******************************************************** DC.Title = BAJAZET PREMIER, TRAGÉDIE. DC.Author = PACARONI DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 21/10/2020 à 19:35:16. DC.Coverage = Ouzbékistan DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/PACARONI_BAJAZETPREMIER.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6119328m DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** BAJAZET PREMIER TRAGÉDIE. Représentée pour la première fois, le Jeudi sixième Août 1739 sur le Théâtre de la Comédie Française. Le prix est de vingt-quatre sols. M.DCC. XXXIX. Avec Approbation et Privilège du Roi. M. le chevalier de P***. Type de Madame Veuve DONDEY-DUPRÉ, rue Saint Louis, 46, au Marais. Représentée pour la première fois, le Jeudi sixième Août 1739 sur le Théâtre de la Comédie Française. PRÉFACE. J'étais fort jeune, et je ne connoissais encore les ouvrages de Théâtre que par la lecture, lorsque me trouvant presque seul à la campagne, il me prie envie d'essayer quelques scènes pour me désennuyer. Le Roman de Madame de Villedieu, intitulé Astèrìe ou Tamerlan, m'offrit un sujet. En peu de jours le premier acte fut fini. Cette facilité m'encouragea. Je me hâtai de passer au second : enfin cet ouvrage sur le fruit de deux mois d'oisiveté, et se trouva tel à peu près qu'il est aujourd'hui, avant que j'eusse songé sérieusement à le composer. Une Tragédie ainsi faite au hasard et sans réflexion, ne me parut pas mériter d'être présentée au Public ; mais, ayant été lue à quelques hommes célèbres par leur esprit, et par la justesse de leur goût, ils en conçurent, et m'en inspirèrent une opinion plus avantageuse : voilà çe qui a tiré Bajazet premier de l'obscurité où je le retenais depuis si longtemps. À peine cette pièce a-t-elle été annoncée, que la cabale s'est déchaînée contre elle avec fureur ; passe encore, si l'on en eût porté ce jugement après les représentations ; mais tout le monde assurait qu'elle était mauvaise, avant que personne l'eût entendue. Malgré ces dispositions, que la malignité, ou, si l'on veut, une basse jalousie avait pris soin de préparer, les gens sensés sont entrés dans le détail. On m'a fait des objections dont plusieurs m'ont paru judicieuses ; d'autres ne m'ont pas persuadé. Par exemple, on demande pourquoi Astérie, qui reconnaît, au troisième acte, qu'elle a eu tort de soupçonner la fidélité d'Andronic, n'a point avec ce Prince une de ces scènes tendres, délicates, intéressantes, et filées avec cet art enchanteur que nos Tragiques modernes savent si bien employer ? Voici ma réponse : La bienséance ne le permet pas. Le glaive est suspendu sur la tête de Bajazet ; Astérie est déchirée par des pressentiments cruels, qui lui font regarder comme inévitable la perte d'un père malheureux. Quelle situation pour parler d'amour ! Si la passion subsiste, elle doit au moins se taire dans de pareilles circonstances. Mais, m'a-t-on dit encore, c'est à ce sentiment que toutes nos Tragédies doivent aujourd'hui leur succès ; c'est l'Amour seul qui y fait verser tant de larmes. Hé, quoi ! La Nature a-t-elle perdu tous ses droits ? Non ; et j'ai eu la satisfaction d'apercevoir (dans les secondes Loges) de jeunes personnes qui croient encore de bonne foi que l'on peut s'attendrir sur les malheurs de fa famille : Cependant j'ai jugé à propos d'interrompre les représentations ; mais ce n'est point, comme on l'a déjà publié, par le chagrin de les voir mal exécutées. Tous les Acteurs s'y font prêtés de bonne grâce. Celui qui a représenté Tamerlan, n'aurait rien laissé à désirer, s'il était un peu plus dans l'habitude de faire ces sortes de personnages. À l'égard du rôle d'Astérie, je ne crois pas qu'il pût être en meilleures mains. Il me reste un mot à dire sur la mort de Bajazet, qui souleva tout le parterre. J'avoue que je ne m'étais pas attendu à voir attaquer ce morceau, l'un de ceux dont j'étais le plus satisfait. Le terme de Grâce, dont se sert Tamerlan, m'avait paru suffisant pour révolter Bajazet au point de ne répondre que ces paroles : Et moi je la refuse. Mais, comme on ne doit pas décider dans sa propre cause, je me rendis. J'envoyai le lendemain à l'acteur chargé du rôle de Bajazet, les quatre vers qui ont été entendus dans les dernières représentations, et dont il aurait fait usage dès la seconde, si Monsieur de Fontenelle ne lui eût fait dire qu'il ne comprenait pas ce qui avait excité la mauvaise humeur du Public ; que cet endroit l'avait frappé ; et que s'il était l'auteur de la pièce nouvelle, il n'y changerait rien. Le sentiment d'un homme de cette réputation l'emporta dans mon esprit sur celui de la multitude ; et si j'ai souffert depuis qu'on n'y ait pas eu tout l'égard qu'il mérite, je déclare que c'est à regret, comme on le connaîtra par l'impression : cependant, s'il se rencontrent des lecteurs qui souhaitassent de voir les vers dont il s'agit, ils les trouveront à la fin de cet ouvrage. ACTEURS. TAMERLAN, Empereur des Tartares. Mr. le Grand. BAJAZET PREMIER, Empereur des Turcs, fait prisonnier par Tamerlan. Mr. Sanazìn. ASTÉRIE, Fille de Bazajet. Mlle Dumesnìl. ANDRONIC, Fils d'Emanuel, Empereur de Grèce. M. Grandval. ODMAR, Officier de Tamerlan. M. de la Torilliére. ZAÏDE, Confidente d'Astérie. Mlle Jouvenot. ARCAS, Confident d'Andronic. Mr. Fierville. GARDES. La Scène est à Samarcande dans le Palais de Tamerlan. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Bajazet, Odmar, Gardes. ODMAR. C'est ici que bientôt l'Empereur doit se rendre.Il vous ordonne.... BAJAZET. Allez ; il pourra me rapprendre. SCÈNE II. Bajazet, Gardes. BAJAZET. Tamerlan veut me voir ! Quel objet odieux !Quel spectacle ! Un vainqueur va s'offrir à mes yeux.Un Vainqueur ! Bajazet en devait-il connaître ? Je suis esclave enfin, et je vais voir mon maître.Ciel ! Ai-je mérité ton éternel courroux ?Et veux-tu sur moi seul rassembler tous tes coups ?Mon bras victorieux plus craint que le tonnerre,Chez vingt Peuples divers avait porté la guerre, Et du bruit de mon nom l'Univers étonné,À l'asservir entier me croyait destiné :Je le pensais moi-même. Ô Tombeau de ma gloire !Ô jour, où je me vis arracher la victoire !Abandonné, trahi par de lâches soldats, Il ne me restait plus que mon coeur et mon bras ;Sans le sort qui m'accable, ils suffisaient peut-être.Qui fut toujours vainqueur, croit devoir toujours l'être.Vain espoir ! Vains efforts ! Par quels affreux revers,Du faîte des Grandeurs je tombai dans les fers ! Misérable jouet des fureurs du Tartare,Je n'ose prévenir les maux qu'il me prépare.Des enfants malheureux, dont j'ignore le sort,Que le cruel peut-être a livrés à la mort,Sont le triste lien qui m'attache à la vie. Je crains surtout, je crains pour la jeune Astérie ;Et peut-être déjà l'audace d'un Tyran...Mais le voici lui-même. SCÈNE III. Bajazet, Tamerlan, Odmar, Gardes. BAJAZET. Approche, Tamerlan,Quel sujet dans ce lieu demande ma présence ?Pourquoi m'offrir encor l'ennemi qui m'offense ! Renfermé si longtemps dans une obscure tour,Pour quel affront nouveau revois-je enfin le jour ?J'ignore ton dessein. Parle. Mais tu dois croireQue jusques dans les fers j'aurai, soin de ma gloire. TAMERLAN. Je ne condamne point ces nobles sentiments, Mais de ton coeur trop fier régie les mouvements.Ton sort est dans tes mains. Tu peux briser ta chaîne.Je n'apporte eN ces lieux ni vengeance, ni haineJe saiS que la Fortune a trahi ta valeur,J'estime ton courage, et je plains ton malheur. BAJAZET. Je ne mérite pas que l'on daigne me plaindre.Ta bonté me surprend. Cesse de te contraindre.Je démêle aisément de semblables détours ;Et c'est perdre le temps en frivoles discours. TAMERLAN. Eh bien, rends grâce au Ciel qui te deviens propice ; IL veut de ton destin réparer le caprice,Te replacer au trône ; et tu peux, aujourd'hui,Embrasser ton vainqueur, et t'égaler à lui.Il est un sûr moyen de finir ta disgrâce,Soyons amis. BAJAZET. Qu'entends-je ? Et quelle est ton audace ? Apprends à me connaître. Une indigne prison,Aurait-elle à ce point égaré ma raison ?Moi, ton ami ? Ce nom... TAMERLAN. Ce nom ferait ta gloire,As-tu donc dans mes fers oublié ma victoire ?Trop heureux de pouvoir obtenir ma pitié, Oses-tu refuser jusqu'à mon amitié ? BAJAZET. Oses-tu me l'offrir ? L'orgueil de ma naissance,Ne voit point entre nous d'odieuse distance.Les hommes sont égaux quand ils font vertueux.Mais un trône élevé par des crimes heureux... TAMERLAN. Qui te retient ? Poursuis un discours qui me brave.J'ai puni l'ennemi, je pardonne à l'esclave.Tu devrais cependant avec moins de fierté,Entendre en ta faveur ce que j'ai projeté.Quels que soient mes desseins, je puis agir en maître : Je le suis de ton