît sur le front. ANTENOR. » Encor qu'elle paraisse on n'y lit plus d'affront : » Ainsi le grand Guerrier que l'honneur déifie, » Des marques de ses coups aux siens se glorifie. HECTOR. » Aussi par là se voit qu'il a bien combattu. ANTENOR. » Et par l'autre on connaît qu'il a de la vertu, » Qui peut être sans tare et non jamais sans blâme. HECTOR. En quoi donc le devoir d'une généreuse âme ? ANTENOR. » À montrer son courage entier et tout parfait, » Soit qu'il faille employer la parole ou l'effet : Bref tel qu'on voit reluire en ta valeur extrême, Qui doit tout son exemple emprunter de soi-même. HECTOR. Ne connaissant en moi cette perfection, Il me plaît rapporter à ton affection Cet éloge d'honneur plutôt qu'à mon mérite, Si parfois je fais bien en cela je t'imite. Mais rompons là, mon Père, et recherchons plutôt Quel succès de fortune accompagne notre Ost. ANTENOR. J'ai connu des blessés qui rentraient dans la ville Qu'Alexandre, Memnon, Deiphobe et TroïlePar émulation font tous à qui mieux mieux : Que d'un autre côté les Grecs audacieux Assaillent rudement et rudement repoussent. Telle qu'on voit la mer quand deux vents la courroucent Par leur souffle contraire en berçant reflotter Et vague contre vague écumeuse affronter, Semblables on peut voir les deux fortes armées De désirs ennemis à la charge animées, Tantôt aller avant et tantôt reculer ; Sur elles la victoire est balancée en l'air, Sans qu'on puisse connaître à son aile douteuse Quelle part tournera sa faveur paresseuse. HECTOR. Regardez Troie, ô Dieux, et son vol arrêté Ferme se maintiendra dessus notre côté, [Note : Tins : tenu. (EF)]Après que le fier Mars l'aura tins en secousse, » Car votre vouloir juste est le vent qui le pousse. ANTENOR. Je m'en vais reconnaître avec ces propres yeux Qui des camps opposés se portera le mieux ; Puis quand du haut sommet de nos larges murailles Mon oeil aura couru par les rangs des batailles, Je t'en ferai rapport, afin que par conseil, Tu venges le défaut de ton bras nonpareil. HECTOR. Va, mon cher Anténor, et sur le champ avise Les moyens d'avancer notre juste entreprise : Car les sages discours de ton Esprit prudent [Note : Frauder : éluder. [L]]Ont fraudé plusieurs fois maint sinistre accident. » Quel déplaisir ressent un généreux courage » Qui bout après la gloire, et chérit davantage » Le pénible labeur que le morne repos, [Note : Los : gloire. [CSP]]» Quand sa vertu hautaine amoureuse de los » Repose au lâche sein d'une molle paresse » Dont la froide langueur engourdit la prouesse. » La vertu se nourrit de sa propre action ; » Et l'âme aventureuse, en qui l'ambition » De se faire connaître aux peuples de la terre [Note : Assaut : assaille de assaillir, attaque. (EF)]» Assaut tous les pensers d'une secrète guerre, [Note : Cesser d'employer (le) : l'infin. comme subst. avec article reçoit un complément. (PdJ)]» Pense que le cesser d'employer sa valeur [Note : Lui tient lieu : L'auteur avait mis qui tient lieu, évidemment fautif. (PdJ)]» Lui tient lieu de reproche ou d'extrême malheur. » Ô trois fois bienheureux sur tous autres j'estime » Qui dispose à son gré d'un dessein magnanime, » Sans être inquiété par les exhortements » D'un père appréhensif, par les embrassements » Que joint à ses baisers une femme agréable, » Par les voeux respectés d'une mère honorable, » Par les graves conseils des vieillards révérés [Note : Tiré (à la vertu) : Attirés vers la vertu. [R]]» Quand, dis-je, à la vertu ses efforts sont tirés. Où moi que ces liens captivent dans la ville, Je reste malheureux aussi bien qu'inutile ; [Note : Je crois de bien faire : De est explétif. (PdJ)]Si je crois de bien faire en demeurant ici, Je crains que n'en sortant je fasse mal aussi. [Note : Sinon qu'elle apparaîsse : qu'à condition qu'elle apparaisse. (EF)]» La clarté n'est clarté sinon qu'elle apparaisse : [Note : Mais plus qu'on le connaisse : mais mieux qu'on le reconnaisse. (EF)]» C'est beaucoup d'être bon, mais plus qu'on le connaisse : » Car de là naît au coeur un plaisir si constant, » Qu'il reste de soi-même en soi-même content. » Si les bons toutefois tiennent d'expérience, » Qu'il n'est un tel rempart que de la conscience, » Mon esprit est sans gêne et mon coeur sans remords ; Tout prêt et disposé de paraître dehors. LE CHOEUR. Qui voudrait te blâmer, chevalier sans reproche, Dessous un front d'acier aurait un coeur de roche : [Note : Luit (nous) : nous fait briller. [R]]Ton renom glorieux de tels rayons nous luit, Que comme un clair Soleil il perce toute nuit. [Note : Mycène : Mycènes, ville et Royaume dont Agamemnon fut Roi. [T]]Les grands chefs de Mycène ont senti ta vaillance : [Note : Bronchés : tombés. [CSP]]Déjà grand nombre d'eux sont bronchés sous ta lance, Dont le nom sert de preuve à ta rare vertu : Mais c'est plus grand honneur de t'avoir combattu Et d'en rester privé de l'âme et de la gloire, Que d'avoir sur tout autre obtenu la victoire. » Car c'est un argument de coeur aventureux, » Que d'oser assaillir un homme valeureux. » les Lions courageux de l'Afrique rôtie [Note : Éjouissent (s') : se réjouissent. (Fc)]» S'éjouissent de voir un Taureau pour partie, » Et ne poursuivent point les papillons volants.» Ceux-là dont les esprits sentent de hauts élans, » Couvent mille dépits au fond de leur poitrine » Alors qu'un bas sujet au coup les achemine ; » Mais si quelque grand Chef se présente au combat, » D'allégresse et d'ardeur le courage leur bat. Ô foudre des Guerriers aux plus fiers redoutable, S'il est un seul mortel qui te soit comparable Ajax le pourra dire, Ajax dont le fort bras [Note : Rebras : replis. [F]]Porte un large bouclier couvert à sept rebras : [Note : Thénère : peut-être Teucer, frère d'Ajax, célèbre archer. (PdJ)]Thénère en parlera qui d'une main fort juste Pousse le dard volant et la flèche robuste : On le pourra savoir du grand Agamemnon Qui passe tous les Grecs et de rang et de nom : [Note : Tytide : Diomède , fils de Tydée. (PdJ)]Il sera témoigné du courageux Tytide, Qui combattrait les Dieux de son bras homicide : [Note : Nestor : fils de Nélée, Roi de Pylos. [T]]Il sera reconnu du vieux Prince Nestor, Qui parlant au conseil verse un beau fleuve d'or, [Note : Double et cauteleux : fourbe et rusé. [T]]Et rapporté du double et cauteleux Ulysse [Note : Accorte malice : adroite malice [T]]Dont on craint moins le bras que l'accorte malice. Et confirmé d'Achille encores que ses yeux Soient voilés contre toi d'un courroux envieux. Aussi l'on dit partout où parvient la nouvelle Des combats entrepris pour Hélène la belle, Que tu sers aux Troyens comme d'un mur d'airain [Note : Assaut : assaille de assaillir, attaque. [R]]Duquel étant couverts on les assaut en vain. Non les hommes sans plus ; les choses insensibles Admirent à l'envi tes forces invincibles. [Note : Cybèle : Déesse phrygienne, elle prit son nom d'une montagne de Phrygie. [T]]Combien de fois le mont à Cybèle sacré Regardant à ses pieds un peuple massacré Qui faisait de toi seul sa mourante complainte, A-t-il tremblé d'horreur, de merveille et de crainte ? Combien de fois les champs qu'il découvre plus bas Furent-ils ébranlés sous les coups de tes bras ? [Note : Simoïs et Scamandre : deux rivières qui passent près de Troie. [T]]Combien de fois encor Simoïs et Scamandre Voyant à gros torrents le sang Grégeois s'épandre Dans leurs flots étonnés de perdre leur couleur, [Note : Points : de poindre, piqués. [CSP]]Au fond de leurs palais points d'ire et de douleur, Ont-ils craint que les corps dont tu peuplais les ondes Gardassent de rouler leurs Nymphes vagabondes ? D'entre tous ces témoins et muets et parlants Qui vont à qui mieux mieux ta vertu révélant, S'élève haute en l'air la prompte Renommée Qui d'une bouche vraie et non jamais fermée Publie à tous venants qu'en valeur et conseil Tu n'as point de second sous le cours du Soleil. HECTOR. Si j'ai vu mes exploits marqués en la mémoire, L'honneur en soit aux Dieux ; car je ne peux point croire [Note : Heur : bonne fortune. [T]]Que notre heur ès combat naisse de notre main ; » Si le Ciel ne bénit l'homme travaille en vain. LE CHOEUR. » La grandeur des humains n'a rien de plus céleste, » Que quand parmi sa gloire elle est sage et modeste. HECTOR. [Note : Fomente : excite. [L]]» Celui qui se connaît ne méconnaît point Dieu, » Qui dispose de tous et préside en tout lieu. LE CHOEUR. » Bien que cela soit vrai, l'on peut sans faire outrage » À l'ouvrier, honorer l'instrument et l'ouvrage. » Quand quelqu'un a bien fait par le secours des Dieux, » Il ne le faut priver d'un renom glorieux : » Car la douce louange entretient et fomente » Le désir de bien faire en toute âme excellente. HECTOR. [Note : Loyer : salaire. [CSP]][Note : Dessert : de desservir, mérite. [CSP]]» Celui-là qui sert bien dessert un beau loyer ; » Autrement il viendrait plus long à s'employer. LE CHOEUR. » Le guerdon seul de gloire est propre et convenable » À couronner en l'homme une action louable. HECTOR. » Tous ces autres trésors qu'on cherche avidement, [Note : Voirement : vraiment. [CSP]]» Au prix d'un bruit fameux ne sont rien voirement. LE CHOEUR. » C'est par cet aile aussi que les hommes de guerre » Volent durant leurs jours par le rond de la terre. HECTOR. » Dites plus, que le bruit acquis à leur valeur » Fait naître une autre vie en la mort de la leur. LE CHOEUR. » Car si pour peu de jours tristes et périssables » Leur corps endurait tant, ils seraient misérables. HECTOR. [Note : Çà bas : ici-bas. [T]]» Il vaudrait mieux çà bas n'être jamais venu, » Que sortir du Théâtre et n'être point connu. LE CHOEUR. [Note : Ente : greffe. [T]]» Ce désir que Nature ente aux âmes plus belles [Note : Admoneste : avertit. [CSP]]» Nous admoneste assez qu'elles sont immortelles. HECTOR. » C'est de ce haut espoir que notre