******************************************************** DC.Title = LE BARBIER DE BAGDAD, COMÉDIE UN ACTE. DC.Author = PALISSOT de MONTENOY, Charles DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/12/2019 à 00:08:20. DC.Coverage = Irak DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/PALISSOT_BARBIERDEBAGDAD.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE BARBIER DE BAGDAD COMÉDIE UN ACTE M DCC LX. Avec approbation et privilège du Roi. de Monsieur PALLISSOT de MONTENOY de plusieurs académies. À Paris, chez Duchêne, libraire, rue Saint Jacques, au dessous de la fontaine Saint-Benoît, au Temple du Goût. Représenté pour le première fois en 1758. AVERTISSEMENT. On se permet d'imprimer cette bagatelle, qui n'a été faite pour aucun théâtre, quoiqu'elle ait été demandée plus d'une fois à l'Auteur. On peut la regarder comme un exemple de ce qu'on appelle dans le monde Pièce de Société. Elle servit à l'amusement d'une personne illustre, qui en indiqua le sujet. Il est tiré des Contes Arabes, connus sous le nom des Mille et une Nuits. C'est une des meilleures histoires du livre : et peut-être la gaieté française n'a-t-elle rien imaginé de plus comique dans ce genre. Le personnage d'Arlequin est le seul qui soit de l'invention de l'Auteur. Il parut se soutenir à côté du rôle principal. L'entreprise n'était pas aisée : on en appelle à tous ceux qui ont lu le conte. Le reste de la pièce n'est que le sujet même mis en dialogue. On a cru devoir conserver jusqu'aux expressions, qui, dans l'original, sont en effet aussi plaisantes qu'elles puissent l'être. ACTEURS. LE CADI. ZULIME. ALMANZOR. FATMÉ. ARLEQUIN. LE BARBIER. ESCLAVES D'ALMANZOR. SUITE DU CADI. La scène est à Bagdad. SCÈNE PREMIÈRE. Almanzor, convalescent, en déshabillé ; Farmé. ALMANZOR. De grâce, ma chère Fatmé, que je te parle encore de Zulime. FATMÉ. C'est-à-dire, que vous allez me répéter ce que vous m'avez déjà dit cent fois. ALMANZOR. Non, Fatmé, je ne t'ai point encore dit combien elle est aimable, du moins ne te l'ai-je pas dit comme je le sens. Mais toi qui as le bonheur de la servir, parle : vis-tu jamais plus de grâces réunies sur un même visage, des traits plus délicats, une physionomie plus piquante ? Tu peux me contredire, chère Fatmé, je ne m'en offenserai pas. Après son injuste rigueur, je souhaiterais de lui trouver un défaut. FATMÉ, malignement. Je veux bien convenir que Zulime est en effet très aimable ; mais... ALMANZOR, vivement. Je veux bien convenir ! Zulime ne vous est-elle pas. Bien obligée ? Ne voilà-t-il pas une jolie expression ? En vérité, vous autres femmes, quand vous louez les personnes de votre sexe, vous avez toujours un ton si sec, si aride, qu'il n'est pas possible de vous écouter de sang-froid. Je veux bien convenir ! FATMÉ, riant. Ha, ha, ha, ha! Tu peux me contredire, Fatmé, je ne m'en offenserai pas. Ha, ha, ha ! ALMANZOR. Peux-tu me railler, Fatmé, et voir l'état déplorable où je suis réduit ? FATMÉ. Mais, riche comme vous l'êtes, Almanzor, que ne vous adressez-vous directement au Cadi ? ALMANZOR. Je sais qu'il fut l'ami de mon père, que ma fortune est égale à la sienne, et qu'il pourrait peut-être me donner la préférence sur mes rivaux ; mais, Fatmé, le triste bonheur que de jouir d'un coeur à qui l'on aurait fait quelque violence ! Non, je ne veux obtenir Zulime que d'elle-même. FATMÉ. Voilà bien de la délicatesse. ALMANZOR. Et c'est un plaisir de plus que je dois à l'amour. Mais n'aurais-je donc plus d'autre ressource ? Tu m'avais promis de me servir, et je n'ai vécu, tu le sais, que sur cette espérance. FATMÉ. Vraiment, c'était bien mon intention ; mais Zulime ne ressemble point du tout aux autres femmes. ALMANZOR. Il est trop vrai, Fatmé ; nulle autre femme n'est comparable à Zulime. FATMÉ. Je pourrais bien vous faire une confidence ; mais cela ne ferait qu'augmenter votre amour. ALMANZOR. Ah ! Ne me cache rien. FATMÉ. Vous m'en priez de si bonne grâce ! Apprenez donc que j'ai parié à Zulime. ALMANZOR. Achève. FATMÉ. Je lui ai représenté cette langueur intéressante dans laquelle vous êtes tombé, cette maladie qui vient de nous donner tant d'alarmes pour vos jours, et que j'ai mise entièrement sur le compte de son indifférence. ALMANZOR. Eh bien ? FATMÉ. Elle m'a écoutée avec plaisir, tant que je ne lui ai parlé que du mal qu'elle vous avait fait souffrir ; mais aussitôt que j'ai voulu l'engager a vous permettre de la voir : « Vous êtes bien hardie, m'a-t-elle dit, d'oser me faire une semblable proposition ». ALMANZOR. Que tu me désespères, ma chère Fatmé ! FATMÉ. Je le conçois, car je fus désespérée moi-même. ALMANZOR. Quoi ! Pas un mot plus favorable? FATMÉ. Pas un mot. ALMANZOR. Et Zulime te dit tout cela d'un ton à ne te pas laisser le moindre doute de ses sentiments ? FATMÉ. Oh ! Du ton le plus convaincant. ALMANZOR. Ah ! Fatmé, que je suis malheureux ! Aurais-tu pensé que l'amour pût irriter à ce point une femme aimable ? FATMÉ. En vérité, les femmes sont impénétrables. ALMANZOR. Tu n'osas répliquer, sans doute ? FATMÉ. Oh ! Que je ne me rebute pas si légèrement ! ALMANZOR. Eh! Dis donc vite. Peux-tu me laisser dans cette cruelle incertitude ? FATMÉ. Hélas ! Il en mourra, lui dis-je. ALMANZOR. Eh bien ? FATMÉ. Je prononçai ces derniers mots d'un ton si naturel et si vrai, qu'elle en devint toute rêveuse. Ses beaux yeux se baissèrent ; mais un regard en-dessous qu'elle me jeta, m'en apprit plus qu'elle ne m'en voulait cacher. ALMANZOR. Comment ? FATMÉ. Je compris qu'elle voulait observer sur mon visage, si j'étais en effet aussi pénétrée de vos sentiments que je semblais l'être. Je m'y connais, seigneur Almanzor ; il y avait de l'intérêt dans ce regard-là, et les mouvements d'une femme échappent rarement aux yeux d'une autre femme. ALMANZOR, avec transport. Ah ! Fatmé, chère Fatmé, que ne te dois-je pas ! Quoi ! Zulime ?... FATMÉ. Voilà bien les amants ! Tour-à-tour les victimes du désespoir, ou les jouets de l'espérance. ALMANZOR, vivement. Cours, ma chère Fatmé, cours. Ose tenter avec Zulime un nouvel entretien. Prends ma bourse, ces bijoux ; tout est à toi, si je peux réussir à toucher le coeur de la belle Zulime. Ne laisse point au faible intérêt qu'elle a pu te marquer pour moi, le temps de se refroidir. Songe que je vais compter tous les moments, et mesure ton zèle sur mon impatience. FATMÉ. Adieu, seigneur Almanzor. Croyez que je vous servirai bien ; mais que l'amour a toujours dans le coeur d'une femme quelque intelligence secrète, qui a plus de crédit que tous nos services. SCÈNE II. Arlequin, Almanzor. ARLEQUIN, voyant sortir Fatmé. J'ai dîné quand je vois cette femme-là. Dès qu'un maître est amoureux, il n'y a plus rien à gagner que pour ces intrigantes. ALMANZOR. [Note : Maraud : terme injurieux qui se dit des gueux, des coquins qui n'ont ni bien ni honneur, qui sont capables de toutes sortes de lâchetés. (...) [F]]Ah ! Te voilà, maraud ; eh ! D'où viens-tu ? ARLEQUIN. D'où je viens, Monsieur ? ALMANZOR. Oui, réponds... ARLEQUIN. Eh ! Mais de chez le Barbier apparemment. ALMANZOR. Quoi ! Toujours ce maudit Barbier ? ARLEQUIN. Doucement, Monsieur, doucement : n'en dites pas de mal. Si vous saviez combien il vous aime ! C'est lui qu'il faut entendre parier de monsieur votre père, de sa sagesse, de sa prudence ! Oh ! Vraiment c'était un homme, lui ! ALMANZOR. Que veux-tu dire avec ces impertinences ? ARLEQUIN. Oui, Monsieur, ce n'était pas une tète à donner dans les pièges d'une jeune coquette, ni à dépenser inutilement son bien en présents pour des soubrettes ; entendez-vous ? Enfin, quelque jour peut-être vous serez curieux d'entendre le barbier. ALMANZOR. Plaisant oracle, en effet, d'une tête comme la tienne ! ARLEQUIN. Oh ! C'est que ce n'est pas un barbier qui ne sache faire que la barbe, du moins. ALMANZOR. Tant pis. ARLEQUIN. C'est un grand astrologue, un grand philosophe, qui prédit le beau temps et la pluie mieux qu'un almanach, qui explique tous les songes.... Mais ce n'est rien, ce n'est rien que tout cela. ALMANZOR. Auras-tu bientôt fini ? ARLEQUIN. Un grand astrologue ! Un grand philosophe ! Un grand Barbier ! Ce n'est rien. Ce sont ses histoires dont vous seriez enchanté. Il faut qu'il ait une bibliothèque dans la tête. Dans le moment même, il en racontait une ; mais d'une beauté !.... D'une beauté !... D'un intérêt !... D'une longueur qui ne se conçoit pas !.... Des enchantements, un génie, une baleine, une tortue... Oh ! Rien n'est si beau. ALMANZOR. Laisse-là tes histoires, te dis-je, et songe que j'ai besoin de toi. Enfin, mon cher Arlequin, j'ai lieu de croire que la belle Zulime commence à devenir plus sensible ; Fatmé vient de me promettre d'employer... ARLEQUIN, en même temps que son maître, dit entre ses dents : La tortue aux écailles dorées montée sur l'éléphant couleur de rose.... Non : l'éléphant couleur de rose monté sur la tortue.... ALMANZOR. Que marmottes-tu là entre tes dents ? ARLEQUIN. N'y prenez pas garde, Monsieur ; c'était une distraction : je vous écoute. ALMANZOR. Fatmé m'a donc promis d'employer toute son adresse auprès de Zulime... ARLEQUIN, continuant toujours sans écouter son maître. L'éléphant prit son vol pour traverser... L'Euphrate, oui, l'Euphrate, pendant que la tortue... ALMANZOR. Encore ? ARLEQUIN, comme s'éveillant. Achevez, Monsieur, je ne perds pas un mot. ALMANZOR. Conçois, mon cher Arlequin, conçois tout l'excès de ma joie, si Fatmé ne m'abuse point. Mais, dis-moi, penses-tu que Zulime ne se rende pas en effet à tant d'amour ? ARLEQUIN, avec distraction. Si Fatmé a promis de vous servir... ALMANZOR. Oh ! Oui, je peux compter entièrement sur son zèle. ARLEQUIN, du même ton. Je ne doute pas qu'elle ne réussisse. Elle a une de ces physionomies qui promet beaucoup , cette fille-là ! Quant à Zulime, je vous dirai, seigneur Calife, que la tortue ayant passé l'Euphrate, fut très effrayée de ne plus apercevoir l'éléphant ; mais puisque Fatmé veille à vos intérêts.... ALMANZOR. Quel diable de galimatias me fais-tu là d'éléphant, de tortue, et de je ne sais combien d'autres impertinences ? ARLEQUIN, se frappant la tète. Cette maudite histoire me revient toujours à l'esprit ! Mais voilà qui est fait, Monsieur, je me l'appelle très-bien ce que j'avais à vous dire. Il est certain que Zulime est femme, par conséquent susceptible d'amour ; et quand elle aurait le coeur aussi