******************************************************** DC.Title = GETA, TRAGÉDIE DC.Author = PÉCHANTRÉ, Nicolas DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 31/12/2022 à 20:36:25. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/PECHANTRE_GETA.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k853024v DC.Source.cote = BnF LLA 8-YTH-7932 DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** GETA TRAGÉDIE M. DC. LXXXVII. AVEC LE PRIVILÈGE DU ROI. À Paris, de l'Imprimerie de CHRISTOPHE JOURNEL, rue Saint-Jacques, 1687.Achevé d'imprimé pour la première fois, en vertu des présentes, le 24 mars 1687. Représentée pour la première fois le 28 janvier 1687 au Théâtre de l'Hôtel Guénégaud. MONSEIGNEUR, Ce n'est point une espèce de présomption que j'ose prendre la liberté de vous consacrer ce premier essai de ma Muse. Je sais que votre auguste Nom ne doit paraître qu'à la tête des ouvrages les plus excellents ; mais le mien vous appartient par tant de titres que je ne puis m'empêcher de vous en faire une très respectueux hommage. Je vous le dois, MONSEIGNEUR, quand ce ne serait que pour ce favorable accueil dont il vous a plu de l'honorer, et pour avoir trouvé seulement en vous tous ces traits de grandeur nécessaires pour remplir le caractère de mon héros. Cette sagesse consommée de Geta en la fleur de son âge, cette modération merveilleuse dans la suprême puissance, cette piété si religieuse au milieu des plaisirs et des magnificences de Rome, cette fierté, cette douceur, cette ardeur pour la gloire : et ce qui est le plus à estimer cette grandeur d'âme qui le rend toujours maître de lui-même, et qui le met au dessus des passions les plus fortes ; Tout cela, Monseigneur, n'est qu'un faible crayon, ou qu'une légère ébauche de ces hautes vertus qu'on voit briller en vous, et qui vous rendent la parfaite image du plus grand de tous les Monarques, d'un Roi que tous les prince de la Terre se font une étude d'imiter, et qui ne peut être dignement imité que par vous seul. Je ne doute pas, MONSEIGNEUR, que ce ne soit ce rapport que j'ai mis entre mon héros et vous,, qui a attiré à mon poème l'estime de cette incomparable princesse votre épouse, qui assure pour jamais le bonheur de cet état par des princes d'une espérance est si grande et si belle. Ce serait ici un vaste champ pour étamer tous ces grands avantages qui la rendent seule digne de vous posséder, et qui la font admirer de tout le monde ; il me suffit de les révérer par mon silence, et de vous assurer en même temps et de ma parfaite reconnaissance, et du respect très profond avec lequel je suis, MONSEIGNEUR, Votre très humble et très obéissant serviteur, PECHANTRÉ PRÉFACE. Ami lecteur, l'heureux succès qua eu cette tragédie semblerait me dispense du soin d'y ajouter une préface, et trop content des applaudissements dont il a plu de la favoriser, je devrais m'en tenir là, sans m'engager dans tous ces discours préliminaires, qui sont ordinairement plus exposés à la censure, que la pièce même qu'on veut justifier. Mais l'indulgence que tu m'as témoignée, ne saurait m'exempter de l'obligation de répondre à quelques difficultés qu'on m'y a faites, et peut-être que dans la représentation tu as bien voulu me pardonner des choses que tu m'excuserais pas dans la lecture, si je ne t'en rendais raison. Pour ce qui regarde l'Histoire de mon sujet, je me suis fait une loi de m'attacher autant que j'ai pu à la vérité, ou du moins à la vraisemblance, suivant le précepte d'Horace : Aut faman sequere, aut sibi convenientia singe. Rien n'est si célèbre chez les historiens d'Antonin et de Geta, tous deux fils del'Empereur Sévère, fameux par la défaite de trois empereurs ; Rien de si connu que le soin que prit cet illustre père de prévenir les suites de leur haine par le partage de l'Empire : Rien de si bien marqué que les oppositions de Julie leur mère à l'exécution de la Traité, suivant lequel l'un de ces princes devait aller régner en Asie, et l'autre à Rome. Voici comment Hérodian exprime ses sentiments de cette mère : O filii ! Jam invenistis que pacto terrainet mare dividatis, matrem vero quomodo dividetis ? Quo modo infoelix ego distribuar inter utrumque vestrum ? Rien de si bien autorisé que la réconciliation de ces deux princes. L'illustre Monsieur Vaillant en propose une médaille, dans laquelle ils paraissent se donner les mains en présence de leur mère, avec cette inscription ; Concondiaae Augustorum. Le meurtre de Geta, commis par Antonin dans les bras de Julie, la mort de Plantilie sa femme ; en un mot tous ses traits de cruauté répandus dans ma pièce sont précisément tirés de l'Histoire, et il n'y a en tout cela rien de mon invention. Pour ce qui concerne la Vestale, c'est Dion qui m'en a fait naître sa pensée : Vestales occidit quatuor (dit-il en parlant d'Antonin) ex quibus unam vitiare tentavit,quae tamen in altum exclamabat scire ipsumm Antoninum, se Virginem esse. Sur ce fondement, l'Histoire ne m'apprenant rien de sa naissance, et d'ailleurs sachant bien que les Vestales étaient des filles du premier rang, et qu'on ne recevait qu'à six ans au temple de Vesta, j'ai cru pouvoir faire celle-ci fille de Pertinax, et la faire paraître à la première année de l'Empire de Caracalla, sans blesser la Chronologie, n'y ayant entre le meurtre de Pertinax et la première année de l'empire Antonin que vingt ans de plus, qui furent remplis par le règne de Sévère ; Julien, Pescannius, et Albin ayant étét presque aussitôt opprimés par sa valeur, qu'ils osèrent se faire proclamer Empereurs. Mais venons au principal. Quelques uns m'opposent d'abord la trop grande simplicité de l'action, qui semble être dépourvue de cette variété d'incidents, qui sont le plus grand agrément de ces sortes d'ouvrages ; mais soit dans le noeud, soit dans le dénouement, cette pièce est traversée par tant de changements, que je craindrais plutôt d'y en avoir trop mis que trop peu, s'ils n'étaient presque tous nécessaires, et tous tirés du centre même du sujet. D'autres me disent que j'ai fait Antonin trop honnête homme pour un scélérat, et que je le fais tout d'un coup fratricide, sans l'avoir fait méchant dans le cours de ma pièce : mais ces messieurs n'y prennent pas garde ; presque tous les actes d'Antonin ne se propose que la perte de son frère, et sa malice est d'autant plus grande qu'elle est cachée sous de plus belles apparences. C'est la caractère que lui donne Qpartian, Fingebat se benignum, quum effet natura truculentus D'autres m'opposent que Geta insulta mal à propos son frère, lorsqu'il se déclare son rival. Mais qui ne voit qu'après avoir combattu la passion d'Antonin par des raisons tirées de la Religion et des Lois, s'il lui déclare son amour, ce n'est que pour le porter à faire sur son coeur les mêmes efforts qu'il fait lui-même sur le sien. L'on ajoute encore que Geta convaincu de la perfidie de son frère, ne devait pas si facilement se fier à ses feintes réconciliation, et à la parole qu'il lui donne de renoncer à Justine. J'avoue que c'est une imprudence à lui d'en croire si légèrement son frère ; mais c'est une faute d'un peu trop de bonne foi, et qui par conséquent lui doit plutôt attirer l'estime et la pitié, que le blâme et l'indignation des honnêtes gens ; ce sont ces sortes de fautes qui entraînent souvent les plus grands hommes dans les plus grands malheurs, et dont Aristote veut que ces héros des tragédie soient en quelque façon coupables : necesse enim est optimam fabulam mutari es prospera fortuna in adversem non propter improbatatemn sed propter errorem magnum. On me demande à quel titre cette preêtresse (car c'est ce nom que Tite-Live aux Vestales) est mandée par l'Empereur de venir faire un sacrifice en son Pa[..] : à quoi je réponds, que depuis que les Empereurs s'étaient attribués le suprême Pontificat, comme le remarque Dion sous Auguste, ils étaient en droit de mander les prêtres et les prêtresses pour faire des sacrifices dans leur Palais même, où ils avaient des chapelles, qu'ils appelaient Sacella, comme celle qu'Auguste à bâtir dans le sien, consacrée à Apollon, sous ce titre Apollo Palatinus. On condamne enfin la déclaration d'amour que fait cette princesse à Geta sur le point de s'en aller renfermer ; mais sans vouloir l'excuser par les obligation où elle était de consoler ce Prince désolé, cet aveu de Justine dit plutôt voir la fermeté de son coeur, et l'estime qu'elle a pour Geta, que la moindre faiblesse en elle, puisqu'elle ne lui déclare sa tendresse, que par la constance qu'elle a en sa propre vertu, et en la discrétion d'un prince aussi sage et aussi retenu que Geta. Je ne t'ai dirai pas davantage, ami lecteur, de peur de te fatiguer, ou de t'irriter même par une trop longue préface. ACTEURS ANTONIN CARACALLA, Empereur romain, fils de Sévère. GETA, Empereur Romain, son frère. JULIE, impératrice, leur mère, femme de Sévère. JUSTINE, Vestale, fille de Pertinax empereur Romain. ALBIN, Confident d'Antonin. ARCAS, Confident de Geta. ÉMILIE, Confidente de Julie. PAULINE, Confidente de Justine. GARDES D'ANTONIN. La scène est à Rome dans le Palais des Empereurs. ACTE I SCENE I. Antonin, Albin. ALBIN. Tout est donc résolu, Seigneur, cette journéeDe deux grands Empereurs règle la destinée,Et pour donner des lois à cent peuples diversVotre frère avec vous partage d'Univers. ANTONIN. Ce fut l'ordre prescrit par l'Empereur Sévère. Mais crois-tu que je laisse à l'orgueil de mon frère.Malgré mes intérêts et notre inimitiéDe nos vastes États la plus belle moitié?Crois-tu que je partage avec lui cet Empire,Le diviser, Albin, ce serait le détruire ; Et mon coeur sur le trône ennemi d'un rival,Aime trop la grandeur pour souffrir un égal :Sache Albin (car c'est toi sur qui je me repose)Qu'ainsi que moi Julie à ce traité se oppose ;C'est en vain que Geta se promet de partir, À son éloignement, je ne puis consentir ;Ma politique veut qu'ici je le retienne ;Loin de moi sa puissance égalerait la mienne.