sort ; je veux cesser de l'être.Mérite les bontés d'un vainqueur généreux,Et ne t'obstine point à vivre malheureux. BAJAZET. Quittons ces vains discours. Que voulais-tu m'apprendre ?Déclare tes desseins, si je puis les entendre. TAMERLAN. Moi, puis-je te compter au rang de mes amis ?Réponds toi-même enfin ; car ce n'est qu'à ce prix.... BAJAZET. À ce prix ? C'est assez. Je n'ai rien à répondre. TAMERLAN. Téméraire captif, je saurai te confondre.Par un farouche orgueil tu crois te signaler : Mais je sais les moyens de te faire trembler.Tu connaîtras bientôt... BAJAZET. Ordonne qu'on prépareCe que peut inventer la rage d'un Tartare ;Sous l'horreur des tourments essaie à m'accabler.Ai-je bien entendu ? Tu me feras trembler ! Un vil chef de brigands ose pousser l'outrage,Jusques à me tenir un semblable langage ?Le sort de Bajazet ( Ciel ! et tu l'as permis ! )Est donc entre les mains de pareils ennemis ?Je ne t'écoute plus. S'il faut cesser de vivre, Assemble tes bourreaux ; je suis prêt à les suivre. TAMERLAN. Gardes, qu'on le remène. SCÈNE IV. Tamerlan, Odmar, Gardes. TAMERLAN. Où me vois-je réduit fAh ! Qu'ai-je fait, Odmar, et quel en est le fruit ?Mais j'ai dû le prévoir. Bajazet inflexibleÀ l'offre du pardon ne peut être sensible. C'est un nouvel affront à ses yeux irrités,On hait d'un ennemi jusques à ses bontés.Tu n'as pas oublié la sanglante journéeQui soumit à mes lois fa fière destinée.Je comptais le laisser prisonnier sur sa foi. De quel air menaçant il parut devant moi !D'un camp, où mille cris publiaient ma victoireIl voulut se former un théâtre à sa gloire.Un invincible orgueil animait ses discours :De ses prospérités il rappela le cours ; Et bravant ma rigueur, qu'il rendit nécessaire,Il contraignit enfin ma clémence à se taire ;Du plus ardent courroux on me crut enflammé.J'ordonnai qu'en ces lieux il serait renfermé,Axalle fut chargé du soin de l'y conduire, Longtemps de son destin je craignis de m'instruire.Hélas ! Livré dès lors à de secrets ennuis,Je pressentais les maux qu'il m'a causé depuis. ODMAR. Lui, Seigneur ? Eh, que peut un captif misérable,Gémissant sous le poids dont votre main l'accable ? Vous offenserez-vous d'une vaine fierté,D'un orgueil indiscret qu'il a trop écouté,Lorsque maître absolu de toute sa famille ?... TAMERLAN. Pourquoi dans Samarcande ai-je arrêté Sa fille ?C'est elle seule, ami, que je dois redouter. ODMAR. Quel trouble dans ces lieux pourrait-elle exciter ?Son coeur tout occupé d'un souvenir funeste,Laisse à peine échapper une plainte modeste.Tremblante pour les jours d'un père malheureux,L'ardeur de le venger n'entre point dans ses voeux. TAMERLAN. Tu le crois ? Cependant sa jeunesse, ses charmes,Sa douleur même, Odmar, tout lui prête des armes.Quel oeil, en la voyant, ne se plaît à la voir ?L'Amour maître d'un coeur, en chasse le devoir.On ne reconnaît plus ni respect, ni contrainte, On brave le péril, on le cherche sans crainte.Forcée à disparaître après de vains efforts,La vertu veut en vain exciter les remords,Un coeur se livre entier au penchant qui l'entraîne ;Les noeuds les plus sacrés, il les brise sans peine ; De l'amitié, du sang, il étouffe la voix ;L'Amour enfin, l'Amour ne connaît point de lois. ODMAR. Seigneur ! TAMERLAN. Il faut ici te découvrir mon âme.Je soupçonne, je crains une secrète flamme. ODMAR. Ah ! D'un Sang malheureux, proscrit dans ce séjour, Qui voudrait seconder la vengeance, ou l'amour ? TAMERLAN. Que tu pénètres mal le chagrin qui me presse !Apprends tout. Je rougis d'avouer ma faiblesse :Mais cesse d'applaudir à ma fausse vertu.Connais les soins honteux dont je suis combattu Si le fier Bajazet a bravé ma colère,S'il demeure impuni... sa fille a su me plaire :Et trop digne en effet de mon inimitié,C'est l'Amour qui le sauve, et non pas la pitié.Tu ne t'attendais pas à cet aveu funeste : Mais ne va point blâmer des feux que je déteste.De ce fatal amour plus fort que ma raison,J'ai combattu longtemps l'invincible poison.Pour arracher mon coeur au penchant qui l'attire ,Je me suis dit cent fois tout ce qu'on peut me dire. J'ai fui mon ennemie. Hélas ! Loin de ses yeux,L'Amour qui me poursuit, ne triomphait que mieux ;Et me l'offrant sans cesse avec de nouveaux charmes,Le cruel, contre moi tournais mes propres armes.L'affreuse jalousie agissant à son tour, Me fit précipiter, et cacher mon retour.J'arrive ; et dans l'instant volant chez Astérie...Quelle fut ma douleur, ou plutôt ma furie !Je surpris des discours qui semblaient m'annoncer,Qu'un rival plus heureux l'aime sans l'offenser. ODMAR. Que dîtes-vous, Seigneur ? TAMERLAN. Honteux de ma faiblesse,Je voulus m'affranchir d'une indigne tendresse.Tout sembla succéder à mes nouveaux désirs.Mon coeur moins agité retenait ses soupirs ;Et presque indiffèrent en voyant ma captive, J'espérais rappeler ma raison fugitive.Quelle erreur réveillant mes sentiments jaloux ,Au flambeau de la haine alluma mon courroux !D'un charme séducteur croyant mieux me défendre,Contre un objet aimé, j'osai tout entreprendre. Du superbe Ottoman j'augmentai les malheurs :Astérie en frémit, et fit parler ses pleurs.On m'y crut insensible ; et le pensant moi-même,J'applaudis en secret à ma rigueur extrême.C'est ainsi qu'essayant d'inutiles efforts, De l'Amour déguisé je suivais les transports.Mes yeux se sont ouverts ; et j'ai lu dans mon âmeLe triomphe certain d'une funeste flamme.D'un chimérique espoir mon coeur désabusé ,À remplir ses destins s'est enfin disposé. Mais toujours un rival présent à ma mémoire,Semblait avec mes feux intéresser ma gloire.Pour rompre ses projets, pour assurer les miens,J'ai voulu que l'hymen me prêtât ses liens. ODMAR. D'un vaincu, d'un captif, la fille infortunée ! TAMERLAN. Oui, j'allais à son sort unir ma destinée,Si ce même Captif, démentant sa fierté,Eût pu donner un frein à fa témérité.J'avais exprès mandé cet ennemi farouche ;J'allais me découvrir : il m'a fermé la bouche ; Et ses emportements, que je devrais punir,M'ont fait d'un soin plus doux perdre le souvenir.Que faire cependant ? Haine, dépit, vengeance,Amour, pour m'accabler, tout est d'intelligence.Bajazet !... Astérie !... Ô voeux irrésolus ! Ô trouble affreux d'un coeur qui ne se connaît plus ! ODMAR. Je l'avouerai, Seigneur, on ne peut que vous plaindre ;Mais, parmi tant de maux, il vous en reste à craindre ;Car ne vous flattez pas ; je connais Bajazet :Qu'il n'apprenne jamais ce funeste secret. Du moins, (et c'est assez que l'amour vous surmonte ;)D'un refus trop sensible épargnez-vous la honte. TAMERLAN. Ah ! Si jusqu'à ce point il osait m'irriter ! ODMAR. Qui méprise la mort, n'a rien à redouter. D'ailleurs, que produirait une aveugle furie ? Pourriez-vous immoler le père d'Astérie ?Pensez-vous que son sang, par vos mains répandu,Vous rendrait le repos que vous avez perdu ?Il est, Seigneur, il est une plus noble voie.L'Amour triomphe : osez lui disputer sa proie. Pour briser les liens que sa main a formés,Éloignez de vos yeux ce qui les a charmés.Andronic va bientôt retourner dans la Grèce ;Confiez-lui le soin d'y mener la Princesse. TAMERLAN. Andronic ! Triste objet d'un éternel courroux, Qui, contre Bajazet a conduit tous mes coups ;Lui, qu'elle ne peut voir sans répandre des larmes ;Lui, qui vint implorer le secours de mes armes,Quand son père, déjà vaincu par Bajazet,Allait, sans mon appui, devenir son sujet ! Non ; ne lui faisons point cette nouvelle offense :Mais, que vois-je ! Grand Dieu ! C'est elle qui s'avance, SCÈNE V. Tamerlan, Astérie, Odmar, Gardes. ASTÉRIE. Eh bien, Seigneur ! Mon père a paru devant vous ;Ne peut-il inspirer des sentiments plus doux ?Accablé sous le poids d'une honteuse chaîne, Dans le sein du malheur est-il digne de haine ?Et lorsqu'après six mois vous voulez lui parler,Ne voyez-vous ses maux, que pour les redoubler ? TAMERLAN. Non, Madame ; à regret je vois couler vos larmes.Ce jour allait finir de trop longues alarmes, Bajazet, de son sort arbitre désormais,Sortait de sa prison pour n'y rentrer jamais ;Il remontait au trône : enfin ce jour, peut-être,De mon propre destin l'aurait rendu le maître.Pour fléchir son orgueil, que n'ai-je point tenté ? Il brave également ma haine, et ma bonté.Qu'il jouisse à loisir des fruits de son audace !Le moment est passé pour obtenir sa grâce :S'il porte encor des fers que j'ai voulu briser,Ce n'est pas moi, c'est lui qu'il en faut accuser. ASTÉRIE. Ah ! Seigneur, s'il est vrai que plaignant ma misère,Vous songez en effet à me rendre mon père,La fierté d'un captif vous doit-elle émouvoir ?Ne pardonne-t-on rien à l'affreux désespoir ?Avez-vous oublié sa fortune première ? Il voyait sous ses lois la Terre presque entière.Vous