dur que les arches du pont d'argent, les soumissions du prince bossu l'emporteraient à la fin sur les enchantements de la perfide baleine : ce qui doit absolument vous tranquilliser. ALMANZOR. Ce coquin est ivre ou ensorcelé. Quel est le démon qui t'a fourré dans la tête toutes ces extravagances ? ARLEQUIN. Le Barbier. ALMANZOR. Pendant qu'il parle, Arlequin s'éloigne insensiblement.Mais peux-tu me voir dans l'inquiétude où je suis, et t'occuper de pareilles misères ? Songes-tu bien que ma vie dépend du succès de mon amour, et ne devrais-tu pas, du moins, te montrer sensible ?... Arrêtant Arlequin.Oh ! Pour le coup, je t'y attendais. Voilà donc, double traître, l'attention que tu me prêtes ! Parle, réponds, où allais-tu ? ARLEQUIN, avec crainte. Monsieur.... ALMANZOR. Parle, dis-je, ou je t'assomme. ARLEQUIN, avec crainte. Eh bien ! Monsieur, puisqu'il faut vous le dire, j'allais.... ALMANZOR. Où ? ARLEQUIN, avec un soupir. Chez le Barbier. ALMANZOR. Chez le Barbier, malheureux ! ARLEQUIN. Oui, Monsieur ; je suis persuadé qu'il n'a pas encore achevé sa belle histoire de la tortue aux trois royaumes, et je voulais.... ALMANZOR. [Note : Belître : gros gueux qui mendie par fainéantise, et qui pourrait bien gagner sa vie. [F]]Maudit soit le bélître avec ses histoires ! ARLEQUIN. Si vous me permettiez de vous la raconter. ALMANZOR. Te tairas-tu, bourreau ! Crois-tu que mon amour me permette ?... ARLEQUIN. Oui, votre amour ; et voilà précisément ce que vous reproche le Barbier. ALMANZOR. Eh ! Que m'importe, dis-moi, le suffrage de ton misérable Barbier ? ARLEQUIN. Ce n'était pas ainsi que pensait monsieur votre père. ALMANZOR. Approche, babillard insupportable, approche, que je me donne une fois le plaisir de te confondre. Eh bien ! Parle, que peut-on trouver à redire à mon amour? ARLEQUIN. Vous aurez toujours raison contre moi ; mais si vous souhaitiez, j'irais.... ALMANZOR. Non, j'écouterai de sang-froid, réponds. ARLEQUIN. Premièrement, Monsieur, il est clair que Zulime se moque de vous. ALMANZOR. Eh ! Qui te l'a dit, traître, qu'elle se moquât de moi ? ARLEQUIN. Le Barbier. ALMANZOR. [Note : Maroufle : terme injurieux qu'on donne aux gens gros corps et grossiers d'esprit. Il est bas. [F]]Peste soit du maroufle ! ARLEQUIN. Vous-même enfin, Monsieur, puisqu'il faut parler. Vos plaintes continuelles, vos imprécations, vos soupirs, et toutes ces pièces d'or que vous enlève cette coquine de Fatmé, ne voilà-t-il pas d'assez bonnes preuves que l'on se moque de vous ? ALMANZOR. Ah ! Je t'entends ; mes libéralités pour Fatmé te déplaisent. Si tu étais moins intéressé, tu me trouverais plus raisonnable. Il me semble pourtant que le rang que tu tiens dans ma maison, et les espérances que je t'ai données pour l'avenir, devraient suffire à ton avidité. ARLEQUIN. Bon ! Des espérances ! Eh ! Qui les remplira, ces belles espérances, si ce maudit amour continue de vous tourner la tête ? Vous n'avez qu'à retomber malade, comme dernièrement ; ne refusiez-vous pas tous les secours qu'on voulait vous donner ? ALMANZOR. Mais si je te démontre, maraud, que ma passion même devient pour toi le véritable chemin de la fortune, que répondras-tu ? N'est-il pas vrai que si j'ai le bonheur de plaire à Zulime, je l'épouse ? Si je l'épouse, il faudra que je lui fasse une maison, que je lui donne des esclaves, des eunuques ; et c'est toi précisément sur qui j'avais jeté les yeux, toi que je destinais intérieurement à cette fonction bienheureuse.... ARLEQUIN. Moi ! ALMANZOR. Oui, je me proposais de te faire le chef de mes eunuques. ARLEQUIN. Chef des eunuques! oh! oh! c'est sans doute quelque dignité considérable ? ALMANZOR. Oui, qui t'eût donné tes entrées partout dans mon sérail. ARLEQUIN. Mais d'un exercice peut-être bien pénible ? ALMANZOR. Non, rien du tout à faire, même quand tu le voudrais. ARLEQUIN. Et je pourrais par conséquent boire, manger, dormir à mon aise ? ALMANZOR. Tu te verrais engraisser à vue d'oeil. ARLEQUIN. Ah ! L'excellente chose, l'excellente chose ! Je n'aurais de ma vie songé à cet emploi-là. ALMANZOR. J'entends quelqu'un, c'est Fatmé. Que vient-elle m'apprendre ? SCÈNE III. Fatmé, Almanzor, Arlequin. FATMÉ. Ouf ! Je n'en puis plus; j'ai couru d'une vitesse inconcevable : laissez-moi, s'il vous plaît, reprendre haleine. ALMANZOR. Ma chère Fatmé, comment pourrais-je m'acquitter de tant de services ? FATMÉ. Il faut que l'intérêt que vous m'avez inspiré soit bien vif. Je ne m'occupe, en vérité, que de vos affaires. ARLEQUIN, à part. La fine mouche ! ALMANZOR. Sois bien sûre aussi que je ne mettrai point de bornes à ma reconnaissance. Tu as parié à Zulime, sans doute ? FATMÉ. Oh! je la crois enfin dans les dispositions... Apercevant Arlequin, et filant.Mais quelle est cette plaisante figure ? Ha, ha, ha ! ARLEQUIN. Voilà une fille qui me paraît bien joyeuse. FATMÉ. Comment donc ! Seigneur Almanzor, cela parle ! Ha, ha, ha, ha, ha, ha! ALMANZOR. C'est un de mes esclaves noirs, qui se nomme Arlequin. Mais de grâce, ma chère Fatmé, dis-moi.... FATMÉ. Arlequin, dites-vous ? Ah ! La bonne figure ! Ha ha, ha, ha ! ARLEQUIN. Oui, Arlequin, Mademoiselle ; qu'y trouvez-vous donc de si risible ? FATMÉ. Ha, ha, ha, ha, ha ! ALMANZOR. Fatmé. FATMÉ. Non, je n'ai rien vu de si comique. Ha, ha, ha ! ARLEQUIN. Voilà, par exemple, qui commence à devenir impertinent. Savez-vous, mademoiselle la Soubrette, que je n'entends pas raillerie ? FATMÉ. Ah ! La drôle de chose ! Pourquoi donc ne me l'aviez-vous pas encore montré ?... Je crois que j'en deviendrai folle ; ha, ha, ha ! ALMANZOR, à Arlequin. Retire-toi, maraud. FATMÉ. Non, s'il vous plaît, qu'il ne s'en aille pas ; il est trop divertissant ; ha, ha, ha ! ALMANZOR. Ma chère Fatmé! FATMÉ. Le singé de Zulime n'est pas, à beaucoup près, si plaisant ; ha, ha, ha, ha ! ARLEQUIN. Voyez un peu cette guenon-là, avec son singe ! Savez-vous bien à qui vous pariez, Mademoiselle ? Vous perdez le respect à un chef des eunuques, entendez-vous? FATMÉ. Un chef des eunuques ! Ha, ha, ha ! Mais, oui, vraiment, il en à bien la mine ; ha, ha, ha ! Je n'ai jamais tant ri de ma vie : ha, ha ! ARLEQUIN, la contrefaisant. Ho, ho, ho, ho, ho ! Est-ce que vous croyez que l'on ne sait pas rire aussi bien que vous ? FATMÉ. Ha, ha, ha, ha ! ARLEQUIN. Ho, ho, ho, ho ! ALMANZOR. Je n'y peux plus tenir moi-même. Ils rient tous trois.Eh bien, Fatmé ! Cette gaieté du moins est-elle d'un heureux présage pour mon amour ? FATMÉ. Quoi ! Je ne vous ai pas encore dit ?.... ALMANZOR. Vraiment, non. FATMÉ. Allons, seigneur Almanzor, de la vivacité, de la joie. Tout réussit au gré de vos espérances. Cette Zulime si fière vous l'accorde enfin ce rendez-vous si désiré. Elle vous attend chez elle dans une heure. ALMANZOR. Ah ! Chère Fatmé, que je t'embrasse ! FATMÉ. Son père sera sorti pour quelques affaires de son commerce. Vous vous présenterez à cette porte, où vous me trouverez pour vous recevoir. Convenez, seigneur Almanzor, que je n'ai pas la main malheureuse. ALMANZOR. Je ne peux trop te payer une si bonne nouvelle. Tiens, Fatmé. Il lui donne une bourse : Arlequin fait plusieurs lazzis pour s'en emparer. FATMÉ. Disposez toujours de même de mes petits services. Adieu, Monsieur le chef des eunuques. ARLEQUIN. Adieu, Soubrette infernale, adieu. SCÈNE IV. ALmanzor, Arlequin. ALMANZOR. Allons ! Vite un Barbier. Dépêche-toi, je n'ai pas un moment à perdre. ARLEQUIN. Oui, Monsieur. Revenant sur ses pas.Mais le vôtre demeure fort loin ; si j'allais chercher l'autre ? ALMANZOR. Qui, l'autre ? ARLEQUIN. Eh oui ! Celui dont je vous parlais ; notre voisin le Barbier. ALMANZOR. Que m'importe ! Va où tu voudras, et reviens au plutôt. ARLEQUIN. Oui, Monsieur : ah, quel plaisir ! SCÈNE V. ALMANZOR, seul. Enfin, je suis le plus heureux des hommes ; je suis aimé de Zulime ! Mes peines passées ne sont plus qu'un songe, dont le bonheur est le réveil. Moments fortunés ! Que vous tardez encore à mon amour. Ali ! Zulime, ma chère Zulime ! Par combien de caresses je vais vous faire expier vos rigueurs ! Mais ce traître d'Arlequin ne revient pas. Ce Barbier loge à ma porte, et le malheureux n'est pas encore ici ! Je crois que tout le monde s'est donné le mot aujourd'hui pour m'impatienter. Arlequin ! Ce maraud me fera perdre l'esprit. Maudit Arlequin ! Peste soit du faquin de Barbier ! SCÈNE VI. Le Barbier, Alamanzor, Arlequin. ARLEQUIN. Il entre à reculons, comme pour ne pas perdre le Barbier de vue, et se laisse tomber sur son maître. Le Barbier tombe aussi embarrassé dans les jambes d'Arlequin. Ce dernier se relève, et court vite au secours du Barbier, avec un empressement qui tient du respect.Le voici, le voici le Barbier ! Vous prenez feu d'abord, comme si tout était perdu. ALMANZOR, se relevant. Voyez un peu ce butor ! Allons, maraud, dépêche-toi. LE BARBIER, après de grandes révérences qui étonnent Almanzor. Béni soit, seigneur Almanzor, l'heureux jour qui m'approche de votre personne, le fidèle esclave qui est venu m'apporter vos ordres, et l'occasion fortunée qui me procure le précieux avantage de vous être utile ! ALMANZOR, à part. Voilà bien des cérémonies ! LE BARBIER. Ah ! Seigneur, la renommée ne ment point. Vous êtes en effet le vivant portrait du plus honnête et du plus vertueux père. Je crois le voir, l'entendre, et ce souvenir m'arrache encore des larmes. Il pleure. ALMANZOR. Consolez-vous, bonhomme, et songez que j'ai besoin de vous. Allons donc vite, Arlequin, allons donc vite ! ARLEQUIN, pleurant. Oui, Monsieur. LE BARBIER, avec un profond soupir. Puisqu'il faut étouffer une douleur si juste, permettez-moi, Seigneur, de vous demander comment vous vous portez. Votre visage ne semble pas des meilleurs. ALMANZOR, avec une nuance d'impatience. Aussi ne fais-je que relever de maladie. LE BARBIER. Dieu veuille vous préserver de tous maux, et que l'esprit du Prophète vous conduise en toutes vos démarches ! ALMANZOR. Arlequin ?... ARLEQUIN, préparant une toilette au fond du théâtre. Tout est prêt, Monsieur, tout est prêt. LE BARBIER. Oserai-je à présent vous demander en quoi mon petit ministère peut vous être utile ? Est-ce le Médecin, l'Astrologue ou le Barbier dont vous avez besoin ? ALMANZOR. Quoi ! Ce traître ne vous a pas dit ?.... LE BARBIER. [Note : Astrolabe : instrument de mathématique, gradué, et plat en forme de planisphère, ou de sphère décrite sur un plan. Il