intégrité » Prend sur tous nos desseins suprême autorité. LE CHOEUR. » Voyez comme chacun tâche même à revivre [Note : Bronze (de la) : du bronze. Certains l'on fait du féminin. [R]]» Ès traits inanimés de la bronze et du cuivre. HECTOR. [Note : Mort des portraits : un portrait est quelque chose de mort , des faits sont du vivant. (EF) ]» Respire qui voudra dans le mort des portraits, » J'aime mieux quant à moi vivre dedans mes faits. LE CHOEUR. » Ils conservent aussi les traits de notre gloire » Beaucoup plus longuement que l'airain et l'ivoire. HECTOR. » Si pour montrer le corps on prend tant de labeur, » Combien en faut-il prendre à faire voir le coeur ? LE CHOEUR. » Cela fait que la vie à la mort on échange, » Lorsque l'on se promet d'en acquérir louange. HECTOR. » J'ai toujours résolu sur semblables discours, » Qu'il fallait beaucoup faire et vivre moins de jours. LE CHOEUR. » La longueur de la vie aussi ne se mesure » Par le nombre d'ans que nous prescrit nature. HECTOR. » Il vaut mieux faisant bien vivre un jour seulement, » Que durer un long siècle et vivre oisivement. LE CHOEUR. [Note : Langarde : qui parle sans discrétion. [T]]» La paresse langarde et faible en toute sorte » Est de l'homme vivant la sépulture morte. HECTOR. » Qui par faveur du Ciel est au bien adonné, » Dans ses tristes liens n'est jamais enchaîné. LE CHOEUR. » Aussi quand ce poison dans notre âme se glisse, » Il la charme et l'endort ès ordures du vice. HECTOR. Qu'il n'approche jamais les murs d'une Cité, Qui conforme ses moeurs aux règles d'équité. Mais quel bruyant tumulte étourdit mon oreille ? Est-ce un renfort nouveau que Priam appareille Pour secourir nos gens ? Quel trouble ois-je là-bas ? Non, ce n'est point un bruit ému par des soldats, Ce sont des cris piteux et des voix effroyables, Des soupirs confondus aux accents lamentables Dont la rumeur ressemble aux abois mugissants Que fait le vent mutin sur les flots blanchissants, [Note : Bruyent le naufrage : Font un bruit sourd et confus comme dans un naufrage. [T]]Qui contestent ensemble et bruyent le naufrage Venant à se briser aux durs flancs du rivage. Marchons pour en savoir. LE CHOEUR. [Note : Jà : avec un impératif, jamais. [CSP]]N'allez jà plus avant. Voici l'un de vos gens qui nous vient au devant. HECTOR. Quel murmure là-bas hautement se démène ? [Note : Peine (à) : difficilement. [T]]Mon ami, dis-le-nous ; tu respires à peine. MESSAGER. Ô magnanime Hector, j'accours aussi de loin Implorer ta valeur à l'extrême besoin. HECTOR. Qu'est-il donc survenu ? La fortune animée [Note : Faut-elle de garant : manque-t-elle de garant. [CSP]][Note : Heur (à l') : à la bonne fortune. [T]]Faut-elle de garant à l'heur de notre armée ? MESSAGER. [Note : Peine (à) : difficilement. [T]][Note : Scadrons : escadrons, bataillons, troupe de gens armés. [CSP]]Ton camp subsiste à peine, et les squadrons Grégeois Le rechassent vers Troie et de main et de voix. HECTOR. Que font vos compagnons ? Que font vos Capitaines ? MESSAGER. Ils s'efforcent beaucoup, mais leurs armes sont vaines. HECTOR. Et nos Princes Troyens joignent-ils point de près ? LE CHOEUR. [Note : Palme ou le cyprès : la gloire ou la mort. [T]]Chacun veut acquérir la palme ou le Cyprès. HECTOR. » Il ne faut qu'un poltron pour causer le désordre. LE CHOEUR. Las ! C'est par un malheur, non faute de bien mordre. Troie armée au combat allégrement courait [Note : Argien : de l'Argolide, qui a pour capitale Argos. [T]]Devers l'Ost Argien qui rangé demeurait Sur les champs étendus, d'où le bruit d'un tonnerre Semblait comme sortir et rouler par la terre : L'Olympe en tremblait tout, et les bas fondements Chancelaient sous les pieds, les clairs hennissements [Note : Bruyaient : faisaient un bruiit sourd et confus. [R]]Des chevaux écumant bruyaient dedans le vide, [Note : Xante : Xanthe, petite rivière près de Troie. [T]]Et Xanthe se cachait en son Palais humide. À grand-peine eut fini cet horrible moment, Que les camps ennemis d'un raide élancement Se ruent l'un sur l'autre, et par le fier outrage De la langue et du bras enveniment leur rage. L'un défendait tantôt et tantôt assaillait, [Note : Rebaillait : redonnait. (Fc)]L'autre les coups reçus au double rebaillait ; Le soldat au soldat, le gendarme au gendarme S'attachait fièrement, en sa mort nulle larme Il ne versait de l'oeil, ains tombait menaçant Du trépas jà reçu ceux qui l'allaient pressant. [Note : Presse : foule. (EF)]Les Chefs des deux partis recherchaient dans la presse Un champion illustre et vanté de prouesse, Ne voulant pas cueillir dessus le champ d'honneur Une palme de prix moindre que leur valeur ; Si bien qu'en mille endroits par l'épée et la lance [Note : Vidait des duels : terminait des duels. [L]][Note : Outrance (à l') : duel devant se terminer par la mort d'un des combattants. (Fc)]On vidait des duels aspirant à l'outrance. Mais quand aucuns des Grecs plus hautains et plus forts Ont signalé leurs coups de trois ou quatre morts, [Note : Tête (faire) : s'opposer. (Fc)]Et ne trouvent plus rien qui veuille faire tête ; Ils roulent par l'armée ainsi qu'une tempête, [Note : Scadrons : escadrons, bataillons, troupe de gens armés. [CSP]]Et n'apercevant point en nos squadrons rangés Flamboyer ton armet, ils font des enragés, Comme loups attaquants les boeufs gras d'un herbage, Tandis que le Pasteur cause au prochain village. Comment ? Profèrent-ils d'un accent orgueilleux, Où est donc cet Hector ? Ce Prince merveilleux ? [Note : Gendarme bravache : Ici, soldat fanfaron. [CSP]]Ce puissant champion ? Ce gendarme bravache ? Lorsqu'on en vient aux mains il demeure en sa cache ? Promettait-il naguère un si brave dessein ? [Note : Mignarde : caresse. [CSP]]Andromaque, pensez, le mignarde en son sein, Tandis que ces soldats sans chef et sans courage, Victimes de nos mains, tombent en ce carnage. Ces termes par les Grecs prononcés âprement Dans les coeurs des Troyens forment l'étonnement ; Et quoique nos Seigneurs que ce discours désole, Exhortent vivement d'exemple et de parole, Courent aux premiers rangs, louent les bons soldats [Note : Couards : qui ont de la lâcheté. [T]]Et blâment hautement ceux qui font des couards, Par un fatal destin ; car ainsi je l'appelle, Notre camp malmené ne bat plus que d'une aile ; [Note : Médite : réfléchit profondément quelle route, quelle décision il va prendre. [L]]Et s'il ne voit bientôt ton bel astre éclairer, Il médite sa route et se va retirer. C'est pitié que de voir nos bandes éclaircies [Note : Roussies : rougies. (EF)][Note : Dolopes (des) : par les Dolopes, Peuple de Thessalie. [T]]Des Dolopes guerriers dont les mains sont roussies [Note : Phrigiens : Phrygiens, ils furent battus par les Grecs à la guerre de Troie. [T]]Au sang des Phrygiens qui regorge à ruisseaux ; C'est une horreur de voir les soldats à monceaux [Note : Gensd'armes : Ici, cavaliers pesamment armés. [CSP]]L'un sur l'autre entassés, et les meilleurs gens d'armes Captifs sous leurs chevaux et pressés de leurs armes. C'est peu pourtant au prix des longs gémissements, Des soupirs éclatants, des aigus hurlements Que jettent alentour de maintes funérailles Ceux que l'âge et le sexe exemptent des batailles. Là la ville en frémit, et les bourgeois troublés Attendent leur ruine en cent lieux assemblés. Où court si tôt Hector transporté de colère ? LE CHOEUR. [Note : Comme : comment. [CSP]]Après avoir connu comme va notre affaire, Il va donner quelque ordre à dresser du secours. MESSAGER. [Note : Recours : courre une seconde fois. [R]]Allez donc l'assister, car au camp je recours En porter à nos gens l'espoir et la nouvelle. LE CHOEUR. Ô fortune inconstante, outrageuse, et rebelle ! Jusqu'à quand ce malheur ? Doit-on plus espérer De voir par les combats notre honneur prospérer ? Les Cieux sont-ils tournés en faveur de la Grèce ? À ce coup donc, ô Troie, augmente ta tristesse, Redouble tes soupirs, le destin rigoureux Hâte les mouvements de ton sort malheureux ; [Note : Nous vont faire leur proie : vont faire de nous leur proie. (EF)]Ces voleurs inhumains nous vont faire leur proie, On dira quelque jour : ici jadis fut Troie, Là son grand Ilion enclos de plus de tours, Qu'au cours de l'an entier on ne compte de jours » Tout périt ici-bas, les hommes, les familles, » Les maisons, les Palais, les Châteaux et les villes ; » Et les Empires même ont leur but limité : » Rien ne saurait durer en toute éternité, » Que l'éternité seule, et les saisons qui changent » Font les jours, puis les jours l'un par l'autre se mangent. Mais voilà pas Hélène ? Elle approche vers nous. Ô l'unique sujet de la perte de tous, Tu causes de grands maux, et ce n'est point merveille, [Note : Débattrait une beauté pareille : on discuterait sur une beauté pareille. (EF)]On débattrait mille ans une beauté pareille ; » Entendons ces soupirs : C'est un contentement » D'ouïr en son malheur lamenter doucement. HÉLÈNE. Ô misérable Hélène ! Ô Dame infortunée ! Tu pleures à bon droit, puisque tu ne fus née Que pour causer la mort de tant d'hommes vaillants [Note : À l'envi : à qui mieux mieux. [T]]Au front des murs Troyens à l'envi bataillant. Cette fleur de beauté qui tombe en peu d'années, Ces Lys soudain passés, ces roses tôt fanées, Cet oeil en moins de rien couvert d'obscurité Devait-il être ô Dieux à tel prix acheté ? Tant d'illustres Seigneurs, de Princes remarquables [Note : À l'égal : pareillement. (Fc)]À l'égal ennemis, à l'égal misérables, [Note : Sujet (pour mon ) : à cause de moi. (Fc)]Occis pour mon sujet valent-ils moins que moi, Moi qui vis sans honneur aussi bien que sans foi ? Je dois d'un trouble étrange avoir l'âme saisie, Voyant dedans un champ l'Europe avec l'Asie [Note : Enferrer (s) : s'accabler. [CSP]]Combattre pour moi seule, et s'enferrer de coups Au gré de mes rivaux l'un