[Note : Septimus Geta (178-211) : Empereur romain en 211, frère cadet d'Antonin Caracalla. ]Geta plus libre alors pourquoi mieux me troubler,Et je perdrais enfin l'espoir de l'accabler ; Tu sais que trop jaloux de mes droits légitimes.J'ai de tous ses amis fait autant de victimes.Tu sais combine de sang ce trône m'a coûté :Et pour le partager je l'ai trop acheté[.] ALBIN. Cependant Geta part. ANTONIN. Je vais par mes caresses, Je vais par mes douceurs, par cent feintes promesses,Par cent raisons d'État l'ébranler, le tenter,Je vais tout employer enfin pour l'arrêter ;Je te fais voir par là le fond de ma pensée ;Mais d'un autre souci j'ai l'âme embarrassée ; Tu sais que j'ai mandé le Sénat en ce jour Pour lui faire approuver le choix de mon amour : Crois-tu qu'à mes désirs il veuille se soumettre ? ALBIN. De sa soumission j'ose tout vous promettre. ANTONIN. Mais crois-tu que Justine instruire de mes feux Applaudisse à mon choix et consente à mes voeux ?Elle n'ignore pas cher, Albin, que je l'aime ;Tous les jours dans le cirque ou dans le temple même,Mon désordre inquiet, mes regards, mes soupirsL'entretiennent assez de mes secrets désirs ; J'ai beau lui faire voir ma gloire, ma tendresse ;Rien ne le peut toucher cette fière Princesse,Elle voit mon amour, et feint de l'ignorer ;Dès ce jour autrement je veux me déclarer ;Elle a déjà reçu mes ordres nécessaires Pour faire un sacrifice à nos Dieux tutélaires ;Que dira-t-elle Albin, lorsque dans le PalaisLoin de voir pour nos Dieux éclater nos apprêts,Cette illustre Vestale en ces lieux attiréeVerra de son hymen la pompe préparée, Et que d'elle à mon gré prétendant disposerJ'ai presque tout conclu sans lui rien proposer ?De quel air penses-tu que sa vertu sévèreReçoive que je prétends lui faire ? ALBIN. La Gloire et la raison l'obligeront Seigneur À souscrire à ce choix qui la comble d'honneur,Et vous la verrez joindre à la reconnaissanceUne respectueuse et prompte obéissance ;Fille de Pertinax, la source de son sangLa rappelle sans cesse à votre auguste rang, Par son ambition secrètement presséeElle voudra se voir à cette hymen forcée,Heureuse si vos lois épargnent à son coeurLa honte d'un aveu contraire à sa pudeur. ANTONIN. Mais pour la rendre Albin à mes voeux moins contraire, Tâchons en ma faveur d'intéresser ma mère ;Le conseil de Julie est d'un assez grand poidsPour résoudre Justine à répondre à mon choix.Déjà pour cet hymen Rome me favorise,La loi me le permet, et mon nom l'autorise ; Que si malgré mon choix, que si malgré mes voeuxJustine se défend, on rejette mes feux,Je saurai me servir de toute ma puissance :Je commence à douter de sont obéissance :Va ne perds point de temps, dis-lui que je l'attends Qu'ici le sacrifice est prêt depuis longtemps ;Presse-la, conduis-la... mais j'aperçois JulieDe criante et de douleur elle paraît saisie,Le départ de Geta semble l'inquiéter ;Mais pour le rompre, Albin, je m'en vais tout tenter. SCÈNE II. Antonin, Julie, Émilie. JULIE. [Note : Julia Domne (160-217) : Née en Syrie, se Maria avec Septime Sévère (146-211) mère d'Antonin et de Geta.]Et bien, est-ce en ce jour, mon fils, qu'on se prépareÀ ce cruel ; à ce départ barbare ?Pour vous et pour Geta n'ai je fait tant de voeuxQue pour me voir forcée à perdre un de vous deux !Source de la discorde et mère de l'envie, Cruelle ambition trop fatale à ma vie,Pourquoi par ce traître viens-tu me déchirer ?N'accordes-tu mes fils que pour les séparer ? ANTONIN. Madame n'accusez que la fierté d'un frère,Qui par l'éloignement cherche à se satisfaire, Et qui croyant ailleurs se faire un plus beau sortS'il régnait avec nous, croirait se faire tort,Il s'obstine à partir ; sa flotte est déjà prête. JULIE. Et cependant ce jour pour vous une fête,Et l'on m'apprend qu'ici vous osez préparer Un hymen qu'à mes yeux vous n'osez déclarer ;Vous n'attendez enfin que le départ d'un frère. ANTONIN. J'ai caché cet hymen, j'ai cru de devoir taire,Je n'ai pu sur mon choix faire le moindre éclatSans en avoir plutôt consulté le Sénat : Voici la jour enfin où tout se détermine,La fille d'un César, l'adorable JustineQue son sang, ses vertus m'ont dû faire estimerC'est elle... JULIE. Juste Ciel ! Qui m'osez-vous nommer ?Justine ! Quoi Justine aux autels consacrée ? Justine de la Cour pour jamais retirée ?Osez-vous m'en parler, comment ? Depuis quel jour Conçûtes-vous mon fils ce malheureux amour ? ANTONIN. Madame, il vous souvient de ce jour si célèbreOù Rome dans l'éclat d'une pompe funèbre À l'Empereur Sévère élevant dans autelsLui rendit les honneurs qu'on rend aux immortels ;Moi-même ayant laissé pour honorer mon pèreLa Bretagne conquise à Rome tributaire,Je vins avec Geta consacrer son cercueil, Et mêler mon triomphe à cet auguste deuil.La bûcher fut dressé, la victime parée,Moi-même sur l'autel je mis l'urne sacrée,Et les prêtres enfin dans le temples assemblésCélèbrent son nom par leurs chants redoublés ; Mais par une surprise à mon repos fataleDans le milieu du Temple un[e] auguste VestaleQue le foule n'osait par respect approcher,Vint par ses feux sacrés allumer le bûcher:Sa grâce, sa fierté, son port noble et modeste Relevaient tous les traites de se beauté céleste,Un air doux et serein sur son front répandu,Avec sa majesté se trouvait confondu,Et tous ses ornements sacrée et vénérablesBrillait le vif éclat de ses feux adorables ; De ce divin objet tous mes sens occupésComme d'un coup du ciel se sentirent frappés ;Dans le fond de mon coeur son image tracée,Depuis ce jour sans cesse occupe ma pensée,Et le feu de ses yeux dans mon âme imprimé, M'inspire un feu sacré, dont je suis consumé :J'ai fait de mon amour un assez long mystère,Il éclate aujourd'hui, je ne puis plus le taire,Et dans le temple enfin cet amour alluméDoit être dans le temple aujourd'hui confirmé ; La Peuple et le Sénat nous y doivent attendre,Bientôt dans ce palais Justine doit se rendre,Et mon coeur se promet de vos soins généreux,Que vous la résoudrez à répondre à mes voeux. JULIE. D'une Vestale, ô ciel ! Que peut-on se promettre ? ANTONIN. Ce que les lois de Rome ont toujours pu permettre,La justice, l'amour, mon pourvoir et la loi,Tout parle, tout conspire,et doit agir pour moi. JULIE. Mais croyez-vous, mon fils, que l'illustre JustineAbandonne le Temple où son choix la destine ? Que sont coeur jusques là se puisse démentir ? ANTONIN. Pour être Impératrice elle en pourra sortir ;Elle a servi les Dieux jusqu'au troisième lustre ;Elle peut s'affranchir par un hymen illustre ;C'est à quoi vous devez vous même la porter. JULIE. Ah ! Mon fils, est-ce moi qu'elle doit consulter ?C'est par le seul penchant que le coeur nous inspire,Qu'elle doit se régler, qu'elle doit se conduire,Il n'est rien de si saint que les droits de son coeur. ANTONIN. Il n'est rien de si saint que ceux d'un Empereur ; Plus que toutes les lois ma volonté sacréeDoit être dans son coeur aujourd'hui révérée ;Elle doit se soumettre à mon autorité. JULIE. Quoi sans attendre un temps par nos lois limité ? ANTONIN. Faut-il régler par là mon pouvoir et le vôtre ? Ce qu'on peut en un jour, se peut bien en un autre ;À notre choix enfin tous les temps sont soumis,Et ce que nous voulons, nous est toujours permis...Mais Geta vient, sans doute, il veut partir Madame. JULIE. Quel trouble ce départ jette-t-il dans mon âme ? Hélas ! Pour l'arrêter employons tous nos soins. ANTONIN. J'y consens : agissez. Je n'aimerez pas moins. SCÈNE III. Julie, Antonin, Géta, Émilie. JULIE. Vous voici donc tous deux : quel bonheur sous assemble ?Pour la dernière fois dois-je vous voir ensemble ?Quel malheureux Démon peut donc vous inspirer De diviser, l'Empire, et de vous séparer ?Hélas ? Si je pouvais vous partager ma vie,Vivre avec l'un à Rome, avec l'autre en Asie,Malgré toute votre fureur, j'espérerais du moinsConcilier vos coeurs, par mes voeux, par mes soins : Mais votre haine enfin jusqu'ici suspendueVa désormais avoir toute son étendueEt par l'ambition l'un et l'autre animés,Je vous verrai bientôt l'un contre l'autre armés :Épargnez ces douleurs à mon coeur trop sensible, Jouissez en repos d'une Empire paisible :La Parthe, le Germain, tout fléchit sous vos lois,Et ce n'est pas pour vous qu'on voit régner cent rois :Si d'un parfait accord vos esprits sont capables,À tous vos ennemis vous serez redoutables ; Il ne vous reste plus à vaincre aucun tyran,Vous n'avez qu'à régler vos propre différents ;Pour faire triompher, la force et le justice,Faites d'entre-vous deux un même esprit agisse ;Adrian, Antonin, Marc-Aurèle, Verus Eurent-ils moins que vous de gloire et de vertus ?Ces collègues unis dans une paix profonde,Soutinrent mieux le poids de l'Empire du monde ;Unissez-vous comme eux, et dans un même rangConfirmez par l'amour les noeuds de votre sang. ANTONIN. Madame, j'y consens. Qui pourrait se défendreDe suivre les conseils d'une mère si tendre ?Remettons en ses mains nos plus chez intérêts, Mon frère, et dès ce jour joignons nous pour jamais. GETA. Mon frère, la raison autant que la nature, Doit fonder entre nous l'amitié la plus pure ;Mais pour bien l'établir, ou pour mieux l'assurer.Je ne