sert principalement sur la mer pour observer la hauteur du pôle et des astres. [F]]Doucement, seigneur Almanzor, doucement, toute impatience est dangereuse après une grande maladie. Si vous êtes curieux de votre horoscope, j'ai mon astrolabe. S'il faut vous tirer du sang, voici mes lancettes... ALMANZOR. Eh non ! Ce sont vos rasoirs qu'il me faut, et promptement, s'il vous plaît. LE BARBIER. Je vais donc les chercher, et je suis à vous dans le moment ; dans le moment je suis à vous. SCÈNE VII. Almanzor, Arelquin. ALMANZOR. Comment, double faquin, tu vas m'appeler ce barbier, et tu ne lui dis pas ?... ARLEQUIN. Dans le moment il est à vous, Monsieur, dans le moment. Monsieur votre père n'était pas impatient comme vous, du moins ; mais tenez, le voilà déjà, le barbier, le voilà ! SCÈNE VIII. Le Barbier, Almanzor, Arlequin. LE BARBIER. Il passe gravement une serviette au col d'Almanzor, et s'approche comme pour commencer ; mais tout-à-coup, il quitte ses rasoirs, ouvre une fenêtre, prend son astrolabe, et va consulter les astres.Je n'ai pas tardé, comme vous le voyez, à prendre mes rasoirs ; mon grand âge ne m'a point encore fait perdre de mon activité... Mais qu'allais-je faire ? ALMANZOR. Quelle diable de cérémonie faites-vous donc là ? LE BARBIER. La plus essentielle de toutes, celle sans laquelle l'homme raisonnable ne commence jamais aucune action. ALMANZOR. Aurez-vous bientôt fini ? LE BARBIER. Voilà qui est fait. Vous serez, sans doute, fort aise d'apprendre que nous sommes aujourd'hui au dix-huitième de la lune de Saphar, de l'an quatorze cent treize, de l'époque du grand Iskender aux deux cornes ; c'est-à-dire que, par la conjonction actuelle de Vénus et de Mercure, vous ne pouviez choisir d'heure plus commode, plus propice et plus salutaire pour vous faire raser. ARLEQUIN. Ah, la belle chose ! La belle chose ! ALMANZOR. Savez-vous, seigneur Astrologue ?.... LE BARBIER. Il est vrai que je dois vous prévenir aussi que la même conjonction vous expose... ALMANZOR. Eh ! Je n'ai que faire de vos avis, ni de vos prédictions. Commencez, de grâce, ou retirez-vous. LE BARBIER. Mais quel sujet avez-vous de vous mettre en colère ? Savez-vous que dans tout Bagdad vous ne trouveriez pas un Barbier qui me ressemble ? Avec une volubilité prodigieuse.Un homme qui possède à fond la cosmométrie, la géométrie, la trigonométrie et l'arithmétique ! Qui soit plus versé dans la métallurgie, la chimie, l'anatomie, la zoologie, la musurgie, la myologie et la rhétorique ! Qui ait plus approfondi la chiromancie, l'arithmancie, la géomancie, l'hydromancie, la gyromancie, la pyromancie, l'onomancie, la rabdomancie, la myomancie, la nécromancie et la grammaire ! Je ne parle point de la physiognonomie, de la métoposcopie, de l'onirocratie et de l'orthographe ! Il suffit de vous dire que vous voyez en moi la polymathie, ou plutôt l'encyclopédie des connaissances humaines. ARLEQUIN, laissant tomber d'admiration le plat à barbe. Oh ! L'habile homme, l'habile homme! ALMANZOR, à part. Je crois que si j'étais moins pressé, ce bourreau parviendrait à me faire rire. LE BARBIER, s'essuyant le visage. Ah ! Que votre honnête homme de père connaissait bien tout mon mérite ! Aussi... ALMANZOR. [Note : Babillard : qui parle continuellement, et qui ne dit que des choses de néant. [F]]Homme, Barbier ou Diable, finiras-tu ? Je ne crois pas qu'il y ait dans toute la Perse un babillard de cette espèce. LE BARBIER. Qui ? Moi babillard ? Vous me faites injure. J'avais six frères, à la vérité, qui pouvaient mériter ce nom. L'aîné se nommait Bacbouc; le second, Baebarac ; le troisième Bacbac ; le quatrième Àlcouz ; le cinquième Alnaschar ; et le sixième Schacabac. C'étaient d'insupportables parleurs ; mais moi, qui suis leur cadet, je suis grave et concis dans mes discours : aussi m'avait-on surnommé le Silencieux... Pendant ce dialogue, Arlequin et le barbier se trouvent naturellement accoudés chacun sur une épaule d'Almanzor, qui les repousse avec violence. ALMANZOR. Arlequin, donne-lui trois pièces d'or, qu'il s'en aille et me laisse en repos ; je ne veux plus me faire raser. LE BARBIER. Eh ! Qu'entendez-vous, s'il vous plaît, par ce discours ? Ce n'est pas moi qui suis venu vous chercher ; c'est vous qui m'avez fait quitter ma boutique, et je jure, foi de Musulman, que je ne sortirai point d'ici que je ne vous aie rasé. Si vous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n'est pas ma faute. ALMANZOR, abattu d'impatience. Non ! Il n'est pas possible qu'il y ait au monde un homme qui se fasse, comme vous, un plaisir de désoler les gens ! Au nom de Dieu ! Laissez là tous vos beaux discours... LE BARBIER. Je vais parier que vous avez quelque affaire très pressante. ALMANZOR. Eh ! Sans doute, il y a deux heures que je vous le dis. LE BARBIER, commençant à le raser, et s'arrêtant alternativement. Allons ! Seigneur Almanzor, nous allons commencer ; mais, au lieu de vous mettre en colère, si vous m'appreniez la nature de votre affaire, je pourrais vous donner d'excellents conseils. ALMANZOR, à part. Que puis-je dire à ce misérable ? Haut.Des amis m'attendent à un festin qu'ils me donnent pour célébrer le retour