de l'autre jaloux. Puis-je vivre assurée au milieu de ces veuves Qui détestent la Grèce, et maudissent les glaives [Note : Bas (tomber) : tomber sur le sol. (EF)]Par qui leurs chers maris forcés de tomber bas [Note : Épandu la vie : perdu la vie. (EF)]Ont épandu la vie au milieu des combats ? De quelle oeillade, ô Dieux ! Puis-je être regardée De l'amante fidèle à l'amant accordée, Qui par un dur destin à la mort succombant Soupire encor pour elle et la nomme en tombant. De quel front puis-je voir ces misérables pères [Note : Envieillit de misères : rend plus vieux par leurs misères. (EF)]Que la mort de leurs fils envieillit de misères, Quand leur oeil plein de rage ils élancent sur moi Qui m'accuse et convainc de causer leur émoi ? [Note : Traverses dures : durs malheurs. [R]]Combien d'aigres tourments et de traverses dures Endurai-je au dur son des cruelles injures Que me font les parents, les frères, les amis, [Note : Épé' : épée. L'apostrophe évite les 13 pieds. (EF)]De ceux que l'épée Grecque au monument a mis ? Ô trois fois malheureuse et quatre fois encore, Si j'ai perdu l'honneur qui la femme décore, Dois-je encor désirer l'usufruit de ce jour, Pour être objet de haine aussi bien que d'amour ? Las ! Cachons-nous plutôt au centre de la terre [Note : Flambeau : au figuré , flambeau qui éclaire et brûle dans une éternelle guerre. [L]]Que d'être le flambeau d'une éternelle guerre : Puisque j'ai par ma vie allumé ces combats, Hâtons de les éteindre avecques mon trépas. Ô Guerriers ennemis, apaisez vos querelles, Puisque j'ai suscité vos haines mutuelles, [Note : Accord (d'... pour me ravir) : en étant d'accord pour me ravir. [L]]Accourez tous ici pour me ravir d'accord, [Note : Jugez à la mort : condamnez à mort. (EF)]Et devant vos deux camps me jugez à la mort. De vos si longs malheurs je suis seule coupable ; Seule par la raison faites-moi punissable : Ainsi des deux côtés nous resterons contents, Moi de souffrir le mal et vous d'en être exempts. Mieux vaut que vos combats ce conseil salutaire : Ô Grégeois, ô Troyens, modérez la colère, Et si ce n'est par haine, au moins par amitié Accordez-moi la mort prenant de vous pitié. [Note : Dam : dommage. [R]]Yeux trop clairs à mon dam couvrez-vous de ténèbres ; Ne voyez plus des jours que vous rendez funèbres ; [Note : Vers : verts. (EF)]Las ! Ne regardez plus sur ces champs beaux et verts Qui de meurtre et de sang sont pour vous recouverts. Bouche qui consentis à l'amoureuse envie Du plus beau des Pasteurs que je fusse ravie, Ferme-toi désormais, cesse de respirer ; Misérable ! Es-tu point lasse de soupirer ? Oreille qui reçus la parole charmeuse Dont je sentis gagner ma pensée amoureuse Clos ton entrée aux voix ; que mon âme par toi N'entende jamais plus blasphémer contre moi. Perdons avec l'amour toute autre connaissance, Et montrons que ce fut le sort de ma naissance Qui porta ces malheurs, non pas ma volonté : » Un péché fait par force est de blâme exempté. LE CHOEUR. Ne te désole plus, Hélène, Bien que le sujet en soit grand : » Quand le Ciel nous livre à la peine, » On a beau chercher un garant. » Celui-là qui le moins y pense » Fera parfois le plus grand mal, » Mais il n'est chargé de l'offense » Quand c'est par accident fatal. Ô belle, rien ne te contraigne À troubler ton coeur de souci ; Tu vaux certes que l'on te plaigne, Quoique tu causes tout ceci. LE CHOEUR. » L'âme à la vertu vive et prompte » N'appréhende rien que la honte, » La honte la peut émouvoir, » Toute autre passion volage » Ne pénètre point un courage, » Qui n'ouvre les yeux qu'au devoir. » L'homme qui n'est enflé d'audace » A tendre le coeur et la face : » Le méchant a le front de fer ; » Et tant s'en faut qu'il se l'imprime Vergongne : vergogne, honte. [R] » De la vergongne de son crime, » Sa bouche en ose triompher. » La seule apparence de vice » Qui dans l'opinion se glisse » Pour décevoir le jugement, » Afflige l'âme généreuse » Que la gloire rend amoureuse, » Et lui donne un secret tourment. » Qui n'a soin de sa renommée » Bien ou mal au monde semée » N'a l'esprit d'honneur animé : Pri' : prie, l'apostrophe évite les 9 pieds. (EF) » Je vous pri' quel autre salaire » Peut-on attendre de bien faire, » Que d'en être bien estimé. » Pourquoi tant d'honorables peines » Supportent les grands Capitaines ; » Pourquoi les hasardeux soldats » S'élancent-ils en tant d'alarmes, » Sinon pour la gloire des armes » Qui les célèbre en toutes parts. » Est-il un seul qui ne désire » Aux yeux du monde se produire » Sur le Théâtre de l'honneur : » Qui buvant les douces louanges Étranges (peuples) : peuples étrangers. (Fc) » Des siens et des peuples étranges, » N'en gratifie à son bonheur ? » Non qu'il faille qu'une belle âme » Se confonde au vent de tout blâme » Qui par l'envie est suscité. » L'homme que la constance assure, » Toujours comme un cube demeure » Ferme en sa propre gravité. » Qui craindrait trop cette tempête » Aurait toujours martel en tête, » Et son coeur serait ébranlé, » Comme la barque trop légère, Roue : roule. [CSP] » Qu'Aquilon roue en sa colère Flot salé : mer. (EF) » Sur les sillons du flot salé. » Il ne fut jamais belle vie » Exempte de haine et d'envie, Sans ombre (le soleil) : l'auteur a écrit sous ombre, le contexte exige. (PdJ) » Le Soleil sans ombre ne luit. » La course excite la poussière. » Mais toujours la vive lumière » Paraît plus claire après la nuit. » Quoi que tâche la médisance, » Elle n'aura point la puissance » D'obscurcir un los mérité. » Quoiqu'il sorte de la fumée » D'une flamme bien allumée » Elle n'éteint point la clarté. » La vapeur d'une renommée » Qui s'est en Astre transformée, » Éclaire comme un beau Soleil, » Faite plus vive d'âge en âge, » Sans que jamais aucun ombrage » L'empêche de luire à notre oeil. » Encor que le cours de Nature » Transforme l'homme en pourriture » Au fond obscur de son tombeau, » Si survit-il par sa mémoire, » Et des clairs rayons de la gloire » Son nom vieillissant devient beau. ACTE IV ANDROMAQUE, CASSANDRE, PRIAM, HÉCUBE. ANDROMAQUE. Le méchant inhumain m'a donc abandonnée ! Destin inexorable ! Et vous, noire journée, Auriez-vous su passer sans apporter un mal, Un mal qui n'eut jamais ni n'aura point d'égal ! » Ainsi donques vos coups demeurent imparables ? » Tournez-vous en tous sens, ô mortels misérables, » Et l'atteinte mortelle en venez éviter. Hélas ! À quel parti puis-je me rejeter ? Quel Dieu dois-je prier, ô femme déplorée Ton âme est à ce coup toute désespérée, [Note : Ainçois : avant. [T]]Toute triste et dolente ainçois toute douleur ; Je n'attends plus nul bien que le dernier malheur. Repreniez-vous ô Cieux, vos sereines lumières Pour tromper nos désirs et moquer nos prières ? Pour frauder notre espoir ? Une telle clarté Dût-elle servir d'ombre à votre cruauté ? Mais est-ce de vous seuls que je me dois complaindre ? Non, c'est de ce cruel qui vous semble contraindre Par l'audace insensée où le porte son coeur À verser dessus lui toute votre rigueur. Ô misérable Hector ! La fureur vengeresse [Note : Dam : perte. [T]]De quelque grand Démon pour notre dam te presse Bon gré mal gré, de voir, d'affronter l'ennemi, De t'en faire litière, et puis tomber parmi. Est-ce ainsi que tu rends ta promesse observée ? Quoi, tu nous l'as enfreinte aussitôt qu'achevée ? À peine le serment de ta bouche est sorti, Qu'un effet tout contraire a son voeu démenti. La sainte autorité d'un père vénérable, La chaude affection d'une mère honorable, Le désir des parents tout brûlant d'amitié, Les pleurs et les soupirs d'une chaste moitié, Bref les voeux d'un pays qui prévoit sa tempête Ne sont donc que jouets pour le vent de ta tête ? Rien ne peut arrêter la fureur de tes pas : Tu cours au précipice où t'attend le trépas. C'est bien un dur destin qui contre ta nature, Contre ta douce humeur, contre ta nourriture, Te fait présomptueux, partial, obstiné, Pour accomplir en toi le sort prédestiné, » Quand le dard de la mort la tête nous menace, » Nous perdons tout à coup notre naïve grâce, » Nos agréables moeurs, notre instinct gracieux, » Pour devenir hagards, hautains et furieux. Ô Cassandre ma soeur, notre perte est prochaine ! Tu le dis haut et clair et d'une voix certaine, En branlant le Laurier dont ton chef est orné ; Mais quoi ? L'Oracle en vain pour nous te fut donné. Tu rechantais tantôt que l'incrédule Troie Par le trépas d'un seul est exposée en proie ; L'effet de ta parole aujourd'hui sortira ; [Note : Quand et : avec. (Fc)]Hector s'en va mourir, quand et lui tout mourra. CASSANDRE. » Andromaque, cessez, si les puissants Dieux mêmes » Ne sauraient empêcher que les destins suprêmes [Note : On lit Nais, nous transcrivons nés.]» Des hommes nés mortels du soir au lendemain » Ne restent accomplis, on pleure bien en vain. » Mais pensons pour alors que l'orage qui tonne » N'est pas prêt à tomber quand plus il nous étonne. ANDROMAQUE. [Note : Crédit (consoler à) : sans me rien donner de solide. (PdJ)]Penses-tu mes tourments consoler à crédit ? Je garde trop au coeur ce que tu m'as prédit, Pour m'allaiter encor d'une espérance folle ; Comme le criminel qu'on mène de parole Fol, s'aveugle soi-même au malheureux succès, [Note : Entier (Juge... travaille) : Juge obstiné travaille. [R]]Tandis qu'un Juge entier travaille à son procès. Ô douleur incroyable ! Ô tristesse commune ! Ô courage inflexible ! Ô maudite fortune ! Ô support de nos Dieux follement espéré ! Ô mal indubitable aux Troyens préparé ! Pleurez, Dames, pleurez vos maris et vos frères, Pleurez les fers de Troie, et vos propres misères. LE CHOEUR. C'est donner trop de cours à votre passion, » Chaste épouse d'Hector, par cette affliction [Note : Enaigrit (s') : s'en aigrit. [L]]» Et par ce vain transport s'en aigrit la colère » Des Dieux dont nous cherchons la faveur