balance plus, il faut nous séparer ;Je paraîtrai rebelle aux bontés d'une mère ;Mais je la trahirais si j'étais moins sincère, Elle veut rétablir l'union entre nous,Et c'est ce qui me porte à m'éloigner de vous :Jamais dans un état deux puissance suprêmesNe peuvent commander sans se perdre elle-même,Et sur un même trône enfin deux souverains De leur propre pouvoir sont toujours incertains :Si nous sommes tous deux séparés l'un de l'autre,Vous serez mon soutien, moi vous serai le vôtre,Et de divers côtés domptant nos ennemis,On nous verra toujours l'un par l'autre affermis ; Ma puissance et le vôtre au lieu d'être affaiblies,Par ce partage égal seront mieux établies;Et quoi qu'assis tous deux sur deux trônes divers,Chacun de nous sera maître de l'Univers ;Ici de tous côtés à cent traîtres en bute, Par ma perte ils pourraient préparer votre chute,Et ne se proposant qu'un empire pour prix,élève leur grandeur sur nos propres débris :Pour rompre leurs desseins, il faut que je vous quitte :Votre propre intérêt, le mien m'en sollicite ; Par là nos différents se trouveront finis,Et quoi que séparés nous serons mieux unis. ANTONIN. Tous ces raisonnements si beaux en apparence,N'ont que l'éclat trompeur d'une fausse prudence :Mais s'il faut vous parler encore à coeur ouvert, Notre discorde seule est tout ce qui nous perd.Nos plus chers confidents fomentent nos divorces,Ils veulent diviser nos conseils et nos forces ;Entourez de flatteurs qui nous trahissent tous,Nous ne pouvons avoir de vrais amis que nous : Si nous voulons régner dans une paix profonde,Rome doit demeurer la maîtresse du Monde,N'avoir point de rivale, et sous deux souverainsFaire adorer partout l'Empire des Romains,Tel qu'il fut autrefois sous nos fameux ancêtres, Il peut encore entier subsister sous deux maîtres,Qui tous deux conspirant pour un parfait accord,De l'Univers entier sachant régler le sort ;Même nom, même sang, même intérêt nous lie :Quelle union jamais faut si bien établie ? La nature entre nous a semblé la former,Pour notre intelligence il faut la confirmer :Si nous nous séparons, soudain la jalousieVa soulever l'Europe, et l'Afrique, et l'Asie,Soudains chacun de nous plus superbe et plus fier, Peu content de son sort voudra l'Empire entier.Mais un sincère accord nous joignant l'un et l'autre,Ne fera qu'un Empire et du mien et du vôtre,Et sans nous séparer en deux climats divers,Chacun de nous sera maître de l'Univers. GETA. Malgré tous vos discours je ne saurais, mon frère,Estimer votre coeurs et solide et sincère,Quand par vos actions je verrai tous les joursLes effets hautement démentir vos discours.Toujours dans les soupçons et dans la défiance, Quel moyen de fonder sur vous quelque assurance,Ce n'est pas ce qui doit pourtant m'en détacher,De Rome malgré moi je me dois arracher.Une loi rigoureuse à ce départ m'engage,Ne me contraignez pas d'en dire davantage. ANTONIN. Ah ! Je ne prétends plus sur ce point vous presser ;Mais il n'est point de loi qui puisse vous forcer ;Avant que de partir songez-y bien, mon frère :Pour vous déterminer je vous laissez ma mère. SCÈNE IV. Julie, Geta, Émilie. JULIE. Quoi ! Malgré ses conseils, sa générosité, Aurez-vous pour partir assez de cruauté ?Vous ma quittez mon fils. GETA. Et de grâce, Madame,D'inutiles regrets n'accablez point mon âme,Mon coeur par vos soupirs n'est que trop combattu,Mais Rome est à mes yeux l'écueil de ma vertu ; Si vous saviez d'où n'ait l'horreur que j'ai pour elle,Vous concevriez pour Rome une haine éternelle. JULIE. Quoi ! Rome est donc pour vous un odieux séjour ?Rome dont vous tenez et l'Empire, et le jour ;Rome votre Patrie, où tout vous renouvelle D'Antonin, de Sévère une image fidèle,Où tout rappelle en vous le noble souvenirDes grand noms qu'aujourd'hui vous devez soutenir. GETA. Et ce sont ces grands noms que mon âme révère,Ces monuments sacrés d'Antonin, de Sévère, Que mon coeur doit chérir, que je dois imiter;Qui me forcent enfin, Madame, à vous quitter ;Tout me reproche ici, tout m'accuse sans cesse,De passer sans éclat une indigne jeunesse ;Je vois partout ici les traces des héros, Et je me vois moi seul dans un honteux repos,Je dois chercher ailleurs un plus notre théâtre. JULIE. Quels ennemis ailleurs avez-vous à combattre ?Tout reconnaît ici votre nom glorieux. GETA. Tout déshonore ici le nom des mes aïeux. Mon indigne faiblesse insulte à leur mémoire ;J'y trouve jusqu'au temple un reproche à ma gloire,Oui dans le temple même un criminel amour,M'a su rendre en ces lieux trop indigne du jour. JULIE. Dans le temple, mon fils ! Que m'osez vous apprendre ? Ah ! Je ne crains déjà que trop de vous entendre ;Un criminel amour... Vous m'en avez trop dit ;Je connais votre crime, et mon coeur en frémit. GETA. Je ne connais que trop combien je suis coupable :Mais peut-être à vos yeux serais-je pardonnable ? Si vous saviez l'objet qui me peut enflammer. JULIE. Ah Ciel ! Gardez-vous bien, mon fils, de le nommer :Je vous entends assez... Hélas si votre frèreDE votre propre bouche apprenait ce mystère,Que serais-ce ? Tantôt j'ai craint votre départ, Et je crains qu'à présent vous ne partiez trop tard :Partez. GETA. De mon amour par là je prétends me défendre,Mère, Patrie,amis, rien ne peut m'arrêter,Allons... ACTE II SCÈNE I. justine, Pauline, Albin. JUSTINE. Est-ce dans ce palais que l'Empereur nous mandeAlbin ? Est-ce en ces lieux qu'il faut que je l'attende ? Mais pour le sacrifice en ce jour ordonné,Quel temple, quel autel avez-vous destiné ?ici l'éclat, le luxe, et la magnificenceTout retrace à mes yeux l'orgueil de ma naissance,Tout m'y paraît terrible, et ces gardes postés N'offrent à mon esprit qu'horreurs,, que cruautés ;Je me trouve partout d'armes environnée,Ah ! Dans quels lieux, Albin, m'avez vous emmenée ? ALBIN. Madame bannissez cette injuste terreur,Et vous considérez en fille d'empereur ; Ces gardes, ces soldats doivent-ils vous surprendre ?N'en avez vous point vu dès l'âge le plus tendre,Dans ce même palais vous reçûtes le jour ;Faut-il vous effrayer des grandeur de la Cour,Ici tout vous respecte, ici tout vous révère, Et l'on honore en vous le sang de votre père. JUSTINE. De mon père, ah ! Funeste et cruel souvenir,Malheureuse !En ces lieux ai-je pu revenir ?En ces lieux criminels, où tout me représenteD'un père massacré la peinture sanglante, Où je crois toujours voir cent monstres inhumains,Porter encore sur lui leurs parricides mains ? ALBIN. Je frémis comme vous d'une action si noire ;Mais sa mort n'ose rien de l'éclat de sa gloire ;Ces superbes autels dressés sur son cercueil, Du peuple et du Sénat le magnifique deuil;Ses meurtriers flétris d'une honte éternelle,Font briller Pertinax d'une gloire nouvelle ;Ce jour même qu'ici nous devons consacrer,Ce jour n'est destiné pour mieux l'honorer ; Mais voici m'Empereur qui vient nous en instruire,À l'autel qu'il prépare il saura vous conduire. SCÈNE II. Antonin, Justine, Pauline, Albin. JUSTINE. Le croirai-je, Seigneur, et dois-je me flatterD'un ordre glorieux qu'on vient de ma porter ?Se peut-il que pour faire un pompeux sacrifice, Mon empereur lui-même aujourd'hui me choisisse ?Et que pour ce grand jour qu'il prétend célébrer,D'un si haut ministère il veuille m'honorer ;Moi, qui n'ai pas encore ces clartés pénétrantes,Qu'ont acquis dès longtemps mes compagnes savantes : Si toutefois, Seigneur, pour cet empire heureuxVous voulez vers le Ciel faire éclater mes voeux ;Si pour le sens caché des obscures sibyllesLes lumières que j'ai peuvent vous être utiles, Ou s'il faut pour la guerre, ou s'il faut pour le Paix Consulter de nos Dieux les oracle secrets,À vos ordres ici vous me voyez soumise,Vous pouvez m'ordonner... ANTONIN. Ciel ! Quelle est ma surprise ?Ces oracles, ces voeux, ces sibylles, ces Dieux,Tout cela joint, Madame, à l'éclat de vos yeux, Suspend de mes transports l'extrême violence,M'impose un saint respect et me force au silence :C'est vous à qui mon coeur cherche à se découvrir ;Mais ma bouche est muette, et je ne puis l'ouvrir ;Ne pénétrez-vous point un si profond mystère ? JUSTINE. Qui moi ? Dans votre Cour inconnue, étrangère,Puis-je de votre coeur pénétrer les secrets ?...Mais pour le sacrifice où sont donc les apprêts ?La victime, l'autel ? Qu'est ce qui nous arrête ? ANTONIN. L'autel est prêt, Madame, et la victime est prête. JUSTINE. Si la victime est prête allons la présenter :Quelle divinité, Seigneur, doit l'accepter ?Est-ce Mars ? Ou Vesta ? Jupiter ? ou Minerve ? ANTONIN. Ah ! C'est là la secret que mon coeur se réserve ?À vous le taire en vain, j'ai voulu me forcer, Madame ; c'est à vous que je dois m'adresser,Puisqu'il faut qu'à vos yeux ce grand secret s'exprime,Vous êtes la Déesse, et mon coeur la victime ;Acceptez-le, Madame, et souffrez qu'en ces lieux Le coeur d'un Empereur se consacre à vos yeux. JUSTINE. Où suis-je ? Qu'ai ouï ? Je frémis... ANTONIN. Ah ! Madame,De grâce rappelez le calme dans votre âmeEt daignez regarder dans ce coeur enflammé,Ce beau feu par vos yeux dans un Temple allumé :Depuis que je vous vis d'une air noble, et sévère Porter vos feux sacrés au bûcher de mon père ;Depuis ce même jour une trop vive ardeur,Ma consume en secret et dévore mon coeur.J'ai voulu l'étouffer, mais je n'ai pas pu l'éteindre,Ce feu même aujourd'hui ne saurait se contraindre ; Allumé dans le temple en présence des Dieux,Ce feu ne saurait être indigne de vos yeux ;Une si noble ardeur par vous-même inspirée,Peut sans cous offenser vous êtes déclarée,Et ces maîtres du Ciel ne seront pas jaloux Que le maître du monde ose brûler pour vous.Si vous vous souvenez de qui vous êtes née,Pourrez vous rejeter un si digne hyménée,Et condamnerez-vous un légitime amour,Qui vous rappelle au trône où vous prîtes le jour ? JUSTINE. Qu'ai-je entendu Pauline ? Ai-je bien pu l'entendre ?