seul, interrompant le cours de ses destins,Fîtes un malheureux du plus grand des Humains.Quel revers ! Les horreurs d'un indigne esclavageDe Bajazet vaincu, devinrent le partage. Il parle en maître encor, lorsqu'il faut obéir :Mais enfin un grand coeur ne sait point se trahir.Hélas ! J'avais pensé qu'ennemi magnanime,Vous-même approuveriez la vertu qui l'anime ;J'ai crû que, repentant d'une injuste rigueur, Vous alliez nous montrer un généreux vainqueur ;J'attendais en ce jour le terme de ma peine ;Et ce jour plus fatal ajoute à votre haine. TAMERLAN. Je n'ai point mérité ces reproches honteux ;Votre père, lui seul, a trompé tous nos voeux : Mais, quand vous gémissez du malheur qui l'accable,D'un pareil sentiment le croyez-vous capable ?Privé depuis six mois du plaisir de vous voir,Devait-il mépriser ce favorable espoir ?Le soin de m'outrager remplit toute son âme ; Il veut se perdre : Eh bien, il périra, Madame ;L'arrêt est prononcé. ASTÉRIE. Nous périrons tous deux,Seigneur ; vous unirez deux captifs malheureux.Oui, puisque ma douleur vous éprouve inflexible,Je saurai m'affranchir de ce spectacle horrible. Mon père, en expirant, marchera sur mes pas ;Et je vais lui frayer les routes du trépas. TAMERLAN, ému. Madame !... ASTÉRIE. Eh bien, Seigneur, jouissez de mes larmes ;Le désespoir pour vous a-t-il donc tant de charmes ?Fille de Bajazet ! Je tombe à vos genoux ; Et je ne puis encore ! TAMERLAN. Ah ! Que demandez-vous ? ASTÉRIE. Seigneur !... TAMERLAN. Vous le voulez ; il faut vous satisfaire.Qu'en lui-même aujourd'hui ne nous soit plus contraireTentez sur son esprit ce que peut votre amour ;Vous saurez mes desseins avant la fin du jour. À ses Gardes.Vous, Bajazet est libre ; allez ; il peut paraître. À Astérie.Que je sois son ami ; je n'aspire qu'à l'être. SCÈNE VI. Tamerlan, Odmar, Gardes. ODMAR. Que faites-vous, Seigneur ? Dans quel abîme affreuxBajazet !... TAMERLAN. Je t'entends : mais enfin je le veux.Dût sa haine toujours être plus obstinée ; Le sort en est jeté, ma parole est donnée.Va le chercher : écoute, un second entretienNe ferait qu'irriter son esprit et le mien.Il vaut mieux par ta voix lui déclarer ma flamme :Tu connais mes desseins ; découvre lui mon âme ; Tandis que, pour savoir l'effet de tes discours,Je m'en vais d'Andronic employer le secours :Peut-être qu'avec lui Bajazet moins faroucheDaignera s'expliquer sur tout ce qui me touche. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Astérie, Zaïde. ZAÏDE. Madame, est-il donc vrai ? Le tyran désarmé D'une aveugle fureur n'est-il plus animé ?On dit que libre enfin Bajazet doit paraître. ASTÉRIE. Oui, Zaïde ; en effet, tu vas revoir ton maître.Hélas ! ZAÏDE. Vous soupirez ! Vos malheurs vont finir.Faut-il en conserver l'éternel souvenir ? Quand du Ciel apaisé la bonté se déploie,N'osez-vous un moment vous livrer à la joie ?N'avons-nous point assez éprouvé son courroux ?Dédaigner ses présents, c'est mériter ses coups. ASTÉRIE. Tes yeux sont éblouis par des images vaines : Tu crois que Tamerlan veut terminer nos peines !Quels que soient ses desseins, qu'on ne peut pressentirCrois-tu que Bajazet y veuille consentir ?Aigri par son malheur, une vertu faroucheTe rend trop insensible à tout ce qui le touche. Je ne me flatte point : deux fois, ce même jourA vu mon père, esclave et libre tour-à-tour,Ce calme d'un moment grossira la tempête ;Les nuages déjà s'assemblent sur ma tête ;La foudre va tomber et ce jour malheureux Doit mettre enfin le comble à mes destins affreux. ZAÏDE. Pourquoi vous occuper de ces vaines alarmes ?Faut-il que chaque instant soit marqué par vos larmes ?Bajazet va sortir ; et prête à le revoir,D'un bonheur assuré vous refusez l'espoir ! ASTÉRIE. Eh ! Que vas-tu penser, si même sa présence...Chère Zaïde, hélas ! Approuve mon silence. ZAÏDE. Quoi ! Vous craignez d'ouvrir votre coeur devant moi ? ASTÉRIE. Zaïde, mes revers ont éprouvé ta foi :Tu n'es que trop sensible au malheur qui m'opprime ; Mais ne me force point à déclarer mon crime ;Épargne à ma fierté de semblables aveux. ZAÏDE. Juste Ciel !... Aimez-vous ? Ah ! parlez. ASTÉRIE. Tu le veux ;Je n'y résiste plus ; tu Seras satisfaite :Mais peux-tu bien encore ignorer ma défaite ? Ai-je pu si longtemps déguiser mes ennuis ?Méconnaît-on l'amour à l'état où je suis ?Eh bien ; apprends enfin ce qui me désespère :L'objet de tous mes voeux est l'ennemi d'un père. ZAÏDE. Qu'entends-je ? Tamerlan ! ASTÉRIE. Ah ! Qu'oses-tu penser ? Ce barbare vainqueur ne sait que m'offenser.Non, non ; ce n'est point lui qui me rendra coupable...Plût au Ciel qu'Andronic ne fût pas plus aimable. ZAÏDE. Vous aimez Andronic ? ASTÉRIE. Les pleurs que j'ai versés,Mon trouble, ma rougeur le découvrent assez. Je sais que tout condamne une aveugle tendresse,Qu'Andronic est le fils de l'Empereur de Grèce,Que son père a causé la disgrâce du mien ;Mais l'amour m'a réduite à n'examiner rien.Ou plutôt, cet amour s'emparant de mon âme, N'y fit naître d'abord qu'une innocente flamme.Au camp de Bajazet Andronic député,Le trouve inaccessible aux offres d'un traité.Burse déjà rendue, et la Grèce en alarmes,Offraient un champ trop vaste au progrès de nos armes. Andronic cependant fut conduit devant moi :Le sort, qui de l'Amour nous a fait une Loi,A marqué de tout temps le moment redoutableDe notre indifférence écueil inévitable.Malgré l'orgueil jaloux, on est forcé d'aimer, Dès que l'on voit l'objet qui doit nous enflammer.Cruelle vérité qui nous fut trop connue !Andronic se troubla ; je pâlis à sa vue.Nous poussions des soupirs ; nous n'osions nous parler ;Nos yeux se remplissaient de pleurs prêts à couler. Il rompit le premier ce silence funeste...Que te dirai-je enfin ? Tu pénètres le reste.Ma fierté s'oublia dans ce triste entretien,Et je payai son coeur de la perte du mien.Ô, comble de nos maux ! Tamerlan se déclare. Emanuel bientôt est joint par le Tartare.Mon père abandonné tombe aux mains du vainqueur ;Je crus que ce revers m'allait rendre mon coeur.Andronic ne s'offrait à ma triste pensée,Que comme un ennemi qui m'avait offensée. Je n'écoutais alors que mes ressentimentsL'Amour n'osa parler dans ces premiers moments.Mais, hélas ! Andronic arrive sur mes traces ;Je vois son désespoir partager mes disgrâces ;Il me cherche, il me fuit ; et mes voeux incertains Me découvrent des feux que je croyais éteints. ZAÏDE. Ah ! Devez-vous nourrir une funeste flamme ?L'Amour est-il donc fait pour captiver votre âme ? ASTÉRIE. Ne crains rien ; je rendrai ses efforts superflus ;Et sur moi l'honneur seul a des droits absolus : Ce n'est point un tyran, Zaïde ; c'est un maître,Mais qui veut pour sujets des coeurs dignes de l'être.Oui, je serai toujours attentive à sa voix :Tu me verras mourir ou vivre sous ses lois.Non, mon père ; ta fille aux malheurs condamnée, Ne trahira jamais le sang dont elle est née.Tu ne rougiras point de mes embrassements...Mais qui peut retarder ces fortunés moments ?Zaïde, il ne vient point ! Quel obstacle l'arrête ?Quoi, j'ai pu conserver une si chère tête ! J'ai fait tomber du moins ses indignes liens ;Je le verrai, mes bras se perdront dans les siens...Quelqu'un vient. Je me trouble ; et mon âme attendrie...Zaïde, c'est lui-même. Elle court se jeter aux pieds de Bajazet. SCÈNE II. Bajazet, Astérie, Zaïde. BAJAZET, relevant Astérie. Ma chère Astérie! ASTÉRIE. Ô, mon père! BAJAZET. Ah ! Ma fille ; est-ce vous ? Dans quels lieux, Dans quel état le sort vous présente à mes yeux!Grand Dieu ! Si mon malheur t'a paru légitime,Devait-elle subir la peine de mon crime ?J'ai causé votre perte : ah, mortelles douleurs !Et l'auteur de vos jours, l'est de tous vos malheurs. Vous vous attendrissez ! Je vois couler vos larmes ! ASTÉRIE. Seigneur, de ce moment ne troublez point les charmes.Vous plaignez mes malheurs ! Il n'en est plus pour moi.Tous mes voeux sont remplis, puisque je vous revois.Ciel ! Dont j'ai si longtemps accusé la colère, Oui, tout est réparé ; tu m'as rendu mon père. BAJAZET. Il ne vit que pour vous. Ce Ciel m'en est témoin ;Le sort de mes enfants fait mon unique soin.Un si grand intérêt a prolongé ma vie.Ah ! Si leur liberté n'eût pas été ravie, Le trépas prévenant la honte de mes fers,M'eût sauvé cet affront aux yeux de l'Univers.Ne reste-t-il que vous de toute ma famille ?Qu'a-t-on fait de mes fils ? Instruisez-moi, ma fille. ASTÉRIE. Mes frères ne pourront adoucir vos ennuis. BAJAZET. Ils sont morts ! ASTÉRIE. Non, Seigneur : dans la Grèce conduits,On les a réservés pour un autre esclavage ;D'Emanuel vainqueur, ils furent le partage.Ce Palais, jusqu'ici, m'a servi de prison. BAJAZET. Voilà donc le destin d'une illustre maison ! Mais, ma fille, ces traits de l'aveugle fortune,Ne peuvent ébranler qu'une vertu commune.Un grand coeur doit toujours, dans ces extrémités,Mépriser des revers qu'il n'a pas mérités ;Et quelque soit enfin le sort qui nous accable, On n'est point malheureux quand on n'est point coupable.Je me pouvais sans doute épargner ce discours :Vous n'avez pas besoin d'un semblable secours.Prévenant les conseils d'un père qui vous aime,Le sang qui vous forma se suffit à lui-même. Laissons à la fortune épuiser son courroux ;Vous saurez bien encor parer ses derniers coups. ASTÉRIE. De quel autre malheur suis-je donc menacée ? BAJAZET. Tamerlan a déjà déclaré sa pensée. ASTÉRIE. Tamerlan ? Quoi, Seigneur ; pourrait-il s'oublier ?... BAJAZET. Oui, ma fille, à son sort il prétend vous lier.Cet infâme brigand élevé par le crime,Osera vous offrir un sceptre illégitime :C'est pour vous que son choix se déclare aujourd'hui. ASTÉRIE. Je choisirai la mort plutôt que d'être à lui. Mais peut-être, Seigneur, qu'un récit infidèle,Vous a de ce projet annoncé la nouvelle,Il serait parvenu sans doute jusqu'à moi. BAJAZET. Il n'est que trop certain. Croyez-en mon effroi.