salutaire. ANDROMAQUE. Qu'on ne m'arrête plus aux charmes de l'espoir, Tout est perdu pour moi : je ne m'attends plus voir Ce misérable Hector dont j'ai l'âme ravie, Ou si je le dois voir il doit être sans vie. Dedans moi comme flots s'abîment les malheurs, Dedans moi comme traits pénètrent les douleurs, Comme orages dans moi les tristesses s'émeuvent. Mon coeur est un Enfer, toutes rages s'y trouvent. LE CHOEUR. Tenez ferme la bride à ce ravissement ; Rentrez dedans vous-même et sortez du tourment Qui gêne votre esprit, quand la fureur déborde, C'est comme un fier Torrent qui sans miséricorde Emporte ce qu'il trouve, et n'arrête ses pas Qu'il n'ait victorieux mis la raison à bas. ANDROMAQUE. Si jusques au tombeau le désespoir m'emporte Il me sera bien doux en sa rigueur plus forte : [Note : Paravant : avant. [CSP]]Car je suis résolue à mourir paravant Qu'Hector mon bien, mon tout, cesse d'être vivant. LE CHOEUR. Quoique ce seul désir règne dedans votre âme, Retardez-en l'effet, ô magnanime Dame, Pour jouir de la joie où baigneront vos yeux Tantôt qu'il reviendra sur un char glorieux [Note : Pavé d'une pompe Guerrière : vraisemblablement cortège qui accompagne le Guerrier vainqueur. (EF)]Suivi par le pavé d'une pompe Guerrière. ANDROMAQUE. Mais plutôt étendu dans une longue bière, Prêt de mettre au tombeau sa dernière maison. Si je veux donc mourir ai-je pas bien raison ? LE CHOEUR. Votre appréhension qui toujours continue, Vous ombrage l'esprit d'une grossière nue À travers de laquelle un péril fort léger Se transforme à vos yeux en extrême danger. ANDROMAQUE. L'âme n'est pas toujours de son sort ignorante. LE CHOEUR. [Note : Accorte : clairvoyante. [CSP]]Telle pour son malheur est accorte et savante. ANDROMAQUE. La mienne est de ce rang : car pour ne celer rien, Je vois plus clair au mal que je ne fais au bien. LE CHOEUR. Mais il faut que l'espoir en modère la crainte. Par quoi, si la raison n'est dedans vous éteinte, Ramassez l'espérance et dissipez la peur. » Il vaut mieux avoir mal qu'avoir faute de coeur. ANDROMAQUE. Voici venir Priam. Ha, père misérable, Quelle vigueur as-tu que le deuil ne t'accable ! PRIAM. Hécube, notre Hector s'est dérobé de nous. HECUBE. On me le dit ainsi, j'en tremble de courroux. PRIAM. J'appréhende ce jour ; car il nous est contraire. HECUBE. [Note : Voirement : vraiment. [CSP]]C'est grand cas voirement qu'on ne l'ait su distraire. PRIAM. [Note : Plus fort (trouble) : trouble le plus fort ; comparatif au sens superlatif. (PdJ)]Et c'est aussi le point qui me trouble plus fort. HECUBE. Ô bons Dieux ! Détournez la menace du sort. PRIAM. » Quelle barrière arrête un généreux courage ! HECUBE. Mais quoi ? Les autres fois il me semblait si sage. PRIAM. Il l'est toujours beaucoup, mais il brûle d'honneur. HECUBE. » On doit à la raison mesurer son bonheur. PRIAM. Il espère toujours avoir Mars favorable. HECUBE. Plusieurs sous tel espoir ont un sort lamentable. PRIAM. Grand auteur des combats, plaise-toi l'assister. HECUBE. Avec lui je t'en prie, ô Sauveur Jupiter. PRIAM. Allons en rechercher plus certaine nouvelle. HECUBE. Je vois son Andromaque et Cassandre avec elle. PRIAM. Les voilà toutes deux, Hécube, approchons-nous. HECUBE. Mes filles, venez çà ; parlez, que faites-vous ? ANDROMAQUE. Nous pleurons par avance, ô Reine vénérable, De notre grand Hector le malheur lamentable. HECUBE. [Note : Heur : bonne fortune. [T]]Pourquoi le pleurez-vous au comble de son heur ? PRIAM. » Aucun n'est malheureux qui vive avec honneur. ANDROMAQUE. » Il n'est plus grand malheur que de perdre la vie. PRIAM. » Encores d'un plus grand est la honte suivie. Mais qui vous fait juger qu'il en doit venir là ? ANDROMAQUE. Certes, plus que jamais je m'attends à cela. PRIAM. C'est en la main d'en haut qu'est sa fatale trame. ANDROMAQUE. Vous ne le verrez plus, ou ce sera sans âme. PRIAM. Ô Dieux ! Qu'est-ce que j'ois ; vient-il donc de mourir ! ANDROMAQUE. [Note : Courru (il est) : il a couru. (Fg)]Non, mais il est couru notre camp secourir. HECUBE. En ce danger extrême, extrême est la folie De l'avoir laissé seul, plein de mélancolie, Se ronger tout le coeur de regret et d'ennui. PRIAM. N'en blâmez point aucun, la faute en est à lui. Mais vous, chaste troupeau, changez en voeux vos larmes ; Ce n'est point d'aujourd'hui qu'il se trouve ès alarmes : Puis ceux de qui les Dieux ont épousé le soin [Note : Fait besoin (s'il leur en) : le verbe est impersonnel. (PdJ)]N'ont manqué de secours s'il leur en fait besoin. Mais comme est-il sorti ? Sauriez-vous me l'apprendre ? ANDROMAQUE. À peine avais-je pu dans le temple descendre Pour enquérir les Dieux si leur âpre courroux Se prolongeait encor sur Hector et sur nous, [Note : Impourvu (à l') : à l'improviste. [L]]Qu'un bruit à l'impourvu tonne dans mon oreille : [Note : Trémeur : frayeur. [T]]Je sors, et vois le peuple en trémeur nonpareille [Note : Estomac (se battre l') : se battre la poitrine. (PdJ)]Se battre l'estomac, la barbe s'arracher ; [Note : Effoucher (s') : peut-être, s'effaroucher, s'épouvanter. (Aca)]Femmes, filles, enfants çà et là s'effoucher, S'imprimer des terreurs, se faire des complaintes, Courir aux saints autels, toucher leurs cornes saintes, Baiser les pieds des Dieux et les tremper de pleurs : Moi qu'un soupçon nouveau de ces nouveaux malheurs Frappe tout à l'instant, si tôt que j'entends dire Que le camp des Troyens en fuite se retire, Et que de mon Hector on cherche du secours, [Note : Doutant bien sa sortie : ne croyant pas qu'il fût sorti. (EF)][Note : R'acours (je) : Je reviens en courant. [L]]Doutant bien sa sortie au logis je raccours, Afin que s'il voulait s'emporter de colère, Je pusse par mes pleurs du combat le distraire. J'arrive ; mais trop tard, je ne le trouve plus. Las ! Je ne puis parler, dites-leur le surplus. LE CHOEUR. À peine eut votre Hector entendu le message [Note : R'acours (je) : Je reviens en courant. [L]]De la route des siens, qu'il bout de vive rage, [Note : Encourt (s') : se met à courir. [L]]Et sans parler un mot s'encourt vite et dispos Au prochain râtelier, et prend dessus son dos [Note : Harnois : harnais, armure complète d'un Cavalier pesamment armé. [T]]Un harnois flamboyant, en sa main une lance. HECUBE. [Note : Refréner : retenir. [CSP]]Vous deviez refréner sa nuisible vaillance. LE CHOEUR. Il parut si terrible en cet accoutrement, Que nul à l'arrêter ne songea seulement. Il court droit à l'étable où sa main ne dédaigne D'équiper son cheval, puis sort à la campagne. PRIAM. Ici la plainte est vaine, et ce que nous pouvons C'est d'invoquer pour lui les Dieux que nous servons. ANDROMAQUE. » Priam, ce n'est assez quand le malheur nous presse » D'implorer leur faveur et dormir en paresse, » La tête dans la plume : Ils sont muets et sourds » À ceux qui sans s'aider invoquent leur secours. PRIAM. Mais en l'état présent que puis-je davantage ? ANDROMAQUE. User de votre sceptre et le rendre plus sage. PRIAM. Avons-nous pas en vain ce moyen employé. ANDROMAQUE. [Note : Ottroyé : octroyé, accordé. [CSP]]Encor vous avait-il son séjour octroyé. PRIAM. Quel bien nous a produit sa légère promesse ? ANDROMAQUE. Son transport et non lui maintenant la transgresse. PRIAM. Par mon autorité je ne l'ai pu tenir. ANDROMAQUE. Par votre autorité faites-le revenir. PRIAM. » La voix de la raison se perd au bruit des armes. ANDROMAQUE. » L'âme se refroidit en l'effroi des alarmes. PRIAM. » Un esprit fort et prompt y devient furieux. ANDROMAQUE. » Le péril assagit le plus audacieux. PRIAM. C'est toujours le dernier à faire la retraite. ANDROMAQUE. Mais gardez que par lui commence la défaite. PRIAM. Je n'espère du sort une si grande douleur. ANDROMAQUE. Hâtez-vous donc, Priam, prévenez son malheur. PRIAM. Je crains de lui causer une honte éternelle. ANDROMAQUE. Est-ce ainsi je vous pri', que son salut s'appelle ? PRIAM. [Note : Comparoir : comparaître. [T]]Que diront les Grégeois l'ayant vu comparoir ? ANDROMAQUE. Qu'encor à leurs dépens ils pourront le revoir. PRIAM. [Note : Disparoir : disparaître. (EF)]Puis disparoir soudain comme un éclair qui passe. ANDROMAQUE. Qu'il se réserve encore à leur donner la chasse. PRIAM. [Note : Couardise : poltronnerie. [T]]Peut-être à couardise il serait imputé. ANDROMAQUE. N'importe par quel prix, mais qu'il soit racheté. PRIAM. Mais quel esprit constant consentira de faire Un vrai mal pour un bien à peine imaginaire ? ANDROMAQUE. Il nous est bien permis d'employer tous moyens : Il y va de sa vie et du salut ses siens. PRIAM. » On doit garder l'honneur comme une chose sainte. ANDROMAQUE. » Les coups des ennemis n'y portent point d'atteinte. PRIAM. » Mais qui veut mériter d'être bien estimé » D'ennemis ni d'amis ne doit être blâmé. ANDROMAQUE. » L'ardeur de plaire à tous que la gloire lui donne » Est cause bien souvent qu'il ne plaît à personne. PRIAM. » Le méchant a cela qu'à soi-même il déplaît, » Mais le bon en tous temps demeure tel qu'il est. ANDROMAQUE. » Un jugement bien sain ne pense pas mal faire [Note : Affaire (d'un périlleux) : affaire a été aussi du masculin. (Fg)]» S'il se tire à propos d'un périlleux affaire. PRIAM. » Quand sur mainte action le jugement se fait, » Pour n'en savoir la cause on en blâme l'effet. ANDROMAQUE. » Un chef n'est obligé de rendre manifestes » Les intimes ressorts qui gouvernent ses gestes. PRIAM. » Si bien, en fait d'honneur : car qui n'en est soigneux » Fait naître du scrupule ès esprits soupçonneux. ANDROMAQUE. On connaît bien qu'Hector a l'âme trop haute Pour taxer sa retraite et l'imputer à faute. PRIAM. » Tant plus l'homme est vanté pour ses perfections, » Tant plus clair on veut voir dedans ses actions. ANDROMAQUE. Et bien, l'on apprendra que sagement il cède Au destin invincible, est-ce un mal sans remède ? PRIAM. On jugera plutôt que son