À de pareils discours aurais-je dût m'attendre ?Ah ! Je les ai déjà trop longtemps écoutés,Fuyons... ANTONIN. Où fuyez-vous ? Ah ! Madame, arrêtez. JUSTINE. Chaque moment ici me rend trop criminelle ; Je cours m'ensevelir dans un ordre éternelle,Mes yeux infortunés ont causé votre amour ;Et je dois pour jamais leur défendre le jour ;Dans le fond de mon temple il faut m'aller remettre:Permettez-moi, Seigneur... ANTONIN. Et puis-je le promettre ? Quoi ? Je pourrais souffrir que ces puissants attraits,À l'ombre des Autels se perdent pour jamais ?Qu'un malheureux séjour, qu'une obscure retraiteRenferme le seul bien que mon âme souhaite,Et que d'un feu sacré le soin religieux Avec trop de rigueurs vous dérobe à nos yeux ?Assez d'autres sans vous dans leur temple bornées?À cet obscur emploi se trouvent destinées :Mais vous qui méritez un sort plus glorieux,Vous devez autrement reconnaître vos Dieux ; Faire éclater pour eux une magnificence,Digne de votre nom et de votre naissance.Et comme impératrice adorant leurs autels,Servir d'un noble exemple au reste des mortels.Recevez dont ma main, et vous rendez justice. JUSTINE. Moi ! D'un coupable amour je me rendrais complice :Déjà le seul aveu m'en a fait trop d'horreur ;À peine reconnais-je en vous en Empereur.Vos discours n'ont déjà que trop su me confondre,Je ne sais que penser, je ne sais que répondre, Le seul nom de l'hymen m'inspire un juste effroi.Comment puis-je être à vous ? Je ne suis plus à moi :Ce n'est qu'à vous grands Dieux que mon coeur s'abandonne,Un mortel veut pour lui ce coeur que je vous donne ;L'abandonnerez-vous au pouvoir en rival ? Mon coeur mérite-t-il d'être gardé si mal ?DEvez-vous rejeter la foi d'une mortelle,Qui vous fait de son coeur un hommage fidèle ?Et lorsqu'un Empereur vous l'ose disputer,N'avez-vous pas le foudre en main pour l'arrêter ? Pourrez-vous bien souffrir... Mais j'aperçois Julie. SCÈNE III. Antonon, Justine, Julie, Albin, Pauline, Émilie. JUSTINE. Madame, c'est en vous que mon coeur se confie ;Ne défendrez vous point ma constance et ma fois ?L'on m'arrache à mes Dieux, à mes autels, à moi. ANTONIN. Madame vous voyez que Justine aveuglée, D'une vaine frayeur est encore troublée ;Mais représentez-lui qu'un Empereur Romain,Quand il a fait un choix ne l'a pas fait en vain. SCÈNE IV. Justine, Émilie, Julie, Pauline. JUSTINE. Quoi ? Madame, Antonin l'assassin de mes frères,Ose m'entretenir de des feux téméraires, Quoi pour un sacrifice il ose m'appeler ?Et c'est à son ardeur qu'il prétend m'immoler :La cruel lâchement fit arracher la vieAu jeune Pertinax, au malheureux Helvie ;Son épouse expira par son ordre inhumain, Et le barbare encore ose m'offrir sa main :La crainte de la mort n'est pas ce qui m'étonne,Mais j'entends le tonnerre, et mon coeur en frissonne ;Redoutez-le, Madame, et détournez des coups,Qui tomberaient sur lui, sur l'empire, et sur vous. JULIE. Plus que vous ne pensez je sens votre disgrâce ;Je frémis comme vous du coup qui vous menace,Et ce fatal hymen qui vous rempli d'effroi,Me fait trembler pour vous, pour mes fils, et pour moi.J'en prévois dans mon coeur la suite trop funeste, Détournons par nos voeux la colère céleste,En dépit d'Antonin servons les immortels.Et courons de ce pas embrasser leurs autels.Au temple malgré lui je m'en vais vous remettre.Mais à trop de péril ce serait vous commettre ; D'Antonin irrité je connais la fureur,Rien ne vous favoriserait des transports de son coeur ;Et jusqu'à vos autels portant sa violence,Il pourrait... JUSTINE. Ah ! Geta sera notre défense,Ce prince fut toujours notre plus ferme appui, Et mon plus grand espoir ne se fonde qu'en lui.Pour moi, pour nos autels il peut tout entreprendre. JULIE. Eh ? Ne souhaitez pas qu'il vienne vous défendre ;Peut-être son secours loin de vous soulager,En de nouveaux malheurs pourrait vous engager. Il part demain, Madame, et malgré ma tendresse,Pour ce départ moi-même il faut que je le presse.Pour ce départ est un bien que je dois désirer. JUSTINE. Quel secours, s'il nous quitte, hélas puis-je espérer ?Mais quoi dans un malheur dont l'approche m'étonne, Pourquoi souhaitez-vous que Geta m'abandonne ?Geta dont la vertu, la générositéAux yeux de l'Univers ont cent fois éclaté ;Geta, qu'à mon secours la gloire même engage. JULIE. Voulez-vous contre un frère irriter son courage ? JUSTINE. Dans les bras d'Antonin me voulez-vous livrer ? JULIE. Madame j'aurai soin de vous en retirer ;Mais je veux épargner à mon âme, à la vôtre,L'horreur de voir mes fils armés l'un contre l'autre :L'un poussé par l'amour, l'autre par son courroux, S'animer à leur perte en combattant pour vous.Je vais contre Antonin soulever mille obstacles,Faire ouïr contre lui nos lois et nos oracles.Et pour vous rendre du temple avec tout votre éclat,Faire parler par vous le Peuple et le Sénat. Je n'épargnerai rien ni larmes, ni prière. JUSTINE. Mais puis-je prendre en vous une assurance entière,En vous... JULIE. Vous le pouvez ; Mais Madame un moment,Allez vous reposer dans mon appartement. JUSTINE. Ah ! Pour rendre à mon coeur le repos qu'il souhaite, Rendez-moi mes autels, mes Dieux, et ma retraite. SCÈNE V. JULIE. Chère Émilie, et bien conçois-tu nos malheurs ?Geta fera bientôt le témoin de ses pleurs.Il entendra bientôt ses plaintes, ses alarmes.Que ne fera-t-il point s'il voit couler ses larmes ; Un seul mot, un soupir, un regard seulementAux dernières fureurs vont livrer cet amant.Sans doute qu'informé de l'hymen de son frère,Déjà tout transporté du zèle et de colère.Nous l'allons voir venir en rival furieux, Nous enlever Justine en faveur de ses Dieux :Ou que sais-je si plein de son amour extrême,Il ne vient pas ici l'enlever pour lui-même ?Ô Ciel ! À quel excès de rage et d'horreurLe cruel Antonin porterait sa fureur ? Quel spectacle pour moi ?... Mais quoi Geta s'avance,Ciel ! Quels sont ses transports ? Quel est sa violence ? SCÈNE VI. Géta, Julie. GETA. Non... Mon départ encor n'est pas bien résolu,Je serai plus longtemps ici qu'on n'a vouluMadame, et je peux voir si dans cette journée Mon frère accomplira son illustre hyménée.C'eut été trop pour lui de venir m'en parler :Son orgueil jusques là n'a pu se ravaler.Il veut faire à son gré tout ce qu'il se propose,Du Peuple et du Sénat, c'est lui seul qui dispose, Son absolu pouvoir est toute sa raison,De ce sacré Palais il fait une prison :Une Vestale ici par force retenueEt cette cruauté se passe à votre vue.Il viole les lois, la foi, la liberté, Il joint le tyrannie avec l'impiété :Justine enfin, Justine aux autels arrachée,Au joug d'un fier tyran se va voir attachée,Et sous ses dures lois je verrais soupirer Un coeur, où mon amour n'ose presque aspirer ? Ah ! Plutôt qu'à mes yeux cet hymen s'accomplisse,Il faut Madame,il faut que tout l'État périsse ;Je ne trahirai point mes Dieux, ni mon amour,Justine sera libre où je perdrai le jour. JULIE. Et de grâce, mon fils... GETA. Et quoi faut-il attendre, Que le fier Antonin prêt à tout entreprendre,Mène pompeusement la Vestale à l'autel,Et rendre aux yeux de tous son crime solennel ?Déjà pour cet hymen le Sénat se déclare,Et la cérémonie au temple se prépare. Qu'attendons-nous encore ? JULIE. Le Sénat consternéPour cet hymen encore n'a rien déterminé. GETA. Hé ! Quoi que le Sénat sur cet hymen prononce,Ma résolution vaut mieux que sa réponse.De tous ces lâches coeurs n'attendons rien de bon, Dans le Sénat Romain il n'est plus de Caton.Esclave d'Antonin il fuit tous ses caprices,Et tous nos sénateurs sont presque ses complices ;C'est à vous, c'est à moi, Madame à réprimerCet excès de fierté qui va tout opprimer. La fureur d'Antonin va jusqu'au sacrilège ;Vengeons de nos autels le sacre privilège,Il outrage nos Dieux ; je prétends les servir,Et remettre en leurs mains ce qu'il veut leur ravir.Ce grand zèle mon fils dont l'ardeur vous anime, Coûterait trop de sang pour être légitime.Il m'a remis Justine, oser me l'enlever,Peut-être est-ce la perdre, au lieu de la sauver ;D'un dessein si hardi je vois l'affreuse suite ;De l'intérêt des Dieux laissez-moi la conduite : Je vais voir Antonin, et lui représenter,Qu'il ose sur Justine un peu trop attenter,Que dans les premiers voeux elle est inébranlable,Et que sa liberté doit être inviolable.J'espère avoir moi seule assez d'autorité... GETA. Mais Justine, Madame, est-elle en sûreté ? JUSTINE. Est-elle ici, mon fils, et je vous réponds d'elle ;Je veux que tous ses pas être un témoin fidèle. GETA. Madame cependant pour ne rien hasarder,Moi-même en ce Palais je prétends le garder, Et quant à ses autels mes soins l'auront rendue,Jouis du seule plaisir de l'avoir défendue :C'est mon dessein, Madame, allons l'exécuter. . Gardez-vous bien, mon fils, de rien précipiter.Je vais voir Antonin, et vous devez l'attendre. GETA. Ah ! Quoi que de Justine il ose encore prétendre,Je vous l'ai déjà dit, je prétends la garder,Et ce n'est plus qu'à moi qu'il doit la demander. SCÈNE VII. Julie, Émilie. JULIE. Juste Ciel ! Fallait-il pour redoubler ma peineDe ces deux ennemis accroître encor la haine ? Déjà l'ambition irritait leur fureur ;Fallait-il que l'amour en redoublât l'honneur ?Prévenons-en la suite, il est temps que j'agisseComme mère prudente, et comme impératrice :Et que par mes conseils, ma tendresse et