de ma santé. LE BARBIER. Ah ! Seigneur, s'il est ainsi, je vous accompagne, et dès ce moment, je m'attache à votre service pour jamais. Je veux m'acquitter envers vous de tout ce que je dois à votre illustre père. Aussi bien ma profonde science et ma profession me donnent à peine de quoi vivre : malgré cela, je n'engendre point de mélancolie. Nous sommes quatre ou cinq amis de la même humeur ; Zantou qui vend des fèves; Aboumékarès qui arrose les rues, et Cassem de la garde du Calife, tous bons vivants, ni querelleurs, ni fâcheux; silencieux, comme voire serviteur, et plus contents que le Calife lui-même. Chacun d'eux a sa petite danse ou sa petite chanson pour amuser les passants. Je crois me rappeler celle d'Aboumékarès qui arrose les rues. Il danse et chante avec Arlequin.Balada, balachou, balada, balada, balachou. ALMANZOR, en fureur. Maudit Barbier !... Traître d'Arlequin !... Peste soit de l'extravagant ! Barbier de malheur, finirez-vous ? LE BARBIER, se remettant à l'ouvrage. Allez ! Seigneur Almanzor, quand vous aurez à votre suite un homme tel que moi... ALMANZOR. Juste Ciel ! Je ne pourrai donc pas me défaire de ce fâcheux ! Au nom de Dieu ! Cruel Barbier, trêve de discours : allez trouver votre Zantou et vos autres amis ; buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d'aller avec les miens... LE BARBIER. Non, je n'abandonnerai pas ainsi le fils de mon généreux bienfaiteur. Il ne sera pas dit qu'on puisse me reprocher, dans Bagdad, une pareille ingratitude. Vos amis ne peuvent pas trouver mauvais que je vous accompagne : d'ailleurs, c'est une chose résolue; battez-moi, tuez-moi, je vous suivrai. ALMANZOR, à part. Ouf ! Dissimulons, et tâchons par la douceur d'éloigner ce misérable. Haut.Eh bien ! Voilà qui est fini, sans doute ? LE BARBIER. À l'instant même. ALMANZOR. Remportez vos rasoirs, vos lancettes, votre astrolabe, je ne partirai point sans vous. LE BARBIER, lui ôtant la serviette, et lui faisant plusieurs révérences. Voilà une barbe qui m'a coûté bien des peines ! Je vais vite chez moi, Seigneur, prendre un équipage plus honnête, et je reviens sans vous faire attendre. Il sort en chantant.Balada, balachou, balada. SCÈNE IX. Almanzor, Arlequin. ALMANZOR. [Note : Pabouches : ou babouches, espèce de soulier dont se servent les siamois. Il sont pointus sans quartier ni talon. Il les quitte aux portes chez autrui, et chez eux-m^mes pour ne pas salir les lieux où ils entrent. [F]]Que la foudre t'accompagne ! Enfin, m'en voilà défait. Ah ! Scélérat d'Arlequin , rends grâce au moment qui me presse, et qui m'empêche de t'assommer : oui de t'assommer, bourreau ! Mais à mon retour, quel orage de coups de bâton ! Allons ! Mon doliman, misérable : vite ! Mes pabouches, mon turban. Il s'habille avec précipitation.Qu'on m'attende. Il veut sortir. ARLEQUIN, l'appelant. Monsieur, Monsieur ! ALMANZOR. Qu'est-ce encore ? ARLEQUIN. Vous oubliez donc ?... ALMANZOR. Quoi ? ARLEQUIN. Le Barbier. ALMANZOR, le battant. Attends-moi, traître, attends ! Tiens, voilà pour ton impertinence. Arlequin se sauve. SCÈNE X. ALMANZOR, à la porte de Zulime. C'est ici la maison de Zulime. Je ne vois personne paraître. Il me semble pourtant que Fatmé devait se tenir aux environs pour m'introduire. Frappons. Mais que vois-je ?... Ah ! C'est encore ce fâcheux, ce démon que l'enfer a détaché sur mes pas ! Fatmé ! Fatmé ! Il me prend fantaisie d'étrangler ce misérable. Je ne sais par quel pressentiment je crains sa présence. Fatmé ! Mais on ouvre, et je crois entendre la voix de Zulime. Il entre, et ferme la porte au nez du Barbier qui accourt. SCÈNE XI. LE BARBIER, accourant avec empressement. Seigneur Almanzor ! Seigneur Almanzor ! Ah ! Je vois ce que c'est. Il a quelque affaire chez le Cadi, dont il a voulu me faire un secret. Mais non... Le Cadi vient de sortir il n'y a qu'un moment... Il a passé devant ma boutique... Ah, diable ! Mais il a une très-jolie fille. Ce sera, sans doute, cette Zulime dont Arlequin m'a parlé. Ah ! Ah ! Je ne m'étonne plus s'il m'a donné tant d'impatience. Peste ! L'amour le tenait éveillé de bon matin !... Mais pourquoi m'en faire un mystère ? Bon ! Demandez de la prudence aux jeunes gens! J'aurais pu le servir, écarter les surveillants, les fâcheux... Si le Cadi allait rentrer ? Almanzor est très heureux que je puisse observer ce qui se passe.... Mais il me semble... Non... Oui, je ne me trompe pas... C'est lui-même, c'est le Cadi. Ah ! Les pauvres amants, les pauvres amants ! Comment empêcher ce maudit vieillard de rentrer chez lui ? Si je voyais Arlequin... Il n'y a pas un moment à perdre, il faut l'aborder. SCÈNE XII. Le Cadi, Le Barbier, Suite du Cadi. LE BARBIER. Justice, seigneur Cadi, justice ! À part.Que diable lui dire ? AMBLÉTUSE. Approchez, l'honnête homme, approchez ; que voulez-vous ? LE BARBIER, à part. Arlequin est éloigné... Bon ! Il me vient l'idée d'un stratagème. AMBLÉTUSE. Rassurez-vous, et parlez. Croyez que tant que je vivrai, on n'aura pas fait impunément une injustice dans Bagdad. Levez-vous, bonhomme, levez-vous. LE BARBIER. Seigneur... AMBLÉTUSE. Levez-vous, vous dis-je. LE BARBIER. Je sais trop... AMBLÉTUSE. Je vous l'ordonne. LE