esprit tremblant Se lâche à la frayeur dessous un faux semblant. ANDROMAQUE. Ô Priam incrédule ! Est-ce ainsi que tu nommes Cette image d'un Dieu qui communique aux hommes, Ce Héraut véritable attesté du Soleil ? [Note : Baste : baste, terme de dédain. [L]]Baste, soit fait d'Hector, que jamais plus mon oeil Ne regarde sa face, à moi seule ne touche Le salut de sa vie, ains son père farouche, Sa mère, ses parents, ses amis obstinés Pour l'avoir méprisé se verront ruinés. Cependant, ô bons Dieux ! Puisque son propre père, Sa mère, et ses parents non mus de leur misère Semblent comme à l'envi s'opposer à son bien, [Note : Prévenu du mien : devancé par le mien. [L]]Faites que son trépas soit prévenu du mien. PRIAM. À votre affection je remets ces paroles Qu'on jugera toujours téméraires et folles ; Chacun connaît assez que j'aime votre époux ; Qu'Hécube et ses parents le chérissent sur tous ; Que ma Cour le respecte et l'admire et l'embrasse Comme l'appui de Troie et l'honneur de sa race : Mais regardez un peu qui le fait estimer, Rechercher des Seigneurs, et des peuples aimer, Ce n'est ni sa beauté, ni sa grandeur Royale, C'est sa rare vertu qui marche sans égale : Ainsi cessant le fruit d'où germe son bonheur,Il ne cueillerait plus cette moisson d'honneur. Mais soit fait toutefois ainsi qu'elle propose : Je ne veux pour son bien omettre aucune chose. Ide, cours sur le champ où nos sanglants débats Se vident par le sort des hasardeux combats, Et là me cherche Hector qui veut par sa prouesse Ranimer les Troyens à repousser la Grèce : Quand tu l'auras trouvé, somme-le de ma part De ne tenter plus outre ; ajoute le hasard Dont ce jour le menace, ajoute que sa mère, Sa femme, ses amis prévoyant leur misère Lamentent son départ, et le conjurent tous Par mille et mille voeux de s'abstenir des coups. Après conseille-lui de retirer l'armée ; Qu'aussi bien son effort volerait en fumée, Et que perdant nos gens nous n'avancerions rien, Que notre seul malheur. Va donques et reviens. LE CHOEUR. C'est un grand coup de hasard s'il quitte la bataille. » Quand l'aiguillon d'honneur un courage travaille, » Rien ne peut l'arracher des prises du combat, » S'il voit quitter la palme à l'ennemi qu'il bat. ANDROMAQUE. Vois-je pas Anténor qui devers nous s'approche ? HECUBE. Le voici, c'est lui-même. PRIAM. Ô vieillard sans reproche, D'où viens-tu, je te pri' ? Sais-tu que son époux S'est dérobé d'ici pour se trouver aux coups ? ANTENOR. On ne me l'a point dit, et j'en ai connaissance ; [Note : Branle : brandissement. (EF)]J'ai bien tôt reconnu le branle de sa lance, Et le panache horrible enté sur son armet, Qui parmi nos Troyens le courage remet. PRIAM. Quoi ? L'as-tu déjà vu mêlé parmi la presse ? ANTENOR. Mais plutôt foudroyant les bataillons de Grèce. ANDROMAQUE. Je crains bien qu'à la fin lui-même foudroyé, Soit aux ombres d'en bas d'un tonnerre envoyé. ANTENOR. [Note : Troi' s'en allait périe : Troie allait périr. (PdJ)]Sans lui nous perdions tout. Troie s'en allait périe. PRIAM. Comme l'as-tu connu, dis-le-nous, je te prie, ANTENOR. [Note : Devant : avant. [CSP]]Je m'étais peu devant séparé d'avec lui, Ne songeant de rien moins qu'à sortir aujourd'hui, Pour voir quel sort régnait au milieu de nos armes, Et quel devoir rendaient les plus braves Gensdarmes. Au sommet d'une tour à peine parvenu, J'avais parmi notre Ost un grand branle connu : Tous fléchissaient partout, je demeurais en doute, Pour voir prendre aux Troyens une honteuse route, Ressentant à peu près les mêmes mouvements Où flottaient notre armée en ses étonnements ; Quand soudain j'aperçois ton Hector magnanime Monté sur un coursier que l'éperon anime[Note : Poudroyer : remplir de poussière. (Mit)][Note : Tirer aux combats : attirer aux combats. [R]]Poudroyer la campagne, et tirer aux combats ; L'horreur, l'effroi, la mort accompagnaient ses pas. [Note : Fourre (se) : se faufile. (EF)]Promptement il se fourre à travers notre armée, Qui d'un nouveau courage à l'instant enflammée Repousse l'ennemi vivement poursuivant : Puis en moins d'un clin d'oeil je l'aperçois devant Haut sur tous les Troyens d'épaules et de tête, Passer comme un éclair suivi de la tempête ; [Note : Foudre (un) : au figuré foudre est masculin. [T]]Mais plutôt comme un foudre effrayant les regards, Et brisant de ses coups lances, piques et dards. Contre le fort Ajax et le preux Diomède Il se bat main à main, mais l'un et l'autre cède. Nestor et Mérion veulent parer ses coups ; C'est un faible rempart aux traits de son courroux. [Note : Atrides : fils d'Atrée, comme Agamemnon ou Ménélas. [T]]À lui vient s'opposer le plus vieil des Atrides, Il passe come un vent sur les vagues humides : Puis s'enfonce parmi les vulgaires soldats Que sa face dissipe en mille et mille parts : [Note : Point : de poindre piqué. [CSP]]Comme quand un Lion point de faim et de rage Tombe sur les troupeaux qui sont en pâturage En fuite il les écarte aussitôt que ses yeux Lancent dessus leur front un regard furieux. Notre camp remis sus sa valeur accompagne, Et comme un fier torrent ravage la campagne. L'homme le plus timide est du tout assuré, Quand cet astre de guerre a son oeil éclairé. Après qu'Hector longtemps a couru par la presse, Il aperçoit Achille, à lui donc il s'adresse, [Note : Arrêt (lance en) : la lance est en arrêt quand 2 cavaliers courent l'un vers l'autre. [L]]Met la lance en arrêt : Achille d'autre part Auquel moitié du champ s'offre par le hasard, Honteux de refuser une si belle lice Tâche à couvrir sa honte avec de l'artifice, Et se met sur les rangs lors tous deux de droit fil [Note : Inutil : inutile, il faut supprimer du e pour rimer avec fil. (EF)]Viennent à se heurter, mais d'un choc inutile ;Le bois vole en éclats, et la seule poignée Leur reste dans la main du grand coup étonnée : Ils la jettent en l'air, poussent le cheval prompt, Tournent court l'un vers l'autre, et se trouvent à front Déjà branlant au poing la redoutable épée, Qui mille fois s'est vue au sang haineux trempéeL'un chamaille sur l'autre, et leurs coups éclatants D'un effroyable bruit vont en l'air retintant : [Note : Cyclopes : ouvriers Siciliens qui travaillaient le fer, et n'avaient qu'un oeil. [T]]Quatre Cyclopes nus martelant une barre À grands retours de bras ne font tel tintamarre. [Note : Envi (à l') : à qui mieux mieux. [T]]Comme on voit au printemps deux taureaux fort puissants Après une génisse à l'envi mugissants De colère, d'amour, de jalousie ardente ; Celui qui veut jouir en ronflant se présente,L'autre veut l'empêcher, mais après plusieurs coups Le premier reste seul et le maître et l'époux : Ainsi le grand Hector qui bouillonne de rage Reste en fin le vainqueur : Achille se dégage, Et le champ et l'honneur laissant à son Rival, [Note : Gros (en son) : dans son mécontentement. [CSP]][Note : Pointe de cheval (à) : en piquant des deux, à bride abattue. [CSP]]Se relance en son gros à pointe de cheval ; Et mon oeil est trompé s'il n'emporte une atteinte Ou dans le petit ventre ou dans la cuisse empreinte. Hector pousse après lui, crie : Achille, où vas-tu ? Donc tourner le visage est acte de vertu ? [Note : Ménète (le fils de) : Le fils de Ménète est Patrocle. (PdJ)]Venge au moins, si tu peux, ton grand fils de Ménète Qui se plaindra de toi parmi l'ombre muette. J'ai bien ouï ces mots. Ores il va partout, Puis retourne sur soi, passant de bout en bout Par l'armée ennemie, et sans tarder en place [Note : Mirmidons : Myrmidons, soldats d'Achille. [T]]Donne aux fiers Myrmidons ou la mort ou la chasse. De là me naît l'espoir qu'avec l'aide des Dieux Aujourd'hui nous aurons un camp victorieux. PRIAM. Le Ciel t'en veuille ouïr, ô vieillard honorable [Note : Dextre : droite, main droite. [L]]Rendant à nos efforts sa dextre favorable. Comme à ton sûr rapport ne m'a jamais trompé, Ainsi puisse mon fils être au sort échappé. LE CHOEUR. » Dieu couvre d'un obscur nuage » Tout ce qui nous doit arriver. » Un beau jour naît au coeur d'Hiver, » Et l'Été se trouble d'orage : » On ne saurait montrer au doigt » Ce que le temps porte avec soi. Moments (à soudains) : à des moments souvent changeants. (EF) » L'âme à soudains moments atteinte » D'allégresse et tremblement, Instablement : de manière irrégulière. (EF) » Toujours balance instablement » Entre l'espérance et la crainte ; » Comme la Nef que dans les flots » L'ancre ne peut mettre à repos. » Tantôt sa force est affaiblie, » Tantôt elle a trop de vigueur, » Tantôt elle hausse le coeur, » Tantôt son audace elle oublie, » Comme un vent prospère et divers » La relève ou jette à l'envers. » Ô bienheureuse la pensée » Qui n'espère rien en souci, » Et qui ne désespère aussi ; » Ne pouvant être traversée » De voir les accidents humains » Lui voler ses désirs des mains. Lieu (n'a) : l'auteur avait écrit leu. (PdJ) » Pour elle n'a lieu le désastre, » Ni l'effort d'un esprit mutin, » Ni le sort divers du destin, » Ni l'influence d'aucun astre : » Quoi qu'on lui veuille susciter Approfiter (tout) : mettre tout à profit. [CSP] » Elle peut tout approfiter. » Ses discours réglés de prudence » Jettent leur regard haut et bas, Combien qu'elle : bien qu'elle. (Aca) » Combien qu'elle n'ignore pas » Que fort courte est l'intelligence » De ceux que l'âge et le savoir » Font plus sages apercevoir. » Si l'effet trompe son attente, » Elle n'endort son sentiment » Pour couler insensiblement » Dans le malheur qui se présente : » Mais toujours préparée à tout, » Voit sa fortune et s'y résout. » Une âme débile au contraire » Au premier vent peut s'émouvoir, Tout pouvoir : tout ce qu'elle peut. (PdJ) » Et quoiqu'elle ait fait tout pouvoir » À toute heure elle désespère, » Comme si l'homme le plus fin » Pouvait maîtriser son destin. » Aveugle en sa propre science » Et trouble en son propre