mes voeux, Je travaille avec soin à les unir tous deux. ACTE III SCÈNE I. GETA, seul. Quelle est donc cette ardeur, Geta, qui te domine ?Viens-tu servir tes Dieux ? Viens-tu servir Justine ?Ah ! Dis plutôt, Geta, qu'en ce malheureux jourTu viens faire servir les Dieux à ton amour ; Tu confonds lâchement dans le fonds de ton âmeDes intérêts si saints avec ceux de ta flamme ;Déclarons-nous enfin : c'est trop dissimuler,De ma flamme à Justine il est temps de parler.Allons... Mais quoi ferai-je à ce point téméraire, Que d'oser lui parler d'un feu que je dois taire ?D'un feu qu'avec horreur je dois me reprocher ?Et qu'à moi-même enfin je voudrais me cacher ?Cette noble pudeur dont sa vertu se pare,Ne condamne que trop un coeur qui se déclare ; Et l'amour le plus saint est toujours criminel,S'il ne garde près d'elle un silence éternel ;Suspendons en l'éclat injurieux pour elle :Mais quoi, dans ce danger où sa gloire m'appelle,Ne pourrai-je à ses yeux faire hommage d'un coeur, Rempli des mouvements d'une si sainte ardeur ?Un respect éternel, un amour sans faiblesse,Ne peut déshonorer mon illustre princesse,Et par la passion dont je suis combattu,Je puis lui faire voir jusqu'à va ma vertu : Mais c'est Arcas. SCÈNE II. Geta, Arcas. GETA. Et bien as-tu vu si JulieDu cruel Antonin suspend la tyrannie.Si ces prudents conseil ont su fléchir son coeur ? ARCAS. Et quels soins importuns vous occupent, Seigneur ?J'aurais cru que Geta pour l'empire du monde Eut pu contre Antonia armer la Terre et l'Onde ;Mais je n'aurais pas cru qu'un si faible sujetDût de vos grands desseins suspendre le projet ;Vous devez dans Byzance, ou dans AlexandrieVous faire une nouvelle et superbe patrie ; Tous nos vaisseaux sont prêts ; dès ce jour, dès demainVous pouvez faire voile en Empereur Romain ;Les moments vous sont chers ; Antioche infidèleVa rendre la Syrie à vos ordre rebelle :Dès longtemps sous leur joug les Parthes incertains Deviennent tous les jours plus fiers et plus mutins.Seigneur partez de Rome, et par votre présenceAllez des révoltés réprimer l'insolence ;Hâtez-vous d'aller voir l'Orient sous vos lois,Où vous attend déjà le tribut de cent rois : C'est par de si grands soins qu'un Héros se signale ;Les Dieux sauront ici défendre une Vestale,Reposez-vous sur eux du soin de son secours ;Et préférez la gloire à d'indignes amours. GETA. Ne me connais-tu plus Arcas ? Oses-tu croire Que mon coeur pour l'amour abandonne la gloire ?Et que trop possède de mon aveugle ardeur,J'oublie un seul moment les soins de ma grandeur ?J'aime, mais d'un[e] amour et si pure et si belle,Qu'il y va de ma gloire à paraître fidèle ; À soutenir ma flamme, et sans rien espérerÀ défendre l'objet qui me fait soupirer :Oui j'adore Justine ; et puis-je l'avoir vueSans adorer ces traits dont son âme et pourvue ?Mais quel est le mortel à qui son seul aspect N'inspire avec l'amour la crainte et le respect ?Et cependant Arcas un barbare, un impie,Contre son innocence arme sa tyrannie,Et je pourrais souffrir qu'un lâche,un inhumainSouillé du plus beau sang de l'Empire Romain, Foulant la majesté des Dieux qu'elle révère,Profane en l'épousant son sacré caractère ?Que sais-je, file traître, inquiet, violentDe meurtre d'une épouse encore tout sanglant,Ne lui réserve pas une mort plus infâme, Qu'il ne la fit souffrir à sa première femme ?Je frémis à penser ; tâchons de prévenirUn crime que sur moi le Ciel pourrait punir ;Arrachons, ma Princesse à sa main trop barbare,Brisons l'indigne joug qu'un tyran lui prépare ; Quand j'aurai fait pour elle Arcas ce que je dois,Je partirai de Rome alors content de moi,Et faisant de ma flamme un noble sacrifice,Je rendrai tout le Ciel à mes desseins propice :C'est par là que je dois commencer mes exploits. Nous allons voir Justine : est-ce elle que je vois ?Juste Ciel ! Quelle horreur sur son visage est peinte ?Confuse, elle ne sait à qui porter sa plainte ;Elle cherche Julie, où peut-être... SCÈNE III.Justine, Pauline, Geta, Arcas. JUSTINE. Ah ! Seigneur,Est-ce vous que je vois ? Quel serait mon bonheur Si dans la triste horreur de mon sort déplorableJe rencontrais en vous un secours favorable ;Toutefois je l'espère, et mon coeur abattuSent en vous approchant rassurer sa vertu :du pur sang des Césars comme vous je suis née, Mais des premiers ans au temple destinéeÀ nos Dieux tous puissants je consacrai mes voeux,Et je vis moins pour moi que je ne vis pour eux ;Les implorer toujours pour cet auguste Empire,De leurs profonds secrets m'éclaircir et m'instruire, Garder nos feux sacrés, leur fournir de l'encensC'étaient là de mon coeur les emplois innocents,Emplois, dont le douceur et si sainte et si pure,Semblaient être à couvert du crime et de l'injure,Et qui loin des efforts ou des yeux criminels Paraissaient à mon coeur devoir être éternels ;Et cependant celui pour qui nos Dieux propicesOnt cent fois accepté mes humbles sacrifices,Pour qui j'ai tant de fois encensé nos autels,M'arrache impunément du sein des immortels, Et sous ses dures lois me tenant asservieVeut m'ôter pour jamais le repos de ma vie ;Le cruel Antonin, Ciel ! Puis-je le nommer !C'est lui Seigneur, c'est lui qui prétend m'opprimer,Et qui sans respecter les héros de ma race, D'un tyrannique hymen aujourd'hui me menace,Malgré ma liberté, contre toutes nos loisSavent m'assujettir à son injuste choix,De même avant le temps m'arrachant de mon templeD'un sacrilège hymen faire un affreux exemple ; Et vous Seigneur et vous, vous pourrez consentir,Que votre propre sang vienne à se démentir ?Et qu'un fils se Sévère oubliant sa mémoireD'un nom si glorieux puisse flétrir la gloire ?Non quelque noeud, Seigneur qui puisse vous unir, Je vous crois contre lui prêt à ma soutenir :Toujours votre vertu fit ma seule assurance,Et si je n'eusse en vous fondez mon espérance,Ce bras de mon malheur fidèle à mon devoir,Eût déjà d'Antonin prévenu le pouvoir, Et punissant sur moi sa flamme illégitime,Eut fait d'une prêtresse une illustre victime ;Mais j'espère Seigneur. GETA. Oui, Madame, espérez,Et redonnez le calme à vos sens égarés ;Quoi qu'ici contre vous mon frère ose prétendre, De son injuste ardeur je saurai vous défendre ;Mais je veux bien plus faire ; et mon coeur aujourd'huiDoit vous défendre encor contre un autre que lui. JUSTINE. Contre un autre Seigneur ? Et qui craindrais-je encore ?C'est contre Antonin seul que mon coeur vous implore, Ne me garantissez que de cet ennemi. GETA. Ah ! Ce ne serait là vous servir qu'à demi : À de plus grands efforts mon propre honneur m'engage,Je vous dois de mon zèle un plus beau témoignageAux dépens de mon coeur, ou plutôt contre moi... JUSTINE. Contre vous ? Achevez ; mais de grâce pourquoiAvec mon ennemi vous confondre vous-même ? GETA. S'il n'est votre ennemi que parce qu'il vous aimeMadame... JUSTINE. Et bien Seigneur... GETA. Je porte dans mon seinUn feu plus violent que celui d'Antonin : Quelque juste respect qui pour vous me retienne,Ma flamme éclate enfin pour étouffer la sienne,Et d'une lâche ardeur vous pourriez m'accuser,Si mon amour au sein ne venait s'opposer :Mais en vain de mes feux la pureté m'abuse, Déjà par vos regards votre vertu m'accuse,Et déjà votre coeur me paraît offenséPar ce seul nom d'amour trop souvent prononcé :Vos yeux même en courroux m'en demandent vengeance,J'ai déjà préparé la peine à mon offense, Je vais vous affranchis d'une joug injurieux,Et moi-même à jamais me bannir de vos yeux ;Peut-être que par là votre âme satisfaite... JUSTINE. Quel sera mon asile ? Où sera ma retraite ?Grands Dieux ! Pour redoubler mon trouble et mon effroi Faut-il que la vertu s'arme encore contre moi ?Mais non, n'espérez pas que mon coeur se trahisse,Qu'un trop brillant éclat me trompe ou m'éblouisse ;Quelques traits de vertu que je remarque en vousVotre amour les flétrit et les efface tous : Votre ardeur ne peut être à mes yeux excusable ;Et vous m'en osez faire un aveu trop coupable.Loin de vous écouter un sévère devoirMe défend pour jamais, Seigneur, de vous revoir :Je dois vous fuir enfin bien plus que votre frère. GETA. Ah ! Ne condamnez pas un amour téméraire,Je saurais m'en punir, Madame, et réparerLe crime que j'ai fait de vous le déclarer :Puisqu'à vos yeux Geta n'est plus digne de vivre,Avant que de partir souffrez qu'il vous délivre ; Que ce soit par mes mains... Il lui présente la main. JUSTINE. Ô ciel ! Puis-je accepterLe secours qu'un amant ose me présenter ?Ce n'est plus que mes Dieux que ma vertu réclame. GETA. Du malheureux Geta que craignez-vous, Madame ?Il vous perd pour jamais. En vous offrant mes soins De ma sincère ardeur les Dieux me sont témoins ;Je dois vous secourir, et devant vous je jureQue c'est l'unique but d'une flamme si pure,Et non plus en amant, mais en chef des Romains,Je vais de vos autels vous ouvrir les chemins. SCÈNE IV. Justine, Pauline. JUSTINE. Ciel ! Que viens-je d'ouïr ? Ah ma chère PaulineÀ quel malheur faut-il que le sort me destine ?Quand je suis un tyran que je dois détester,Je trouve un défenseur bien plus à redouter ;La gloire, la raison; et la reconnaissance, Tout s'arme en sa faveur pour vaincre ma constance ;Les Dieux mêmes, les Dieux, dont il se rend l'appuiPour ébranler mon coeur s'intéressent pour lui :Ma constance à ses yeux s'est toujours soutenue,Et si jusqu'à présent je me suis défendue ; Mon coeur troublé, surpris... j'ose te confierPauline... mais que dis-je : ai-je pu m'oublier ?Ne me souvient-il plus de ce nom que je porte ?Et faut-il qu'un mortel sur ma vertu l'emporte ? Geta défend ici ma constance et