À peine renfermé par l'ordre de leur maître, J'entends du bruit ; on ouvre ; Odmar se fait connaître.« Vous êtes libre encor , dit-il ; ménagez mieux.De votre liberté les instants précieux.N'écoutez plus enfin une aveugle furie.L'Empereur vous permet de revoir Astérie. Méritez ses bontés. Il daigne l'épouser ,Andronic est chargé de vous y disposer. »Pour la première fois, mon âme intimidée,A frémi, je l'avoue, à cette horrible idée,Tamerlan votre époux! ASTÉRIE. Vous ne le craignez pas, Seigneur ! Je puis braver de pareils attentats.Voilà donc les secrets dont on devait m'instruire !Qu'une âme généreuse est facile à séduire !Tantôt, de ses discours perçant l'obscurité,J'ai dû voir, et j'ai vu l'affreuse vérité. Mais croyant que son coeur devenait magnanime,Ma vertu n'osait plus le soupçonner d'un crime.Et sur quel fondement a-t-il pris cet espoir ?Tyran ! Mon coeur du moins est hors de ton pouvoirsQue ton indigne amour cherche quelqu'autre proie... BAJAZET. Ma fille, c'est assez ; vous me comblez de joie.On vient. C'est Andronic qui porte ici ses pas. ASTÉRIE, à part. Le perfide ! SCÈNE III. Andronic, Bajazet, Astérie, Zaïde, Arcas. ANDRONIC. Seigneur, ne vous offensez pas,Si j'ose en ce moment vous rendre mon hommage,Vous savez distinguer le respect de l'outrage. Mais n'ai-je point troublé votre entretien secret ?Vous me voyez peut-être avec quelque regret ?Pardonnez. J'ignorais que déjà la PrincesseRecueillait en ce lieu les fruits de sa tendresse.Depuis que Tamerlan la retient sous ses lois, Elle m'entend ici pour la première fois.Indigné de la voir captive, abandonnée,J'ai souvent accuse l'aveugle destinée ;Mais j'ai toujours pris soin de m'éloigner des lieux,Où mille objets cruels blessaient déjà ses yeux. Combien j'ai détesté la fatale victoire,Qui combla vos malheurs, en nous couvrant de gloire !Avec quel désespoir ai-je vu dans les fers,Un Sang qui semblait né pour régir l'Univers !Que n'ai-je pu, Seigneur, vous être moins contraire ! BAJAZET. Prince, vous avez fait ce que vous deviez faire,De la Grèce, en vos mains, l'Empire était remis :Vous avez combattu contre ses ennemis :Ma valeur inutile a cédé sous le nombre,De tout ce que j'étais, je ne suis plus que l'ombre. Triomphant autrefois, aujourd'hui désarmé,Dans une tour obscure on me tient renfermé.Le sort m'a fait tomber du rang le plus auguste ;Mais ce crime du sort ne me rend point injuste.Je connais vos vertus ; et je ne puis penser Qu'un Prince que j'estime ait voulu m'offenser.De la part du tyran on m'avait fait entendre... ANDRONIC. Oui, Seigneur, il aspire à se voir votre gendre.Je n'ai pu refuser à ses empressements,De venir m'informer quels sont vos sentiments. BAJAZET. Et quels soupçonnez-vous, Prince, qu'ils doivent être ? ANDRONIC. Il ne m'appartient pas de vouloir les connaître.Votre sort en dépend : et cependant je crains,Que vous n'approuviez pas de semblables desseins. BAJAZET. Les approuver ? Qui, moi ! Que trahissant ma gloire, D'un opprobre éternel je charge ma mémoire ?Non, non ; je n'irai point, vil jouet des revers,Associer mon sang à cent crimes divers.Eh ! Que penseriez-vous, si le soin de ma vie,Avait pu m'abaisser à cette ignominie ? Prince, quelques malheurs dont je sois menacé,Vous rougiriez pour moi, si j'avais balancé. ANDRONIC. Mais songez qu'un refus.... BAJAZET. Je n'ai plus rien à dire.Allons, ma fille. SCÈNE IV. Andronic, Arcas. ANDRONIC. Ô Ciel ! Contre moi tout conspire ;De quel indigne emploi m'étais-je donc chargé ? Quel surcroît de tourments pour mon coeur affligé !Tamerlan me choisit pour seconder sa flamme !Le Cruel ! ARCAS. Quel transport s'empare de votre âme ?D'où peut naître soudain ?.... ANDRONIC. À ce trouble fatal.Arcas, de Tamerlan, reconnais le rival. ARCAS. Seigneur !... ANDRONIC. Il n'est plus temps de t'en faire un mystère,Je brûlais pour la fille en combattant le père.Je n'ai point oublié, ni le lieu, ni le jour,Le camp de Bajazet vit naître mon amour.Il fallut m'éloigner. Bajazet, Astérie, Éprouvent des destins toute la barbarie.On les traîne en ces lieux. J'y vole sur leurs pas,Témoin de mes transport, tu ne les connus pas.Non, je ne cherchais point, esclave de la haine,Le plaisir inhumain de jouir de leur peine : Mon coeur ne connaît point ces mouvemenTs honteuxEh ! L'on doit bien au moins plaindre les malheureux !Un sentiment plus vif, Arcas, je le confesse,M'intéressait au sort d'une jeune Princesse ;Et l'amour, indigné de voir couler ses pleurs, M'inspira le dessein de finir leurs malheurs. ARCAS. Quoi ! Voulez-vous, Seigneur, vous charger de leur fuite ? ANDRONIC. Oui, si l'on daigne, Arcas, m'en laisser la conduite,Je veux tout haSarder. Hélas ! Malgré mes soins,Je n'ai pu jusqu'ici lui parler sans témoins. D'odieux surveillants sans cesse environnée,Elle ignore à quel point je plains sa destinée.Mais pourquoi m'occuper de ce vain souvenir !Oublions le passé ; songeons à l'avenir.Si je dois renoncer à l'aimable Astérie, Défendons-là du moins d'un vainqueur en furie ;Qu'elle-même, à son gré, dispose de son sort ;Protégeons sa vertu contre un coupable effort ;Que le fier Tamerlan apprenne à nous connaître. ARCAS. Avez-vous bien pensé qu'il est ici le maître ? Que vous allez vous perdre, au lieu de la sauver ? ANDRONIC. Quelque soit ce péril, il faudra l'éprouver. ARCAS. Quel fruit espérez-vous d'une tendresse vaine ? ANDRONIC. Quoi ! Veux-tu la livrer à l'objet de sa haine ? ARCAS. Mais vous-même, Seigneur, pouvez-vous vous flatter ?... ANDRONIC. Ne pouvant l'obtenir, je veux la mériter,Le dessein est formé ; rien ne m'en peut distraire.Aux lois de son tyran je prétends la soustraire.Dans ce pressant danger il faut la secourir ;Il le faut, cher Arcas, quand je devrais périr. Allons, de Bajazet justifier l'estime,En signalant l'horreur que m'inspire le crime.Le Ciel n'avouera point un injuste pouvoir :Mais du moins Andronic aura fait son devoir. ARCAS. M'en croirez-vous, Seigneur ? Avant que d'entreprendre, Attendez le parti que Tamerlan va prendre.Ne précipitez rien ; et sans vous déclarer,Laissez ouvrir le champ où vous voulez entrer.Car enfin ce tyran contre qui l'on conspire,Cet odieux rival a sauvé votre Empire. Emanuel, sans lui, détruit par Bajazet,Ou devenait esclave, ou n'était qu'un sujet.Ah ! N'oubliez jamais cet important service,Ne soyez point injuste, en blâmant l'injustice.D'ailleurs, que savez-vous si dans le fond du coeur ? On ne s'applaudit point de l'amour d'un vainqueur.Si l'on préfère au trône un funeste esclavage ? ANDRONIC. Arcas, à la vertu c'est faire trop d'outrage.Connais mieux Astérie ; et ne soupçonne pas,Un coeur si généreux d'un sentiment si bas. Pleine du noble orgueil qu'inspire la naissance,Pourrait-elle approuver une indigne alliance :Ce même Tamerlan, sur le trône monté,Est toujours Tamerlan né dans l'obscurité.Non, non, à cet hymen c'est en vain qu'il aspire. Cependant, de mon père il a sauvé l'Empire !Ce qu'il a fait pour nous, je suis prêt aujourd'hui,S'il a des ennemis, à le faire pour lui.La gloire est, de mon coeur, la première maîtresse...Au sort de Tamerlan l'amitié m'intéresse. Je saurais immoler mes voeux à son bonheur ;Mais je ne lui dois pas immoler mon honneur.L'innocence gémit ; et mon âme alarmée,À ses tristes accents n'est point accoutumée ;Et sans songer qui j'aime, où qui je dois aimer, Je serai l'ennemi de qui veut l'opprimer. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Astérie, Zaïde. ZAÏDE. Malgré tous vos chagrins, vous deviez vous contraindre,Madame, Bajazet aura lieu de se plaindre.