repos, » Elle discourt mal à propos » Sur l'incertaine expérience, » Pensant régler à quelque loi » Ce qui ne dépend pas de soi. Aheurtée : obstinée. (Aca) » Ainsi vainement aheurtée, » S'il advient que sa passion Déçoive (la) : la trompe. (PdJ) Élection (en l') : en son choix : [CSP] » La déçoive en l'élection ; » Par soi-même au double agitée » Elle s'ouvre à tous les efforts » Et du dedans et du dehors. » Vraiment l'homme est bien misérable, » L'homme objet de tant de malheurs, » S'il court au devant des douleurs, » Qu'il doit attendre de pied stable, » Pour souffrir sans rien murmurer » Ce qu'il est forcé d'endurer. ACTE V PRIAM, HÉCUBE. PRIAM. Hécube, nos malheurs déclinent à leur fin. [Note : Échappe le destin : échappe au destin? Échapper a été verbe actif. [L]]Hector par sa valeur échappe le destin ; Son bras n'a plus d'obstacle, il perce les batailles De l'Ost Grégeois comblé d'horribles funérailles : Quoique de ce combat maint soupçon j'eusse pris [Note : Rallègre : rend de nouveau plus joyeux. (EF)]Le doux vent d'un espoir rallègre mes esprits. HECUBE. » Bien souvent notre coeur prend de fausses alarmes, » Et nos yeux sans sujet versent beaucoup de larmes : » Car une fausse peur gagnant l'affection, » Égale en ses douleurs la vraie affliction. PRIAM. Je l'éprouve aujourd'hui, ce mal imaginaire Dont je sens mon esprit peu à peu se défaire, Plus que tout autre ennui m'a causé du tourment. » C'est que l'on craint beaucoup aimant bien chèrement. HECUBE. Quand il y va de tout c'est bien raison de craindre. Si le sort rigoureux venait Hector éteindre, Il nous faudrait mourir ou de glaive ou d'ennui ; Car comme il vit par nous, nous respirons par lui. PRIAM. Heureuse et glorieuse à bon droit l'on t'estime [Note : Cet Héros : ce Héros ; à cette époque l'h était muette dans Héros. (PdJ)]Pour avoir enfanté cet Héros magnanime,Dont le nom immortel en mille lieux porté. Sera par les mortels d'âge en âge chanté. HECUBE. » Ton heur passe le mien ; car un chacun révère » Le père par le fils, et le fils par le père. » On ne pense jamais qu'un homme généreux [Note : Poureux : peureux. (Nic)]» Soit engendré de sang imbécile et poureux. PRIAM. Pour le salut commun le destin nous l'envoie, L'honneur en vient sur nous et rejaillit sur Troie : Car non les seuls parents ont part à son bonheur, Mais toute la patrie en acquiert de l'honneur. HECUBE. Que ferait-elle aussi sans ce grand Capitaine, Qui pour son seul repos supporte tant de peine ? Et nous-mêmes, Priam, que ferions-nous encore Sans le fidèle appui de l'invincible Hector ? PRIAM. [Note : Répute (je) : j'estime. [CSP]]Je répute ma Troie heureuse entre les villes Non pour son abondance en illustres familles, Non pour ses murs bâtis des propres mains des Dieux, Non pour ses hautes tours qui voisinent les Cieux, Non pour ses grands trésors, non pour sa large terre ; Mais pour loger chez soi ce grand homme de guerre, Qui lui sera toujours comme un heureux flambeau, Quand toute elle devrait n'être plus qu'un tombeau. HECUBE. [Note : Bonnes gens : à cette époque bonnes gens désignait les vieillards. (PdJ)]» C'est un plaisir extrême aux bonnes gens de Pères » Que leurs fils vigoureux au travail des affaires, » Marchent d'un train constant sur les pas du devoir. » Quand d'âge et de faiblesse ils n'ont plus ce pouvoir. Et je crois que la gloire acquise en tant d'alarmes, Par ton fils non pareil au maniement des armes, Chatouille autant ton coeur que l'honneur glorieux Que t'apportait jadis ton bras victorieux. PRIAM. Non, jamais tel plaisir n'entra dans mon courage D'avoir en camp ouvert gagné maint avantage, Quoique j'aie autrefois sur d'assez bons Guerriers [Note : Estoc : arme pointue. [CSP]]Conquis à coup d'estoc grand nombre de Lauriers, Que quand mon cher Hector après quelque victoire Rentre dedans ces murs plein d'honneur et de gloire, [Note : Attrainant : probablement, traînant. (EF)]Quasi comme en triomphe, attrainant après soi Cent gensdarmes captifs encor pâles d'effroi. HECUBE. Moi qui ne sentis onc quelle douce allégresse Épanouit les sens d'une âme vainqueresse, [Note : Coucher : mettre par écrit, ou si coucher était accoucher, simplement parler. (EF)]Je n'en saurais coucher pour la comparaison : Mais quand je l'aperçois regagner sa maison Trempé d'une sueur mêlée à la poussière, [Note : Nocière (pompe) : grande fête des noces. (EF)]Je sens plus de plaisir qu'à la pompe nocière, De ma plus chère fille, à qui le sort heureux Accouplerait un Prince aimable et valeureux. PRIAM. Quelquefois un malheur peut être profitable. Si la main du destin, destin inévitable, [Note : Roulait (ne) : ne répandait. [F]]Tant d'accidents fâcheux sur nos chefs ne roulait, Nous n'aurions pas connu ce qu'Hector nous valait. HECUBE. [Note : Bonace (temps... et calme) : bonace et calme ont la même signification. (EF)]» Le Pilote on néglige en temps bonace et calme, » Et le Guerrier en paix n'acquiert aucune palme. » Au contraire on connaît la force et le bonheur, » En un pénible champ croît la moisson d'honneur. PRIAM. » La vie est voirement plus belle et glorieuse » Que plusieurs accidents rendent laborieuse : » Car le flambeau de gloire à l'air étant porté » Ne s'allume jamais s'il n'est fort agité. HECUBE. » Une vie exercée ès tempêtes humaines » Sous l'orage fatal de cent diverses peines » Laisse à parler de soi beaucoup plus largement » Qu'une autre toute libre et franche de tourment. » Mais je tiens quant à moi qu'il est plus souhaitable [Note : Équable : vraisemblablement, équitable : juste et raisonnable : [R]]» D'avoir une carrière en tous endroits équable, [Note : Tortu : vraisemblablement ; tortueux, pas droit. [L]]» Que marcher un chemin difficile et tortu, [Note : Feint : imaginé pour tromper. [R]]» Tel que l'on nous a feint le sentier de vertu : » Car l'homme est possesseur d'une grâce divine, » Qui prend sans se piquer la rose sur l'épine. PRIAM. » La mer serait sujette à la corruption, [Note : On lit S'elle (si elle) l'apostrophe évite le hiatus. (EF) ]» Si elle dormait toujours sans nulle émotion : » Ainsi l'âme languit de paresse infectée, » Si par soin et travail elle n'est agitée. HECUBE. » Comme un peu d'exercice est propre à la santé, » Et le corps par le trop se sent violenté : » Un peu de mal profite à notre expérience, » Mais le trop en souffrir force la patience. PRIAM. » Si le coeur des mortels n'était comme endurci » À la trempe des maux qu'ils endurent ici, » Il serait pénétrable aux violentes pointes, » Que notre opinion au malheur a conjointes. L'exemple n'est point loin, empruntons-le de nous. Du contraire destin l'implacable courroux Nous poursuit tellement depuis plusieurs années, Qu'on n'espère plus voir nos peines terminées. [Note : Getons : vraisemblablement, rejetons ; enfants. [L]]D'un beau nombre de fils, mes getons glorieux, Qui semblaient en croissant devoir monter aux cieux La plus grande part atteints de la Grégeoise foudre [Note : Bronchés : tombés. [CSP]][Note : Poudre : poussière. [CSP]]Sont bronchés à mes yeux sur la Troyenne poudre. Mes gendres qu'aux combats ma querelle guida [Note : Soupiré âme : probablement, rendu leur âme. (EF)][Note : Ida (mont) : mont près de Troie, célèbre par le jugement de Paris. [T]]Ont soupiré leur âme au pied du mont Ida.Les Princes alliés qui me vinrent défendre, [Note : Scamandre : fleuve qui descend du mont Ida et passait près de Troie. [T]]Tous presque ont pour tombeau les vagues de Scamandre Et de ces braves Chefs, de ces vaillants soldats Qui fourmillaient naguère au sein de nos remparts, Ceux nous restent sans plus que l'aveugle fortune [Note : Séquestre : écarte. [CSP]]Séquestre par faveur de la perte commune, Et possible que l'urne où roule le destin Réserve au soir ceux-là qu'elle épargne au matin. » De toutes vanités la plus vaine c'est l'homme ! [Note : Somme : sommeil. [CSP]]» Sa gloire est un fantôme et sa vie un court somme ! HECUBE. Ô bel oeil flamboyant du vagabond Soleil, Vis-tu jamais de sort à celui-ci pareil ?Mais Priam, ne repeins en ma triste mémoire De nos longues douleurs la pitoyable histoire ; Laisse-moi savourer quelque trait de repos, Puisqu'aux Grecs mon Hector a fait montrer le dos. Assez avons-nous eu par tant d'autres alarmes Sujet de soupirer et d'épandre des larmes ; Et puisque celle-ci nous montre quelques fleurs D'espoir et de plaisir, ne les noyons de pleurs. » Plus de maux que de biens le Ciel à l'homme envoie : » Ne retranchons jamais de notre courte joie, » Pour aux longues douleurs follement ajouter : » Car ce serait soi-même à crédit tourmenter. PRIAM. Et bien, chassons au loin ces fâcheuses pensées [Note : Rengrègent : augmentent. [T]]Qui rengrègent l'ulcère en nos âmes blessées : » L'homme par tel moyen se défait sagement » Sinon de son malheur au moins de son tourment. HECUBE. Je sens toujours frémir mon âme soupçonneuse [Note : Douteuse : sujet à incertitude. [L]]Revenant à penser que la guerre est douteuse, Et qu'encore mon cher fils est parmi le danger. Ô Dieux, d'un tel souci venez me dégager. PRIAM. Tu fais dedans mon coeur un beau désir renaître [Note : On lit destre, on retient dextre, main droite. [CSP]]De l'aller accueillir, de lui tendre la dextre, De le ceindre en ces bras, de lui gratifier D'avoir su vaincre Achille en ce combat dernier. HECUBE. Oyez le bruit confus qui tonne par la rue : C'est l'applaudissement qu'on fait à sa venue, Courons vite au devant, Priam, avancez-vous. PRIAM. [Note : Devers : vers. [CSP]]Arrêtez, Andromaque arrive devers nous. HECUBE. Ho, comme à pas hâtés la pauvrette chemine. PRIAM. Bons Dieux ! Elle lamente et se bat la poitrine. HECUBE. Le bonheur des Troyens serait-il bien changé ? PRIAM. Son visage en apporte un certain préjugé. ANDROMAQUE. [Note : Malencontre : malheur. [R]]Tumulte avant-coureur de