me foi, Répondrai-je si mal à ce qu'il fait pour moi ?Sa noble fermeté sert d'exemple à la mienne,Ma vertu pour le moins doit égaler la sienne ;Lui-même en me fuyant m'a montré mon devoir ;Aurai-je moins sur moi de force et de pouvoir ? Ah ! Fuyons son retour trop funeste à ma gloire,Bannissons pour jamais Geta de ma mémoire : Contre tant de mérite armons-nous de rigueur,Et contre son amour fortifions mon coeur. PAULINE. Pourrez vous oublier de héros magnanime ? JUSTINE. Si j'osais y penser je croirais faire un crime...Mais toi de ce héros pourquoi m'entretenir ?Ah ! Je ne crains que trop de m'en ressouvenir.Mais Antonin s'approche. Ô Ciel ! Quelle est ma peine,Que n'ai-je pour Geta, grand Dieux, la même haine. SCÈNE V. Antonin, Albin, Justine, Pauline. ANTONIN. Quoi contre mon amour on ose murmurer,Contre moi le Sénat ose se déclarerSerait-ce que Julie, ou plutôt que mon frère...Madame pardonnez une aveugle colère,Je viens savoir de vous quel sera mon destin ? Êtes-vous résolue à recevoir ma main ?Ou dois-je encor ma flamme rejetée ? JUSTINE. Me verrai-je toujours, grands Dieux, persécutée ?De quelle flamme encor me parlez-vous, Seigneur ? ANTONIN. Et bannissez, Madame, une indigne frayeur. Ces rigoureuses lois où vous êtes soumise,Vous permettent l'hymen et mon choix l'autorise.Et quoi ? Ne pourrez-vous servir les immortelsSur le trône aussi bien qu'aux pieds de vis autels ?Le repos de mes jours sur notre hymen se fonde ; Mon bonheur produira celui de tout le monde.Pouvez-vous espérer de faire un plus grand bienQue le bonheur du monde, et le vôtre et le mien ? JUSTINE. Seigneur, mon coeur sensible à cette préférenceAura toujours pour vous beaucoup de déférence : Mais un devoir plus saint que je ne puis blesser,À ce choix glorieux me défend de penser :Je sais que parmi nous une loi moins sévèrePermet souvent l'hymen, ou du moins le tolère ;Mais tout ce qu'on permet, pour être pardonné Dans un coeur vertueux n'est pas moins condamné :Fille de Pertinax, prêtresse de Cybèle,Je dois à ma déesse être toujours fidèle,Je dois vivre et mourir dans le voeux que j'ai faits ;Un coeur comme le mien ne se d"ment jamais. ANTONIN. C'en est trop, il est temps de me faire connaître ;J'ai fait assez l'esclave, il faut parler au maître.Vous devez m'épouser, ke sort est jeté ;Et cet ordre est pour vous une nécessité ;Ce n'est plus en amant que je vous le demande, Mais c'est un Empereur que je vous le commande ;Songez y bien, Madame, et ne prétendez plusRépondre à mon amour par de nouveaux refus. JUSTINE. Vous me parlez, Seigneur, en souverain, en maître,Mais le sang dont je sors n'en peut ici connaître ; La loi qui me défend d'accepter un épouxEst la loi de mes Dieux que je crains plus que vous. SCÈNE VI. Antonin, Albin. ANTONIN. Suivons-là... Retenons pourtant ma violence...À quelle épreuve, ô Ciel, réduis-tu ma constance. ALBIN. Je l'admire, Seigneur, et ne puis concevoir... ANTONIN. Ah ! Tu n'as pas prévu ce que j'ai pu prévoir.Tu n'as pas réfléchi sur le pouvoir d'un frère,Mais d'un frère inquiet scrupuleux et sévère,Qui se voilà l'EMpire ainsi que moi nommé,Je crains le Sénat, mais il en est aimé, Pour irriter les coeurs d'un peuple trop crédule,Il ne faut qu'un prétexte, il ne faut qu'un scrupule ;Si contre la Vestale un peu trop emporté,J'osais ma prévaloir de mon autorité,Si j'osais me porter à quelque violence, Geta serait bientôt armé pour le défense,Et la liberté jointe à la ReligionServirait de prétexte à la rébellion ; C'est là ce que je crains, et ce que je dois craindre ;Pour ménager Geta mon coeur doit se contraindre ; Je vais le prévenir en faveur de mes feux,Et l'engager moi-même à seconder mes voeux. ALBIN. Mais si vous rencontriez, Seigneur, en votre frèreUn esprit inquiet, ardent à vous déplaire :Un censeur dont le zèle osât vous condamner... ANTONIN. Je lui céderai tout, Albin, sans m'obstiner.Quel que soit mon amour, quelque ardeur qui m'emporte,Ma politique ici doit être la plus sorte;J'aime, mais l'amour seul ne fait pas tout mon soin ;Et je porte ma vue, et mes desseins plus loin. ACTE IV SCÈNE I. Julie, Émilie. JULIE. Ô Dieux ! Qui pénétrez dans mon inquiétude,Qui voyez de mon coeur l'affreuse incertitude,Ne mettrez-vous jamais quelque fin à mes maux,Et n'unirez-vous point enfin ces deux rivaux ?Qu'est devenu Geta ? Ciel ! Il cherche son frère, Que je crains sa fureur, son zèle, sa colère ?S'il rencontre, hélas !... je tremble, je frémis, Qui pourra retenir ces deux grand ennemisAgitez par l'amour, inspirez par le haine ?Mais je revois Geta : quel bonheur me l'amène ? Il vient. SCÈNE II. Julie, Émilie, Geta. JULIE. Je viens mon fils de quitter Antonin,Vous le verrez bientôt[.] GETA. Quel est donc son dessein,Madame ? À vos conseils a-t-il vous se rendre ? JULIE. De lui même, mon fils, vous allez tout appr[e]ndre ;C'est par vos seuls vis qu'il prétend se régler, Il n'entreprendra rien enfin sans vous parler. GETA. Il peut tout entre prendre, il est ici le maître :De ses secrets desseins je ne veux rien connaître ;Mais si contre Justine un téméraire amour... JULIE. Que pour vous, que pour lui, je crains ce triste jour ? Tous deux ambitieux et rivaux l'un de l'autre,Vous connaissez sa flamme, il ignore la vôtre :Il ne faut qu'un soupir, qu'un regard indiscretPour découvrir d'un coeur le feu le plus secret :Pourrez-vous lui cacher l'ardeur qui vous enflamme ? GETA. Ce n'est pas mon dessein de la cacher Madame ;Je veux qu'il la connaisse et se fasse une loiDes leçons qu'aujourd'hui j'ai su prendre pour moi ;Mais il vient[.] JULIE. Ah ! Mon fils. SCÈNE III. Antonin, Geta, Julie. ANTONIN. Il n'est plus temps mon frère,Que de mon dernier choix je vous fasse un mystère ; Avant que de faire à vos yeux éclater,J'ai cru sur ce sujet vous devoir consulter ;Dans cet heureux état d'un Empire paisible,Tel qu'il vous fut laissé par un père invisible,Il ne nous reste plus qu'à donner aux Romains Un digne successeur du sang des Antonins :Vous connaissez Justine, elle de qui le pèreFaut le prédécesseur et l'ami de Sévère,Fille de Pertinax; ce nom si glorieuxMe semble assez répondre au nom de nos aïeux, C'est elle à qui mon coeur destine cet Empire ;J'ai voulu sur ce choix, mon frère, vous instruire :Et j'ai cru ne pouvoir arrêter mes regardsSur un objet plus propre à donner des Césars. GETA. Et c'est donc en ce jour que votre hymen s'apprête, Seigneur ? Tous se dispose à cette auguste fête ;Vos voeux par le Sénat vont être confirmés,Et vos desseins sont pris quand vous m'en informés ;Je ne m'attendais pas à cette confidence :Mes conseils sont pour vous de trop peu d'importance. Si pourtant vous pouviez un peu les écouter,Peut-être d'autres soins vous pourrie-vous porter. ANTONIN. À vos conseils, Seigneur, je suis prêt de me rendre ;J'aurais plutôt pris soin de venir les apprendre Mais certaines raisons ont dû me dispenser... GETA. À cet hymen, Seigneur, pouvez-vous bien penser ? ANTONIN. Tout l'univers connaît la vertu de Justine,Son mérité, son sang, son illustre origine.Rien n'est à condamner en ce choix glorieux. GETA. Il offense nos lois, sa liberté, nos Dieux. ANTONIN. Justine sur le trône aujourd'hui révéréeVerra sa liberté beaucoup plus assurée ;Cet hymen est trop bien affermi par nos lois,Pour croire que les Dieux désapprouvent mon choix. GETA. Mais pour rendre, Seigneur, votre hymen plus illustre Vous pouviez différer jusqu'au cinquième lustre ;Attendre pour le moins ce temps déterminé... ANTONIN. Quoi ! Mon amour par là doit-il être borné ?C'est pour un empereur un peu trop de contrainte,Laissons pour d'autre coeurs cette servile crainte , Ces ordres jusqu'à nous n'étendent point leurs droits ;Nous sommes au dessus et du temps, et des lois. GETA. Donc pour un Empereur rien n'est illégitime ;C'est là, Seigneur, c'est là votre grande maxime,Pour moi qui crains des Dieux le bras et le courroux, Je me fais d'autres lois, d'autres règles que vous :Plus le suprême rang me donne de licence,Et plus mon coeur s'efforce à borner sa puissance.Lorsque nous nous portons à de noirs attentatsNotre propre grandeur ne nous excuse pas, Et le Ciel qui nous met en ce rang où nous sommesNous en punit plutôt que le reste des hommes.Cependant vous osez aux pieds de nos autelsForcer les droits du coeur, et ceux des immortels ;Et pour leur faire encor une plus grande injure, Contraindre une Vestale à leur être parjure :D'un prétexte sacré vous n'osez vous servir Que pour mieux à leur culte aujourd'hui la ravir.Et ces Maîtres du Ciel à qui son coeur se voueSouffriront qu'un mortel de leur pouvoir se joue, Qu'au dessus de leur trône il veuille d'élever,Qu'il usurpe leurs droits et les ose braver Ne le présumer pas, leur suprême puissancePunit le sacrilège et venge l'innocence ;Justine les réclame, et ses cris et ses pleurs Vont attirer sur vous les dernier des malheurs. ANTONIN. Ah Ciel ! Si vus aimiez, mon frère, autant que j'aime,Si votre coeur sentait ma passion extrême,Vos discours, vos conseils seraient un peu plus doux, GETA. Seigneur, je prends pour moi ce que j'ai dit pour vous, Il est temps de bannir une injuste contrainte,Il faut se déclarer, et vous parler sans feinte,Votre coeur et le mien ont un destin égal ;Et vous voyez en moi; Seigneur, votre rival :J'aime Justine enfin. ANTONIN. Vous ! L'oserai-je croire ! Vous ! Qui ne soupirez tantôt que pour la gloire,Vous aimez donc Justine, et pouvez l'avouer. GETA. Oui, je l'aime, Seigneur, et j'ose m'en louer ;Quel que soit de mon sort le rigoureux caprice,De mon amour aux Dieux je fais un sacrifice ; Et