À peine a-t-il joui de vos embrassements,Et vous l'abandonnez des ces premiers moments ! Il fallait demeurer : j'ose encor vous le dire. ASTÉRIE. Zaïde, en le quittant, je fais ce qu'il désire ;Et les soins différents dont il est agité,Me laissent de mes maux gémir en liberté.Quel temps j'avais choisi pour te montrer mon âme ? Combien ai-je à rougir d'une honteuse flamme !Quel horrible tourment au mien peut être égal ?Le Perfide ! À mes yeux, parler pour son rival !Mais je ne m'en plains point ; mon âme en est ravie ;C'en est fait. Rien enfin ne m'attache à la vie. Je mourrai sans regret ; heureuse que du moins,Ma faiblesse n'ait eu que tes yeux pour témoins ! ZAÏDE. Quoi, Madame ! Quelle est cette douleur nouvelle ? ASTÉRIE. Toi-même, n'as-tu pas entendu infidèle ?N'étais-tu pas présente à tout cet entretien ? Mon coeur peut-il douter des sentiments du sien?Il craint que Bajazet, ferme dans sa colère,N'enlève à Tamerlan tout espoir de me plaire.Sont-ce là les frayeurs qui doivent le troubler ?Ciel ! Fallait-il encor l'ingrat pour m'accabler ? ZAÏDE. Son discours, je l'avoue, a bien dû vous surprendre :Je ne sais cependant comment on doit l'entendre.Andronic vous aimait. Un jour, un seul moment,Aurait-il pu produire un si grand changement ?J'ai peine à soupçonner cette affreuse inconstance. ASTÉRIE. Comme il s'applaudissait d'avoir fui ma présence !Avec quel art trompeur il vantait son respect !Mais, dis-moi ; l'as-tu vu pâlir à mon aspect ?L'as-tu vu se troubler ? Ah ! Ce soupçon l'outrage,Il sait se parjurer sans changer de visage. Le perfide qu'il est, en entrant dans ces lieux,N'a pas même vers moi daigné tourner les yeux.Ah, trop frivole espoir dont j'étais animée !Et peut-être l'ingrat ne m'a jamais aimée.Il redoute ma vue ! Il cherche à s'éloigner ! Ah ! C'est un embarras qu'il se peut épargner.Non, Traître, ne crains point qu'à m'oublier trop prompte,Je t'aille fatiguer du récit de ma honte ;Que je m'abaisse encor jusqu'à te reprocher,Un mépris, que du moins tu m'aurais dû cacher. Va, n'appréhende rien. J'en fuis d'accord moi-même.Tu ne me verras plus. ZAÏDE. Ma surprise est extrême. ASTÉRIE. Quoi donc ? ZAÏDE. Il vient à vous. SCÈNE II. Andronic, Astérie, Zaïde. ANDRONIC. Ne me condamnez pas,Madame... ASTÉRIE. Quel sujet adresse ici vos pas ?Est-ce votre ami, Prince, ou plutôt votre maître, Qui vous a devant moi commandé de paraître ?Vous me vouliez sans doute aider de vos conseils !Mais le sang dont je sors n'en fuit point de pareils. ANDRONIC. Ah ! Demeurez, Madame. Au nom de votre Père,Daignez me voir ; daignez m'entendre sans colère. Pour la première fois nous pouvons nous parler ;Et je n'ai point appris l'art de dissimuler.Je ne viens point ici vous vanter la constance,D'un malheureux amour proscrit dès sa naissance.Ce même amour, au moins, s'il me rend criminel, Aurait dû m'épargner un reproche cruel.Je n'ai jamais pensé que la main d'Astérie,Pût devenir le prix d'une aveugle furie.Je connais Bajazet ; je vous connais tous deux :Mais on pouvait aussi me croire généreux. Votre Père abusé n'a pas voulu m'entendre ;À d'injustes soupçons il s'est laissé surprendre :Je ne m'attendais pas qu'ils iraient jusqu'à vous;Et pour comble d'horreurs, vous les partagez tous !Voyez-moi tel enfin que j'ai dû vous paraître, Vous dépendez ici d'un ennemi, d'un maître.Ce Titre vous offense ! Il m'échappe à regret.Songez pourtant, songez qu'il l'est trop en effet ;Qu'absolu dans ces lieux, votre Tyran vous aime.Je ne dois point blâmer ce que je fais moi-même. Mon coeur a trop appris, en voyant vos attraits.Qu'il faut les adorer, ou ne les voir jamais.Mais le fier Tamerlan, jaloux de sa puissance,Ne suivra de l'amour que l'aveugle licence ;Et pour venger l'affront de ses voeux mal reçus, Peut laver dans le sang la honte d'un refus,Je frémis des périls dont ce jour vous menace,Ah ! Prévenons du moins la dernière disgrâce.Ordonnez le moment ; et choisissez les lieux :Je saurai vous conduire, ou mourir à vos yeux. Le Ciel peut se lasser de vous être contraire.Je vous implore enfin pour vous, pour votre père.Sa perte ou son salut est encor dans vos mains,Laisserez-vous périr le plus grand des humains ? ASTÉRIE. Le juste étonnement dont mon âme est frappée, Seigneur, vous dit assez que je m'étais trompée.Vous plaignez Bajazet ! Vous l'aimez ! Je rougisDe l'indigne soupçon qui nous avait surpris.Vos généreux desseins ont bien su le confondre,C'est à mon père seul, Seigneur, à vous répondre. Puissent vos nobles soins n'être pas superflus !J'y joindrai mes efforts. Et s'il faut dire plus,L'ami de Tamerlan excitait ma colère ;L'ami de Bajazet ne saurait me déplaire. SCÈNE III. ANDRONIC, seul. Quel aveu glorieux ! Mon coeur est éperdu, Ciel ! N'est-ce point un songe? Ai-je bien entendu ?Je ne suis point haï ? Je ne puis lui déplaire ?...Mais j'en crois trop peut-être un espoir téméraire ;Peut-être en me voyant me livrer au danger,Ce discours seulement voulait m'encourager ? L'intérêt de son père est le seul qui la touche !Mais non, la vérité s'expliquait par sa bouche ;Ses regards désarmés confirmaient ses discours,Une âme généreuse ignore les détours.Je puis donc me flatter... Trop aimable Princesse !... Quoi ! Vous approuveriez l'innocente tendresse ?... SCÈNE IV. Andronic, Arcas. ARCAS. On vous cherche, Seigneur. Tamerlan inquiet,Vous attend pour régler le sort de Bajazet.Car c'est de ce qu'il faut qu'il craigne, ou qu'il espère,Que dépend le destin de la fille et du père ; Et déjà prévenu par vos retardements,Il parle d'employer les plus rudes tourments.Odmar s'oppose encore à cette violence,Le reste épouvanté garde un morne silence.On craint tout des transports dont il est agité. ANDRONIC. Je puis compter, Arcas, sur ta fidélité ?Va, ne t'alarme point. Cette fureur extrême,Peut devenir funeste à Tamerlan lui-même.Et tant que je vivrai, j'en atteste les Cieux,On ne répandra point un sang si précieux. ARCAS. Seigneur, il serait tard de prendre sa défense. ANDRONIC. Arcas ! ARCAS. J'entends, Seigneur ; ce discours vous offense,Eh bien, vous le voulez ! Je suis prêt à périr.Vous pouvez commander ; c'est à moi d'obéir.Je n'examine plus dans ce péril extrême, Si, voulant les sauver, vous vous perdez vous-même ;Si ce fatal éclat ne fera que hâterLe coup que Bajazet ne saurait éviter.Tamerlan incertain vous attend pour résoudre ;Venez, en l'irritant, faire partir la foudre ; Venez vous préparer le reproche éternelD'avoir été l'auteur d'un spectacle cruel.Venez vous-même enfin immoler la victime.Eh ! Que va-t-on penser du soin qui vous anime ?Le croira-t-on l'effet de la seule pitié ? Ah ! Pour ses ennemis a-t-on tant d'amitié ?Vous prenez leur parti ! Tamerlan va comprendre ;La secrète raison qui vous porte à le prendre.Vous allez les livrer à ses soupçons jaloux.Leur mort sera le fruit d'un impuissant courroux. Les croyant avec vous tous deux d'intelligence,Sur tous les deux aussi tombera sa vengeance.L'Amour tourne en fureur, quand il se croit trahi ;Et l'objet le plus cher devient le plus haï. ANDRONIC. Arcas, où la prudence a besoin du mystère, Je sais mieux comme on doit se cacher et se taire :Tu sauras mes desseins quand il en sera temps ;Écoute cependant ces ordres importants :Le succès en un mot dépend de ta conduite :Rassemble tous les Grecs qui composent ma fuite ; Choisi le lieu toi-même ; et qu'armés cette nuitÀ la faveur de l'ombre, ils s'y rendent sans bruit. ARCAS. Tamerlan vient, Seigneur. ANDRONIC. Ah, rencontre funeste !Dans mon appartement je te dirai le reste :Va, cours. SCÈNE V. Tamerlan, Andronic, Odmar, Gardes. TAMERLAN. Enfin, Seigneur, je vous trouve en ces lieux. Pourquoi différiez-vous de paraître à mes yeux ?Je vous ai fait chercher : mais vous craignez peut-êtreDe m'apprendre à quel point on s'ose méconnaître !Vous vouliez m'épargner le chagrin d'un refus ? ANDRONIC, embarrassé. Seigneur... TAMERLAN. Je vous entends. Tous mes voeux sont déçus ! Un trépas assuré, l'offre d'une couronne :Le Superbe ! Il n'est rien qui le flatte, ou l'étonne.Nous verrons si c'est lui qui donne ici la loi.Je ne vous presse plus de lui parler pour moi.De son farouche orgueil on ne peut le distraire. Eh bien, puisqu'il le veut, il faut le satisfaire.Odmar, vous m'entendez ; songez à m'obéir. ANDRONIC, à Odmar. Arrêtez. Ah ! Seigneur, ce serait vous trahir.Avez-vous résolu de perdre votre gloire ?Quand Bajazet surpris nous céda la victoire ; Libre de prononcer ou sa vie ou sa mort,On pouvait le livrer aux rigueurs de son sort.La Politique alors autorisait sa perte ;Sans en être irrité, le Ciel l'aurait soufferte ;Vous l'avez conservé : s'il périt aujourd'hui, Le Ciel, ce même Ciel se déclare pour lui :Ce n'est plus qu'un