BARBIER. Seigneur, je traversais à l'instant une rue détournée, chargé d'un panier plein de provisions pour la subsistance de ma famille. J'avais fait emplette de deux chapons gras, d'une oie, et surtout d'un morceau de fromage d'une saveur admirable. J'invitais déjà, dans ma tête, ceux de mes amis à qui je ferais part de ces mets délicieux, lorsqu'un esclave du seigneur Almanzor a passé près de moi. L'occasion a tenté ce misérable. Voir mes provisions, se jeter sur elles, y démêler, comme par une espèce d'instinct, le morceau choisi dont je me régalais en espérance, et s'en emparer, fut l'affaire d'un instant. Voulant du moins lui disputer sa proie, je me suis au plutôt débarrassé de mon panier ; mais lui, sans paraître occupé de sa défense, tranquillement et comme pour me braver, a commencé par dévorer le fromage avec une avidité qui tient du prodige. La douleur me prêtait des forces : j'allais m'élancer sur lui ; déjà même je croyais le saisir, quand le traître, me passant sous le bras, a trouvé le moyen de s'emparer encore du panier ; et me laissant immobile d'étonnement, s'est mis à courir d'une vitesse qui m'a fait perdre l'idée de le suivre. AMBLÉTUSE. [Note : Alcoran : le Coran.]Le cas est grave. Il est un de ceux expressément condamnés dans l'Alcoran, chapitre sept, verset soixante. Revenez ce soir, mon ami, je vous ferai justice : une affaire pressante m'appelle actuellement dans ma maison. LE BARBIER, à part, en se mettant entre la porte et le Cadi. Vraiment, ce n'est pas là mon compte. Haut.Seigneur ?... AMBLÉTUSE. Eh bien ! LE BARBIER. Si vous différez de me faire justice, ce malheureux pourra s'évader et se soustraire au châtiment. AMBLÉTUSE. Mais quel est-il encore cet esclave ? Le connaissez-vous ? LE BARBIER. Oui, Seigneur ; il se nomme Arlequin. AMBLÉTUSE. Arlequin ! Je crois connaître cette figure-là. LE BARBIER. Vous avez pu cent fois l'apercevoir de vos fenêtres. AMBLÉTUSE. Un balourd ? LE BARBIER. Justement. AMBLÉTUSE. Homme fort laid ? LE BARBIER. C'est lui-même. AMBLÉTUSE. Une physionomie très remarquable ? LE BARBIER. C'est cela. AMBLÉTUSE. Oui, je me le rappelle. Une figure assez patibulaire, d'ailleurs ? LE BARBIER. Précisément.... Apercevant Arlequin.Mais que vois-je ? Ah ! Pauvre Arlequin, où viens-tu te fourrer? Il lui fait toutes sortes de signes pour l'empêcher d'avancer. AMBLÉTUSE. Il y a longtemps que j'ai des mémoires contre ce coquin-là. SCÈNE XIII. Arlequin, Le Cadi et sa Suite, Le Barbier. LE BARBIER, à part. Ah ! Pauvre Arlequin, pauvre Arlequin ! LE CADI. Que murmurez-vous là de ce misérable ?... Mais ne serait-ce pas ?... Eh ! Oui, je pense, c'est lui-même. La peine ne saurait fuir le criminel. Approche, malheureux, approche ! ARLEQUIN. Ah ! Bonjour monsieur le Cadi. AMBLÉTUSE. Bonjour, monsieur le fripon, bonjour ! ARLEQUIN. Fripon, Monsieur ? AMBLÉTUSE. Oui, fripon, voleur même. ARLEQUIN. Ceci devient bien fort, au moins. AMBLÉTUSE. Et que je ferai pendre dans mon premier moment de loisir. ARLEQUIN. Monsieur, Monsieur, voilà le Barbier.... AMBLÉTUSE. Eh ! Oui, je le sais bien, maraud, voilà le Barbier. À sa suite.Qu'on lui applique sur-le-champ la plus vigoureuse bastonnade. ARLEQUIN, battu. Ah, ah, ah, ah ! Seigneur. Cadi ; ah, ah ! Doucement, Messieurs. Ah, ah, ah ! Monsieur le Barbier, à mon secours. LE BARBIER, à Arlequin, d'un air de finesse. Paix ! C'est un stratagème. AMBLÉTUSE. Une autre fois, faquin, cela t'apprendra, à dérober les passants. SCÈNE XIV. Le Barbier, Arlequin. ARLEQUIN. Que diable veut-il dire avec ses passants ? LE BARBIER. Ah ! Mon pauvre Arlequin, tu vois un homme au désespoir. ARLEQUIN. Quoi donc ? LE BARBIER. Tu me vois prêt à m'aller pendre. ARLEQUIN. Comment ! Vous aurait-on donné aussi la bastonnade ? LE BARBIER. Au contraire, mon cher Arlequin ; ce sont les coups dé bâton que l'on t'a donnés dont je me plains. Ah, ah, ah ! ARLEQUIN. Il est vrai que j'ai les côtes toutes rompues. LE BARBIER. Ah ! Ce ne sera rien, dès que je t'aurai appliqué les spécifiques convenables. Mais ce qui me désole, c'est que tu les aies reçus ces coups de bâton. Ah, ah, ah ! ARLEQUIN. Ah ! L'honnête homme ! LE BARBIER. Je voudrais qu'on me les rendît. ARLEQUIN, se mettant en devoir de le battre. Absolument ? LE BARBIER. Oui, mon cher Arlequin. Tu ne sais peut-être pas encore qui t'a fait donner ces coups de bâton ? ARLEQUIN. Non. LE BARBIER. Devine. ARLEQUIN. Ma foi... Cela m'est égal à présent. LE BARBIER. C'est moi. ARLEQUIN. Vous, monsieur le Barbier ? LE BARBIER. Oui, mon cher Arlequin. Tu m'en vois pénétré de douleur ; mais c'était le plus beau stratagème ! ARLEQUIN. Comment donc cela, s'il vous plaît ? LE BARBIER. Écoute ! Ton maître est actuellement chez la fille du Cadi. ARLEQUIN. Eh bien ! LE BARBIER. J'ai jugé qu'il y était pour une intrigue d'amour, et que le retour du Cadi allait le jeter dans le plus grand embarras. J'ai voulu empêcher ce maudit vieillard d'entrer chez lui, et pour l'en détourner, je lui ai conté l'histoire ARLEQUIN. De la tortue ? LE BARBIER. Non ; mais celle d'un prétendu vol que tu m'avais fait : tu conçois combien cela devenait plaisant. ARLEQUIN, riant. Oh, oh, oh, oh ! Oui, c'était