quelque malencontre ! HECUBE. La fortune est tournée, Andromaque le montre. ANDROMAQUE. [Note : Enquis : demandé. [L]]Un malheur incertain par toi nous est connu. PRIAM. Las ! Quel fatal désastre est encor survenu. ANDROMAQUE. Mais je ne puis connaître à qui plus il importe. HECUBE. Ma fille, quel ennui vous trouble en cette sorte ? ANDROMAQUE. Madame, on voit là-bas un peuple confondu Qui court par ci par là criant : tout est perdu. PRIAM. N'avez-vous point enquis ce que cela veut dire. ANDROMAQUE. Assez, et tout en vain ; mais chacun se retire. PRIAM. Possible n'est-ce rien qu'une vaine terreur. » Un faux bruit met parfois tout un peuple en fureur. ANDROMAQUE. Tant de bruyants soupirs dans le Ciel retentissent, Qu'il ne faut point penser que sans cause ils gémissent. HECUBE. Celui-ci nous dira d'où viennent ces rumeurs. PRIAM. Écoutez, il discourt. ANDROMAQUE. Ha, Madame, je meurs. MESSAGER. Quel trait d'âpre douleur traverse mon courage ! Je suis bien malheureux d'apporter le message De ton dernier désastre, ô non plus Troie, ainçois La proie et le butin de ces maudits Grégeois. Ô bon vieux Roi Priam, hélas ! De quelle oreille Pourrais-tu recevoir ta perte nonpareille ? Ô vénérable Hécube, où fuiront tes esprits [Note : Parque : la Parque Atropos, celle qui coupe la trame de la vie. [R]]En venant à savoir que la Parque l'a pris. [Note : Quelle deviendras-tu : que deviendras-tu. (EF)]Quelle deviendras-tu, misérable Andromaque, Oyant conter sa mort ? Peuple Troyen, relâche, Relâche à l'avenir les nerfs de ta vertu : Celui qui l'animait gît sur terre abattu. HECUBE. Ha, je n'ai plus de fils, ô mère misérable ! PRIAM. Quelle frisson me glace ! Ô père lamentable ! LE CHOEUR. Andromaque, Andromaque, elle est en pâmoison ; Retirons-la, mes soeurs, dedans cette maison. Cela vient à propos afin qu'elle n'écoute Ce message de mort que tant elle redoute. PRIAM. De quel étonnement suis-je à présent surpris, Que je sens tout d'un coup s'envoler mes esprits ! MESSAGER. Comment est-ce Andromaque ? En quel point on l'emporte ? Ô trois et quatre fois heureuse d'être morte Cette sage Princesse, avant que d'avoir su [Note : Comme : comment. [CSP]]Comme son cher époux a le trépas reçu. HECUBE. Ô rapport inhumain, dont je me sens frappée ! Les Grecs tiennent-ils point cette place occupée, Après avoir vaincu son plus ferme rempart [Note : Soupire sa vie : pousse sa vie, prolonge sa vie. [T]]Qui soupire blessé sa vie en quelque part ? MESSAGER. Que sert de plus nourrir votre vaine espérance, Il est mort cet Hector des Troyens l'assurance. PRIAM. En quel gouffre d'ennuis est mon coeur abîmé ! J'ai donc perdu mon fils, mon Hector bien-aimé, Ma gloire, mon support, mon salut et ma joie, Qui seul était l'épée et le bouclier de Troie. Certes, l'extrême deuil dont mon coeur est vaincu, Me doit bien reprocher que par trop j'ai vécu. HECUBE. Priam, poure Priam, que devons-nous plus faire, Nous sommes ruinés ; pour moi je désespère. Avoir mis au tombeau tant de fils valeureux, Et puis perdre à la fin le plus grand, le plus preux [Note : Qui ceignit onc épée : parmi ceux qui ont un jour ceint une épée. (EF)]Qui ceignit onc épée ! Ô douleur immortelle. Hector, mon cher Hector, mais en vain je t'appelle, Tu ne peux plus m'ouïr, ton oreille et ton oeil Sont bouchés maintenant d'un éternel sommeil. Je suffoque de peine, et mon âme affaiblie Des liens de mon corps peu à peu se délie. PRIAM. Messager, pour nous voir en ces extrémités [Note : Laissez : cesser. [CSP]]Ne laissez de poursuivre et sa mort nous contez. MESSAGER. [Note : Batailles : corps de troupes, bataillons. [CSP]]Hector avait chassé les batailles de Grèce, [Note : Naus : mot grec, navire. (EF)]Qui déjà vers leurs naus reprenaient leur adresse ; [Note : Fort (le plus) : Le plus grand nombre. [T]]Et même le plus fort des superbes Grégeois Honteux se retirait, sans courage et sans voix, Blessé dedans la cuisse : innombrables Gensdarmes Tremblant de froide peur jetaient à bas les armes, Par la fuite aimant mieux leur salut rechercher, Que de demeurer ferme et soudain trébucher ; Quand ces mots il envoie aux troupes Phrygiennes : Courage, mes amis, vos haines anciennes Doivent ici mourir, terminez vos combats Par la route honteuse ou par le dur trépas De ces fuyards Grégeois, qui d'une injuste guerre Jà par deux fois cinq ans ravagent votre terre. [Note : Achéron : fleuve des Enfers. [T]]Envoyons ces mutins sur l'ombreux Achéron [Note : Charon : Charon faisait traverser l'Achéron par les morts sur son frêle esquif. [T]]Charger le faible esquif du nautonier Charon, Que du nombre pressé contre eux il se courrouce Et de sa longue perche à l'écart les repousse : Donnez, frapper, tuez, courageux Citoyens, Faites-vous aujourd'hui connaître pour Troyens. Il mit fin de parler ; puis d'un courage extrême [Note : Achaïe : ancienne province Grecque. [T]]Sur le camp d'Achaïe il s'élance lui-même Et de coups redoublés pousse dans le cercueil Ceux qu'il ne peut chasser de la langue ou de l'oeil. Comme quand un faucon soutenu de ses ailes [Note : Voler : verbe pris substantivement, vol. (EF)][Note : Colombelles : diminutif de colombex. [CSP]]Découvre le voler des faibles Colombelles, Qui retournent des champs et coupent sûrement La vague remuant du venteux élément, Il se laisse tomber sur la bande timide ; La plupart fuit légère où la crainte la guide, Proie à d'autres oiseaux, mais celles-là qu'il bat Et de bec et de mains sur terre il les abat : [Note : Argolique : d'Argolide, Pays du Péloponèse , capitale Argos. [T]]Hector fondant de même en l'Argolique armée, [Note : De çà de là : de côté d'autre, de côté et d'autre. [L]]On la voit sur le champ deçà delà semée ; Mais ceux-là qu'il rencontre au milieu de ses pas, De tranchant ou d'estoc reçoivent le trépas. [Note : On lit Diomène : Diomède. (PdJ)][Note : Hippide : nom inconnu. [CSP]]Jà le fort Diomède et le vaillant Hippide Étaient chus sous les coups de son bras homicide ; [Note : Antonoe : Antonoos fut tué par Hector. (Iliade, XI, 302). (PdJ) ][Note : Ientée : nom inconnu. (PdJ)]Antonoe et Ientée aux tournois signalés De la clarté céleste il avait exilés ; [Note : Stenelle : Sthenelos, compagnon de Diomède. (PdJ)]Et le brave Stenelle atteint de son épée [Note : Sentait cuire une plaie : une plaie lui donnait une sensation de brûlure. [CSP]]Sentait cuire une plaie en sa cuisse coupée ; [Note : Polybète : Polyboete, fils de Pirithoüs. (Iliade, VI, 29). (PdJ)]Quand le preux Polybète essaie à l'arrêter Résolu se présente et ses coups veut tenter. Alors s'attache entre eux une rude bataille, [Note : Chamaille : frappe. [T]]Et leur bras sans cesser l'un sur l'autre chamaille. Hector par tel arrêt embrasé de courroux Se ramasse en soi-même et redouble ses coups : [Note : Polybete : Polyboete, fils de Pirithoüs. (Iliade, VI, 29). (PdJ)]D'autre part Polybete aspire à la vengeance, Et comme un fier Lion à tous périls s'élance, Voltige autour d'Hector, le tâte à plusieurs fois : Sonde tous les défauts de son luisant harnois, Tire aux plus nobles lieux, mais ne se donne garde Qu'en cet âpre conflit par trop il se hasarde, Et qu'Hector cependant ne fait que remarquer [Note : Bailler : donner. [CSP]]Où le coup plus mortel il lui pourra bailler : Le temps aussitôt pris il sent le coup au ventre, La part où le nombril dedans soi-même rentre. [Note : Contre bas (plonge) : vers le bas, la tête la première. [T]]À l'instant il chancelle, et son corps trébuché [Note : Chêne fourché : les pieds en l'air font un V comme une branche de chêne. (EF)]Qui plonge contre bas fait le chêne fourché, [Note : Heurter de la terre (au) : quand il heurte la terre. (EF)]Excitant plus de bruit au heurter de la terre, Qu'un sapin de montagne abattu du tonnerre. [Note : Mesure sa grandeur : évalue sa taille. [L]]Hector d'un oeil ravi mesure sa grandeur, [Note : Pennache : panache; bouquet de plumes sur le casque. [T]]Fait branler son panache en la claire splendeur Du casque flamboyant qui gît dessus la terre, Et veut s'orner le chef de cet astre de guerre. Le corps étendu mort il tâte à plusieurs fois Pour voir s'il demeurait veuf d'esprit et de voix ; Puis le fait dépouiller par l'un de ses Gendarmes Du fardeau glorieux des reluisantes armes. Mais prêt à se courber pour enlever l'armet, Achille survenu derrière lui se met, Ses mouvements épie, observe sa démarche ; Et voyant que son corps se voûtait comme une arche Penché dessus la terre, aux reins il l'enfonça, De sorte que le fer jusqu'au coeur traversa. Hector tourne à l'instant et le frapper essaie ; Mais il sent échapper son âme par sa plaie. PRIAM. Ô désastre ! Ô malheur que nous tramaient les Cieux ! Ô trépas machiné des hommes et des Dieux ! Ô Grecque trahison ! Ô déloyales armes ! Fallait-il donc qu'Hector tombât dans les alarmes Non par un combat juste, ains par le lâche effort D'un meurtrier inhumain plus perfide que fort ? [Note : Junon : en grec, Héra ; elle soutient les Grecs dans la guerre de Troie. (EF)]Junon, soit maintenant ta fureur assouvie ! MESSAGER. Ce n'est pas tout, Priam, sa rage le convie À telle cruauté, puis-je le réciter, Ou toi, père éploré, pourras-tu l'écouter, Qu'il perpètre un forfait qui semblerait horrible À tout ce que l'Enfer loge de plus terrible ; Il insulte au corps mort et d'un bras furieux [Note : Poche les yeux : meurtrit les yeux. [T]]Le front lui déshonore et lui poche les yeux ; Voire et n'eût onc fini ces traits sanglants de rage, [Note : Sans que le preux Memnon s'oppose : Ici, n'était que le preux Memnom s'opposa. (PdJ)][Note : Sans que le preux Memnon s'oppose : Si le preux Memnon ne s 'était opposé. (EF)]Sans que le preux Memnon s'oppose à cet outrage. PRIAM. [Note : Mânes : âmes des morts. [CSP]]Qu'est devenu l'honneur ! Les Mânes violer ! Sans honte, sans respect