poussé par un zèle et saint, et généreux,Mon coeur leur cède un bien qu'ils veulent tout pour eux. ANTONIN. Se peut-il qu'à ce point le sort me soit contraire ?Quoi ? Je rencontre encore un rival dans mon frère ?Par notre ambition déjà trop opposés Serons-nous par l'amour encor plus divisés ? GETA. Malgré l'ambition, et malgré l'amour même,N'avons-nous pas sur nous un empire suprême ?Nous sommes vous et moi maîtres de notre sort,Faisons chacun sur nous un généreux effort ; D'un trop profane amour étouffons la mémoire,Tison de cet oubli notre plus grande gloire ;Et par ce grand effort nous unissant tous deux,D'une amitié parfaite éternisons les noeuds. JULIE. Suivez ce noble effort d'une vertu sublime : Serez-vous moins que lui généreux, magnanime ;En faveur de nos Dieux il peut se surmonter,Votre gloire, mon fils, vous porte à l'imiter :La raison, la vertu... Mais par quelle aventureAlbin pâle, effrayé... Ciel ! Quel funeste augure ? SCÈNE IV. Antonin, Albin, Julie, Geta. ANTONIN. Qu'est-ce Albin ? Le Sénat m'a-t-il manqué de foi,Martian ou Tullus... Dis, parle, explique-toi. ALBIN. Ah ! Seigneur, apprenez par un récit fidèleDes prodiges du Ciel la funeste nouvelle,À peine le Sénat, pour accomplir vos voeux, Avait de votre hymen autorisé les noeuds ;tout était disposé pour la cérémonie,On n'attendait que vous, la princesse, et Julie,Lorsque fut un autel l'appareil tout dresséS'est inopinément à nos yeux renversé ; La concorde et la paix auparavant uniesOnt paru s'écarter comme deux ennemies,DE divers traits de sang l'autel a paru teint,Et le sacré flambeau s'est de lui-même éteint.À cet horrible aspect le timide ministre Interprète aussitôt ce présage sinistre :Conte un profane hymen tous les Dieux conjurésPour le rompre ; dit-il, se sont trop déclarés :Pour éviter les maux que leur colère annonce ;Qu'Antonin pour jamais à Justine renonce. À peine a-t-il fini que le peuple étonnéCondamne cet hymen par les Dieux condamné ;Tous le coeurs sont surpris, et ces tristes alarmesLeur font pousser des voeux, et répandre des larmes :C'est là ce que j'ai vu, Seigneur, et mon devoir M'a forcé de venir vous le faire savoir. ANTONIN. Qu'entends-je juste Ciel ! GETA. Quels prodiges funestes ? JULIE. Du courroux de nos Dieux présages manifestes :Hélas ! Combine de fois pour vous en garantirAi-je pris soin, mon fils, de vous en avertir ? Encor est-ce beaucoup dans l'effroi qui nous glace,D'avoir fait précéder le coup par la menace.Sans doute que le Ciel vous accorde le jourPour vous donner le temps de vaincre votre amour. ANTONIN. Quoi faut-il que le Ciel, que toute la nature S'unissent pour combattre une flamme si pure ?Frère, mère, Les Dieux, tout semble conspirerPour m'ôter le seul bien qui me fait soupirer ?Quel tort fais-je à nos lois ? Quel injure à JustineLorsqu'au suprême rang mon amour la destine ? Et lorsque par mon choix Maîtresse des RomainsJe la mets au-dessus du reste des humains ? JULIE. C'est en vain qu'à ses yeux votre grandeur éclate ;Que d'un auguste hymen votre faveur la flatte,De ses sacrés autels peut-elle s'éloigner ? Elle aime beaucoup mieux les servir que régner.Ce haut rang que je tiens, ce nom d'impératrice,Quelque brillant qu'il soit, n'a rien qui l'éblouisse,Et le trône à ses yeux n'est qu'un funeste écueil,Où de son père même elle voit le cercueil, Ne l'inquiétez plus par cet hymen funesteQui blesse sa vertu, que son âme déteste ;Et puisque de son coeur les Dieux sont trop jaloux,Consolez vous d'un bien qui ne peut être à vous. ANTONIN. Pourrai-je y consentir, et dois-je me contraindre ? GETA. Peut-être autant que vous j'ai sujet de ma plaindre.Mais c'est enfin, mon frère, une nécessité... ANTONIN. Mon coeur aurait besoin de notre fermeté,De sa propre vertu je sens qu'il se défie,J'ai besoins que la vôtre ici me fortifie. GETA. Pour être de nous même aujourd'hui les vainqueursÉvitons un objet qui divise nos coeurs ;Je vois déjà votre âme en secret balancée,Je vois dans votre coeur la victoire avancéePour éteindre ce feu que nous voulons dompter, Il faut partir de Rome, ou plutôt nous quitter :Le Germain se soulève, Antioche est rebelle,De deux divers côtés la gloire nous appelle,Allons comme Empereurs, et non comme rivaux,Abandonner nos coeurs à ce plus grands travaux ; Allons nous faire craindre aux deux bouts de la terre,Étouffons notre amour dans l'horreur de la guerre;Et pour rendre à nos lois tout l'Univers soumis,Triomphons de nos coeurs et de nos ennemis. ANTONIN. C'en est fait, j'y consens ; je ne puis m'en défendre ; Mon coeur à vos conseils fait gloire de se rendre ;Oui, Seigneur, j'ai conçu de plus nobles desseins, Et je m'en vais soumettre et punir les Germains ;Mes chefs sont déjà prêts, et je marche à leur têteSitôt que mon armée à partir sera prête. Vous, Madame, allez voir Justine, et dites-luiQu'à ses sacrés autels je la rends aujourd'hui. GETA. À ces nobles discours je reconnais mon frère,Je reconnais le sang d'Antonin, de Sévère.Ce généreux effort m'attache plus à vous, Que ce sang des héros qu'on voit revivre en nous. Ils s'embrassent. JULIE. Ô Ciel ! En ce grand jour que fait-il que je voie ?Quel mélange confus de douleur et de joie ?Quoi dans ce même jour je verrai mes deux filsPar l'amour séparés, par l'amour réunis ? Je dois les voir partir, et je n'ose me plaindre,Puisqu'après leur départ je n'ai plus rien à craindre :Mais allons voir Justine, il faut dans ce momentQue j'aille l'informer de votre changement ;Et pour vous réunir sous de meilleurs auspices Lui faire préparer de nouveaux sacrifices. GETA. Et moi je vais, Seigneur, par des ordres nouveauxPour partir dès demain faire armer mes vaisseaux. SCÈNE V. Antonin, Albin. ANTONIN. Tu l'aimes donc perfide, et t'en vantes toi-même ;Pour te la faire aimer c'est assez que je l'aime ; Je ne vois que trop bien que ton zèle empresséPour me ravir Justine est un piège dressé :M'accusant d'un amour criminel et profaneTon coeur brûle d'un feu que ta bouche condamne ;Tu m'étales en vain et son temple, et sa foi, Tu parles beaucoup moins pour ses Dieux que pour toi.J'ai connu ton faux zèle, et ta fausse prudence,J'ai jusqu'à l'approuver forcé ma complaisance ;J'ai cédé, j'ai fléchi ; mon orgueil s'est dompté,J'accorde ce triomphe encore à ta fierté. Va publier partout ma honte et ta victoire,Va cours retrouver Justine, et lui vanter ta gloire ;Pour voler en Asie assemble tes vaisseaux,Flatté de vains projets va courir sur les eaux ;Fier d'avoir eu sur moi ce dernier avantage, Promets-toi d'avoir Rome encor pour ton partage ;Je te tien, c'est assez ; ce jour doit déciderQui de nous deux enfin doit ici commander :Sacrifions ce frère et perdons ce rebelle,Prêt à porter le coup je tremble, je chancelle : Malgré ma politique et mon inimitiéJe sens encor pour lui quelque ombre de pitié ;Je sens un mouvement qui malgré moi m'arrête,Et le sang me retient quand ma vengeance est prête.Mais pour gagner Justine, et l'Empire Romains Puisqu'il ne faut qu'un cou, je l'attends de ma main. ACTE V SCÈNE I. Geta, Arcas. GETA. C'en est fait, cher Arcas, je tiendrai ma parole,Je dois abandonner demain le Capitole,Ces monuments pompeux, ces cirques ces palais,Je sors de Rome enfin, et j'en sors pour jamais : Justine rentre au temple, ici rien ne m'arrête ;Tout est-il disposé ? Ma flotte est-elle prête ? ARCAS. Oui, Seigneur, tout est prêt : un favorable ventA tourné vos vaisseaux déjà vers l'Orient ;Là pour vous couronner cent lauriers vous attendent, Là pour vous obéir cent peuples vous demandent :Vos soldats empressés, vos chef, vos matelotsImpatients déjà de traverser les flots,Portent avidement sur le langue épandueVers ce nouvel Empire et leur coeur, et leur vue : Qu'il me tarde de voir au lever du soleilDE vos vaisseaux armés le superbe appareil,DE voir toute la mer malgré sa violenceSentie avec respect votre auguste présence,Et qu'à l'aspect enfin d'une si grand Empereur, Un si fier élément apaise sa fureur. GETA. C'est en vain qu'à partir ton coeur me sollicite,Assez pour ce départ mon propre honneur m'excite :Quel triomphe pour moi de voir en cet instantEt le Ciel satisfait, et l'Empire content ? Quel plaisir d'avoir mis cette Princesse augusteÀ couvert des malheurs d'un hymen trop injuste ;Et malgré tout l'amour de mon frère et le mien D'avoir su triompher de mon coeur et du sien ?Rome craignait en nous deux puissants adversaires, Voyait avec frayeur deux rivaux en deux frères ;Tout le monde tenait sur nous les yeux ouverts :Je vais rendre le calme à Rome, à l'Univers.Après ce grand effort, après cette victoire,Il ne faut qu'un moment pour profaner ma gloire ; Fuyons, et pour sortir de ce funeste lieu,Allons dire à Justine un éternel adieu,Allons la voir Arcas... Mais je la vois paraître. SCÈNE II. Justine, Geta, Pauline. JUSTINE. Pour mon libérateur je viens vous reconnaître ;J'apprends de toutes parts vos bontés et vos soins, Mes yeux en ont été les fidèles témoins :D'un tyrannique hymen par vous seul affranchie.Je vous dois mon repos, et ma gloire, et ma vie ;Mon coeur reconnaissant jusqu'au dernier soupirEn gardera, Seigneur, l'éternel souvenir. GETA. Si je me suis armé contre la violence,Votre coeur m'en doit-il quelque reconnaissance ;Ah ! Si j'ai conservé votre gloire, vos jours,Ma vertu vous devait un si triste secours ;Pour le prix de ces soins que j'ai trop dû vous rendre. Hélas sur votre coeur je n'ai rien à prétendre :Vous pouvez de votre âme à jamais les bannir,Mais d'un illustre effort gardez le souvenir :Pour la dernière fois je vous le dis encore,Je vous