dépôt dont vous lui rendrez compte.Ah ! Devez-vous en croire une fureur si prompte ?Bajazet expirant ( et fût-il criminel ?)Attache à votre nom un opprobre éternel. Rappeliez la vertu ; consultez la justice :Qui peut vous inspirer ?... TAMERLAN. Oui, tout veut qu'il périsse.Mon affront dans son sang... ANDRONIC. Ne peut point se laver :Et qui brave la mort, peut toujours vous braver ;M'en croirez-vous ? Fuyez une triste famille : Ne voyez plus, Seigneur, le père ni la fille ;Et par un noble effort les éloignant tous deux,Ôtez-vous un objet qui vous rend malheureux.Laissez-les s'applaudir d'une vertu sauvage,Qui voulant être libre au sein de l'esclavage, Leur prépare à loisir l'inutile regretDe n'avoir écouté qu'un orgueil indiscret.Mais vous savez, Seigneur, qu'une juste tendresseDemande incessamment mon retour dans la Grèce :Les fils de Bajazet, victimes de leur rang, Y souffrent tous les maux attachés à leur sang.Je suis prêt à partir. Que leur soeur, que lui-mêmeVienne être le témoin de leur malheur extrême.Ce spectacle nouveau ne peut que l'affliger ;Et redoublant sa peine, il sert à vous venger. TAMERLAN. Ne vous figurez pas qu'aucun espoir me flatte ;Mais il faut cependant que ma fureur éclate.Tous ces sages conseils ne sont plus de saison,Seigneur. Il est trop tard d'écouter la raison.Mon amour déclaré rend ma honte certaine : Cet amour ne peut plus s'immoler qu'à la haine.Quoi donc ! J'aurais formé tant d'inutiles voeuxPour être le jouet d'un captif dédaigneux!Il irait chez les Grecs publier sa constance !Non, non ; je veux ici punir sa résistance : Et sans doute le Ciel se plaindra seulementD'avoir vu reculer son juste châtiment.Il demandait plutôt la mort de la victime.J'ai tardé trop longtemps ; et c'est là tout mon crime.Allons ; et puisqu'enfin je puis le réparer, Ne délibérons plus ; courons, sans différer,Faire, de ce moment, le dernier de sa vie. ANDRONIC. Ah ! Si le Ciel voulait qu'elle lui fût ravie,Pourquoi, Seigneur, pourquoi dans les premiers momentsVous a-t-il inspiré de plus doux sentiments ? Vous ne l'ignorez pas ; le Ciel est équitable,Il mesure la peine au crime du coupable.Si Bajazet trop fier attira son courroux,Il a su le punir par d'assez rudes coups.Tout son sang dans les fers, la perte d'un Empire... Mais pourquoi ces détours ? Craignez-vous de le dire ?Votre amour méprisé veut terminer son sort :Seigneur, c'est là le Ciel qui demande sa mort. TAMERLAN. Je ne sais à la fin ce qu'il faut que je pense ;D'où vous vient tant d'ardeur à prendre sa défense ? Ce discours me surprend ; je l'avouerai, Seigneur,Quel si grand intérêt ?... ANDRONIC. Celui de mon honneur.Je pourrais ajouter, Seigneur, celui du vôtre.Les hommes, tels que moi, n'en connaissent point d'autre. TAMERLAN. Les hommes, tels que vous, ne sont que mes pareils ; Et je puis me passer. Seigneur, de leurs conseils. SCÈNE VI. ANDRONIC, seul. Ah ! Je saurai du moins m'opposer à ta rage,Barbare ; ne crois pas achever ton ouvrage :Redoute les transports dont je suis animé.Je ne balance plus. Ton dessein est formé, Le mien est pris aussi. Prépare la tempête ;Mais crains que les éclats n'en tombent sur ta tête.Une égale fureur va conduire nos coups ;Et c'est au Ciel enfin à juger entre nous. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. Tamerlan, Odmar, Gardes TAMERLAN. Ne m'importune plus. Quoique tu puisses direQu'elle y consente, Odmar, ou Bajazet expire.Nous verrons si son coeur osera reculer ;Mais d'un soin plus pressant j'ai voulu te parler ;J'ai des soupçons cruels qui m'agitent sans cesse.Je te l'ai déjà dit ; je crains que la Princesse,Prévenue en secret pour quelque heureux rival,N'oppose cet obstacle à mes voeux trop fatal. ODMAR. S'il était vrai, Seigneur, qu'un autre eût SU lui plaire ! TAMERLAN. Odmar, s'il était vrai ! Malheur au téméraire !Mais peut-être déjà je connais cet amant :Un rival à nos yeux échappe rarement.Le zèle d'Andronic à calmer ma vengeance,Ce discours préparé pour m'ôter l'espérance,Le soin de m'éviter, son trouble à mon aspect...Pour tout dire, en un mot, Andronic m'est suspect.Depuis deux mois entiers qu'à partir il s'apprête,Pourquoi demeure-t-il, s'il n'est rien qui l'arrête ?Qui sait si ce séjour, ce départ incertain,Ne cache point encor quelque secret dessein ?Qui sait s'il ne veut pas faciliter leur fuite ?Si Bajazet ?... Enfin, veille sur sa conduite ;Observe tous ses pas, surtout dans ce moment :Va, ce péril ne souffre aucun retardement.Et s'il faut qu'avec eux il soit d'intelligence,Prends garde qu'il n'échappe à ma juste vengeance.J'ai mandé la Princesse, et je l'attends ici :Va, ne néglige rien ; va, dis-je : la voici. SCÈNE II. Tamerlan, Astérie, Zaïde, Gardes. TAMERLAN. Vous savez mon secret ; daignerez-vous m'apprendreMadame, à quel destin Tamerlan peut prétendre ?J'ai fait couler vos pleurs, je soupire à mon tour.La guerre me fit vaincre, et je cède à l'amour.Je dépose à vos pieds mon coeur, mon diadème ;J'affranchis votre père, il va régner lui-même.Vos deux frères bientôt entre ses mains remis,Ne me compteront plus parmi leurs ennemis ;Vous voyez mes desseins, n'allez pas les confondre :Délibérez, Madame, avant que de répondre ;Et ne me forcez point, par un refus cruel,À me rendre envers vous encor plus criminel. ASTÉRIE. Je ne m'attendais pas à ce dernier outrage :Il est juste, après tout, d'accomplir votre ouvrage.De trop faibles chagrins ont excité mes pleurs ;Ils n'étaient qu'un passage à de plus grands malheurs :Êtes-vous satisfait ? N'ai-je plus rien à craindre ?Et vous puis-je, une fois, parler, sans me contraindre ?D'où vous vient aujourd'hui cette témérité ?Vous demandez mon coeur ! l'avez-vous mérité ?Quel effort généreux, combattant ma colère,A pu former en vous cet espoir de me plaire ?Mon père pour jamais a-t-il quitté les fers ?Voit-il pour son départ tous les chemins ouverts ?A-t-il repris le sceptre après tant de disgrâces !Ai-je la liberté de marcher sur ses traces ?Et, sans prétendre encor à m'imposer des lois,Laissez-vous votre sort et le mien à mon choix ?Voilà quels sentiments peuvent toucher mon âme :Voilà comme il fallait déclarer votre flamme.Bajazet, excusant un téméraire amour,Aurait pu devenir généreux à son tour. TAMERLAN. Eh ! Sois-je le penser, lorsqu'en brisant la chaîne,Je n'ai fait que fournir des armes à sa haine ?Fallait-il donc me rendre à jamais malheureux ?Et n'est-ce qu'à ce prix qu'on paraît généreux ?Le sort a prononcé ; c'est à lui d'y souscrire.Mais, qu'ai-je prétendu ? Lui rendre son Empire,Et vous faire régner sur moi, sur mes États.De semblables projets sont-ils des attentats ?Voilà mon crime enfin : eh bien, si c'est un crime,Voyons qui de nous trois est le plus magnanime.Je ne vous retiens plus : Allez ; dès aujourd'huiBajazet peut partir, et vous-même avec lui.Pourvu que quelque jour vous rende à ma tendresse,Madame, j'en croirai votre simple promesse, ASTÉRIE. Moi, je vous promettrais !... Qu'osez-vous exiger ?Moi, je pourrais un jour !... Ah ! c'est trop m'outrager. TAMERLAN. Ah ! c'en est trop aussi. Ma juste jalousiePar ce dernier refus est assez éclaircie.Cruelle ! Vous vouliez que mon aveuglementVous mît entre les bras d'un plus heureux amant !Votre trouble, à ces mots, malgré vous, vous accuse ! ASTÉRIE. Tu ne mérites pas que je te désabuse. TAMERLAN. Eh bien !... Quittons enfin un frivole détour ;Vous savez mes projets ! Vous voyez mon amour !Pour la dernière fois je vous offre l'Empire :Le refuserez-vous? ASTÉRIE. Faut-il te le redire ?Non ; ne te flatte pas qu'un indigne lienPuisse jamais unir et mon coeur et le tien,Que je sois à l'Amour ou soumise ou rebelle,Tu ne dois espérer qu'une haine éternelle. TAMERLAN. C'en est assez. La mort... ASTÉRIE. Puis-je la redouter ?Par tes emportements tu crois m'épouvanter.Ton orgueil gémissait, réduit à la prière :Tu menaces enfin ! Connais mon âme entière.La mort me sera douce, en m'épargnant l'horreurDe rester plus longtemps témoin de ta fureur.Mais non ; je suis enfin ta dernière victime.Le Ciel, pour te punir, n'attend plus que ce crime. TAMERLAN. Va ; ce n'est point sur toi que tomberont mes coups ;Je saurai mieux choisir l'objet de mon courroux : Je ne dis plus qu'un mot. Songe à me satisfaire, Ou n'accuse que toi de la mort de ton père.C'est son arrêt enfin que tu vas prononcer...Tu peux encor... Adieu, je te laisse y penser. ASTÉRIE. Ah ! Barbare, arrêtez... SCÈNE III. Astérie, Zaïde. ASTÉRIE. Que devient ma constance ? Arme-toi, Ciel vengeur ! Protège l'Innocence.Ce monstre vit encor ! Es-tu sourd à ma voix ?Veux-tu m'abandonner à cet horrible choix ?Ma Zaïde, que faire en ce malheur extrême ?As-tu bien entendu ? ZAÏDE. J'en tremble encor