un Cadavre fouler ! [Note : Dérompre : briser. [CSP]][Note : Gâter : souiller. [R]]Le meurtrir, le dérompre et le gâter en sorte Que plus d'un corps humain la figure il ne porte ! Maintenant peux-tu dire, ô lâche cruauté, [Note : Passes toi-même (tu) : Que tu te surpasses toi-même. (PdJ)]Que tu passes toi-même en inhumanité. [Note : Thétis : mère d'Achille, épouse de Pelée. [T]]Va, méchant, va, félon, Thétis n'est point ta mère, Bien que les flots cruels soient toujours ton repaire : Bien que le vieux Pelé pour son fils t'ait reçu, Dans le coeur d'un Rocher Caucase t'a conçu ; [Note : Engeance (son) : sa race. [CSP]]Et puis une Tigresse oubliant son engeance, De sang plus que de lait te nourrit en l'enfance. MESSAGER. Comme un torrent bruyant par les champs débordé [Note : Roidement : raidement, rapidement. [CSP] ]Roule moins roidement n'en étant point gardé, [Note : Remparent : fortifient. [CSP]][Note : À l'encontre : d'une manière contraire. [T]]Que si les villageois remparent à l'encontre ; Lors son flot orgueilleux plus colère se montre, Heurte, choque, tempête et tâche surmonter La digue amoncelée où l'on veut l'arrêter : Achille à nos Troyens paravant redoutable, Semble beaucoup plus haut et plus épouvantable, Depuis que ce grand Chef fort de coeur et de main S'offre dessous les coups de son bras inhumain, Qui comme un gros marteau sur l'enclume martèle, Refrappe incessamment : le Prince ne chancelle Non plus qu'un haut Rocher profondément planté, Qui se moque du vent et du flot irrité. Notre Ost qui plus la mort que la honte redoute [Note : Vauderoute : vau-de-route, en pleine déroute. [L]]Laisse tout cependant, se met en vau-de-route, Et d'un coeur éperdu jette les armes bas, Pour fuir à la mort qu'il rencontre en ses pas. L'un gît outrepercé d'une mortelle plaie, L'autre abattu se lève et la fuite ressaie, Mais il n'a point marché quatre ou cinq pas avant, [Note : Rechet : retombe. [T]]Qu'il rechet sur le dos ou bien sur le devant, Selon qu'il fut frappé par la main adversaire. Troie a cédé partout, et la Grèce au contraire A regagné le champ et suivi tellement Qu'il ne reste au combat que Memnon seulement, Qui contraint par le nombre à tourner le visage S'en revient plus dépit que failli de courage. Achille cependant du grand Hector vainqueur, Mais vaincu de sa rage et de son propre coeur, Retourne vers le corps étendu sur la place, Lui fend les deux talons, par ensemble les lace, Du baudrier qu'il portait les attache à son char, Puis à course le traîne autour de ce rempart. PRIAM. Le tourment infini qui mon âme désole M'étreint si fort le coeur qu'il m'ôte la parole. HECUBE. Ô Ciel trop rigoureux ! Ô destins ennemis ! J'ai perdu mon cher fils, et vous l'avez permis ! Avez porté ce Grec, ce meurtrier infidèle, Ce poltron assassin, cette bête cruelle ! Et bien, que désormais mon oeil voie abîmer L'ait flottant en la terre et la terre en la mer ; Que tout se mêle ensemble et qu'une nuit obscure Comme au commencement recouvre la nature. [Note : Chaloir (que me peut-il) : que m'importe. [L]]Que me peut-il chaloir de voir le monde entier [Note : Rebrouillé : brouillé de nouveau. [F]]Rebrouillé pêle-mêle en son chaos premier, Puisque mon fils Hector, puisque ma chère Troie De Pluton et des Grecs sont aujourd'hui la proie. Ô vieillard assailli de toute adversité, De quel comble de gloire es-tu précipité ! Et moi poure, chétive et douloureuse mère, À quel point me réduit la fortune adversaire, Cruelle, variable et ferme seulement À verser en mon coeur tourment dessus tourment. Amassez-vous, Troyens, peuple, soldats, Gendarmes ; Venez mêler vos yeux à mes dernières larmes, Soupirez avec moi la commune douleur : Votre coeur est de fer s'il ne sent ce malheur. Ô malheureuse Hécube ! Ô Priam lamentable ! [Note : Dolente : qui souffre et se plaint. [L]]Ô dolente Andromaque ! Ô peuple misérable. Las, que deviendrons-nous ! Hé, quel sort nous attend ! Le preux Hector est mort, rien plus ne nous défend. [Note : Parque : la Parque Atropos, celle qui coupe la trame de la vie. [R]]Faisons donc d'un accord que la fatale Parque Nous charge quand et lui dans l'infernale barque, Sans attendre les fers des Grecs injurieux ; Car puisqu'il est occis qu'espérons-nous de mieux ? Andromaque, ma fille, à bon droit ton silence Exprime de nos maux la dure violence, Et puisqu'à ma douleur défaillent les propos, Je ne me plaindrai plus qu'à force de sanglots. ANDROMAQUE. Aux regrets à mon tour j'ouvrirai le passage. C'est trop longtemps couvé le deuil dans mon courage ; Ô soupirs, permettez que je puisse parler Et qu'en parlant ma vie échappe dedans l'air ; En mon cruel malheur certes bien fortunée, Si je meurs en plaignant ma dure destinée. [Note : Ce crois-je : tournure archaïque et poétique pour je crois. [L]]C'est vous, ce crois-je, ô Cieux, qu'il me faut accuser, Avec quelle équité pouviez-vous mépriser Tant de voeux si brûlants, tant de chaudes prières Dont j'invoquai sur nous vos faveurs coutumières ? Non, je n'ignore point qu'Andromaque ne vaut, Que pour la contenter on s'émeuve là-haut : Mais Hector, cet Hector, que ses qualités rares Ont si bien fait connaître aux Nations barbares ; Cette illustre bonté, ce courage parfait Devaient vos durs destins ployer à mon souhait. Inutile vertu, tu n'es rien qu'une Idole, Qu'un vent d'opinion, et qu'un son de parole ! Ô mortels ignorants ! Espérez désormais Que les Dieux aux meilleurs ne manqueront jamais, Après la mort d'Hector, qui brûlait au courage De l'amour de la gloire : un homme plein de rage, Mais bien plutôt un Tigre, a sans aucun effort Vaincu son vainqueur propre, et le tourmente mort. Quelle nouvelle horreur ! Je frissonne, je tremble, De l'oeil de mon esprit je te vois, ce me semble, [Note : Mont (jambes contre) : tiré par les pieds il avait les jambes plus haut que la tête. (EF)]Je te vois, cher époux, les jambes contre mont, Et le chef contre bas, saillant de bond en bond, Selon que les coursiers joints au timon d'Achille, Font autour de nos murs voler leur course agile. Ô deuil désespéré, qui me trouble le sens ! Ô désespoir dolent auquel je me consens, Arrivez à tel point qu'en l'effort du martyre [Note : Épandre : répandre. [R]]J'épande dans les vents l'esprit que je respire, Afin qu'avec Hector j'aille accuser là-bas L'insolente Grégeoise, et ses cruels ébats. Hector, unique auteur de ma tristesse extrême, Fut-ce pas me tuer aussi bien que toi-même D'aveugler ton esprit au présage évident Qui peignait en mon coeur ce mortel accident ? Ha, je m'attendais bien que notre destinée Irait par cette voie à sa fin ordonnée ! Si toi-même voulais t'avancer le trépas, Lassé d'âme et de corps pour tant de longs combats Livrés depuis dix ans au front de nos murailles ; Si tu voulais mourir au milieu des batailles, [Note : Courtines : rideaux. [T]]Non dans un riche lit, de courtines tendu, Et bien, tu le pouvais : mais de m'avoir perdu, D'avoir perdu ta ville et ton propre lignage, [Note : Qui te regardait seul : Qui tournait les yeux vers toi seul, mettait son espoir en toi. (PdJ)]Qui te regardait seul en ce funeste orage, Comme dois-je nommer une si grande erreur ? Hector, est-ce un forfait, ou bien une fureur ? Si les noms de patrie et de père et de mère, D'allié, de parent, d'ami, de soeur, de frère, Comme Idoles sans corps, étaient vains noms pour toi, Devais-tu point penser de ton fils et de moi ? Ha, poure misérable, où la douleur t'emporte ! Son coeur brûlait pour nous d'affection si forte, Que mettant en arrière et repas, et repos, Sans cesse il s'exposait aux prises d'Atropos, [Note : Armes (ces) : la ruse et la trahison. (PdJ)]Qui pour le renverser eut recours à ces armes [Note : Infidèle : perfide. (Pdj)]Dont le Grec infidèle étonne les alarmes. Ô couard ennemi du plus brave Guerrier, Qui jamais sur la tête ait porté le Laurier, [Note : Intelligence : Ici, secrète entente, stratagème convenu. (PdJ)]Sans cette intelligence il était indomptable : Son bras l'avait prouvé par sa force incroyable : Qui comme un foudre ardent a rompu maintes fois Les puissants bataillons des obstinés Grégeois : Mais ton injuste fraude en embuche cachée, Par un coup non prévu sa vie a retranchée ; Ce bras qui sans combat l'a sur terre abattu, Ne pouvant autrement surmonter sa vertu. Dieux ! Si vous punissez les méchants de leur vice, Lâchez en vos fureurs quelques traits de Justice, » Pour apprendre aux mortels, que toujours le forfait » Retombe sur le chef de celui qui l'a fait. Mais hâtez, s'il vous plaît vos vengeances tardives, Afin que je descende aux infernales rives En porter la nouvelle à l'Esprit glorieux Qui se plaint de ce traître et peut-être des Cieux Cependant que j'attends cette grâce dernière, Ô mes yeux, répandez une double rivière Pour pleurer votre Hector, mon malheur et mon bien, Mon aise et mon tourment, dont ne me reste rien Que le désir pressant d'aller trouver son ombre, Qui des Héros défunts croît maintenant le nombre. LE CHOEUR. Par la dextre d'Hector Troie a resté debout : Par sa mort malheureuse elle tombe du tout. Il faut bien qu'elle soit de nos larmes suivie ; En elle nous perdons la victoire et la vie. ? » Que le bonheur public est faible et vacillant,» S'il dépend de la main d'un seul homme vaillant, » Qui s'offre à tous hasards sans crainte de la Parque. » Mortels, voyez ici que pour être Monarque, » Empereur, Capitaine, on ne vit pas plus sûr » De tromper les ciseaux de la fatale soeur, [Note : Dévale : fait descendre. [L]][Note : Tromper les ciseaux : empêcher la Parque Atropos de trancher le fil de la vie. (EF)]» Qui sans aucun respect en la tombe dévale [Note : Houlette champêtre et verge Royale : image pour désigner le berger et le Roi. (EF)]» La houlette champêtre et la verge Royale. ==================================================