aime, et malgré ce feu qui me dévore Je pars demain, Madame, et vais vous délivrerD'un coeur qui près de vous ne sait que soupirer.En quelque endroit du monde où le gloire m'appelle,Je porterai partout une ardeur si fidèle,J'ai fait pour l'étouffer des efforts superflus ; Mais du moins à vos yeux je ne paraîtrai plus.Près de vos Dieux enfin votre âme satisfaiteVa goûter dans son temple une douceur parfaite,Loin de vous pour n'en pas interrompre le cours ;Je vais vaincre ou finir mes déplorables jours. De vos jours innocents j'attendrai la victoire Si je meurs, de vos pleurs honorez ma mémoire,Et ne refusez pas dans mon malheureux fortDes voeux pour ma victoire, ou des pleurs à ma mort. JUSTINE. Après tant de bienfaits dont vous m'avez comblée De leur poids obligeant je me sens accablée ;Je vous dois tout, Seigneur, cependant vous partez.Il est temps de répondre enfin à vos bontés ;Vous courez à la gloire, et je vais dans mon temple :Nous nous prêtons tous deux un mutuel exemple : Mais cependant mes pleurs ne vous font que trop voirLes efforts que je fais pour suivre mon devoir ;Car enfin à mon tour je ne puis le taire,Ce n'est que mes Dieux seuls que mon coeur vous préfèreDe leur garder ce coeur, je me fais une loi, Ce coeur serait à vous s'il pouvait être à moi ;Après cela partez, que rien ne vous retienne,Partez pour votre gloire, ou plutôt pour le mienne,pour ce cruel départ les Dieux m'en sont témoins ;Si je ne vous aimais, je vous presserais moins. GETA. Moi partir, vous quitter ; ah ! Divine PrincesseDans le temps que ce coeur répond à ma tendresse. JUSTINE. Quelle indigne faiblesse osez-vous concevoir ?Fuyez, Prince, fuyez, je ne puis plus vous voir. GETA. Eh ! De grâce, Madame. JUSTINE. Arrêtez téméraire, Je crois dans ce moment parler à votre frère :Pour la dernière fois ôtez-vous de mes yeux. GETA. Adieu donc pour jamais, adieu Madame. JUSTINE. Ah ! Dieux[.] SCÈNE III. Justine Pauline. JUSTINE. Pour me punir, hélas ! D'un aveu trop sincère,Quel plus grand sacrifice aurai-je pu vous faire ? Après ce que mon coeur abandonne pour vous,Ne me ferez-vous point un sort un peu plus doux ?Fille d'un Empereur d'un sang dont je suis néeAux suprêmes grandeurs je semblais destinée ;Aujourd'hui pour me rendre à mon sort glorieux Deux Empereurs sur moi daignent jeter les yeux ;Ils m'offrent à l'envie leur coeur et leur Empire,Moi fidèle à la loi que j'ai su me prescrire,Je ne puis accepter ni leur choix ni leur voeux,Et mon coeur se refuse enfin à tous les deux : Non, que ce triste coeur sans nulle différence,Confonde en ses refus le crime et l'innocence,De l'amour d'Antonin je vois toute l'horreur,Et je vois de Geta la généreuse ardeur ;La vertu pour ce prince a fait naître ma flamme, Et la même vertu l'étouffe dans mon âme,Pour jamais de mes yeux enfin je le bannis,Ciel ! Par là mes malheurs se verront-ils finis ?Son idée en mon coeur rappellera sans cesseSa générosité, ses bienfaits, sa tendresse, Et malgré ma vertu ce cruel souvenirDE son éloignement saura bien me punir.Ah ! Ne devais-je pas... mais que dis-je insensée,Geta, peut-il encore occuper ma pensée :Après ce que j'ai fait, je dois jusqu'à la mort Couronner par l'oubli ce généreux effort.Mais que vois-je ? SCÈNE IV. Antonin, Justine, Pauline. ANTONIN. On vous rend à vos Dieux, à vous-mêmeMadame, dissipez cette frayeur extrême,Je viens malgré l'ardeur dont je brûlais pour vousVous sauver de l'horreur de ma voir votre époux : À vos autels enfin nous allons vous remettre. JUSTINE. De vos bontés, Seigneur, j'ose tout me promettreD'un malheureux amour vous avez triomphé,Comme un feu criminel vous l'avez étoufféVous savez à quels voeux mon âme destinée... ANTONIN. J'ai compris vos raisons contre notre hyménée,Vous avez craint du Ciel le funèbre courroux,Vous avez crû les Dieux de mon bonheur jaloux ;Geta s'est montré même à mes desseins contraire,Geta, vous et les Dieux, il faut vous satisfaire : Sans tarder plus longtemps je prétends dès ce jourVous remener, Madame, en votre heureux séjour,Et je veux que Geta présent avec JulieVous voie en votre temple aujourd'hui rétablie. SCÈNE V. Justine, Pauline. JUSTINE. Dois-je me rassurer sur la loi d'Antonin ? À travers ses discours j'ai connu son chagrin,J'ai vu dans ses regards un air sombre et sévèreIl s'est plaint de ses Dieux, il s'est plaint de son frère,Antonin contre lui n'est que trop irrité,Je crains sa trahison , je crains sa cruauté. Je tremble. PAULINE. Ah ! Rassurez-vous votre coeur trop timide,Madame. JUSTINE. Je crains tout d'un cruel, d'un perfide ;D'un barbare affamé de carnage et de sang,Qui n'épargna jamais âge, sexe, ni rang ;Il fit périr sa femme, il fit périr son père, Et crois-tu qu'il épargne un rival dans son frère ?Je ne puis de mon coeur vaincre le triste effroi,Je ne sais quelle horreur... PAULINE. Et de grâce pourquoi, Lorsqu'Antonin fléchi par les pleurs de JulieS'unit avec son frère et se réconcilie ; Pourquoi par vos soupçons, par vos vaines frayeursDes crimes les plus noirs vous former les horreurs ? JUSTINE. C'est ce prompt changement qui fait toute ma peine,Étouffe-t-on sitôt et l'amour et la haine ?Après tant de forfaits, tant de coup inhumains Antonin dans son coeur cache d'affreux desseins ;C'est feinte douceur redouble mes alarme,Tout m'est suspect enfin. Mais Émilie en larmes. SCÈNE VI. Justine, Pauline, Émilie. JUSTINE. Que deviens-je Émilie ? Et que m'annonces-tu ? ÉMILIE. De tristesse et d'horreur mon esprit abattu N'ose se retracer une action si noire. JUSTINE. Qu'est-il arrivé ? Parle... ÉMILIE. Eh ! Pourrez-vous le croire ?Dans les bras de sa mère, ou plutôt de son seinAntonin de Geta vient d'être l'assassin. JUSTINE. L'assassin de son frère ? Ô meurtre épouvantable ! ÉMILIE. Le malheureux Geta, ce prince déplorableEntretenait Julie en son appartement,Le cruel Antonin entre inopinément,Il approche son frère, il le joint, il l'embrasse,Et sans faire éclater ni courroux ni menace Il le frappe, et soudain après l'avoir blessé,Fuit, et laisse en son sein le poignard enfoncé ;Geta presque aussitôt d'un courage intrépideS'arme du même fer pour punir le perfide,Il fait de vains efforts et presque à chaque pas... Mais le voici qui vient. JUSTINE. Malheureux Prince, hélas ! SCÈNE VII. Geta mourant, Justine, Paline, Arcas, suite. ARCAS. Et de grâce, Seigneur, permettez. GETA. Qu'on me laisse,Cherchons cet inhumain, et sauvons ma Princesse. JUSTINE. Ah ! Seigneur. GETA. C'est est fait, et vous voyez enfinCe que me réservait le perfide Antonin, Jugez par là du sort que sa main vous prépare :Je viens vous garantir des fureur d'un barbare,Sans doute ce cruel qui m'a percé le flanc,Viendra vous demander pour le prix de mon sang.Pour lui percer le coeur je veux ici l'attendre, Et je vivrai peut être assez pour vous défendre ;Trop content de mourir, si je puis par sa mort,Contre sa tyrannie assurer votre fort ;Mais je meurs, et je perds l'espoir de ma vengeance. Il laisse tomber la poignard sur une chaise qui lui sert d'appui. SCÈNE VIII. JUSTINE. Geta meurt, et je vis : qui sera ma défense ? PAULINE. Sans doute de nos Dieux le pouvoir infiniVous fera bientôt voir ce grand crime puni. JUSTINE. Quand on voit sous le fer expirer l'innocence,À quoi vous sert du Ciel l'inutile vengeance ?Grand Dieux ! Qui prévoyez les forfaits des humains, Que ne retenez-vous leurs criminelles mains ?Vous devriez plutôt par des soins légitimesVeiller à détourner, qu'à venger les grands crimes,Quand pour nous affliger vous les avez permis,Après qu'ils sont vengés en sont-ils moins commis ? Ciel ! Je vais d'Antonin devenir la victime,Ce superbe tyran vient achever son crime ;Dieux cruels ! Pour le prix de ma fidélitéM'auriez-vous réservé cette indignité ?Je frémis d'y penser, et mon âme tremblante... Mais quel est le bonheur que le sort me présente. En voyant le poignard que Geta a laisse tomber, et dont elle se saisit.Je reconnais ce fer... Voilà le seul secoursQui peut sauver ma gloire en terminant mes jours. Elle se frappe.Le tyran vient... mourons... mon sort n'est plus à plaindre,Il m'est permis enfin de la voir sans le craindre. En le voyant rentrer. SCÈNE IX. Antonin, Justine mourant, Pauline, Albin. JUSTINE. Vient à présent barbare... Ah ! Tu viens à propos. ANTONIN. Que vois-je Albin. JUSTINE. Tu vois l'amante d'un héros,Dont ta main vient de faire un affreux sacrifice,Et son sang et le mien demandent son supplice ;Tu voulais m'outrager, j'ai su te prévenir, Je t'offre ce fer, Tyran, pour te punir,Il a sauvé ma gloire et satisfait ma haine : En lui jetant le poignard.Que n'ai-je le plaisir pour augmenter ta peineD'avoir à ton rival fait connaître aujourd'huiDevant toi tout l'amour dont je brûlais pour lui. Adieu... Je t'abandonne aux remords de ton crime ;Je vais joindre Geta par un noeud légitime,Si ta brutale ardeur prétend m'en empêcher,Suis-moi jusqu'aux Enfers, où je vais le chercher. SCÈNE DERNIÈRE. Antonin, Albin. ANTONIN. Qu'entends-je ? Quelle horreur : L'amour et la nature Excitent dans mon coeur un funeste murmure,Et Justine et Geta du fond de leur tombeau,M'excitent tous les deux, me nomment leur bourreau,Frère, femme, maîtresse, amis, mon propre pèreJ'ai pu massacrer, il me reste une mère Pour lui donner la mort, Dieux m'osez vous sauver,Et pour ce crime encor m'osez vous réserver ?Et bien donc je vivrai, mais pour de nouveau crimes,Pour remplir l'Univers d'innocentes victimes,Peut-être qu'à la fin je saurai vous forcer, À vous ravir le jour que vous m'osez laisser. ==================================================