moi-même.Mais pourquoi le forcer à cette extrémité ?Voilà ce qu'a produit une aveugle fierté.Eh ! Ne peut-on, Madame, un moment se contraindre ?Faut-il toujours braver, quand on a tout à craindre ?Son courroux incertain cherchait à s'apaiser.Deviez-vous ?... ASTÉRIE. Oui, Zaïde , il fallait l'épouser ?Un monstre de carnage et de crimes avide,Le dernier des mortels !... ZAÏDE. Serez-vous parricide ? ASTÉRIE. Ciel ! Que dis-tu, cruelle ? Ah ! Ma funeste mainVa donc mettre à mon père un poignard dans le sein ?Moi, qui voudrais pour lui donner cent fois ma vie ;C'est moi qui le condamne, et qui le sacrifie !Non, il ne mourra point ; je lui dois cet effort.Va trouver Tamerlan ; Je remplirai mon sort.Il peut tout préparer pour cette horrible fête :Mais qu'il ne soit pas sûr encor de sa conquête. ZAÏDE. Quoi donc ? ASTÉRIE. J'épouserai ce Barbare vainqueur,Pour mieux choisir l'instant de lui percer le coeur.Va. Je l'attends ici : qu'il s'y rende, s'il l'ose. ZAÏDE. Ah! Quel affreux dessein votre coeur se propose !Ciel ! Qu'osez-vous penser ? S'il était votre époux,Ses jours tant détestés seraient sacrés pour vous.Non, l'exemple jamais n'autorise le crime. ASTÉRIE. Ô, mon père ! Il faut donc que tu sois sa victime ! SCÈNE IV. Bajazet, Astérie, Zaïde. BAJAZET. Eh bien ! Le fier Tartare a paru dans ces lieux ;Vous a-t-il déclaré ses desseins odieux ?Vous ne répondez point ? Une frivole offenseAurait-elle abattu toute votre constance ?Parlez ; je vous l'ordonne ; il me faut obéir. ASTÉRIE. Il veut que je l'épouse, ou vous allez périr. BAJAZET. Zaïde, laissez-nous. SCÈNE V. Bajazet, Astérie. BAJAZET. Écoutez-moi, ma fille ;Vous savez à quel point j'ai chéri ma famille.Mes fils infortunés, sous le joug d'un vainqueur,Du sort qui me poursuit, éprouvent la rigueur.Vous-même, je vous vois, aux fers abandonnée,Partager en ces lieux ma triste destinée.Ces objets trop présents ont comblé mes ennuis.On souhaite la mort dans l'état où je suis ;Cependant je frémis du coup qui nous sépare ;Vous demeurez en proie aux transports d'un barbare.Il me croit un obstacle à cet hymen honteux ;Mais mon sang répandu, loin d'éteindre ses feux,Ne fera qu'ajouter la fureur à l'outrage,Et vos refus constants exciteront sa rage :C'est là ce que je crains, et non point le trépas.Je vous laisse exposée à de rudes combats ;Mais enfin la Vertu vous prêtera ses armes ;Vous saurez... ASTÉRIE. Oui, Seigneur ; dissipez ces alarmes.Mon coeur n'est point troublé des soins de l'avenir ;Je crains peu les malheurs que je puis prévenir. BAJAZET. Ma fille, il n'est pas temps de songer à me suivre ;Mon sort est de mourir, et le vôtre est de vivre.Vivez, pour triompher d'un criminel effort ;Vous mourrez, si l'honneur vous condamne à la mort ;J'entends du bruit : on vient nous séparer peut-être ! SCÈNE VI. Andronic, Bajazet, Astérie. ANDRONIC, au fond du Théâtre, à part. C'est lui : voici le temps de me faire connaître. BAJAZET. Venez, Prince, venez recevoir mes adieux.Le Tyran va bientôt m'arracher de ces lieux ;Car vous n'ignorez pas le sort qu'il me prépare ? ANDRONIC. Oui, Seigneur, il est vrai ; l'orage se déclare.Tamerlan n'attend plus que la fin de ce jour,Pour suivre aveuglément sa haine ou son amour. BAJAZET. Je redoute la vie, et non pas le supplice.Mais, puis-je de vous-même espérer un service ?Je ne demande point à vos soins généreuxDe mettre en liberté mes deux fils malheureux.Peut-être, si le Ciel m'eût été moins contraire...Qu'ils ignorent du moins le destin de leur père.Dans un âge trop faible épargnez leur douleur.L'esclavage est pour eux un assez grand malheur ;Empêchez que ma mort ne leur soit annoncée ;Et laissez-moi mourir avec cette pensée... ANDRONIC. Ah ! Permettez, Seigneur, que je fasse encor plus :Tous ces soins paternels deviennent superflus.Il faut un champ plus vaste au zélé qui m'enflamme.Connaissez Andronic ; voyez toute mon âme ;J'abhorre les desseins du cruel Tamerlan :À mes yeux indignés il n'est plus qu'un tyran ;Et loin de consentir à sa lâche furie,Vos jours sont assurés, ou je perdrai la vie.Commandez ; tous mes Grecs rassemblés par Arcas,N'attendent que la nuit pour marcher sur nos pas.Daignez les recevoir. S'ils vous ont à leur tête,leur valeur peut encor écarter la tempête,Les Tartares surpris, désarmés et troublés,Pourront-ils soutenir nos efforts redoublés ?Tentons, quoiqu'il en soit, de nous faire un passage.Venez, Seigneur ; sortez d'un indigne esclavage ;Dérobez-vous aux lois d'un vainqueur inhumain ;Ou du moins périssons les armes à la main. BAJAZET. Cette noble chaleur à prendre ma défense ;Devrait-elle échapper à ma reconnaissance ?Ah, destins opposés ! Où m'avez-vous réduit ?Mais, Prince, en ma faveur la pitié vous séduit :Songez mieux qu'ennemi de vous, de votre père.J'ai trop bien de tous deux mérité la colère.Ne regardez en moi qu'un voisin dangereux,Qui porta dans la Grèce et le fer et les feux.Cet oubli magnanime augmente votre gloire ;Mais je perdrais la mienne en voulant vous en croire.En laissant hasarder des jours plus précieux,Pour défendre des jours qui me sont odieux.Ah ! Prince, il doit suffire au destin qui m'opprime,De voir que Bajazet soit toujours sa victime,Laissez, laissez-moi seul épuiser sa rigueur.Eh ! Pourquoi voulez-vous partager mon malheur ?Si le Ciel vous avait placé dans ma famille;Si vous étiez mon fils !... ANDRONIC. Mais... Elle est votre fille ! BAJAZET. Quoi, Prince ? ANDRONIC. J'ai trahi mon funeste secret !Mais il peut être enfin connu de Bajazet. ASTÉRIE. Ciel ! BAJAZET. Qu'entends-je ? ANDRONIC. Oui, Seigneur, j'adore la Princesse,Ah ! Je remarque trop que ce discours vous blesse.Pardonnez à l'état où le sort nous réduit,Seigneur, de cet aveu je n'attends point de fruit.Criminel à regret, amant sans espérance,Je ne vois que la mort pour finir ma souffrance.J'ai moi-même déjà prononcé mon arrêt,La gloire a prévalu sur tout autre intérêt.Je n'ai point à ses voeux abandonné mon âme,J'ai toujours opposé mon devoir à ma flamme.J'aimais, hélas ! J'aimais, quand le Ciel en courroux,Me força de tourner mes armes contre vous.Quelque soit maintenant l'ennui qui me dévore,J'ai fait ce que j'ai dû : je le ferais encore.Mais je respire enfin ; trop heureux de pouvoir,Accorder une fois ma flamme et mon devoir !Oui, je veux que ce jour à Tamerlan funeste,Renverse des projets que tout mon coeur déteste,Je veux, pour vous tirer de ses barbares mains,Que mon sang, s'il le faut, vous trace des chemins ;Et que ne craignant plus pour un père qu'elle aime,La Princesse, à son gré, dispose d'elle-même.Je ne me flatte point de pouvoir l'obtenir,C'est trop d'oser l'aimer ; et je vais m'en punir ;Que j'obtienne du moins le seul bien que j'espère :En courant expier un crime involontaire ;Et ne me privez point de l'immortel honneur,D'avoir auparavant assuré son bonheur. BAJAZET. De semblables discours ont de quoi me confondre :Dans des temps moins cruels je saurais vous répondre.Le sang dont vous sortez, votre amour généreux,Mon estime... En un mot, vous pourriez être heureux.Je ne m'offense point d'un aveu qui m'étonne ;Mais, Prince, le destin autrement en ordonne.L'heure avance qui doit me conduire à la mort ;Et ma fille n'est pas maîtresse de son sort.Si le Ciel daigne un jour finir son esclavage,Elle peut approuver un vertueux hommage,Vivez dans cet espoir. ANDRONIC. Ah! Madame ! Ah ! SeigneursVous pouvez, d'un seul mot, achever mon bonheur.Approuvez mes desseins ; Consentez... ASTÉRIE. Oui, mon pèreLaissez-nous conserver une tête si chère.Voulez-vous être seul insensible à mes maux ?Voulez-vous me creuser des abîmes nouveaux ?Quel autre soutiendra votre triste famille ? Elle se jette à ses pieds.Ou donnez-moi la mort, ou vivez. BAJAZET. Ah, ma fille ! ANDRONIC, se jetant aussi aux pieds de Bajazet. Seigneur ! Daignez enfin écouter nos soupirs. BAJAZET. Levez-vous mes enfants. Je cède à vos désirs.Allons. Puisse le sort nous être moins contraire !Je le souhaite, hélas ! Plus que je ne l'espère. À Andronic.Songez que j'ai voulu vous soustraire à ses coups, À Astérie.Ma fille, en le perdant tu perdras ton époux. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. ASTÉRIE, seule. Quels nouveaux transports ai-je livré mon âme ?La voix de mon devoir n'accuse plus ma flamme ;Destin, as-tu changé tes injustes arrêts ?Ou veux-tu m'exposer à de nouveaux regrets !De quels pressentiments je me sens tourmentée !Andronic ne vient point ! Mon Père m'a quittée !L'un et l'autre en ce lieu je devais les revoir,Ah ! Rien ne peut calmer mon affreux désespoir.Cher amant, cher époux, souviens-toi que je t'aime,Songe à te conserver pour un autre toi-même.Je sais trop que ton coeur ne connaît point l'effroi,Ah ! Ménage des jours qui ne sont plus à toi.Bajazet !... Andronic !... Je ne vois rien paraître,Où les chercher ? Hélas ! Ils expirent peut-être !Tout semble m'annoncer que le Ciel en courroux... SCÈNE II. Astérie, Zaïde. ASTÉRIE. Zaïde !... Parle donc ! As-tu vu mon époux?As-tu vu Bajazet ? Dissipe mes alarmes :Viennent-ils ? Ah, grand Dieu ! Je vois couler tes larmes !C'en est fait, et tu crains de me le déclarer !Mais parle ; achève enfin de me désespérer. ZAÏDE. De surprise, de joie, et d'horreur pénétrée,Je venais vous trouver, quand ils m'ont rencontrée.Andronic m'aperçoit ; « Il est temps d'éclater,Dit-il, en ce moment je ne puis m'arrêter ;Et se couvrant les yeux pour cacher sa tristesse,Retourne, poursuit-il, retourne à ta maîtresse ;Va, ne la quitte plus ; et puissent aujourd'hui,Tes efforts plus heureux soulager son ennui !La rage du Tyran ne trouve point d'obstacle,J'espérais empêcher un barbare spectacle.Nos desseins sont connus ; et l'instant n'est pas loin...Mais le triste Andronic n'en sera pas témoin.Adieu. Je vais mourir, digne de sa tendresse,Et mon dernier soupir ».... À ces mots, il me laisse ;Il sort ; et mille cris poussés jusques aux Cieux,M'annoncent la fureur d'un combat odieux.Ils sont aux mains, Madame. ASTÉRIE. Et je respire encore !Et j'attends en ce lieu qu'un tyran que j'abhorre,Se présente à mes yeux de leur sang tout couvert !Zaïde, le chemin nous est encore ouvert.Allons, épargnons-nous cette image funeste ;Et profitons du moins d'un instant qui nous reste.Mais j'aperçois déjà ce monstre furieux,Ah ! Fuyons. Mon malheur est écrit dans ses yeux. SCÈNE III. Tamerlan, Odmar, Gardes. TAMERLAN. Eh bien ! avais-je tort d'observer sa conduite?Crois-moi,depuis longtemps il préparait leur fuite,À quelle extrémité j'allais être réduit !Bientôt, à la faveur des ombres de la nuit,Le Perfide couvrant leur retraite et son crime,À mon amour trahi dérobait sa victime.As-tu vu sa fureur, lorsque mille flambeaux,Ont de ses Grecs frappés éclairé les tombeaux !Le péril plus certain irritait son courage,Ma présence surtout a redoublé sa rage.Ma Garde l'entourait ; mais soudain renversés,Les uns par la frayeur lâchement dispersés,Les autres succombant sous sa main meurtrière,Tous enfin n'opposaient qu'une faible barrière.Il voulait jusqu'à moi frayer un chemin.Je ne l'épargne plus en voyant son dessein,Je cours. Nous nous joignons : et la cherchant peut-être,Il reçoit une mort trop belle pour un traître.Qui m'eût dit, quand mon bras voyait à son secours,Que je verrais le sien armé contre mes jours ?Jusqu'où peut égarer une aveugle tendresse !N'est-ce plus Bajazet qui désola la Grèce ?D'un mortel ennemi coupable protecteur,Andronic attentait sur son libérateur !Quel prix de mes bontés ! Enfin il est sans vie :Tout son sang a payé sa noire perfidie.Et je viens de goûter le plaisir sans égal,De faire sous mes coups expirer mon rival.Bajazet, par tes soins est arrêté lui-même :Il ne peut échapper à ma fureur extrême :Le sang de mes sujets immolés par son brasSera bientôt vengé par un affreux trépas.Mais Astérie enfin... ODMAR. Seigneur, on répond d'elle,Axalle en est chargé : vous connaissez son zèle.Je l'instruisais encor de vos justes frayeurs.Quand des cris redoublés nous font voler ailleurs ;Et tandis que suivi de fidèles cohortes,Du Palais à l'instant il a saisi les portes ;Un autre bataillon s'avançant sur mes pas,A rencontré des Grecs commandés par Arcas.Ils nous ont quelque temps disputé le passage :Mais le nombre bientôt étonnant leur courage,Ils cherchaient par la fuite à conserver leurs jours.Quand Bajazet paraît, et vole à leur secours ;Ce héros indigné les joint, et les arrête.Sa valeur fait sur nous retomber la tempête.Le soldat est troublé du feu de ses regards.La mort à ses côtés vole de toutes parts.Se voyant presque seul il devient plus terrible.Je m'opposais en vain à son bras invincible ;Et sans doute il allait pénétrer jusqu'à vous,Au moment qu'Andronic a péri sous vos coups.Frappé de cet aspect, sa fureur l'abandonne.On saisit ce moment ; on court, on l'environne.Il nous laisse approcher ; et comme indifférent,Sans plus daigner combattre, il s'arrête, et se rend. TAMERLAN. Qu'on l'amène en ces lieux. SCÈNE IV. TAMERLAN, seul. Cessons de nous contraindre.Tout est pour nous enfin ; je n'ai plus rien à craindre.D'un rival odieux la mort m'a délivré.Que dis-je ? Mon bonheur est-il plus assuré ?De quel front soutenir les regards d'une amante,Qui de ce sang trop cher verra ma main fumante ?Je suis maître après tout ; je puis ce que je veux.Qu'il ne lui reste rien pour traverser mes voeux !Plus de ménagement ; plus de pitié frivole.Cet horrible complot dégage ma parole ;Et peut-être mon sort dépend de ce moment.Non, ne différons plus un juste châtiment.Ils ont trop excité la fureur qui m'inspire.Andronic a péri; que Bajazet expire !Remplissons ma vengeance ; et que sur leur tombeauL'Hymen, en frémissant, allume son flambeau.J'ai perdu tout espoir de gagner l'inhumaine.Amour ! Viens triompher dans les bras de la haine. SCÈNE V. Bajazet, Tamerlan, Odmar, Gardes. TAMERLAN, à Bajazet. Malheureux ! Sais-tu bien où l'on conduit tes pas,Et quel sera le fruit de tes noirs attentats ?Tu regardes ce sang versé, pour te défendre :Tremble en voyant la main qui vient de le répandre.Un supplice nouveau pour toi seul inventé... BAJAZET. Crois-tu que Bajazet puisse être épouvanté ?Prononce mon arrêt ; ta fureur m'est connue.Mais le trépas enfin m'épargnera ta vue.Ce supplice pour moi passe tous les tourments. TAMERLAN. Je jouirai du moins de tes derniers moments.Gardes, approchez-vous. BAJAZET. Ah! Qui vois-je paraître ? SCÈNE VI. Astérie, Bajazet, Tamerlan, Zaïde, Odmar, Gardes. ASTÉRIE. Seigneur, de mon destin Tamerlan n'est plus maître;Ne craignez rien. TAMERLAN. Qui peut te soustraire à mes lois ! ASTÉRIE. Arrête. Écoute-moi pour la dernière fois.Je ne veux point ici rappeler la mémoireDe tous les attentats qu'a produits ta victoire.Tu m'aimas : mais mon père, indignement traitéLaissait-il quelque espoir à ta témérité ?Est-ce pour son tyran que l'on devient sensible ?Je te dis plus : mon coeur n'était pas inflexibleÀ des voeux innocents.... TAMERLAN. Ingrate !... ASTÉRIE. Écoute-moi. TAMERLAN. Andronic !.. ASTÉRIE. Il est vrai qu'il a reçu ma foi.Dans la nuit du tombeau quand tu l'as fait descendre,L'un et l'autre liés par l'amour le plus tendre...Cet aveu ne doit point exciter ton courroux.Il est mort ; et de plus, il est mort par tes coups.Après m'être assuré les moyens de le suivre... BAJAZET. Astérie ! ASTÉRIE. Oui, Seigneur, je vais cesser de vivre.Un poison dévorant... TAMERLAN. Grand Dieu ! Qu'ai-je entendu ! BAJAZET. Ô ma fille ! ASTÉRIE. Seigneur, j'ai fait ce que j'ai dû.Tu pleures, Tamerlan ! Si ma perte t'accable,D'un effort généreux ton coeur est-il capable ? TAMERLAN. Ah ! Vivez. ASTÉRIE. C'en est fait. Tes soins sont superflus ;Mais force-moi du moins à ne te haïr plus :Au défaut de mon coeur mérite mon estime. TAMERLAN. Parlez, tous vos désirs... ASTÉRIE. Sont d'empêcher un crime ?Sont de sauver mon père en cette extrémité.Qu'il vive, et qu'il obtienne enfin la liberté ;J'ose encore l'espérer. Dis-moi si je m'abuse. TAMERLAN. Oui, j'accorde sa grâce. BAJAZET, Jèsrapant d'un poignard qu'il tenait caché. Et moi, je la refuse.Adieu, ma fille. ASTÉRIE, tombe morte dans les bras de Zaïde. Ô Ciel ! SCÈNE VII. et dernière. Tamerlan, Odmar. TAMERLAN. Ils expirent tous deux !Que vois-je ! Qu'ai-je fait ! Où fuir ? Ah monstre affreux !Regarde les effets de ta lâche furie.Tout périt ; Andronic, Bajazet, Astérie ;Le sang de tous côtés rejaillit sur mes pas. ODMAR. Ah ! Seigneur, dans ce lieu ne vous arrêtez pas.Permettez... TAMERLAN. Laisse-moi ; ton amitié m'outrage :Laisse-moi, malheureux ! Fuis, redoute ma rage.Je ne me connais plus dans ces affreux moments.Ô crime ! Ô de ma honte éternels monuments !Inutiles remords ! Trop funeste faiblesse !Suis-je encor le vengeur et l'appui de la Grèce ?Ah ! Quitte ces grands noms, malheureux Tamerlan !Prends celui qui t'est dû ; tu n'es plus qu'un Tyran, VERS. qui ont été dits dans les dernières représentations. ASTÉRIE. Sont d'empêcher un crime ;Sont de sauver mon père en cette extrémité.Qu'il vive, et qu'il obtienne enfin la liberté ! TAMERLAN. Oui, j'accorde sa grâce. BAJAZET. Oses-tu te promettreQu'à cette indignité je veuille me soumettre ?Moi, prolonger mes jours après un vain effort,Qui n'a produit, hélas, que ma honte et sa mort !Tamerlan, il est temps que je te désabuse :Tu m'accordes ma grâce ! Et moi, je la refuse. Il se frappe.Adieu, ma fille. ASTÉRIE, mourante. Ô Ciel! ==================================================