effectivement une drôle d'invention. LE BARBIER. C'était le plus adroit stratagème que j'eusse imaginé de ma vie ! Mais, par malheur, tu es arrivé précisément pour recevoir cette grêle de coups de bâton... ARLEQUIN. Oui, voilà qui ne vaut plus rien, par exemple. LE BARBIER. Je regretterai toute ma vie ce stratagème-là. Il faut pourtant se consoler, mon cher Arlequin, et ne pas laisser ton maître dans la crise. Si ce malheureux Cadi venait à le découvrir... ARLEQUIN. Il n'en serait peut-être pas quitte pour une bastonnade ? LE BARBIER. Vraiment, non. Je suis dans une agitation, dans une inquiétude affreuse... N'entends-tu pas quelque bruit, mon cher Arlequin ? Approche-toi tout doucement de la porte du Cadi. ARLEQUIN, s'approchant de la porte. Ah ! Monsieur le Barbier, l'excellente odeur de macarons ! LE BARBIER. Écoute ! écoute ! ARLEQUIN. Voilà des macarons qui embaument ! LE BARBIER. N'entends-tu rien ? ARLEQUIN. Oh ! Que si, j'entends. LE BARBIER. Quoi ? ARLEQUIN. Je me trompais ; ce n'est que le tournebroche. LE BARBIER. Tout est donc bien tranquille ? ARLEQUIN. Oh ! Pour le coup, j'entends quelque chose. Venez, venez écouter vous-même. LE BARBIER, s'approchant. Je n'entends rien. ARLEQUIN. [Note : Sabbat : se dit aussi populairement et par extension, d'un grand bruit, d'une crierie telle qu'on s'imagine qu'on fait au sabbat. [F]]Ah ! Je l'entends bien, moi. Peste ! Quel sabbat ! LE BARBIER. Comment ? ARLEQUIN. Ce n'est rien, ce n'est rien ; c'est le petit chat qui miaule. Se retirant tout-à-coup, comme s'il était fort effrayé.Oh ! Oh ! Ce n'est plus un badinage, au moins. LE BARBIER. Qu'est-ce donc, mon cher Arlequin ? ARLEQUIN. J'entends un bruit épouvantable. LE BARBIER. Oh ! Il n'en faut plus douter ! C'est assurément ton maître qui est découvert. Pauvre jeune homme ! Que diable allait-il faire chez ce chien de Cadi ? Cours vite, mon cher Arlequin. Cours chercher tous les esclaves du malheureux Almanzor. Arlequin sort.Au secours ! Mes voisins, au secours ! Au meurtre ! Ah ! C'est une chose abominable, et, qui crie vengeance ! Arlequin rentre avec des esclaves.Ah ! Te voilà, mon pauvre Arlequin ! Frappons tous, mes amis ; brisons la porte de ce maudit vieillard. SCÈNE XV. Le Cadi, Le Barbier, Arlequin, Esclaves d'Almanzor. AMBLÉTUSE. Que veut donc dire tout ce tapage ? A-t-on jamais fait un pareil bruit à la porte d'un honnête homme ? ARLEQUIN. Ah ! Ah ! Monsieur le Cadi, vous croyez donc qu'il ne tient qu'à faire donner la bastonnade, et qu'il vous sera permis d'assassiner les gens ? AMBLÉTUSE. Assassiner les gens ? LE BARBIER. Oui, méchant Cadi. Rendez-nous notre maître au plus vite, ou nous allons brûler la maison. ALMANZOR, à la fenêtre, faisant inutilement des signes au Barbier. Quoi ! C'est encore ce malheureux ! Ce traître !.... AMBLÉTUSE. Votre maître, imposteur, votre maître ? Eh ! Quel sujet m'aurait-il donné de le maltraiter ? Est-ce qu'il est dans ma maison ? LE BARBIER. Vous ne m'en ferez point accroire avec votre grande barbe, vieil hypocrite. Je sais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maître, et lui a donné un rendez-vous pendant votre absence.... ALMANZOR. Juste Ciel! LE BARBIER. Quelque démon vous en aura sans doute averti, vieux magicien ; vous les avez surpris ensemble, et vous... LE CADI. Cet homme me semblait tout-à-l'heure dans son bon sens. Quelque maligne vapeur, sans doute ARLEQUIN. Oh ! Que nenni, Monsieur, oh ! Que nenni ; le Barbier n'a point de vapeurs. LE CADI. La tête tourne assurément à,ces bonnes gens. Mes amis, si ce que vous dites est vrai, il n'est pas besoin, de faire tant d'éclat. Entrez, voyez, cherchez, je vous le permets. LE BARBIER. Oui, oui , nous chercherons. Attendez-moi la seulement, mes amis. Le Calife sera informé de cette action, et il en fera bonne et brève justice. LE CADI. Entrez seulement sans tant de rumeur.... Mais que vois-je ? C'est Almanzor lui-même : qu'on l'arrête, à l'instant. SCÈNE XVI. Les Acteurs précédents, Almanzor. ALMANZOR. Il n'en est pas besoin, seigneur Cadi. Je viens moi-même me livrer à votre ressentiment. J'adore, il est vrai, la belle Zulime. Mon amour, ma constance, ont fléchi son insensibilité. Voudrez-vous faire deux malheureux ?... AMBLÉTUSE. Vous en êtes aimé, dites-vous ? SCÈNE XVII ET DERNIÈRE. Les Acteurs précédents, Zulime. ZULIME. Oui, mon père , j'ose vous l'avouer. Montrant Almanzor.Ma perte et ma grâce sont entre vos mains ; mais Zulime vous est chère, et le même arrêt qui lui donnerait la mort, entraînerait aussi la mienne. Ils tombent tous aux genoux du Cadi. LE CADI, après un moment de silence. Levez-vous, mes enfants ! Je ne briserai pas des noeuds que le Ciel même semble avoir pris plaisir à former. ALMANZOR. Je suis au comble du bonheur. En faveur de cet événement, trouvez bon, seigneur Cadi, que je donne la liberté à mes esclaves. Je me charge de l'établissement de Fatmé, et même de ce malheureux Arlequin. ARLEQUIN. Et le Barbier ? ALMANZOR. Je lui pardonne aussi ; mais ne m'en parle jamais. LE BARBIER. Mon zèle ne saurait se démentir. Je vais, seigneur Almanzor, faire tout disposer pour les apprêts de la noce. ==================================================